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in 2011 with funding from
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MICHEL
DE
CERVANTES
Paris. Impriinorie de P. -A. ROliRDIER ctC.n^f.. nie des Poitevins , f).
JUS
Vek
MICHEL
DE
CERVANTES
SA VIE, SON TEMPS
SON ŒUVRE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE
PAR
EMILE CHASLES
PROFESSELR DE LITTÉRATURE ÉTMANGÈHK A LA FACrLIK
rE'5 LETTRES DE NANCY
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIKR ET C'\ LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
i806
Tous droits réservés.
A M. MIGUEL GH ASLES
MEMBRE DE l'iNSTITUT, PROFESSEUR A LÀ FACULTÉ
DES SCIENCES DE PARIS
Permettez-moi de vous dédier ce livre. Tous les hommes
qui s'intéressent à la vérité aiment Cervantes, qui a com-
battu l'esprit d'illusion dans sa patrie et en lui-même.
Pour raconter son entreprise avec une sincérité digne de
lui, je me suis entouré des témoignages de ses contempo-
rains et j'ai analysé ses œuvres à demi inconnues. Cette
analyse, un cours fait en 1862, à Nancy, dans notre belle
Faculté, deux voyages en Espagne, m'ont permis de mûrir
cette étude. C'est la première fois qu'on donne en France
une biographie complète de Cervantes, et qu'on tente de
classer ses écrits dans leur ordre de génération : à ce titre,
vous excuserez les imperfections de mon travail, avec cette
bonté qui chez vous est la compagne de la science.
CERVANTES
SA VIE, SON TEMPS, SON ŒUVRE POLITIQUE
ET LITTÉRAIRE
CHAPITRE I
L'ŒUVRE ET LA VIE
« Mon œuvre est perdue et ma vie a été une longue
imprudence, écrivait Cervantes, en I6II3, quand il se
sentait mourir et jetait sur sa carrière un regard iro-
nique. — Je vais portant sur mes épaules une pierre
avec une inscription où se lit Tavortement de mes es-
pérances ^))
Il savait bien pourtant que son Don Quichotte était
un ouvrage immortel. Toute TEurope lisait déjà ce li-
vre merveilleux cpii nous fait rire enfants et plus tard
nous fait penser. Personne, il est vrai, ne songeait
à y remarquer, sous Téclat railleur des inventions
joyeuses, la veine secrète d'amertume. On admirait, on
aimait, on se passait de mains en mains l'histoire du
chevalier delà Manche. Les noms de don Quichotte et de
1. Voir le Viagc al Parûdso , VÀdjnnta , et en général les écrils
publiés en IGI5 et ICIG.
1
2 CHAPITHE 1.
Cervantes entraient ensemble et pour jamais dans la posté-
rité. Mais on ne soupçonnait ni Tâgeni la pensée sérieuse
de Cervantes. Il avait près de soixante ans quand il
publia la première partie de Don Quichotte et près de
soixante-dix ans quand parut la seconde. C'est l'œuvre
d'une vieillesse forte et aimable. Or, la vieillesse est un
résultat; nous l'avons faite nous-mêmes; Cervantes se
reprocbail d'avoir laissé venir la sienne sans y prendre
garde et sans accomplir les rêves qu'il avait faits pour
son pays! que de plans d'ouvrages il laissait derrière
lui! que d'écrits de tout genre, les uns entbousiastes ,
les autres moqueurs, selon les temps! Il avait jeté par-
tout ses idées en germe et ses observations prises sur le
vif, écrivant en voyage et sur les routes, composant en
guerre et sous le barnais, tantôt poète, tantôt drama-
turge, aujourd'bui conteur et demain critique, toujours
inspiré par un sentiment profond, une impression vive
ou une conception présente.
Poëte dès l'enfance, étourdi et rêveur, il manqua
toujours de savoir-faire et ne sut tirer parti ni de ses
campagnes, ni de ses cbefs-d'ccuvre. C'était une âme
désintéressée, incapable de se ménager la gloire ou de
calculer le succès; ouverte an spectacle des cboses,
tour à tour éprise ou indignée, elle se laissait trans-
porter à tous ses mouvements avec un irrésistible
abandon. «Le poëte le plus sage, dit-il lui-même*, est
gouverné par des fantaisies imprévues et charmantes ;
il est plein de projets et son ignorance delà vie est éter-
nelle. Absorbé dans ses cbimères, passionné pour ce
qu'il crée lui-même, il oublie d'arriver à la fortune et
aux honneurs. »
1. Viage al Parnaso.
L'OEUVRE ET LA VIE. 3
Cervantes parlait de lui, en ce passage. On l'avait vu
tour à tour, naïvement amoureux de tout ce qui est
beau, généreux et noble, se livrer à des élans roma-
nesques ou à des songes d'amour, se jeter avec fer-
veur sur les champs de bataille d'où il rapporta de
fiers souvenirs, un jour même admonester le roi Phi-
lippe II et lancer à ses pieds une remontrance poli-
tique. L'ingénuité de ses admirations et de ses colères,
ses alternatives de réflexion et de gaieté paraissaient
inexplicables au vulgaire et inexcusables à ses rivaux.
— c( Tu manquas de prudence, » lui dit quelque part le
dieu même de la poésie, Apollon, qui le rencontre
pauvre et humble dans un sentier du Parnasse. —
«C'est la faute d'Apollon, qui verse en nous son es-
prit,» répond Cervantes. En avouant son défaut, il
le garde toujours.
Quand l'âge et l'expérience font de lui un observa-
teur, il reste, dans les portraits qu'il trace, plein
d'imprévu et de fantaisie. Avec la négligence d'un riche
capricieux, il laisse tomber dans des nouvelles ou
des intermèdes mille silhouettes charmantes, créations
improvisées , figures aperçues , caractères ébauchés ,
personnages fugitifs qui traversaient ses livres comme
ils ont traversé sa vie, au hasard.
Il rencontre en voyage ses modèles, il les peint d'une
main légère, puis il entre chez un ami, lui lit ses pages
toutes fraîches et n'y pense plus. Or, cette improvisation,
c'est h Petite Bohémie7îne de Madrid, h créâùon aérienne
qui nous est revenue dans toute sa beauté sous le nom de
la Esméralda ; ou c'est le Jaloux qui depuis a fait le tour
de l'Europe sous la figure de Bartolo, avec \e Barbier de
Séville. En se jouant, il donne des chefs-d'œuvre à la
4 CHAPITRE I.
littérature picaresque et des aïeux à Gil-Blas comme à
Figaro. Le Lutrin de Boileau est dans une page du
poëme critique que Cervantes intitule le Voyage au
Parnasse. Cervantes ne laisse rien passer sans le
crayonner, ni le soldat fanfaron, ni le chanoine bien
nourri, ni le gentilhomme, ni le vilain. Son œuvre
inégale, variée, originale, est un monde. Il a composé
une quarantaine de pièces de théâtre, et fondé, chemin
faisant, la scène espagnole; il a écrit des pastorales, un
roman de chevalerie, des contes d'amour, des apolo-
gues satiriques , des poésies sans nombre et tant d'œu-
vres fugitives, tant de romances qu'il a peine à se les
rappeler.
Yo lie compuesto romances in finit os !
Telle épigramme eut son jour de vogue et courut
l'Espagne, tel sonnet fut redit par tout le monde.
Mais, hélas! Cervanles oublie partout l'œuvre à peine
achevée, par exemple dans l'atelier du peintre Pa-
checo ou bien dans la j^osada de cet aubergiste qui
retrouve au fond d'une malle la nouvelle du Cu-
rieux indiscret^ Quelquefois il condamne lui-même
à l'oubli une étude des plus pittoresques qui , revue et
relue à la distance des années, lui semble trop libre
et souillerait les mains de sa fille. Telle est la Fausse
Tante ^ peinture osée des Mystères de Salamanque, qu'il
rejette en 1612 du recueil de ses ISouvelles. Elle serait
perdue comme tant d'autres ouvrages de Cervantes, si
ses contemporains n'avaient été plus soigneux que lui
de ses écrits. L'archevêque de Séviile, Guevara, grand
amateur de lectures piquantes, fit garder une copie de
1. Bon Quichotte, 1, 280.
L'OEUVRE ET LA VIE. h
la Fausse Tante. Les jésuites du collège de Saint-
Hermenegilde conservèrent ce double. Un diplomate
prussien le déterra dans leur bibliothèque et Ton vit
paraître en Allemagne, sans comprendre pourquoi, la
nouvelle retrouvée. — Yoilà un échantillon de l'his-
toire de ses œuvres.
Peut-être n'eût-il jamais mené à bonne fin un ouvrage
complet. Mais un jour on renferma dans une prison;
cette fois il écrivit un livre entier et ce fut un livre im-
périssable. Encore ne donna-t-il que la première partie
de Don Quichotte; nous n'aurions pas la seconde qui parut
dix ans après, sans l'impertinence d'un faussaire qui es-
saya de composer une suite et qui força notre conteur à
reprendre la plume pour faire un chef-d'œuvre complet.
D'ailleurs, ce grand homme servit pendant cinquante
ans de jouet à la fortune. Tout le monde sait que le
plus illustre des Espagnols en fut le plus misérable.
Pauvre et mutilé, il vit se fermer devant lui toutes les
carrières, et, depuis ses débuts jusqu'à sa mort, il disputa
sa vie et son pain au malheur qui l'accablait.
Voilà pourquoi il laisse échapper, dans les derniers
temps de son voyage, une parole de regret sur l'a^uvre
qui sera oubliée, a Ma pensée, dit-il, a été à demi
étouffée par la misère. Le poète pauvre se voit enlever
par le souci quotidien de sa subsistance la moitié de ses
pensées et de ses divines conceptions... Mon théâtre est
dédaigné après avoir été applaudi ; mes nouvelles cou-
rent le monde égarées de leur route et peut-être sans
le nom de leur auteur ^ ))
1 . En el poeta pobre la mitad de sus divinos paiios y ponsamienlos
se los Uèvan los cuidados de buscar el ordinario sustenlo. [Adjunta.)
Andaban par alii descarriadas y quiza sin el nombre de su dueno-
{Préface des Nouvelles.)
6 CHAPITRE I.
La vie de Cervantes fut un naufrage et son œuvre une
épave.
Ce rare et charmant esprit, qui est de la grande fa-
mille, c'est-à-dire frère de Sbakspeare et ancêtre de
Molière, disparut comme eux sans qu'on s'aperçût de sa
mort. On le laissa mourir en 1616, dans le silence; un
ami , poëte obscur , lui fit une mauvaise épitaphc , et
on l'enterra, sans honneurs, dans un cloître de troisième
ordre. Pendant toute la durée du dix-septième siècle,
personne ne s'occupa ni de son tombeau, qui est ignoré
aujourd'hui , ni de la publication complète de ses ou-
vrages, laquelle n'est pas achevée \ ni enfin de sa bio-
graphie.
Quand les étrangers s'informaient de la vie de Cer-
vantes, on ne savait que leur répondre. On ignorait même
où il était né : à Madrid, disait Lope de Yega; à Tolède,
assurait le comédien Claramonte Corroy. Un autre,
Tamayo de Yargas, proposait Esquivias; Nicolas Antonio
préférait Séville : je ne sais qui hasardait Lucena. Il
fallut qu'on découvrît longtemps après, dans un livre
poudreux et oublié, écrit par le vieux prêtre Hœdo,
une page très-vive sur un gentilhomme nommé Cer-
vantes de Saavedra, lequel avait, par son courage, rem-
pli d'admiration toute la ville d'Alger. Ce gentilhomme,
disait l'auteur, était né à Alcala de Hénarès. Ainsi
apprit-on la première ligne de sa vie.
Cent ans ont passé sur la cendre de Cervantes avant
qu'un Anglais, lord Carteret, voulant faire sa cour à la
reine Caroline, femme de George II, et lui offrir pour
1. L'éditeur Kivadeneyra prépare en ce moment une belle édition en
douze volumes, avec l'aide des savants les plus autorisés de Madrid.
L'OEUVRE ET LA VIE. 7
sa bibliothèque bleue un bel exemplaire de Don Qui-
chotte, s'aperçut que la vie de Fauteur était à écrire. Il
pria l'Espagnol Gregorio Mayans de vouloir bien faire
ce travail. Celui-ci composa un petit ouvrage spirituel-
lement fait, d'un sens littéraire très-fm et d une grande
sincérité, en avouant avec bon goût l'ignorance où l'on
était des circonstances positives de la vie de Cervantes ' .
Depuis cette époque une foule d'écrivains ont tenté
d'écrire cette biographie '^. Le nombre est plus grand
encore de ceux qui se proposèrent le même dessein et
s'en découragèrent. Il semble que le sujet soit déce-
vant autant qu'il est beau. Il fuyait devant ceux qui
voulaient le traiter d'un coup et d'enthousiasme ; il ar-
rêtait à chaque pas ceux qui s'imposaient l'obligation
consciencieuse de vérifier les faits , de recueillir les
œuvres et de les classer par dates.
Les œuvres! où étaient-elles? Une moitié en paraissait
perdue; la meilleure comédie de Cervantes, celle du
moins qui, selon lui, réussit le mieux, la Confusa^ n'a
jamais été retrouvée. Un hasard, je l'ai dit, a sauvé la
Tia fîngida. Aucune des œuvres de Cervantes ne porte
de date certaine. Telle pièce, imprimée en 1615, fut
composée et jouée en 1584. Telle nouvelle publiée en
1612 fut écrite vingt ans auparavant et l'on voit (avec
quelque attention) que Cervantes, en se relisant, a mêlé
au dessein primitif des traits, des accessoires, des hors-
1 . 11 y en a une traduction publiée sous ce titre : la Vie de Michel
Cervantes Saavedra, par don Gregorio Mayans y Siscar, bibliothécaire
-du roi d'Espagne, traduction du sieur D, S. L. Amsterdam, 3740.
2. Mayans, Sarmiento, Iriarte, Montiano, Rios, Pellicer, Navarrele,
Arribau, Arrieta, etc., en Espagne; Florian, du Bournial , Viardot,
en France ; Jarvis, Bowle, en Angleterre; Ideler, en Prusse; Neyer-
Dien, en Hollande; Ticknor, en Amérique, etc.
8 CHAPITRE I.
d'œiivre venus plus tard, comme s'il eût voulu donner
de la tablature aux bibliophiles. Ce libre génie, plus
soucieux de la vérité et de l'étude que de TefTet à pro-
duire, revient à plusieurs reprises au même sujet, met
couleurs sur couleurs pour peindre trois fois la môme
folie humaine et place tour à tour une figure qui Fattire
dans le cadre d'une nouvelle ou d'une comédie; tou-
jours il nous rappelle à son objet plutôt qu'à sa personne
et à sa gloire. Son travail successif, fait en divers temps,
souvent improvisé , inachevé quelquefois , déroute les
historiens méthodiques.
Là même où nous croyons le saisir, la nature de
son esprit nous le dérobe. Non-seulement il ressemble,
par la finesse, à tous les grands moqueurs, comme
Aristophane et Rabelais , chez qui la gaieté étin-
celante adoucit, recouvre et dissimule la réflexion sé-
vère, mais encore il les dépasse tous par la grâce infinie
dont il voile ses conceptions; sa profondeur est plus
mobile, sa complexité est plus aisée, les allusions conti-
nuelles de sa forte pensée sont revêtues d'un style si
clair, si radieux et si jeune, que le franc sourire de sa
raison déconcerte la curiosité de la critique.
C'est pourquoi le Don Quichotte a été vingt fois jugé
de la manière la plus différente. Bouffonnerie pour les
uns, c'est la création d'un joyeux sceptique qui n'a
songé, en écrivant, qu'à son plaisir et au vôtre. Satire
sérieuse aux yeux des autres, c'est la vengeance philoso-
phique d'un observateur qui soulage son âme oppressée
en s'attaquant, sur un ton burlesque, aux iniquités d'ici-
bas. Est-ce une fantaisie pure, est-ce un portrait ? On
a cherché longtemps ; quelques-uns ont voulu ajuster le
masque de Don Quichotte à la figure de Gharles-Quint.
L'OEUVRE ET LA VIE. 9
Hier encore, un Espagnol qui habile Londres, M. Diaz
de Benjumea, envoyait à Madrid V Estafette d'Urgande
la déconnue, brochure paradoxale, défi jeté aux savants,
qui promet des révélations inattendues sur le sens sym-
bolique de Bon Quichotte. M. Benjumea annonce qu'il
va désenchanter le chevalier de la Manche et découvrir
rintention politique de Cervantes.
Lord Byron, au moment où il écrivait son Don Juan^
relut Cervantes. Il fut frappé de Tintention du livre,
dont il ne vit que le côté satirique et, sous l'empire de
cette impression, il jeta dans son poëme quelques stro-
phes amères contre Cervantes qui pour lui fut le con-
tempteur d'une chose noble, de la chevalerie. Il le
dénonce en gentilhomme irrité, comme un génie mal-
faisant qui a révolutionné l'Espagne aristocratique.
Byron a reconnu à merveille, sous la gaieté de l'écrivain
méridional, un jugement décidé et terrible sur toute
une époque. Il a entrevu la portée et la profondeur de
la pensée de Cervantes, mais il ne se doutait pas que
l'auteur espagnol, avant d'être l'adversaire célèbre de la
chevalerie, en avait été le dernier croyant.
Je ne veux point ici passer en revue les biographes
de Cervantes, mais je dois encore dire un mot de ses
traducteurs. Eux aussi, ils ont été livrés à des alterna-
tives singulières en présence de cette œuvre mêlée et
énigmatique, dans laquelle ils reconnaissaient mieux que
personne la variété des tons. La tentation est venue à
plus d'un de rehausser l'intérêt de sa traduction en al-
térant le texte. Florian, doué au suprême degré de
l'esprit littéraire, abrégea Cervantes et l'émonda pour
l'orner. D'autres, au contraire, politiques par instinct,
remarquant dans maint passage l'accent viril d'un réfor-
10 CHAPITRE I.
mateur et fFun juge, étendirent et amplifièrent les traits
qui leur plaisaient. Celui-ci, écrivain du dix-huitième
siècle, s'emparait d'une page contre les grands^ et y
jetait une déclamation entière contre l'ancien régime.
Celui-là, écrivant sous la Restauration et rencontrant
dans Cervantes une ligne sur les bienfaits de l'ordre,
de la morale et de la religion '^, saisissait l'occasion de
placer là une tirade violente contre la Révolution fran-
çaise; c'était M. Du Bournial. Ainsi, l'on fit de Cer-
vantes tour à tour un sans-culotte avant 89 et un congré-
ganiste après. Ces falsifications, ces pages apocryphes,
glissées dans le public , n'ont jamais été dévoilées ni à
Paris où on ne lit plus le texte espagnol, ni à Madrid
où l'on ne connaît pas les traductions françaises. Il a été
facile de prêter à Cervantes des pensées étranges, comme
il était aisé de lui emprunter des créations à demi
perdues.
Hypothèses des biographes, supercheries des traduc-
teurs, hasards de la destinée, était-ce assez pour noyer
l'œuvre et la vie de Cervantes dans une confusion défini-
live ? Non. Il y eut encore les naïvetés honorables de
quelques enthousiastes qui voulurent étudier avec la
dernière précisionles moindres détails àiiDon Quichotte.
Ils prirent au pied de la lettre chaque ligne du roman.
Ils étudièrent les voyages du chevalier de la Manche
comme les décades de Tite-Live ; ils en dressèrent la carte
et en tracèrent l'itinéraire. Un tableau chronologique de
ses exploits fut publié. Cette perfection d'analyse prêta
à rire au public ; les hommes de lettres qui rédigeaient à
1. Voir la Iradiicliori du Licencié Vidriera faite en 177 7.
2. Voir la traduction de Persilés et Sigismondc , par Bouchon du
Bournial.
l'oeuvre et la vie. i\
la suite de Grosley les hcétïeux Mémoires de l'Académie
de Troyes, dénoncèrent à leur façon ce nouveau genre de
critique. Ils proposèrent d'un ton sérieux un prix so-
lennel à qui ferait un voyage d'exploration dans la Manche
et rapporterait de l'Escurial le texte arabe de Gid Haniet-
Ben-Engeli. Ce ne fut pas tout. Groira-t-on que leur
judicieuse plaisanterie ne fut pas entendue dans son vrai
sens et donna lieu à une innocente méprise? Navarrete,
le plus exact et le meilleur des biographes espagnols de
Cervantes, ne saisit pas l'ironie; il signale quelque part
la proposition de nos Champenois dont il admire et dé-
plore la naïveté.
Nous devons, dit-il, une mention honorable à l'Académie
des sciences, inscriptions, littérature et beaux-arts, établie à
Troyes, en Champagne, qui a décidé, au milieu du siècle dernier,
qu'un de ses membres ferait le voyage d'Espagne afin de véri-
fier les circonstances de la mort du berger Chrysostome, le lieu
ou les environs de son tombeau; il devait en même temps re-
cueillir des documents et éclaircissements sur don Quichotte,
tracer son itinéraire et dresser un tableau chronologique des faits
et des aventures de sa vie, pour que l'on fît une traduction plus
exacte et plus fidèle que les traductions connues , avec une édi-
tion supérieure pour la correction et la magnificence à toutes les
précédentes. Autant la pensée et l'entreprise de ces littérateurs
était digne d'éloges, autant il y avait de simplicité et de crédu-
lité à prendre pour réels des personnages qui n'ont jamais existé
que dans la fantaisie féconde de Cervantes
Ne comprenant pas l'idée de Cervantes, et persuadé que
l'original arabe existe dans les manuscrits de l'Escurial, ils pres-
crivent à leur délégué la collation du texte avec la traduction,
et se flattent que ce travail et la publication de l'original appor-
teront à la littérature beaucoup d'utilité et de gloire ^ !
Ne poussons pas plus loin ces détails, ils suffisent
pour expliquer comment Cervantes est encore mal connu
1. Navarrete, Vida de Cervantes , p. 176.
12 CHAPITRE I.
de l'Europe ; mais ils montrent en même temps que
depuis un siècle on a commencé des recherches posi-
tives et tenté ou deviné des jugements sérieux.
Je dois dire quel plan j'ai suivi dans la composition
de cet ouvrage. Il est simple. J'ai entrepris d'éclairer
la vie de Cervantes par ses écrits, et d'expliquer ses
écrits par les circonstances de sa vie. Cette méthode,
longue peut-être, qui exige du temps, des rapproche-
ments minutieux et l'analyse des œuvres inconnues, est
facile pourtant avec Cervantes, qui se trahit partout et
se révèle, car il n'a jamais su jouer un personnage ou
se composer une attitude. On éprouve un charme extrême
à découvrir la suite et la marche de sa pensée à travers
son théâtre, ses nouvelles et ses poésies. Cœur loyal,
grand esprit, caractère naïf, il est d'un commerce tou-
jours nouveau.
Néanmoins, je n'aurais pu suffire à ma tâche sans
l'aide des travaux accomplis depuis cinquante ans par la
critique espagnole. Navarrete a écrit une Vie de Cer-
vantes qui est le fruit de longues recherches et d'un
patriotisme élevé. La méprise que j'ai citée de lui ne
doit pas faire dédaigner cet écrivain de mérite, que sa
gravité même a conduit dans un piège. Il a apporté
dans la recherche des documents, dans l'examen des
faits et dans le contrôle des témoignages un soin d'hon-
nête homme et une sagacité d'érudit. Le premier il a
découvert et réuni les éléments essentiels d'une hiogra-
phie, c'est-à-dire les faits qui en sont la matière, et les
preuves qui sont la condition d'un jugement loyal. Nous
possédons aujourd'hui sur la vie de Cervantes des pièces
authentiques, des actes notariés, des enquêtes qui sont
de véritables mémoires, revêtues de la forme légale et
L'OEUVRE ET LA VIE. 13
inspirées ou dictées par Cervantes lui-même, dans un
temps où il avait à défendre son honneur.
L'impulsion donnée par Navarrete a été continuée
par une pléiade d'écrivains espagnols qui ne cessent pas
de publier leurs découvertes ou leurs jugements *.
Il est possible aujourd'hui et légitime de pénétrer
l'histoire de l'esprit de Cervantes.
C'est là l'étude qui reste à faire, j'avoue que c'est la
plus difficile, mais je crois aussi que c'est la plus im-
portante. La vie véritable des hom.mes de génie est la
vie de leur pensée; quejque curiosité qui s'attache à
leurs aventures, n'oublions pas que le rôle des écrivains
supérieurs parmi les hommes est purement spirituel, le
caractère qui les distingue, leur marque, leur don est
de gouverner le monde idéal. Fils de l'esprit, messagers
de lumière, ils doivent à la flamme qu'ils portent en eux
la puissance invisible qui leur est conférée. Si l'on cherche
dans les faits de leur existence l'explication et l'éclaircis-
sement de leur œuvre, il faut demander à leur œuvre
même le secret de leur prestige. Etudions leurs écrits,
démêlons-y le sens de leurs fictions, le progrès de leurs
idées, les vérités ou les rêves qu'ils y ont répandus et
qui ont exercé sur le monde une action intellectuelle.
Par là ils ont vécu et survécu, par là ils se sont mêlés à
riiistoire des siècles, comme des âmes parlant à des ûmes,
et leur langage a conservé sa fraîcheur en dépit de la
mort. Écoutons-les. Eux-mêmes nous diront le mot de
leur pensée, le but de leur travail, quelle influence ils
ont prétendue, et quels enseignements sérieux ils vou-
lurent cacher sous une forme légère ou bouffonne.
1. Voir les N'oies à la fin de cet ouvraîïe.
U OHAPlTHt; I.
« Failli ouvrir le livre, dit Rabelais en parlant du
sien, et soigneusement peser ce qui y est déduit, lors
cognoistrez que la drogue dedans contenue est bien
d'autre valeur que ne promettoit la boîte. C'est-à-dire
que les matières icy traitées ne sont tant folastres comme
le titre au-dessus prétendoit. »
Don Quichotte contient ce dont parle Rabelais, la
drogue inappréciable qui devrait nous guérir, si quel-
que chose nous guérissait. Il y a au dedans et au fond
une triple dose d'ellébore. C'est la peinture d'une triple
l'olie : celle de l'Espagne aventureuse et superbe, celle
de Cervantes, le rêveur, l'incorrigible, et celle enfin de
l'humanité qui, tour à tour positive comme Sancho et
chevaleresque comme don Quichotte, s'élève et s'abaisse,
s'exalte ou se calomnie, et flotte comme une insensée de
la terre au ciel.
Doutera-t-on de l'intention de Cervantes? Elle est
marquée nettement et justifiée par le reste de son œuvre
dont la suite explique la progression , dont les varia-
tions apparentes sont, comme celles de Pascal, instruc-
tives, sincères et profondes. On y voit Cervantes ar-
river de proche en proche à la raillerie finale de Don
Quichotte.
Pour le comprendre tout à fait et en jouir, faites
encore un pas. Replacez la vie et l'œuvre de Cervantes
dans leur temps et dans leur milieu, vous serez surpris
de voir qu'elles sont liées intimement à l'histoire. La
date du Don Quichotte (1605-1615) nous trompe en
nous portant à classer Cervantes dans le dix-septième
siècle, non loin de Corneille, près de Lope de Yega, à
la veille de Calderon.
Il est d'un âge antérieur; il est le contemporain des
L'OEUVRE ET LA VIE. 15
héros mêmes de Calderon. Il a vécu en Afrique au temps
où vint y mourir le roi Sébastien de Portugal, célébré
dans le Prince Constant. Il combattit à Lépante sous
les ordres de Lope de Figueroa, figure militaire pitto-
resque et mâle, mise en scène plus tard dans V Alcade
de Zalamea. Frère d'armes de pareils hommes, témoin
oculaire de leurs exploits, acteur obscur dans leurs
combats illustres, il fut d'abord soldat et ne songea qu'à
la fin de sa vie à écrire Don Quichotte.
Ce livre, je Tai dit, est Fœuvre de sa vieillesse. En
deçà, toute sa vie s'est déroulée, et tout le seizième
siècle espagnol dont Cervantes est Tenfant, la victime et
le juge.
Le seizième siècle est le c( siècle d'or » de l'Espagne,
dit-on ; ajoutez : et son siècle d'argile ! Jamais la gloire
de la Gastille et l'audace de ses vues ne furent portées
plus haut qu'à cette époque; jamais sa littérature ne fut
plus opulente et plus féconde ; jamais l'art n'y déploya
ses richesses avec autant de liberté et d'inspiration. Et
c'est l'heure même de la décadence, le moment où une
nation sublime tombe tout à coup du haut de sa puis-
sance colossale et s'évanouit dans sa splendeur.
Cervantes, qui se trouve placé en face de ce double
spectacle, qui assiste à une crise des destinées de son
pays, qui ressent avec une vivacité extrême tous les évé-
nements nationaux, est donc le spectateur ému de l'a-
pogée et du déclin de l'Espagne. Entre sa naissance et
sa mort une évolution fatale s'est accomplie.
En 1547, au moment où naît Cervantes, aucun peuple
n'est plus grand que le peuple espagnol. Aguerri par sept
cents ans de combats, il est sorti victorieux de la guerre
sainte et s'est retourné vers l'Europe qu'il défie. Depuis
16 CHAl'lTHt; I,
un demi-siècle, quels accroissements a reçus le pa}s!
Isabelle lui adonné l'unité, Christophe Colomb un monde
nouveau, Charles-Quint le manteau impérial. Désormais
rien n'est impossible aux Castillans. Philippe II, fixant
au cœur même de la Péninsule le siège de cette gran-
deur, se charge d'assurer à l'Espagne catholique la pré-
pondérance définitive sur le continent et à lui-môme la
monarchie universelle.
La patrie de Cervantes, Alcala de Hénarès, est alors
une ville d'élite, un centre d'études, un foyer de lu-
mière, le séjour d'une brillante université, l'Athènes de
l'Espagne.
En 1616, quand meurt le grand écrivain, Philippe II
a disparu, emportant avec lui ses ambitions stériles et
ses plans avortés. La dynastie énervée conduit elle-
même le deuil de la monarchie espagnole. Les débris de
la grandeur nationale écroulée en 1598, à la paix de
Yervins, jonchent les abords du dix-septième siècle. La
noblesse castillane cherche en vain dans les plaisirs une
diversion à sa tristesse. L'étiquette de cour survit seule
à la puissance de la royauté. L'ardeur d'étude n'anime
plus cette ville d'Alcala, autrefois brillante, maintenant
oubliée et déserte; elle s'endort dans le silence jusqu'au
jour où ses vieux palais serviront de casernes à la cava-
lerie ou de pierre à bâtir aux entrepreneurs.
Cervantes, né dans un temps qui promet tout à sa
jeunesse aventureuse, entre dans la vie plein d'espérance
et de gaieté. Fier de son partage ici-bas, il ne voit rien
au-dessus de la nation, qu'il sert avec amour pendant
vingt ans. Peu à peu l'horizon s'assombrit, ses illusions
se dissipent; les services du soldat sont oubliés. Il croit
deviner que l'Espagne se trompe, et il le dit; sa voix est
l'oeuvre et la vie. 17
méconnue. Le cœur du joyeux (Servantes se trouble; il
hésite, il doute, il veut s'exiler à jamais en Amérique.
Les circonstances le retiennent lié au sol natal; la vieil-
lesse arrive lui apportant un surcroit d'expérience et un
redoublement de foi religieuse. Il s'enferme alors dans
un sentiment supérieur, à la fois ironique et grave, de
la destinée humaine. La connaissance des hommes, cor-
rigée par la confiance en Dieu, lui donne l'indéfinissable
sourire que nous lui connaissons. Avec une sérénité
moqueuse, il ose se faire juge d£s événements dont la
vie l'a fait témoin. Il écrit le Don Quichotte^ parodie
magnifique, testament léger d'un grand esprit, adjura-
tion aimable adressée à l'Espagne par un gentilhomme
espagnol.
Que son œuvre, liée à l'histoire, présente une diver-
sité profonde, on ne peut s'en étonner. Il y a deux
hommes en lui , un chevalier castillan et un politique
sérieux, un soldat et un écrivain, le jeune Saavedra, qui
est enthousiaste, et le vieux Cervantes qui raille ce qu'il
a aimé. Tour à tour il a adoré et bafoué cet esprit
d'aventure , d'ambition et de gloire qui fit au moyen
âge la grandeur des Castillans et cjui les perdit dans
les temps modernes. Des deux manières il a aimé son
pays; c'est lorsque son épée se brisa dans sa main qu'il
a pris la plume comme l'arme de vérité. Sous ses yeux
l'Espagne décline et lui seul a le courage et le génie de
le dire.
Nous allons le voir, placé à la fin du moyen âge et au
commencement des temps modernes, combattre et écrire
pour la même cause pendant toute sa vie. J'entrerai
dans le détail de ses actes et de ses ouvrages avec quel-
que longueur; cette analyse continue, qui serait redou-
2
18 C.HAPITKE I.
tal)le ponr un (''crivain de second ordre, esl à Thonnenr
de Cervantes. Il en sort plus grand, ou du moins tel
qu'il fut, plein d'une activité généreuse et spirituelle,
prophète admirable et ingénu, héroïque dans sa misère
et bon dans son génie.
CHAPITRE II
L'ADOLESCENCE
Michel de Cervantes y Saavedra naquit en 1547 à
Alcala de Hénarès. Son père s'appelait Rodrigo de
Cervantes, et sa mère Leonor de Cortinas. Ils avaient
déjà deux filles, Andréa et Luisa, et un fils, Rodrigo,
lorsque Michel vint au monde. On le baptisa le 9 oc-
tobre, dans l'église de Sainte-Marie-Majeure.
Tout d'abord l'enfant respira l'atmosphère de no-
blesse et de pauvreté qui était celle des vieilles de-
meures d'hidalgos.
C'est le trait premier et caractéristique de son en-
fance. Nous ne savons presque rien de ses vingt pre-
mières années, mais ce que Ton peut en ressaisir, ce
qui révèle sa jeunesse, c'est l'orgueil passionné dont il
se pénètre au sein même de sa famille. Il en gardera
pendant toute sa vie l'empreinte ineffaçable.
Il s'appelait Saavedra et ne pouvait l'oublier. Ce nom
lui faisait battre le cœur. Les Saavedra étaient des
montagnards du Nord qui avaient pris les armes cinq
cents ans auparavant pour défendre la terre chrétienne
W CHAPITRl- II.
contre les Maures; ils étaient venus de Galice en Cas-
tille et de Gastille en Andalousie, suivant les rois,
gagnant leur blason et descendant avec la victoire jus-
qu'au bout de FEspagne. Quand ils furent là, les uns
partirent pour le Nouveau-Monde , où ils guerroyèrent,
les autres végétèrent sur le sol de la Péninsule, immo-
biles dans leur orgueil d'hidalgos et s'appauvrissant
d'heure en heure.
« Cette famille, dit le marquis de Mondejar, marqua
dans les annales espagnoles pendant plus de cinq siècles
avec tant d'honneur et d'éclat qu'elle n'a rien à envier
pour l'origine à aucune des plus illustres de l'Europe. »
Si le langage d'un historien est aussi flatteur, que ne
disaient pas Jean de Cervantes, corrégidor d'Ossuna, et
son fils Rodrigo qui fut le père de notre écrivain! Au-
tour du foyer, ils racontaient avec ferveur leurs annales
chevaleresques , et tandis que la famille s'affaiblissait
graduellement, ils remontaient dans le passé pour ou-
blier la pauvreté présente.
Les hommes impressionnables, et par conséquent les
vrais écrivains, gardent toujours une vive trace des
exemples dont leur enfance a été imprégnée. Actes ou
paroles, joies ou blessures, tout leur reste du premier
âge, et ces souvenirs domestiques, entrés dans la sub-
stance de leur esprit, se trahissent quelque jour dans
un livre, un chant ou une page. Qu'ils soient nés sous
un ciel brumeux ou en pleine lumière, dans une de-
meure pauvre, comme Goldsmith, ou dans une maison
noble, comme Dante, ils conservent du berceau à la
tombe les influences maternelles.
Lisez le Vicaire de Wakefield, œuvre naïve, impro-
visation rapide, écrite un jour de détresse et pour vivre^
l'adolescence. 21
vous apercevrez dans ces mémoires involontaires la mai-
son natale de Goldsmith, son père, tous les siens; on
devine une évocation attendrie des souvenirs enfantins
que l'âge mûr aime et caresse et dont le retour nous
rajeunit.
Ouvrez la Divine Comédie. Dans le quinzième chant
du Paradis, vous surprendrez les pensées les plus se-
crètes de Dante; il appelle à lui toutes les images
qui voltigeaient autrefois autour de sa couche, Técho
des paroles et des noms, jusqu'aux figures inconnues des
aïeux qu'il a seulement entendu nommer. L'un d'eux,
Cacciaguida, était allé mourir à la croisade, en Asie
Mineure. Parti avec l'empereur Conrad III et surpris
par les Turcs dans les défilés du Taurus, il avait suc-
combé là, sans que personne cherchât son cadavre ou-
blié. Pour Dante, c'est un martyr que son imagination
va retrouver. Il le revoit dans Florence, il le ressuscite,
il l'entoure d'un monde et d'une tradition ; il aperçoit
en rêve la vieille cité toscane, pauvre alors et héroïque,
chaste et en paix :
Si stava in pace sobria e pudica!
Et comme Dante, au nom des ancêtres, flagelle la
Florence de son temps, dégénérée ; comme il raille, dans
cette vision, les femmes emportées par le luxe et les
Italiens désunis !
Cervantes fut pauvre comme Goldsmith et fier de son
lignage comme Dante. Mille passages de ses écrits le
révèlent et, si la première page de Don Quichotte ne
me trompe pas, j'y trouve un reflet de son enfance.
Yoici la maison de l'hidalgo espagnol , entourée de
quelques pièces de terre. On y vit misérablemenl, mais
22 CHAPITRE 11.
on vil libre de tout travail. On est vêtu de serge, mais
on a un lévrier de chasse, un bidet maigre, lance au
râtelier et bouclier antique [adarga antujuo). Fidèle
aux vieux usages, on règle son existence sur l'histoire et
la tradition. Le samedi, par exemple, on accomplit le
vœu fait par les gentilshommes castillans à la bataille de
Las Navas de Tolosa^ on jeûne, ou bien on mange, avec
dispense du pape, des abatis, ce qui revient à peu près
au même. J'imagine qu'on vivait ainsi dans la maison de
Cervantes et que le plat symbolique avait sa place à la
table de son père autant qu'à la table de Don Quichotte.
Dans une telle demeure, l'éducation d'un enfant con-
sistait à le faire gentilhomme. On songeait beaucoup
moins à son instruction. Chose étrange! Cervantes na-
quit à l'ombre de l'Université d'Alcala et n'en prolita
pas. Ses parents étaient trop pauvres pour lui faire
parcourir tous les degrés de ces hautes études. «Les
lils des marchands enrichis, dit l'auteur lui-même,
envoyaient leurs enfants aux écoles '. « Mais le tils des
Saavedra ne pouvait les suivre dans cette route qui était
celle des honneurs.
Néanmoins l'exemple et l'effet du grand mouvement
qui l'entourait dut agir sur l'intelligence de Cervantes.
La ville respirait le goût des nobles travaux. Alcala de
Hénarès, arabe par le nom et l'origine, avait reçu de
toutes partS; les influences qui font les grands foyers
d'étude. Un Français, l'archevêque Bernard, avait trans-
formé en cité le château de la Rivière (Al-Cala-d'el-
Nahr). Les archevêques de Tolède, c|ui y possédaient
un palais, s'étaient transmis le soin d'embellir la ville.
1. Voir Dialogue des chiens.
L'ADOLESCENCE. 23
Le Richelieu espagnol, Ximenès de Gisneros, autrefois
élevé à Alcala, y était revenu, en un jour de dis-
grâce, et depuis ce moment l'Université florissante, les
dix-neuf collèges, les trente-huit églises, les œuvres
d'art qui se multipliaient dans ce lieu choisi entre tous,
élevaient au rang de métropole intellectuelle la patrie
future de Cervantes. Le cardinal y préparait la célèbre
Bible polyglotte dont s'inquiéta Léon X, œuvre célèbre
qui révèle, du milieu de l'Espagne d'alors, un mou-
vement de libre pensée. La ville qui imprimait en
latin, en grec, en hébreu, en chaldaïque, qui donnait
asile à l'antiquité païenne et à l'antiquité chrétienne , se
regardait comme une académie, aussi se donna-t-elle
le nom archéologique de Complutum. Érasme l'admi-
rait comme une rivale de Bâle et jouait sur ce mot de
Complutum qu'il traduisait par naviïXouTov : le trésor
universel, Le cardinal Wolsey, imitateur jaloux de Xi-
menès, fondait Ipswich sur le modèle de l'université es-
pagnole, et l'un de nos rois, le fondateur môme du
Collège de France, allait rendre visite aux onze mille
écoliers d' Alcala. Admirablement située , à six lieues de
Madrid , dans une plaine paisible , la ville semblait ap-
peler dans son sein la jeunesse de Catalogne, d'Anda-
lousie et de Gastille. Elle était ouverte aux arts italiens,
aux traditions sévères de l'Espagne du Nord et aux
sciences exactes apportées du sud par les Arabes. Au-
jourd'hui encore, malgré son délabrement intérieur,
quand on la regarde du dehors et qu'on aperçoit ses
coupoles nombreuses qui lui donnent un air oriental ,
elle semble garder la physionomie particulière aux
villes cosmopolites.
Dans ce milieu, (]er\anles élail comnic pri'paré aux
24 CHAPITRE II.
lectures et aux travaux qu'il aima toujours et qu'il con-
tinua jusque dans les camps. Mais il n'entra jamais
dans le sanctuaire où se conféraient les grades; il ne
vint pas disputer dans le paranymphe.
Je contredis ici l'opinion de quelques écrivains qui
ont essayé de régulariser l'adolescence de Cervantes *.
Ils veulent qu'il ait été étudiant et qu'il ait suivi les
cours d'Alcala. Si on ne peut établir ce fait, on sup-
pose du moins qu'il fut compté parmi les élèves de l'u-
niversité de Salamanque « puisqu'il a laissé une descrip-
tion de cette dernière ville. )) Raisonnement singulier!
Les preuves manquent à cette hypothèse, et il est sur-
prenant qu'on les cherche. En effet, on oublie que l'in-
jure adressée à Cervantes, durant toute sa vie, fut préci-
sément le reproche de n'avoir pas reçu les sacrements
scolastiques. Il n'était pas clerc. C'est un « esprit laïque,»
disaient autour de lui ses concurrents ou ses envieux ,
qui trouvèrent moyen d'entra\er ainsi et d'enrayer sa
carrière. Non, Cervantes ne prit jamais ses grades. Il fut
privé du bienfait des hautes études, et cela seul expli-
que les malheurs de sa vie ainsi que l'indépendance de
son esprit. Que serait-il devenu, s'il avait conquis les
parchemins qui étaient la condition de tout avance-
ment? Personne ne peut le dire. Mais il n'y avait alors
de carrière honorable que les armes ou l'Eglise, — ou
même l'Église seule, qui conduisait également aux
grandeurs civiles et militaires. Si quelqu'un le savait,
c'était le jeune et pauvre gentilhomme d'Alcala. On
voyait alors, on voit encore aujourd'hui au milieu de
l'église principale d'Alcala un emblème parlant de cette
1. Voir Navarre le , iij.
L'ADOLESCENCE. 25
vérité, la statue magnifique de Ximenès, portant la
croix d'une main, Tépée de l'autre, et disant dans son
épitaphe latine :
«J'eus le chapeau et le casque; je fus cardinal et
général , frère et ministre ; mon mérite réunit le dia-
dème et le capuchon, et je régnai sur l'Espagne ^))
Un tel exemple était un conseil muet pour les Saave-
dra. Leur fils pourtant n'obéit pas à l'appel. Soit pau-
vreté, soit penchant naturel, il resta en dehors de l'U-
niversité ou du moins il n'atteignit pas la sphère des
études supérieures. L'en plaindre ou l'en glorifier se-
rait également puéril. Un esprit supérieur comme celui
de Cervantes devinait très-bien quelle puissance donne
aux facultés humaines la haute discipline de l'intelli-
gence et l'étude spéculative de la vérité. Il ne railla
jamais les universités, mais il railla les pédants, surtout
quand ils l'attaquèrent. Le pédantisme est le péché des
écoles du seizième siècle, si ardentes d'ailleurs et si fé-
condes. Témoin les pseudonymes des savants et les
noms latins des villes d'université. Les hommes et les
cités subissaient l'épreuve d'un baptême païen. L'a-
pôtre d'une réforme chrétienne, le doux Mélanchthon,
portait naïvement un nom grec ; du mot Schwartzerde
(Noire-ïerre), on avait fait Mélanchthon. Le spirituel
Erasme était originairement appelé Gérard. De même
en Espagne, l'humaniste Nunez de Guzman, qui publia
un recueil de proverbes et un code littéraire , accep-
1. Condideram Musis Franciscus grande lycdeum,
Condor in exiguo nunc ego sarcophago.
Praetextam junxi sacco galeamque galero,
Frater, dux , praesul , cardineusque pater.
Quin virtute mea juncluni est diadema cuciiUo
Dum mihi regnanli patuit Hesperia.
20 CHAPITRE II.
(ail le surnom de Commentateur grec ou le nom de
Pinciano parce qu'il habitait Yalladolid et que. dans la
langue savante, Yalladolid devenait Plncia. Sancho
quelque part cite tout de travers un proverbe du « com-
mandeur grec, » comme il dit, et Cervantes, qui four-
mille de ces allusions, se moque autant d'Alcala-
Gomplutum que de Yalladolid-Pincia. En voyant sa
ville natale devenue si romaine, il lui rappelle mali-
cieusement ses origines arabes et demande des nou-
velles du zèbre a sur lequel chevauchait le fameux more
Musaraque qui, maintenant encore, gît enchanté dans
la grande caverne Zuléma , auprès de la grande ville de
Gompluto ^ . »
Cervantes, qui vivait au gré de son humeur, avait
l'esprit libre, l'âme d'un poëte, l'œil d'un peintre, le
sens gaulois de Molière et je ne sais quel dédain pour la
gent rogue, servile et pédante des commenlateurs. Ah!
sans doute il aimait, lui aussi, les lettres humaines,
lui aussi , il interrogeait les livres. Il ne pouvait
s'empêcher de ramasser les débris d'ouvrages, les ma-
nuscrits déchirés ou les pages perdues qu'il rencontrait,
fût-ce par terre et dans la rue, « papeles rotos de las
calles^, » mais il respectait peu l'amalgame d'idées, de
mots et d'affectations qui constitue un faux savant. La
démarche péripatétique des licenciés le faisait sourire.
Ceux-ci le comprirent et s'en vengèrent. Quand Cer-
vantes devint célèbre, ils rappelèrent qu'il n'était pas
gradué. Quand il demanda un emploi, ils lui appli-
quèrent comme un fer rouge l'épithète à.'ingenio lego.
« Il n'est pas des nôtres, disaient-ils, il n'est pas clerc ! »
1. Voir Don Quichotte, 1, V9, cl 11, 33.
;2. Ibid., 1, 9.
L' adolescent:. 27
Le jour où il attira l'attention de l'Europe, leur fureur
fut sans mesure contre l'écrivain qui avait du talent sans
permission et du génie sans diplôme. Cervantes leur ré-
pondit gaiement qu'il admirait leur pédantisme, leurs
livres hérissés de citations, leurs promptuaires, les éloges
qu'ils se décernaient en grec, leur érudition, leurs com-
mentaifes, leurs notes à la marge, leur qualité de doc-
teurs, mais qu'il était naturellement paresseux, qu'il
n'irait pas chercher dans les auteurs ce qu'il pouvait
exprimer sans eux, et qu'enfin, si l'on a quelque sottise
à dire, on peut la dire en espagnol aussi bien qu'en latin.
Molière avait lu ces moqueries lorsqu'il écrivit cette
courte préface des Précieuses ridicules^ qui est l'abrégé
français de la préface de Bon Quichotte. On se souvient
des pages auxquelles je fais allusion. Cervantes vient
d'achever la première partie du Don Quichotte. Il faut
qu'il adresse au lecteur quelques paroles doctes, selon
l'usage : — Hélas! dit-il, la légende de Don Quichotte
est nue comme un jonc, et elle gagnerait beaucoup si
l'auteur pouvait faire comme les autres. Citer en tête
du livre une litanie d'écrivains, d'autorités, dans l'ordre
alphabétique, en commençant par Aristote et en
finissant par Xénophon ou bien par Zoïle et Zeuxis
(quoique le critique jure auprès du peintre), mais le
pauvre Cervantes, esprit laïque, ne trouve rien; il est
là, le papier devant lui, la plume sur l'oreille, le coude
sur la table et la main sur la joue, sans pouvoir décou-
vrir de sentences pertinentes ou de bagatelles ingénieuses
qui conviennent à son sujet. Heureusement qu'un de
ses amis, homme d'intelligence et d'enjouement, vient
d'entrer et lui apporte du secours. « Citez, lui dit-il,
citez toujours, le premier dicton ou distique que vous
28 CHAPITRE 11.
aurez sous la main sera bon. Pallida mors œquo pede...
Horace peut s'ajuster partout, et vous pouvez encore
alléguer la divine Ecriture. Vous parlez de géants, c'est
à merveille : Le géant Golias ou Goliath fut un Phi-
listin que le berger David tua d'un grand coup de
fronde dans la vallée de Térébinthe ^ ainsi quil est
conté dans le livre des Rois, au chapitre où vous en
trouverez r histoire. »
Ainsi raillait le bon Cervantes, lorsqu'on lui repro-
chait d'être un fils indigne de la docte ville d'Alcala. Au
fond, je l'ai dit, il respectait les lettres et il adorait sa
ville natale. Mais, quand il parle de son pays et des rives
du frais :Hénarès [nuestro fresco Henares), on devine
qu'il oubliait souvent les vieux murs de l'école pour
admirer la'' tranquillité de la campagne environnante et
le rideau de collines qui borde la plaine. Les gram-
maires et les guides lui souriaient moins que les grands
écrivains étudiés directement. Des livres, il aimait ce
qui lui "apportait une pensée féconde ou une impression
vivante. Le véritable génie littéraire, il le sentait bien,
est spontané, il jaillit comme la sève au premier jour de
printemps. — Cervantes fut dès l'enfance, et avec pas-
sion, lecteur des poètes et poète lui-même. « Dès mes
(( tendres années , disait-il plus tard ( en s'adressant à
« Apollon, dans son Voyage allégorique au Parnasse) , dès
« mes tendres années, j'aimai l'art si doux de la poésie
« charmante, et toujours par elle j'essayai de te com-
« plaire*. »
1. Desde mis tiernos anos amé el arte
DulCe de la agradable poësia
Y en alla procuré siempre agradarle.
( Viage , chap. iv.)
l'adolescence. 29
Cervantes ne l'ut jamais un poêle supérieur, — il pensait
trop, — mais il garda de ses premiers essais l'aisance
d'allure, la grâce naïve et le coloris vif qui firent un
jour le charme de sa prose.
Ses premiers maîtres furent donc la nature et les
poètes. Pourtant il en eut d'autres, deux surtout, un
vieux prêtre qui habitait Madrid et un acteur populaire
qui parcourait les villes d'Espagne. Le prêtre s'appelait
Juan Lopez de Hoyos ; il cultivait la rhétorique, aimait
les allégories et possédait, à sa manière, le feu sacré.
Sa gloire était de faire éclore les jeunes talents qu'il
exerçait à de petites compositions poétiques et qu'il
encourageait avec amour. Quand mourut la reine Isa-
belle de Valois, il mit au concours l'éloge de la défunte,
et parmi les pièces qu'il publia à ce sujet, en 1S69, il
cita avec complaisance les six variantes composées par
c( son cher et bien-aimé disciple, Michel de Cervantes. »
Il le signalait à l'avenir, il le devinait, comme le profes-
seur de Brienne a deviné Bonaparte enfant. Les vers
sont médiocres, mais il faut oublier la faiblesse de l'é-
lève pour admirer la ferveur du maître, un de ces
hommes modestes et excellents qui accomplissent dans
l'obscurité, avec passion et sans récompense, la tâche
difficile d'élever les esprits. La société les oublie, les
méprise et s'occupe plus volontiers des haras que des
écoles. Ce sont pourtant des bienfaiteurs, et Cervantes,
qui a parlé avec une admiration émue d'une simple
classe de petits enfants qu'il avait un jour visitée \ Cer-
vantes, à coup siir, appréciait le modeste professeur et
dut se souvenir toujours de Hoyos.
1. Voir Coloquio de los Perros,
30 l'IIM'lTP.K il.
L'aulre maître lui un artisan, nn batteur d'or, pos-
sédé du génie comique, et qui un jour s'était échappé
de Séville, portani avec lui un bagage de petites pièces
(ju'il jouait partout, au grand plaisir de la foule. Il s'ap-
pelait Lope de Rueda, nom fameux en Espagne, peu
connu en Europe. On le peindrait d'un mot en disant
que ce fut un Molière ouvrier , jeune et nomade.
Comme Molière mit en scène dans le Médecin malgré
lui un fabliau du moyen âge, ainsi Piueda taillait et
dialoguait les vieux contes satiriques dont il faisait
des saynètes , des pastorales , surtout des farces , ce
qu'il appelait des pasos. L'influence qu'il exerça sur
l'esprit naissant de l'auteur de Don Quichotte fut
si forte et si durable qu'on ne pourrait la compren-
dre sans écouter Rueda lui-même. Il faut le voir à
l'œuvre.
Il arrive un matin sur la place d'Alcala ; Cervantes,
qui ne peut se rassasier de le voir, accourt des pre-
miers et s'assied sur un banc au pied des tréteaux;
car il n'y avait pas de théâtre en l'an 1560, dans la
ville d'Alcala, ni d'ailleurs à Madrid, ni dans toute
l'Espagne. « Point de machines en ce temps-là, dit
Cervantes, point de défis entre Maures et chrétiens,
à pied ou à cheval ; point d'apparition qui sortît ou
parût sortir du centre de la terre, point de trappe à
ce théâtre composé de quatre bancs mis en carré, de
quatre ou six planches posées dessus et d'une scène
élevée à quatre palmes du sol. Point de nuages non
plus, descendant du ciel et apportant des âmes ou des
anges.... Non! la décoration était une vieille couver-
ture tendue sur deux cordes, d'un bouta l'autre; der-
rière ce vestiaire^ comme on l'appelait, se tenaient
L'ADOLESCENCE. 31
les musiciens qui chaulaient sans guitare quelque ro-
mance antique * . »
Autour de cet échafaud déjà la foule se presse. Elle
ne sait pas ce qu'on va lui dire. La troupe est modeste
et se compose de quelques hommes. Pas d'actrices. La
pièce sera quelque gausserie, quelque parodie des
mœurs du temps , l'histoire peut-être de Perrette qui a
cassé son pot au lait. Il n'importe; tout le monde com-
prendra l'apologue et apprendra une bonne vérité.
Rueda lui-même entre en scène, habillé en vieux la-
boureur de Zamora, trempé jusqu'aux os et furieux.
— Grand Dieu! quel temps. Jamais orage pareil ne m'a pour-
suivi du haut en bas de la montagne; j'ai cru que le ciel allait
se détraquer et les nuages rouler jusqu'à terre! Encore, si mon
souper était prêt ; mais la seûora ma femme n'y aura pas même
pensé. Que la male-rage l'étouffé! Holà! Menciguela, ma ûilel...
Bien, tout le monde dort dans Zamora. Aguéda de Toruegano !...
holà! m'entends-tu?
A ce bruit arrive une jeune lille ; c'est un garçon
sans barbe, habillé en femme, qui représente Menci-
guela, fille du laboureur :
— Jésus! mon père, voulez-vous donc briser la porte?
— Bon ! voyez la langue à présent! voyez quel bec ! Et pouvez-
vous me dire où est votre mère, sefiora?
— Elle est chez la voisine, pour l'aider à faire cuire des éclie-
veaux de soie.
— Peste soit des écheveaux de soie , d'elle et de vous ! Allez
l'appeler à l'instant.
Mais la mère se montre ; c'est encore un homme qui
joue le rôle. L'inconvénient n'est pas grave, car madame
Aguéda de Toruegano est une virago qui a la voix forte :
1. ProloKiiP du tlK^filre de Cervanlos.
32 CHÂPITRH 11.
— Allons, allons, monsieur le faiseur d'embarras; vous verrez
que parce qu'il apporte une mauvaise charge de bois, il n'y aura
plus moyen de s'entendre avec lui !
— Ouais ! une mauvaise charge de bois ! cela vous plaît à dire,
senora ; mais je jure, moi , par le ciel de Dieu , que c'est tout au
plus si, avec l'aide de votre filleul, j'ai pu la mettre sur mes
épaules.
Les querelles de ménage vont leur train, au grand
applaudissement des spectateurs, et Rueda prolonge
la gaieté de la foule. Madame Aguéda , qui aime à
causer, a oublié le souper de son mari et ne témoigne
aucune pitié en la voyant couvert d'eau et de boue.
Pourtant une grosse question la préoccupe. Elle a
son rêve de fortune qui repose sur certain champ
d'oliviers dont elle voudrait vendre les olives au marché
le plus cher possible. Mais les oliviers ne sont pas en-
core plantés.
Elle saisit le premier instant où elle est seule avec
Toruvio pour attaquer ce chapitre. Ici commence la
pièce véritable.
— Je gagerais, mon mari, qu'il ne vous est pas encore venu
en tête de travailler à ce plant d'oliviers que je vous avais tant
recommandé?
— Et pourquoi donc serais-je rentré si tard, si ce n'était pour
faire ce que vous m'avez dit?
— A la bonne heure! Et oii avez-vous planté?
— Là-bas , près du figuier où je vous ai embrassée un jour.
Vous en souvenez-vous?
(Menciguéla reparaît.)
— Mon père , quand vous voudrez souper, tout est prêt.
— Vous ne savez pas ce que j'ai pensé , mon mari ? Ce replant
que vous venez de mettre en terre rendra , d'ici à six ou sept
ans, quatre à cinq fanègues d'olives; et en ajoutant un rejeton
par-ci, un autre rejeton par-là, dans vingt-cinq ou trente ans
vous aurez un champ d'oliviers en plein et bon rapport.
L'ADOLESCENCE. 33
— Rien de plus vrai, ma femme; cela ne peut manquer de
faire merveille.
— Savez-vous ce que j'ai pensé, mon mari? Non; eh bien,
écoutez-moi. Je ferai la cueillette des olives , vous les transpor-
terez sur notre petit àne et Menciguela les vendra au marché;
mais souvenez-vous de ce que je vous dis, ma fille, vous ne
devez pas donner le celemin ^ pour moins de deux réaux de Cas-
tille.
— Deux réaux de Castille ! oh! par exemple, ce serait con-
science! Il suffit de les laisser à quatorze ou quinze deniers le
celemin.
— Taisez-vous donc, c'est du plant de la meilleure espèce, du
plant de Cordoue.
— Et quand ce serait du plant de Cordoue , le prix que je
dis est suffisant.
— Taisez-vous, encore une fois, et ne me rompez pas la léle.
Ah çà, ma fille, vous m'avez entendue : deux réaux de Castille,
et rien de moins.
ToRuvio. — Encore! Viens ici , petite fille; combien feras-tu
les olives ?
Menciguela. — Ce qu'il vous plaira, mon père.
ToRuvio. — Quatorze deniers, ou quinze?
Menciguela. — Oui , mon père.
Aguéda. — Gomment, oui, mon père! Viens ici, petite fille;
combien feras- tu les olives?
Menciguela. — Ce que vous voudrez, ma mère.
Aguéda. — Deux réaux de Castille.
ToRuvio. — Miséricorde! deux réaux de Castille! Je vous pro-
mets que, si vous ne faites pas ce que je vous dis, je vous don-
nerai plus de deux cents coups d'étrivières. Voyons, parlez,
combien les ferez-vous?
Menciguela. — Comme vous dites, mon père.
ToRUvio. — Quatorze ou quinze deniers?
Menciguela. — Oui, mon père.
Aguéda. — Qu'est-ce à dire? Oui, mon père! [Elle la bat.
Attrape! attrape! voilà pour t'apprendre à me désobéir.
ToRuvio. — Laissez cette enfant.
1. Douzième de la fanègue, environ un boisseau.
34 CHAPITRE II.
Mengiguéla. —- Ah! ma mère! ah! mon père! ne me tuez
pas !
(Aux cris de l'enfant , un voisin apparaît, qui vient mettre le holà.)
Aloja [entrant). — Qu'est-ce que c'est, voisins? Pourquoi
maltraiter ainsi cette petite?
Aguéda. — Ah! monsieur, c'est ce mauvais garnement qui
prétend donner tout ce que nous avons pour rien; il veut ruiner
la maison. Des olives grosses comme des noix!...
ToRuvio. — Je jure par les os de mon père qu'elles ne sont pas
seulement comme des grains de millet.
Aguéda. — Et moi je dis que si !
ToRuvio. — Et moi je dis que non 1
Aloja. — Allons, voisine, faites-moi le plaisir de rentrer chez
vous; je me charge d'arranger tout cela. [Elle rentre.) Expliquez-
vous maintenant, voisin; de quoi s'agit-il? Voyons vos olives;
y en eût-il vingt fanègues, je les achèterai.
ToRuvio. — Ce n'est pas cela , monsieur, ce n'est pas cela
vraiment; nous n'en sommes pas oii vous croyez. Les olives ne
sont pas dans notre maison; elles ne sont encore que dans notre
fonds.
Aloja. — Alors, transportez-les ici; vous pouvez compter que
je vous les achèterai toutes au plus juste prix.
Mengiguéla. — Ma mère en veut deux réaux le celerain.
Aloja. — C'est bien cher !
ToRUvio. — N'est-il pas vrai, monsieur?
Mengiguéla, — Mon père n'en demande que quinze deniers.
Aloja. — Montrez-m'en un échantillon.
TORUV10. — Mon Dieu, vous ne voulez pas me comprendre,
monsieur! J'ai mis en terre aujourd'hui du replant d'olivier, et
ma femme dit que, dans six ou sept ans, on pourra récolter
quatre ou cinq fanègues d'olives , que ce sera elle qui les cueil-
lera, moi qui les porterai au marché, et notre fille qui les ven-
dra, et qu'elle ne doit pas les laisser à moins de deux réaux;
je soutiens que non, elle soutient que si : voilà toute l'affaire.
Aloja.— Plaisante affaire, ma foi ! vit-on jamais chose pareille?
Les oliviers sont à peine plantés et déjà ils sont cause des pleurs
de votre enfant !
Mengiguéla. — C'est bien vrai! Qu'en dites-vous, monsieur?
ToRuvio. — Ne pleure pas, Menciguéla. Celte petite, mon-
sieur, vaut son pesant d'or. Allons, mon enfant, va mettre la
L'ADOLESCENCE. 35
table; je te promols de t'ocljeter un tablier sur le produit de.'H
premières olives que nous \endrons.
Aloja. — Adieu, voisin; rentrez aussi diez vous, el vivez en
paix avec votre femme.
ToRuvio. — Salut, monsieur.
Aloja [seul]. — Il faut convenir que nous voyons ici-bas des
choses qui passent toute croyance. On se querelle pour les olives,
quand les oliviers n'existent pas encore *.
Tel était le paso joué par Lope de Riieda. Quand on
avait vu les Olives [las Aceitunas), on s'en souve-
nait. Les saynètes de Touvrier excitaient l'enthousiasme
de l'Espagne, en un temps où Ton ne connaissait ni
Lope de Yega, ni Galderon, ni Alarcon , ni ïirso de
Molina. Dans le modeste cadre dont il s'était emparé, il
fit entrer un véritable répertoire de bonnes caricatures
franchement dessinées el de moralités joyeuses qu'adop-
tait aussitôt le bon sens populaire. Quand il mourut, en
1567, on lui fit des funérailles magnifiques et on l'en-
terra solennellement dans la cathédrale de Cordoue,
entre les deux chœurs. Son influence laissa une si vive
trace que le célèbre Antonio Ferez, dont les aventures
politiques occupèrent l'Espagne et la France, oubliai!
ses intrigues , ses belles épîtres et tous les gouverne-
ments du monde quand il parlait de Rueda.
Cervantes garda jusqu'au bout de sa vie l'impression
naïve que lui avait laissée le théâtre du batteur d'or. Un
an avant sa mort, il écrivait léloge de Rueda, en regret-
tant de ne pouvoir transcrire et consigner avec détails
les souvenirs qu'il conservait de lui. Le talent d'obser-
vation, le naturel, le bon sens de Rueda lui paraissaient
des modèles trop abandonnés.
1 . J'ai einpiunlé ici la spirituelle Irailuflion dt^ M. Adolplie de Piii-
busque.
36 CHAPITRE II.
Un soir, dans sa vieillesse, on causait devant lui du
théâtre. La scène espagnole devenait alors une scène de
premier ordre , les comedias famosas étaient dans leur
splendeur, et tout le monde discutait les questions
d'art dramatique les plus raffinées. Cervantes, écoutant
les théories de chacun, songeait tout bas au vieil acteur
qui, sur ses tréteaux, dans un carrefour, leur avait donné
des leçons excellentes et qui était en définitive leur pre-
mier maître. Mais laissons-lui la parole :
Ces jours passés, dit-il, je me trouvai dans une réunion
d'amis, où l'on traita du théâtre et de ce qui s'y rapporte; on y
mit tant de subtilité, tant de critique, que,' selon moi, on en
vint à tracer le modèle de la perfection idéale. On traita aussi
cette question : Quel fut le premier, en Espagne, qui tira la
comédie de ses langes et l'amena sur une scène pompeuse, avec
des vêtements magnifiques? Moi, comme le plus vieux de ceux
qui étaient là, je dis que je me souvenais d'avoir vu jouer le
grand Lope de Rueda, homme extraordinaire et par son jeu et
par son intelligence. H était né àSéville, et de son métier 6a^//ioja,
ce qui veut dire batteur de feuilles d'or. Dans la poésie pastorale ,
il était merveilleux; c'est un genre dans lequel personne, ni au-
paravant ni depuis, ne s'est montré supérieur à lui, et bien que
(étant alors enfant) je n'aie pas pu apprécier avec justesse le mé-
rite de ses vers, cependant, quand je repasse aujourd'hui, dans
l'âge mûr, quelques couplets restés dans ma mémoire, je trouve
que mon impression est exacte ; j'en citerais ici un fragment qui
donnerait crédit à mon opinion, si je ne craignais de sortir de
l'objet même de mon prologue i.
Cervantes a pourtant cédé à la tentation de peindre
la simplicité primitive du théâtre de Rueda.
Dans le temps de ce célèbre acteur espagnol , tout le maté-
riel d'un directeur de spectacle tenait dans un sac, et en voici
l'inventaire : quatre jaquettes de peau blanche , relevées de cuir
doré, quatre barbes et autant de perruques , quatre houlettes ou
1. Prologue du Ihéàlre de Cervank's.
L'ADOLESCENCE. 37
à peu près. Les comédies consistaient en églogues, en colloques,
tenus entre deux ou trois bergers et une bergère. On les égayait
et on les allongeait au moyen de quelques intermèdes, celui de
la négresse ou celui du ruffian, ou celui du niais, ou celui du
Biscayen, quatre personnages que jouait Lope, ainsi que beau-
coup d'autres rôles, tous avec la plus grande perfection et le plus
grand naturel qu'on puisse imaginer. »
La vivacité de ce souvenir, qui revient avec abon-
dance sous la plume de Cervantes, achève de nous mon-
trer quelle fut son éducation première. Quand Lope de
Rueda mourut, en 1567, et reçut des honneurs extraor-
dinaires, Cervantes, son élève inconnu, était un jeune
gentilhomme qui avait plus d'esprit que de science et
plus d'observation que d'études littéraires. Ainsi se for-
mèrent, je crois, la plupart des capitaines du seizième
siècle, lesquels étaient peu clercs.
Au moment où j'essaye de reconstruire en quelque
sorte la jeunesse de Cervantes, où je réunis ces détails
épars, il me semble que Montaigne vient compléter le
chapitre en disant, comme s'il eût été le père de Cer-
vantes : (( Nous cherchons de former, non un grammai -
rien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons-les (les
gradués) abuser de leur loisir : nous avons affaire ail-
leurs. » Et un peu plus loin : « Le parler que j'aime
est un parler simple et naïf... non pédantesque, ni fra-
tesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque '. »
Cervantes avait du « soldatesque ; » son tempéra-
ment, son milieu le portaient à se jeter dans les choses
plutôt que dans les paroles. Sa figure même (s'il faut
en juger par les portraits qui nous sont parvenus'^)
1. Montaigne, 1 , 25.
2. Voir surtout le portrait dessiné par M. Eduardo Cano , et pu-
38 CHAPITRE H.
était celle d'un homme d'action. Beau d'une beauté mâle,
le front haut, le sourcil arqué, les cheveux rejetés en
arrière, le nez aquilin, la bouche nettement dessinée, il
n'a rien d'un rêveur. Ses traits arrêtés ont l'énergie har-
monieuse qui fait les figures de capitaines. Sans doute la
précision même de ces traits qui sont élégants touche à
la finesse ; peut-être devinera-t-on dans ce regard qui
vous interroge, dans l'ardeur de ces yeux noirs et ou-
verts, l'ironie de l'écrivain; les narines se gonflent à
demi et un vague sourire se trahit dans les plis des lè-
vres légèrement relevées ; mais ces finesses natives de la
^ physionomie n'ont rien de commun avec le raffinement
de notre époque. Quoi qu'il en soit, je me figure dans
le jeune Saavedra l'homme du seizième siècle, d'allure
assez rude, capable d'une activité grave et forte, qui
croit en lui-même et en Dieu et qui se bat pour ses
croyances. « Vivent ceux qui, emportés comme sur des
ailes par le désir de bien mériter de leur foi, de leur
nation et de leur roi , s'élancent intrépidement au
milieu de mille morts qui les attendent en face ! Voilà
les choses qu'on entreprend avec honneur, gloire et
profit ! ... »
Ce sont les paroles mêmes de Cervantes, que j'em-
prunte au Curieux indiscret. Dans cette nouvelle ad-
mirable, où le bonheur paisible est montré comme un
piège , Lothaire exalte l'esprit d'entreprise qui lui
paraît légitime, et l'oppose aux tentations morbides
des hommes comme Anselme, qui ont le bonheur mal-
heureux, et, faute de but, se mettent à douter. Agissons,
et défions-nous de l'esprit quand il travaille à vide :
blié à Séville (I8G4), dans ses Nuevos Documentos par D.José
Maria Asensio y Toledo. C'est celui dont je parle ici.
L'ADOLESCENCE. 39
alors il cherche sa perte. Souvenez- vous de l'Arioste et
de son apologue du vase; « c'est un conte, ajoute Cer-
vantes, mais il renferme des secrets moraux dignes d'être
écoutés, compris et imités ^ »
Cervantes écrivit cela plus tard, il le pensa de bonne
heure, et avec embarras, car cette disposition semblait
contradictoire avec ses goûts littéraires. A vingt ans,
quand il voulut choisir une carrière, il se trouva deux
natures et deux vocations. Son génie précoce et l'éléva-
tion de son âme, éprise de poésie, le poussaient vers les
lettres. Son origine et les traditions de sa famille l'en-
traînaient vers les armes. Naître gentilhomme, c'était
naître soldat. Il était donc combattu d'instincts divers.
Un jour, l'alternative qui le tenait en suspens parut ces-
ser. Son frère aîné, Rodrigo, partit pour la campagne
des Flandres. Il semblait dès lors que Michel dût rester
près des siens et chercher sa route dans la vie civile ;
tout au contraire, le jeune homme se sentit plus que ja-
mais attiré par la guerre. Castillan dans l'âme, il disait
que le courage militaire est la vertu qui réunit toutes les
autres, qu'il rend courtois, qu'il développe la libéralité
dans l'homme, et que c'est le propre des âmes généreuses
de vivre au milieu des périls. La valeur môme ne lui
suffisait pas, il voulait qu'on fût téméraire. Car, ce s'il
est plus facile au prodigue quà l'avare d'être libé-
ral, il est plus naturel au téméraire qu'au lâche de tou-
cher le point juste de la vraie bravoure. » Là-dessus, il
ne tarissait pas. Ses ouvrages sont pleins de ces trans-
ports qui agitaient encore sa vieillesse. Ses nouvelles et
1. Don Quicholte , i, 33. » Tiene en si encerrados secretos mo-
rales, (lignos de ser advertidos, yentendidos, y imitados. » — Ariosle,
0. F., chap. LXii*.
40 CHAPITHK II.
ses comédies, sa prose et ses vers, (ont respire Fadora-
tion des armes, qui fut sa passion dominante, son ambi-
tion invincible et, au dire des envieux, son incurable
ridicule. La question des lettres et des armes revient
sous sa plume au détour de tous les chapitres, comme
un débat capital et mal jugé, comme dans Saint-Simon
la question des ducs et pairs. Ce sont des comparaisons
sans fin du métier militaire avec les autres fonctions so-
ciales. Qui l'emporte du soldat, du moine, de l'homme
d'étude ou de l'homme de cour? Il est sublime de servir
Dieu ; l'étudiant qui veille et pense est admirable ; le
service du roi est un noble office... Mais soyez soldat.
Don Quichotte, l'homme bardé de fer, qui porte en
1605 le bouclier de 1250, est absurde comme un reve-
nant ; mais quand il parle des vertus actives, des com-
bats, des entreprises, il est sérieux, il est éloquent, il
vous gagne. La caricature disparaît, le fou redevient
héros ; on sent que l'auteur est caché dans son person-
nage et se trahit. La forfanterie et les rêves de l'hidalgo,
qu'il raille avec une verve éblouissante , il l'admire, il
la salue avec respect dans le soldat captif qui revient au
pays. C'est l'inconséquence naïve et très-aimable de ce
livre si divers, ou plutôt c'est ce qui en fait la vérité.
L'homme se révèle sous le conteur ; il y a même un in-
stant d'oubli où il nomme et laisse entrevoir dans ses
groupes « un certain Saavedra, » un tal Saavedra^
dont l'histoire, dit-il, serait digne d'intérêt.
Il a dessiné souvent, de profil ou de face, comme
silhouette ou comme portrait, le personnage du soldat
gentilhomme. Un Fernando Saavedra joue le premier
rôle dans le drame intitulé : El Galkirdo espahol. C'est
un foudre de guerre, un beau cavalier qui tourne les
L'ADOLESCENCE. 41
têtes quand il ne les abat pas, un capitan sans aucune
modestie. A lui seul il prend un navire turc sur la
côte d'Oran. « Il fond sur Tennemi Tépée à la main. Il
tue et frappe, il court de la poupe à la proue ; l'équi-
page se rend à lui seul ! » Les ennemis mêmes le con-
templent comme un demi-dieu, car « il a tué cent Maures
en bataille, et sept en duel ; il en a envoyé deux cents
sur les galères et cent dans les bagnes * . »
Ces rodomontades font sourire et rappellent les récits
de Brantôme. Voilà bien de Torgueil. Cervantes en con-
vient. « Saavedra est très-modeste avec ses amis, dit-il,
mais devant l'ennemi, il ne connaît pas d'égal, ni Maure,
ni chrétien. » Il faut, pour comprendre les hommes de
ce temps-là, vivre un moment de leurs idées. Au sei-
zième siècle il y avait, en face des clercs, en opposition
avec eux, une jeune noblesse qui haïssait les « suppôts
de Baroco et de Baralipton, » comme dit Montaigne,
qui aimait les exercices du corps, la lutte poudreuse, les
défis magnifiques, les prouesses voyantes, et qui appe-
lait académie l'école d'équitation. Il restait encore des
chevaliers, et l'acception même du mot caballeros mar-
quait que l'esprit chevaleresque s'était vulgarisé en s'éten-
dant. Si l'on veut, en effet, descendre dans la foule,
écouter les détails, on surprendra des sentiments sem-
blables jusqu'au fond des régiments et des bandes mer-
cenaires, jusque dans les bacheliers et les licenciés des
universités.
• La querelle des étudiants (dans Don Quichotte) est
un petit tableau pris sur le fait. Ils sont deux, l'un qui
porte dans un paquet de toile verte quelques bardes et
1. El Gallardo espafiol , ,1' m.
42 CHAPITRE II.
deux paires de bas en bure noire , c'est le bachelier qui
deviendra clerc ; l'autre qui ne porte rien que deux
fleurets neufs avec leurs boutons, c'est un licencié, qui
vient d'être reçu à grand'peine, car il aime mieux l'es-
crime que les livres. Le bachelier l'en plaisante un peu,
car il ose ne pas croire que l'escrime soit une science.
— Si vous ne vous piquiez pas, dit l'autre étudiant, de jouer
mieux encore de ces fleurets que de la langue, vous auriez eu la
tète au concours des licences, au lieu d'avoir la queue.
— Écoutez, bachelier, reprit le licencié, votre opinion sur
l'adresse à manier l'épée est la plus grande erreur du monde, si
vous croyez cette adresse vaine et inutile.
— Pour moi, ce n'est pas une opinion, répondit l'autre, qui
se nommait Corchuelo, c'est une vérité démontrée, et, si vous
voulez que je vous le prouve par l'expérience, l'occasion est
belle; vous avez là des fleurets; j'ai, moi, le poignet vigoureux ,
et, avec l'aide de mon courage, qui n'est pas mince, il vous fera
confesser que je ne me trompe pas. Allons, mettez pied à terre,
et faites usage de vos mouvements de pieds et de mains, de vos
angles, de vos cercles, de toute votre science; j'espère bien vous
faire voir des étoiles en plein midi, avec mon adresse tout in-
culte et naturelle.
On se bat vivement.
Le bachelier attaquait en lion furieux; mais le licencié, d'une
tape qu'il lui envoyait avec le bouton de son fleuret, l'arrêtait
court au milieu de sa furie, et le lui faisait baiser comme si c'eût
été une relique, bien qu'avec moins de dévotion. Finalement, le
licencié lui compta, à coups de pointe, tous les boutons d'une
demi-soutane qu'il perlait et lui en déchira les pans menu
comme des queues de polypes. 11 lui jeta deux fois le chapeau
à terre et le fatigua tellement, que, de dépit et de rage, l'autre
prit son fleuret par la poignée et le lança dans l'air avec tant
de vigueur qu'il l'envoya presque à trois quarts de lieue.
Les préférences de Cervantes se trahissent.
Pendant la route qu'il leur restait à faire, le licencié leur ex-
pliqua les excellences de l'escrime, avec tant de raisons évi-
L'ADOLESCEiNCE. 43
dentés, tant de ligures et de démonstrations mathématiques, que
tout le monde demeura convaincu des avantages de cette science,
et Gorchuelo fut guéri de son entêtement'.
Cervantes ne s'établit pas juge du camp, mais aiiieui's
il donne son avis : préférer la force à Tadresse est une
idée de vilain. Gorchuelo peut penser ainsi et Sancho
a de bonnes raisons pour suivre la même pratique; mais
un gentilbomme doit être adroit et posséder l'érudition
de l'épée.
Tout revenait, on le voit, à la race et au sentiment de
sa condition. Il en découlait une suite d'idées qui était
un système d'éducation. En veut-on un dernier exemple,
des plus curieux? Les Espagnols se jetaient alors sur l'Ita-
lie, et la mode était pour la plupart des jeunes hommes
de passer par là , quand on n'allait pas en Flandre.
Cervantes en donne la raison franchement positive :
on était, dit-il, « alléché par ce qu'on avait ouï dire
aux militaires de l'abondance des auberges de France
et d'Italie, et de la liberté dont jouissent les Espa-
çrnols dans leurs logements. On trouvait fort agréables
à l'oreille ces mots : Li buonl polastri, picioni, pre-
suto e salcicie, et autres de même espèce que les sol-
dats se rappellent quand ils reviennent de ces pays dans
le nôtre, et qu'ils passent par la misère et les incom-
modités des hôtelleries d'Espagne. » Mais il y avait en-
core, ici comme en tout, la raison de casie. On disait
dans les vieilles familles « que ce n'était pas assez d'être
gentilhomme dans sa pairie, et qu'il fallait encore l'être
dans les pays étrangers. »
1. Voy. Don Quichotte, ii, l 9. — .lecite ici la tradiicliondcM. Viardot,
qui est devenue classique eu t'rauce, et je la citerai souvent, afin que
les personnes qui ne lisent pas l'espagnol retrou\ent le Cervanfes
français, auquel ou s'est justement habitué.
if CHAPITRE II.
Je compromels (Servantes en le inontraiil ici lour à
tour ignorant, capitan et infatué de sa noblesse. Mais
ce fut vraiment son adolescence. D'ailleurs, ne blâmons
pas trop vite ses préjugés au nom des nôtres. La no-
blesse castillane se pardonnait tous les orgueils parce
qu'elle acceptait toutes les misères.
Cervantes apprit à être pauvre en apprenant à être
fier. Son courage moral se développa avec son orgueil.
Ainsi se trouva-t-il à vingt ans plein de sentiments bar-
dis, libres et naïfs. Qui l'eût vu à cette époque ne lui eût
pas prédit l'avenir d'un écrivain, mais le grade de ca-
pitaine.
L'événement ne tourna pas ainsi tout d'abord. Un
cardinal italien passant par Madrid proposa d'emmener
le jeune homme comme secrétaire ou comme page, et
Cervantes partit avec lui.
Mais, arrivé à Rome, il se fit soldat.
CHAPITRE III
LES CAMPAGNES
LÉPANTE ET NAVARIN (1571-167 3;.
Cervantes a combatlu à Lépante, à Navarin, à la
Goulette. Sept ou huit ans de ces grandes campagnes
mûrirent rapidement son esprit et son caractère. En
1567, c'était encore un écolier qui ne comprenait guère
sans doute ce qui se passait dans le monde politique. Il
faisait des vers, et les événements les plus tragiques
d'alors lui servaient de matière à amplifications. Quand
mourut la reine Isabelle , quand don Carlos expira dans
les convulsions, Cervantes, sous l'égide de son profes-
seur Juan de Hoyos, rima une demi-douzaine d'épita-
phes en l'honneur de la feue reine. Le maître et l'élève
croyaient naïvement plaire au roi, qui eût préféré le
silence et qui ne permettait même pas à l'envoyé du
pape de lui présenter des lettres de condoléance. Cet
envoyé, le cardinal Acquaviva, s'intéressa précisément
aux vers dont le roi se souciait peu. Il voulut rendre
visite à la littérature espagnole pour se dédommager du
mauvais accueil qui lui était fait par la politique. Il
4G CHAPITRE III.
aimait les leltres, il s"y connaissait, étant né dans celte
famille napolitaine des ducs d'Atri et de Téramo
qui donnait des Mécènes aux poêles italiens. Il distingua
le jeune Cervantes el T emmena à Rome.
Ainsi notre rimeur ful-il tout d'un coup transporté
en Italie. Arrivé là, il sentit la vocation militaire se ré-
veiller en lui. Quand mém.e il aurait eu, ce qui est
douteux , les qualités aimables de ces pages qu'on appe-
lait les domestiques des grands, à une telle époque il
était impossible de ne pas prêter l'oreille au tressaille-
ment des armes qu'on entendait sur toute la Méditerra-
née. Il n'était bruit que des Turcs el de leurs progrès ef-
frayants. Les flottes des sultans régnaient sur la mer, leurs
amiraux semblaient invincibles, leurs corsaires insaisissa-
bles. On voyait établie définitivement en Europe cette
race guerrière qui possédait à la fois l'organisation ac-
tive des peuples conquérants et le prosélytisme militant
des jeunes religions. Solidement campés dans toute la
péninsule grecque, ils pillaient le littoral des deux au-
tres en attendant qu'ils les soumissent au joug. Tran-
quilles d'ailleurs à Constantinople, ils se fiaient à l'a-
venir avec le calme fataliste des Orientaux, et tandis
que l'orgueil espagnol , frémissant de rage , proférait
des menaces terribles, l'orgueil ottoman ne daignait pas
s'émouvoir.
On était néanmoins à la veille d'une grande rencontre.
Le jeune Saavedra traversait la mer qui servait de
champ de bataille à TEurope et à l'Asie, en 1567 ou
1568, dans la période fiévreuse qui sépare le siège de
Malte (1565) de la victoire de Lépante (1571). La Mé-
diterranée fut alors un magnifique théâtre d'activité,
d'héroïsme et d'aventures. Pour un homme de vingt
LES CAMPAGNES. 47
ans, espagnol et poète, le spectacle était beau de ce
combat splendide et sanglant, qui ne finissait pas,
tournoi sérieux, drame réel, dont les personnages mé-
ritaient Tattention. Un simple soldat pouvait toucher du
doigt les personnages qui jouaient les premiers rôles.
C'étaient les généraux turcs, les renégats sortis de Far-
chipel grec, les gentilshommes italiens comme le
brillant Golonna, le plus accompli des chevaliers et le
plus élégant des triomphateurs. C'étaient les capitaines
espagnols, hommes de fer, mûrs à quinze ans comme
Farnèse, et porfant la cuirasse à soixante-dix ans
comme Alvarez de Bassano, marquis de Santa-Cruz,
qui assiège Tunis avec Charles-Quint en 1S35, bat
Strozzi aux Terceires en 1587, et commande encore
V Armada.
Quand ils se rencontraient tous ensemble, sur de
grandes scènes, généraux et corsaires, chrétiens et re-
négats. Européens et Asiatiques, la lutte était grandiose
et le monde attentif. Chacun alors faisait des prodiges
de courage ou de cruauté, donnant la mesure de ce
que peut un homme, dans le bien et dans le mal.
Vainqueur aujourd'hui, on était esclave le lendemain,
au gré des événements. Le célèbre La Valette, com-
mandeur de Malte, rama sur les galères comme tant
d'autres, sous les ordres de Dragut le pirate. Plus tard
Dragut fut mis à la chaîne : La Valette, qui était devenu
libre, rencontra Dragut enchaîné. — nUsa?îza de
guerra! C'est la guerre! dit le chrétien au renégat. —
Mudanza de fortuna! répondit Dragut. C'est la for-
tune!» On éprouvait ainsi tour à tour sa force d'âme.
Ces choses ravissaient les écrivains espagnols, qui ont
toujours eu un penchant secret pour les grandes aven-
48 CHAPITRE III.
tures. Galderon a mis au Ihéâlre, dans Y Alcade de
Zalamca^ le capitaine Lope deFigiieroa, que Cervantes
eut pour chef. Les Figueroa venaient du fond du moyen
âge; leur nom rappelait les plus vieilles guerres contre
les Maures : on racontait qu'un homme de cette famille,
se trouvant un jour sans armes en face des musulmans,
avait saisi une hranche de figuier et (chassé à coups de
bâton les infidèles. Cervantes raillera plus tard ces tra-
ditions du romancero, mais quand il vient en Italie, il
écoute avec admiration tous les récits de guerre. Cette
race asturieime des Figueroa, si antique, cui genus a
proavis ingens, est sacrée à ses yeux . Toute la cheva-
lerie renaît dans le capitaine Lope, homme bronzé,
couvert de blessures, qui a vu Malte et s'y est fait voir,
qui a été esclave à Constantinople, sans fléchir, et qui
figure parmi les premiers lieutenants de don Juan
d'Autriche, le héros par excellence.
Don Juan est l'Achille castillan. Le jour où il vient
prendre le commandement des troupes espagnoles en
Italie, Cervantes n'y tient plus, il se fait soldat. Ainsi
firent beaucoup d'autres, car don Juan, avant d'avoir
gagné la bataille de Lépante, était déjà acclamé par
les Espagnols, appelé par les Vénitiens, élu par le
pape. Le prestige incroyable qu'il exerçait tenait sans
doute à son caractère, mais aussi à d'autres causes,
plus générales et plus profondes. Lorsqu'un homme a
tant d'empire sur les âmes, c'est qu'il résume en lui
les pensées et les désirs des autres hommes.
Don Juan représente alors les sentiments héroïques
de la vieille Espagne en opposition avec le roi qui oublie
la croisade séculaire contre Mahomet. On le compare
tout bas à Philippe II, à qui il est égal par l'origine,
LES CAMPAGNES. 49
supérieur par la beauté, par la jeunesse, par la géné-
rosité du caractère. Le contraste est frappant. Tan-
dis que Philippe fuit le champ de bataille et s'en-
ferme dans son palais, entre une famille déchirée et une
favorite impudente, la princesse d'Eboli, le brave don
Juan se fait aimer des soldats qu'il conduit à la vic-
toire. Tout d'abord il refoule les Morisques. Aussitôt
après il demande impatiemment à marcher contre les
Turcs; n'est-ce pas un acte de foi, une entreprise juste
contre des agresseurs et la suite des traditions mili-
taires de Charles-Quint? On le retient, on l'espionne,
il s'enfuit en I066, et, gagnant le port de Barcelone, il
vole au secours de Malte, où mouraient tant de cheva-
liers. Philippe le fait poursuivre et reprendre.
C'est une lutte engagée entre les deux successeurs de
Charles-Quint, une lutte de tous les jours, qui dure
plusieurs années, qui passionne l'Espagne et qui est
mêlée de scènes étranges.
Un jour, en 1571, on voit entrer à la cour un carme
déchaussé qui, bravant toutes les lois de l'étiquette,
pénètre jusqu'au roi et aux infantes. — « Salut, mon fils !
Salut, mes filles! » dit-il sans façon, puis il va embrasser
don Juan, et, d'un ton prophétique, lui promet que
Dieu lui accordera de vaincre les Turcs , en ajoutant
que l'Espagne entière priera pour lui.
Ce faux moine était une femme, la princesse de Car-
donne, esprit mystique et austère. Après avoir vécu à
la cour, elle avait disparu tout à coup en 1562, l'année
môme où saint Pierre d'Alcantara et sainte Thérèse pro-
testaient contre la piété mondaine et réformaient le ca-
tholicisme espagnol. Elle avait adopté l'habit de bure
des ordres nouveaux, le capuce et la ceinture de cuir.
4
50 CHAPITRE III.
Après neuf ans de la retraite la plus ascétique, elle repa-
raissait pour bénir le futur vainqueur de Tislainisme.
Ainsi Ton ne pouvait vaincre sans Tinfant. La voix
du peuple devenait la voix de Dieu. Philippe s'irritait
sourdement de cet enthousiasme, mais don Juan était
déjà, de fait et par la force des choses, le général unique
entre tous qui devait conduire la chrétienté contre l'is-
lamisme. En vain le roi usa-t-il de lenteur, en vain ré-
sista-t-il, épuisant toutes les fins de non-recevoir. Malgré
sa puissance absolue et la sévérité glaciale de son regard,
Philippe ne pouvait plus amortir ou comprimer la pas-
sion publique qui se déclarait de toutes parts. Le héros
avait pour complices toute l'Espagne, toute l'Italie et le
Souverain-Pontife. Le roi céda à regret. Aussitôt qu'il
eut cédé, la nouvelle en courut sur toute la Méditer-
ranée. « On le sut, dit Cervantes, avec certitude, et mon
courage s'enflamma. » Les soldats arrivèrent de tous
côtés, les étudiants quittèrent leurs livres, les poètes,
comme Gristobal de Yiruès, Geronimo Terres Aguilar
et Gaspar Gorte Real, marchaient dans les compagnies
espagnoles. La joie était universelle, et les vieux politi-
ques secouaient la tète avec dépit, étonnés, comme tou-
jours, que les calculs les plus positifs fussent déjoués
par les sentiments, les croyances, l'esprit de race et
tout ce qui s'agite vaguement au fond des âmes.
Il faut citer les paroles textuelles de Cervantes : a On
parlait, dit-il, d'une ligue formée entre le pape Pie Y,
d'heureuse mémoire, Yenise et l'Espagne, contre l'en-
nemi commun, c'est-à-dire le Turc. La flotte turque
s'était emparée de l'île de Chypre que possédaient les
Yénitiens, perte douloureuse et funeste. On apprit avec
certitude l'arrivée, comme général de cette ligue, du
LES CAMPAGNES. Bl
sérénissime don Juan d'Autriche, frère naturel de notre
bon roi Philippe ; la nouvelle se répandit qu'on faisait
d'immenses préparatifs de guerre... Tout cela m'excita
et me transporta du désir de me voir dans la campagne
projetée*. )>
Ces paroles, bien qu'ellesportentencore l'accent de l'en-
thousiasme, sont refroidies par la distance et les années.
Si l'on veut comprendre ce qui se passait dans l'âme de
Cervantes et des jeunes Espagnols, il faut lire l'ode ad-
mirable d'Herrera. Là se montrent les impressions puis-
santes qui agitaient les cœurs. Herrera met en scène le
sultan qui brave l'Europe, lui rappelle ses défaites et
lui jette un défi solennel :
Il a dit, cet insolent, il a dit avec niépris : Ces contrées ne
connaissent donc pas ma colère, ni les exploits de mes ancêtres?
Quand ils sont venus, à quoi servit la résistance de la Hongrie
effrayée, et celle de la Dalmatie, et celle de Rhodes? Qui donc a
pu sauver leur liberté? Quelles mains ont préservé l'Autriche et
l'Allemagne? Et aujourd'hui, par aventure, leur Dieu pourra-t-il
les garder de mon bras victorieux?
Leur Rome, craintive, iiumiliée, change en larmes ses can-
tiques. Elle et ses fils attendent dans la tristesse l'heure de ma
colère, de leur défaite et de leur mort. La France est ébranlée
par les discordes ; l'Espagne, cette race si fière dans les combats,
est occupée à se défendre chez elle contre les adorateurs du
croissant qui l'habitent et qu'elle menace de mort. Et cepen-
dant ils veulent encore mais non! nul ne peut rien contre
moi!
Les peuples puissants m'obéissent. Éperdus, ils tendent leur
cou au joug et leur main au vainqueur pour se racheter. Leur
courage a été inutile; leurs astres se sont obscurcis et couchés ,
leurs hommes forts penchent déjà vers le trépas ; leurs vierges
sont disparues ; leur gloire est tombée sous mon empire et sous
mon sabre. Depuis le Nil jusqu'aux riches contrées de l'Euphrate,
1. Don Quichotte^ t. II, chap. xxxix.
o2 CIIAPITRK III.
et aux bords froids de l'Ister, tout ce que le soleil regarde, tout
est à moi.
A ces bravades du sultan, le peuple espagnol répond
par une invocation à Dieu :
Seigneur, ne souffre pas que ta gloire soit usurpée par cet
homme, qui prise si haut la force et se prévaut de sa vanité et de
sa colère. Ne permets pas que l'ennemi superbe souille les autels
de sa victoire, qu'il opprime tes enfants, qu'il fasse de leurs
corps la pâture des bêtes et de leur sang répandu le témoignage
de sa haine. Ils deviennent son jouet, et alors il dit : Où est
le Dieu de ces hommes? Où se cache-t-il?
Au nom de la gloire due à ton nom, de la vengeance due à
ta race, par ces cris de douleur que poussent les malheureux,
tourne ton bras contre lui, qui déjà ne se contente plus d'être
un homme et s'accorde les honneurs que tu te réserves. Que ta
rigueur triple le châtiment de ton ennemi, qu'elle le quadruple!
Que l'injure faite à ton nom soit le coup même qui tranche sa vie !
Ainsi priaient les Espagnols, qui, depuis cinq ans,
irrités, inquiets, vivaient dans une attente fiévreuse mêlée
de terreur et de colère. — Quand don Juan fut nommé
généralissime, on vit arriver de toutes parts en Italie ces
fantassins espagnols, qui, dit un contemporain, faisaient
trembler la terre sous leurs mousquets ; capitaines et sou-
dards, dont Brantôme raconte la vaillance, le courage
et la braverie , c'est-à-dire le bel air avec lequel ils
s'habillaient, dépensant leur solde en armures et ou-
bliant le nécessaire pour le magnifique. Cervantes, qui
regardait passer les régiments espagnols, résolut de les
suivre. Un capitaine de son pays, Diego de Urbina, ra-
menait sa compagnie de Flandre en Italie ; il entra dans
la compagnie de Diego. A ceux qui s'étonnaient de le
voir déserter les lettres, il répondit sans doute ce qu'il
écrivait plus tard : ce II n'est pas de meilleur soldat que
*
LES CAMPAGNES. 33
les transfuges qui ont abandonné les études pour les
camps. Tout étudiant devenu soldat est des excellents. »
D'ailleurs, le jeune homme qui se faisait soldat par
goût et par aventure fut bientôt animé dïin senti-
ment nouveau et plus sérieux , quand il sentit naître
en lui la pensée politique qui devait inspirer sa vie et
la moitié de son œuvre. Tout d'abord il jugea peu les
choses et ne vit que les hommes ; mais bientôt il com-
prit le rôle de don Juan, champion de l'Europe chré-
tienne.
Don Juan partit à la Un de juillet 1571, débarqua à
Gênes et gagna Naples, où était le rendez-vous de la
flotte espagnole. Il attendit l'arrivée des troupes appe-
lées d'Allemagne, puis rallia les Vénitiens à Messine.
Le 15 septembre on fit voile.
La compagnie de Diego de Urbina , où se trouvait
Cervantes et qui faisait partie du régiment de Miguel
de Moncada , fut embarquée sur les galères d'André
Doria. Le vaisseau la Marquesa, capitaine SantoPietro,
portait notre écrivain.
L'àme du jeune poète était agitée violemment par
l'émotion de la grande rencontre qui se préparait.
L'ambition, l'espérance, la foi, soulevaient dans son
esprit et dans son cœur un monde de pensées. La sur-
excitation de ses compagnons d'armes ajoutait à la
sienne. Bientôt il ne put pas comprimer l'ardeur de son
sang ; une fièvre ardente s'empara de lui et il dut se
résigner à rester sur son grabat de soldat.
Cependant le généralissime voguait vers les rivages
de la Grèce et cherchait l'ennemi. Philippe l'avait en-
touré de conseillers lents, graves et circonspects ; il les
entraînait dans sa course, les consultant avec calme, les
n4 CHAPITRE 111.
gagnant à ses idées et avançant toujours. Don Juan avait
le coup d'œil aventureux et assuré qui fait les généraux
de vingt ans. Sur le champ de bataille, il prenait son
parti immédiatement et l'exécutait de sang-froid.
Le 8 octobre, il arrive en vue de Lépante, il trouve
la flotte ottomane en bataille ; elle vient à lui à toutes
voiles, le vent en poupe. Aussitôt il partage sa flotte en
trois divisions, se place au centre, met à sa droite Doria,
à sa gauche Barberigo, chacun commandant cinquante
galères. La réserve est confiée au marquis de Santa-Gruz ;
don Juan fixe l'intervalle de chaque division, et, ces me-
sures prises, il saisit un crucifix, il descend dans une
chaloupe et parcourt le front de la bataille en montrant
à tous les soldats chrétiens le symbole de leur croyance
et de leur race.
Cervantes, à qui on ne put pas cacher que l'heure
du combat était venue et qui entendait le bruit de la
manœuvre, se leva, courut sur le pont et demanda son
rang. Son capitaine le renvoya; un de ses amis, nommé
Mateo de Santisteban, le conjura de se mettre à Fabri et
de rester sur son lit. Cervantes sentit la honte lui mon-
ter à la figure. « Seigneurs, s'écria-t-il, dans les occa-
sions de guerre qui jusqu'ici se sont offertes et où l'on
m'a mandé, j'ai servi comme un bon soldat; aujourd'hui,
si malade que je sois, mieux vaut mourir en combattant
pour Dieu et pour son roi que se mettre à l'abri. » Il
réclama le poste d'honneur. Son insistance triompha;
on le plaça, avec douze hommes, dans le canot attaché
aux flancs du navire, commue au premier rang '.
1. Voir, pour l'aiithenlicilé de ces faits, l'enquête de 1578, et
l'ouvrage dt^ don Cayefano Rosf^ll, Historia de! combnle naval de J.e-
panlo.
LES CAMPAGNES. 55
Don Juan donna le signal du combat. La rencontre
des deux flottes fut terrible. De part et d'autre la fureur
et le courage étaient dignes de ce duel acharné entre
l'Orient et l'Occident. Les chefs donnaient l'exemple.
Farnèse, Golonna, le duc d'Urbin entraînaient leurs
soldats au fort de la mêlée. Pendant toute la matinée ils
luttèrent avec peu d'avantage contre les vents et contre
les rapides manœuvres d'un ennemi habile. L'Uchaly
enveloppa avec sept galères la galère capitane de Malte,
la prit à l'abordage et lui ravit son étendard, trophée
précieux qui lui valut le lendemain le titre de général
de la mer. Cet homme , le plus terrible et le plus re-
douté des chefs ennemis, s'attachait à séparer delà flotte
chrétienne toute l'aile gauche en l'attirant sur lui et à
l'écart. Il réussit à troubler Barberigo qui la comman-
dait. Il le déconcerta, lui tua des capitaines, et enfin as-
saillit, au milieu d'un désordre épouvantable, tous ses
vaisseaux. Chaque navire devint le théâtre d'une bataille
désespérée. Dans le nombre, la Marquesa^ où se trou-
vait Cervantes , se défendait avec ardeur. L'Uchaly ne
pouvant ni les forcer à fuir, ni à amener leur pavillon,
les écrasait.
Le souvenir de ce moment terrible laissa dans l'esprit
de Cervantes des images qu'il évoquait avec une vive
émotion :
Dans ce jour fameux que le destin fit sinistre pour l'armée
ennemie, mais favorable et heureux à la nôtre, sous l'escorte du
courage et de la terreur, je fus de ma personne présent à l'action.
Ma confiance était mon arme plutôt que mon épée.
Que vis-je alors? la flotte rangée se rompre et se briser, le sang
barbare et le sang chrétien rougirdctoutesparls le lit de Neptune,
Et la mort irritée courir dans sa folle fureur çà et là , d'une
course précipitée, prompte aux uns, lente aux autres,
o6 CHAPITRE III.
Et les bruils confus, l'épouvantable fracas, les convulsions
des malheureux qui allaient se mourant entre le feu et l'eau ,
Et les cris douloureux, les profonds soupirs qui s'échappaient
des poitrines blessées, avec les malédictions des victimes du
sorti
Au milieu du massacre, Cervantes reçut quatre bles-
sures. Un coup de feu lui fracassa la main gauche,
qui pourtant ne fut pas coupée et qu'il garda toute
sa vie, mais dont il perdit l'usage. Il serait mort ignoré,
à son poste, si la bataille n'avait pas changé de face.
Mais tout à coup le vent, qui était contraire aux Es-
pagnols, tourna et les servit. Aux yeux de tous, c'était
un miracle manifeste. La lutte recommença avec des
chances nouvelles. L'élan des chrétiens ne connut plus
d'obstacles; ils enfoncèrent le centre de la flotte otto-
mane. Bientôt on aperçut, fixée au mât de la galère de
don Juan, une tête sanglante; c'était celle de l'amiral
ennemi, Ali-Pacha. Le prestige des Turcs disparut en
un instant. L'Uchaly, qui avait mis en déroute l'aile
droite des chrétiens, fut pris à revers par don Juan lui-
même, et tout son art fut de s'échapper au plus vite
avec son escadre. Le brave et célèbre capitaine Lope de
Figueroa montra, en signe de victoire, l'élendard otto-
man dont il s'était emparé. La déroute devint générale
et le désastre immense. Les Turcs perdirent 30,000
hommes et abandonnèrent les lo,000 esclaves qui ra-
maient sur les galères. Quand ces prisonniers « recou-
vrèrent leur liberté si désirée *, » quand on les vit sortir
du flanc des vaisseaux ennemis, il sembla aux vainqueurs
1. Don Quichotte, liv. I, chap. xxxix. — Alcanzaron la deseada
liber lad.
LES CAMPAGNES. o7
que l'affranchissement de la chrétienté était désormais
accompli.
Quand la trompette, dit Cervantes, fit retentir dans Fair trans-
parent les accents du triomphe et annonça la victoire des armes
chrétiennes ,
Dans ce moment si doux, moi, triste, je tenais une main
sur mon épée ; de l'autre s'échappaient des flots de sang ;
Je sentais ma poitrine atteinte d'une blessure profonde et ma
main gauche brisée de part en part;
Mais telle fut la joie souveraine qui remplit mon âme, quand
je vis abattre par les chrétiens le peuple féroce des infidèles.
Que je ne voyais pas ma blessure Et pourtant ma souf-
france mortelle m'ôtait parfois le sentiment K
Toute l'armée chrétienne était soutenue par la même
pensée. On oubliait la multitude des morls et des blessés
pour chanter un triomphe où la fierté militaire était
mêlée de larmes de joie.
Chantons le Seigneur ! s'écrie Herrera, qu'il faut citer
encore, car il a dit l'orgueil du lendemain comme la
honte de la veille.
Chantons le Seigneur, qui, sur la vaste mer, a vaincu la
Thrace barbare!... C'est toi, Dieu des batailles, toi qui es notre
appui, notre salut et notre gloire; toi qui as brisé la puissance
et le front cruel de Pharaon, le guerrier orgueilleux. L'élite de ses
princes a jonché l'abîme; ils sont descendus, comme descend la
pierre, dans le fond de la mer profonde, et ta colère les a em-
portés, comme la paille desséchée que le feu dévore.
Les faibles ont tremblé, confondus de sa fureur impie; il a
levé son front contre toi. Seigneur Dieu, et d'un œil, d'un cœur
plein d'arrogance, sa main brandissant une arme, cet homme
puissant a secoué la tète avec colère ; son cœur s'est enflammé
de courroux contre les deux Hespéries baignées par la mer, parce
que, mettant leur confiance en toi, elles lui résistent, parce qu'elles
ont revêtu les armes de ta foi et de ton amour.
1. Lettre de Cervantes ;i Mateo Vasqucz.
58 CHAPITRE III.
Il a levé la tête, ce puissant qui te porte tant de haine; il a
tenu conseil pour notre ruine, et ses conseillers ont décidé qu'on
nous attaquerait. Venez, ont-ils dit, au milieu des flots de la
mer, nous ferons de leur sang un lac, nous anéantirons cette race
et en même temps le nom du Christ. Nous partagerons leurs dé-
pouilles et nous rassasierons nos yeux de leur mort.
Alors sont venus de l'Asie, de la mystérieuse Egypte, les
Arabes, les légers cavaliers africains et les auxiliaires de la Grèce
coupable, tous, la tète haute, fiers de leur puissance et de leur
multitude. Ils ont osé promettre que leurs mains mettraient nos
rivages à feu et à sang, que leur fer donnerait la mort à nos jeunes
hommes, qu'ils prendraient nos petits enfants et nos filles, et
qu'ils leur laisseraient le déshonneur au lieu de l'innocence.
Ils ont occupé toute la mer et ses replis; la terre est demeurée
dans le silence et la crainte, nos braves soldats se sont arrêtés;
ils se sont tus, pleins de doutes... Enfin, le Seigneur changeant
les destinées de la guerre, on vit à cette fière ardeur des Sarra-
sins s'opposer le jeune et noble prince d'Autriche, suivi d'Espa-
gnols illustres et belliqueux Dieu ne soulfrait pas que Sion,
aimée de lui , vécût toujours dans la captivité de Babylone
Comme le lion quand il a aperçu sa proie, ainsi la flotte impie
attendait avec sécurité ceux dont tu es le bouclier. Seigneur,
ceux qui, le cœur libre de crainte, l'âme pleine d'amour et de
foi, se confient dans le secours divin. Tu as préparé leurs mains
à la guerre, tu as fait leurs bras forts comme l'arc, et tu as pris
on main pour eux l'épée vibrante.
L'épée vibrante et rintervention de Dieu ne sont pas
des hyperboles de poëte. J'ai vu à TEscurial de vieux
tableaux , sans valeur comme œuvres d'art , précieux
comme témoignages historiques , qui représentent les
anges frappant de leur glaive et bouleversant de leur
souffle les puissantes galères des Turcs. Ces peintures
médiocres font sourire et sont oubliées pour le tableau
du Titien, qui a tiré du triomphe de la Ligue le sujet
d'une apothéose royale; mais elles traduisent naïvement
la pensée de tout un peuple. La victoire de Lépante fut
pour Venise un bénéfice, pour les villes italiennes une
LES CAMPAGNES. 69
occasion de fêtes , pour l'Espagne une joie nationale
grave et durable, dont elle consigna le souvenir sur le
marbre et sur la toile, par des médailles et par les vers
de ses poètes ^ Parmi les dépouilles des Turcs, on en
choisit quelques-unes avec soin que don Juan fit porter
à Catherine de Gardonne.
Cervantes, lorsque plus tard il rentra dans son pays,
y porta une fierté plus grande que jamais. Il parlait de
Lépante comme d'une bataille d'Actium, et il se vantait
lui-même comme un soldat de César. « Je pouvais pré-
tendre, dit-il, si c'eût été dans les temps romains, à la
couronne navale ^. »
c( J'y étais, disait-il encore, j'y étais à cette magnifique
journée où se brisa l'orgueil et la superbe des Otto-
mans ^. » Et il montrait ses blessures. Il ne songea ja-
mais à dissimuler combien elles l'enorgueillissaient.
Tuve, aunque humilde , parte en la Victoria.
J'ai eu ma part de la victoire, moi, humble combattant!...
C'est le mot le plus modéré qu'il ait écrit sur ce sujet
de Lépante, dont il ne pouvait parler sans tressaillir.
A soixante-sept ans, il rappelait dans ses vers l'exploit
héroïque de l'héroïque don Juan :
Del herôtco don Juan la herôica hazana *.
On riait de lui, de sa main brisée et de son orgueil.
Il gardait son enthousiasme. Plus il vieillissait, plus il
1. Voir Cayetano Rosell , Coinbate naval de Lepanto ^ p. 125.
?. Pudiera esperar, si fuera en los romarios siglos, alguna naval
corona. {Don Quichotte, 1 , xxxix.)
3. Me halle en aquella [Vlicisinja jornada donde qiiedô el orgullo
y soberbia otomana quebrantada. [Don Quichotte, I, xxix.)
4 . Viaijc , 1 .
60 CHAPITRE III.
tenait à glorifier ses compagnons vivants ou morls. La
modestie lui eût semblé un parjure.
Don Juan méritait que ses soldats se souvinssent de
lui. Le lendemain deLépante, il s'occupa fraternellement
de tous les blessés, leur rendit visite, leur fit donner
une haute paye et voulut que son propre médecin, Gre-
gorio Lopez, assistât personnellement les malades.
Cervantes fut transporté à Messine, où il passa Thiver
dans un hôpital. Il y resta du 31 octobre 1571 au mois
d'avril 1572. Au printemps, il se trouva assez fort pour
reprendre le service. Il caressait des idées ambitieuses
et comptait sans doute gagner des grades dans l'armée
de la Ligue. Son espérance fut trompée, mais elle était
naturelle; la victoire de Lépante excitait les applaudis-
sements de toute l'Europe et ceux de la France. Pour-
quoi les écrivains espagnols l'ont-ils nié?
(( Jamais ne fut si belle bataille de mer donnée,
s'écrie un Français contemporain, Brantôme. Hélas! je
n'y étais pas, mais sans M. de Strozze, j'y allais! »
Brantôme , écho des opinions généreuses de la France,
non-seulement raconte avec abondance, avec verve et
avec enthousiasme ce mémorable succès, mais encore
veut savoir les noms de tous ceux qui y combattirent;
qu'on les enregistre tous jusqu'au dernier.
11 ne devoit, en ceste belle bataille de Lepantho, ni avoir ca-
pitaine, ny advenlurier, ny soldat, ni marinier, tant petits fus-
sent-ils, dont les noms ne fussent enrollésetescrits dans quelque
beau papier et livres, qui servist à jamais de souvenance de la
valeur de ces braves hommes, tant de ceux qui moururent que
de ceux qui en eschappèrent vifs.
Cela devait avoir esté faict de par Dieu, ainsy que j'ouy un
jour à Malte discourir un gentil capitaine espaignol : que Ton de-
vait amasser tous les os des Turcs qui estaient morts en ce siège
LES CAMPAGNES. ^«l
et que l'on peust dire : Voilù une montagne des ossements
des Turcs qui moururent au siège de ceste place , qu'ils
ne purent prendre. Certes ce capitaine estoit tout noble
d'aller trouver ceste invention gentille, qui devoit avoir esté
pratiquée pour la gloire de si braves chevalliers. Auprès de
Nancy, où le duc de Bourgoigne fut desfaict et tué, l'on y void
une chapelle où les Lorrains furent curieux d'amasser et d'y
poser tous les os des Bourguignons qui là moururent, et ce, en
signe de leur belle victoire ^
Le roi de France fit chanter un Te Deum; le pape
s'écria : Il y eut un homme envoyé par Dieu et qui
s'appelait Jean! Le roi d'Espagne reçut froidement la
nouvelle de la victoire de don Juan. « Il a gagné la
bataille, il aurait pu la perdre, » dit-il. Admirable sang-
froid, écrivent les apologistes de Philippe IL Mais il
perd ce sang-froid quand il apprend que le jour de la
Saint-Barthélémy on a massacré les protestants. Alors il
fait chanter son Te Deum et donne les marques d'une
joie cruelle. Que lui importe l'islamisme! Il arrache don
Juan à la Méditerranée et à l'armée d'Italie. Je m'étonne
qu'un biographe de Cervantes, don Carlos Aribau , ait
pu accuser la France d'avoir dissous la Ligue et ainsi,
par ses menées, t( retardé de deux cent cinquante ans
l'indépendance de la Grèce. »
Il y avait alors deux Ligues, l'une contre les Turcs,
l'autre contre la France; don Juan commanda la pre-
mière et tiiompha à Lépante. Philippe II dirigea la se-
conde et eut sa victoire, qui fut la Saint-Barthélémy.
Ces faits sont irréfragables. Philippe rompit la Ligue de
la Méditerranée en rappelant don Juan, et divisa la chré-
tienté en obligeant la France de défendre contre lui sa
1 . Vie des grands Capitaines, Don Juan d'AusIrie.
02 CHAPITRE III.
liberté et ses rois. Il faut une grande candeur d'injustice
pour nous imputer les attaques dont nous étions l'objet.
Quand le roi d'Espagne enleva à la Ligue d'Italie son
général, les Vénitiens tâchèrent de négocier une trans-
action lucrative. Cervantes les nomme directement;
Brantôme dit qu'ils prièrent le roi de France de
(( moyenner » la paix, et qu'ils réussirent parce que les
princes d'Europe étaient maladroitement désunis.
En efïet, le lendemain deLépante, la Ligue commença
à se dissoudre lentement, dans le temps même où elle
célébrait son premier triomphe. Malgré l'éclat déployé
par les Romains, quand le sénat vint recevoir, pour le
conduire au Gapitole, Marc- Antoine Colonna, comman-
dant des galères du pape, on sentit bientôt que l'unité
et la force manquaient à l'alliance des peuples du Midi.
L'harmonie disparut quand il fallut choisir le généralis-
sime. Serait-ce Colonna, Girolamo Zeno ou André Do-
ria? Tout se désorganisait, et les Turcs, qui pénétraient
l'état des choses, se mirent à railler la Sainte Ligue qu'ils
appelaient le Nœud dénoué. Quand ils virent s'avancer
de nouveau la flotte chrétienne, commandée cette fois
par Colonna, ils eurent beau jeu contre elle. L'Uchaly
fut à son aise avec l'amiral italien, qu'il trompa sans
cesse par des feintes exécutées avec calme; il prenait
position comme pour engager la lutte, puis s'écartait
paisiblement du chîimp de bataille, changeant toujours
de place pour attirer et diviser l'ennemi. Toute l'habi-
leté de Colonna fut de se maintenir contre ces surprises,
mais il ne profita pas de la supériorité de ses forces.
L'Uchaly avait interverti les rôles en réduisant à la dé-
fensive ceux qui le poursuivaient.
Le pape supplia Philippe de rendre don Juan aux
LES CAMPAGNES. ()3
marins. Il finit par réussir, mais il n'obtint don Juan
qu à demi, c'est-à-dire gardé en tutelle par le duc de
Sesa, qui gênait tous ses mouvements. Le roi d'Espagne
ressemblait à un fauconnier qui met des entraves aux
pattes du faucon. Don Juan néanmoins, tout en regar-
dant à ses pieds, s'élança,
Quale il falcon che prima a' pié si mira
Indi si volge al grido
{Dante.)
Il chercha partout sur la mer Colonna , que pendant
longtemps il ne trouva pas. Celui-ci, parti au printemps
de 1572, errait inutilement sur la mer. Avec lui mar-
chaient les galères de Santa-Gruz , et sur ces galères
étaient les quinze cents hommes d'élite de Lope de Fi-
gueroa, parmi lesquels Cervantes. Notre poëte éprou-
vait alors ses premières déceptions militaires, et jetait
un regard indigné sur les ruines des cités chrétiennes
renversées par les Turcs.
Enfin don Juan rallia l'amiral italien. Aussitôt il se
concerta avec lui pour surprendre les Turcs. Il chargea
Farnèse de les assaillir à Navarin, mais l'inexpérience
des pilotes, une erreur de route, un sondage mal fait,
firent échouer fentreprise. Cervantes se sentait humilié
de cette chasse inutile.
A Navarin, dit-il, je fus témoin de l'occasion qu'on perdit de
prendre dans le port toute la flotte turque, puisque les Levantins
et les janissaires qui se trouvaient là sur les bâtiments, croyant
être attaqués dans l'intérieur du port, préparèrent leurs hardes
et leurs babouches pour s'enfuir à terre, sans attendre le combat,
tant était grande la peur qu'ils avaient de notre flotte. Mais le ciel
en ordonna d'une autre façon, non par la faiblesse ou la négli-
gence du général qui commandait les nôtres, mais à cause des
U4 CHAP1THI-: 111
péchés de la chrétienté et parce que Dieu permet que nous ayons
toujours des bourreaux prêts à nous punir. En effet, Uchali se
réfugia à Modon, qui est une île près de Navarin ; puis, ayant
jeté ses troupes à terre, il fit fortifier l'entrée du port, et se tint
en repos jusqu'à ce que don Juan se fût éloigné.
On s'éloigna sans pouvoir débusquer TUchaly. Le
duc de Sesa fit observer à don Juan que les vivres
manquaient et qu'il fallait aller prendre en Italie ses
quartiers d'hiver.
Le seul résultat de la campagne fut de s'emparer de
quelques corsaires, entre autres de Hamet-Bey, cruel
bourreau, qui, un jour, avait coupé le bras d'un de ses
rameurs pour en frapper les esclaves de sa chiourme.
Cervantes raconte le fait :
C'est dans celte campagne que tomba au pouvoir des chrétiens
la galère qu'on nommait la Frise, dont le capitaine était un fils
du fameux corsaire Barberousse. Elle fut emportée par la capi-
tane de Naples appelé ki Louve, que commandait ce foudre de
guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible capitaine
don Alvaro de Bazan, marquis de Santa-Cruz. Je ne veux pas
manquer de vous dire ce qui se passa à cette prise de la Prise. Le
fils de Barberousse était si cruel et traitait si mal ses captifs, que
ceux qui occupaient les bancs de la chiourme ne virent pas plus
tôt la galère la Louve se diriger sur eux et prendre de l'avance,
qu'ils lâchèrent tous à la fois les rames, et saisirent leur capi-
taine, qui leur criait du gaillard d'arrière de ramer plus vite ;
puis se le passant de banc en banc de la poupe à la proue, ils lui
donnèrent tant de coups de dents, qu'avant d'avoir atteint le mât,
il avait rendu son âme aux enfers, tant étaient grandes la cruauté
de ses traitements et la haine qu'il inspirait.
Don Juan, rentré en Italie, médita un nouveau plan.
Il sentait la faiblesse de la Ligue, que la mort du pape
Pie V achevait de désunir. Buoncompagni, qui le rem-
plaçait, sous le nom de Grégoire XIII, n'annonçait pas
LES CAMPAGNES. 65
l'intention de lutter contre la froideur de Philippe II.
L'infant résolut d'échapper aux tiraillements diploma-
tiques qu'il prévoyait, d'agir seul et de fonder, soit en
Grèce, soit en Afrique, un royaume espagnol qui gran-
dirait au cœur de l'islamisme. Il tourna ses regards vers
ces plages de Tunis et de la Goulette que son père avait
déjà attaquées.
LA GOULETTE (1573-1574).
Les expéditions des Espagnols à la Goulette excitè-
rent l'attention de toute l'Europe, et le désastre qui les
termina les rendit à jamais célèbres. Trois mille hommes
y furent enveloppés et massacrés par les hordes innom-
brables du désert.
Leur mort héroïque est rappelée avec une pitié
fidèle par Cervantes, qui alla à la Goulette avec eux, mais
qu'on ramena en Italie avant la chute du fort.
Du milieu de cette terre stérile, bouleversée, du milieu de ces
bastions en débris qui jonchaient le sol, les âmes saintes de
trois mille soldats sont montées vivantes à un séjour meilleur.
Ils luttèrent d'abord, exerçant sans espoir la force de leur bras
courageux, et enfin le petit nombre, la fatigue, livrèrent leur vie
à l'épée.
Voilà le sol qui s'est couvert, dans le passé et le présent, de
mille souvenirs lamentables, mais jamais il ne porta de corps plus
vaillants, jamais il ne vit sortir de son âpre sein et s'élever dans
la clarté des deux des âmes plus pures *.
L'ascension des âmes de ses compagnons laissa dans
l'esprit de Cervantes une tristesse sérieuse ; il l'admirait
en soldat, il la méditait déjà en homme politique. At-
1. Sonnet atlribué par Cervantes à Pedro do Aguilar, liorte-
enseigne du fort. Voir Don Qnirholte , 1, xl.
66 CHAPITRE III.
taché aux pas de don Juan, il assistait à la ruine de ses
espérances, et s'il la pleura, il la jugea.
Don Juan était à Palerme quand vint le trouver
Muley-Hamet, second fils du feu roi de Tunis, Muley-
Hassan. Ce roi venait d'être renversé par son fils aîné,
Muley-Hamida , qui lui avait brûlé les yeux avec un
bassin de cuivre ardent. A son tour Hamida fut chassé
parl'Uchaly, qui s'établit et se fortifia dans la Goulette.
Don Juan prit en main la cause de Muley-Hamet et
saisit l'occasion de s'emparer du pays.
Il partit le 27 septembre et débarqua le 8 octobre à
la Goulette, avec des ingénieurs et des capitaines d'é-
lite. Gabrio Gervellon, Santa-Gruz, Figueroa le sui-
vaient. Ce dernier avait dans son régiment Cervantes.
« Bientôt on apprit que le seigneur don Juan d'Autri-
che avait emporté Tunis d'assaut, et qu'il avait livré
cette ville à Muley-Hamet, ôtant ainsi toute espérance
d'y recouvrer le trône à Muley-Hamida, le More le
plus cruel et le plus vaillant qu'ait vu le monde. Le
Grand-Turc sentit vivement cette perte, et, avec la sa-
gacité naturelle à tous les gens de sa famille, il demanda
la paix aux Yénitiens, qui la désiraient plus que lui.
L'année suivante, 1574, il attaqua la Goulette et le fort
que don Juan avait élevé auprès de Tunis, le laissant à
demi construite »
Ce fort, sur lequel se concentra toute la lutte, fut
élevé hors de la ville, près de TEstano. Il devait con-
tenir 8,000 hommes de garnison et assurer la domina-
tion espagnole sur le pays d'alentour. On s'appuierait,
pour l'occupation de la côte, sur Biserte, qui venait de
1. Le Captif.
LES CAMPAGNES. 67
se rendre. Les plans de don Juan d'Autriche, qu'il
exécuta à la hâte , que Philippe II désapprouva , fu-
rent encore compromis par son absence. Obligé de reve-
nir en Sicile au mois de novembre, il laissa, en Afri-
que, derrière lui, une garnison trop faible qui devait
bientôt y mourir.
Cervantes revint avec don Juan dont il suivait les
marches et les contre-marches. Poëte malgré tout, il
était heureux d'avoir vu Carthage, d'avoir foulé l'an-
tique territoire qu'avaient illustré Didon et Virgile, et
d'avoir chassé pour un moment de ces vieux murs
sacrés la tourbe des Maures.
Je me suis livré à la discrétion du vent, dit-il.
J'ai visité les barbares qui tremblaient ; j'ai vu ce peuple
étrange se faire humble et s'effaroucher, tant il craignait, non
sans cause, sa perte dernière.
J'ai vu l'antique et illustre royaume où la belle Didon fut
trahie dans son amour par l'exilé Troyen.
Ma grande blessure saignait encore, et les deux autres. Mais je
voulais aller, être là, voir la déroute de cette Morérie !
Ici le poëte, songeant à la mort de ses compagnons
et à sa propre captivité (car il écrivait ces vers au
bagne d'Alger), ajoute :
Dieu sait si j'aurais voulu y rester avec ceux qui demeurèrent
et furent écrasés, pour me perdre avec eux ou avec eux me
défendre!
Mais ma destinée implacable n'a pas voulu que j'aie trouvé,
dans cette entreprise pleine d'honneur, la fin de ma vie et de
mes pensées 1,
Cervantes, rentré en Europe, passa en Sardaigne
1. Lettre de (servantes à Maleo Vasquez.
68 CHAPITRE III.
riiiver de 1574. Il s'attendait à revenir en Afrique.
Tous les regards de ses compagnons étaient tournés
vers cette plage sur laquelle ils avaient laissé les soldats
espagnols.
On suivait de loin les mouvements des Turcs, qui ne
pouvaient manquer d'assaillir Tunis et de ressaisir à
tout prix cette position, car elle coupait en deux la
ligne de Gonstantinople à Alger, ligne d'invasion des
Musulmans. Figueroa attendait l'ordre de partir avec
ses hommes; don Juan, forcé par le roi de remplir une
mission diplomatique dans le nord de l'Italie, se jurait
de faire une nouvelle campagne. Il prodiguait les in-
structions secrètes aux capitaines, aux marins, au vice-
roi de Naples qu'il essayait de gagner à cette cause.
(( Je n'ai pas de lettre de vous! écrivait-il avec impa-
tience à un gouverneur. Moi, je suis si passionné pour
les choses de ma charge que je voudrais, au lieu d'être
ici, être en mer, à tout hasard... Je vois que tout va
mollement dans les préparatifs de la campagne... Yotre
avis sur l'affaire de Tunis, je l'attends ^ ! »
Au mois de juillet, don Juan apprend que les Turcs
assiègent Tunis et la Gouletle avec une armée puis-
sante. Aussitôt il accourt en Sicile; il veut qu'on parte,
qu'on envoie à la garnison de Biserte l'ordre d'aban-
donner cette place et de se porter à Tunis où il dirige
des secours sous les ordres de Jean de Gardonne. Lui-
même il se met en route, malgré les gros temps; la
violence de la mer le force à relâcher en Sicile. Une
seconde fois il part; un ouragan l'enveloppe et on le
1 . Voir ce texte curieux chez Navarrele , p. 308 , dans] les D'ocu-
tnentos y où il est enfoui.
LES CAMPAGNES. 69
sauve à grand'peiiie. Cependant l'armée turque prend
la Goulette après un siège terrible, et Tunis au bout
de vingt jours. Les braves Espagnols sont exterminés ;
Gabrio Gervellon, pris par Sinan-Pacha, n'est épargné
que pour être outragé publiquement. Ce vieillard aux
cheveux blancs marcha devant le cheval du vain-
queur, au milieu des coups et des injures; Sinan-Pacha
le souffleta.
«Enfin la Goulette fut prise, puis le fort! dit Cer-
vantes. On compta à l'attaque de ces deux places jus-
qu'à 65,000 soldats payés, et plus de 400,000 Mores
et x\rabes, venus de toute l'x^frique. Cette foule innom-
brable de combattants traînaient tant de munitions et
de matériel de guerre, ils étaient suivis de tant de ma-
raudeurs, qu'avec leurs seules mains et des poignées de
terre ils auraient pu couvrir la Goulette et le fort. »
Tout le monde au seizième siècle avait son avis sur
l'affaire de la Goulette, les uns blâmant le généralis-
sime, les autres déplorant le système de défense des
assiégés. Cervantes, qui juge si rigoureusement le côté
politique de la question, ne peut pas souffrir qu'on at-
ténue par des critiques le côté sublime de la défense.
Il réclame la justice pour ces nobles victimes dont il
rappelle les noms.
On perdit aussi le fort; mais du moins les Turcs ne l'empor-
tèrent que pied à pied. Les soldats qui le défendaient combatti-
rent avec tant de valeur et de constance, qu'ils tuèrent plus de
vingt-cinq mille ennemis, en vingt-deux assauts généraux qui
leur furent livrés. Aucun ne lut pris sain et sauf des trois cents
qui restèrent en vie ; preuve claire et manifeste de leur indomp-
table vaillance et de la belle défense qu'ils firent pour conserver
CCS places. Un autre petit fort capitula : c'était une tour bâtie au
milieu de l'ile de l'Eslagno, où commandait don JuanZanogucra,
70 CHAPITRE 111.
gentilhomme valencien et soldat de grand mérite. Les Turcs
firent prisonnier don Pedro Puertocarrero, général de la Goulelte,
qui fit tout ce qu'il était possible pour défendre cette place forle,
et regretta tellement de l'avoir laissé prendre, qu'il mourut de
chagrin dans le trajet de Constantinople, où on le menait captif.
Ils prirent aussi le général du fort, appelé Gabrio Cervellon, gen-
tilhomme milanais, célèbre ingénieur et vaillant guerrier. Bien
des gens de marque périrent dans ces deux places, entre autres
Pagano Doria, chevalier de Saint-Jean, homme de caractère gé-
néreux, comme le montra l'extrême libéralité dont il usa envers
son frère, le fameux Jean-André Doria. Ce qui rendit sa mort
plus douloureuse encore, c'est qu'il périt sous les coups de quel-
ques Arabes, auxquels il s'était confié, voyant le fort perdu sans
ressource, et qui s'étaient off'erts pour le conduire, sous un habit
moresque, à Tabarca, petit port qu'ont les Génois sur ce rivage
pour la pèche du corail. Ces Arabes lui tranchèrent la tête et la
portèrent au général de la flotte turque. Mais celui-ci accomplit
sur eux notre proverbe castillan : Bien que la trahison plaise, le
traître déplaît, car on dit qu'il fit pendre tous ceux qui lui pré-
sentèrent ce cadeau, pour les punir de ne lui avoir pas amené le
prisonnier vivant ^.
Dans ces divers passages on reconnaît le propre ca-
ractère de Cervantes, également capable de critique et
d'admiration.
On va voir avec quelle sûreté et quelle indépen-
dance il a jugé ce qu'il a vu. Son dévouement à don
Juan d'Autriche ne rempéche pas 'de discerner les
vices de son entreprise. C'est une faute grave, selon lui,
de suivre en tout la politique de Charles-Quint contre
l'islamisme. Il y a des expériences faites qu'on ne doit
pas renouveler. Jamais on ne gardera Tunis ni la
Goulette. Mais laissons parler Cervantes :
Ce fut la Goulette qui tomba la première au pouvoir de l'en-
nemi, elle qu'on avait crue jusqu'alors imprenable, et non par la
I . Don Quichotte. Le captif.
LES CAMPAGNES. 71
faute de sa garnison, qui fit pour la défendre tout ce qu'elle de-
vait et pouvait faire, mais parce que l'expérience montra com-
bien il était facile d'élever des tranchées dans ce désert de sable,
où l'on prétendait que l'eau se trouvait à deux pieds du sol, tan-
dis que les Turcs n'en trouvèrent pas à deux aunes. Aussi, avec
une immense quantité de sacs de sable, ils élevèrent des tran-
chées tellement hautes, qu'elles dominaient les murailles de la
forteresse, et, comme ils tiraient du terre-plein, personne ne
pouvait se montrer ni veiller à sa défense. L'opinion commune
fut que les nôtres n'auraient pas dû s'enfermer dans la Goulette,
mais attendre l'ennemi en rase campagne et au débarquement.
Ceux qui parlent ainsi parlent de loin, et n'ont guère l'expérience
de semblables événements, puisque, dans la Goulette et dans le
fort, il y avait à peine sept mille hommes. Comment, en si faible
nombre, eussent-ils été plus braves encore, pouvaient-ils s'aven-
turer en plaine, et en venir aux mains avec une foule comme celle
de l'ennemi? et comment est-il possible de conserver une forte-
resse qui n'est point secourue, quand elle est enveloppée de tant
d'ennemis acharnés, et dans leur propre pays? Mais il parut à
bien d'autres, et à moi tout le premier, que ce fut une grâce par-
ticulière que fit le ciel à l'Espagne, en permettant la destruction
totale de ce réceptacle de perversités, de ce ver rongeur, de cette
insatiable éponge qui dévorait tant d'argent dépensé sans fruit,
rien que pour servir à conserver la mémoire de sa prise par l'in-
vincible Charles-Quint, comme s'il était besoin, pour la rendre
éternelle, que ces pierres la rappelassent!
C'est le ton du bon sens et le ton de l'histoire . Eh
bien ! le même homme qui condamne avec justesse les
fautes, recueille avec un soin pieux les vers écrits en
l'honneur des Espagnols morts à la Goulette, par don
Pedro de Aguilar, soldat de grande bravoure et de rare
intelligence.
J'ai cité le premier sonnet; voici le second :
Ames heureuses qui, libres de l'enveloppe mortelle, et déga-
gées par vos belles actions, vous êtes élevées des bassesses de la
terre au degré le plus haut et le meilleur des cieux;
Vous qui, brûlant de colère et d'honneur, avez éprouvé la force
12
CHAPITRE 111.
de votre corps, vous qui avez rougi de votre sang et du sang
d'autrui la mer et le sable d'alentour ;
La vie a manqué à votre bras qui s'épuisait, plus tôt que le cou-
rage. Dans la mort même et dans la défaite vous emportez la
victoire ;
En tombant d'une chute funèbre et douloureuse, enfermés
entre les murailles et le fer, vous avez conquis la renommée que
donne le monde et la gloire que donne le ciel.
Ce noble et triste souvenir de la Goulette, qui ter-
mine les campagnes de Cervantes, en caractérise l'issue
glorieuse et stérile. Après un échec aussi retentissant,
don Juan eut peine à soutenir ses plans contre le mau-
vais vouloir de Philippe IL La victoire même de Lé-
pante était désormais sans résultat. Don Juan cessa d'ef-
frayer les Ottomans ; on le dirigea sur les Flandres, où
il alla contre son gré, échoua et mourut. La plupart
des régiments espagnols qui avaient combattu sous ses
ordres furent licenciés.
Cervantes ne voulut pas rentrer en Espagne sans ob-
tenir une marque d'estime de son général. Don Juan
d'Autriche lui donna des lettres qui témoignaient de sa
vaillante conduite ; le duc de Sesa lui accorda la même
récompense, et Cervantes saisit la première occasion
pour s'embarquer. Le pauvre soldat blessé ne se dou-
tait pas, en montant sur le pont du navire, qu'il partait
pour l'esclavage.
CIJAPITllE IV
LA CAPTIVITE
Au mois de septembre 1575, Cervantes partit de
Naples sur la galère le Soleil avec ses compagnons
d'armes, son frère Rodrigo et un vaillant capitaine (dont
le nom fait penser au futur personnage de Don Qui-
chotte), Pero Diez Garillo de Quesada, ancien gouver-
neur de la Gouletle et depuis général d'artillerie.
On était en mer, lorsqu'on rencontra, le 26 du même
mois, une escadre de galiotes turques commandée par
Arnaute Mami, capitaine de la m^w Le Soleil ÎmI bientôt
enveloppé. Trois galiotes l'attaquèrent avec furie. L'une
surtout, de vingt-deux bancs, était conduite par le ter-
rible renégat qu'on appelait le Boiteux ou du nom
arabe de Dali Mami. C'était un Grec très-hardi à la mer.
Les Espagnols se défendirent avec courage et sans suc-
cès. Tout le monde fut pris, et Cervantes devint l'es-
clave de Dali Mami ^ .
Deux ans plus tard, Cervantes écrivait, dans la lettre
adressée à Mateo Yasquez et destinée à Philippe II :
1. Voir la Galalée , liv. V.
74 CHAPITRE IV.
Sur la galère le Soleil, dont le nom éclatant avait pour ombre
ma destinée, je luttai en vain contre la ruine qui nous accabla
tous.
Nous montrâmes du courage et de l'ardeur ; mais bientôt nous
fîmes l'amère expérience de l'inutilité de nos efforts.
Je sentis le poids atfreux du joug d'autrui, et voici deux an-
nées qu'entre les mains de ces mécréants ma douleur se pro-
longe.
Mes fautes sans nombre, je le sais, et le peu de contrition
que mon cœur en éprouvait, me retiennent parmi ces faux
Ismaélites
Le pays « des Ismaélites » fut longuement observé
par Cervantes. Ce fut pour lui un spectacle inattendu,
nouveau et révélateur.
Jusqu'alors il avait vu, sur mer, la grande lutte de
rislamisme et du christianisme ; il allait voir Alger, asile
des corsaires, métropole interlope de la Méditerranée,
réceptacle étrange de mille résidus européens. Tout ce
que la Grèce mourante avait rejeté, tout ce qui s'échap-
pait de ritalie déchirée, tout ce qui fuyait les pays de
langue provençale, l'écume, en un mot, de tous les ri-
vages était portée comme par le flot sur la côte algé-
rienne. Au milieu du vieux monde, cette ville d'Alger,
faite de débris, disputée entre l'Orient et l'Occident,
entre le croissant et la croix, formait un repaire établi
en face de la civilisation, comme une république bar-
bare à laquelle on payait tribut. L'Europe entendait
parler avec étonnement de corsaires aux noms étranges,
de l'Uchaly, de Barberousse, de Genaga, de Dragut.
Elle estropiait leurs noms, mais elle était curieuse des
aventures de ces forbans qui enlevaient les jeunes filles
sur les côtes d'Italie ou d'Espagne. Ils intéressaient
l'imagination populaire.
Il faut pénétrer avec Cervantes dans Alger et nous y
LA CAPTIVITÉ. 75
arrêter avec lui, si nous voulons comprendre ses œuvres,
dont une partie est née de ses impressions d'alors.
Cervantes, en mettant le pied dans Alger, est frappé
du chaos de races qui se présente à lui, et tout d'abord
des mille accents divers qui frappent son oreille. Il se
croit dans la tour de Babel. « Ce n'est pas la langue
d'une nation, a-t-il dit, c'est un mélange de toutes les
langues, un idiome bâtard, un libre argot, sans règle
fixe de prononciation ni de grammaire ; c'est le parler
nègre d'un jeune esclave qui vient de débarquer. » La
langue franque était l'image de la population hybride
qui s'en servait : l'Arabe silencieux et subjugué, le
Juif campé au milieu des races étrangères dans son
isolement traditionnel, le Turc dans les emplois, le Grec
souple et habile qui a changé de nom, les spahis, les
janissaires, les vieux alcades, les agas redoutés, Voldaxi^
portant l'arquebuse, coilTé d'un feutre blanc et vert,
auquel s'attache une immense plume qui retombe sur
les épaules, le solachi qui porte la corne d'or, l'épée
d'argent et le plumet blanc passent sous les yeux de
Cervantes. Au milieu des indigènes ou des envahis-
seurs, pullulent les chrétiens. Les uns sont esclaves,
et selon leur force ou leur art, on les fait jardiniers
ou charpentiers, artisans ou rameurs. Les autres sont
libres ; à la faveur d'un sauf-conduit , ils viennent
vendre à Alger les produits de l'Europe. Il y a des mar-
chands de tous pays, des Anglais qui apportent le fer, le
plomb, l'étain, le cuivre et de la poudre; des Espagnols
1. Nous n'écrirons pas ici les noms arabes ou turcs d'après leur
orthographe normale ; nous leur laisserons la physionomie que les Espa-
gnols du seizième siècle leur donnaient. VUchahj est mis pour Aluch-
Ali, et Morato se trouvera pour Mourad.
70 ^ CIIAIMTHE IV.
qui offrent des perles, des étoffes leintes, des senteurs,
du sel, du vin et surtout des écus d'or ou des réaux
destinés à une refonte frauduleuse; des Marseillais
chargés de mercerie, d'acier, d'alun, de soufre et de
salpêtre; des Génois, des Napolitains, des Siciliens qui
vendent le velours, le damas, le taffetas, la soie de toutes
couleurs, à côté des Vénitiens qui essayent de placer
tour à tour des coffres ouvragés, des glaces magnifiques
ou du savon blanc.
Tout cela se mêle aux produits de l'Orient, dans les
bazars des détaillants indigènes. Les toiles gommées et
les étoffes de Gonstantinople , l'orfèvrerie peinte des
Byzantins ou des Russes apparaît à côté des porcelaines
ou des vases que l'Afrique, à son tour, apporte sur le
marché avec les coraux de Tunis, les cuirs de Colo, la terre
savonneuse de Fez, le miel et les raisins de Ghercliell.
Les compagnons de Cervantes furent si surpris de ce
qu'ils voyaient, qu'ils recueillirent leurs observations ;
je les retrouve, encore vives, dans le livre du père
Haedo. De toutes leurs impressions, la plus sensible et
la plus cruelle fut de voir les chrétiens entretenir eux-
mêmes, de leurs mains et de leur travail, cette marine
de corsaires. Ils firent le dénombrement des hommes
qui construisaient les galiotes, de ceux qui les gréaient,
de ceux qui ramaient, et ils reconnurent que pas un
n'était de race orientale, (c de façon, dit Haedo, que si
les Turcs venaient à manquer des bras chrétiens, ils
n'auraient peut-être pas un seul navire ^ » .
Quant à Cervantes, une pensée plus profonde encore
s'empara de son esprit à la vue de ces rivages où flottait
1. De inanera que a faltar a los Tunos ciislianos oliciales no auria
piitre ellos quiza un solo navio.
LA CAPTIVITE. 77
autrefois l'étendard castillan. Il se rappela le temps où
Ferdinand le Catholique dominait l'Afrique septentrio-
nale et les expéditions de Charles-Quint. Les larmes
lui vinrent aux yeux.
Le jour où j'arrivai, vaincu, sur ce rivage dont parle tout le
monde, et qui sert d'asile, de rendez-vous, de centre à tant de
pirates,
Je ne pus retenir mes pleurs. Malgré moi , sans savoir com-
ment, je me sentis le visage inondé de larmes.
Devant mes yeux se présentaient la rivière, la montagne d'où
le grand Charles partit, sa bannière flottant dans les airs,
Et la mer qui, jalouse de sa grande entreprise, envieuse de
sa gloire, se montra alors plus irritée que jamais;
Roulant ces pensées dans ma mémoire, je laissai échapper de
mes yeux les larmes que mérite un si éclatant désastre ^
L'organisation, relativement régulière, d'Alger sem-
blait montrer que toutes les mesures étaient prises pour
empêcher le retour de la domination espagnole. Ra-
badan règne alors, les Turcs sont les maîtres, les Maures
sont refoulés, les chrétiens travaillent. Deux courses
ravitaillent l'empire barbare : la course de terre, qui
apporte de l'intérieur le fruit du pillage, la course de
mer, qui apporte de l'extérieur les richesses dérobées
à l'Europe.
Cervantes, témoin oculaire de ce douhle brigandage ,
contemple ce qui se passe. — A l'une des portes d'Alger
arrivent cinq cents hommes armés, qui se rallient et se
forment sur deux files en arborant leur bannière, la
vandera delcavallo. C'est une mahala qui rentre et qui
vient d'opérer la levée de l'impôt, en y ajoutant, pour
le grossir, toutes sortes de razzias secondaires. Ils ont
I . Voir FA Trato de Arçiel et la lettre à Mateo Vasquez.
78 CHAPITRE IV.
vécu pendant quatre ou cinq mois aux dépens des Afri-
cains, ils en ramènent plusieurs qu'ils ont faits esclaves,
et Ton aperçoit parmi les botes de somme chargées de
blé, de miel, de beurre, de ligues et de dattes, des
femmes qu'on pousse en avant et des enfants que Ton
frappe. Grande fête dans la ville ; les décharges de mous-
queterie font retentir la grande rue, tandis que la troupe
descend, se range sur la place et annonce les prises
qu'elle va vendre. Ainsi se termine la garrama ou con-
tribution de terre.
Cependant un grand bruit se fait entendre dans une
autre partie de la ville. C'est l'arrivée au port de la
galima ou de la course de mer. Le débarquement s'ef-
fectue dans un ordre invariable. Avant tout, on fait por-
ter les rames en magasin, et personne parmi les Turcs
ne doit descendre à terre jusqu'à ce que le navire soit
dépouillé et demeure comme un oiseau sans ailes; car
les captifs sont là, avides de liberté; il suffira d'un
instant d'oubli pour qu'ils saisissent les rames et
s'échappent. On prend donc ses sûretés, puis on dé-
barque ses marchandises, ses esclaves, tout le butin, à
la grande joie des marchands et du roi. Les captifs sont
fouillés et examinés des pieds à la tête. On fait des caté-
gories. Ceux qui sont riches ou nobles doivent être sé-
parés avec soin des vilains et des pauvres. Les premiers
représentent une valeur en argent : ils se rachèteront;
les autres représentent le travail et la main-d'œuvre. On
maltraite les misérables et on les embrigade immédiate-
ment; on réserve les gentilshommes.
Véritable comédie que la hausse ou la baisse sur le
marché d'Alger. Le possesseur du captif, pour faire
monter le prix de ce qu'il vend, procède avec une habi-
LA CAPTIVITÉ. 79
leté et une gradation admirables. Tandis que l'esclave
proteste de sa pauvreté et s'abaisse pour abaisser le
chiffre de sa rançon, le maître affecte de traiter sa vic-
time avec le plus grand respect; il la nourrit presque
bien, en lui faisant remarquer qu'il se ruine par bonté
pure et par déférence, et il glisse quelques mots sur
l'espoir de rentrer dans son argent. Le prisonnier dé-
clare qu'il ne pourra jamais obtenir la somme qu'on lui
demande : il n'est pas riche, il est simple soldat... Mais
le Turc donne de l'avancement à son prisonnier; il fait
du soldat un général, du matelot un caballero, de l'abbé
un archevêque.
— « Moi , qui suis un pauvre clerc , dit le docteur
Sosa, ils m'ont fait évoque, de leur propre autorité et
plénitude potestatis. Plus tard ils m'ont fait secrétaire
intime et confidentiel du pape. Ils m'assuraient que j'a-
vais été tous les jours, huit heures durant, enfermé avec
Sa Sainteté dans une chambre, où nous traitions dans le
secret les plus graves affaires de la chrétienté. Ensuite
ils m'ont fait cardinal, ensuite gouverneur du Castel-
Nuovo de Naples, et aujourd'hui on im^jj^i^orme en
confesseur de la reine d'Espagne. » Le docteur Sosa se
défend en vain de tous ces honneurs; on produit des té-
moins, chrétiens ou turcs, qui jurent avoir vu Sosa
cardinal ou gouverneur.
Les prisonniers quelque peu remarquables étant ainsi
revêtus de dignités redoutables et entourés d'honneurs
payables en espèces , lorsqu'on fouilla Cervantes et
qu'on trouva sur lui les lettres de recommandation de
don Juan d'Autriche et du duc de Sesa, ce fut son mal-
heur. Malgré ses protestations, le soldat de Lépante fut
traité comme un grand seigneur à qui l'on pouvait de-
SO CHAPITRE IV.
mander une forle raiiroii. Il vil de près la comédie jouée
par les Turcs, qui commençait par des génuflexions et
se terminait souvent d'une manière sanglante. Quand ils
renonçaient à la douceur cauteleuse, ils passaient si vite
de la prière à la menace et de la menace aux effets, que
bien des chrétiens effrayés saisissaient le moyen de salut
qui s'offrait à eux et qui était de renier leur foi. Un
mot, un seul, et les fers tombaient. Chose étrange (pour
ceux qui ne croient qu'aux intérêts et n'admettent pas
l'empire des idées), les marchands de chair humaine
immolaient sans hésiter leur cupidité à leur croyance,
du moment que l'islam pouvait y gagner un homme de
plus. Sur ce marché , où l'Asie trafiquait de la race
européenne, la lutte morale dominait l'avidité mercan-
tile. Un jour, un chrétien commet un crime sans rémis-
sion; il frappe un janissaire. On le conduit sur le rivage
pour y être brûlé vif. Là, il abjure, il est pardonné.
Quand un chrétien se fait mahométan, rien n'est trop
beau pour lui ; la cérémonie de l'affranchissement et de
la circoncision s'accomplissent d'abord solennellement,
puis on donne au renégat, avec sa car ta de francos^ de
l'argent, ^T^WU'aves, des vêtements, des bijoux et des
chandelles vertes. Il sera adopté par un Turc et pourra
hériter de son maître. Si quelque soldat espagnol d'Oran,
si le patron d'un navire italien vient de lui-même, libre-
ment, se naturaliser Algérien, on le reçoit avec de grands
honneurs, on le met à cheval, une flèche à la main, en
habit turc. Les janissaires, au nombre de cinquante ou
de soixante, lui font cortège à pied, les alfanges nus,
tenant la bride du cheval et sonnant de la trompe ; le
roi en personne fait les frais du festin de rigueur et offre
au renégat la facilité d'entrer dans le corps des janis-
I
LA CAPTIVITK. S
saires. C'est ainsi que les Orienlaiu lecrutent des âmes
pour le compte de Tislamisme.
D'une autre part, le christianisme se défend sur cette
rive inhospitalière. Une corporation s'est organisée,
celle des Pères rédempteurs, qui s'efforcent, non-seule-
ment de racheter les chrétiens et de répandre des au-
mônes, mais encore de soutenir les courages faihles et
de préserver contre la tentation les femmes, les enfants,
les pauvres gens livrés sans espoir aux angoisses du
corps et de l'esprit.
Cervantes regarde d'un œil attendri cette lutte dont il
comprend la gravité terrihle. Il voit avec indignation
combien gagne de terrain Mahomet, c{ui bientôt possé-
dera dans le monde cent millions d'âmes et sur la mer
espagnole un pouvoir indestructible. Il conçoit alors la
pensée, qui ne le quittera plus jusqu'à la fm de sa vie,
de réveiller le cœur de son pays et de lui faire mesurer
les progrès de l'ennemi. Il commence sa croisade à Al
ger, oii (s'il ne peut rien par la force) il agira du moins
par l'exemple et par la parole. Non -seulement il retient
ceux qui éprouvent la tentation de renier Jésus-Christ \
mais il recherche avec une pitié généreuse les malheu-
reux qui manquent de repos, de nourriture et de secours
moral. Il partage avec eux le peu qu'il a, il aborde les
petits enfants avec des encouragements.
Son cœur saignait à voir la cruauté des Turcs. L'his-
toriographe d'Alger, Haedo, est intarissable sur la va-
riété et l'atrocité des supplices infligés aux chrétiens
dans les bagnes et sur les galères. « Coups de bâton,
coups de poing, coups de pied, le fouet, la faim, la soif,
1. Voir Baùos , la scène entre Alvarez et Saavedra.
82 CHAPITRE IV.
une multitude de ciuautés inhumaines et continuelles,
voilà ce qu'ils emploient contre les pauvres chrétiens
qui rament, auxquels ils ne laissent pas une demi-heure
de repos. Ils leur ouvrent cruellement les épaules, leur
tirent le sang, leur arraciient les yeux, leur rompent les
bras, leur brisent les os, leur taillent les oreilles, leur
coupent le nez, puis ils les tuent et les jettent à la mer...
tout cela pour obtenir que les rameurs enlèvent le vais-
seau et le fassent courir plus vite qu'on ne vole... Il n'y
a pas de langue humaine qui puisse exprimer, pas de
plume qui puisse peindre ces misères ^ » Le général de
la mer, Arnaute-Mami , était le modèle achevé de la
barbarie et de la fantaisie dans la cruauté. Les corsaires
ses compagnons se réglaient sur lui et il ne se réglait
lui-même que sur son caprice.
Cervantes réfléchit au moyen de déjouer et même
d'abattre ces maîtres féroces, incroyable entreprise dans
laquelle il s'engagea avec une énergie et déploya une persé-
vérance sans égale. Tout d'abord il se rapprocha particu-
lièrement des gentilshommes et des capitaines qui lui
parurent hardis et décidés. C'était un groupe d'hommes
indomptables, qui nouaient des complots, que les rené-
gats haïssaient, que les Turcs ménageaient comme cap-
tifs de rachat, que les soldats pauvres respectaient par
habitude, et qui passaient fièrement au milieu de tous,
vivant de leurs idées, méprisant le reste et répondant
quand on leur proposait d'abjurer leur foi : Je suis
Espagnol! Purs au milieu des épreuves, ils justifiaient
cet orgueil. Les chevaliers de Saint-Jean se reconnais-
saient, au milieu de la foule en haillons, à la dignité de
\ . Haedo , p , 17.
LA CAPTIVITÉ. 83
leur attitude. A voir un de ces gentilshommes, on eût
dit la statue de Thonneur castillan dressée sur la terre
de servitude. Gomme le Gid, ces capitaines offraient Vor
de leur parole à qui leur demandait une garantie. Tel
ce Francisco de Meneses, qui renouvela le trait de
Régulus. Il partit pour l'Espagne sous serment de reve-
nir, et il revint.
Cervantes se rapprocha de Francisco de Meneses et d'un
autre capitaine pris à la Goulette en 1574, Beltran de
Salto y Gastillo. Les mêmes regrets et les mêmes réso-
lutions secrètes animaient ces hommes qui ne pouvaient
pas voir sans colère le fort construit à Alger parGharles-
Quint tombé au pouvoir de l'islamisme. Ils invoquaient
la tradition castillane qui marquait l'Afrique comme
une propriété espagnole. Ils parlaient des faits de guerre,
de leurs revers, de leurs victoires, série interrompue
qu'il fallait renouer. Ils contaient des anecdotes sur
Gharles-Quint, ils composaient des vers à la gloire de
l'Espagne. Leur imagination échauffée leur rappelait
les noms, alors célèbres, des hommes qui, sur cette terre
d'Afrique, à Oran, à Bougie, à la Goulette, avaient osé
braver une multitude barbare. Ghacun d'eux pensait
comme autrefois Gésar au milieu des pirates et regardait
cette lutte séculaire comme un duel entre gentilshommes
et forbans.
Depuis quarante ans on avait vu les Espagnols captifs
braver tous les périls pour échapper à la servitude. Ges
hidalgos, trop chrétiens pour renier, trop pauvres pour
se racheter, conspiraient sans relâche pour sortir d'Al-
ger. Leur caractère était indomptable. On citait par
centaines les noms des hommes qui avaient préféré la
mort à l'esclavage.
.S4 CHAPITRE IV.
La lisle des genlilsliommes qui périrent ainsi i'ormail
un long martyrologe. Cervantes la savait par cœur. Il
la trouvait plus glorieuse qu'effrayante. A peine à Alger,
il examina les divers moyens de fuir. On pouvait s'échap-
per soit par mer, soit par terre. Ne pouvant se pro-
curer aucune barque, Cervantes se décida d'abord pour
une évasion par terre, et offrit à ses amis de marcher
ensemble vers Oran où ils trouveraient la garnison es-
pagnole.
Son projet fut adopté par Meneses, par Beltran de
Salto, par les alfereces Rios et Gabriel de Castaneda,
par le sergent Navarrete et par un nommé Osorio. On
choisit un Maure qui connaissait le pays. Rien n'était
plus dangereux qu'une pareille entreprise. La longueur
du chemin, la chaleur de la route, la faim et la soif ex-
posaient toujours à la mort ceux qui s'engageaient dans
une pareille aventure. En 1568, on avait surpris un Ita-
lien, en 1572 deux Espagnols sur cette route. L'Italien
fut pendu ; les Espagnols furent tués à coups de bâton.
Malgré tout, Cervantes partit. Mais, au bout d'une jour-
née de marche , le Maure les abandonna et ils furent
obligés de regagner eux-mêmes leur prison.
Comment échappèrent-ils au supplice, je l'ignore;
mais, après cette première tentative, Cervantes avait con-
quis parmi les captifs une sorte d'autorité morale. Tout
le monde venait à lui. Un témoin interrogé dans une des
enquêtes, Alonzo Aragones, déclarait que Cervantes « était
en relations continuelles avec les chrétiens les plus dis-
tingués, prêtres, religieux, lettrés, caballeros, capitai-
nes, que sa conversation élevée, pure et joyeuse le faisait
rechercher et que les Pères Rédempteurs l'admettaient
dans leur confiance comme à leur table. » Peu à peu il
LA CAPTIVITÉ. 80
attira autour de lui des hommes de cœur dont il devint
le chef. Tous s'entr'aidèrent soit pour fuir, soit pour se
racheter.
L'alferez, Gabriel de Gastaneda, qui trouva le pre-
mier sa rançon, offrit à Cervantes de lui en chercher
une en Espagne ; Cervantes lui remit une lettre pour sa
famille, dans laquelle il informait les siens de sa capti-
vité et de celle de son frère. Ce fut une terrible nou-
velle pour le vieux Rodrigo de Cervantes. Il n'hésita pas
un instant. Il engagea son morceau de terre, il prit les
petites sommes qui devaient servir de dot à ses filles, il
réunit son avoir; et ce pauvre, devenu plus pauvre en-
core, envoya à Alger le modeste appoint qu'il pouvait
fournir. Cervantes, aussitôt qu'il reçut l'argent, courut
chez Dali Mami et le lui offrit, pour son frère et pour
lui. Le corsaire se mit à rire.
«Vous valez davantage, » lui dit-il. Et il ne voulut
entendre parler d'aucun arrangement. La réputation mi-
litaire de Cervantes, le rang qu'il avait pris, son air de
gentilhomme et ses lettres de recommandation élevaient
le prix de sa rançon. On le tenait pour muy bien sol-
dado y principal. Dali Mami lui fit la vie dure en rai-
son de sa qualité et le mit aux fers pour obliger (c une
personne aussi considérable » à trouver de l'argent*.
Cervantes n'était pas homme à se décourager. Les
crises au contraire lui aiguisaient l'esprit. « Je cher-
chais, dit-il, d'autres moyens d'arriver à ce que je dési-
rais tant, car jamais l'espoir de recouvrer ma liberté
ne m'abandonna; j'imaginais, je mettais en œuvre, et
quand le succès ne répondait pas à l'intention, aussitôt,
1. Una peisona de mucha cuenta v reputacion. — Voir, dans l'en-
quête de 1580, les dépoifilions de Valcazar et de Vép;a.
86 CHAPITRE IV.
sans m'abandonner à la douleur, je me forgeais une
autre espérance qui, si faible qu'elle fût, soutînt mon
courage ^ »
Il prépara un nouveau plan. Avec sa générosité natu-
relle, il avait décidé que son frère serait délivré le pre-
mier, au moyen de l'argent arrivé d'Espagne ; mais il
résolut de faire servir cette délivrance à celle de ses
amis et à la sienne propre. Rodrigo, une fois libre, se
hâterait d'envoyer, soit de Majorque, soit de Barce-
lone, un vaisseau qui viendrait louvoyer sur la côte
d'Afrique et enlèverait Cervantes avec des compagnons
d'élite. Cet expédient n'était pas sûr ; plus d'une fois
déjà de pareilles tentatives avaient échoué. Les captifs
qu'on délivrait les premiers promettaient avec ardeur
de revenir et d'être fidèles au rendez-vous. « Mais l'ex-
périence avait appris combien, une fois libre, on tenait
mal les paroles données dans l'esclavage. Très-souvent,
des captifs de grande naissance avaient employé ce
moyen, rachetant quelqu'un de leurs compagnons pour
qu'il allât, avec de l'argent, à Valence ou à Majorque,
armer une barque et qu'il revînt chercher ceux qui lui
avaient fourni sa rançon ; mais jamais on ne les avait
revus, parce que le bonheur d'avoir recouvré la liberté
et la crainte de la perdre encore effaçaient de leur sou-
venir toutes les obligations du monde ^. » Cervantes pensa
conjurer l'ingratitude humaine en choisissant son propre
frère pour cette mission d'honneur. D'ailleurs il ne pré-
cipita rien ; on va voir avec quelle patience il organisa
cette nouvelle entreprise qui dura plus de sept mois.
Tout d'abord il entama des relations avec les rené-
1 . Voir le Captif.
2. Ibidem.
LA CAPTIVITÉ. 87
gats ou les esclaves employés dans les jardins de la côte.
Un pauvre Navarrais, appelé Jean, était jardinier de
Talcade Hassan qui possédait une campagne à trois milles
environ, à Test d'Alger. Cervantes fit luire aux yeux de
cet homme l'espérance de la liberté et lui promit de par-
tager avec lui les dangers inséparables dîme tentative
de fuite. On convint qu'il recevrait un à un et cacherait
les chrétiens envoyés par Cervantes.
Jean creusa, au fond d'une grotte, une chambre ca-
pable de recevoir quelques hommes. Cervantes chercha
ensuite un pourvoyeur qui pût nourrir les fugitifs et
qui fût assez libre de ses mouvements pour aller et ve-
nir sans éveiller les soupçons. Il connaissait un renégat
appelé le Dorador, né à Melilla, qui témoignait le désir
de redevenir chrétien. Il l'encouragea dans cette inten-
tion.
Gela se passait au mois de janvier 1577. Quand Cer-
vantes se crut assuré de réussir, il se décida à envoyer
à la grotte quatorze fugitifs. Ils devaient attendre long-
temps, se cacher tout le jour et ne sortir que le soir.
Le Dorador apporterait des vivres, avec les instructions
de Cervantes. Quant à lui, il resterait à Alger jusqu'au
dernier moment, comme le capitaine à son bord.
Le mois de février et le mois de mars se passèrent
sans qu'on osât rien entreprendre. On savait que la mer
était aux pirates. Cette année-là surtout, les Algériens,
forts de l'impunité, tenaient sous leur domination une
grande partie de la Méditerranée et de l'Afrique. Cer-
vantes, aux aguets, suivait du regard et les courses de
mer et les courses de terre dirigées contre le Maroc et
Tlemcen. Il vit entrer dans le port, à la fin de mars,
une des plus belles galères espagnoles, le Sa7i Pablo^
88 CHAPITRE IV.
et, sur ce navire, un butin énorme, une somme de cent
soixante-dix mille ducats et deux cent quatre-vingt-dix
captifs. Elle avait été surprise dans un port chrétien, à
l'île Saint-Pierre, par douze bateaux d'Alger.
Là se trouvait un homme destiné à jouer un grand
rôle par sa science, son caractère et son énergie, parmi
les espagnols prisonniers : c'était le docteur Antonio de
Sosa, dont le nom a été cité déjà, qu'on retrouve par-
tout dans le livre d'Haedo et qui exerça sur l'esprit de
Cervantes une influence considérable. La dignité natu-
relle de sa personne et de son esprit, son stoïcisme, sa
vertu un peu hautaine, lui donnaient un ascendant ex-
traordinaire. Cervantes voulut connaître Sosa, il alla le
voir chez le juif qui l'avait acheté, rêvant déjà de l'as-
socier à son évasion. Sosa était enchaîné dans une
mazmorra, espèce de fosse malsaine. Quand Cervantes
parla de fuir, le prisonnier lui montra tranquillement
son cachot, ses fers, ses jambes enflées. Mais, touché
de la délicatesse de Cervantes, il voulut, s'il ne pouvait
être de la fuite, êlre au moins du complot. Confident
de ses projets , il en admirait l'audace, il en crai-
gnait la témérité. Peut-être parvint-il à calmer l'impa-
tience du soldat, en lui faisant entrevoir l'espérance de
se racheter. C'était l'époque de l'année où d'habitude
les Pères de la Rédemption arrivaient.
En effet, le 20 avril 1377, on vit débarquer, avec
ses religieux, le frère Jorge de Olivar, rédempteur
pour la couronne d'Aragon et commandeur de l'ordre
de la Merci. Ce fut un nouvel ami pour Cervantes. Les
qualités du frère, excellent homme, très-simple et très-
courageux, qui s'exposait gaiement au martyre, touchè-
rent profondément notre écrivain. Il écoula les paroles
LA CAPTIVITÉ. 89
du nouveau venu avecuneconfiance toute filiale. Celui-ci
se réunit à Sosa pour tempérer la vivacité intrépide de
Cervantes. Ces lettrés, ces Pères lui donnèrent de la
prudence, ainsi que le docteur Domingo Becerra, prêtre
de Séville, qui se lia également avec Cervantes.
D'autres causes vinrent encore paralyser son action.
Alger devait bientôt changer de maître , Rabadan-Bacha
allait quitter le gouvernement, dont la durée était li-
mitée à trois ans. Ces changements ne se faisaient
guère sans trouble. En 1577, l'agitation d'Alger fut
plus grande que d'habitude.
Un événement particulier vint surexciter la colère
des musulmans. Ils apprirent qu'à Valence , dans un
auto-da-fé, on avait brûlé un corsaire morisque. Cette
nouvelle leur fit venir la pensée de supplicier , par
représailles, un ou plusieurs chrétiens. « Pour ré-
pondre aux inquisiteurs d'Espagne S » il fallait choisir
des victimes marquantes, surtout des prêtres, ((parce
que ce sont les fauteurs des persécutions. » On voulut
d'abord prendre un des captifs du San-Pablo, mais les
uns étaient rachetés, les autres étaient la propriété de
quelque maître qui ne voulait pas s'en dessaisir. On
obtint du roi Rabadan la permission d'acheter et de
sacrifier un prisonnier illustre. Ce furent alors des cris
de joie effrayants. On désigna pour le martyre un prêtre
valencien, de l'ordre militaire de Montesa , appelé frère
Michel de Aranda. Les Rédempteurs voulurent empê-
cher cette exécution ; Jorge Olivar et le commandeur de
Majorque, Jeronimo Antich, se jetèrent au milieu de la
foule, les mains jointes; la foule ricanait. Ils coururent
1. Voir Hacdu, f. ISl.
90 CHAPITRE IV.
chez le corsaire Mami et le conjurèrent de sauver le
Valencien. Le corsaire les repoussa brutalement et les
chassa, en criant dans sa langue franque : Andar,
papas, andarl Ya-t'en, prêtre, va-t'en! Non-seulement
lui, mais toi et ton compagnon, vous méritez d'être
brûlés vifs à la marine ! »
Le samedi matin, 18 mai, on apporta en quantité du
bois sur le port, on fixa en terre une ancre et on alla
chercher le frère Michel. Il fut conduit en grande
pompe à la maison du roi ; ensuite on le promena au
milieu d'une foule qui Tinjuriait. Mille prétextes furent
inventés pour jouir longtemps de ce spectacle; on pro-
longea l'horrible journée jusqu'à cinq heures du soir.
Alors seulement le malheureux fut dirigé vers la ma-
rine , tandis que les uns lui arrachaient la barbe ou les
cheveux, et que les autres le frappaient à coups de pied,
à coup de bâton ou à coups de souliers. Sans les bour-
reaux qui essayaient d'écarter les assaillants, il eût été
mis en pièces. A l'arrivée, on l'attacha à l'ancre avec
une chaîne de fer. On élargit le cercle des spectateurs.
Un Maure s'avança; c'était le frère de l'homme qu'on
avait tué à Valence. A haute voix il insulta le prêtre;
d'une main, il le saisit par la barbe, de l'autre, il prit
un tison enflammé et lui brûla la figure. Puis il lui
lança une pierre qui fut le signal pour tous de la lapi-
dation. Un peuple entier se précipita aussitôt sur les
pierres amassées d'avance et commença à ensevelir le
malheureux sous une pluie de projectiles. Ensuite on
amassa autour du corps, dont on apercevait encore le
buste, une montagne de branches auxquelles on mit le
feu..
Cervantes , saisi d'horreur à l'aspect de cette exécu-
LA CAPTIVITÉ. 91
tion sauvage , se promit de raconter un jour à sa
nation le contre-coup africain des auto-da-fé espagnols
et de protester contre les supplices qui appellent des
supplices. Mais, loin de s'effrayer pour son compte, il
résolut de poursuivre son projet de fuite interrompu
par la frénésie publique, il adressa en Espagne des let-
tres pressantes qu'il fit apostiiler par deux hommes
considérables, captifs alors, Antonio de Tolède et Fran-
cisco de Valence, tous deux chevaliers de Saint-Jean et
de la maison du duc d'Albe. Ils demandaient aux vice-
rois de Valence et de Majorque d'envoyer une galère
qui croiserait devant la côte, non loin du jardin, et que
Ton rejoindrait au premier signal. Une pareille recom-
mandation donna la plus grande confiance à Cervantes ,
et il croyait toucher au but, lorsque tout fut remis en
question par l'arrivée du nouveau roi, Hassan. Le nom
seul de cet homme répandit le trouble dans Alger.
Avide et cruel, il effrayait les Turcs eux-mêmes.
Le 29 juin 1577, Hassan-Bacha fit son entrée à Alger.
C'était un Vénitien, élève des corsaires Dragut et Aluch-
Ali, formé, dès l'enfance, par eux au métier de pirate.
Un trait de sa vie le peindra. Un jour, naviguant sur les
côtes de Morée, il découvrit que ses hommes avaient
comploté sa mort. Il les fit pendre aux antennes, l'un
par le bras gauche, l'autre par le bras droit; un troi-
sième fut écartelé au moyen de quatre galères faisant
l'office de chevaux. Il fit grâce aux autres. Ainsi agissait
l'homme qui domina Alger de 1577 à 1580 et contre
lequel Cervantes lutta pendant ces trois années.
Il inaugura son règne par une compression et un ac-
caparement universels.
A peine débarqué, il s'adjugea les captifs de rachat.
02 CHAPITRE IV.
On payait au roi un septième de la valeur des prises; il
exigea un cinquième. Il s'empara de tout le blé, fit et
vendit le pain lui-môme, saisit le beurre, l'huile, le
miel, les légumes apportés au marché, et laissa aux ja-
nissaires les oignons et les choux. Les impôts furent
augmentés. Les Maures et les Arabes, forcés de le payer
en nature, accumulaient chez lui toutes leurs denrées,
qu'il leur revendait ensuite à eux-mêmes à des prix
très-hauts. La monnaie d'argent fut réunie par lui et
refondue secrètement par des esclaves européens pour
être envoyée à Gonstantinople, à son bénéfice.
Hassan rachetait les esclaves à leurs maîtres et dou-
blait le taux de leur rançon. Ancien trésorier d'Aluch-
Ali, il s'entendaitmerveilleusementàtoutes ces opérations.
A première vue, il distinguait son intérêt et son profit
dans toutes les affaires. Ce discernement mercantile
dictait sa conduite envers les esclaves. L'usage était
qu'on amenât devant lui ceux qui avaient tenté de fuir.
Si l'esclave lui paraissait de valeur, il le déclarait sien
et transformait la présentation en une prise de posses-
sion. Dans le cas contraire, il faisait étendre le captif
sur le sol et on le bâtonnait jusqu'à la mort ; parfois il
interrompait lui-môme le supplice, pour mutiler de sa
main le malheureux.
On se révolta quelquefois, on se plaignit à Gonstan-
tinople, mais le sultan ht la sourde oreille. Le sultan
obéissait à sa mère, celle-ci était dominée par l'Uchaly,
et rUchaly sauvait Hassan, sa créature. C'est ainsi que
pendant trois années le roi nouveau brava les lois di-
vines et humaines, réduisit Alger à la misère et à la
famine, et ht sa fortune.
Tout d'abord il scruta du regard les bagnes où se
LA CAPTIVlTlv H 3
trouvaient les caplils, il devina même ceiiv qu'il ne
voyait pas et réclama Antonio de Tolède avec Francisco
de Yalencia, les deux prisonniers de marque que j'ai
nommés. Il entra en fureur quand il apprit la vente
précipitée de ces deux hommes. Cervantes nous a con-
servé cette scène tragi-comique , dans laquelle Hassan
éprouve un désespoir d'usurier. Selon lui, Francisco
valait 7,000 ducats; Antoine, un frère du duc d'Albe,
devait être vendu 50,000 ^
Hassan se rabattit sur le frère Jorge Olivar, qui , por-
tant avec lui l'argent du rachat, aurait été une excel-
lente prise. Il guetta toutes les occasions de l'accuser
et le dépouiller.
En attendant, il avait épuisé la ville et découragé les
corsaires. Bientôt on manqua de vivres et de prises.
L'épidémie suivit la famine, la mortalité fut effrayante
et les rues d'Alger s'emplirent de cadavres. L'impré-
voyance naturelle de cette population cosmopolite la
laissait aisément sans ressources, a Ces hommes, écrit
Sosa dans ses notes, ne savent que la rapine. Quand
ils passent deux mois en repos et ne sortent pas en
course ou ne font pas ce qu'ils appellent la galima ,
aussitôt eux, leurs enfants et les habitants de ce repaire,
meurent de faim. Ils étaient riches en avril, quand ils
venaient de s'emparer de la galère de Malte, où ils nous
ont pris. Un mois et demi après, ils sont sortis en course,
sous les ordres d'Arnaute Mami, mais, comme ils n'ont
rien ramené, ils sont furieux, honteux, et tout le monde
ici meurt de faim, surtout les janissaires et les arraez,»
qui vivent exclusivement des bénéfices du pillage.
1. Voir Cervantes, Trato de Argel, j. v. — //occfo, cliap. xxi, 3°.
94
CHAPITRE IV.
Ail milieu de cette crise, (Servantes résolut de ne
plus attendre, voyant que tout serait perdu s'il tardait
davantage. Il ne pouvait plus nourrir ses complices.
Force était d'abandonner son ami Sosa, à qui son état
de faiblesse ne permettait aucune tentative violente. Sosa
lui-même engagea Cervantes à partir et à exécuter un
projet qui rendrait des chrétiens à l'Espagne ^
On était au mois d'août 1577. Cervantes conféra avec
son frère ; Rodrigo se munit des lettres de recomman-
dation qui étaient préparées, il se racheta en réunissant
les deux rançons en une seule, et il promit d'envoyer un
navire dont il confierait le commandement à un homme
qui connût la côte. Il tint parole, un brigantin partit
sous la conduite d'un marin de Majorque, appelé Yiana.
Cervantes était prêt. Le 20 septembre, il alla embrasser
Sosa et lui dire adieu ; puis, s'échappant d'Alger, il
vint retrouver dans la grotte ses compagnons fugitifs.
Ceux-ci, privés de jour, plongés dans la terre humide,
é [aient malades et exténués. Il les releva en leur faisant
entendre ce mot de liberté que jamais il ne prononce
dans ses écrits sans émotion et éloquence. « La liberté,
dit-il quelque part, c'est le trésor donné à l'homme par
le ciel. Pour la liberté comme pour l'honneur, on doit
jouer sa vie, car le premier des maux est la servitude. »
Huit jours se passèrent. Le 28, arriva le brigantin, qui
s'approcha de nuit. Comme il préparait un signal ,
quelques Maures qui passaient Taperçurent dans l'ombre
et donnèrent l'alarme. Aussitôt le navire s'éloigna. Re-
vint-il plus tard? Ici les témoignages sont contradic-
toires. Les uns disent que Yiana revint mal à propos,
1. A efectuar una cosa de tanta onra y servicio de Dios.
LA CAPTIVITÉ. 95
fut surpris, enveloppé par les Maures et fait prisonnier.
D'autres accusent les marins chrétiens d'avoir tout perdu
par leur hésitation ^
Quoi qu'il en soit, les hommes de la grotte, à qui le
Dorador apportait des vivres , demeurèrent dans leur
retraite. Mais bientôt le Dorador ne reparut plus ; le
3\ septembre au matin, on entendit un bruit d'armes,
et de chevaux , le jardin fut investi par une dizaine de
cavaliers turcs et vingt-quatre soldats de pied armés
d'escopettes et d'alfanges. Le chef de la garde d'Hassan
les conduisait. On était trahi. Le Dorador avait livré le
secret de l'évasion au roi d'Alger, qui calcula aussitôt
le bénéfice qu'il en tirerait en mettant les esclaves de
rachat dans son bagne, et surtout en impliquant dans
la conspiration l'ami de Cervantes, le frère Olivar. L'ar-
gent des Rédempteurs l'empochait de dormir.
Les soldats turcs s'emparèrent d'abord du jardinier
navarrais et cernèrent la grotte. Cervantes n'eut que le
temps de dire quelques mots rapides à ses compagnons
épouvantés :
— L'unique chance de salut pour vous, leur dit-il à
la hâte, est de m'accuser tous.
Et il les prévint lui-même en s'avancant vers le chef
de la garde.
— Je déclare, dit-il que personne parmi ces chrétiens
n'est coupable. Moi seul, je suis l'auteur du complot et
je les ai entraînés à fuir^.
1. Dans l'enquête de 1580, on lit à l'art. 7 , qui fut rédigé sous
les yeux de Cervantes : « Habiendo Uegado una noche al mismo
puerto, por faltar el dnimo a los marineros y no querer sallar en tierra
a dar aviso a los que estaban eseondidos, no se efecluô la liuida. »
Cervantes les accuserait donc nettement de timidité.
2. Voir l'enquête de 1580, art. 9". — « Ninguno de estos cris-
\)i5 CHAPITHI': IV.
On reriit légulièremenl cl on transmit an lui la dé-
('laralioii de Cervantes. Au milieu des cris et des in-
jures de la population, on ramena les fugitifs à Alger,
où Hassan les fit mettre dans son bagne. Cervantes seul
fut amené devant lui pour subir un interrogatoire dont
tout le monde devinait Fintention. Il s'agissait de com-
promettre le frère Olivar, en le supposant du complot.
Olivar lui-même, qui savait le plan du roi, se regarda
comme perdu. Il envoya au docteur Sosa les vases sacrés,
les ornements sacerdotaux et tout ce qui servait au
culte, afm de sauver ces objets de toute profanation ; et
il attendit son sort.
— N'ayez pas peur, dit Cervantes aux chrétiens qui
le virent passer, je vous sauverai tous'.
On tremblait. L'agitation était grande dans la ville.
L'interrogatoire fut long et captieux. Hassan employa
tour à tour la séduction, la menace et les surprises. Il
ne voulait qu'un nom. Cervantes répondit toujours qu'il
était seul coupable et refusa de désigner un seul com-
plice, ni directement, ni indirectement. Hassan devint
furieux, l'Espagnol demeura impassible. Cervantes eut
à choisir entre la mort et un aveu. Il n'hésita pas. Per-
sonne ne douta plus de son supplice.
Tout à coup Hassan s'apaisa. Il le fit reconduire dans
son bagne et charger de fers, mais il garda le silence
sur ses intentions. Etait-il subjugué par la fermeté de
Cervantes? Conservait-il l'espoir de lui arracher une
lianos que aqui estan tiene culpa en este negocio, porque yo solo he
sido el autor del y el que les ha inducido a que se huyesen. »
1 . Déclaration de Crislobal de Villalon. « A el dijo Cervantes, cuando
iba a presentarse al rey, que no se escondiese ni tuviese miedo, pues
a todo defenderia y a si no mas ecliaria la culpa, »
i
LA CAPTIVITÉ. 97
parole conlre les Rédempteurs? Nul ne l'a jamais su;
tous les témoins et tous les captifs avouent que l'ascen-
dant de Cervantes leur paraît inexplicable. Sosa lui-
même, qui note jour par jour, dans son cachot, les évé-
nements, n'ose pas juger les projets d'Hassan, et écrit
simplement dans son mémoire : « Cervantes l'a échappé
belle; tous nous pensions que le roi le ferait tuer^ »
La lutte est ouverte, l'issue est douteuse, et cela dure
trois années. Le prince pirate achète Cervantes à Dali
Mami , pour 500 écus, double le prix de sa rançon
et, le tenant sous sa main, il joue avec sa proie.
Au fond, c'est une tragédie dont tous les personnages
et toutes les scènes excitent l'attention d'Alger. Jean
le Navarrais est pendu par son maître avec l'auto-
risation du roi. Le Dorador se meurt d'un autre sup-
plice, qui est plus lent, mais plus terrible. Le mépris
public le tue. Il erre seul, égaré, sombre, puis il se
décide à entrer chez Talcade juif Mahamet, qui tient
dans les chaînes le vénérable Sosa ; il descend dans le
cachot, et le voilà, cet homme dont les mains sont libres,
qui supplie le prisonnier d'accueillir sa défense, de l'ab-
soudre et de l'amnistier. Sosa l'écoute avec calme et lui
répond doucement qu'il ne peut laver le traître de la
trahison. Le Dorador s'en va, ulcéré, emportant avec lui
la rage qui le mine ; il met deux ans à mourir.
Cependant le frère Olivar continue son travail de
missionnaire sous le coup qui le menace, et Cervantes,
pressé de nouveau par Hassan de nommer ses complices,
répond toujours : — i/e, me adsum qui feci^ comme
le Nisus de Virgile ou comme la Médée des Grecs; car
1. Sin duda el oscapo de unabaena, porque pensabamos todos que
le mandasc matar el rey.
98 CHAPTTRR IV.
(•/est là une situadoii comme les anciens les aimaient,
héroïque dans sa réalilc, celle dont parle Sénèqu(; le
stoïcien : a II n'est pas de plus beau spectacle que
rhomme de bien aux prises avec la fortune. »
La vérité de ces faits nous est attestée par les témoi-
gnages les plus nombreux et les plus irréfragables. Mais
ce que nous savons à peine, ce qui est révélé seulement
par des indices rares, successifs et découverts de jour
en jour, c'est l'autre genre de courage qu'il fallut à
Cervantes pour donner à tous ses compagnons l'exemple
de la gaieté, de la confiance et de l'espoir. Ce n'était
pas assez de résister lui-même, il fortifia les autres. Il
faut le suivre, non plus année par année, mais d'une
seule traite pendant la période d'entreprise et d'audace
qui s'étend de 1577 à i580. C'est une véritable cam-
pagne dont le plan, la stratégie, les feintes et toute la
suite indiquent une persévérance admirable soutenue
par une grandeur croissante de conception. La hauteur
des vues succède au désir personnel de la liberté ,
désormais il veut davantage, il entre de plain-pied dans
le rêve politique d'une conspiration générale : son pre-
mier coup de main sera un coup d'État. En attendant, il
couvre sa marche, il dissimule, et il s'amuse à sauter
avec ses chaînes dans le bagne d'Hassan, pour se dis-
traire, dit-il.
Le bagne d'Hassan est un triste séjour. Qu'on imagine
un quadrilatère vide et nu, dans lequel des hommes
mal vêtus et oisifs sont entassés, un parc à bétail où les
têtes sont taxées, un entrepôt de marchandise humaine.
L'abattement règne dans cette enceinte populeuse et
morne. Tous misérables, tous dévorés d'ennui et altérés
de liberté, les captifs ne parlent entre eux que de la
LA CAPTIVITÉ. 99
ronron (jui ne vif'iK p,s. Leurs oiirdiens entretiennent
chez enx cette idée fixe par des coups, des vexations et
des outrages.
Cervantes, qui aime l'action et adore la liberté souffre
plus qu'un autre, et quelquefois, en soni^eant qu'il
mourra loin de sa famille, il sent les larmes lui venir
aux yeux. Mais l'âme des poètes cache des trésors sur
lesquels n'a jamais de prise le bâton du garde-chiourme
Oui donc méconnaîtra lo divin pouvoir des lettres en
voyant Cervantes se relever de l'abjection et ranimer
ses camarades en leur parlant de poésie et d'histoire '
« Parlons de nos guerres, dit-il, chantons nos cam-
pagnes. » Et l'on célèbre les Espagnols morts à la Gou-
lette, comme Périclès faisait l'éloge des Athéniens morts
a Platée. On se reprend à ces souvenirs dont la tristesse
est mêlée de gloire. Un Italien, appelé Rnffino, compose
un récit historique des expéditions de Tunis
— Courage ! lui dit Cervantes, la main qui , chargée
de chaînes, écrit ainsi, deviendra, une fois libre, la main
éloquente d'un Tite-Live moderne.
Que le destin cruel ne courbe plus ta têle.
Que la fortune un jour daigne briser tes fers
Tu seras couronné, - crois-moi, je suis prophète.
De lauriers toujours verts !
Cervantes trouve des rimes et prend part à ces nobles
distractions littéraires , quand il s'agit de rendre du
cœur aux captifs. Il ne leur propose pas l'oubli, mais les
grands souvenirs. Oue de vers n'a-t-il pas écrits qui sont
aujourd'hui perdus ! Il en portait souventà Antonio Sosa
•1 en demandait à ce Pedro de Aguilar, dont il rap-
pelle, dans la nouvelle du Captif, les deux sonnets sur
100 CHAPITRE IV.
la Cioulellc. On vient de retrouver à Gènes ceux qu'il
adressa à Ruflino et dont je cite un passage'. Ouelque
trouvaille que l'avenir nous réserve, soyons sûrs qu'elle
nous montrera le poëte ranimant les âmes autour de lui
par l'amour de la poésie et des lettres.
Un jour, il organisa au bagne la représentation d une
comédie espagnole. Il se trouvait là une cjuarantaine de
prêtres captifs, qui disaient la messe, prêchaient et don-
naient la communion chaque dimanche. Les musulmans
gardent l'usage de cette tolérance, malgré les haines de
races. Cervantes, au temps de Noël, se rappela les fêtes
religieuses de son pays, les souvenirs de son enfance et
les vers populaires qu'il avait entendu réciter par Lopc
de Rueda. Il les savait par cœur; Tauto-pastoral de la
vieille Espagne, moitié légende, moitié églogue, lui re-
vint en mémoire avec la veste de peau des bergers tra-
ditionnels et la crèche et l'étable. On joua au bagne un
noël dramatique de Rueda. Il fut convenu que les captifs
du dehors seraient invités. Les gardiens du bagne y con-
sentirent, à la condition que les chrétiens payeraient un
droit d'entrée. La représentation laissa à désirer, il y
eut des cris, des querelles à la porte et des interrup-
tions de plus d'un genre ; mais la journée fut si vive et
si gaie, que Cervantes, plus tard, la racontait dans la
scène suivante'^ :
Le Gardien Baxi [parlant à un Maure). — Pour dix écus je
n'en donnerais pas ma part! Asseyez-vous... Qu'on ne laisse en-
1. M. Ripa de Meana a adressé au savant bibliothécaire de Madrid,
M. liarlzeinbusch , ces pièces inconnues qui accompagnent le livre de
Ruffino intitulé : Sopra la desolazioiie delà Goletta et di forte di Tuni^i.
2. Voir les Bagnes d'Alger, u\^ journée.
LA CAPTIVITÉ. lOi
trcr personne, à moins de payer deux âpres bien trébuchants.,..
Les Espagnols vont jouer une belle comédie,
(Ici les chrétiens arrivent enfouie.)
Le Gardien. — Où vas-tu, chrétien?
Le Chrétien. — Je vais entendre la messe.
Le Gardien. — Paye !
Le Chrétien. — Comment, paye? on paye ici?
Le Gardien. — Voilà un vieillard encore bien neuf.
Le Maure. — Deux âpres, ou bien passe ton chemin.
Le Chrétien. — Je ne les ai pas.
Le Maure. — Eh bien , va te faire pendre ailleurs!
Un gentilhomme ofîre de payer pour lui. Il entre.
Mais un autre captif bataille encore à la porte. (Test
Tristan le sacristain.
— Laissez-moi entrer. Tenez! voilà un mouchoir que j'ai volé à
un juif il n'y a pas une demi-heure. Prenez-le en gage ou payez-
m'en la valeur.
Ce personnage est le bouffon de l'endroit ; bruyant,
taquin, il harcèle les juifs et les musulmans. Taisez-
vous, lui dit-on, « on commence le colloque de Rueda. »
El coloquio se comience
Que es del gran Lope de Rueda
Impreso por Timoneda
Que en vejez al tiempo vence.
— Avez-vous des vestes de peau? demande un gentilhomme.
Entendra-t-on des cantares ? Qui dira la loa ( prologue) ?
— On n'a rien de tout cela. Elle est misérable la comédie dos
captifs, elle est pauvre, affamée, malheureuse, nue et ahurie!
— Eh bien , s'écrie un autre gentilhomme, que la bonne vo-
lonté soit la bienvenue !
La pièce commence; on voit entrer en scène leherger
(Tuillaume. Il débite quelques vers d'une pastorale de
102 CHAPITRE IV.
Uueda S vers charmaiils pour les exiles, paroles rus-
tiques entendues jadis, échos lointains des impressions
d'enfance, qui n'ont de sens et de saveur que pour
l'oreille espagnole.
Tout à coup le berger s'arrête. Un Maure s'est pré-
cipité dans le bagne en criant : — Alerte, chrétiens,
alerte! qu'on ferme les portes.
Au dehors, un tumulte affreux agite la rue. On ap-
porte bientôt un chrétien blessé. Les janissaires, dit-on,
massacrent tous les chrétiens qu'ils rencontrent. Au
milieu du bruit et des voix confuses, on apprend enfin
la cause du désordre. Les Algériens avaient cru aper-
cevoir en mer une flotte chrétienne. C'était une illusion :
quelques nuages lointains , bizarrement éclairés par le
soleil, avaient été pris pour des vaisseaux; déjà les peu-
reux distinguaient des galères nombreuses , leurs
proues , leurs rames ; déjà on voyait don Juan , le
vainqueur de Lépante, descendre à terre. C'est alors que
les janissaires se mirent à exterminer les chrétiens et
vinrent tuer jusqu'à la porte du bagne : le sang cou-
lait de toutes parts, quand les nuages se dissipèrent el
avec eux les terreurs des musulmans.
Une fête interrompue par une boucherie, l'épouvante
se traduisant par la férocité, la comédie des prisonniers
terminée en tragédie, voilà l'étrange et fidèle tableau de
la vie au bagne d'Alger. Il ne manque à ces contrastes
qu'un seul trait : c'est l'auteur de Don Quichotte prépa-
rant au milieu des réjouissances de Noël une conspira-
tion générale. Cervantes, tandis qu'il semblait oublier
ses projets d'évasion, formai l un vasle plan : soulever
l. Ils n'ont été consoi'vés (jne dans ce [tassai^e de (Servantes, où
MoraUn les a recueillis. Voir MoraUn , Caialogo, etc.
LA CAPTIVITÉ. 103
duii seul coup tous les captifs, concerter leur insurrec-
tion avec une descente de Philippe II à Alger, et réta-
blir sur cette côte la domination espagnole, tel était son
rêve. Son ambition allait plus loin que celle des capi-
taines qui avant lui avaient organisé des conspirations.
On avait vu se soulever ainsi , en 1531 , sept cents
esclaves de Sargel; en 15S9, huit mille prisonniers de
Mostaganem, commandés par Martin de Gordoue. Mais
leurs mouvements, mal combinés, échouèrent par lin-
discipline des soldats de ce temps-là, tous aventuriers.
Cervantes voulait la destruction d'Alger, ce nid de pi-
rates, ou la conquête de la côte; selon lui, Faction réu-
nie de la flotte de Philippe, de la garnison espagnole
d'Oran et des captifs, devait assurer le résultat de Ten-
treprise. Il y avait à Alger quinze mille captifs au
moins \ L'idée de les réunir sous sa conduite et de pré-
parer lui-même par son activité le succès de son plan le
transporta d'enthousiasme, u Tels furent son héroïsme
et son industrie, écrit un contemporain '\ que si la for-
tune y eût répondu, il aurait rendu au roi Philippe II la
ville d'Alger. » Ame courageuse et gaie , il se mit à
l'œuvre et sollicita tour à tour à Alger, à Madrid, à
Oran, les princes, les capitaines et le roi.
Les événements parurent favoriser son audace. Une
flotte et une armée furent réunies par Philippe II sur
les côtes de l'Espagne du sud. Le bruit courut qu'il allait
envahir l'Afrique. Ses yeux, disait-on, avaient été ra-
menés vers l'Afrique par la bataille d'Alcazar, où tom-
1. Cervantes dit quinze mille dans le Trato , vingt mille dans la
le! Ire à Vasquez. Haedo dit vingt-ciru] mille.
2. Rodriuo Mendez de Siiva. — Ascendencia de Nuno Alphonse,
f. (iO. Voir Navarrele, p. ;'*G7 et 57 i.
104 CHAPITRE IV.
bèrent trois rois. (Tétait en 1579. Le roi Sébastien de
Portugal vint soutenir dans le Maroc le parti du préten-
dant au trône, Mahomet, contre son rival, Muley-Ma-
luch. Il fut vaincu et tué; son allié se noya; le vainqueur
lui-môme, Muley-Maluch, mourut de ses blessures. Aus-
sitôt Philippe II fit de grands préparatifs de guerre.
Tout le monde pensa qu'il allait fondre sur l'Afrique.
En réalité, il se tenait prêt à envahir le Portugal dès que
ce pays serait sans maître. Le roi Henri , successeur
de Sébastien, dont les jours étaient comptés, ne pou-
vait défendre longtemps son royaume.
Philippe dissimula son projet véritable et laissa ré-
pandre le bruit d une invasion prochaine en Afrique. Cette
rumeur causa une agitation profonde sur toute la côte
barbaresque. Musulmans et chrétiens en parlaient tous
avec des sentiments contraires. On épiait les nouvelles,
ou dénombrait les vaisseaux qui se réunissaient sous le
commandement du marquis de Santa-Cruz, on savait que
des troupes arrivaient d'Italie et d'Allemagne pour se
joindre aux levées espagnoles et que le duc d'Albe avait
sous ses ordres 36,000 hommes.
Hassan força les captifs à reconstruire les murailles
d'Alger; ils furent accablés de travaux et surveillés de
près. Quant à Cervantes, on le tint enchaîné. ((Lorsque
mon estropié espagnol est sous bonne garde, disait
Hassan, je suis sûr de la ville, des prisonniers et du
port^ »
Il se trompait, il comptait trop sur les chaînes pour
contenir le démon dont Cervantes était possédé. C'est
alors môme que le captif écrivit à Philippe II :
1 . Unédo,
LA CAPTIVITÉ. lOo
a Haut et puissant seigneur... que le courroux de ton
âme s'allume. Ici la garnison est nombreuse, mais sans
force, sans remparts, sans abri. Chacun, sur le qui-
vive, épie Tarrivée de la flotte pour s'enfuir. Vingt mille
chrétiens se trouvent dans cette prison; tu en as la
clef... '. »
Cervantes n'avait sans doute qu'une médiocre con-
fiance dans les intentions de Philippe II. Il chercha un
intermédiaire puissant et bien placé qui pût lui servir
d'interprète. Il choisit Mateo Yasquez, secrétaire du roi,
à qui il adressa une longue supplique écrite en vers.
Dans ce poëme, il rappelait ses services, il peignait l'is-
lamisme faible à la fois et triomphant; il faisait appel
enfin à la haute vertu de Mateo Yasquez. Ce n'était pas
là une flatterie, comme on le croirait, ni un mot banal.
Cervantes apercevait au milieu de la cour, foyer d'am-
bitions rivales et d'intrigues jalouses, le secrétaire du
roi comme un esprit élevé, sérieux et digne de com-
prendre les grands intérêts de l'Espagne. J'ai trouvé
dans un carton de la Bibliothèque nationale de Madrid
un feuillet sur lequel Mateo Yasquez a écrit pour lui-
môme les maximes de conduite qu'il se proposait de
suivre. Rien de plus simple et de plus noble que ce plan
inspiré par l'expérience quotidienne et par le désir de la
justice. Cervantes ne le flatte donc pas quand il le dis-
tingue de la foule des courtisans.
Si j'ai quelque expérience, lui dit-il dans sa lettre en vers, et
que je ne m'abuse pas, voici la cour : une multitude travaillée
d'une seule pensée, d'un seul désir.
1. Je ne donne ici qu'un fragment de ceUe leUre, découverte ré-
cemment, et que l'on trouvera plus loin (chap. v). Voir, pour la date
que je lui attribue, mes Nofcs.
106 CHAPITRE IV.
On rêve la clef d'or, on se dispute entre vingt personnes une
charge unique, on brigue l'ambassade, poste que la haute con-
fiance donne.
Là, chacun pour soi. Ils sont deux mille qui visent au but
pour leur compte, il n'y on aura qu'un dont la flèche donnera
dans le blanc,
Et celui-là peut-être n'a jamais importuné personne, jamais
attendu, l'estomac vide, jusqu'après vêpres, à la porte orgueil-
leuse d'un grand.
Celui-là n'a pas fait de l'argent un trafic, il n'a pas prêté, ni
emprunté. Il n'a de commerce qu'avec la vertu. En elle et en
Dieu il a mis sa confiance.
C'est de vous, Seigneur, qu'on pourrait dire, et je le dis, et je le
dirai, ma voix ne se taira pas, que la vertu seule vous a conduit,
Qu'elle a eu seule le pouvoir de vous élèvera ce degré de bon-
heur où vous êtes, favori humble, dénué d'ambition.
Heureuse et belle fut l'heure où le discernement royal décou-
vrit le mérite abrité
Dans cette sereine intelligence qui fait, avec votre loyauté et
votre discrétion, la puissance de votre vertu !
Je ne sais si les vers de Cervantes étaient bons, mais
l'accent en est pur et grave. Ce n'est pas là le ton des
adulateurs.
Dans ce monde, dit encore le poète, rien ne se fait sans tra-
vail. Le sentier laborieux de la vertu est le plus sûr et le plus
court.
On ne sait pas quel accueil fut fait à la lettre de Cer-
vantes. Philippe II, uniquement préoccupé du Portu-
gal, n'attaqua pas Alger. La démonstration simulée de
sa flotte n'eut d'autre résultat que de jeter la ville en-
tière dans un état de fièvre ( t de crainte qui se traduisit
en violences. Les passions, irritées déjà par la famine,
la mortalité et les exaclions du roi, devinrent si fu-
rieuses que l'anarchie se mit dans la population. On vil
les janissaires se révolter et l'aire couler des Ilots de sang.
LA CAPTIVITÉ. 107
Les captifs, regardés comme l'ennemi commun, furent
maltraités, privés de nourriture, écrasés de travaux. Les
maîtres devinrent plus cruels et les supplices plus nom-
breux. Au milieu de ce délire général, Hassan se mainte-
nait par la terreur et dépassait tout le monde en férocité.
c( La faim et le dénûment pouvaient bien nous fatiguer
quelquefois, dit Cervantes \ et presque toujours, mais
rien ne nous fatiguait comme d'entendre et de voir à
chaque pas les cruautés inouïes dont mon maître usait
envers les chrétiens. Chaque jour il pendait quelqu'un,
il empalait celui-ci, il coupait les oreilles à celui-là pour
le moindre motif ou sans motif; et les Turcs eux-mêmes
disaient qu'il le faisait pour le plaisir de le faire et
parce que son naturel était d'être le bourreau du genre
humain. »
Les chrétiens notaient jour par jour les événements
d'Alger; on tenait registre des supplices ou des aposta-
sies, dont il était dressé procès-verbal et dont on rendait
compte aux familles intéressées. Il est curieux de retrou-
ver ici quelques-unes des notes écrites, de 1S78 à J580,
par Antonio Sosa, par Becerra, l'auteur du Golateo^
ennemi juré de « la canaille turque, » et par le capitaine
Geronimo Ramirès, ami et compatriote de Cervantes.
Faire mourir les chrétiens sous le bâton, dit l'un, c'est la
cruauté la plus familière à ces barbares, envers les esclaves chré-
tiens, et la chose la plus quotidienne. Ils la font si aisément qu'il
suffit d'un caprice, d'une fantaisie, sans raison aucune, pour
qu'ils laissent un chrétien à terre, moulu comme du sel et demi-
mort. Ils frappent à tour de bras, et non-seulomcnl ils ouvrent
les épaules du ti^alheureux, mais ils lui rompent les os, puis ils le
retournent et lui donnent autant de coups sur le ventre et sur
1. Lt; C(ii>tij.
los nuAPiTUi-: iv.
l'estomac. Ils pilent les entrailles et battent la peau de l'homme
comme un tambour.... Ensuite ils le frappent sur le gras de la
jambe pour ne pas laisser une partie du corps sans douleur, ils le
pendent, la tôle en bas, et le bàtonncnt sur la plante des pieds;
enfm ils le couchent sur une table, fixent ses mains et déchargent
sur elles des coups de corbache qui causent une douleur nerveuse
épouvantable. Quand ils se fatiguent de frapper, le chrétien ne
bouge plus de la place où on l'a mis, et s'il n'est pas mort, il vit
peu d'heures ou peu de jours.
Qu'on n'accuse pas d'exagération celui qui écrit ces
lignes : il donne une liste nominale et précise qui le
justifie :
Ainsi fut tué dernièrement le bon frère Louis Grasso, Sicilien
(7 juillet i;)78). — Ainsi, par le gardien dubagne royal, le père
Lactancio de Police, franciscain de Sicile. — Ainsi le roi Hassan
a-t-il tué de sa main Juan Francisco, jeune et brave Napolitain
(16 septembre 1578). — Ainsi Cadi Raez, esse Turco y gran bor-
racho, l'ancien capitaine de Biserte, a-t-il tué de sa main et à
coups de bâton le vieux Juan, Sicilien (15 octobre 1578). — Ainsi
le roi a-t-il exécuté dans sa maison le mayorquin Pedro Soler, qui
avait essayé de fuir à Oran (12 décembre 1578). — Ainsi est
mort un Catalan, nommé Peroto, qui ne lui disait pas à son gré
ce qu'il voulait savoir de la flotte espagnole (13 janvier 1579).
— Ainsi le même Hassan, qui règne aujourd'hui, a-t-il fait expirer
sous le bâton le courageux Espagnol Cuellar, qui avait conçu l'au-
dacieux projet de s'enfuir du port, la nuit, avec trente chrétiens
(20 février 1579). — Ainsi le capitaine de la mer Mami Arnaut,
renégat albanais, a-t-il tué de ses mains avec l'aide de ses rené-
gats, en un seul jour, le Français Jean Gascon, les Italiens Felipe
et Pedro ses esclaves, parce qu'ils avaient évité d'aller en course
et s'étaient cachés : le sang que fit jaillir le bâton fut si abondant
et cette bête féroce s'en montra si avide qu'un témoin oculaire
m'a dit avoir vu dans la cour un véritable ruisseau, et qu'aujour-
d'hui on n'a pas encore pu en laver la trace. — Ainsi Borrasquilla,
ce cruel renégat génois, capitaine de galère, a-t-il massacré
deux chrétiens qui s'étaient absentés pour qu'il ne les conduisît
pas à Constantinople (1579). — Ainsi le renégat corse Hassan
a-t-il tué lui-même leGrecGeorgio, son esclave, parce qu'il avait
LA CAPTIVITÉ. 109
couché (]eliors pendant doux nuils (157Uj. — ■ Ainsi le gardien
du bagne a-t-il tué le pauvre Calabrais Simon qui ne s'était pas
rendu au travail (J579). — Ainsi le roi Hassan a-t-il fait tuer en
sa présence et chez lui leBiscayen Juan, surpris dans sa fuite sur
le chemin d'Oran ( 1579). — Ainsi ce même roi fit-il tuer un autre
jeune Espagnol appelé Lorencio, pris dans les mêmes circons-
tances. 11 mit deux jours à mourir ( 1 580 ). — Ainsi les janissaires
firent-ils mourir sous le bâton le pauvre Vénitien Louis. — Et
enfin ainsi mourut, il y a quelques jours, l'honorable Yicencio
Lachitea, gentilhomme sicilien.... J'en citerais bien d'autres qui,
depuis trois ans que nous sommes à Alger, ont été, de cette
façon, ou mutilés ou mis à mort.
Cette litanie, qui ne s'arrête pas là, est incomplète,
car elle ne comprend qu'un genre de supplices. «Par-
tout je rencontre dans les bagnes, sur les galioles, à la
messe, des hommes à qui on a coupé le nez ou les
oreilles, rompu les bras ou les jambes, crevé les yeux.
Ils portent ainsi les marques de leurs croyances. Si
Notre-Seigneur me laisse sortir de captivité, je donnerai
les noms des martyrs que j'ai vus ici. »
Telle est l'horrible situation des captifs. Le plus
modéré de ceux qui en parlent est Cervantes, et c'est
aussi le plus résolu de ceux qui bravèrent Hassan.
En vain lui rappelle-t-on la triste lin des malheu-
reux qui ont essa}é, par la fuite ou la révolte, de sor-
tir de misère. Les uns meurent de faim sur les routes,
les autres sont engloutis avec l'embarcation qu'ils ont
construite, ou, comme Tltalien Trinqueta, rejetés par la
tempête. D'autres assaillent le patron d'une galiote,
comme firent les rameurs de Kar-Hassan , en rade de
Tétouan (1577); quelques hardis soldats s'emparent en
1579 de la Casilba à Tunis. Mais presque toujours ces
hommes, désarmés, peu nombreux, n'échappent à la
servitude que par la mort. Pour vingt qui se sauvent,
ilO CHAPITRE IV.
des milliers siiccoinheiil. On leur donne rcsh-apride, on
les pend an\ antennes. TjCs corsaires, tonjonrssnr leurs
t(ardes, redoublent de ])arbarie. En mer, ils coupent le
nez à tout chrétien qui laisse tomber sa rame on qui la
mêle anx rames de ses compagnons; à terre, ils muti-
lent les captifs, pour l'exemple ; car à terre ils s'enivrent,
et, une fois ivres, ils tuent.
Cervantes sait tout cela et n'en tient pas compte. Il
songe de nouveau à fuir. Quand on le mène au travail,
il observe le port, d'où il voudrait partir : mais
toutes les barques sont sans rames. Il regarde tour à
tour la mer et la terre qui toutes deux l'ont trahi. Il
sonde l'esprit et les dispositions des hommes qu'il
rencontre et qu'il veut utiliser. Maures ou Juifs, rené-
gats même, il les examine tous, sans distinction de
classes, car il a reconnu chez plus d'un mécréant des
sentiments de pitié et chez bien des renégats un désir
de rentrer en Europe, dont il peut se servir.
Il y a des renégats, en effet, qui ont coutume, lorsqu'ils ont
l'intention de retourner aux pays chrétiens, d'emporter avec
eux quelques attestations des captifs de qualité, où ceux-ci certi-
fient, dans la forme qu'ils peuvent employer, que ce renégat est
homme de bien, qu'il a rendu service aux chrétiens et qu'il a
l'intention de s'enfuir à la première occasion favorable. 11 y en a
qui recherchent ces certificats avec bonne intention ; d'autres,
par adresse et pour en tirer parti. Ces derniers viennent nous
voler et, s'ils font naufrage, ou s'ils sont arrêtés, ils tirent leurs
certificats et disent qu'on verra par ces papiers qu'ils avaient
le dessein de revenir à la foi chrétienne, que c'est pour cela
qu'ils étaient venus en course avec les autres Turcs. Ils se préser-
vent ainsi du premier mouvement d'horreur, se réconcilient avec
l'Église, sans qu'il leur en coûte rien, et, dès qu'ils trouvent leur
belle, ils retournent en Berbérie faire le même métier qu'auparavant.
Mais il en est d'autres qui font sincèrement usage de ces papiers.
LA CAPTIVTTK. 1 I!
les recliorchent à bonne intention el restent dans les pays clin--
tions. Un de ces renéj;ats était, l'ami dont je viens de parler, lequel
avait des attestations de tous nos camarades, où nous rendions de
lui le meilleur témoignage qu'il fût possible. Si les Mores eussent
trouvé sur lui ces papiers, ils l'auraient brûlé tout vif*.
Cervantes trouva successivement parmi les renégats
et parmi les Maures deuK hommes dévoués qui l'aidè-
rent dans sa troisième et dans sa quatrième évasion.
Un Maure se chargea de porter à Martin de Gordoue ,
qui commandait à Oran, une lettre de Cervantes où il
annonçait qu'il gagnerait cette place avec quatre gentils-
hommes espagnols. Le chemin était si long et la cam-
pagne si gardée qu'il n'y avait pas d'espoir de réussir
si la garnison ne venait pas en aide aux fugitifs. Cer-
vantes demandait qu'on envoyât au-devant de lui une
escorte sûre. Son émissaire parvint heuceusement jus-
qu'au territoire d'Oran, mais là il fut découvert, pris et
fouillé. On le ramena à Alger, oii en l'empala.
Cervantes, dont la lettre fut connue, devait rece-
voir deux mille coups de hâton.
Pour la troisième fois on lui fit grâce. Comment lui
pardonnait-on un crime qu'on punissait de mort chez
les autres? Peut-être le renégat Maltrapillo (Morato
Raez) qui était Espagnol et qui avait du crédit, parla-
t-ilensa faveur. C'est une conjecture assez vraisemhlable.
Quoi qu'il en soit, Cervantes fréquentait désormais
les renégats , qui setds lui paraissaient capables de le
secourir. Il y avait alors à Alger un nommé Abd-el-
Rhaman qui était un licencié de Grenade et qui s'ap-
pelait jadis, en Espagne, le licencié Giron. Cervantes,
trouvant dans son cœur des souvenirs de la patrie
1 . Voir le Captif.
l 12 CHÂPITHb: IV.
absente el des regiels de la loi tialiie, re\horla à ren-
trer dans le sein de l'Eglise. On convint bientôt de re-
tourner en Espagne sur un navire que Ton achèterait
et que Ton armerait. Cervantes fut assez habile pour
se faire prêter la somme nécessaire par deux marchands
valenciens qui résidaient à Alger, Fun nommé Onofre
Exarque, Vautre Balthazar Torrès. Abd-el-Rhaman
acheta un bateau de douze bancs, et tout se prépara pour
le départ. Cervantes, plein de joie, voulut faire partager
son bonheur à soixante captifs de choix.
C'est alors qu'il fut trahi. Hassan fut informé du
projet de son esclave, sans peut-être en savoir le détail,
mais pourtant avec certitude. Il le laissa voir assez
clairement pour que les conjurés comprissent que leur
tentative avortait. On trembla. Les deux marchands
s'attendaient à être saisis. Ils croyaient que Cervantes,
interrogé, ne pourrait éviter de les nommer.
— Partez, lui dirent-ils. Nous payerons votre rançon
et vous quitterez Alger sur le premier vaisseau qui va
mettre à la voile.
Cervantes refusa. Il dit aux marchands de se tran-
quilliser. On pourrait le torturer et le tuer sans le
forcer à nommer ni à compromettre personne. Il exi-
geait seulement que tout le monde observât un silence
absolu sur le complot, tandis que, lui, il aviserait aux
moyens d'éviter les premiers effets de la colère
d'Hassan.
Cela dit, il s'échappa du bagne et alla se cacher
chez un ancien camarade, l'alferez Diego Castellano.
Aussitôt Hassan fit annoncer par le crieur public que
quiconque donnerait asile à Cervantes serait puni de
mort. L'alferez fit semblant de ne pas entendre; mais
LA CAPTIVITÉ. il3
son hôte, comprenant qu'on allait, pour lui , tuer Gas-
tellano et torturer les chrétiens, se livra.
On lui lia les mains, on lui mit une corde au cou, et
on recommença Tinterrogatoire tant de fois inutile,
cette fois en assurant le coupable qu'il périrait s'il n'a-
vouait pas le nom de ses complices. Cervantes n'avoua
pas. — ((C'est moi, dit-il, qui ai imaginé ce nouveau
plan avec quatre cohalleros qui sont maintenant hors
d'Alger.» Quant aux autres, ils ne devaient, prétendait-
il, être associés au projet qu'au moment de l'exécution.
Soit que Maltrapillo intervint encore, soit que la gé-
nérosité de Cervantes exerçât une influence autour
de lui, il fut épargné par Hassan. Comment Cervantes
échappa- l-il tant de fois à la rage de son maître? Pour
moi, en le suivant de près dans ces années d'épreuves,
je suis frappé de voir l'action mystérieuse d'un grand
caractère sur les événements et les hommes qui l'en-
tourent. Au milieu d'une population bigarrée, qui
change incessamment , parmi la foule des soldats et des
docteurs captifs, il occupe un rang exceptionnel. Les
Frères de la Merci, les marchands chrétiens, les rené-
gats de toute nation lui reconnaissent une supériorité
qui est toute morale. ((On admirait, dit le témoin Pe-
drosa, son courage et son caractère.» Ce témoignage
est confirmé par tous ceux qui l'ont vu à Alger et même
par ses ennemis. Où l'on voit éclater l'ascendant de
Cervantes, c'est dans la colère même de certains
hommes que son influence gêna et irrita. Il s'en esl
trouvé plusieurs, en divers temps et en divers lieux,
qui se sont révoltés contre le prestige attaché à son
nom. Avellaneda nous offrira plus tard un vivant
exemple de ce sentiment de malaise éprouvé par
8
i 14 CHAPITRE IV.
des esprits de second ordre en face du génie. Ici, en
Afrique, ce fut un Espagnol de Montemolin, nommé
Blanco de la Paz, qui ne pouvant supporter la grandeur
de ce prisonnier, voulut l'abaisser. «Il oublia, ditNava-
rete, qu'il était religieux dominicain.» Il épia Cer-
vantes, et c'est lui qui découvrit le projet concerté avec
le licencié Giron; aussitôt il en informa un renégat
appelé Gajuan, qui était au service du roi d'Alger.
Blanco de la Paz, nature audacieuse et jalouse, pour
laquelle c'était un impérieux besoin de se subordonner
autrui, ne rougit pas un instant de sa trahison. Son
but était de se faire craindre et d'envoyer à la mort
Cervantes. Il comptait bien que celui-ci, en assumant
toute la responsabilité du complot, se perdrait. Le
coup fait, il eut toute l'impudence d'un délateur triom-
phant. Fier, la menace à la bouche, il railla ceux qu'il
avait vendus. Les amis de Cervantes lui ayant marqué
leur mépris, il les dénonça. Les Frères Rédempteurs
étant dévoués au prisonnier , il leur dit : — ce Yous me
devez le respect. Je suis commissaire du Saint-Office! »
On sait ce que voulait dire un pareil mot. Blanco,
agent de cette confrérie, était inviolable et devenait, de
fait, le supérieur politique des religieux. — «Montrez
vos lettres royales, lui répondit l'un d'eux, justifiez de
votre mandat, y)
Blanco ne montra rien. Il requit majestueusement
Jean Gil, de l'ordre de la Trinité, et le frère Antonio
de la Bella, et les Théatins portugais, de le reconnaître
pour tel et de lui obéir. Puis notre inquisiteur se rendit
au cachot de Sosa et somma le docteur de faire acte
de soumission en prenant ses ordres.
L'intègre et placide Sosa pria Blanco de vouloir bien
LA CAPTIVITÉ. 115
montrer ses pouvoirs. Il rengagea ensuite, puisque les
pouvoirs manquaient , à prendre garde au Saint-Office,
qui pourrait bien lui faire un mauvais parti, à éviter les
scandales, à s'en aller par où il était venu * et à lui
laisser la paix.
Blanco ne perdit rien de son assurance et continua
ses menées contre Cervantes. Il ne réussit qu'à moitié.
Hassan lui donna pour toute récompense un écu d'or et
une jarre de beurre. Il se contenta d'exiler à Fez le
licencié Giron et de soumettre Cervantes à un travail
accablant, jusqu'au jour où il pourrait l'emmener à
Constantinople. Ce jour n'était pas très-éloigné , car le
gouvernement d'Hassan expirait. A tout prendre , le roi
agissait plus humainement que le dominicain. On peut
croire qu'il était touché du caractère brillant et géné-
reux pour lequel Blanco avait conçu une haine si pro-
fonde. Du moins se garda-t-il de Foutrager.
c( Cet homme si cruel, écrit lui-même Cervantes '\
s'arrêta devant un soldat espagnol, un nommé Saavedra,
qui avait fait des choses dont on se souviendra pendant
longues années chez ces peuples ; cela pour recouvrer sa
liberté. Jamais Hassan ne le frappa, jamais il ne le fit
frapper ou ne lui dit une parole insultante. Ce soldat
pourtant fît alors des actes dont le moindre nous fit re-
douter à tous qu'il ne fût empalé. »
Cependant Cervantes ne sortait pas d'esclavage. Sa
famille et ses amis essayèrent en vain de le racheter. Son
père mourut à la tâche. Après avoir tout sacrifié pour
composer les deux rançons qui se fondirent en une
seule (en 1577), il avait requis un alcade de cour de
1. Que se fuese en buen liora.
2. Don Quichotte : Le CapUf.
H(j CHAPITRE IV.
faire une enquête en forme sur les services et l'idenlilè
de Michel de Cervantes. Le dédale des formalités qu'on
l'obligeait à subir usa son temps et ses forces. Le vieux
genti homme s'était même résigné à faire preuve de pau-
vreté! Il vint à mourir. Son fds, Rodrigo, sa femme,
Leonor, et sa fille, Andréa, réunirent leurs efforts pour
mener à bonne fm l'entreprise. Elles trouvèrent, je ne
sais comment, 300 écus qu'elles envoyèrent aux Ré-
dempteurs. Elles adressèrent au roi une supplique qui
eut son effet, car le roi ordonna d'attribuer à cett(»
famille deux: mille ducats que l'on prendrait sur la vente
d'une cargaison valencienne envoyée à Alger. Mais la
cargaison se vendit soixante ducats. Les Rédempteurs
n'apportèrent à Alger pour racheter Cervantes, le 29 mai
1580, que le denier de la veuve et la cotisation du
roi. Hassan refusa ces petites sommes; toute espérance
semblait perdue. En cette année singulièrement fatale,
Cervantes voyait Philippe abandonner définitivemenl
l'expédition d'Afrique pour entrer en Portugal, et le roi
d'Alger, Hassan, préparer le vaisseau qui devait le ra-
mener à Constantinople. Tout se dénouait contre ses
vœux et il quittait Alger pour la Turquie. Déjà il était à
bord du vaisseau en partance, lorsque le frère Gil le
sauva. Ce moine fit une quête parmi les marchands, prit
quelque chose sur l'argent delà Merci, promit de payer en
or d'Espagne et enfin arracha Cervantes des mains du roi.
L'épreuve était donc finie. Cervantes ne pensa pas^
ainsi. Plein de gratitude pour les Pères, il se promit de
leur rendre un jour un public témoignage de son respect,
et il tint parole ^ Mais sa première résolution, quand
1 . Voir l'Espagnole anglaise.
LA CAPTIVITÉ. 117
il lut libre dans Alger, fut d'obliger Blanco de la Paz à
une explication publique. Son honneur lui semblait mis
en question et il savait que les ennemis les plus dignes
de mépris peuvent calomnier avec succès un honnête
homme quand il ne se défend pas. Blanco en effet,
voyant combien Cervantes avait d'amis à Alger, essaya
de rédiger un mémoire contre lui pour l'envoyer en Es-
pagne, où sa haine le poursuivait d'avance. Il alla trou-
ver les captifs mis à la chaîne dans les cachots et leur
promit son appui, de l'argent, leur liberté, s'ils voulaient
témoigner contre Cervantes * . Il échoua dans sa tenta-
tive. L'indignation des chrétiens éclata de toutes
parts, ce fut une clameur universelle; on voulut le
faire mourir sous les coups. Sosa intervint et, pour les
contenir, il leur montra l'habit de Blanco qu'ils devaient
respecter.
Abhorré de tous, livré à la rage et à l'isolement, Blanco
tenta encore un coup d'audace. Il accusa un pauvre
prêtre, Domingo Becerra, qu'il voulut faire passer pour
l'auteur de la délation qui avait livré Cervantes. En
présence de pareilles infamies, Cervantes, déjà mûri par
l'expérience, voyant ses amis indignement calomniés,
sentant que sa propre carrière serait entravée par un
misérable, résolut de le déjouer par des mesures éner-
giques et sûres. Il exigea, avant de quitter le sol d'Alger,
deux enquêtes et posa lui-même deux ordres de ques-
tions. — Le moine Blanco avait-il agi comme doit le
faire un prêtre, c'est-à-dire visité les pauvres, assisté
les malades, etc. ? — Le soldat Cervantes de Saavedra
avait-il, oui ou non, tout fait pour sauver l'élite des
1 . Dispositions du capitaine Lopino et. de Cas'ellano.
H8 CHAPITRE IV.
chrétiens captifs [la flor de los Cristianos cautivos en
Argel ) ?
Cervantes écrivit en même temps au frère Gil la lettre
suivante :
Illustre et très-révérend seigneur,
Michel de Cervantes, né à Alcala de Hénarès en Castille, au-
jourd'hui se trouvant en cette ville d'Alger, racheté et prêt à
aller en liberté, dit : qu'étant sur le point de partir pour l'Es-
pagne, c'est une chose qu'il désire et qui lui importe de faire une
information par témoins sur sa captivité, sa vie, ses mœurs et
ce qui concerne sa personne, afin de présenter l'information, si
besoin en est, au conseil de S. M. et de réclamer quelque grâce.
Et comme dans cette ville d'Alger il n'y a pas d'homme chargé
d'administrer la justice entre les chrétiens, comme Votre Pater-
nité en faisant le rachat des captifs par l'ordre et avec le mandat
de S. M. la représente en cela, et représente sous ce même rap-
port S. S. le souverain pontife, dont les délégués apostoliques
sont ici les Rédempteurs, religieux de l'œuvre de la T. S. Trinité:
en conséquence, pour que ladite information ait force et autorité,
il supplie V. P. de vouloir interposer son autorité et ordonner à
Pedro de Ribera, greffier et notaire apostolique, qui au nom de
S. M. remplit cet office pour les chrétiens, dans le pays d'Alger,
depuis plusieurs années, qu'il prenne les témoins que moi, ledit
Cervantes, je produirai sur les articles ci-joints.
Ce fut sans doute une journée curieuse et grave que
celle où les témoins assignés par Cervantes vinrent chez
le notaire apostolique répondre sur les vingt-cinq arti-
culations qu'il avait, selon toute apparence, rédigées lui-
même. On entendit successivement Alonso Aragones de
Cordoue déclarer que Cervantes, homme pur et hon-
nête, l'eût sauvé sans la trahison de Blanco ; Hernando
de Yega attester l'ascendant moral du poëte ; Jean de
Yalcazar révéler les bienfaits de Cervantes envers les
malheureux, ses charités secrètes, sa bonté pour les en-
LA CAPTIVITÉ. il!)
fanls, l'adresse avec laquelle il en sauva cinq qu'il
trouva moyen de faire évader. — J'étais dans la grotte
du jardin, dit Luis de Pedrosa. Nous devons notre salut à
sa générosité qui lui a valu beaucoup de réputation et de
gloire. Sa prudence et son esprit sont dignes d'une cou-
ronne ! — J'étais un des fugitifs, dans l'affaire du licen-
cié Giron, dit le capitaine Lopino. Tous il nous a sau-
vés, tous nous l'aimons et sa vertu excile notre envie.
Chacun vint à son tour ajouter un trait à la biogra-
phie de Cervantes. Un religieux de l'ordre des Carmes
avoua franchement qu'il avait été l'ennemi de Cervantes.
« On m'avait dit tant de mal de lui ! mais je l'ai vu et
je suis devenu son ami, comme tous les captifs qui ont
pu connaître son caractère. »
— « Pour moi, dit un autre, don Diego de Benavidcs,
je suis venu de Constantinople ici. J'ai demandé s'il y
avait à Alger des hommes de naissance ... On m'a répondu :
Il y a surtout un homme d'honneur, noble, vertueux,
bien né, ami des caballeros; c'est Michel de Cervantes.
J'allai le trouver, il me donna sa chambre, ses habits,
son argent. En lui j'ai trouvé un père et une mère.»
Les déclarations du frère Gil et de Sosa confirmèrent
solennellement les faits allégués par une foule de captifs.
Sosa écrivit la sienne dans les fers, et rappela, avec un
mélange de dignité et d'attendrissement, que ses prin-
cipes lui auraient interdit des relations aussi fréquentes
avec Cervantes, s'il n'avait pas estimé le caractère de ce
grand chrétien qu'il crut bien des fois appelé au mar-
tyre.
Ainsi fut vaincu le prétendu inquisiteur. Cervantes
pouvait rentrer l'honneur sauf dans sa patrie. Deux
enquêtes avaient été faites : l'une en 1578, en Espagne,
iW CHAPITRE IV.
à la demande de son père; l'autre à Alger, en 1579.
Conservées, ce sont les preuves, par-devant notaire,
des faits que je viens de raconter. « Ah ! dit Haedo, en
parlant de cette captivité courageuse, elle eût été un
grand bonheur pour les chrétiens, bien qu'elle fût une
des plus dures d'Alger, si Michel Cervantes n'avait pas
été vendu par ses compagnons eux-mêmes. Il a soutenu
tous les captifs au risque de sa vie. Cette vie, il a failli
quatre fois la perdre (qu'on le menaçât de l'empaler,
ou de le pendre, ou de le brûler vif), pour l'entre-
prise qu'il faisait de rendre à beaucoup d'hommes la
liberté. Et si son courage, son habileté, ses plans avaient
été secondés de la fortune, Alger appartiendrait aujour-
d'hui aux chrétiens, car il ne visait pas à moins ^ w
Cervantes n'a jamais mis par écrit le récit de ses
aventures. « Si le temps me le permettait , dit le
Captif, je vous dirais quelques-unes des choses que fit
un soldat nommé Saavedra; cela vous intéresserait et
vous surprendrait, mais revenons à mon histoire. » C'est
une simple tentation. Sa captivité lui inspira tout d'abord
une pensée plus élevée et plus impersonnelle, celle de
combattre l'islamisme et d'éclairer l'Espagne sur la ligne
politique qu'elle devait suivre.
Quant à lui-même, il en rapportait sur la terre natale
une qualité acquise en route : la patience. « Aprendiô
a tener paciencia en las adversidades ^ » .
1. HcBdOy Dial. ii^ , sur les Martyrs.
2. Prologue des Nouvelles.
CHAPITRE V
L'ISLAMISME
Cervantes avait fait un serment : « Si jamais je rentre
en Espagne, écrivait-il à Mateo Yasquez, j'adresserai un
appel à Philippe II contre l'esclavage. » Malgré la misère
qui le saisit à son retour, malgré les campagnes qu'il dut
faire encore et qui Téloignèrent de Madrid pendant plu-
sieurs années, le jour vint où il exécuta son projet. Com-
ment cet homme qui revenait estropié, sans fortune, sans
pain, sous la livrée de l'esclavage, déhris inutile d'une
victoire lointaine et jouet ohscur d'une destinée mau-
vaise, pouvait-il proposer au roi de rétablir la domina-
tion espagnole sur la Méditerranée et de changer de
politique? Quel moyen avait-il de se faire entendre? Ne
pouvant être écouté à la cour, il se fit ailleurs une tri-
bune publique : sa tribune fut le théâtre.
Le théâtre espagnol, si brillant au dix-septième siècle,
existait à peine en 1584, époque probable de la tenta-
tive de Cervantes. A cette date, la passion de Madrid était
de voir donner la sarabande par les Andalouses , en dé-
pit des prédicateurs. Un autor^ c'est-à-dire un directeur
de troupe, engageait quelques bouffons, un escamoteur,
122 CHAPITRE V.
un danseur de corde et un essaim de jeunes Sévillanes ;
il arrivait à Madrid, annonçait une pastorale onnnpaso,
et louait la cour d'une vieille maison pour y dresser son
échafaud dramatique. La foule se pressait autour des ac-
teurs nomades; elle écoutait d'une oreille distraite le
dialogue des comédies italiennes qui commençaient à
s'introduire, ou quelques traductions du théâtre ancien,
— puis on contemplait le bayle nacional.
Cervantes, en écrivant pour le théâtre, ne tient pas
compte du goût des Espagnols pour la sarabande. Il s'em-
pare des planches, renvoie les danseuses, laisse les ber-
gers dans la coulisse, exile même le gracioso^ idole du
public, et fait paraître à leur place les captifs d'Alger, à
la figure grave et à la voix sévère, qui réclament de leur
pays, au nom de sa gloire et de son intérêt, une assis-
tance énergique : ces hommes parlent de l'Espagne aux
Espagnols, comme jadis les chœurs de la tragédie grecque
parlaient aux fils de Miltiade de la liberté des Hellènes.
Cervantes, écrivant la Vie d'Alger, obéit à la même in-
spiration patriotique que le vieil Eschyle écrivant les
Perses, et c'est encore la lutte de l'Occident civi-
lisé contre l'Orient qui est le fond du tableau. Eschyle,
plus heureux, fit son œuvre en poète et en triomphateur.
Cervantes, quand il fait entendre aux Espagnols les me-
naces des multitudes mahométanes, ne flatte pas une
patrie victorieuse, il montre la sienne humiliée, vaincue,
esclave. L'entreprise est téméraire dans sa générosité,
et douloureuse. Il en assume la responsabilité et fait en-
trer en scène, pour interpeller le roi et la nation, un sol-
dat de don Juan, Saavedra, c'est-à-dire lui-même.
Au milieu de la foule captive, Cervantes-Saavedra
passe lentement, absorbé dans ses pensées. Gentilhomme
L'ISLAMISME. Ï23
en haillons, soldat prisonnier, ses privations et ses
maux roccupent moins que l'honneur flétri du nom es-
pagnol. Quand son regard rencontre les captifs oubliés
par l'Europe, les renégats qui la bravent, les enfants
que l'islamisme lui enlève, ce spectacle lui fait venir la
rougeur au front et les larmes aux yeux. Il est plongé
dans cet abattement sombre, quand tout à coup son ami
Alvarez accourt et lui annonce d'une voix brève et pré-
cipitée une grande nouvelle : Philippe II va faire une
descente en Afrique !
Alvarez. — Laisse là tes plaintes, Saavedra, et m'écoute! Le
grand Philippe prépare la guerre. La nouvelle est certaine; une
frégate de Biserte serait arrivée cette nuit, où se trouvait le
captif qui a rendu la vie à mon espérance morte. Le malheureux
a perdu sa liberté en allant de Malaga à Barcelone. L'orgueilleux
corsaire Mami l'a fait prisonnier. Il a les façons d'un homme
de qualité et l'air d'un soldat qui a vu la guerre.
Il ajoute quiine foule de capitaines espagnols ou
étrangers se réunissent autour de Philippe, à Badajoz.
Quel est le dessein du roi ? nul ne le sait ; tout le monde
se garde de trop parler à cet égard. Mais sans doute la
chrétienté rassemble ses forces.
Saavedra. — Gieux! entr'ouvrez-vous, envoyez-nous prompte-
ment le libérateur qui mettra fin à cette lutte amère, et qui peut-
être déjà foule le sol de ce pays.
Le jour où j'arrivai, vaincu, sur ce rivage^... je laissai
échapper de mes yeux les larmes que mérite un si éclatant
désastre....
Mais si le ciel n'est pas conjuré contre moi avec le malheur,
si la mort ne fixe pas ma dépouille sur cette terre.
Le jour où je me verrai plus heureux, où le sort, la faveur
peut-être me permettront de m'agenouiller devant Philippe,
1. J'ai cité au chap iv les vers que j'omets ici.
124 CHAPITRE V.
Ma langue, glacée d'abord par sa royale présence, se déliera,
ma langue téméraire, incapable de flatter ou de mentir,
Dira : Puissant soigneur, toi dont la puissance tient les nations
sauvages ployées sous le joug,
A qui les noirs Indiens envoient avec leurs présents l'hom-
mage du vassal, pour qui elles tirent l'or de ses retraites.
Ah! que dans ton cœur royal le courage soit réveillé par la
honte : une bicoque persiste à outrager ton sceptre!
Leur race est nombreuse, leur force n'est rien. Ils sont nus,
mal armés, ils n'ont pour se défendre ni un fort, ni un mur, ni
un rocher.
Chacun d'eux regarde du côté où viendront tes armes, pour
sauver sa vie par la fuite.
De cette prison si dure et si affreuse où meurent quinze mille
chrétiens, c'est toi qui tiens les clefs;
Tous ici, tous avec moi, les mains jointes, le genou en terre,
au milieu de nos sanglots et des tortures qui nous étreignent,
Nous te supplions, puissant seigneur, de tourner des regards
miséricordieux vers nous, les tiens, qui gémissons ici.
Et puisque la discorde s'apaise, après tant de soucis et de
fatigues, puisque tu peux aller en avant.
Fais, grand roi, que l'oeuvre commencée par ton père bien-
aimé avec tant d'audace et de valeur soit achevée par ta main.
Qu'ils te voient en marche, et l'épouvante se mettra dans cette
race barbare, dont j'annonce d'avance le trouble et la ruine.
Qui peut douter que ton cœur royal laisse voir sa bonté, en
apprenant le désespoir sans relâche de tant de malheureux ?
Mais, hélas! mes paroles trahissent mon indignité et la fai-
blesse de mon génie, quand j'ose, moi, si petit, parler à une
Altesse si haute.
L'heure présente est mon excuse, et d'ailleurs j'impose silence
à toutes mes plaintes, redoutant que ma plume ne t'offense.
On m'appelle au travail, et j'y retourne pour y mourir!
Voilà une scène éloquente et. décisive. Eh bien , cette
apostrophe de Saavedra à Philippe II est celle précisé-
ment que Cervantes avait écrite dans sa lettre à Mateo
Vazquez ; il ly découpe, cinq ou six ans plus tard, pour
la placer dans le Trato deArgel^ tableau moral dont elle
L'ISLAMISME. 125
est le point de lumière. Ainsi tient-il son serment. Le roi
n'a pas compris sa supplique, il en fait un drame entier.
Le drame , on le devine , n'est pas plus heureux ; on
n'écoutait guère les conseils d'un soldat mutilé de don
Juan d'Autriche qui ose adjurer Philippe IL Cervantes
persiste à demander au roi un retour offensif vers le
Midi. Il écrit, après le Trato, une nouvelle pièce et l'in-
titule les Bagnes d'Alger. Il compose, sur les mœurs
africaines et sur Oran , le Brave Espagnol; sur Con-
stantinople et le sérail, la Grande Sultane.
Les œuvres se suivent et se renouvellent autour du
même sujet général, comme les combats partiels sur un
même champ de bataille. On ne sait plus le nombre de
ces drames ; mais parmi ceux dont on a gardé au moins le
souvenir et le titre, figurent /« Gran Turquesca^ la Ba-
talla naval, Jérusalem , qui intéressent Lépante , la
Terre-Sainte et la Turquie. L'inspiration de Cervantes,
quand il veut soulever les âmes espagnoles contre l'inva-
sion orientale, est inépuisable autant que sincère. Après
les pièces de théâtre, elle lui dicte des nouvelles comme
r Amant Généreux, comme /e Captif, qu'il insère vingt
ans après dans Don Quichotte. Puis à travers les pages
d'un poëme, d'une pastorale, d'un roman, il jette des
digressions épisodiques, des épigrammes involontaires,
des strophes irritées qui, fugitives comme des éclairs,
éclatent et passent sans raison apparente.
Comme il emprunte tous les genres, il emploie tous les
tons. Il conseille, il prie, il menace, il s'indigne. Sur la
scène de Madrid, il s'agenouille devant le roi; ailleurs, il
tempère ses avis par des éloges et fait passer à la faveui-
de ménagements oratoires les vérités malsonnanles ;
mais partout il répète avec insistance, sans jamais dévier
i2C CHAPITRE V.
de sa ligne, qu'il faut rétablir la suprématie espagnole sur
la Méditerranée. Pendant trente ans on s'écarte de plus
en plus de cette politique; pendant trente ans, son apos-
tolat, commencé sur la plage africaine, continue : il
s'exerce encore à la veille de sa mort. En 1614, écrivani
le Voyage au Parnasse^ il interpelle Madrid, la capitale
des Espagnes, qui ne s'occupe des Turcs que par la
gazette, qui oublie la grande cause pour les petites que-
relles littéraires, et qui contient plus de poètes que de
soldats. ((Le grand maître de Malte demande des guer-
riers à FEspagne ; elle dépêche une flotte de rimeurs
qu'elle envoie à Apollon ! . . . Madrid parle du Turc
tous les jours à la promenade ; on l'élève, on l'abaisse,
en causant, comme dans la gazette de Yenise ! Adieu
Madrid ! »
Dans ces lignes mordantes, où le capitaine se trahit
sous le poëte, on reconnaît l'homme qui apostropha le
roi, qui porte en lui une pensée nourrie avec amour et
qui la laisse échapper à tout propos, comme une vérité
essentielle, supérieure aux questions d'art. Quand un
pareil sentiment l'anime, gardons-nous de lui demander
la perfection du style ou les grâces de Don Quichotte. Il
laisse jaillir de son cerveau des improvisations qui soula-
gent sa colère et qui ne satisfont pas son goût d'artiste.
Il oublie sa répulation d'écrivain pour la cause qu'il plaide,
qui est l'urgence de sauver les captifs et de changer de
politique. L'intérêt dramatique est sacrifié à l'intérêt na-
tional. Un esprit d'action et d'entreprise l'emporte; ses
œuvres sont des coups de hardiesse et des appels à la na-
tion. Il les écrit pour un soir, il les fait trop vite, et il les
refait, avec une obstination extraordinaire, comme une
toile de Pénélope.
L'ISLAMISME. 127
Cette pensée, enthousiaste et politique, qui dure autant
que sa vie, il faut la suivre tout entière, d'une seule vue.
Je dois donc interrompre ici la biographie de Cer-
vantes, et Ton me pardonnera de m'arrêter à cette
question, si Ton 'songe que ce travail de l'auteur de
Don Quichotte s'est perdu en route, pour ainsi dire, à
mi-chemin de la postérité, et que nous avons à faire un
voyage de découverte. Personne, à ma connaissance du
moins, n'a raconté la lutte de Cervantes contre l'isla-
misme. Cette partie de son œuvre, brisée, incomplète,
se présente par fragments disjoints qui déroutent la cri-
tique. Isolé et jugé à part, le Trato de Ai^gel a paru si
fastidieux à quelques-uns qu'il a été rejeté de l'édiTtion
espagnole parBlas de Nasarre, et de la traduction fran-
çaise du théâtre par M. Alphonse Royer K Ainsi du
reste. Phénomène bizarre! le plus grand écrivain de
TEspagne consacre la moitié de son œuvre à dire une
vérité, cela naturellement, sans pédantisme, avec Tardeui-
naïve de la conviction, avec la vivacité d'impressions
d'un témoin oculaire : et cet effort d'un homme de génie
reste ignoré.
Je ne prétends pas exagérer le rôle de Cervantes ; ce
n'est ni un grand prêtre de la croisade, ni un grand
peintre composant un tableau magistral du monde musul-
man et barbaresque. C'est un soldat, un captif, un gen-
tilhomme espagnol, qui s'impatiente de voir qu'on se
trompe.
La pensée politique de Cervantes n'est pas immédiate ;
elle se forme pendant dix ans de campagne ou de servi-
tude (1570-1580), à côté de don Juan d'abord, à Lépante,
1. M. Royer en donne une courte analyse.
12K CHAPITRE V.
à Navarin, à la Gouletle, puis au milieu de ces prison-
niers d'Alger, qui, recueillant des notes, amassent des
preuves et dressent jour par jour la liste des martyrs. Il
noM ni le premier qui v songe, ni le seul. Gela même
rend sa tentative sérieuse et fait voir qu'elle n'est point
une idée singulière et individuelle.
Dans les cachots d'Alger, dans les provinces espa-
gnoles que baigne la Méditerranée, dans le royaume des
Deux-Siciles, il se trouve des soldats, des prêtres, des
marins qui, attristés de voir l'Espagne mise à rançon
par les Barbaresques, veulent protester hautement.
Cervantes a des amis politiques et comme des collabora-
teurs, entre autres le capitaine Geronimo Ramirez, Do-
mingo Becerra et surtout Antonio de Sosa. Mais il les
dépasse tous en activité, en énergie; il devient leur
interprète et leur devancier.
Le docteur Sosa avait fait le môme serment que Cer-
vantes. En 1581, quand il sortit de captivité, ses mains
affranchies étaient pleines de notes sur l'état des côtes
barbaresques, notes écrites par ses amis et par lui. II
les porta à Diego de Hsedo, archevêque de Palerme, en
lui démontrant la nécessité d'instruire l'Europe et l'Es-
pagne de ce qui se passait. Ce prélat. Espagnol de nais-
sance et de cœur, placé en Sicile comme en un poste
d'observation et témoin des ravages des Turcs, ac-
cueillit l'idée d'avertir l'Espagne en lui présentant
le tableau véridique et détaillé des événements. Il
avait un neveu bénédictin , l'abbé Diego de Haedo ,
qu'il désirait pour coadjuteur et pour héritier; c'est lui
qui fut chargé de ce travail méritoire. Le bénédictin se
mit à l'œuvre; mais, hélas ! il ne se pressa pas, et trente
années s'écoulèrent avant qu'il publiât son livre.
L'ISLAMISME. -129
Philippe II étail mort depuis quatorze ans quand
parut l'ouvrage intitulé :
Topographie et Histoire générale d'Alger, distribuée en
cinq traités, où Ton verra des événements étranges, des morts
terribles et des supplices recherchés, qu'il convient de faire con-
naître à la chrétienté, accompagné de beaucoup de doctrine,
d'élégance et de soin.
Dédié au très-illustre seigneur don Diego de Hsedo, archevêque
de Palerme, président et capitaine général du royaume de Sicile.
Par le maître frère Diego de H^edo, abbé de Fromesta, de
l'ordre du patriarche Saint-Benoît, natif du val de Garrança à
Valladolidi.
Quel livre éloquent il aurait pu écrire s'il eût connu
la simplicité! Quelle opportunité avait cette description,
faite d'un coup et spontanément ! Le frère Hsedo voulut
y mettre du sien. Il chercha des commentaires dans la
Bible, des citations dans l'antiquité grecque et latine, et
des déclamations partout. Il fut pédant, et l'ouvrage se
noya. L'esclavage lui fournit cinq ou six thèses, dont la
principale établit que Nemrod est le véritable inventeur
de la servitude. L'état moral des Mahométans, admirable
sujet d'étude pour Sosa, fut l'occasion pour Hsedo d'une
glose sur l'Apocalypse.
« Je ne voudrais pas dire du mal, écrit-il, mais la bête aux
sept têtes, dont parle sait Jean dans l'apocalypse, me représente
bien Mahomet et les sept péchés capitaux en honneur à Alger...
Là on adore les vices et on les couronne... Commençons par la
superbe, qui est la mère de tous les vices... »
Je soupçonne le frère d'avoir employé pour ses ser-
mons les notes qu'il possédait et d'avoir prêché son
livre au lieu de l'écrire. Pourtant il y aurait de Tinjus-
1 . Par Diego de demandez de Cordova y Oviédo , imprimeur de
livres, 1G12, aux frais de Antonio Coello , marchand de livres.
i:{0 CHAPITRE V.
tice et (le l'ingratitude à ne pas signaler le soin et la
conscience de Hœdo. On ne saurait oublier ni son zèle,
ni rutilité d'un livre qui nous a conservé des faits nom-
breux, des dates précieuses, un magnifique témoignage
sur Cervantes et la preuve comme la trace d'un mouve-
ment d'esprit étouffé par Philippe II.
« Pourquoi donc, s'écrie-t-il, les princes chrétiens, les grands,
les puissants, ceux qui tiennent le gouvernement et le pouvoir
sur la terre se taisent-ils si longiemj)S? Où est la charité? où est
l'amour de Dieu? où est le zèle de sa gloire? où est le désir de
son service? où est la pitié humaine et la compassion des hommes
pour les hommes? »
Il ne peut trouver de mots assez énergiques pour
peindre la détresse de <( ceux qui boivent ce calice de
fiel et d'amertume, » ni de tableaux trop effrayants de
leurs misères.
'< Tout cela est réel, ajoute-t-il, et tout cela n'est rien auprès
de tout ce que l'on pourrait dire à bon droit. Qu'on en parle
comme on voudra, il est de toute certitude qu'on ne saurait ima-
g-iner ou feindre rien au monde de plus digne de larmes et de
compassion î »
Dans les vieux feuillets jaunis du livre d'Hciedo on
entend encore l'accent même des captifs qu'il met en
scène. On y voit, au fond d'un cachot, le docteur
Sosa causant avec le chevalier de Saint-Jean , Antonio
Gonzalez de Terres; le dialogiie est grave. Sosa devine
le triomphe de l'islamisme et juge avec une sévérité
prophétique la tiédeur de l'Espagne. Antonio l'écoute
douloureusement et lui dit :
(, — Je reste émerveillé d'entendre toutes ces choses. Ce récit
me laisse comme en suspens... Comment croire que chaque jour
encore les choses se passent ainsi, que chaque Espagnol y est
exposé, et que la chrétienté est si distraite!... »
L'ISLAMISME. 131
« — La chrétienté ne sait plus, répond Sosa, que délivrer un
captif de la servitude et de la misère ; c'est, de toutes les œuvres
de charité qui peuvent se faire en ce monde, l'œuvre suprême....
Rien de plus triste que de voir la charité mise en oubli par la
race chrétienne qui en a fait son caractère, sa marque spéciale,
son insigne. C'est par là que nous nous distinguons les uns des
autres, chez nous, et parmi les religions diverses. »
Ainsi les voix du temps parlent encore dans ce livre ;
il est vrai qu'elles se mêlent un peu confusément, sans
ordre, sans critique ; on dirait plusieurs échos entendus
à la fois.
Hsedo ne voulait rien perdre du dossier qu'il dé-
pouillait. Il réunit avec scrupule tout ce qu'il savait de
l'histoire et de la topographie d'Alger^ ; il donna fidèle-
ment le nombre des supplices et le nombre des fontaines.
Compter les fontaines ! Gela irritait Cervantes, qui ne
pouvait ignorer l'aventure des notes de Sosa et qui,
dans un chapitre de Persiles ^, semble railler un peu la
longue patience de Hgedo. Attendre un quart de siècle
pour sauver les captifs ! Laisser courir en attendant
mille erreurs sur les Turcs et perdre le temps à com-
poser des descriptions oiseuses d'Alger ou de Cherchell !
Dites la vérité simple, nue, sévère, la vérité morale
surtout. Où est la force, où est la faiblesse de l'ennemi?
Quelles fautes avons-nous commises? Quelles réformes
sont nécessaires? Songeons à La Valette, à Charles-
Quint, à Doria, à don Juan, à Santa-Cruz, à tant de
sang et d'efforts dépensés pour une cause que les uns
oublient, que les autres calomnient. Cervantes, avec
l'impatience d'un esprit sérieusement actif, entreprend
1. V. Hxdo, f. 43.
2. Persiles et Sigismonde (part. H, chap. x).
\:\2 CHAVITIJK V,
alors, (iii vivant do Pliilippo li, en 1^84, do dire l(;
premier ce.qu'imprimera, en 1612, Haedo, le temporisa-
teur. Et il s'adresse à la foule, au roi, à tous, publique-
ment, sans relâche, pour leur faire comprendre un
fait nouveau qu'il a vu de près, à savoir que les rené-
gats et les pirates tiennent entre leurs mains l'avenir de
l'Espagne.
La grande erreur de l'Espagne, sa plus excusable
illusion était alors de croire qu'elle n'avait plus à lutter
contre l'islamisme.
Pour saisir le sens et la portée de la polémique en-
gagée par Cervantes, il est nécessaire de se représenter
la marche des événements à la fin du moyen âge et au
début des temps modernes. Qu'on se la figure au quin-
zième siècle, triomphante : elle sort d'une croisade de
sept cents ans contre les Arabes ; elle atteint son but
séculaire en réunissant l'Aragon et la Castille sous le
sceptre de Ferdinand et d'Isabelle, en organisant l'unité
nationale , en enveloppant Grenade , dernier boule-
vard de rislam. La soumission du Sud, la découverte
de rAmérique, l'avènement de Charles-Quint, pré-
sagent de magnifiques destinées au pays du Cid; l'Es-
pagne, libre enfin de ses mouvements, prend vis-à-vis
de l'Europe l'attitude fière d'une nation qui a sauvé
l'ancien monde et découvert le nouveau. Mais, dans le
même temps, l'invasion turque a succédé à l'invasion
arabe.
De 1453 à 1520, l'Europe se laisse pénétrer par les
Turcs, et tout est à recommencer pour l'Espagne. C'est
un second duel. Les Ottomans, sortis d'Asie, possèdent
Constantinople et Belgrade; ils entament les pays Slaves.
Ils se font une marine qui domine le bassin oriental
L'ISLAMISME. 133
de la Méditerranée. Mahomet II, Sélim I", Soliman,
fondent un empire qui grandit d'heure en heure. Ils
prennent Rhodes et Chypre; ils assaillent Malte. Bientôt
la Grèce , l'Italie et l'Espagne seront, Allah aidant, les
trois étapes de leurs conquêtes. Ainsi, au moment où
Charles-Quint prétend au premier rang parmi les sou-
verains de la chrétienté, il voit paraître en face de lui
Soliman. Obligé de lutter contre les Turcs sur tous les
points à la fois, il essaye de défendre le Nord-Est en
groupant l'Allemagne et en plaçant Ferdinand, son frère,
en Hongrie; il protège le Sud en attaquant Tunis et
Alger, en donnant Malte aux chevaliers de Saint-Jean
de Jérusalem. Mais ce n'est pas tout : à l'intérieur de
l'Espagne, les Morisques se révoltent, ils s'agitent, ils
entretiennent la division du pays, et remettent en ques-
tion l'unité de la Péninsule. Donnant la main à leurs
frères d'Afrique, ils introduisent de nouveau l'Islam
en Europe ; et Charles - Quint meurt sans les avoir
domptés.
Sous Philippe II, le bassin occidental de la Méditer-
ranée est envahi. La mer mahométane, qui gagne. sur
la mer chrétienne, se couvre de champions nouveaux,
qui apportent à Mahomet une force inconnue et re-
nouvellent l'impulsion donnée aux peuples de l'Orienl
par l'islamisme. Ce sont les pirates, aventuriers si
l'on veut, mais habiles, actifs, se succédant les unsau\
autres sans interruption; ils deviennent un instrument
redoutable dans les mains des sultans. Cervantes, sur
le champ de bataille où il est jeté, observe avec éton-
nement la marine grandissante des Turcs, leur armée
disciplinée et surtout leurs corsaires, qu'il mettra en
scène tout à l'heure. Notre poète contemple avec tris-
134 CHAPITRE V.
tesse et avec amour cette vallée méditerranéenne
(comme parle Dante), qui est la vallée commune des
peuples du Midi, et voit quel danger il y a pour l'Eu-
rope à ne pas la défendre.
Gomment étaient nés ces pirates sans nombre? D'où
venait leur puissance qui défia l'Europe de 1500 à
1830? Ils furent produits par la décadence même des
peuples du Midi. Quand les rivages de la Méditerranée,
envahis, laissés sans défense, saccagés et désorganisés,
n'offrirent plus de sécurité aux populations chrétiennes,
les pirates naquirent dans les provinces écrasées par le
choc do l'Orient et de l'Occident. Les pauvres gens qui
habitaient les villages misérables des îles grecques dé-
peuplées, les pêcheurs qui cherchaient leur vie dans
quelque coin des côtes italiennes, ne sachant aucun
moyen d'échapper à la misère et à l'oppression , se
jetaient sur la mer. On partait sur une barque, on sur-
prenait un petit navire mal défendu, et on se faisait
écumeur. Quelques chevriers ou quelques pâtres ,
enfants qu'on enlevait sur des rochers déserts, ser-
vaient de rameurs. Bientôt on se trouvait assez fort
pour assaillir des villages ou même pour surprendre un
port de la côte. Ainsi se formait un pirate.
Mais dès qu'il voulait s'agrandir, garder ses prises,
ou s'assurer un port dans les gros temps, il se trouvait en
face des Ottomans ou des Chrétiens; il était forcé de se
mettre au service des uns ou des autres et d'obtenir
en échange leur protectorat. Or, l'Espagne orgueil-
leuse témoignait un mépris absolu à ces forbans, aux-
quels jamais elle n'eût accordé aucun rang social. Venise
les rejetait également comme les ennemis de son com-
merce. Au contraire, l'esprit des Osmanlis était sym-
L'ISLAMISME. , i3o
pathique à ces hommes d'action , auxiliaires utiles,
forces spontanées, qu'ils appelaient à eux, sans dis-
tinction d'origine. « Les nations chrétiennes, dit un
historien, étaient toutes encore des sociétés aristocra-
tiques; l'esprit d'égalité régnait dans la nation turque.
L'homme de cœur pouvait aspirer à tout, et le sultan
allait chercher au plus épais de la foule, et jusque
parmi les esclaves, le plus brave et le plus habile pour
en faire un pacha ou un vizir *. » Entre la société mu-
sulmane et la société chrétienne, les pirates n'avaient
donc pas à hésiter. Ils se donnèrent au sultan. Bientôt
ils lui offrirent de conquérir pour lui les plages afri-
caines, et cinquante ans leur suffirent pour établir la
domination ottomane sur tout le littoral.
Les trois fils d'un potier de Lesbos accomplirent
cette tâche. L'aîné, Aruch, surnommé Barberousse,
homme de petite taille, trapu, au teint bistre, dont
l'œil étincelant révélait seul la capacité, avait pris
pour le seconder ses deux frères, Isaac Béni et Kaïr
Eddin, dit aussi Barberousse. En 1304, il enlevait deux
galères du pape Jules II et s'offrait lui-même au roi de
Tunis, qui bientôt lui donna les îles Gelves pour n'avoir
pas à les défendre. Cruel à la guerre, doux en paix,
d'une générosité royale, d'un grand courage, il attirait
à lui tous les aventuriers des îles grecques. Peu à peu
il eut sous ses ordres douze galiotes et commanda une
véritable armée. « On venait à lui, dit naïvement
Ilœdo, comme nous autres Espagnols, nous allons aux
mines des Indes, pour s'enrichir ^. » Il s'attaqua alors
t . Histoire moderne^ V. Diiruy.
2. Con tan gran codicia como los Espanoles passamos a las mina?
(le las Indias.
130 CHAPITRE V.
aux Génois qui pochaient le corail à Tabarcah et aux
Espagnols qui tenaient Bougie.
Doué d'une habileté profonde et ne doutant de rien,
il conçut le hardi projet de conquérir, pour le compte
des Turcs et pour le sien, le littoral de l'Afrique, de
Tunis à Oran. Les Génois de Doria dispersèrent sa
flottille, les Espagnols du comte Pedro Navarro le re-
poussèrent de Bougie, où il eut le bras cassé; mais ces
échecs mêmes lui donnaient une célébrité et un rôle
qu'il sut agrandir.
En 1516, lorsque mourut Ferdinand le Catholique,
Alger s'affranchit de la domination espagnole, prit pour
roi Sélim Eutémi et appela à son aide Barberousse. Le
corsaire vient en toute hâte ; il s'empare d'abord de Sar-
gel, qui était le rendez- vous des Morisques d'Espagne et
d'Afrique, et dont il tue le roi Kar-Asan. Puis il entre
dans Alger, en promettant d'exterminer la garnison
chrétienne qui occupe l'île voisine. Il la cerne en vain,
sans pouvoir amener à une capitulation la poignée de
braves espagnols qui s'est jetée dans le fort. Irrité de
leur défense et compromis aux yeux des siens, il
prend un parti extrême; il va trouver Sélim Eutémi
qui prenait un bain, il l'étouffé, se fait roi lui-même,
et tient sous un joug de fer la ville et les Arabes.
Alger opprimé se tourne de nouveau du côté des chré-
tiens. On sauve le fds d'Eutémi; on l'envoie au comte
de Gomarès qui commande à Oran ; celui-ci le fait pas-
ser en Espagne, où Ximenez lui donne 10,000 hommes
de troupes. En même temps on organise à Alger une
conspiration contre l'usurpateur. Menacé de tous côtés,
Barberousse ne faiblit pas; il attend l'arrivée des chré-
tiens; une tempête les disperse. Il laisse grandir lacon-
L'ISLAMISME. 137
spiralioli dont il est informé, et, au moment où elle va
éclater à la mosquée, il attaque lui-même les conspira-
teurs et les massacre. Gela fait, il reprend l'exécution
de son grand projet. Bientôt la côte tout entière, de
Tunis au Maroc, obéit à Barberousse, excepté Oran,
qui le gêne et l'inquiète.
Oran était redoutable, et Barberousse, qui le sait, évite
cette place jusqu'au moment où il pourra l'investir avec des
forces considérables. Mais un jour qu'il revenait des fron-
tières du Maroc, le marquis de Gomarès apparaît tout à
coup en rase campagne et barre le passage au corsaire
couronné. Barberousse élude la bataille. Il amuse le mar-
quis jusqu'à la nuit, et il s'écbappe à la faveur de l'ob-
scurité. Il était déjà sur les bords du Huenda, à luiit
lieues de distance, quand il sent sur lui les troupes espa-
gnoles qui l'avaient suivi. Il use alors d'un stratagème :
il sème sur sa route l'or, l'argent, les joyaux, les étoffes
précieuses. Le marquis montre lui-même ces richesses à
ses soldats et leur crie : « En avant, jusqu'à la rivière 1
l'enjeu de la partie, c'est Barberousse! » On marche sur
l'or, on passe, on atteint Barberousse, qui, traqué, en-
veloppé, acculé, se défend avec un seul bras et meurt
comme un lion. Le marquis plante la tête de sa victime
sur une lance; les soldats se partagent le butin. Le roi
de Fez, qui accourait avec vingt mille cavaliers, aper-
çoit la tète de Barberousse, tourne bride et reprend le
chemin par lequel il est venu.
Ces événemen's, qui s'accomplissaient au printemps
de l'année 1318, furent pour Gharies-Quint et pour le
sultan une révélation. Ils comprirent que sur le rivage
de l'Afrique, qui devenait un théâtre de guerre, les pi-
rates étaient une force véritable. Désormais il entra
138 CHAPITRE V.
dans les desseins et la politique des Turcs d'accepter le
protectorat d'Alger et de soutenir jusque sur les côtes
espagnoles leurs coreligionnaires fixés sous le nom de Mo-
risques à Valence, à Murcie, et dans toute l'Andalousie.
Le frère de Barberousse, Kayr Eddin, était devenu
son successeur ; en 1532, la Porte lui donna l'autorisation
formelle de soumettre toute la Barbarie. Déjà il avait pris
Collo, occupé Bone, gagné le roi de Guco, massacré à
Alger la garnison de l'île. Aidé par Soliman, il prit Tunis,
Bougie, Biserte, il fortifia la Goulette, et, quand l'ar-
gent lui manqua pour solder des troupes de plus en plus
considérables, il alla le prendre tantôt chez les Arabes,
tantôt sur les côtes de l'Italie. Habile comme son frère,
il se rendit à Constantinople les mains pleines de pré-
sents ; quelque temps après , il avait renversé le Grand
Pacha, il était mis à la tête des armées et fait général de
la mer. Dans ce poste, il fut maître de la Méditerranée
tout entière, qu'il sillonnait continuellement avec une
flotte considérable, son oeuvre et sa gloire. Doria lui
laissait, dit-on, le passage libre et craignait en l'affron-
tant quelque grand désastre. Tous les rivages tremblaient
à le voir passer, et les canons des forts se taisaient de-
vant lui. Un jour pourtant le fort de Gaëte envoya un
boulet au vaisseau de Kayr Eddin; celui-ci débarqua et
prit le fort. 11 y rencontra une jeune Espagnole, fdle du
capitaine don Diego Gaitan; elle lui plut, il l'épousa,
mit en liberté le capitaine et se rembarqua marié.
Aventurier de race et amiral de fortune , il concertait
au milieu de ces courses des projets politiques qui me-
naçaient Naples, Rome et toute l'Italie. Cet homme,
qui s'était baltu toute sa vie , alla mourir tranquille-
ment, en 1548, à Gonslantinople, où il se construisit un
L'ISLAMISME. ' 139
tombeau et une mosquée offerts à la vénération des mu-
sulmans.
Telle était Tinfluence de son nom que le jour où l'on
apprit, en Afrique, qu'il était mort, cette nouvelle seule
détermina la signature d'un traité de paix.
L'admiration des musulmans était naturelle pour les
corsaires qui avaient, de 1504 à 1548, porté le croissant
de Constantinople à Alger, refoulé les garnisons chré-
tiennes et donné à la marine de Sélim une puissance for-
midable. On établit sur le littoral africain trois places
d'armes, défendues par trois capitaines de la mer : Tunis,
Tripoli et Alger. Ces postes furent confiés aux disci-
ples et aux successeurs des trois Barberousse. Ainsi s'é-
tablit sur la côte la puissance barbaresquc qui brava les
souverains de l'Europe pendant trois cents ans et qui
contribua à la ruine des trois péninsules méridionales.
Ils eurent pour esclave Cervantes au seizième siècle et
saint Vincent de Paul au dix-septième ; il dépendit de
leur caprice de les mettre à mort , c'est-à-dire de sup-
primer les écrits de l'un et les actes de l'autre, l'œuvre
du génie et l'œuvre de la charité.
Charles-Quint pressentit leur influence. Ses expédi-
tions à Tunis et à Alger, la ligue défensive qu'il forma
avec le pape Paul III et Venise, les traités môme qu'il
proposa à l'Ouchaly, prouvent qu'il comprenait l'impor-
tance prise par les rois de la mi r sur l'échiquier poli-
tique de l'Europe. Mais ses flottes furent dispersées par
la tempête. Ses alliances n'étaient pas sûres, les propo-
sitions qu'il chargea Lorenzo Manuel de porter à l'Ou-
chaly furent rejett'es avec hauteur et moquerie, a Celui-
là est un grand fou, disait le corsaire, qui prend conseil
de son ennemi.» La douleur de Charles-OuinI, douleur
J40 CHAPITRE V.
généreuse d'un esprit élevé, raccompagna jusqu'au tom-
beau. Enfermé dans le monastère de Yuste et détaché
en apparence des choses de la terre, il suivait du regard
les événements; il pressait son fils de fortifier les côtes
de la Catalogne. Dans son testament, il recommanda la
délivrance des captifs d'Alger et consacra à leur rachat
30,000 ducats ^ Pendant ses derniers jours, il demanda
des nouvelles de la Hotte turque qui s'avançait avec cent
trente voiles de Gonstantinople à Sorrente, à l'île dElhe
et aux Baléares. « Sa Majesté en est si affectée, écrivait
Gastelu à Yasquez, que nous ne parvenons pas à l'en dis-
traire et à l'en consoler, » Enfin il apprit que les Turcs
enlevaient dans l'île de Minorque des populations en-
tières, et il mourut, comme Gharlemagne, en contemplant
l'invasion de son empire par les Barbares. FA pourtant
la tendresse de ses serviteurs lui cacha que la puissance
espagnole venait de recevoir une terrible atteinte en
Afrique par la mort du vieux comte d'Alcandète, gouver-
neur d'Oran, défait et tué à Mazagran, en 1S58.
L'aristocratie espagnole soutenait la lutte contre les
forbans avec un sublime et inutile courage, depuis un
demi-siècle. Elle se jetait héroïquement dans de mau-
vaises places clair-semées sur la côte inhospitalière, forts
isolés, mal bâtis, qu'on ne ravitaillait guère, et là, résis-
tait jusqu'à la dernière heure. Aux îles Gelves périssait
le duc d'Albe, don Garcia de Tolède (1510); etàBougie,
Pedro de Navarro (1510). A Alger, un capitaine gentil-
homme résistait dans le fort de l'île à l'assaut d'un peuple;
à Oran, une suite de généraux, le marquis de Comarès,
les comtes d'Alcandète maintenaient contre Alger, Tlem-
1. Voir Mi(jnct, Charles-Quint, p. 38G et siiiv.
L'ISLAM ISMK. 141
cen cl Fez le (Irapeaii espagnol. Ils y épiiisaieiil leur cou-
rage et leur sang. Ces soldats, dont je renonce à citer les
traits de bravoure et dont les noms seuls forment une
longue liste de héros, ne purent empêcher ni le massacre
de la Goulet te, ni la chute du fort d'Alger, dont le com-
mandant Martin de Yargas fut supplicié. La lutte con-
tinua, désespérée et furieuse, sur lous les rivages et sur
toute la mer ; les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem
firent de Malte un nouveau théâtre de gloire et d'épreuves ;
la noblesse espagnole poursuivit à Lépante et à Tunis sa
croisade éclatante et infructueuse. — Mais elle put
vaincre les Turcs, elle ne les abattit pas.
La race turque étail forte; le secret de sa puissance
n'était pas seulement dans le fanatisme, ni, comme on Ta
pensé, dans ce fatalisme qui pousse en avant les Asiatiques.
Ce petit peuple ne peut pas être comparé aux multitudes
orientales que la faim jadis avait jetées sur TEurope,
comme un jour d'été fait naître des nuées d'insectes éphé-
mères. C'était un peuple guerrier très-discipliné, très-
fidèle à ses maximes, et qui joignait à ces qualités romaines
un usage digne encore de Home : il s'assimilait les forces
des peuples vaincus au lieu d'en tarir la source. Il faisait
des concessions à qui se soumettait ; il ouvrait ses rangs
à qui le voulait; les plusgrands honneurs étaient réservés
aux hommes énergiques ou intelligents qui se distin-
guaient à son service, et s'il est vrai de dire qu'il faisait
des amulettes avec les ossements de Scanderberg, il faut
ajouter qu'il se faisait des soldats et des généraux avec la
tleurde la jeunesse chrétienne.
En asservissant les populations, ite se hâtèrent de trans-
former leurs esclaves en soldats ou en marins ; les Slaves
du bas Danube leur donnèrent ce corps d'élite connu sous
142 CHAPITRE V.
le nom de Janissaires^ qui lui le premier corps de trou-
pes permanent. Les Grecs des îles leur fournirent des
gens de main qui avaient la pratique de la mer. Les
lils du potier de Lesbos, non-seulement soumirent l'Afri-
que du Nord au joug ottoman , mais encore formèrent
une école d'écumeurs de mer, où furent dresses leurs
lieutenants et leurs successeurs, les Dragut, les Uchaly,
les Hassan Aga, tous enfants de l'Europe.
Cervantes, mêlé à ces hommes, étudia sur toute la
Méditerranée leur organisation et y démêla un plan
suivi. Il compta leurs ports de relâche, les îles Fabiana,
Formentera et Saint-Pierre, véritables échelles de la
piraterie placées auprès de l'Espagne, de la Sicile et de
la Sardaigne. Il les vit embusqués dans toutes les cri-
ques, Fceil au guet, la jambe étendue \ attendant au pas-
sage le vaisseau chrétien, comme Taraignée sa proie.
Et l'Europe les ravitaillait ! Elle payait un double
tribut, elle fournissait et le butin et les pillards. A Alger,
Cervantes compta, parmi les patrons des navires turcs,
le Hongrois Jafer, l'Albanais Mami Arnaut , le Grec
Dali Mami, le Génois Féru Raez, l'Espagnol Morato Raez ;
parmi les alcades, l'Anglais Jafer, le Sarde Morato Che-
libi, le Corse Alpichinino. Partout ses yeux ne rencon-
traient que des chrétiens travaillant pour le compte de
leurs ennemis, dans le port, dans les chantiers, dans les
bazars. Et quel spectacle que celui du marché ! On voyait
sur le Socco des corsaires italiens et grecs vendre à
l'encan des esclaves grecs et italiens, tandis que la Porte
présidait tranquillement à la traite.
L'indiffnation de Cervantes fut celle de tous les sol-
1 . Se estan pierna tendida y a placer, aguardando al paso los navios
chrislianos que vienen a meterse en sus manos. (Hœdo.)
L'ISLAMISME. 143
dats, de tous les chrétiens prisonniers; mais son esprit
observateur ne s'arrêta pas à des pi'otestations vaines.
Sans doute, il débuta par des colères généreuses. Il
s'écria d'abord, comme le poëte Herrera :
« Le tyran superbe, se confiant dans la grandeur de ses flottes,
y fait travailler injustement nos frères, dont il ploie la tête et les
mains au service de son empire. Avec leurs bras vigoureux il a
abattu les cèdres les plus élevés de la montagne, il a pris l'arbre
le plus droit et le plus haut de la forêt... L'eau que buvaient ses
racines n'est pas à lui ! Le sol que foulent ses pieds audacieux ne
lui appartient pas ! »
Poésiemagnifique,maispoésie. Plus tard il pensa comme
Sosa, le fier docteur qui s'écriait : a Les Turcs et les Ja-
nissaires sont de viles canailles, des porchers, des vilains,
ou, comme on dit, des chacals! Les renégats, ramassis
de brigands, sont les immondices, le rebut de la chré-
tienté ! En connaissez-vous un seul qui soit, je ne dis
pas hidalgo ou noble, mais bien né et dans une condi-
tion moyenne ? » Cervantes fut gagné à cette colère. Sous
la plume d'un prisonnier, tant de mépris pour ses maîtres
révélait une âme inflexible et hautaine. 11 pensa peut-être
encore comme l'abbé Hœdo, qui, à son tour, écrivait:
« Les renégats sont renégats parce qu'ils aiment la vie
libre et charnelle dont vivent les Turcs. » Mais le bon
sens viril de Cervantes lui disait que la poésie, la no-
blesse et la foi ne guérissaient pas l'incurable plaie faite
à l'Espagne par les Turcs, les renégats et les Morisques.
Maudire est aisé, juger est difficile : combattre est
meilleur, c'est le devoir d'un homme. Quand Cervantes
eut écouté cinq années durant les plaintes d'un peuple
d'exilés, quand il reconnut l'inutilité des victoires de
don Juan, l'impuissance de l'Europe et l'effet terrible
144 CHAl'lTJîK V.
{{(t^ auto-da-fé , quand il vit la marine de l'Espagne
])ravée, son commerce interrompu, ses soldats esclaves,
ses enfants enlevés, sa population intérieure divisée,
son or d'Amérique absorbé par Gonstantinople , il
regarda d'un œil profond et les Turcs et les renégats,
ces aventuriers aux noms orientaux, débris européens
armés contre l'Europe. Pourquoi cette poignée de Turcs
avait-elle recruté une armée de transfuges? Gomment
arrivait-il que leur domination, établie artificiellement
sur la plage africaine, et d'abord sans leur concours, y
fût devenue, en cinquante ans, invincible? C'était le
sujet continuel de ses réflexions, quand il considérait
Alger, dont les fondateurs n'étaient ni mores, ni turcs,
ni vraiment musulmans.
Cervantes douta alors de Texcellence des institutions
européennes. Malgré son mépris pour les fanatiques
indigènes et les marabouts stupides, il lui sembla que les
renégats étaient trop intelligents pour que leur défec-
tion ne fût pas un symptôme grave, digne d'inquiéter
l'Europe. Les dédains de l'Espagne Thonoraient sans
doute, mais la trompaient sur Fétat des choses. La fierté
de Sosa était mêlée de préjugés exclusifs et d'opinions
trop injurieuses pour n'être pas un peu puériles. Don
Juan suivait trop à la lettre les plans de Charles-Quint.
L'aristocratie castillane prenait le champ de bataille
pour le champ d'un tournoi. L'Inquisition provoquait de
terribles représailles. Cervantes pénétra peu à peu ces
vérités et corrigea la pensée extrême ou aveugle de ses
amis. Une évolution se faisait en lui , qu'il eût voulu
justifier et faire approuver des Espagnols. Bref, il osa
comparer les deux sociétés musulmane et chrétienne. La
politique de Philippe II qui laissait grandir les Turcs et
L'ISLAMISME. 145
lesMorisques, tandis qu'il écrasait les chrétiens du Nord,
lui parut absolument contraire aux intérêts de la nation
et de la foi. Il pensa qu'on devait agir en sens inverse,
user de tolérance vis-à-vis de TAllemagne et d'intolérance
à l'égard des Morisques.
Pour faire comprendre à son pays qu'un dissident n'est
pas un ennemi, qu'un protestant n'est pas un traître,
Cervantes fait asseoira la même table Ricote, pèlerin héré-
tique, et Sancho, qui est « catholique irréprochable ».
Pourquoi ne boiraient-ils pas ensemble ? ils choquent leurs
verres en s'écriant, dans le jargon de la langue franque :
Espagnoli y Tudesqiii^ tuto iino bon compagno ! Et
liicole explique pourquoi il a été demeurer en Alle-
magne :
« J'ai voulu tout voir avant de choisir mon asile (dit Ricote),
la France, l'Italie et l'Allemagne. C'est en Allemagne qu'il m'a
paru qu'on pouvait vivre le plus librement. Les iiabitants ne regar-
dent pas à mille délicatesses. Chacun y vit comme il veut, parce
que l'on vit, dans la plus grande partie du pays, avec la liherté
de conscience, »
Ce texte est décisif. Cervantes voit un abîme entre les
deux adversaires que l'Espagne combat, l'im au nord,
qui est un frère égaré, l'autre au sud , qui est l'ennemi
irréconciliable. C'est au sud qu'elle livre son vrai combal ;
elle a en face d'elle des peuples nés pour la détruire, des
Turcs qui attaqueront toujours les Nazaréens , des
Arabes qui ne pactiseront jamais avec les Roumi, des
pirates qui renient l'Europe tout entière , des Moris-
ques eniin qui dévorent l'Espagne.
1. Pasé a Italia, llegiié a Alemania, y alli me pareciô que s(3 podia
vivir con mas libcrlad, porque sus liabitadores no miran en muclias
delicadezas; cada iino vive conio quierc , porcjue on la niayor parlo
dolla se vive con libcrlad de concicncia. [D. Q., p. II, c-hap. nv.)
10
146 CHAPITRE V.
Cervantes est implacable contre les Morisques. Ceux
d'Afrique « viennent piller au point du jour et s'en re-
tournent dormir chez eux » ; ceux de Catalogne appel-
lent la guerre à l'intérieur. Les uns et les autres sont
coupables de haute trahison. Ce crime ne peut plus être
toléré. Depuis plus de cent ans on les presse en vain de
choisir entre l'Orient et l'Occident ; ils se dérobent à cette
obligation et gardent sur le soi de l'Espagne une position
inexpugnable en attendant l'heure où les Turcs débar-
queront et viendront arborer le croissant sur les mos-
quées andalouses.
Aux yeux de Cervantes, leur présence est celle de
l'ennemi dans la place. Dans la Nouvelle où il a exprimé
sa pensée la plus directe, c'est-à-dire dans le Dialogue
du chien Berganza avec le chien Scipion, Berganza dit
rudement :
« J'ai vu de près et j'ai servi un Morisque ; je prenais plaisir à
étudier la vie de mon maître, et, par elle, celle de tous les Mo-
risques qui vivent en Espagne. Que d'élranges choses je pourrais
te conter, ami Scipion, sur cette canaille morisque 1 S'il fallait
entrer dans les particularités, je n'aurais pas fini en deux mois.
Mais cependant il faut que je t'en dise quelque chose. Il y aurait
miracle si, parmi cette foule, il s'en trouvait un qui crût sincè-
rement à la sainte loi chrétienne. Leur but est de battre monnaie
et de garder l'argent monnayé; pour l'acquérir, ils travaillent et
ne mangent pas. Qu'un réal entre en leur pouvoir, s'il est seule-
ment double, ils le condamnent à la prison perpétuelle et à une
éternelle obscurité. Gagnant toujours et ne dépensant jamais, ils
rassemblent la plus grande partie de l'argent qui circule en
Espagne. Ils sont sa tirelire, son ver rongeur, ses pies et ses be-
lettes; ils ramassent tout, cachent tout et dévorent tout. Re-
marque qu'ils sont nombreux, que chaque jour ils enfouissent
peu ou beaucoup et qu'une fièvre lente consume la vie aussi bien
qu'une fièvre maligne. Gomme leur nombre s'accroît sans cesse,
celui des enfouisseurs s'accroît aussi, et ils croîtront de la sorte
L'ISLAMISME. <47
à l'infini, car chez eux ni les hommes ni les femmes n'entrent au
couvent. Tous se marient, tous multiplient; d'ailleurs la guerre
ne les décime point, ni aucun exercice fatigant. Ils nous volent
en toute sûreté, et, avec les produits de nos biens qu'ils reven-
dent, ils deviennent riches. Ils n'ont point de valets, tous le sont
d'eux-mêmes. Ils ne dépensent rien pour faire étudier leurs
enfants : la science pour eux, c'est de nous voler.
Cervantes demanda formellement l'expulsion des Mo-
risques, non par intolérance religieuse, mais par néces-
sité politique. Quand deux races sont irréductibles, leur
séparation peut seule éviter la guerre civile. De quelque
façon qu'on juge son opinion, il importe d'en comprendre
le mobile. En 16i0, quand le terrible édit d'expulsion est
rendu, Cervantes ne triomphe pas ; il prend la parole *
pour plaindre les victimes. Il peint avec attendrissement
la misère, la douleur, les regrets des exilés. Il attire sur
eux la sympathie publique, et déplorant encore une fois
cju'ils se soient tournés obstinément vers l'islamisme,
il ose leur conseiller le séjour de la France ou môme
celui de l'Allemagne, pays protestant. Il en eût dit
davantage; mais il ne pouvait pas, sous Philippe II,
plaider la cause qu'il défendait. Des personnages plus
influents que lui avaient payé de leur vie cette audace,
tels que l'aixhevêque Carranza, brûlé comme fauteur de
la liberté de conscience. C'est indii^ectement, en met-
tant en scène l'islamisme, qu'ilïaisait entendre sa pensée.
On devait, disait-il, combattre avant tout les renégats et
les Turcs, et pour les combattre, les connaître. Les
renégats étaient insolents, avides et traîtres; ils osaient
tout pour acquérir des richesses et du pouvoir. Mais
combien d'entre eux ne seraient pas devenus mahomé-
1, Don Quicliolte, p. H; cliap. Liv.
148 CHAPITRE V.
tans et combien reviendraient en Europe, si l'Europe était
moins imprévoyante! La société chrétienne laisse enlever
ses enfants, et, une fois captifs, elle les oublie. Un jour, les
Turcs saisissent sur les côtesdela Galabre un jeune homme
de vingt ans et le font esclave. Il subit son sort et ne trahit
pas sa foi. Mais les années se succèdent et aucun espoir
de délivrance ne vient le soutenir au milieu des outrages.
Il avait ramé quatorze ans sur les galères du Grand Seigneur.
A trente-quatre ans passés, il reçut un soufflet d'un Turc pen-
dant qu'il ramait. Pour pouvoir s'en venger, il renia sa foi.
C'était un homme si courageux, qu'il devint roi d'Alger sans
passer par les routes basses et ignobles que prennent habituel-
lement les favoris du Grand Seigneur. Ensuite il fut général de
la mer. C'est la troisième charge de l'empire. Il était Calabrais
d'origine et moralement homme de bien. Ses captifs, dont le
nombre fut de trois mille, étaient traités avec beaucoup d'hu-
manité*.
Cervantes parle ici de FUchaly, ce redoutable adver-
saire. Voilà quels hommes la chrétienté laissait perdre.
Les Turcs ne sont ni aussi méprisables qu'on le dit,
ni aussi puissants qu'on le croit! pense Cervantes. Au
lieu de les maudire en les redoutant et de les in-
sulter en les laissant faire , il faut démêler les vraies
causes de leur prestige et pénétrer le secret de leur fai-
blesse. c( La grande journée de Lépante a désabusé le
monde et toutes les nations de l'erreur dans laquelle on
était quand on croyait les Turcs invincibles sur mer^. »
En principe , ils n'ont pas la puissance morale qui
crée et soutient les grands empires; leur fondation,
tout artificielle , n'est pas solide , parce qu'elle repose
sur la force. L'intérêt est leur guide et la violence leur
1 . Don Quichotte. Le captif.
2. Don Quichotte^ i, 39.
l'islamisme. 149
moyen ; aussi sont-ils haïs des Africains, et ils auront
contre eux, le jour où TEspagne le voudra, la haine
proverbiale de Turc à More. L'argent est leur maître.
Chez eux^ tout est vénal.
Tout se vend, tout s'achète; les charges ne se gagnent pas
par le mérite, mais s'acquièrent à prix d'argent. Ceux qui les
donnent volent ceux qui s'en font pourvoir, et ceux-ci épuisent
les revenus d'un office pour en acquérir un autre plus lucratif.
Tout cet empire est fondé sur la force, ce qui marque qu'il n'est
pas durable; et il ne durerait pas, selon moi, si nous ne le sou-
tenions sur nos épaules, en quelque sorte, par nos fautes ^
Les fautes de l'Espagne, Cervantes les indique. Elle
a une mauvaise marine et une fausse politique, tandis
que la famille des sultans fait preuve d'une sagacité héré-
ditaire^ et qu'ils ont une marine bien organisée dont les
manoeuvres sont d'une rapidité merveilleuse. Cervantes
décrit une de leurs descentes en Sicile : avant que les
sentinelles des tours de la marine aient pu les signaler,
ils ont jeté l'ancre, ils débarquent, ils enlèvent des
chrétiens, et ils reprennent la mer à force de rames.
L'expédition accomplie « avec leur diligence accou-
tumée, )) ils osent envoyer à Trapani môme des agents
qui traitent de gré à gré la question des rançons. Qu'une
voile latine paraisse à l'horizon, que la flotte de Malte
ou que l'escadre de Sicile viennent à passer par là, les
corsaires ont disparu quand elles arrivent. « En un clin
d'oeil, tous les Turcs qui sont à terre, l'un préparant
son dîner, l'autre lavant son linge, se trouvent à bord
avec une promptitude inouïe» et ils voguent vers les
côtes barbaresques.
1 . L'Amant généreux.
2. La sagacidad que todos los de su casa Uenen. [D. (J.j i, 39.)
ioO CHAPITRE V.
La môme discipline qui préside à leurs usages mili-
taires se retrouve dans leurs institutions civiles. Quand
le cadi parle, tout le monde obéit, « tant est grand le
respect que portent aux cheveux blancs de leurs magis-
trats les gens de cette secte maudite... Il juge sans actes
de procédure, sans demandes ni répliques, séance
tenante. » Sans doute, « il dépêche son monde du bout
du doigt et termine les affaires en un tour de main ; »
mais on évite les longs procès « parmi ces barbares : le
sont-ils en cela ' ? »
Ainsi les Turcs ont-ils de bonnes coutumes qui, à
défaut de puissance véritable, leur donnent du moins
une supériorité accidentelle. Grâce à leur activité et à
leur souplesse d'intelligence, ils ont pénétré en Europe,
renversé tous les boulevards de l'Occident et semé de
ruines toute la mer chrétienne. Il n'est pas un soldat
italien ou espagnol qui n'ait été saisi de douleur en con-
templant les débris des cités abattues. Cervantes en a
fait le tableau dans la nouvelle de r Amant généreux,
qui s'ouvre par l'entretien d'un captif et d'un renégat
en face de Nicosie détruite.
0 ruines douloureuses de Nicosie l'infortunée ! dit le cap-
tif. Le sang est à peine séché de vos défenseurs malheureux
et vaillants ! Si vous preniez le sentiment , ensemble nous
pourrions, dans la solitude où nous sommes, pleurer nos dis-
grâces ; les tourments partagés s'adoucissent. Vous n'êtes pas
sans espérance, ô tours et murailles injustement abattues! Vous
pouvez un jour vous relever, quoique la cause pour laquelle
on vous relèvera soit moins noble que celle pour qui vous tom-
bez. Mais moi, misérable, que puis-je espérer dans la détresse
extrême où je me trouve?... — Ainsi s'exprimait un captif. Il
parlait aux ruines et comparait leurs misères aux siennes, comme
si elles eussent été capables de l'entendre....
1. \o\r l'Amant généreux.
L'ISLAMISME. ' i51
Un renégat s approche du captif et lui dit :
Tu auras de quoi pleurer, si tu t'abandonnes à ces contempla-
tions. Qui a vu, il y a deux ans, cette île de Chypre, riche, célèbre,
dans sa prospérité et son repos, jouissant de toute la félicité
humaine, et voit aujourd'hui ses habitants bannis, captifs ou mi-
sérables, comment peut-il ne pas déplorer un si grand désastre?
Mais ces choses n'ont pas de remède...
Puis, d'un ton plus bas, le renégat ajoute :
— Ricardo, la fortune m'a fait revêtir ce costume que je dé-
teste.... Tu n'ignores pas le désir ardent que j'ai de ne point
mourir dans ce culte que je semble professer. Si je n'étais pas
plus utile autrement, j'irais confesser et publier à haute voix la
foi de Jésus -Christ, de laquelle m'éloignèrent mon âge si faible el
ma raison plus faible encore. Une telle confession doit me coûter
la vie; mais pour ne point perdre celle do l'âme, je donnerais
volontiers celle du corps.
Si TEspagne faisait appel à ces renégats, si elle déli-
vrait ces captifs, si elle reprenait ses enfants et son
bien par un effort soutenu et concerté, la résistance des
Turcs ne saurait être longue. Cervantes essaye de le
lui rappeler dans les ouvrages que nous allons voir.
LA VIE D ALGER.
De tous les écrits de Cervantes contre l'islamisme, le
plus important est la Vie d Alger [El trato de Argel).
Ce n'est pas une œuvre d'art, c'est un acte d"honnête
homme. On a jugé au point de vue littéraire ce drame
improvisé ; il a paru inférieur à ceux de l'habile
Lope de Vega et indigne de notre goût raffiné. Il ne
ressemble, en effet, ni aux pièces françaises qui roulent
sur l'amour, ni aux pièces espagnoles qui mêlent les
152 CHAPITRE V.
quolil)ets du gracioso aux aventures liêroïques des gen-
tilshommes. Le canevas grossier de Fintrigue est
celui-ci : — Deux amants, Aurelio et Silvia, tombent
aux mains des Algériens et sont sépares. Ils se re-
trouvent dans la maison d'un Turc appelé Yousouf, qui
a pour femme Zara ; mais ils se retrouvent pour se perdre,
car Yousouf aime Silvia et en fait confidence à Aurelio,
tandis que Zara aime Aurelio et l'avoue àZafe. Cette situa-
tion, ainsi analysée, est d'une crudité maussade, mais Cer-
vantes n'a pas ainsi conçu le scénario. Les analyses super-
ficielles sont perfides. Pour le génie de Cervantes, la
situation n'est qu'un prétexte; le vrai sujet est la lutte
morale de deux races, l'antagonisme de deux lois reli-
gieuses, le conflit de la femme orientale et de la femme
européenne. Les figures sont d'une réalité franche.
Point de créations, si l'on veut, mais des personnages
qui ont vécu; point d'intrigue savante, mais une trame
faite d'idées, de passions, de croyances, toute en pro-
fondeur. Oublions le reste, et assistons tout d'abord à
l'assaut donné aux âmes chrétiennes par l'islamisme.
La belle Zara, aux yeux noirs, toute parée d'or et de
perles, s'avance vers Aurelio, le gentilhomme espagnol
que le sort a fait son esclave. Derrière elle marche la
vieille Fatima, qui sait les philtres et pratique les en-
chantements. Son mépris pour les chrétiens égale son
respect pour les antiques superstitions de l'Orient. On
dirait la fatalité accompagnant l'amour. Elle veut que la
beauté de sa jeune maîtresse triomphe en paraissant.
Zara. — Aurelio!
Aurelio. — Maîtresse!
Zara. — Maîtresse?.., Si je l'étais, maîtresse de toi, lu enten-
drais ma prière, au lieu de me fuir.
L'ISLAMISME. 153
AuRELio. — Puisque je suis ton esclave, ta volonté est là
mienne.
Ainsi s'engage le dialogue, ingénument effronlé de la
part de Zara, fier, courtois, embarrassé et secrètement
méprisant de la part d'Aurelio. La musulmane s'humilie
bientôt, malgré les conseils de Fatima.
AuRELio. — Ne vois-tu pas que je suis un chrétien et que ma
situation est celle d'un misérable?
Zara. — L'amour nous fait tous égaux. Donne-moi la main...
La vieille Fatima s'indigne. Une fille de Mahomet
s'abaisser devant un chrétien ! Elle veut abandonner Zara.
Celle-ci la retient. ,
Zara. — Amie, tu dis vrai... Je ne nie pas cela... mais que
ferai-je? L'amour, c'est le feu! et ma volonté, c'est la cire!
Quand on invoque la doctrine de la fatalité, Fatima
n'a rien à répondre. Aurelio, à qui elle s'adresse alors,
se retranche sur son honneur [en su pundonor se
retira) .
Aurelio. — Gomment vouloir que j'entende des paroles d'a-
mour, quand je suis enchaîné?
Zara. — Ne t'inquiète pas de tes chaînes; nous sommes deux
pour te les ôter.
Aurelio. — Mieux vaut me les laisser. Je ne veux pas tomber
d'un malheur dans un autre.
Zara. — De quel malheur parles-tu?
Aurelio. — Quand mon corps sera délivré, je tomberai dans
d'autres fers, plus douloureux pour l'âme.
Fatima. — Les chrétiens ont-ils des âmes?
Aurelio. — Oui, des âmes assez grandes et assez riches pour
que Dieu les ait rachetées.
Fatima. — Fausseté!... Vos âmes, si vous en avez, sont de
diamant, puisque l'amour les trouve si dures... Aurelio, décide-
toi ; ne fais pas fi de mes conseils, ne sois pas si ami de tes
154 CHAPITRE V.
idées entêtées. Tu te vois privé de la liberté, dans les fers,
pauvre, nu, épuisé, victime de la nécessité, exposé à tous les
maux, à la bastonnade, au supplice des soufflets, aux mazmor-
ras, aux cachots, où tu seras plongé du jour dans la nuit.
Au contraire, on te promet, avec la liberté, de beaux vête-
ments. Plus de fers, plus de nourriture immonde ; mais le
couscoussou, le pain blanc, la volaille en abondance et du vin de
France, si tu veux boire du vin. Te demande-t-on l'impossible?
Non. Il s'agit de renoncer au travail excessif pour passer une
vie agréable, joyeuse et la plus douce du monde. Profite de la
chance qui s'offre à toi. Ne fais pas l'innocent; tu as montré du
cœur. Regarde ta maîtresse Zara, dis-moi de quoi elle est digne;
contemple l'éclat resplendissant de son visage qui obscurcit le
soleil; admire sa jeunesse, pense à ses trésors, à son nom, à sa
réputation. C'est ton salut qui vient frapper à ta porte et Rap-
peler. — Ah! ma Zara! où elle pose ses pieds, il y a des mil-
liers d'hommes qui voudraient poser leurs lèvres!...
Cet idéal barbaresque ne séduit pas Aurelio, qui ré-
pond froidement :
-- Gela est le mal, même devant la loi de Mahomet, contre
laquelle vous prêchez.
— Laisse là Mahomet! s'écrie Zara, il n'est plus mon Dieu.
L'amour est mon seul maître, il a envahi et assujetti mon âme.
Mais les promesses de Fatima comme ses menaces, la
beauté de Zara comme sa colère et son amour, restent
sans effet et sans espoir. Les deux femmes se retirent,
la rage dans le cœur.
Aurelio, demeuré seul, se met en prière.
Yousouf paraît, joyeux et plein de projets.
YousouF. — Écoute, Aurelio... j'ai acheté une esclave qui est
la beauté et l'honnêteté mêmes. Je l'aime, elle me dédaigne. Toi
qui es chrétien comme elle, peut-être sauras-tu l'apprivoiser. Si
tu y réussis, tu es libre!
Aurelio. — De quelle nation est-elle?
Yousouf. — On la dit Espagnole.
LISLAMISME. 1 5o
AuRELio. — Son nom?
YousouF. — Silvia.
AuRELio. — Il y avait sur notre vaisseau une femme de ce
nom.
YousouF. — C'est elle-même.
Silvia est la fiancée (VAiirelio. I.a situation est ter-
rible dans sa vulgarité même ; la jalousie devient pour
Aurelio une seconde tentation. Le gentilhomme dissi-
mule sa douleur, promet tout et se hâte de quitter
Yousouf.
Silvia entre en scène, et Yousouf lui parle avec res-
pect.
Yousouf. — Silvia, séchez vos pleurs. Faites trêve à cette
douleur farouche. Je ne vous ai pas achetée pour être mon es-
clave, mais pour être ma souveraine... Tenez! j'imagine que
votre malheur n'a été si grand que pour vous préparer une vie
plus heureuse. La fortune qui a mis des rois dans la servitude
ne trouble pas l'ordre habituel de ses lois quand elle atteint votre
grandeur plus que royale. Essuyez donc ces beaux yeux qui nous
font esclaves quand ils nous regardent et qui, s'ils se détournent
de nous, emportent notre âme avec eux. Ne dérobez plus votre
beauté divine sous ce voile blanc qui, semblable à la neige, nous
cache la clarté du ciel.
— Conduisez-moi à Zara, votre femme et ma maîtresse, ré-
pond Silvia.
II y a dans cette scène quelque chose de l'apparition
calme et pure d'Andromaque esclave de Pyrrhus. La
figure de Silvia n'est qu'entrevue ; mais elle est digne de
ce caractère d' Aurelio, qui représente la dignité sévère
de l'Espagne chrétienne.
— Connaissez-vous Aurelio? dit Zara à Silvia.
— Oui, répond Silvia, c'est un jeune homme à la figure grave
et de nation espagnole.
De rostro grave y de nacion hùpana.
450 CHAPITRE V.
Aurdio n'est pas au bout des épreuves. Contre lui
on prépare des incantations magiques et terribles, toute
la science de l'Orient (Zoroastria ciencia). Yoici Fatima
qui revient, entourée de tous les attributs des sor-
cières, le pied droit déchaussé, la robe sans ceinture,
le visage tourné vers la mer, le bras cerclé d'un collier
de pierres recueillies dans les nids d'aigles; on dirait
un personnage de Shakspeare. Elle commence ses con-
jurations; elle tient une figure de cire qui représente
Aurélio et dont elle perce le cœur. C'est l'envoûtement
du moyen âge.
Cervantes, qui tient par son éducation aux traditions
et aux symboles du temps de Dante, exprime par la
y voix des personnages allégoriques le sens de sa pensée
et l'intention morale de son œuvre. Il enveloppe la sor-
cière de furies qui lui soufflent les mauvais conseils.
— Laisse tes enchantements! disent-elles. On les méprise
quand on s'appuie sur le Christ. Appelle à ton aide la Néces-
sité, à qui on ne résiste pas et l'Occasion.
Les deux divinités apparaissent et nous entendons,
comme dans un vieux mystère, le dialogue des puis-
sances mauvaises qui assiègent le château de l'âme {la
roca del pecho encastillado de un cristiano ) .
Aurelio épuisé, sans forces, presque nu, couché sur
le sol, est pressé d'un côté par la Nécessité, tandis que
de l'autre, il voit sourire l'Occasion. Il ne peut même
plus répondre à leurs paroles qu'il écoute d'un air
hébété, et qu'il répète machinalement.
L'Occasion. — Je sais un moyen, si tu voulais, de sortir de
cette misère tout de suite, sans obstacle et à peu de frais.
AuRELio. — Oui, un moyen de sortir de cette misère tout de
suite, sans obstacle et à peu de frais.
L'ISLAMISME. 157
L'Occasion. — Il ne faut qu'aimer ta maîtresse Zara ou seule-
ment donner des signes d'amour.
AuRELio. — Il ne faut que l'aimer, — ou feindre de l'aimer. —
Oui! — L'apparence suffirait! — Mais... comment, — quand on
n'aime pas, feindre l'amour?
La Nécessité. — Quand la nécessité te force!
AuRELio. — Oui, la Nécessité!
L'Occasion. — Et l'Occasion s'offre à toi, extraordinaire.
AvRELio {se ranimant). — Oui, l'Occasion s'offre... — Non!
L'Occasion n'a pas le pouvoir de détourner de ce qui est bien,
et de ce qu'il doit à lui-même, mon sang de gentilhomme [mi
hidalga sangre).
L'assaut redouble. — Qu'est-ce que l'honneur?.. Une
chimère. Pourquoi, si Aurelio na pas de témoins,
n'obéirait-il pas à l'appel de la liberté et aux charmes
de Zara. Elle traverse la scène, brillante et aimal)le.
Malgré lui, Aurelio la suit, déjà il est vaincu, déjà il
marche vers l'abjuration , quand , tout à coup, il se
rejette en arrière.
— Quel guide suis-tu, Aurelio? Loin de moi une pensée d'er-
reur, une pensée de vilain... Je suis chrétien et mourrai en chré-
tien !
Ainsi triomphe la fermeté d' Aurelio. Mais la tenta-
tion sera-t-elle aussi vaine, quand elle s'adressera à
des êtres faibles?
Cervantes fait passer sur la même scène un jeune
espagnol appelé Juan, qui a pris l'habit mauresque et
renié sa foi. On l'appelle :
— Juan!
— Je me nomme Soliman; si vous me taquinez, je le dirai au
maître.
Et l'enfant menace les Chrétiens, il repousse son frère
Francisco qu'il ne veut pas embrasser :
158 CHAPITRE V.
— Qu'y a-t-il de plus beau que d'être Maure! Vois donc les
jolis habits qu'on m'a donnés. J'en ai d'autres plus riches encore,
plus élégants, en brocart d'or. Sais-tu que le couscoussou est
délicieux? Rien n'est bon comme le pilaf. Fais-toi musulman et
tu diras comme moi. Je te le conseille, fais-le... 'Mais je te laisse,
car parler avec les Chrétiens, c'est une souillure.
Il s'en va d'un pas grave, insolent et ridicule.
— Y a-t-il un spectacle plus malheureux sur la
terre?.... s'écrie alors le captif Alvarez; puis, s'adres-
sant aux spectateurs, il les supplie de penser au rachat
des captifs :
— Rachetez! dit-il. — Ah! que l'aumône est bien employée
qui rachète des enfants! Dans leur âme, la foi n'a pas encore jeté
des racines assez fortes. Puissent les cœurs chrétiens redevenir
charitables et être moins avares de leurs secours! Tirer de pri-
son le chrétien captif, l'enfant surtout, dont la volonté est faible
encore, c'est l'œuvre sainte, excellente, qui renferme en elle seule
toutes les œuvres, car elle sauve du même coup l'âme et le corps.
Celui que vous rachetez, vous l'arrachez à la tentation, vous le
ramenez de la terre d'exil dans sa patrie, vous le dérobez aux
mille hasards qui le circonviennent, aux tortures de la soif, à la
perversion des conseils qu'on lui donne.... 0 secte infâme de
Mahomet, que tu triomphes aisément des cœurs simples!
A cette adjuration se mêlent les accents de déses-
poir et de rage des autres captifs, personnages secon-
daires, mais essentiels dans cette composition qui doit
faire tableau et frapper l'esprit oublieux des specta-
teurs.
Cervantes eût voulu mettre sous leurs regards Alger
tout entier; il eût voulu montrer aux Espagnols les ré-
sultats funestes, non-seulement de leur négligence,
mais aussi de leur système oppressif et inquisitorial.
Mais comment le faire sans se brouiller avec les inqui-
siteurs? Voici ce qu'il imagina.
L'ISLAMISME. lo9
Sur la scène, un homme se précipite, essoufflé, dé-
solé, pâle d'épouvante. Il vient d'assister au supplice
du prêtre Michel de Aranda, (peine du talion infligée
à l'Espagne par l'Afrique), et il raconte à la foule émue
le détail horrihle de sa mort :
— Je l'ai vu aujourd'hui, le serviteur de Dieu, au pouvoir d'une
populace demi-nue.... Il ne mourait pas entre deux larrons, mais
entre mille. Ce prêtre, ce juste, marchait au milieu d'une horde
sans loi, exténué, ployé en deux, mais heureux de mourir pour
sa foi. Parmi tout ce peuple, c'était à qui lui redoublerait le sup-
plice; celui-ci le souffletait à dix reprises, celui-là lui arrachait
sa barbe blanche. On avait lié d'une corde grossière ces mains
qui avaient si souvent offert l'hoslie. A son cou était attachée
une autre corde tirée à l'envi par une nuée de Maures. Autour du
malheureux, pas un ami. Son regard ne découvrait à l'entour et
au loin qu'un peuple de bourreaux. Leur fureur satanique était
telle, que celui-là eût passé pour mauvais mahométan qui ne
l'aurait pas frappé... Bientôt la populace, qui s'ingénie à décou-
vrir quelque nouveauté de supplice, apporte en grande quantité
du bois sec et dépouillé dont elle forme un vaste cercle, à distance
de lui. Celte couronne enferme le saint personnage. Malgré l'im-
patience que tous avaient de le voir expirer, on allume douce-
ment et de loin un feu qui lui ménagera de longs tourments...
Et le captif Sébastien raconte avec quelle atroce len-
teur les habits du supplicié furent consumés ; récit d'un
grand effet pour les Espagnols d'alors, contemporains,
compatriotes , coreligionnaires de Michel de Aranda.
Cervantes le prolonge à dessein pour en venir au trait
final, à la conclusion téméraire qui est celle-ci : — Plus
d'auto-da-fé !
L'énoncer en ces termes était impossible. Les Espa-
gnols du seizième siècle applaudissaient précisément
au théâtre à cette férocité fanatique que Cervantes con-
damnait. Un auteur dramatique qui voulait réussir flat-
tait, au lieu de les blâmer, les passions religieuses, témoin
160 CHAPITRE V.
Lope de Yega, qui, dans la Découverte du nouveau
monde^ préconise l'usage de supplicier les sauvages en
les baptisant. Le dernier tableau de cette pièce est épou-
vantable : le poëte montre avec orgueil la croix plantée
sur le sol américain et les chefs indigènes mis en croix.
Triste commentaire de cette parole : Vous irez et sau-
verez les gentils. Le public était enthousiasmé d'un
tel spectacle.
Dans un pareil temps, Las Casas, le libérateur des
Indiens, ne trouvait qu'un moyen de les soustraire à la
mort : il proposait à l'Espagne de les réduire tous en
esclavage. De même pour les condamnés de l'Inquisition,
dont le supplice était une solennité publique, la seule
chance de salut était de les dérober à Féchafaud. Cer-
vantes propose de les punir autrement. Alvarez, qui
vient d'entendre le récit de Sébastien, glisse à la hâte
ces étranges paroles à l'adresse du public :
Eh bien ! n'est-ce pas assez que nous soyons captifs, sans être
plus misérables encore ! Si on brûle les morts là-bas (en Espagne),
on brûle ici les vivants. Que Valence emploie d'autres moyens
pour punir les renégats qui ne sont pas condamnés par la loi.
Ils peuvent périr... par le poison.
Ce n'est pas Cervantes qui parle, c'est Alvarez, homme
colère, impatient, indiscret, qui gourmande le peuple
espagnol à tort et à travers, et que Saavedra essaye de
calmer un peu.
— Tu prêches, réplique Alvarez, et tu perds ta peine ! Moi, je
veux luir. — Mais tu périras en route? — Qu'y faire, Saavedra?
Les miens sont morts. J'ai un frère. Il s'est mis en possession de
notre patrimoine et des biens qui nous restent avec tant d'avi-
dité, qu'il ne peut pas aujourd'hui, me sachant dans les fers,
distraire un réal de son patrimoine pour me délivrer.
L'ISLAMISME. 161
Alvarez exécute son projet, il s'échappe. Le drame
change de théâtre ; nous sommes transportés sur la route
d'Oran, au milieu d'une solitude effrayante et d'une
nature meurtrière, que l'homme ne saurait traverser
sans l'aide de ses semblables ou sans l'assistance mira-
culeuse de Dieu.
Alvarez s'avance les habits en désordre, les chaussures
en lambeaux, les pieds gonflés, le corps déchiré par les
ronces. Il a épuisé sa petite provision de pain, il ne
trouve plus d'eau ; la nuit qui tombe lui cache la trace
légère du sentier qu'il suivait ; les premiers hurlements
des bêtes féroces se font entendre. Tourmenté de la faim,
de la soif, incapable d'aller plus loin, il se laisse tomber
par terre.
Cervantes introduit ici une légende qui complète la
partie mystique du drame et s'adresse surtout à la foi
castillane. En tombant, Alvarez a murmuré une prière à
la Yierge. Cet acte de confiance suprême sauve le fugitif.
Auprès de lui passent des Maures qui poursuivent un
autre captif; il les regarde passer, invisible pour eux.
Un lion paraît, Alvarez le suit sans crainte, et guidé
par lui, arrive enfin à Oran'.
— Je retrouve la liberté, s'écrie-t-il. 0 Vierge pure!
ma liberté se dévoue à ton service.
Ce sont les paroles de saint François d'Assise, c'est
le vœu du solitaire du Montserrat. Cervantes se sert
avec intention des idées de la chevalerie mystique. En
effet, la Vierge sauve le soldat dont la patrie oublie le
courage, lesservices et la misère. Tout a son but dans
1 . Les lions ont joué un rôle semblable dans les histoires de tous
les temps, depuis Androclès jusqu'au Cid. Voir le poëme du Cid et le
R,omanccro,
11
162 CHAPITRE V.
le drame. Les miracles, les allégories mythologiques,
chaque rôle, chaque scène, tous les récits et tous les
événements, offraient un sens profond à l'Espagne du
temps. Cervantes ne songe pas à la postérité ; son art
est de faire passer son acte.
Mais ce n'est pas tout, il parle aussi à l'Espagne de
ses intérêts modernes. Il indique à l'aristocratie castil-
lane ses nouveaux devoirs. Elle a gardé les préjugés
d'un autre temps. Un gentilhomme ne daigne pas mettre
la main à la rame quand les corsaires poursuivent le na-
vire sur lequel il se trouve. Les castes sociales sont
tranchées; des marins, des commerçants et des hidal-
gos, réunis sur le même vaisseau, forment trois es-
pèces d'êtres radicalement distinctes qui, à l'heure
du danger, ne s'entr'aident pas. La fraternité, même
accidentelle, entre les fils d'un même pays, semble-
rait une mésalliance! Cervantes commence ici même
sa première campagne contre l'orgueil aristocratique. Il
n'y met ni la grâce de Shakspeare^ ni la gaieté irré-
sistible du Don Quichotte. Toujours sérieux, il fait en-
tendre indirectement des conseils pratiques sur l'état de
la marine espagnole et la puérilité funeste du poiîit
d'honneur castillan, — ce point d'honneur qui, de 1500
à 1789, a joué un rôle si considérable dans l'histoire de
l'Espagne et dans la nôtre.
Deux marchands barbaresques sont en scène ; l'un
d'eux vient de débarquer, il a fait, aux dépens de l'Eu-
rope, une course avantageuse.
— Vous avez fait un bon voyage, lui dit son confrère. On dit
pourtant que les galères de Naples vous ont donné la chasse.
1 . Dans la Tempête.
L'ISLAMISME. i63
— Oui, en effet... Mais la chasse espagnole n'est pas sérieuse.
Les navires sont embarrassés par leur propre poids. Il faut en
campagne avoir l'allure dégagée, pouvoir fuirTennemi aussi bien
que l'atieindre; sinon le brigand qui chasse donne dans le pan-
neau. Sachez bien (si vous ne le savez pas) que les galères des
chrétiens marchent sans mains et sans pieds. Comment cela? le
voici : la marchandise les écrase, et, quand elles veulent nous
poursuivre, elles n'atteignent pas en six jours le moindre ponton.
Nous autres nous sommes armés à la légère et libres comme la
flamme. On nous donne la chasse? nous faisons tète au vent; à bas
les voiles et toutes les œuvres mortes, — le mât et les antennes en
croix, simplement, — et on file, contrôle vent, sans peine. Mais les
chrétiens! leur amour-propre leur défend, quand ils sont dans
un mauvais pas, de mettre la main à la rame pour sortir de péril ;
ce serait un déshonneur. Nous, en attendant, nous rapportons
chez nous peu d'honneur et beaucoup de butin.
Sourire de Xhonneur^ ou le discuter, rien de plus
grave alors. Examiner ce mot sonore qui servait d'apa-
nage aux gentilshommes, de drapeau aux capitaines, de
principe social à l'Espagne aristocratique, c'était déjà
mettre en question l'idée castillane par excellence. Cer-
vantes indique, touche et passe. Il y a une autre scène,
plus brève encore, et dont l'intention est aussi périlleuse.
Le poëte ose rappeler l'occasion, deux fois perdue, de
prendre Alger. Don Juan d'Autriche aurait pu s'en em-
parer si son roi et maître ne l'avait pas envoyé en
Flandre , où il finit misérablement sa courte et belle
carrière. Philippe II aurait dû faire une descente en
1579. On voit passer en ricanant au milieu des captifs
espagnols une bande d'enfants maures, de morillos^ qui
s'écrient :
— Don Juan pas venir! vous pas fuir! mourir ici!
Saavedra s'avance alors pour tancer les enfants.
— Son frère viendra, Tilluslrc Philippe. 11 serait déjà venu si
164 CHAPITRE V.
l'indocilité et l'orgueil des luthériens de Flandre n'avaient pas
fait à sa couronne une offense impudente.
Cervantes ment un peu, il le sait. L'illustre frère ne
vint pas , et Torgueil des luthériens ne fut point
abattu. Mais Philippe, qui assiste à la représentation,
doit en même temps jouir avec complaisance de la
terreur produite par son nom et entendre les huées
et les injures dont on accable l'Espagne. Le poëte
ne veut rien de plus. Il montre Alger tour à tour
tremblant et triomphant. «Ce fut chose risible, dit
Hœdo, de voir les Turcs flatter et caresser les chré-
tiens, quand ils s'attendaient d'un instant à l'autre
à l'invasion ^ » Et ce fut chose terrible que de voir la
réaction, quand ils furent rassurés. Que de supplices!
quels coups ! quels outrages ! comme le marché des es-
claves reprit son cours!
Cervantes ne manque pas de faire voir à Philippe la
gloire d'Hassan. Le roi d'Espagne assiste aux exploits
du roi d'Alger. C'est le tableau principal de la cin-
quième journée. On se souvient de deux gentilshommes,
Antonio de Tolède et Francisco de Yalence, qui furent
prisonniers à Alger et qui prêtèrent leur aide à Cer-
vantes. Hassan ne put pas mettre la main sur eux; on
les vendit à Tétouan pour les dérober à son avidité.
Il est fait allusion à ce détail dans la scène suivante :
(Des serviteurs arrivent. Ils apportent un canapé avec quatre coussins pour le
roi. Il s'assied. Quatre ou cinq Maures lui font cortège, et devant lui se place le
petit renégat Juanico.)
Le roi. — La rage et la douleur m'étouffent! Je ne puis parler!
et ce qui me fait perdre la tête, c'est de voir que don Antonio
de Tolède m'ait ainsi échappé des mains. Les Arraez impudents
1. Haido, p. 30 r
L'ISLAMISME. 165
ont eu peur que je ne leur prisse leur chrétien. Ils l'ont emmené
en toute hâte et l'ont vendu à Tétouan sept mille ducats. Un ca-
ballero si illustre, si puissant, vous l'avez donné pour rien, viles
canailles! Avez-vous donc soif d'argent? La somme vous paraît-
elle si énorme pour que vous ayez donné par-dessus le marché
un second prisonnier qui à lui seul valait davantage? Francisco
de Valence ne pouvait-il payer pour son compte une rançon plus
forte? Enfin!... ils ont été aidés par le hasard, qui a plus de pou-
voir que mon activité. Le hasard fait et ratifie les marchés mieux
que la science humaine. Ils savaient tout, le moment, les con-
jonctures, et ils se sont enfuis pour ne pas se trouver en ma pré-
sence. Si je trouvais ici don Antonio, il me payerait cinquante
mille ducats!
Hassan continue d'exhaler sa rage. Il est inconsolable.
En vain lui amène-t-on des gens à punir, des fugitifs à
martyriser, des Espagnols à humilier. Le bâton fait son
office, le sang coule, et le roi d'Alger ne jouit pas de
toutes ces distractions. Il a manqué une excellente
affaire.
Malgré l'ironie de ces dernières scènes, le funèbre
spectacle des supplices rend trop douloureuse l'atten-
tion du spectateur. C'est le défaut essentiel du Trato
de Argel. Cette œuvre, toute sérieuse, toute tragique,
déplut sans doute à l'Espagne, qui y voyait la plage
africaine comme un lieu d'exécutions, comme un théâtre
de sa honte. Cervantes comprit qu'il ne fallait plus dépas-
ser la mesure de la tristesse.
Il changea de ton et écrivit des tragi-comédies.
LES BAGNES D ALGER.
Le Trato était une protestation directe, ardente et
absolue, mêlée à peine de quelques concessions. La
/
166 CHAPITRE V.
pièce se terminait d'une manière sanglante et sombre.
Cervantes, en poursuivant son entreprise, voulut com-
poser une pièce moins tragique, dont le dénoùment
serait heureux. Il fit les Bagnes d Alger ^ dont la fin
est un mariage ^ :
Il accorda le rire à son public; les épisodes plaisants
eurent leur place, et le gracioso son rôle. Des carica-
tures se mêlèrent au drame. Le sujet fut moins vaste et
la peinture plus simple. En mettant encore sous les
yeux des Espagnols les affronts impunis qu'on leur in-
fligeait, le poète s'attache à un fait capital et odieux :
la traite des blancs. On verra tour à tour le marche où
se fait la vente des chrétiens, le bagne où on les parque
comme dans un entrepôt ou un abattoir, et le rivage
espagnol où l'on vient prendre cargaison. — La pre-
mière scène est celle des enlèvements.
C'est la nuit; on aperçoit une plage espagnole, sans
doute la côte Catalane. A travers l'obscurité, l'œil de-
vine un village enveloppé de murailles et une tour ou
atalaya, élevée sur la hauteur pour surveiller la mer
et sonner la cloche d'alarme. Tout repose, tout dort.
Un homme arrive à pas de loup : c'est Yousouf, le
renégat, qui vient de débarquer avec le corsaire Cau-
rali. Il connaît chaque sentier du pays et chaque pierre
du village, qui est le sien.
Yousouf. — Un à un! venez en silence! Voici le sentier, voici
l'endroit, c'est à ce côté de la montagne qu'il faut s'attacher.
Caurali. — Prends garde, Yousouf, de le tromper. Tu payeras
de ta vie ton erreur.
1 . a Ma pièce, dit-il lui-même, a un autre dénoijmenl. »
F aqiii da esle Irato /in,
Que no la tiene cl de Arijel.
L'ISLAMISME. 167
YousouF. -- No t'inquiète pas! Fais préparer par tes hommes
le fer et le feu.
Caurali. — Quel point as-tu choisi, Yousouf, pour donner
l'assaut?
YousouF. — La Sierra. Ce côté-là est fortifié naturellement,
on ne le garde pas. Je vous l'ai dit, je suis né et j'ai grandi sur
cette terre, j'en connais bien les avenues et les issues, et je sais
par où la guerre doit se faire.
Tout à coup les lorches s'alkiraeiil, les Maures pous-
sent de grands cris, se précipitent et mettent le feu.
On voit apparaître derrière la muraille un vieillard à
demi nu :
— Dieu me protège! qu'arrive-t-il? Les Maures ont débarqué.
Nous sommes perdus! malheur!... Mes amis, qui vous perdez,
aux armes! aux armes! La vigilance des sentinelles a été trom-
pée, les atalayas dorment, tout est sommeil (todo es sueno). Oh!
si je pouvais sauver mes chers bien-aimésl...
Il court à ses enfants que l'incendie menace. Survient
un autre personnage vêtu d'une vieille soutane, effare,
narquois et ridicule. C'est un sacristain dont Cervantes
fait un cjracioso.
— Les Turcs sont ici!... Alors je serai mieux dans la lour
que dans la sacristie Je me sens le cœur tout désarmé, je
meurs d'effroi. Pas un fanal à la marine! aucun atalaya n'allume :
mauvais signe, qui ne laisse pas de doute sur notre ruine. Pour
moi, qui suis personne d'Église et non pas homme de guerre,
je sais mieux faire danser le battant de la cloche que tirer
1 epée...
Il sonne la cloche. Le village s'éveille. On accourt en
foule, on se réfugie vers la tour. Les Turcs, placés en
embuscade sur le chemin, s'emparent de tous ceux qui se
présentent, tandis qu'une troupe de corsaires pille les
maisons en flammes. Le vieillard, qui revient avec deux
168 CHAPITRE V.
enfants tremblants de froid et tout en pleurs, est saisi. Le
sacristain, voyant des ennemis partout, perd la tôte et
revient se faire prendre. Caurali pousse vers la mer
les prises et les prisonniers. Les hommes chargés de
butin traversent la scène en courant. L'un d'eux entraîne
une belle jeune fille chrétienne, appelée Gostanza. On se
rembarque à la hâte, et les rames plongent.
— Nous arrivons pour être témoins de leur fuite,
s'écrient naïvement les arquebusiers, qui accourent enfin,
et à quoi bon? Malgré les malédictions du capitaine, qui
maudit la lenteur des siens, le corsaire a levé l'ancre
et se dirige sur Alger.
Cependant, le fiancé de Gostanza la cherche. Il in-
terroge les maisons, le fort, la montagne, le rivage. Tout
est désert. La douleur et l'amour le rendent fou; il gra-
vit un rocher qui domine la mer. De loin, il aperçoit
le vaisseau qui emporte sa proie :
Il étend ses ailes, il agite ses pieds, il a pris sa course. En
vain je lui montre le signal de rachat, de paix et d'alliance; en
vain ma voix s'élance de ma poitrine et je m'efforce de crier : ils
ne vont pas jusqu'où va mon désir. 0 Gostanza, ma bien- aimée!
ma douce et honnête épouse!
Fernando (c'est le nom du gentilhomme) prodigue
les adjurations les plus touchantes à celle qu'il a perdue.
Personne ne lui répond. Il prend alors une résolution
désespérée; du haut du rocher il se précipite à la
mer.
Tandis que ces événements s'accomplissent en Cata-
logne, Cervantes nous transporte, sans transition, à
x41ger, où nous arrivons avant Caurali. L'aurore, qui
vient d'éclairer la fuite du corsaire, jette à peine ses
L'ISLAMISME. 100
premières lueurs sur la côte d'Afrique que nous voyons
s'ouvrir les portes du bagne :
— Holà! au travail, chrétiens! s'écrie le gardien Baxi que
suit un captif muni de papier et d'encre et qui va faire l'appel.
Que personne ne reste en dedans, malade ou sain! Allons,
hâtez-vous! Si j'entre, mes bras vous donneront des jambes.
Tout le monde au travail, même les papaz (les prêtres) et les
caballeros. Allons! vile canaille, faudra-t-il vous appeler deux
fois?...
Les captifs sortent; on les envoie aussitôt à l'ouvrage,
ceux-ci à la marine, ceux-là au bois, d'autres aux rem-
parts. «Il y a à faire pour tous,» dit l'esclave qui écrit
leurs noms sur un registre. « Pourtant, si les caballe-
ros veulent payer?... »
Ce détail permet à Cervantes de retenir en scène
deux gentilsliommes qui payent pour s'affranchir du
travail. Triste privilège ! dit l'un d'eux.
ViBANCo. — Pour moi, quand je ne travaille pas, je n'en suis
que plus fatigué et rompu. Le bagne est un supplice. Au con-
traire, une distraction à mon chagrin, c'est de voir la campagne
ou de voir la mer.
LoPE. — Pour moi, je m'afflige de les voir. La mélancolie en-
tretenue dans mon âme par l'absence de la liberté exige la soli-
tude morne et non pas le mouvement de la foule....
Un chrétien arrive, la tête enveloppée d'un linge san-
glant. Il est poursuivi par Zarahoja , personnage histo-
rique, type parfait de la brutalité turque.
Zarahoja. — Ne vous l'avais-je pas dit, chien insensé, que si
vous preniez la fuite par terre, je vous traiterais ainsi?
Il a, en effet, coupé les oreilles au captif.
Le Chrétien. — 11 est grand l'attrait du mot Liberté!
Zarahoja. — Ingrat, je t'ai conseillé de fuir par mer; mais tu
no CHAPITRE V.
as l'esprit mal fait, tu ne connais pas d'obstacles, tu veux tou-
jours fuir par la terre.
Le Chrétien. — Oui, jusqu'à ce que je sois en terre.
Zarahoja. — Voilà trois fois que ce chien s'enfuit par là, et
j'ai payé trente doubles à ceux qui l'ont livré.
Le Chrétien. — Double la serrure des prisons, ou tu m'as
perdu. Tu aurais beau me mutiler entièrement et me réduire à
un état plus misérable encore, si grand est mon désir d'être libre,
que je m'arrangerai pour fuir. Par la terre, ou le vent, ou le feu,
je vise à la liberté, et j'entreprendrai tout. Tu peux te livrer à
ta colère... Qu'importe le rameau coupé, si les racines mêmes de
l'arbre ne sont pas arrachées? A moins que tu ne me coupes les
pieds, rien ne m'empêchera de fuir.
Le Gardien. — Zarahoja n'est-il pas Espagnol ?
Zarahoja. — Évidemment. A son courage, ne le voit-on pas?
Il pousse le captif dans le bagne en se promettant de
revendre aux Rédempteurs un homme aussi difficilQ à
garder.
On entend alors un coup de canon, signal de l'arrivée
d'un corsaire dans le port. Presque aussitôt on annonce
que Gaurali appi^oche et que le roi d'Alger va au-devant
de lui. Tout le monde se précipite vers le port.
Par un changement de scène familier au théâtre du
temps, nous sommes tout à coup dans le port d'Alger.
Le roi d'Alger, Hassan Pacha, le cadi, le gardien Baxi
arrivent, escortés d'une foule nombreuse ; Zarahoja les
rejoint en boitant. On entend sonner \eschirimias et des
cris de joie retentissent dans les airs. L'éloge de Gaurali
est dans toutes les bouches. Un seul homme écoute avec
colère et dans un silence farouche ces éclats de joie.
C'est Ha zen, renégat, honteux de l'être. Il regarde d'un
air sombre Yousouf , le renégat sans honte, « le bon
Maure et le bon soldat, » comme on l'appelle.
Bientôt Gaurali débarque ; il veut baiser les pieds
L'ISLAMISME. 171
d'Hassan, qui s'y refuse. Le roi d'Alger ouvre ses bras
au corsaire et fait à Yousouf le même honneur. On ra-
conte brièvement les résultats de l'expédition. « L'Espa-
gne vous a enrichis ! » dit le cadi en ricanant.
Hassan. — Combien de captifs?
Yousouf. — Cent vingt.
Hassan. — S'y trouve-t-il des hommes bons pour la rame? V
a-t-il des artisans?
Yousouf. — Je les crois tels que le plus faible te contentera.
Le Cadi. — Y a-t-il des enfants?
Yousouf. — Pas plus de deux, mais d'une beauté merveil-
leuse, comme tu vas le voir tout de suite.
Le Cadi. — L'Espagne les élève si beaux!
Yousouf. — Ceux-là, tu les admireras, et j'imagine que tous
deux sont mes cousins.
Hazen écoute avec liorreur cet homme qui annonce
lui-même la ruine de son village et la captivité des
siens.
Gependanton amène le vieillard, ses enfants, le sacris-
tain et, parmi divers captifs, don Fernand « qu'on a
péché comme un poisson. »
Hassan avise un Espagnol qui a l'air vigoureux.
Hassan. — Qui est celui-là?
Caurali. — Je ne sais.
Le Captif. — Seigneur, je suis charpentier.
Hazen (à part). — 0 pauvre chrétien naïf! désormais il n'y a
pas d'argent qui puisse te ramener à bon port. Celui qui est ou-
vrier ne saurait espérer, sa vie durant, de s'affranchir de leurs
mains. *
(Hassan aperçoit le sacristain.)
Hassan. — Celui-ci est papaz?
Le Sacristain. — Je ne suis pas pape. Je suis un pauvre sa-
cristain et j'ai à peine une cape à moi.
Le Cadi. — Comment t'appelles-tu?
Le Sacristain. — Tristan.
J72 CHAPITRE V.
Hassen. — Ton pays?
Le Sacristain. — Il n'est pas sur la carte. Mon pays est Mol-
lorido, un village caché là-bas, dans la Gastille vieille. (A part.)
Ce chien m'ennuie fort. Que le ciel me garde !
Hassan. — Quel est ton métier?
Le Sacristain. — Sonneur, musicien du ciel, comme lu le
verras.
Hazen. — Il a perdu la tète, ou bien il aime la plaisanterie.
Hassan. — Tu joues de la flûte? ou des chirimias? ou bien tu
chantes?
Le Sacristain. — En quaUté de sacristain, je sonne le ding,
dong, dang! à toutes les heures du jour.
Le Cadi. — Ne sont-ce pas les cloches, comme vous appelez
cela chez vous?
Le Sacristain. — Oui, seigneur
Hassan. — Tu ne sais pas manier la rame?
Le Sacristain. — Non, seigneur, je me casserais, car je suis
tout disloqué.
Le Cadi. — Tu garderas les troupeaux.
Le Sacristain. — Je suis extrêmement frileux en hiver, et ne
me parlez pas de la chaleur en été.
Hassan. — Ce chrétien est bouffon.
Nous retrouverons partout ce gracioso, brave homme,
chez qui les idées sont brouillées, très-sacristain et un
peu athée, un picaro d'Eglise. Le vieillard qu'on a pris
dans le même village est scandalisé de le voir piller les
Juifs et donner la comédie aux Turcs.
Le Sacristain. — Bah ! il n'y a que cela : patienter et nous
recommander à Dieu, car c'est une sottise que de se laisser
mourir.
Le Vieillard. — Vous avez la conscience large ; vous mangez
gras les jours maigres.
Le Sacristain. — Quel enfantillage! Je mange ce que me
donne mon maître.
Le Vieillard. — Mal vous en prendra.
Le Sacristain. — Il n'y a pas ici de théologiens.
L'ISLAMISME. 173
Le vieillard, qui tient à honneur de pratiquer sa reli-
gion, en ce pays surtout, insiste encore :
Le Sacristain. — Vous vous mettez à me prêcher quand vous
me voyez ; eh bien, moi, quand je vous verrai, je me mettrai à
déguerpir.
Le Vieillard. — Déjà tourner au maU Dieu veuille prévenir
votre chute!
Le Sacristain. — Gela, non! En ce qui touche la foi, je suis
de bronze.
Le brave homme est fier de sa servitude. Il est esclave
de janissaire ! a Mon maître Mami est soldat, Turc et
honnête: bon chien, qui n'aboie pas après moi et ne me
mord pas. »
A ces paroles, le vieillard ne répond que par un grave
retour sur ses propres enfants :
Le Vieillard. — 0 ciel ! conserve leur blancheur à ces her-
mines, et si tu vois jamais que la honteuse puissance de Mahomet
menace de les entraîner, ôte-leur d'abord la vie!...
Autre figure : un Juif entre en scène.
Le Vieillard. — N'est-ce pas un Juif?
Î.e Sacristain. — Sa coiffure le dit, et sa chaussure, et sa
méchante mine de pauvre hère. Un Turc porte sur la tête une
simple couronne de cheveux bien lissés, un Juif porte les siens sur
le front, un Français sur l'oreille, et un mulet Espagnol, qui se
moque des autres, les porte, Dieu me garde! par tout le corps...
Holà! Juif, écoute.
Le Juif. — Que me veux-tu, chrétien?
Le Sacristain. — Que tu charges ce baril sur tes épaules et
le portes chez mon maître.
Le Juif. — C'est jour de sabbat. Je ne peux me livrer à aucun
travail. Ne compte pas que je le porte, quand tu me tuerais.
Laisse venir demain, quoique ce soit dimanche, je te porterai
deux cents barils.
Le sacristain fond sur le Juif, qu'on a grand'peine à
174 CHAPITRE V.
tirer de ses mains. Tristan est tellement insupportable
que les Juifs se cotisent pour le racheter.
Le Sacristain. — C'est comme je vous le dis; voilà ce qui
arrive. Ils m'ont racheté et donné la liberté graciosamente. Ils
disent que de cette manière ils assurent leurs enfants, leurs ha-
bits, leurs meubles et tout ce qu'ils possèdent. Moi, j'ai donné
ma parole de ne rien leur dérober d'ici à mon retour en Espa-
gne... Dois-je la tenir? Je ne sais, par Dieu!
Entre un chrétien, qui annonce l'arrivée des Rédemp-
teurs conduits par frère Jorge de Olivar, homme de tête
et de cœur.
La joie du sacristain n'a plus de bornes. Il pourra donc
retourner en pays chrétien avec l'argent israélite, et
sonner ses belles cloches d'Espagne, et jouir des béné-
fices du métier.
Quand verrai-je mon bahut plein de ces bocligos * que m'ap-
portent les riches veuves pour les pauvres qui meurent? Quand?...
Ces bouffonneries sont des intermèdes glissés par
Cervantes dans ce drame pour faire trêve aux idées péni-
bles. Lorsque Tristan n'est pas là, l'auteur revient éner-
giquement à son sujet. Le supplice des Espagnols, celui
des enfants, celui d'un renégat repentant, sont les trois
thèmes principaux qu'il développe.
On amène au roi Hassan un esclave fugitif.
Le Roi. — Qui est celui-là?
Le Maure. — Un Espagnol qui fuit toujours. Cette fois-ci est
la vingt et unième.
Le Roi. — Je donnerais quatre jours d'audience qu'on m'a-
mènerait toujours des Espagnols!
On pousse devant Hassan un autre prisonnier, et on
1 . Pains de fleur de farine.
L'ISLAMISME. 175
expose son crime. Cet homme a construit un radeau
avec un paquet de roseaux et une vingtaine de cale-
basses, il a fait de son corps un mât, de ses bras des an-
tennes, de sa chemise une voile, et il est parti.
Ou'espérait-il ?
Le Chrétien. — J'attendais que le vent me jetât quelque
part.
Le Roi. — En un seul mot, tu es Espagnol?
Le Chrétien. — Je ne dis pas non I
Ils sont incorrigibles.
— Pourquoi lutter contre eux? demande le roi au cadi qui
fouette un enfant, c'est peine perdue de se fatiguer à cela. L'en-
fant est Espagnol. Rien n'y fera, ni tes finesses, ni tes colères,
ni les peines, ni les promesses. 11 ne changera pas. Ah ! tu con-
nais mal cette canaille entêtée, impudente, dure, féroce, fière,
arrogante, opiniâtre, indomptable et intrépide! Avant de les voir
musulmans, tu les verras mourir.
Le martyre des enfants, peint tour à tour dans la Vie
d'Alger et dans les Bagnes^ forme un drame à part.
J'en reprends la première partie dans le Trato.
Un crieur amène sur le marché une famille espa-
gnole :
Le Crieur. — Qui veut acheter les petits? et le vieux? et
la vieille? Ils sont en bon état.^Cent écus celui-ci, — deux cents
celui-là. — Sinon, non!
Juan. — Mère, qu'est-ce qu'ils font, ces Maures? Est-ce qu'ils
nous vendent?
La Mère. — Oui, mon fils, notre malheur les enrichit.
Le Crieur. — Y a-t-il un acheteur qui veuille ensemble lu
mère et l'enfant?
La Mère. — Quelle souffrance terrible! Elle est plus amère
que la mort!
Le Père. — Soyez calme; si Dieu ordonne qu'il en soit ainsi,
il sait pourquoi il le fait.
d76 I CHAPITRE V.
Le crieur allume les enchères, vante sa marchandise,
ouvre la houche des enfants, comme celle d'un cheval,
et enfin vend séparément les prisonniers.
L'arrachement est cruel. Les petits se plaignent de
leurs parents qui les abandonnent.
La mère enfin demande, en échange de cette douleur
éternelle qui commence, le droit de parler un moment à
son fils Juan.
— Tu ne connais pas, lui dit-elle, le malheur, et tu es sa proie. . .
et ne pas le connaître c'est ton bonheur. Chère âme, voici, puis-
que je ne te verrai plus, ce que je te demande : n'oublie jamais
de réciter l'Ave Mauia. — La reine de bonté, pleine de grâces et
pleine de vertus, un jour brisera ta chaîne.
On étouffe le bruit de sa voix; on la menace, on l'en-
traîne, pleurante et pleine de pressentiments sinistres.
Dans le Trato, l'un des enfants se fait Turc. Dans les
Bagnes^ ils prennent tous deux l'habit mauresque, mais
ils ne fléchissent pas. Le père, qui les rencontre, se
trompe tout d'abord à leur costume :
— Ne sont-ce pas mes enfants? Ils sont parés comme pour la
joie et les fêtes! 0 mes chers petits que je retrouve avec bonheur,
quelle est cette toilette somptueuse? Qu'avez-vous fait de ces
habits qui montraient par tant de marques que vous étiez de mo-
deste origine, mais que vous étiez des brebis du Christ?
Juan. — Père, ne vous attristez pas de cette vue... L'habit ne
défait pas ce que le cœur veut faire.
Ils remettent à leur père une croix qu'ils ont dérobée
aux regards des Turcs.
Ici le drame, attendri et comme suspendu, s'arrête.
Il se transforme en élégie. Les captifs qui se rencontrent
se parlent du pays lointain.
L'ISLAMISME. 177
— Restons encore, disent-ils. Restons ! et chantons
ensemble la romance que tu as composée, Julio.
Julio, Fernando, Ambrosio sont d'autres esclaves.
Ambrosio cache sous les habits d'un jeune garçon la
beauté d'une jeune fille, et son nom véritable est Cata-
lina. Nous reverrons plus tard ce personnage qui fut
célèbre.
Julio chante la romance des exilés. Gomment traduire
cette poésie , sans lui enlever l'accent de la langue es-
pagnole et du Midi? Il faut l'omettre.
Francisco. — Père, fais-leur chanter cette chanson que ma
mère disait dans noire village.
Le Vieillard. — Comment disait la chanson ?
Francisco.
Ando enamorado
No dire de quien,
Alla miran ojos
Donde quieren bien.
Le Vieillarb, — Elle vient tout à propos. Les yeux de l'âme
regardent de ce rivage infâme vers la patrie pour qui nous sou-
pirons, qui nous fuit et ne nous entend pasl
A son tour, Ambrosio, Gatalina chante des couplets
émus.
Gatalina. — Je chante, je parais joyeuse, et je porte avec
moi la douleur.
Juan. — Silence! le cadi vient!...
Le cadi est en colère. Il disperse le rassemblement et
menace tout le monde. Ce digne magistrat a entrepris de
gagner à Mahomet les enfants espagnols. Francisco se
moque de lui et se met en prière.
— Que fais-tu là?
— Je prie.
178 CHAPITRE V.
— Pour qui?
— Pour moi, qui suis un pécheur.
— Très-bien. Et quelle est ta prière?
— Celle que je sais, l'Ave Maria^ et une autre que ma mère
m'a apprise, bonne à l'heure de sa mort.
— Laquelle?
~ Je crois en Dieu le Père.
— Par Allah ! tu joues ta vie.
— Et encore les quatre Oraisons, que je sais, pour te con-
fondre, et qui sont des boucliers contre tes inventions odieuses.
Le cadi, enrageant, ordonne de tuer Francisco.
— Eh bien! s'écrie Francisco, en rejetant l'habit mauresque,
loin de moi ces habits! J'entrerai d'un pas plus léger dans la voie
du martyre.
On emmène l'enfant. Bientôt le bruit se répand parmi
les captifs que Francisco est supplicié. Un chrétien court
au bagne et annonce qu'il l'a vu attaché à une colonne,
inondé de sang et à demi mort. Le père de Francisco,
qui est là et entend ces paroles, se précipite pour voir
son enfant. Il le voit, mais pâle et près de mourir. « Un
rideau s'entr'ouvre , et on aperçoit Francisco attaché,
sous l'aspect le plus capable d'exciter la pitié K »
Ici un trait effrayant et tout espagnol. Francisco souffre
trop.
— Détachez-moi, dit-il d'une voix mourante. Que je meure en
paix.
— Non! dit le père. Meurs comme le Christ. Va au ciel sans
que tes pieds touchent la terre.
Et emhrassant son fils, il recueille sur les lèvres de
Tenfant « cette helle âme qui remonte vers Celui qui la
créa. »
1. En la forma que pueda mover a mas piedad.
L'ISLAMISME. \19
Le martyre du renégat Hazen est moins terrible ; il ne
meurt pas sous nos yeux, mais les scènes où il paraît
sont peut-être plus poignantes. Cet homme, Espagnol de
naissance, a conçu autant de haine pour le traître You-
souf qu'il éprouve d'amour pour l'Espagne, sa patrie,
la « terre promise » .
Hazen. — J'ai l'âme fatiguée, dit-il aux gentilshommes captifs,
de voir que ce chien infâme vend le sang de sa race et le répand
comme celui d'une race ennemie. Que Dieu me soit en aide....
Adieu! Restez; jamais vous ne me verrez plus! Que Dieu vous
donne la liberté!
ViBANCO. — Prenez garde, Hazen, à ce que vous faites.
Hazen s'approche alors de Yousouf à qui il veut
parler.
Hazen {à part). — Dieu pousse ma volonté!
YousouF. — Sois bref; j'ai affaire.
Hazen. — Bien ! Je ne le parlerai donc pas de ton âme. Tu
ne suis aucune loi, ni celle de la Grâce, ni celle des Livres
Saints. Tu ne vas ni à l'église ni à la mosquée... Soit! Mais je
n'aurais jamais cru que tu en vinsses, dans ta barbarie, jusqu'à
oublier la loi de la nature...
Hazen accuse Yousouf de trahison.
YousouF. — Pour Dieu, Hazen, tu m'étonnes.
Hazen. — Tu n'es pas étonné de vendre tes parents, vieux et
jeunes, de vendre ton pays, ô mécréant, et tu t'étonnes de mes
paroles !
Yousouf regarde Hazen dans les yeux, et s'écrie :
— Sans nul doute tu es chrétien!
— Tu dis bien, répond Hazen.
Et il poignarde Yousouf.
Aux cris de la victime, on accourt. Le cadi reçoit la
ISO CHAPITRE V.
dernière plainte du renégat moribond. Hazen confesse
publiquement sa foi, et demande à être entendu de tous,
afin d'expier ses erreurs.
Le cadi donne aussitôt Tordre de l'empaler.
— Chrétiens! s'écrie Hazen, pendant qu'on l'entraîne, je vais
mourir, mourir non pas mahométan, mais chrétien. Ainsi paye-
rai-je la vie de honte et de souillure que j'ai menée jusqu'au-
jourd'hui. Vous le direz en Espagne à mes frères, si vous pouvez
un jour les revoir.
Cet adieu du martyr touche la foule assemblée, et le
cadi se hâte de lui faire couper la langue, pour faire
taire, dit-il, ces étranges Espagnols qui se font tuer de
gaieté de cœur.
Le pauvre cadi se donne une peine inutile, comme le
ui disait Hassan. Il n'élouffera ni la voix d'Hazen, que
Cervantes fait entendre en Espagne, ni la voix des en-
fants, ni celle des femmes; car il y a une femme dans
cette même pièce, qui y joue un grand rôle, une maho-
métane qui rejette à son tour Tislamisme et dont la
conduite est éloquente. C'est Zara, qui sera plus tard la
Zoraïde de la nouvelle du Captif, création à part, qui se
rattache à une série d'études toute spéciale.
LA FEMME MUSULMANE. — ZARA ET ZORAIDE. — LE CAPTIF
ET LES BAGNES d'aLGER.
C'est une entreprise originale de Cervantes et qu'il a
renouvelée plusieurs fois, de peindre la femme de l'O-
rient et de marquer ainsi, sous une nouvelle forme, la
lutte morale dont il a été témoin.
L'ISLAMISME. iS\
Rien de plus curieux que de comparer les porlrails
de la femme musulmane essayés par lui successivement
dans ses nouvelles, ses drames sérieux et ses comédies :
— Halima, dans r Amant généreux^ — Arlaxa, dans le
Brillant Espagnol^ — la Zara violente de la Vie
d'Alge7\ et la Zara aimable des Bagnes ; — la fugitive
Zoraïde, dans/e Captif; — et la sultane, dans Catalina
de Ovicdo. Le sujet l'intéresse vivement comme philo-
sophe ou comme écrivain. Il y revient toujours et chaque
fois il change de pinceaux. Au fond de ce travail d'es-
prit se retrouve une idée profondément nationale.
Oublions les œuvres de nos poètes modernes qui ont
inventé ou rêvé la femme d'Orient. Les vieux Castillans
avaient vu de leurs yeux les fdles de leurs ennemis, ces
enfants brunes de l'Afrique et de l'Asie, peu semblables
aux filles blondes des Goths et des Suèves. L'ardeur de
leur sang, l'éclat éphémère de leur beauté, leur influence
voluptueuse sur la vie arabe, étaient rappelés dans le
romancero espagnol comme les caractères propres d'une
race païenne et sauvage. A la jeune Africaine, belle et
adorée à quatorze ans, oubliée à vingt, qui se permet
tout, on opposait l'enfant plus pâle et moins brillante
de l'Occident sévère, qui, se faisant une beauté de sa
pudeur et un charme de sa réserve, cherche une liberté
plus haute et exerce une séduction plus durable. Elles
figuraient toutes deux dans l'histoire, dans les traditions
et dans les chants des Espagnes. On avait vu Zara, c'est-
à-dire la Fleur, maîtresse d'Abd-el-Rhaman, venir
s'asseoir triomphante sur les bords du Guadalquivir, où
l'émir lui avait élevé un palais d'or, de jaspe et de
marbre; ce palais formait une ville qui tout entière
s'appelait Zara. Au contraire, dans le nord, à Burgos,
i82 CHAPITRE V.
les femmes chrétiennes vivaient simplement, sur les
bords de l'Arlanzon, à Tombre des châteaux défendus
par les rudes fils de Pelage. Ainsi vécut Ghimène, épouse
du Gid ; et tandis qu'on admettait cette femme au
banquet de Thonneur chevaleresque , toute TEspagne
maudissait la fdle du comte Julien, qui avait livré l'Es-
pagne aux Arabes, cette Kava, dont le souvenir était
magique et funeste comme celui d'Hélène dans la poésie
grecque .
« La Kava Rhoumia, dit Gervantes, c'était la mau-
vaise chrétienne, par qui l'Espagne fut perdue. »
Gervantes, en mettant le pied sur le sol musulman,
y porte la pensée familière de cette opposition nourrie
et entretenue par une lutte séculaire. Il ne cherche pas
à Alger la gracieuse fiction inventée par la poésie mo-
derne d'une créature idéale, houri, aimée ou bayadère,
la fille et l'orgueil de l'Orient, être aérien, vivant d'a-
mour, perdue dans un nuage de parfums et aperçue de
loin, au fond du sérail, comme dans un paradis. Il sait
bien que les Gircassiennes sont moins vaporeuses, que
l'amour n'est pas là, et que tout harem est fondé sur le
mépris des femmes.
Il est frappé tout d'abord de leur avilissement. Voi-
lées et enfermées, on peut croire que l'amour jaloux
les cachait aux profanes comme des trésors. En réa-
lité, une double méfiance arme les musulmans contre
leurs femmes et contre le dehors, et ils abrègent les
soucis d'une surveillance fatigante en entourant de
murs une propriété difficile à garder. L'ignorance, la
bestialité, l'ennui de ces femmes sont les premiers traits
que remarqua Gervantes et dont il composa leur per-
sonnage. Il les voyait de près, car les Turcs ne se dé-
L'ISLAMISME. 183
fiaient pas de lui, tenant dans le même mépris leurs
femmes et leurs esclaves * .
Il lui parut alors qu'un trait précieux de notre civi-
lisation est la liberté morale des femmes. Il opposa avec
énergie les deux types que lui offrait la société musul-
mane et la société chrétienne. En face d'Halima , la
femme turque, il plaça Léonisa, la jeune fille sicilienne,
si forte dans sa pureté, si douce au milieu des épreuves^.
Instinctivement il en vint à réfléchir à la condition gé-
nérale des femmes ; il dit son mot sur leur rôle, sur leurs
droits, sur leur place parmi nous, mais avec tant de grâce
que son génie resta aussi capricieux que son objet et
librement divers comme la nature. Toujours observant,
toujours en quête de la vérité, il pénétra de plus en
plus dans le secret des âmes féminines. La délicatesse
de son regard, la profondeur de son analyse, la variété
de ses inventions gagnaient chaque jour à ce travail. Ce
fut un progrès continuel. Ainsi créa-t-il deux admirables
caractères : celui de Rosine, de la femme enfermée par
Bartolo et que les grilles ne défendent pas ; et celui
de la femme libre sous le ciel, de la Esméralda, que
la vie des bohémiens ne peut corrompre ^ « Celle qui
1 . Puisque je touche cette question , qu'il me soit permis de dé-
fendre Cervantes d'un reproche injuste. M. Royer, dans l'analyse
dédaigneuse qu'il a donnée des Baùos , critique l'invraisemblance de
la scène où l'on voit un captif chréUen dans le harem du corsaire Cau-
rali. Cela serait contraire aux usages musulmans. Cervantes lui-mcme
explique à plusieurs reprises que « les femmes mauresques ne se lais-
« sent voir d'aucun Turc, d'aucun More, sans l'ordre de leur père ou
« de leur mari , mais qu'elles se laissent voir et entretenir par les chré-
« tiens, plus qu'il ne serait raisonnable. » (Voir Don Quichotte, les
Bagnes, V Amant (jéncreux et le Brillant Espagnol.)
2. \o\r l'Amant généreux.
3. Voir le Jaloux et la Bohémienne.
184 CHAPITRE V.
a besoin d'être gardée, écrivait plus tard Goldsmith, ne
vaut pas la peine qu'on la garde. » La môme pensée
inspira à Cervantes ses plus charmantes créations.
Parcourir son œuvre, y étudier les portraits successifs
qu'il a saisis, c'est faire une visite dans l'atelier d'un
maître. On y observe une idée persistante exprimée sous
vingt aspects. Le peintre a essayé sur une foule de toiles
la même figure, changeant de proche en proche les tons,
les couleurs, le dessin même et les lignes. A travers ces
retouches on sent mûrir la pensée que l'on vient de voir
germer. Entrons dans l'atelier de Cervantes.
La femme vulgaire, banale, ennuyeuse et ennuyée,
est Halima, qui fuit son mari et que son mari fuit.
Jamais l'islamisme n'engendra une créature plus mau-
vaise et plus nulle. A ses côtés, on aperçoit le profil
effrayant de Fatima la sorcière, rude, sèche, savante
dans l'art du mal, absolue comme l'ignorance et vieille
comme la tradition. Elle fait contraste avec la tête lu-
mineuse de Zara l'orientale, jeune femme stupide et
Hère, tour à tour insolente et brisée par un dédain, ne
connaissant au monde que sa beauté et son plaisir, —
l'Asie en personne. La loi tient cette femme enfermée
et son caprice élude la loi. Plus loin est la femme arabe,
Arlaxa , reine sauvage d'un monde nomade , dont l'âme
se passionne pour le courage des capitaines espagnols.
Déjà ici la figure s'éclaire d'une lumière plus intelli--
gente et plus généreuse.
Yoici une seconde Zara, qui rêve la beauté parfaite
et pure; son visage est calme et son œil profond. Elle
porte sur la poitrine une croix. Des images invisibles
semblent voltiger autour de son front et captiver sa
pensée. Elle aperçoit dans le lointain, comme une vision.
L'ISLAMISME. 18o
l'auréole deLéla Marien, c'est-à-dire de la Vierge, sym-
bole de riionneur féminin. Elle admire la constance des
gentilshommes chrétiens et se fie à la parole d'un Cas-
tillan pour la conduire dans un monde où les femmes
disposent librement de leur âme. Par elle l'Orient est
vaincu. C'est Théroïne des Bagnes d Alijer.
Rentrons dans le bagne pour y suivre cette aventure.
Don Lope, gentilhomme captif, s'y trouve, seul avec
Yibanco. Ils sont accablés de tristesse. Tout à coup
don Lope saisit le bras de son compagnon, et lui montre
une fenêtre qui donne sur la cour du bagne.
— Lève les yeux, regarde de ce côté, Vibanco... Ne vois-iu
pas un mouchoir blanc pendu au bout d'un long roseau?
Une main de femme tient ce roseau. Mais auquel des
deux s'adresse le message? Yibanco s'approche, le ro-
seau se relève et lui échappe.
— L'aventure n'est pas faite pour moi, don Lope. Viens! A ion
tour d'essayer.
Lope s'approche, le roseau s'abaisse, il saisit le mou-
choir et l'entr 'ouvre.
— Il y a là onze écus d'or, puis un doublon. C'est de rigueur :
c'est le VaUr noster du rosaire!...
La gaieté rentre dans l'âme des captifs. Ils bénissent la
« manne céleste » qui leur tombe. Don Lope salue à
l'espagnole la bienfaitrice invisible; Yibanco fait des
salamalecs^ «pour le cas, dit-il, où elle serait mo-
resque. »
Sur ces entrefaites, le renégat Hazen pénètre dans la
la cour et vient droit aux captifs. Il leur propose de
fuir; il va se procurer une galiote. La mer est belle, les
186 CHAPITRE V.
tlols sont doux — « Dis-nous d'abord quelle femme
habite là, » répond Lope.
Hazen explique que c'est Zara, fille d'Hadji-Mourad,
un des plus riches d'entre les Maures. Elle est si belle
que le roi de Maroc, Muley Maluch, l'a demandée en
mariage. Elle a été élevée avec des soins infinis par une
esclave espagnole appelée Juana de Renteria, « une
grande matrone, le trésor de la chrétienté, la couronne
des captives. »
L'élève de Juana de Renteria guettait sans doute le
départ du renégat. A peine a-t-il quitté le bagne que le
roseau reparaît.
— Yoilà une pêche divine, dit Yibanco, bien qu'elle
nous vienne de Mahomet.
Yibanco regarde de loin, car il ne peut pas bouger le
pied sans qu'aussitôt le roseau ne se retire. 11 faut se
résigner; don Lope est choisi par Zara. Un petit billet,
mêlé cette fois aux doublons, exprime avec une mer-
veilleuse simplicité la grande pensée de la jeune
fille.
« Mon père, qui est très-riche, eut pour captive une chré-
tienne qui m'a nourrie et qui m'enseigna tout le christianisme.
Je sais les quatre Oraisons, la lecture, l'écriture ; cette lettre est
de ma main Elle m'a dit, la chrétienne, que Léla Marien, ap-
pelée par vous sainte Marie, m'aimait beaucoup, et que je serais
emmenée par un chrétien dans son pa^s. J'en ai vu beaucoup
dans ce bagne, par les fentes de cette jalousie, et aucun ne m'a
paru bien, si ce n'est toi. Je suis belle, j'ai en mon pouvoir
beaucoup d'argent à mon père. Si tu veux, je t'en donnerai
beaucoup pour que tu te rachètes. Vois comment tu pourras
m'emmèner dans ton pays, où tu te marieras avec moi : si tu
ne le voulais pas, cela n'empêcherait rien, parce que Léla Marien
prendra soin de me donner un mari. A l'aide du roseau, tu
pourras me répondre au moment où il n'y a personne dans le
L'ISLAMISME. 187
bagne. Fais-moi savoir comment tu t'appelles, quel est ton pays
et si tu es marié. Ne te fie à aucun Maure, à aucun renégat. Moi,
je m'appelle Zara, et qu'Allah te protège. »
Lope, après avoir lu cette lettre, cherche en vain à
apercevoir celle qui Ta écrite : ce n'est pas môme une
apparition, c'est un songe. Il la devine, cachée derrière
les épais rideaux d'une fenêtre silencieuse. Mais la pru-
dence l'arrache à cette contemplation. Tout rentre dans
l'ordre habituel. — Nous ne retrouverons Zara que dans
la maison du corsaire Gaurali, avec la captive Gonstanza
et la moresque Halima. C'est là que Cervantes nous in-
troduit, dans la seconde journée. On y aperçoit tout
d'abord Halima, femme de Caurali, qui regarde d'un
œil curieux sa captive chrétienne :
Halima. — Gomment te trouves-tu, chrétienne?
Gonstanza. — Bien, senora; puisque c'est à vous que j'ap-
partiens, mon sort est plus doux.
Halima. — Il est plus doux encore quand on s'appartient à
soi-même. La perte de la liberté est le plus grand des maux. Je
le sais, moi... je le sais, sans être esclave.
Gonstanza. — Je pensais bien que vous ne l'étiez pas, senora.
Halima. — Tu pensais le contraire de la vérité. Je suis su-
jette de mon mari ; ma destinée me fait bondir le cœur !
Gonstanza. — Un époux courageux et bon donne à sa femme
la sérénité de l'esprit.
La dialogue est interrompu par Zara qui arrive, étin-
celante de beauté et de douleur. Elle a vu le supplice
du renégat Hazen et elle en parle avec une indignation
imprudente.
— Je l'ai vu mourir, s'écrie-t-elle; il avait tant de bonheur,
que j'ai cru qu'il ne mourrait pas!
— Pourquoi y allais-tu? demande Gaurali.
— Je suis une curieuse impertinente, dit-elle, et j'ai pleuré
parce que j'ai le cœur fait d'humanité, j'ai un cœur de femme.
188 CHAPITRE V.
Elle renvoie Caurali, qui parait pou content et qui
laisse dans le harem don Fernando.
Zara. — Ils sont étrarjges, ces chrétiens!
Hallma. — Regarde leur visage; il est pâle, et leurs mains .
elles sont blanches.
Fernando. — Je vais me retirer, sur votre ordre.
Halima. — N'aie pas de crainte inutile. Jamais un captif
n'excite les soupçons d'un Maure. On n'est pas jaloux d'un chré-
tien. Garde pour ton pays cette honnête réserve.
Fernando. — J'obéis.
Zara. — Viens ici, chrétien, et dis-moi. Dans ton pays, est- il
des hommes qui donnent leur parole sans la tenir?
Fernando. — Des vilains, peut-être.
Zara. — Même si l'on a donné en secret sa foi, sa parole ou sa
main?...
Fernando. — Quand même on n'aurait d'autres témoins que le
ciel, on prouve toujours que l'on était vrai.
Zara. — On est loyal et fidèle même envers un ennemi?
Fernando. — Envers tous. La promesse d'un hidalgo ou d'un
caballero est une dette.
Halima. — Que t'importe de savoir les vertus ou les vices de
ces hommes qui après tout sont des chiens?
Zara (à part). — Allah!.,, fais qu'ils soient hidalgos; ceux sur
qui tu as fait tomber mon choix!
Halima. — Que dis-tu, Zara?
Zara. — Rien. Laisse-moi seule', veux-tu, avec cet honnête
esclave.
Halima. — Tu aimes donc bien à t'instruire?
Zara. — A qui le savoir ne plaît-il pas?
Le gentilhomme, objet de l'attention des musulma-
nes, souffre de ces discours.
Zara, quand on la distrait de son but, est mutine et
mordante. Elle se débarrasse d'Halima, comme de Cau-
rali, d'un coup et d'un mot, en se jouant. Elle met dans
un sourire tout son mépris. La grossièreté d'Halima, le
métier de Caurali, la vie d'Alger, la loi musulmane qui
L'ISLAMISME. 189
meuble le sérail de femmes, tout autour d'elle, jusqu'à
l'air qu'elle respire, tout lui pèse, la froisse et Tétouffe.
Active et résolue, elle exécute sans retard son difficile
projet. Lope et Yibanco sont rachetés pour 20,000 écus.
Ils devront se trouver le même jour sur la route, hors
de la ville, du côté de la porte Babalvète. Là ils la ren-
contreront elle-même , au milieu de plusieurs femmes,
toutes enveloppées comme elle de leurs voiles blancs.
Dans le nombre est Gonstanza.
Zara. — Constanza, dit Zara, regarde ces hommes et dis-moi
s'ils ont l'air de gentilshommes. Demande-lui si sa femme est
belle, car il est peut-être marié.
Constanza. — Es-tu marié?
Lope. — Non, senora, mais je le serai bientôt avec une Mau-
resque chrétienne.
Il faut avouer que don Lope mêle à ses réponses
quelques agudezas dans le goût de son temps et de sa
nation. Mais, en dépit du bel esprit, toute la scène
est d'une fraîcheur et d'une pureté charmantes. La belle
Zara va devant elle, en quête de Fidéal, d'un pas libre
et jeune, sans savoir si Lope sera son époux, le prenant
pour guide d'abord et se mettant d'ailleurs sous la garde
de Léla Marien.
Cet enthousiasme pourtant, ce feu de conversion et
ces projets de fuite sont arrêtés tout à coup. Halima
annonce à Zara qu'un roi demande sa main. Le célèbre
Muley Maluch, le plus noble et le plus respecté des sou-
verains d'Afrique, a obtenu d'Hadji Mourad l'honneur de
prendre Zara pour femme et pour reine. Halima, déjà
fière d'être l'amie d'une reine, tombe de son haut, quand
Zara se refuse à cette élévation qui l'abaisse.
Zara. — Quelle amère nouvelle!
190 CHAPITRE V
IIalima. — Tu es une sefiora bien renchérie!
Zara. — Non! je n'ai pas d'orgueil, j'ai de l'ennui.... J'avais
résolu de ne pas me marier maintenant. J'attendais que le ciel
décidât mon sort... sur un autre plan.
Halima. — Allons I tu seras reine!
Zara. — Je n'aspire pas si haut. Dans un état plus humble, je
trouverais un bonheur plus grand.
Halima. — Eh bien , moi, j'en jure par ma vie, Zara, lu as un
amour!
Halima voulait une raison, elle l'a trouvée : cette femme
vulgaire, qui ne soupçonne pas qu'elle ait une âme, fait
penser à la nourrice qui, clans Shakespeare, s'entretient
avec Desdemone. On se rappelle la scène : Desdemone
et sa nourrice parlent de la fidélité et de l'amour ; elles
ne se comprennent pas ; leur langage est fait des mêmes
mots et d'idées différentes. La nourrice, qui croit ingé-
nument aux petits intérêts de la vie , n'en devine
même pas l'intérêt majeur et sublime; naïvement stu-
pide, corrompue sans le savoir, elle plaint par bonté
d'âme les esprits capables de passion et de sacrifice ,
elle contemple dans Thébétement l'inintelligible pureté
de Desdemone. Telle est, auprès de Zara, qui refuse
une couronne, la Mauresque Halima. A peine Halima
est-elle sortie, que Zara, oppressée, se précipite vers
Gonstanza et lui dit :
— Soy crisHana^ soy cristiana!
Le véritable dénûment du drame serait là, dans ce
cri de la jeune fille qui renie Mahomet et qui va fuir
enterre chrétienne. Cervantes a déroulé sous nos yeux
ce qu'il voulait peindre, la révolution religieuse dont
un cœur de femme est le théâtre.
Mais, pour plaire à la foule, la troisième journée de-
L'ILSLAMISME. 191
vait finir par un spectacle moins abstrait ; elle se termine
par une petite comédie, qui repose sur un quiproquo
et un coup de théâtre. On fait semblant d'accorder Zara
à Muley-Maluch, et on la lui ravit; nous assistons au
défdé d'une noce.
Ici, dit Cervantes, la noce se mettra en route dans l'ordre sui-
vant : Halima d'abord, un voile sur la figure, occupant la place
de Zara. On la porte sur un palanquin à dos d'hommes. Puis la
musique, les torches en feu, les guitares, les voix, — de grandes
réjouissances. On chante des cantares^ que je donnerai.
Peut-être voulait-il amuser le public par la singula-
rité des chants arabes.
Lope et Yibanco regardent passer le cortège et de-
mandent quel est ce mariage. — C'est, leur dit-on,
Zara, qui épouse Muley-Maluch, futur roi de Fez.
Lope est tremblant. Tout à coup une voix l'appelle :
c'est Zara, restée chez son père.
— 0 miracle de l'amour 1 s'écrie Lope. Vous m'apportez le
salut dans la détresse, le secours dans la ruine, la liberté dans
la prison, la vie et la joie dans la mort!...
Il se jette aux genoux de la jeune fille et lui baise les
pieds, en lui prodiguant des paroles de respect, de dé-
vouement et d'amour. Zara le relève.
— Il n'est pas bien, dit-elle, que des lèvres chrétiennes s'ou-
blient auprès d'une femme maure. Tu as vu à mille signes que
je suis tienne ; ce n'est pas à cause de toi , mais pour le Christ
et parce que je suis sienne. Plus de tendresses; réserve-les pour
un autre temps Quand pars-tu pour l'Espagne?
Elle le presse d'exécuter leur glorieux projet. Lope,
rempli de confiance et d'enthousiasme, s'engage à y
jouer sa vie.
d92 CHAPITRE V.
— Je suis chrétien, Espagnol et gentilhomme; je le donne
encore ma foi et ma parole de faire ce que je dois. Donne-moi
tes mains, sefiora, en attendant le jour où je te presserai dans
mes bras.
— Non!... mais plutôt je te baiserai les pieds, car tu es chré-
tien et je suis Mauresque.
Ils se séparent et vont assurer leur fuite, qui s'ac-
complit le lendemain.
Cette peinture, dit Cervantes en terminant, n'est pas tirée de
l'imagination. La vérité l'a faite, qui invente bien mieux que la
fiction. A Alger se conserve encore ce conte d'amour et ce doux
souvenir... On y retrouverait la fenêtre et le jardin.
L'histoire ne semble pas confirmer ce fait. Zara
épousa ce Muley-Maluch, qui en 1576, à Alger, excitait
l'admiration universelle par sa courtoisie, son caractère
et son intelligence. C'était un brillant cavalier qui, se-
lon Antonio de Herrera, parlait le turc, Fallemand,
l'italien, l'espagnol et le français, possédait une biblio-
thèque précieuse et jouait du luth comme un prince
italien. Ambitieux, il soutint les armes à la main ses
droits au royaume de Fez, et mourut dans cette entre-
prise, en 1578, sur le célèbre champ de bataille d'Al-
cazar-Kébir. Zara, sa veuve, se rendit-elle alors en pays
chrétien? On l'ignore. Quoi qu'il en soit, notre poète,
s'il a altéré l'histoire, n'a du moins inventé ni le per-
sonnage, ni la physionomie de cette jeune fille, gagnée
à la civilisation chrétienne. Moins touché de l'exacti-
tude des faits que de la vérité morale, il s'est emparé
de cette figure pour la faire passer du monde de l'his-
toire dans le monde de Fart. Il se plut si bien à cette
étude, que vingt ans après, dans la nouvelle du Captifs
L'ISLAMISME. i93
il racontait une seconde fois l'aventure de Zara qu'il
amenait en Espagne sous le nom de Zoraïde. Il est vrai
que la jeune fille, dans le trajet, changea singulièrement
d'aspect.
ZORAÏDE. — LE CAPTIF.
Quand Cervantes écrit le Captifs qui paraît avec
Don Quichotte, il a vieilli, il contemple de loin Alger,
il se joue au milieu des souvenirs de la captivité...
hœc olim meminisse juvabit ! Il relit en souriant
l'épisode dramatique des Bagnes et s'aperçoit qu'il
manque quelque chose au caractère de Zara. Dans l'hé-
roïne, il a oublié la femme ; dans la fi ère musulmane, il
a oublié la fille d'Eve, à qui il doit tenir compte et de
sa grâce native et de sa dissimulation naturelle. Zoraïde
n'est plus simplement la jeune fille du drame, héroïne
de pied en cap, si résolue, si prompte à la réplique.
Cervantes, en nous la présentant de nouveau, l'éclairé
d'un nouveau jour, et à peine pose-t-el!e le pied sur la
terre d'Espagne qu'on s'aperçoit de la métamorphose.
Dès qu'elle entre dans l'auberge où se trouvent réunis
don Quichotte, Luscinde et Dorothée, « en détachant
son voile elle découvre un visage si ravissant, que Do-
rothée la trouve plus belle que Luscinde et Luscinde
plus belle que Dorothée. )^ Le trait n'est pas de la même
plume que les tableaux des Bagnes d'Alger. Un Cer-
vantes d'un autre âge , le maître en ironie que tout le
monde sait, vient de se montrer, à sa mianière, discrè-
tement, sans accuser son intention. Il dissimule même
son sourire ; on croirait qu'il veut nous donner le
13
194 CHAPITRE V.
change, car il mêle à son nouveau récit les aventures
lamentables du père de Zara, lequel, furieux, pleurant,
désespéré, se jette à l'eau, quand il apprend que sa fille
est chrétienne ; mais ce personnage, que Ton repêche
et que Ton pend par les pieds pour lui faire rendre
Teau qu'il a bue, manque d'effet tragique quand il a la
tête en bas. Tout au contraire, la physionomie de la
jeune fille est touchée d'un pinceau fin et délicat. Plus
de cothurne tragique, elle n'est plus en scène. Yoici
qu'elle révèle, avec une candeur diabolique, son carac-
tère propre et familier, voici les ruses amoureuses qu'elle
emploie avec beaucoup d'aisance pour tromper son père.
C'est une âme excellente , sincère dans sa foi et habile
dans ses passions , pure jusqu'au fond de l'âme et co-
quette jusqu'au bout des ongles , la plus douce, la plus
charmante, la plus perfide des créatures, très-chré-
tienne et très-femme; un portrait que Montaigne eût
envié.
Avant tout elle est belle, elle est parée, elle a pour
ses bijoux des soins pieux. Aux bras, elle porte des
bracelets inestimables, aux pieds deux carcadj d'or pur,
incrustés de diamants, et sur la tête, sur le cou, aux
oreilles, dans les boucles de ses cheveux, un torrent de
perles qui l'inondent. Son adresse égale sa beauté.
Quand le captif entre dans le jardin d'Hadji-Mourad,
sous prétexte de cueillir des salades, elle improvise en
un clin d'œil une comédie où elle joue son rôle comme
pas une. En présence même de son père, elle concer-
tera son plan d'évasion avec le chrétien. Elle accourt à
son amant le mépris aux lèvres.
— Tu t'es racheté, lui dit-elle. En vérité, si tu avais appar-
tenu à mon père , j'aurais fait en sorte qu'il ne te donnât pas
L'ISLAMISME. 195
l)our deux fois autant ; car vous autres chrétiens , \ous mentez
en tout ce que vous dites, et vous vous faites pauvres pour
tromper les Maures. — Cela peut bien être, madame; mais je
te proleste que j'ai dit à mon maître la vérité, que je la dis et la
dirai à toutes les personnes que je rencontre en ce monde. —
Et quand t'en vas-tu? — Demain, à ce que je crois, lui dis-je.
11 y a ici un vaisseau de France qui met demain à la voile, et je
pense partir avec lui. — Ne vaudrait-il pas mieux attendre qu'il
arrivât des vaisseaux d'Espagne pour t'en aller avec eux, plutôt
qu'avec des Français, qui ne sont pas vos amis? — Non, si tou-
tefois il y avait des nouvelles certaines qu'un bâtiment arrive
d'Espagne , je me déciderais à l'attendre ; mais il est plus sûr de
m'en aller dès demain.
La conversation continue ainsi, et le père sert d'in-
terprète, — parce que, dit Cervantes, il sait mieux la
langue franque.
On va plus loin, on écarte Hadji-Mourad au moyen
d'un stratagème pendant quelques secondes. Le captif
serre la jeune femme sur son cœur. Surpris dans cette
position par le vieillard qui revient, il se trouble.
Mais Zoraïde, adroite et prudente, ne voulut pas ôler les bras
de mon cou; au contraire, elle s'approcha plus près encore, et
posa sa tête sur ma poitrine, en pliant un peu les genoux, et
donnant tous les signes d'un évanouissement complet. Moi, de
mon côté, je feignis de la soutenir contre mon gré.
Ainsi tout y est, jusqu'à l'art de s'évanouir.
La bonhomie narquoise de Cervantes semble trahir la
vieille cause si sérieuse qu'il soutenait. Il n'en est rien.
Devenu peintre de mœurs, il achève, il est vrai, d'une
façon nouvelle, le portrait que jadis il avait dessiné sous
un aspect tout spécial; il le réduit aux proportions hu-
maines ; il corrige la pleine lumière par des ombres qui
donnent au modèle la perfection en lui donnant la réa-
lité. Zara était un rôle, Zoraïde est une nature. Mais
196 CHAPITRE V.
sur le point essentiel , Cervantes ne se dédit pas ; cette
femme musulmane répudie toujours les mœurs et les
croyances de l'Orient. Elle repousse même « avec beau-
coup de dépit et de grâce » le nom de Zoraïde, qui n'est
qu'un diminutif aimable du mot Zara. Elle veut s'appe-
ler Marie et compter parmi ces femmes de l'Occident
« que les Turcs eux-mêmes estiment plus que celles de
leur nation, car ils tiennent à grand honneur de les
prendre pour épouses légitimes. » Ce fait capital, la
supériorité de la femme chrétienne reconnue par les
musulmans, est assez grave aux yeux de Cervantes pour
qu'il y revienne encore dans la tragi-comédie bouffonne
qu'il écrit sous Philippe III.
LA GRANDE SULTANE.
Le sujet de cette nouvelle œuvre était historique. Un
jour, vers l'an 1585, un navire espagnol, allant de
Malaga à Oran, fut pris par un raïs appelé Mourad,
qui vendit à Tétouan quelques-uns de ses prisonniers,
entre autres une petite fille appelée Catalina. Celle-ci
grandit et devint si belle, que Mourad, la retrouvant
quatre ans après, la crut digne du Grand Seigneur, la
racheta et la conduisit à Constantinople. On lui donna
des habits musulmans et le nom de Zoraïde, qu'elle re-
fusa de porter. Sa fierté, qui se montrait en toutes
choses, la plaça si haut dans l'estime du Grand Seigneur
qu'il l'épousa et la fit grande sultane. Son bonheur,
dans ce poste, fut d'être la protectrice des chrétiens et
d'introduire en Orient les usages et la littérature de
l'Espagne. Les vaisseaux vénitiens lui apportaient les
L'ISLAMISME. 197
comédies de Lope de Yega qu'elle faisait jouer au sé-
rail, ou les chansons, les jacaras, qm rappelaient aux
captifs les accents de leur pays.
Son aventure, qui fit du bruit à Yalladolid, où la
cour se trouvait en 1602, servit de texte à la pièce tragi-
comique de Cervantes, mélange de mascarade et d'al-
lusions graves, assemblage bizarre et tout espagnol de
caractères disparates : la sultane y joue le rôle de Pau-
line dans Polyeucte et le sultan celui du Grand Turc
dans Molière.
Le sultan Mourad marche avec une majesté incom-
parable, devant laquelle s'incline la foule asiatique. Six
mille soldats l'escortent; le peuple se précipite sur son
passage et lui lance des placets que les pages recueillent
proprement dans des sacs de soie.
Les eunuques s'empressent à lui faire leur cour et à
lui signaler les femmes qui méritent un regard de lui ;
car il aime la beauté, sans s'inquiéter de l'origine ou de
la religion. Rustem et Mami sont en querelle, parce
qu'on n'a pas encore présenté au maître la captive es-
pagnole récemment achetée, Gatalina. On la lui amène.
Il est ébloui, fasciné par cette beauté merveilleuse, et,
dans un mouvement de passion, il met aux pieds de
l'Espagnole sa turquerie et son Empire. Elle sera sul-
tane, ou plutôt elle sera la dame d'un chevalier turc,
d'un Amadis de Gonstantinople qui perd la tête pour
elle et lui adresse des vers comme ceux-ci :
L'amour est mon maître et seigneur ;
Je vous parle sous sa puissance.
Vous êtes centre de mon cœur :
Je suis votre circonférence !
Gatalina, peu séduite de cette position, laisse dire le
i98 CHAPITRE V.
sultan énamouré. Elle aime mieux, dit-elle à l'eunuque
Rustem, mourir que de supporter une telle union.
N'est-ce pas un mortel péché que d'épouser un infidèle?
Rustem. — Distinguons. C'est un péché, quand on peut fuir.
Quand on ne le peut pas, il y a contrainte. Qui est contraint
n'est pas libre. La volonté qui n'est pas libre est innocente.
Catalina. — Je serai martyre; je préfère la mort au péché.
Rustem. — On n'est martyr que lorsqu'il s'agit de confesser
sa foi.
Catalina. — L'occasion s'en présente, et je la saisirai.
Rustem. — Silence 1 voici Mami.
Mami. — Le Grand Seigneur veut te voir.
Catalina. — 0 malheur !
Mami. — Tu parles mal, sefiora.
Catalina. — Je parlerai toujours ainsi.
— Le Grand Turc, Mourad, arrive.
MouRAD. — Catalina !
Catalina. — Voilà mon nom.
MouRAD. — Catalina l'Ottomane ! ainsi je t'appellerai.
Catalina. — Je suis chrétienne. Mon nom est de Oviedo;
c'est un nom de gentilhomme, illustre et chrétien.
MouRAD.. — Le nom ottoman n'est pas méprisable.
Catalina. — C'est vrai ; pour la hauteur et l'arrogance , vous
passez tout le monde.
Le dialogue continue sur ce ton ; Catalina redouble
de fierté.
— Tes libertés m'étonnent, s'écrie le sultan ; elles sont plus
que d'une femme [masque de mujer)... Eh bien , tu seras sultane I
Le sultan, qui rêve l'union de l'orgueil espagnol et de
Torgueil ottoman (quel lion doit naître d'un tel ma-
riage !), permet à Catalina de rester chrétienne.
Mourad. — Je n'ai pas charge de ton âme.
Rustem. — Qu'en dis- tu? Mami.
Mami. — Le pouvoir d'une femme est grand !
L'ISLAMISME. 199
MouRAD. — Levez la tête, sefiora, que mes yeux puissent
voir dans les vôtres le pouvoir de Dieu ou celui de la nature ,
à qui Allah donne le secret de faire des miracles par la beauté !
Plus loin, dans une scène touchante et simple, Mou-
racl est encore plus tolérant. Il s'approche à pas de
loup de Gatalina qui ne ne le voit pas, et il la contemple.
Elle est seule, recueillie, dehout, un rosaire dans les
mains. Elle prie à demi-voix la Yierge :
— Étoile qui luis sur la mer du monde et dont l'influence
calme les tempêtes! dans ma détresse, je me remets entre tes
mains. Je n'ai à moi que ma volonté, je ne peux garder que
mon intention, je te l'offre, très-sainte Marie. {Apercevant le
sultan.) Quoi! grand seigneur, tu viens ici?
— Prie, Gatalina, prie! Sans l'aide divine, les biens des hommes
durent peu. Invoque-la, elle, je n'en éprouve pas de crainte;
invoque ta Léla Marien. Pour nous aussi, c'est une sainte.
Gatalina, sûre de rester chrétienne, demande encore
une grâce, celle d'avoir des habits chrétiens. On amène
un vieux tailleur espagnol; celui qui se présente est
le père de la sultane. Tandis que Mourad parle de cou-
vrir de perles et de diamants sa fiancée, le tailleur la
serre dans ses bras, sous prétexte de lui prendre me-
sure, puis il lui dit tout bas, à l'oreille :
— Plût à Dieu que mes bras pussent l'emporter dans la terre,
et que ta grandeur se changeât en bassesse!...
— Assez, père! murmure Gatalina, je ne puis supporter ces
reproches. Le cœur me manque.
Elle s'évanouit. Le sultan qui observait les gestes trop
familiers du tailleur, ordonne de l'empaler. Mais non !
Cervantes sauve le vieillard ; il veut terminer son drame
par des fêtes, des danses et des incidents comiques. Il
rend à Mourad toute sa bonne humeur par un moyen
200 CHAPITRE V.
grotesque. Le sultan, par distraction et par habitude,
jette le mouchoir à une captive, qui par parenthèse se
trouve être un jeune homme. A celle vue, Gatalina se
fâche et réclame le divorce.
— Elle est jalouse 1 s'écrie le sultan. Et la jalousie est fille de
l'amour!
Mourad est ravi. Dans sa joie il répand des^râces et
des pardons à tort et à travers. Il affranchit, il marie,
il bénit tout le monde. Il fait grâce même à Madrigal, le
gracioso, le railleur, qui était réservé au supplice le
plus e\quis.
Ce Madrigal égayé toute la pièce par ses querelles avec
le cadi. Surpris aux pieds d'une femme, on Ta con-
damné à être jeté à la mer dans un sac, à moins qu'il ne
se fasse musulman ou qu'il n'épouse la femme. Il choi-
sit le sac, aimant mieux la mort naturelle que les deux
autres.
— Mais, ajoute-t-il, je sais que ce n'est pas cette fois, mon
bon seigneur, que je dois mourir.
— Comment! si je te condamne, moi le juge suprême. On
n'appelle jamais des sentences que je rends.
— Très-bien; mais j'aurais la pierre au cou, que je ne me
noierais pas. Je me tirerais d'affaire. Cela vous étonne? Faites
sortir ces deux hommes, je vous dirai comment j'entends les
choses.
— Laissez-le, vous! Je veux voir comment il s'y prend pour
échapper à la mort.
Madrigal s'explique. Il a le don de faire parler ou de
faire taire les animaux à son gré. Cervantes emprunte
ici les vieux contes du roman d'Apollonius de Tyanes,
si répandu dans la Péninsule.
—• Apollonius, dit Madrigal, était l'aïeul de mes aïeux. 11
l'islamisme. 201
comprenait le chant des oiseaux, le cri du canard, les trilles du
rossignol, les roucoulements de la tourterelle. Ce don, il l'a
légué aux miens et à moi. Or, les oiseaux, ce matin, disaient que
je ne mourrais pas, et que , tout au contraire, certain juge mé-
créant mourrait dans six jours {Ici le cadi devient pâle) ^ s'il ne
réparait pas par une expiation et une ablution le mal qu'il a fait
à deux Maures et à une veuve.
— Des Maures? il y en a bien cinquante, et des veuves per-
sécutées, plus de cent. A qui ferai-je réparation?
— J'écouterai le rossignol , il me dira leur nom.
Sur cette donnée, les plaisanteries sont inépuisables.
Mais Madrigal, pour mieux sauver sa vie, offre impru-
demment d'apprendre à parler à Télépliant du Grand
Seigneur.
Le cadi le prend au mot et désormais le poursuit
chaque jour en lui réclamant l'exécution de sa promesse.
Madrigal lui enseigne, dit-il, toutes les langues qu'il
sait, la gerigonza que marmottent les aveugles, le
basque qui lutte d'antiquité avec l'éthiopien, le berga-
masque d'Italie, le gascon de France, le vieux grec, la
langue de la hampa (qui est la bohème de Séville), les
douceurs du valencien et du portugais, bref tous les pa-
tois, les dialectes et les argots qui vivent encore, floris-
sants et inextricables, dans les pays du Midi. Cervantes
raille en passant la division indéfinie des peuples et des
langues sur la Méditerranée.
Au milieu de ces plaisanteries, l'esprit sévère de la
longue croisade entreprise par Cervantes, semble tout à
fait disparaître. Mais si l'on prend garde à certaines
scènes, rapides, à peine ébauchées, qui se placent tout
à coup entre deux lazzis, on s'apercevra de la persis-
tance de l'idée politique. Je n'en citerai qu'une pour
terminer, celle où le sultan donne audience à l'ambas-
202 CHAPITRE V.
sadeur de Perse. Les Persans, on le sait, étaient aux
yeux des Turcs ce qu'en Europe les protestants étaient
aux yeux des catholiques. Un schisme analogue au nôtre,
opposant les Schiites aux Sonnites, partageait en deux
les forces mahométanes. Cervantes, qui sans doute trou-
vait utile d'entretenir en Orient la dissidence et de la
faire cesser en Occident, jette dans sa pièce une allusion
directe à ce double fait. La réception de Tambassadeur
est orageuse. Au moment où il entre, on le fouille pour
voir s'il ne cache pas des armes. Le sultan est caché
derrière des rideaux de taffetas vert. Quatre pachas as-
sis sur des coussins et des tapis bigarrés attendent avec
une mauvaise humeur solennelle. Les rideaux s'entr'ou-
vrent, le Grand Turc apparaît. L'ambassadeur alors de-
mande la paix au sultan : aussitôt on se récrie.
— Tu la demandes, ô barbare, maudit, infidèle! parce que tu
ne comptes plus sur l'alliance du roi d'Espagne.
L'ambassadeur réplique que la Perse sera toujours
ralliée de ce grand roi d'Espagne a dans les États du-
quel le soleil ne se couche jamais. »
— A la porte! {echadîe fuera!) s'écrie le premier pacha; c'est
un chrétien. La Perse infidèle fait autant de mal à Gonstanti-
nople que la Flandre à l'Espagne.
Sous une forme indirecte, l'avis était clair. Cer-
vantes, quand il écrivit cette pièce, avait-il vu ce Fi-
gueroa de Yalladolid qui venait de négocier avec la
Perse ? Ce qui du moins ne saurait faire l'objet d'un
doute, c'est qu'il fut jusqu'à la fm de sa carrière préoc-
cupé des progrès de l'islamisme turc.
Résumons ici ce chapitre. Cervantes essaya d'exciter
L'ISLAMISME. 203
our à tour rindignation ou le ridicule contre un peuple
qui alors effrayait l'Europe, qui plus tard y demeura fixé
comme un corps étranger et qui aujourd'hui encore y
suscite l'interminable question d'Orient. Ayant vu à
Lépante, à Alger, à Oran, comment l'Espagne perdait
le fruit de ses victoires, rougissant de penser qu'un roi
puissant, actif, servi par des armées et des flottes ma-
gnifiques, était insulté et rançonné par des corsaires, il
entreprit d'être le défenseur des martyrs et des soldats,
Tavocat des oubliés, le conseiller utile de son pays, en
montrant à l'Espagne la ruine de son pouvoir et de son
influence sur la Méditerranée. Il compara les deux so-
ciétés, chrétienne et musulmane, l'orgueil de l'honneur
opposé à l'orgueil de la force ; il protesta contre les
auto-da-fé et laissa voir son respect pour la liberté de
conscience de l'Allemagne. Quelle fut la dernière pen-
sée de cet observateur?... Il n'a pas été libre de la dire
et nous l'ignorons. Mais je suis frappé, en relisant ses
œuvres, de voir qu'il a marqué le fait essentiel et capi-
tal qui depuis bien des siècles sépare l'Orient de l'Occi-
dent, je veux dire la différence originelle de l'intelli-
gence asiatique et de l'intelligence européenne. Ce n'est
pas ici le lieu de développer cette considération, assez
nouvelle pour sembler paradoxale, que nous avons ex-
pliquée ailleurs ^ Il suffit d'établir que Cervantes avait
entrevu la cause séculaire d'une lutte qui au fond est
celle des idées. Les races pour lui étaient irréductibles,
parce que les intelligences étaient incompatibles. C'est
dans un passage d'une nouvelle [le Curieux indiscret)^
qu'il a dit son dernier mot à cet égard.
1. Voir nos Études sur la Chine,
204 CHAPITRE V.
Aux Musulmans, on ne peut rien faire entendre (en fait d'idées
abstraites et de doctrines religieuses) par des déductions tirées
de? raisonnements de l'intelligence ou fondées sur des articles de
foi; il faut leur apporter des exemples palpables, intelligibles,
indubitables, des démonstrations mathématiques qui ne se puis-
sent nier, comme lorsqu'on dit : Si de deux parties égales nous
ètons des parties égales, celles qui restent sont encore égales; et,
comme ils n'entendent pas même cela sur de simples paroles, il
faut le leur mettre sous les yeux , le leur démontrer avec les
mains ; — et pourtant personne ne peut venir à bout de les con-
vaincre.
Mais terminons ce long chapitre, qui nous a fait an-
ticiper sur la vie entière de Cervantes. Nous venons de
voir par avance quelles phases traversa son génie. Cette
croisade n'est qu'une partie de son œuvre; il est temps
de reprendre le récit de sa vie et l'histoire de ses tra-
vaux au point où nous les avons laissés, en 1580.
CHAPITRE VI
VIE NOMADE DE CERVANTES
1580—1598
Cervantes, pendant ses campagnes et sa captivité,
avait pris en haine les mécréants, en adoration la liberté
et « en patience les maux. » Quand il revint en Espagne,
plein de ses idées et maître de sa personne, l'exercice
delà liberté lui fut moins nécessaire que l'exercice de la
patience ; sans doute il eut d'abord un éclair de bonheur.
« Nous baisâmes à genoux le sol de la patrie (dit le captif),
puis, les yeux baignés de douces larmes de joie, nous
rendîmes grâces à Dieu... La vue de la terre d'Espagne
nous fit oublier tous nos malheurs, toutes nos misères.
Il semblait que d'autres que nous les avaient éprouvés,
si grand est le bonheur de recouvrer la liberté perdue ! »
Mais cette allégresse fut de courte durée. Le soldat
estropié rentrait au pays sans argent et sans carrière ;
son père était mort, sa mère achevait de vivre, son
frère était à l'armée, ses amis dispersés cherchaient
fortune au loin.
La cour, les ministres, le roi, tous ceux qui pou-
206 CHAPITRE VI.
vaient quelque chose pour rancien captif, étaient à
Badajoz, avec l'armée qui surveillait le Portugal. L'Es-
pagne entière, occupée de cette conquête prochaine,
ne fit guère attention aux exilés qui revenaient.
Cervantes n'hésita pas longtemps sur ce qu'il avait à
faire. Il reprit du service et fit les campagnes de 1581,
1582, i583. Lishonne devint son nouveau camp et il
comhattit aux Açores. On a trop ouhlié cet épisode de
sa vie militaire, cette rencontre ohscure pour nous, ter-
rihle pour les hommes du seizième siècle. C'est là que
se livrèrent les combats du vieux Santa-Cruz et du
brillant Strozzi, combats à mort, dont le seul souvenir
effrayait Brantôme lui-même : Brantôme se refuse à par-
ler de Santa-Cruz, du vainqueur qui tua le vaincu, de
l'amiral qui fit jeter à la mer Strozzi, blessé et vivant.
Les passions en effet se déchaînaient ardentes et féroces
autour de ces îles, qui tenaient pour le prieur Antonio
de Ocrato, prétendant au trône de Portugal, contre Phi-
lippe n. La France et l'Angleterre avaient pris parti
pour le prieur. «En soutenant h rébellion des Terceires,
dit Navarrete, elles voulaient s'emparer des trésors
apportés des colonies par nos flottes et nos galions. Ces
deux cours agirent avec dissimulation, ocidta y dissi-
mulamente , et , ajoute naïvement l'historien espa-
gnol, une escadre française prit la mer. » Cette escadre
occulte qui manifeste à voiles déployées sa dissimulation,
cette rébellion d'un pays autonome qui défend son indé-
pendance, font honneur au patriotisme aveugle de Navar-
rete. En réalité, une question d'intérêt européen devait
se vider sur le champ de bataille des Açores. On s'y
préparait de très-loin. L'Espagne, maîtresse de Lis-
bonne, y réunit ses vétérans d'Italie et de Flandre,
VIE NOMADE. 207
troupes d'élite, vieux capitaines endurcis, que Lope de
Figueroa tenait prêtes à agir au premier signe de Santa-
Gruz .
Il y eut trois campagnes; celle de d581 fut stérile,
faute d'accord entre les chefs. Celle de 1582, plus
sérieuse, fut marquée par la défaite et la mort de Strozzi
qui commandait notre escadre. Sans doute, quand Cer-
vantes assista à la batail le des Açores, il était sur le
vaisseau appelé le Saint-Matthieu. En juin 1S83 on|re-
vint donner Tassant au fort principal des îles, commandé
par un capitaine français. La garnison était brave, le fort
inaccessible aux canots. L'alferez Francisco de La Rua
et Rodrigo de Cervantes se jetèrent à la nage, entraînant
les soldats par leur exemple, et escaladèrent le rocher,
qui fut pris. On mit les deux hommes à Tordre du jour
de la petite armée.
J'imagine que Cervantes supporta avec peine, dans
cette action, l'impuissance de sa main gauche. Lépante
fit tort aux Terceires, pour lui ; mais le nom de sa
famille résonna en Espagne et en Portugal, où Ton
admirait le courage des Saavedras. Le retour fut un
triomphe.
Aussi Lisbonne, pour Cervantes, paraît-elle avoir été
une Capoue , dans laquelle il oublia sa blessure et ses
misères pour les aventures galantes et les plaisirs de
tout genre. C'est là qu'il eut sa lille naturelle, Isabel de
Saavedra, dont il ne voulut jamais se séparer, là qu'il
écrivit sa pastorale, Galatée, là enfin que le soldat se
fit décidément poëte et écrivain. On ignore les détails
de ce printemps portugais ; mais il n'est pas douteux
que Cervantes ne soit alors entré volontairement dans
les carrières civiles. Le métier du soldat lui devenait
208 CHAPITRE VI.
impossible. L'année suivante, en revenant à Madrid, il
songea à fixer. sa vie.
Le 12 décembre 1584, il épousa une personne d'Es-
quivias, petite ville voisine, dona Catalina de Palacios
y Salazar y Vozmediano ; c'était un mariage comme
Cervantes, avec sa manière de penser et d'agir, devait
le faire, très-pauvre et très-honorable. Catalina de Voz-
mediano était d'une famille noble et n'avait pour dot
que quelques pièces de terre. Le contrat passé devant
maître Alonso de Aguilera, et qui nous a été conservé,
compte dans l'apport de la mariée une demi-douzaine
de poules !En le lisant on comprend que Cervantes soit
parti le plus vite possible d'Esquivias pour Madrid , où
il chercha à vivre de sa plume.
Il débuta dans les lettres par la publication de sa
pastorale et continua par le théâtre. Tout d'abord il
réussit, et deux ou trois ans se passèrent à établir sa
réputation. Les pièces se succédaient, la mode naissante
du Ihéâtre favorisait l'ambition de Cervantes ; mais alors
parut un jeune écrivain, né pour le théâtre, d'une verve
prestigieuse, d'une fécondité inépuisable, qui confisqua
la scène à son profit. «Il s'empara, dit Cervantes, de la
monarchie comique, y) C'était Lope de Vega. Les chefs
de troupe lui sacrifièrent aussitôt les autres poètes, et
Cervantes, qui croyait avoir trouvé une petite fortune,
modesle et fixe, à Madrid, éprouva une déception d'au-
tant plus grande que l'échec pour lui était une véritable
ruine. Sa seconde carrière lui échappait comme la
première ; sa double vocation pour les armes et pour les
lettres était encore brisée par l'ironie du sort. Enfin
sa quarantième année sonnait en 1587 et ne lui appor-
tait que l'éternelle perspective de la pauvreté.
1
VIE NOMADE. 209
Il céda à la nécessité et prit courageusement une réso-
lution douloureuse. Il se résigna à sacrifier ses travaux
littéraires, ses lectures, ses goûts, et jusqu'à sa vie de
famille, en adoptant une existence nomade et les fonc-
tions de commissaire aux vivres. On préparait alors en
grande hâte cette flotte immense qui ne fut qu'un épou-
vantait, V invincible Armada. Pour l'approvisionner
ainsi que les navires destinés aux Indes, un conseiller
des finances, Antonio de Guevara, nommé pour-
voyeur général des armées, choisit quatre agents secon-
daires. Cervantes fut un de ces agents. Il se mit en
route, seul, courant les villages de l'Andalousie, ache-
tant des grains et de l'huile et remplissant de son
mieux les fonctions les plus répulsives à son libre génie.
Séville était son quartier général. Il aimait cette grande
cité, où se trouvait une branche de la famille de Saa-
vedra, et où il pouvait à son gré se perdre dans la foule.
c( Là, dit-il, les petits ne s'aperçoivent pas, et les grands
mêmes s'effacent. » Après chaque course, il venait
retremper son esprit dans l'atelier du peintre Pacheco ;
puis il repartait et allait explorer les villes de l'Anda-
lousie méridionale. Combien il eut d'ennuis dans ce
métier, combien il y rencontra de fripons, je ne saurais
le dire ; mais son caractère vif lui attira plus d'un em-
barras, et ce qu'il y gagna déplus clair fut d'être excom-
munié.
Le fait semble étrange ; il est exact. Cervantes avait
eu à recevoir et à emmagasiner une récolte qui provenait
d'une propriété ecclésiastique d'Ecija. Le clergé régulier
d'Espagne était alors en guerre ouverte avec Philippe II,
à qui il refusait l'impôt. Les moines appuyaient leur
refus sur une bulle du pape; à leur tour les alcades
H
210 CHAPITRE VI.
usaient, pour ol)tenir des approvisionnements, du droit
de réquisition. Cervantes se trouvait chaque jour entre
les belligérants. Chargé de prendre le hléd'Ecija, comme
agent du roi, il le prit malgré les moines et fut frappé
d'excommunication. Aussitôt il se hâta de se pourvoir
contre un tel arrêt , et , ne pouvant pas consumer son
temps à se défendre, il remit à un tiers le pouvoir sui-
vant, signé le 24 février 1588.
Sachent tous ceux qui verront celte lettre, que moi, Michel
de Cervantes Saavedra, serviteur du roi, notre seigneur, rési-
dant en cette cité de Séville, j'accorde et reconnais que je donne
plein pouvoir autant que de droit, pour le cas où il sera requis et
nécessaire, à Fernando de Silva, habitant de ladite cité de Séville,
avec la faculté de substituer qui il voudra et de révoquer les
substitués, et d'en nommer d'autres, comme et quand il lui sem-
blera, — à cet effet spécial que, pour moi et en mon nom, il puisse
paraître et paraisse devant le Proviseur et le Juge-Vicaire géné-
ral de cette cité de Séville et de l'archevêché, et devant le Vicaire
de la ville d'Écija , et devant les autres juges et justiciers quel-
conques ; — afin qu'il leur demande en droit et les supplie de
me faire absoudre, soit présent, soit absent, de la censure et
excommunication qui a été prononcée contre moi pour avoir pris
et mis à part le blé des fabriques de ladite ville d'Écija , pour le
service du roi notre seigneur et par ordre et commission du
licencié Diego de Valdivia, alcade de l'audience royale de Séville
et juge de la commission instituée pour saisir lesdits pain, blé
et orge^
Fatigué de ces fonctions qui étaient passagères, et de
ces débats dont l'effet pouvait être durable , Cervantes
essaya plusieurs fois de servir autrement le roi. Il fut
envoyé en Afrique, où il porta des lettres à Mostaganem
et à Oran ; mais ce voyage ne contribua pas davantage à
attirer sur lui l'attention royale. Alors, désespéré, misé-
1. Publié par don José Âsensio. — Séville, 1864.
VIE NOMADE. 2i i
rable , réduit à l'extrémité , il se décida à quitter l'Es-
pagne. On peut lui appliquer à ce propos ce qu'il dit*
du vieux Garrizalès :
Dans la grande cité de Séville, il trouva toutes les occasions
suffisantes d'achever le peu qui lui restait. Se voyant si à court
d'argent, n'étant guère mieux pourvu d'amis, il essaya du remède
employé par tant de gens perdus dans cette ville, qui est de
passer aux Indes, refuge des désespérés d'Espagne, église des
banqueroutiers , asile inviolable des homicides , paradis des
joueurs, qui y gagnent à coup sûr, appeau des femmes libres,
où la plupart des hommes trouvent un leurre et quelques-uns,
en petit nombre, une ressource.
Gomme le pauvre Scarron qui, au siècle suivant, de-
mandait à fuir en Amérique, comme mademoiselle d'Au-
bigné, qui avant d'être marquise de Maintenon, voulait
s'expatrier, ainsi notre poète essaya-t-il de mettre les
mers entre lui et sa patrie. En mai 1590 il adressa au
roi un mémoire dans lequel il rappelait ses services et
demandait un office aux Indes. La Nouvelle-Grenade ou
Soconusco, disait-il, lui convenaient à merveille. Son
mémoire fut bien accueilli d'abord. Il allait donc entrer
dans une voie nouvelle d'aventures. Déjà il se préparait
à l'exil, quand une influence qu'on ignore suspendit l'ef-
fet des promesses royales.
Gervantes retomba dans la même situation. Il subit
son sort et alla solliciter auprès du nouveau provéditeur,
Pedro de Isunza, une nouvelle commission.
— Ah ! dit-il 2, la pauvreté fait taire le point d'honneur ; elle
envoie les uns à la potence, les autres à l'hôpital, et elle fait
passer les autres sous les portes de leurs ennemis avec force
1. V. la nouvelle du Jaloux estramadurien.
2. \. le Mariage trompeur.
212 CHAPITRE VI.
prières et soumissions, ce qui est l'une des plus grandes misères
qui puissent arriver à un infortuné.
Il recommença l'odyssée vulgaire de la veille ; on le
revit à Teba, à Aguilar, à Marmolejo, à Alcaudete, par-
tout dans le Midi, achetant du blé pour les galères de
l'Espagne, en 1591 et 1592, avec trois adjudants. Une
seconde fois la ville d'Ecija lui porta malheur ; il fut en-
gagé dans une affaire litigieuse et condamné à la restitu-
tion de trois cents fanègues de blé. — Il changea encore
de fonctions. En 1594 il alla à Madrid soumissionner un
emploi de finances; on le chargea de recouvrer les im-
pôts en retard dans la province de Grenade. Après avoir
fourni à grand peine son cautionnement, Cervantes des-
cendit en Andalousie comme collecteur, muni de la pro-
vision royale et armé de la haute vare de justice. Il
avait à recouvrer deux millions de maravédis, opération
difficile dans un temps et dans un pays qui concevaient
mal les droits de la couronne, et pour un homme de la
nature de Cervantes, qui n'étail pas né comptable. De
toutes les (( imprudences » qu'il fit, qu'il dut faire et
dont il s'accuse, la plus grave fut de donner sa confiance
à un négociant appelé Simon Freire de Lima, qui lui
proposa de porter à Madrid et de remettre au trésor
une partie des sommes dues à TÉtat. Simon Freire fit
banqueroute. Cervantes, cité devant la cour de justice en
septembre 1597, paya la peine de sa confiance. On exa-
mina tout à coup sa caisse ; on y surprit un découvert
de 2,6 il réaux, et on le jeta en prison. Il fut bientôt
remis en liberté sous caution. Mais il était désormais
enlacé dans toutes les chicanes d un procès. Suspect,
poursuivi, pauvre d'ailleurs, appelé tour à tour à Se-
VIE NOMADE. 213
ville, à Madrid, à Yalladolid, pour répondre à ses juges,
il passa par les misères et les prisons de FAndalousie,
de la Gastille et de la Manche. Les juges lui reprochaient
son déficit, les contribuahles qu'il forçait à payer lui fai-
saient un mauvais parti. D'autres l'accusaient davoir
pris, je ne sais dans quelle circonstance, les eaux: de la
Guadiana. On assure qu'en traversant un jour le village
d'Argamasilla, dans la Manche, il déplut à l'alcade et
aux habitants, qui l'emprisonnèrent. Excommunié, con-
damné, soumis aux interrogatoires des conseillers du roi,
des juges et des alcades , servant tout le monde pour
vivre, et toujours errant, le pauvre Cervantes parut
succomber sous la charge. C'est au milieu de ces épreuves
qu'il disparaît comme un noyé sous les vagues. On le
suit des yeux avec peine jusqu'en 1398, alors il échappe
au regard; nulle induction, nul document ne permettent
de deviner sa vie. De 1598 à 1603, il s'éclipse. Un seul
fait est certain, c'est que le solda t-poëte vit dans la mi-
sère, et qu'il y a quelque part, dans l'Andalousie ou
dans la Manche, une prison où il médite , où il tra-
vaille, où il écrit les premières pages de Don Qui-
chotte.
En effet, ce vaillant esprit, à travers cette vie nomade,
n'a pas cessé d'étudier, d'observer et d'écrire. Le
commissaire aux vivres, le collecteur d'impôts a grandi
à cette école du malheur et de la réalité.
Pendant une vingtaine d'années qui s'écoulent entre
son retour d'Afrique et la publication du Don Qui-
chotte, il s'exerce à l'art difficile de la pensée, il essaye
tous les genres, il manie et mûrit son propre génie avec
une persévérance extrême, inventant toujours, sans im-
primer Jamais : c'est le pénible et obscur prélude
214 CHAPITRE VI.
d'un grand critique qui, tour à tour, cède et résiste à
son temps, jusqu'au jour où il entrera en pleine posses-
sion de lui-même et de sa force.
J'ai essayé de deviner et de marquer les étapes de son
progrès d'esprit, à travers la variété confuse de ses
œuvres. Yoici le résultat de mes recherches.
DEBUTS LITTERAIRES. — GALATEE. — NUMANCE. — L AMANT
GÉNÉREUX. — LE BRILLANT ESPAGNOL.
En J580, Cervantes, revenant en Espagne, y apporte
avec lui les rêves patriotiques qui lui dictent des œuvres
énergiques comme le Trato^ où il entre plus d'action
que de littérature. Il veut tout oser pour réveiller la
société espagnole qui lui semhle endormie. Mais il la
trouve dans une situation singulière, barbare et raf-
finée tout à la fois, ardente et paresseuse, nourrissant
de vieilles idées et affectant la jeunesse d'imagination,
pleine de mouvement et de vie, et arriérée de cent ans
dans la marche des peuples. Elle donne le ton à l'Eu-
rope, qu'elle combat, et ne reçoit aucun conseil ni de
l'exemple, ni de l'expérience, ni de l'évidence. Toute
puissante, héroïque et entêtée, elle est satisfaite d'elle-
même et elle applaudit aux poètes du siècle d'or qui
lui chantent sa propre gloire. La littérature participe
de tous les caractères de la société ; férocité naïve dans
les conceptions dramatiques et subtilité ingénieuse dans
le style ; esprit de guerre, et esprit d'amour ; des auto-
da-fé sur la scène et des pastorales ; une rudesse im-
placable dans la pensée, une volupté énervante dans les
vers. La littérature est galante; elle vient du Midi, de
VIE NOMADE. 215
Séville, de Valence et de Lisbonne, qui envoient à Ma-
drid et dans les vieilles cités sévères du Cid et d'Alphonse
le Savant un souffle de plaisir, de mollesse et de non-
chalance.
Les capitaines les plus bronzés lisent avec attendris-
sement les églogues amoureuses de Boscan et les idylles
élégiaques de Garcilaso de la Yega. A Valence, le vieux
soldat Gristobal do Virués invente des drames d amour
remplis de larmes, de meurtres et d'aventures. Le Por-
tugal lit encore la pastorale de Ribeyro , la Menina è
Moça, et se passionne pour la Diana Enamorada de
Montemayor, qui fera le tour de l'Europe. Au fond de
toutes ces œuvres, on reconnaît aisément l'influence sé-
duisante et l'irrésistible douceur de l'Italie, qui a inventé
les travestissements ingénieux des bergères princesses
et des bergers poètes. Lèlia, par exemple, cette jeune
femme qui court le monde sous l'habit de velours d'un
page de quinze ans, est uneSiennoise qui a paru d'abord
sur la petite scène de Intronati dans la pièce intitulée
GVinganni ^ d'où elle est passée à Lisbonne dans la
Diana de Montemayor, et à Lyon dans les Abusés de
Charles Estienne. Elle est le symbole achevé de l'influence
italienne au seizième siècle; elle porte en Europe le
modèle de Y imbroglio^ des déguisements et des galantes
escapades. Elle apprend à vivre à l'Espagne, qui est
naïve encore, et elle ensorcelle la France, qui se pré-
tend raisonnable.
Quand Cervantes pénètre dans la société littéraire de
son temps, il est accueilli par le sonnet courtois, la pas-
torale coquette, la tragi-comédie violente et bigarrée, le
roman de chevalerie qui meurt comme le phénix pour
renaître de lui-même, et enfin la légion innombrable des
216 CHAPITRE VI.
romances, des séguidilles, des épi grammes que produi-
sent les académies ; car les académies à la mode italienne
s'intronisent à Madrid. Fernand Gortès a la sienne,
comme à Milan le marquis de Pescaire. En \^8i,VAca-
demia Imitatoria réunit un de ces groupes littéraires
qui se piquent de politesse sociale, de vanité, d'esprit,
d'élégance et daffectation. Là, on se loue les uns les
autres, on fait Tapolliéose de Fart et surtout de l'artiste.
On s'y hait et on s'y complimente. C'est un besoin nou-
veau, et si impérieux, que, ces académies mourant très-
vite, on les recompose toujours. Après la Imitatoria,
viendra celle des Nocturnes, et celle-ci, après avoir
disparu, sera ressuscitée par les Montagnards du Par-
nasse. Malheur à celui qui n'est pas d'une coterie litté-
raire!... Hors de là point de salut. Cervantes, qui plus
tard railla impitoyablement ces petites choses S dut alors
s'affilier aux sociétés de beaux esprits, parler la langue du
pays, suivre le goût du temps et composer les petites
pièces que Voltaire lui reproche si fort. Il dut aussi don-
ner au public les prémices de son esprit, « las primi-
cias de su corto ingenio » : il imprima une pastorale.
C'est la Galatée publiée en 1584.
L'usage était de mettre en scène, dans quelque ou-
vrage mêlé de poésie et de prose, ses amis et sa maî-
tresse. Ainsi firent Yiccente Espinel dans la Casa de la
Memoina, Gil Polo dans le Canto de Turia, et Lope de
Vega dans le Laurel de Apollo. Cervantes, qui voulait
c< que son caractère lui fît des amis », eut la faiblesse
d'adopter ce cadre facile et ce genre banal. Au centre
de sa pastorale, il plaça Galatée (sa femme, dit le bon
\. Dans le prologue de Bon Quichotle, dans le Dialogue des Chiens,
dans la dédicace au comte de Lémos.
VIE NOMADE. 217
Navarrete, mais les dates indiquent mieux la Portugaise
qui fut mère d'Isabelle); il se peignit lui-même sous les
traits d'Elicio, pasteur venu des bords du Tage, et il-
réunit autour de lui Mendoza, qui fut Meliso, Montalvo,
qui devint Siralvo, Ercilla, reconnaissable dans Larsileo,
Artieda cbangé en Artidoro,. Figueroa, Lainez, Bara-
bona de Soto sous les noms de Tirsis, de Damon et de
Lauso. Tout ce monde, rassemblé dans une campagne
aimable, sur les bords du Hénarès, devisant d'amour et
de poésie, formait un tableau choisi de la vie idéale. Le
peintre ne ménagea pas les couleurs. Il prodigua tous
les trésors du style sur sa composition artificielle , si
bien qu'aujourd'hui encore la Galatée, illisible pour
des Français, garde pour les Espagnols le charme et
l'harmonie du premier jour.
Cervantes ne s'abusait pas sur les défauts de l'œuvre
et du genre, tous deux factices, disait-iP, « comme les
églogues des anciens. Rien de moins vrai, que de faire
philosopher des pâtres, mais on sait bien qu'ils n'ont de
pastoral que l'habit. » Ce sont réellement des poètes. Or
la poésie est pour la vieille et rude Gastille un élément
de politesse et de grandeur; elle enrichit la langue, elle
nous apprend à devenir maîtres [ensefiorearsé) de l'élo-
quence. En ce sens il voulait qu'on admirât les vers « du
fameux Garcilaso de la Yega et ceux du très-excellent
Camoens, qu'il faut lire dans sa langue [en su misma
lengua portuguesa).^^ Il dédiait Galatée à l'Italien Co-
lonna et proposait aux écrivains de son pays, avec l'exemple
de l'Italie, l'introduction d'un art plus libre et d'une
langue plus élégante. « Les esprits rigoureux qui vou-
1 . Prologue de Galatée.
218 CHAPITRE VI.
laient contenir dans la concision d'une langue austère
le style castillan reconnaîtraient enfin qu'un champ
était ouvert, large et fécond, où la langue pouvait dé-
ployer sa facilité et sa douceur, sa gravité et son élo-
quence, en même temps que la pensée se donnerait
carrière dans toute sa diversité, qu'elle fût grave et spi-
rituelle, ou délicate et élevée. »
Ainsi un ouvrage de littérature demi-galante, conçu
dans un esprit de complaisance, était exécuté avec le
souci plus viril d'un progrès national et d'une étude
d'art. Cervantes offrait à ses amis et au public un livre
de novateur qui était en même temps un de ces ouvra-
ges exquis et châtiés que les Italiens appellent testi di
lingua. Les poètes reçurent dans leurs rangs ce débu-
tant venu de loin et célébrèrent le soldat qui, disaient-
ils, avait sauvé de mille aventures une vie précieuse et
un génie de poëte.^
Cervantes avait fait un acte hardi en imprimant Ga-
latée; imprimer était grave, en ce temps-là. Bien des
rimeurs, dit-il lui-même, refusaient de soumettre au
jugement du public leurs improvisations, ou bien ils hé-
sitaient longtemps, coji temor de infamia. Quand l'au-
teur de Galatée eut payé sa bienvenue, il cessa d'impri-
mer. Il écrivit pour vivre, il jeta hâtivement sur le pa-
pier ses idées politiques ou littéraires, il aborda tous les
genres : le théâtre, la nouvelle, le roman. Ses pièces, qui
demeurèrent manuscrites, se perdirent en partie; celles
qu'il reprit et publia beaucoup plus tard furent impri-
mées avec une négligence extrême. Il retoucha les nou-
velles^ et l'on s'en aperçoit à des marques disparates qui
embarrassent l'examen. Ses œuvres ne portent donc ja-
mais leur date véritable ; leur suite, leur trace est perdue
VIE NOMADE. 219
à chaque pas, et jusqu'ici rien ne permet d'en ressaisir
l'enchaînement et la succession.
En présence de cette difficulté, j'ai essayé, par une
comparaison attentive des textes, de suppléer au défaut
de renseignements précis. Dans l'œuvre de Cervantes,
le ton et les idées changent souvent ; il parle tantôt en
philosophe, tantôt en railleur, tantôt en poëte. Il mêle
ces rôles avec une grâce infinie dans son Don Quichotte,
qui est l'expression complète de son génie divers. Mais
ailleurs, il y a dans chacune de ses œuvres une pensée
dominante , une couleur particulière , soit un accent
de jeunesse, soit un ton de maturité, ce qui révèle
son âge. Il est certain que la doctrine de pardon et de
charité contenue dans la seconde partie de Persilès et
Sigismonde date de la fin de sa vie. Il me paraît impos-
sible, au contraire, qu'il ait composé en même temps
les œuvres de rêverie, d'amour et de colère, où Ton
voit briller confusément son idéal de gentilhomme, ses
souvenirs de race et son ardeur contre Mahomet. L'en-
thousiasme qu'il éprouve pour la gloire des armes, pour
l'honneur espagnol, pour l'art italien, appartient à une
période de jeunesse qui n'exclut aucune ambition ni
aucune espérance. J'ai donc réuni et rapproché tout
d'abord les écrits imprégnés de ces sentiments patrio-
tiques, de ces fiertés de caste et de ces inspirations ju-
véniles ^
La tragédie de Numance est la plus importante de ces
1. Aux œuvres de ceUe période, que je vais citer, il faudra peut-
être, si on les découvre jamais, ajouter à la même date (entre 1584
et 1598) : La Amaranta 6 la del Maijo , la Unica y bizarra Arsinda ,
el Bosque amoroso et laConfusa. Tous ces écrits sont perdus, comme la
pastorale intitulée Filena.
v/
220 CHAPITRE VI.
œuvres. Le style en est élevé et la donnée seule du
drame est singulièrement heureuse; car s'il y a dans le
caractère historique de la nation espagnole un trait de
grandeur incontesté , c'est assurément l'esprit séculaire
d'indépendance qui lui a fait soutenir tant de sièges
fameux. On sait comment elle a résiste^ aux armes étran-
gères depuis Scipion jusqu'à Ahd-el-Rhaman, et depuis
les invasions arahes jusqu'aux guerres de l'empire. Au
commencement de notre siècle, quand Saragosse fut as-
siégée, on joua dans cette ville la tragédie de Cervantes,
et les spectateurs, en l'applaudissant, s'applaudissaient
eux-mêmes et s'encourageaient. Cervantes , ce jour-là ,
eut l'honneur posthume de rapprocher , à travers
vingt siècles, les défenseurs de Tantique Numance et
ceux de la moderne Saragosse.
Il avait composé toute sa pièce avec autant d'amour
filial pour son pays que de fierté en face des autres na-
tions. Il évoquait, il faisait apparaître dans Numance
ruinée, superbe et muette , l'Espagne elle-même, qui
jurait de n'être pas a l'esclave des nations étrangères. »
Lui, qui ailleurs a dit les fautes de sa patrie, célèbre ici
sa gloire. C'est vers 1586 qu'il écrit Numance. Il ad-
mire sans réserve et exalte les espérances publiques,
comme les ambitions royales de ce moment-là. Les
souvenirs du passé lui semblent un présage de la
grandeur future. A ses yeux, la conquête récente du Por-
tugal, gage d'une puissance nouvelle, prépare l'achè-
vement de l'unité territoriale. Philippe II a ressaisi la
vieille Lusitanie « autrefois découpée dans le manteau
de la vieille Castille »; Cervantes jette alors un cri de
triomphe, et en montrant la chute de l'antique Numance ,
il fait voir comment s'est relevée l'Espagne moderne.
VIE NOMADE. 221
Pour traduire cette pensée patriotique sur un théâtre
mesquin et sans ressources, le poëte emprunte tour à
tour la pompe naturelle de la langue castillane, si fière
et si sonore, le grand vers souple et large des Italiens,
et le moule grec de la tragédie d'Eschyle. La concep-
tion de l'œuvre, supérieure à l'œuvre même, est d'une
magnificence hardie : ici l'acteur est un peuple, la scène
est une ville qui -meurt, le sujet même est l'héroïsme
d'une indépendance vulnérable, mais immortelle, qui
devient la tradition d'une race entière et le mot de son
histoire. Dès l'abord, Cervantes, plein de sa pensée,
jette sur le premier plan les deux: adversaires, Numance
et Rome. L'exposition est tout entière dans l'anxiété de
Scipion qui , chargé de réduire la cité rebelle, médite
profondément. — « La tâche que le sénat m'a commise,
dit-il , est lourde et difficile. » Pour vaincre un tel
peuple, il faut se vaincre soi-même, renoncer aux mœurs
des proconsuls , arracher les soldats à Vénus et à Bac-
chus , chasser du camp les courtisanes , et commencer
une campagne virile comme celh s des premiers temps
de Rome. Scipion montre à son armée « ce nid de Nu-
mance , » d"où une poignée d'Esprgnols humilie le
nom romain, qui fait trembler le reste du monde. Il
rejette toute négociation avec ces fiers ennemis, dont les
ambassadeurs, parlant en alliés plutôt qu'en sujets, osent
dénoncer les exactions romaines avec l'accent sévère de
notre Paysan du Daniihe. Tout l'effort des vétérans, tout
le courage de Marius et de Jugurtha, tout le génie de Sci-
pion, Conspirent contre Numance; il ne faut pas moins
pour abattre cette noble ville , qui est le poste avancé
de la Castiile et la clef de la vallée du Duero. Elle tom-
bera donc ; mais Cervantes , anticipant sur les siècles,
222 CHAPITRE VI.
annonce la vengeance en même temps que la défaite. Il
introduit dans le drame les figures allégoriques du
Duero et de l'Espagne, ou plutôt, par un anachronisme
généreux , c'est la Gastille du moyen âge qui se montre
couronnée des tours et des châteaux héraldiques [cas-
tillos).
L'Espagne. — Ciel vaste et resplendissant, soleil dont l'in-
fluence a répandu sur mon sol plus de richesses et de grandeur
que sur les autres pays, que ta pitié s'émeuve de mon infortune
amère! S'il est vrai que tu viennes en aide aux affligés, secours
dans une pareille épreuve l'Espagne malheureuse. Elle a assez
souffert ! Jadis les volcans ont tordu ses bras vigoureux ; ses en-
trailles ont été ouvertes jusque dans les royaumes sombres ; ses
richesses ont été données à mille tyrans; ses rivages ont été
occupés par les Phéniciens et les Grecs ! Ce fut ta volonté ou ce
fut ma faute. Mais serai-je toujours l'esclave des nations étran-
gères, et ne verrai-je pas l'air de la liberté faire flotter mes éten-
dards?...
Noble Duero, toi dont les ondes sinueuses arrosent une grande
partie de mon sein ; toi qui dans tes eaux roules toujours des
sables d'or, comme le Tage aimable ; toi dont les nymphes fugi-
tives viennent, à travers l'ombrage des bois et la verdure des
prés, chercher les eaux claires; toi à qui on n'a refusé aucune
faveur, ne refuse pas de prêter l'oreille à ma prière.
Le Duero apparaît. Il déclare que le dernier jour de
Numance est venu, mais il annonce les châtiments de
l'avenir, la résurrection des vaincus et la domination de
l'Italie par l'Espagne, — el espanol cuchillo sobre el
cuello Tomano. a Alors, s'écria-t-il , alors, Espagne
bien-aimée, quelle envie te porteront les nations étran-
gères ! ))
Telle est la première journée. La suite du drame est
effrayante : Le poète entreprend, avec l'énergie des dra-
matruges espagnols, de peindre la ruine de Numance et le
VIE NOMADE. 223
suicide d'une ville. Le spectacle d'une place assiégée et ré-
duite, l'angoisse d'un peuple qui se débat dans les étreintes
d'une mort prochaine, la faim et la rage qui s'emparent
de tous, l'impossibilité de fuir ou de combattre, de vivre
ou de mourir, les efforts désespérés et stériles des jeunes
gens qui veulent lutter, des femmes qui veulent com-
battre, des prêtres qui consultent des oracles, c'est là
une mise en scène terrible. Le cercle tracé par la fata-
lité autour de Numance se resserre d'heure en heure,
tandis que les liens qui attachent l'homme à la vie, la
tendresse des mères, l'amour des jeunes gens, les lon-
gues pensées des chefs, vont se dénouant peu à peu. Enfin
un cri féroce et sublime, un cri de joie unanime et d'af-
franchissement se fait entendre dans la ville quand on
adopte l'idée d'un massacre ou d'un incendie univer-
sels. Trois figures se dressent au cœur delà cité : — Je
suis, dit l'une, la Guerre, que les mères détestent. —
Je suis la Maladie, s'écrie la seconde. — Je suis la Faim,
dit la troisième ; écoutez les gémissements, les cris, les
sanglots des femmes qui furent belles... Il n'est pas une
place, il n'est pas un refuge, ni une rue, ni une maison,
qui ne regorge de cadavres et ne ruisselle de sang, le fer
tue, le feu brûle, la volonté condamne !...
En effet, le sacrifice se consomme : à l'enfant qui de-
mande du pain en pleurant, on donne le coup mortel ;
réponse est égorgée par l'époux, la destinée fait du père
le bourreau de son fils... Puis le silence s'étend sur la
ville. Scipion et Marius, qui regardent de loin les rem-
parts sans défenseurs, et qui ont écouté sans les com-
prendre les derniers sanglots du peuple mourant, s'in-
quiètent et se consultent. Marius, impatient, prend son
casque et son bouclier; il s'élance vers la muraille.
y
224 CHAPITRE VI.
SciPiON. — Marius! tiens ton bouclier plus haut, ton corps
ployé, ta tête couverte... Courage!... Te voilà en haut... Que
vois-tu ?
Marius. — Dieux sacrés 1...
Il n'en peut dire davantage. les Romains se précipi-
tent sur ses pas dans Numance. Ni une maison debout,
ni un homme vivant, ni la moindre coupe d"or qui puisse
être le butin du soldat. Tout a péri. Pourtant on décou-
vre enfin, au sommet d'une tour, un jeune homme.
L'épouvante l'avait poussé à s'y réfugier. Ce dernier des
Numantins, qui a le nom de Yiriathe, reprend courage
à la vue de Scipion , dont il lui faudra suivre le char
triomphal.
— Moi seul , lui dit-il, j'ai les clefs de la ville morte.
Et il se précipite sur les rochers.
— Tu as vaincu le vainqueur! dit Scipion au cadavre tombé
à ses pieds.
— Ainsi, dit en terminant Cervantes, ainsi le courage de
Numance prélude-t-il aux destinées de la forte Espagne. Les
enfants de tels pères seront leurs dignes héritiers,
Cervantes a écrit Niimonce sur le ton de la tragédie
classique, se refusant la liberté d'allures qui est une des
grâces de son génie. Ailleurs, au contraire, il improvise,
sous l'empire de la même idée générale, des œuvres
toutes différentes. Au lieu d'évoquer dans une tragédie
l'Espagne historique et traditionnelle comme une abstrac-
tion grandiose, il esquisse d'une main facile le portrait
familier de l'Espagnol m.oderne jeté à travers le monde,
soit en Italie, soit en Afrique.
h' Amant généreux est un souvenir sicilien de la vie
de soldat et des campagnes contre les Turcs. L'Espagnol
VIE NOMADE. 22iî
Ricardo promène sa jeunesse fière, pauvre et jalouse au
milieu d'une contrée où Télégance des mœurs, la dou-
ceur du ciel, la volupté répandue sur toutes choses
amollissent et raffinent les passions. La belle Léonisa,
dont il s'éprend, lui préfère un jeune homme «aux blan-
ches mains, aux cheveux bouclés, à la voix mielleuse,
habile aux paroles d'amour, tout parfumé d'ambre et
d'essences, tout chamarré de plumes et de brocart. » Le
monde les aime ainsi, et Léonisa, en vraie femme, est
esclave et reine du monde. Ricardo éprouve à cette vue
des transports de colère et des tentations de vengeance
presque sauvages. Un jour il se présente, lui seul, en face
des Siciliens réunis dans un jardin, au bord de la mer.
Il aperçoit Léonisa à demi appuyée sur Cornelio, son
amant, à quelque distance de sa famille. La fureur,
« l'enfer » s'emparent de lui :
— Te voilà heureuse! s'écrie-t-il , approche-toi de lui! Plus
près encore! Que le lierre s'enlace au tronc inutile! Frise et
boucle les cheveux du Ganymède qui t'appelle nonchalamment ..
Orgueilleuse et imprudente fille!... tu crois qu'il ne t'arrivera
pas ce qui arrive toujours, selon la loi et l'usage; tu crois qu'il
sera fidèle, qu'il voudra, qu'il saura l'être, cet enfant que l'opu-
lence rend vaniteux , la bonne mine arrogant , le peu d'âge
inexpérimenté, la naissance outrecuidant, et qu'il estimera un
trésor inestimable , et qu'il connaîtra ce que la maturité et l'ex-
périence connaissent?... Et toi, enfant, qui t'imagines gagner à
ton aise un prix que la générosité de ma passion mérite mieux
que tes oisifs caprices, pourquoi ne te lèves-tu pas du lit de
fleurs sur lequel tu reposes et ne viens-tu pas m'arracher une
âme qui t'abhorre ! Ce n'est pas ta conduite qui me blesse, c'est
la grossièreté de ton esprit, incapable d'apprécier le bien que te
donne la fortune. Il faut que tu l'estimes peu pour ne pas te lever
et le défendre 1 Tu dérangerais , n'est-ce pas, l'art et la symé-
trie de ton galant costume! Si, autrefois, la même humeur paci-
fique eût été le partage d'Achille, les armes brillantes et l'acier
15
320 CHAPITRE VI.
poli que lui montrait Ulysse n'auraient servi de rien. Allons!
va-t'en! va jouer avec les femmes de ta mère; soigne tes che-
veux et n'oublie pas tes mains, faites pour dévider les blancs
écheveaux et non pour saisir l'épée.
Dans celte scène, où les vieux souvenirs homériques se
mêlent étrangement aux impressions juvéniles de la vie
italo-espagnole, on devine quelque chose des pensées de
Cervantes , alors qu'il regardait d'un œil curieux les
mœurs de Palerme, de Messine et de Trapani. Peut-
être a-t-il lui-même ressemblé à son héros, tour à
tour généreux et sauvage, qui a l'âme ouverte à toutes
les passions nobles et qui déteste ce qu'il voit du
monde, c'est-à-dire le plaisir sans affection et l'ap-
parence de l'amour alliée au plus élégant égoïsme.
Gornélio n'est pas brave ; il abandonne sa fiancée quand
les Turcs font invasion dans le jardin et s'emparent
d'elle. Ricardo offre le peu qu'il possède pour la rache-
ter ; il la suit dans la captivité , à travers mille aven-
tures , dans lesquelles la constance et la pureté de son
amour font contraste avec la brutalité turque ; il la sauve
enfin, et, par un dernier trait de générosité, il la rend
à Gornélio, l'homme qu'elle a choisi. Léonisa, vaincue
par tant de désintéressement, repousse Ganymède et
préfère Achille.
Tout cela est un peu jeune. Le « déplorable » Ricardo
gémit toujours ; il pleure « avec une telle abondance qu'il
humecte le sol » , et Léonisa , quand elle ne s'évanouit
pas , verse des larmes a qui le disputent en valeur aux
perles de l'Orient ». Mais r Amant généreux est, si
l'on peut s'exprimer ainsi , la note tendre de l'héroïsme
castillan, tel que l'a conçu un jour Cervantes. La note
bruyante et sonore résonne au contraire dans le Brillant
VIE NOMADE. 227
Espagnol, comédie vive, pleine de mouvement et de
rodomontades , œuvre intermédiaire qui touche à l'his-
toire et au roman , fantaisie demi-enthousiaste , demi-
ironique. Les dialogues étranges des soldats, les pres-
sentiments des femmes , bizarres et profonds , les
madrigaux et les coups d'épée, les alertes, les combats ,
les assauts, toute une variété d'inventions et d'incidents
forme la trame légère et diaprée de ce petit drame de
Cervantes.
Le héros s'appelle Fernando de Saavedra. Est-ce
l'auteur lui-même? est-ce un de ses ancêtres? C'est du
moins un des défenseurs d'Oran , un soldat des comtes
d'Alcaudete , un tueur de Maures [matamoros) par
excellence, ce Les galants de Milianah, les Elches de
Tlemcen et les Levantes deBone ont éprouvé sa valeur.»
Yif comme la poudre , il a l'esprit libre, le cœur chaud
et l'âme aventureuse. Toutes les femmes sont éprises
de sa personne ou même de sa renommée. Arlaxa, vé-
ritable reine mauresque , lui dévoue toutes les rêveries
de son imagination : elle est heureuse et adulée , les
chefs du pays se disputent sa main et l'entourent de
compliments et d'hommages orientaux ; elle a pour fiancé
le vaillant Ali-Muzel et pour adorateur le chérifNacor,
le plus ennuyeux des chérifs , mais le plus soumis des
esclaves ; pourtant elle est triste , elle songe , et tandis
qu'elle distribue les présents autour d'elle , corbeilles
de pain blanc, vases de miel, fruits savoureux, son
cœur est tenté dun caprice tyrannicpie. Elle veut voir
Saavedra ; elle exige de ses amants qu'ils le lui amènent
prisonnier, sans blessure et sans rançon.
Ali-Muzel se résigne ; il arrive bientôt sous les murs
d'Oran ; il attache son cheval au tronc d'un palmier, et.
228 CHAPITRE VI.
(1 une voix hautaine, il adresse un défi aux soldats espa-
gnols.
— - Écoutez-moi, gens d'Oran, caballeros et soldats, vous qui
écrivez vos exploits avec notre sang dans la poussière, je suis
Ali-Muzel,un Maure de ceux qu'on appelle les galants de Milianah,
aussi vaillants que nobles. Ce n'est pas Mahomet qui me conduit
ici, et je ne viens pas éprouver dans le champ si la vérité ou
l'erreur est de son côté. C'est un autre dieu qui m'amène, un
dieu plus brillant, tour à tour superbe comme un lion furieux et
doux comme un agneau. Ce dieu qui me pousse obéit à une Mau-
resque qui est reine par la beauté et dont je suis esclave.
Ali-Muzel le dit lui-même , il n'est pas question ici
de Mahomet ni de l'islamisme. Nous nous égarons dans
les régions chevaleresques de l'Arioste. Fernando est un
Roland appelé en champ clos par les Sarrasins. Son gé-
néral lui défend d'accepter le défi. Placé entre l'hon-
neur qui lui ordonne d'accepter et la loi militaire qui
le retient à son poste, il n'hésite pas : il franchit la mu-
raille; mais, arrivé trop tard, il se jette en pays arabe ;
bientôt il est dans le douar, en face d'Arlaxa, qu'il in-
quiète et étonne, sans se nommer. Là se croisent les
aventures et les personnages les plus variés. A côté de
Fernando, d'Ali-Muzel, d'Arlaxa, apparaît une belle
jeune fille, déguisée en page, Margarita : c'est une
Espagnole qui cherche partout son fiancé, don Fernando,
au grand désespoir d'un vieux parent, Vozmediano,
qu'elle entraîne à sa suite. Toutes les têtes sont folles de
jeunesse, d'ambition et d'amour, et tout le monde l'avoue.
— Je vis d'extravagance, dit quelque part Fernando, et je
m'appelle Lozano (le Gai). Le monde est plein de nouveautés!
— J'ai une âme généreuse qui aime le péril et défie la mort,
dit Arlaxa.
— Je suis, dit Margarita, le papillon qui vole autour de la
VIE NOMADE. 229
flamme... Monsieur mon gouverneur, vous êtes plein de raison ,
mais j'ai jeté la cape au taureau et je ne puis plus la reprendre.
— Moi, dit un autre personnage, soldat mendiant et glouton ,
qui demande l'aumône pour les âmes du purgatoire, moi, je
mange pour six et je me bats pour sept. Je demande pour les
âmes que la guerre emporte et je partage l'aumône avec elles.
De la sorte, je soulage du même coup leurs maux et ma faim,
et je suis tour à tour au service de mon ventre ou de mon épée.
Ce dernier rôle, que j'oubliais, de Buytrago, le soldat
mal payé , famélique et vantard , est une figure observée
par Cervantes à Oran. « Je l'ai vu , » dit l'auteur, a cela
se passe ainsi. » Et il peint avec soin cet homme, qui
porte l'épée sans fourreau , pendue à une corde , qui
déclame comme Rodomont , mange comme Gargantua et
psalmodie comme un frère quêteur. On le voit, les traits
d'observation succèdent aux traits de fantaisie; le gra-
cioso grotesque et réel circule à travers le personnel
chevaleresque d'un drame arabe; les souvenirs de tous
genres se rencontrent dans l'esprit de l'auteur, qui met
en scène sa famille sous le nom de Saavedra , celle de sa
femme sous le nom de Yozmediano, et, avec les comtes
d'Alcaudete, toute la tradition militaire des exploits espa-
gnols autour d'Oran. Bigarrure perpétuelle, jeu d'ima-
gination , que les amis de l'auteur comprenaient mieux
que nous. C'est un exemple, pour le dire en passant, de
ces compositions libres qui déconcertent la gravité des
aristarques, qui n'appartiennent à aucun genre et qui
doivent être jugées comme elles ont été écrites, en toute
liberté. Et cela est vrai à dire de certaines œuvres, plus
bizarres encore, plus décidément contraires à ce que
nous attendons de Cervantes, où la littérature de cheva-
lerie se déploie avec tout son bagage d'enchanlemenls et
de déguisements.
230 CHAPITRE VI.
OEUVRES CHEVALERESQUES. — LA MAISON DE LA JALOUSIE. — LE
LABYRINTHE d' AMOUR. — PERSILES ET SIGISMONDE.
Fernando de Saavedra et Ali-Muzel étaient copiés sur
les Roland , les Renaud et les Ferragut des épopées du
moyen âge. Cervantes a fait mieux ou pis; Renaud lui-
même figure, avec ses amis et ses ennemis, dans une de
ses pièces, la Maison de la Jalousie^, où brille aussi la
coquette Angélique, et je reconnais la proche parente de
celle-ci dans la Rosamire d'une autre comédie, intitulée le
Labyrinthe â! Amour'^. Cervantes s'amuse, en écrivant le
Labyrinthe, essai bizarre de théâtre chevaleresque et
galant , à tailler pour la scène une petite nouvelle pleine
d'aventures, de déguisements, de défis d'armes et d'a-
mours, dont rhéroïne est la belle Rosamire, accusée
dans son honneur et vengée en champ clos. Tous les
personnages sont italiens. Leur ton est tragique, leurs
aventures sont lamentables ; mais le sang ne coule pas. Il
suffit que des malheurs imaginaires forcent tout le monde
à se travestir agréablement, la princesse en paysanne et
la jeune fille en chevalier. Le dénoûment rendra à cha-
cun son habit et son sexe, son nom et son mari. Yoilà
ce qu'on aime en 1S88, et ce que Cervantes compose un
beau matin pour le théâtre : le Labyrinthe d'Amour^
promène l'imagination du temps dans ses dédales favo-
ris. Il ne serait pas impossible que cette mauvaise pièce
ait paru exquise au public ; mais , chose singulière ! l'au-
teur ne se trompait pas sur le mérite des œuvres à la
1 . La Casa de los Zelos,
2. Laberinto de Amor.
VIE NOMADE. 231
mode. Je n'en veux de preuve que la composition
étrange de la Maison de la Jalousie.
Cette nouvelle pièce est une sorte de féerie , d'opéra à
machines , qui , pour nous faire traverser le monde che-
valeresque tout entier, se sert de mille changements à
vue et d'un personnel semblable à une armée. Je recon-
nais Boiardo à chaque pas ; Cervantes s'empare de Re-
naud, de Roland, de Bernard de Carpio, des magiciens
comme Merlin et Maugis , et jette tous les chevaliers à la
poursuite de l'errante Angélique. J'y retrouve, en même
temps, la pastorale à la mode : autour de la belle Cloris,
il rassemble Rustico , le balourd, Lauso, le pâtre élé-
giaque, et Corinto, le railleur. Paladins et bergers se
livrent, dans les palais de Charlemagne ou dans les forêts
d'Ardennes, aux querelles et aux désespoirs, aux aven-
tures et aux rivalités qui font de ce monde une Maison
de la Jalousie, ou, si l'on veut, une maison des fous.
L'intrigue est confuse, la géographie du drame inextri-
cable et le style des personnages plus alambiqué que
celui de Théophile Yiaud et de Gongora. En voici un
exemple. Le poignard célèbre dont on a dit : // en
rougit, le traître! joue ici déjà un rôle solennel.
Renaud, voyant Angélique morte , saisit sa dague et jure
de creuser à sa belle « un petit tombeau dans son cœur ».
Otra sepultura esquiva
Abrireis, daga, en my pecho!
Rien n'est plus fade et plus froid que le langage de
tout ce monde si aimé du seizième siècle , des dames
éplorées, des amazones, des enchanteurs, des cheva-
liers maures et français. Cervantes, pour mieux encom-
brer la scène, y appelle des personnages allégoriques,
232 CHAPITRE VI.
le Soupçon, la Curiosité, le Désespoir, qui a la corde au
cou et le poignard à la main. A entendre ces abstractions
bavardes, à voir cette recherche étourdie et ce faux
goût, on se croirait à mille lieues du bon sens viril qui
éclatera dans Don Quichotte. Eh bien, tandis qu'on s'é-
gare avec surprise sur les bords du fleuve du Tendre ,
le cri bouffon d'un perroquet se fait entendre. L'oiseau,
qui parle le bergamasque comme ferait un acteur nar-
quois de la Comedia deU arte , se moque de la pasto-
rale. Ij' Amour fait chorus avec le perroquet. L'Amour
est déguisé en riche bourgeois, vêtu de velours, muni
d'or et très-sceptique ; il assure que le cœur des belles
ne se paye pas de belles phrases. Cloris elle-même avoue
avec grâce qu'elle aime mieux une perle qu'un joli vers
et un collier qu'un sonnet. Le berger Gorinto fait rica-
ner sa guitare en l'honneur du désintéressement de Cloris.
Cette poésie fantasque est la première ébauche de la
comédie allégorique et railleuse de l'Amour et de l'In-
térêt, insérée plus tard dans Don Quichotte.
Lorsque Renaud, éploré et dameret, interroge les bois
et les montagnes , les paysans et les bergers sur le sort
d'Angélique, il arrive tout à coup que ce terrible homme
devient ridicule.
Renaud. — Berger, as-tu vu d'aventure, entre ces ombrages
épais, un miracle de beauté pour qui je souffre mille morts? As-tu
vu de beaux yeux qui paraissent deux étoiles, et des cheveux
qui ne sont pas des cheveux, mais de l'or? As-tu vu un front
qui semble être un spacieux rivage sur lequel se déroulent des
flots de perles orientales? As-tu vu une bouche qui exhale une
odeur parfumée et des lèvres qui humilient le fin corail? Dis,
as-tu vu un cou blanc, colonne qui supporte ce ciel, et une poi-
trine de neige où vient s'amortir le feu d'amour?
CoRiNTo. — A te dire la vérité, je n'ai pas vu, en ces mon-
VIE NOMADE. 233
tagnes, des choses si riches, si étranges et de si haut prix. Et
pourtant, si tout cela avait passé par ici, il serait facile à un cu-
rieux comme moi de le voir. Un rivage spacieux , deux étoiles ,
un trésor de cheveux en or, comment dissimuler cela? Et le par-
fum que tu dis m'aurait fait venir d'une lieue... Mais je n'ai
trouvé dans ce bois que trois pieds de porc et des pieds de
mouton.
Renaud. — Veillaque ! tu oses te moquer de Renaud !
En effet, on se moque de Renaud. Sans préambule,
sans transition, Cervantes manque de respect aux héros
qu'il vient de mettre en scène , et il donne à penser que
les héroïnes sont des folles. Marfise, qui défiait très-
vaillamment Charlemagne , a l'air d'une énergumène
très-peu catholique , quand elle s'écrie :
— Peu m'importe le Christ! et quant à Mahomet, qu'on ne
m'en parle pas! Mon dieu, c'est mon bras.
Tantôt Cervantes leur prête des paroles héroïques ,
tantôt des agudezas. Ici , il nous entraîne dans les pures
folies des inventions chevaleresques; là, il évoque le
génie de la France et le génie de l'Espagne qui invitent
ces deux nations à d'autres combats.
— Sors des forêts où ton caprice t'ëgare , dit Merlin lui-même
à Bernard de Carpio ; la France courageuse doit humilier son
noble front devant loi.
Que penser des dissonances et des métamorphoses
de Cervantes? Il semble qu'il s'abandonne au courant
chevaleresque, et tout à coup il le remonte. Au moment
où il obéit à la mode , il réclame son indépendance. C'est
une inconséquence qui l'amuse, un caprice qui le dédom-
mage. Mais, malgré tout, il faut constater ce mélange
contradictoire d'entraînement et de résistance. Il ne l'a
jamais expliqué; plus tard, seulement, il semble indi-
234 CHAPITRE VI.
qiier comment il s'est démenli lui-même. « Ces inven-
tions, dit-il, dans Don Quichotte^ sont des jeux d'es-
prit que Ton permet d'imprimer et de vendre, parce
qu'on suppose qu'il ne se trouvera personne d'assez igno-
rant et d'assez simple pour croire véritable aucune des
histoires qui s'y racontent. » Et lorsqu'il voit que ces
mensonges à la douzaine troublent les têtes , il jette du
contre-poison dans ses œuvres de chevalerie. « Si j'en
avais le temps, ajoute-t-il, et si j'avais un auditoire à
propos, je dirais sur les romans de chevalerie et sur ce
qui leur manque pour être bons des choses qui ne se-
raient peut-être pas sans profit, ni sans plaisir. »
Un jour Cervantes conçut une idée critique des plus
originales : il écrirait un roman de chevalerie très-sérieux.
Tous les personnages seraient de sa création; la scène
serait l'Europe moderne. On y verrait un homme aux
prises avec la destinée; surmontant de vrais périls au
moyen de vertus véritables, et une femme que les épreuves
trouvent forte et grande sans que jamais elle cesse d'être
simple. Cet ouvrage, écrit avec le soin le plus religieux,
et à loisir, serait ce le meilleur ou le pire des livres
espagnols.» C'est ce qu'il dit lui-même de son roman
intitulé les Travaux de Persiles et de Sigismonde ^
roman de chevalerie destiné à renouveler et à relever
un genre qui, à ses yeux, ne manque pas de dignité.
Ce projet ne réussit pas. Cervantes garda en porte-
feuille son roman réformateur. Il l'abandonna longtemps,
le reprit plus tard , écrivit la seconde partie pendant les
dernières années de sa vie , avec les mêmes idées , mais
sur un ton nouveau , et enfin laissa derrière lui en mou-
rant un manuscrit précieux , étrange , énigmatique , qui
devait étonner ses admirateurs.
VIE NOMADE. 23o
Persiles, publié en 1616, parut comme une œuvre
posthume, dont on n'avait pas la clef. Jusqu'ici la cri-
tique Ta jugé très-diversement : les uns y voient des
allusions continuelles à la politique contemporaine ; les
autres, découragés par l'ennui qui s'exhale des romans
de chevalerie, ont jugé le livre sommairement. Tous, je
crois, ont accepté la date donnée par l'imprimeur et
attribué au dix -septième siècle une œuvre qui paraît
être une tentative du seizième , fort originale et fort
significative.
Il y a deux parties dans Persiles, très-distinctes. La
seconde, toute philosophique, est, selon moi, l'œuvre
de sa vieillesse; la première, toute chevaleresque, dut
être écrite trente ans plus tôt. Cette première partie ne
révèle ni la grandeur du plan , ni même la pensée de
l'auteur. On y aperçoit d'abord un archipel d'îles per-
dues dans les mers hyperboréennes , comme l'île Bar-
bare et l'île de Neige, où se rencontrent des loups-
garous, des corsaires, des animaux fantastiques et des
hommes de l'autre monde. Trois personnes débarquent
sur l'île de Neige : une dame mystérieuse, et deux cava-
liers qui se la disputent les armes à la main. Les com-
battants meurent de leurs blessures et la dame d'émo-
tion. On les ensevelit tous les trois côte à côte, et l'on se
rembarque. De telles inventions font douter que Per-
siles soit de Cervantes. On abandonne alors ce ro-
man de terres polaires, dont la lecture est glaciale. Eh
bien, si l'on persiste, au contraire, si l'on cherche avec
plus de patience l'idée et l'intention de l'auteur, la sur-
prise pénible qu'on a éprouvée cesse peu à peu , on
saisit le plan; l'itinéraire des pèlerins Persiles et Si-
gismonde se dessine.
236 CHAPITRE VI. .
Jetés à travers le monde, ils sont éprouvés tour à tour
par la barbarie et la civilisation. Ils partent de Tex-
trême Nord pour venir, d'aventure en aventure, jus-
qu'en Espagne, jusqu'à Rome, la métropole du monde
moderne. Chemin faisant, ils apprennent à connaître
l'Europe, et, dans des rencontres successives, ils écou-
tent Antonio , le rude soldat espagnol; Rutilio, le maître
de danse italien, très-délié; Sosa, le Portugais, pour qui
l'amour est une passion furieuse. L'Irlande, qui garde
la science hibernienne, l'Angleterre, le Danemark, la
France, tous les pays septentrionaux leur offrent des
aspects nouveaux. Ils descendent ensuite au midi , dans
les cités espagnoles et italiennes. Dans cette longue
course, les pays du Nord, tout à l'heure si étrangers,
reprennent une physionomie intéressante. Cervantes ,
qui les ignore, se plaît à y voir je ne sais quoi de pur et
de sauvage. Il y recherche la fraîcheur d'impressions des
terres vierges , il y peint la jeunesse de la nature et celle
de l'âme : car il donne à ses héros la gravité, la vigueur
et toutes les qualités saines et primitives que l'imagina-
tion des poètes suppose aux peuples lointains. Au pla-
tonisme galant des livres de chevalerie, Cervantes a
substitué le platonisme sans le savoir d'un prince bar-
bare qui a fait vœu d'amour chaste et fidèle. Persiles
est un Ulysse chrétien, un Amadis philosophe, dont les
aventures [trabajos) sont des épreuves morales. Ce
prince, venu de si loin, nous surprend d'abord; on sou-
rit de sa naïveté, trop cimmérienne. Mais ne lisez pas
Persiles dans une traduction. Le texte espagnol a une
grandeur qui tient et à la langue et au style. Cervantes
voulut écrire' son roman avec une pureté soutenue , page
par page, s'arrétant aux épisodes comme à des oasis,
VIE NOMADE. 237
s'abandonnant à des joies descriptives et laissant les an-
nées venir sans publier jamais cette œuvre bien-aimée.
Je l'ai dit, il échoua dans son entreprise. Persiles ne
fut ni le meilleur, ni le pire des livres ; mais ce fut Tessai
d'une conception qui, plus tard, tenta bien des écri-
vains, et, plus heureuse alors, fit le tour du monde. En
effet, ce héros sauvage que Cervantes a rêvé, qu'il a
placé dans un lointain poétique, en opposition avec la
vie sociale de son temps , cet homme ingénu et chaste ,
qui vit dans la liberté de la nature, par delà les mers,
il est apparu un jour sur l'Océan à Bernardin de Saint-
Pierre, écrivant Paul et Virginie. Fénelon en a fait
un néophyte voguant à travers l'antiquité, dans son
Télémaque. Jean-Jacques Rousseau a prétendu élever
de ses propres mains cet Emile au cœur honnête.
Daniel de Foe l'a mis aux prises avec la nécessité dans
l'île de Robinson. Et nous-mêmes , en des jours de
doute , de colère et d'agitation morale , nous avons vu
nos poètes emmener au loin ce même héros de roman , à
qui ils donnaient , sinon le calme , du moins la diversion
d'un voyage à travers les montagnes et les mers. Cha-
teaubriand l'a porté dans les savanes, lord Byron lui a
fait parcourir le Nord et le Midi , Alfred de Musset l'a
enlevé jusqu'aux sommets alpestres du Tyrol. Aucun
d'eux n'a songé au Persiles de Cervantes; mais l'œuvre
de l'auteur espagnol était une singulière anticipation sur
l'avenir, et, si je ne me trompe pas sur la date de cette
conception, il faut encore la rapprocher des pages de
Shakspeare et de Montaigne sur la vie sauvage.
238 CHAPITRE V..
CONTES D AMOUR ITALIENS.
J'ai essayé d'éclaircir la période obscure de la vie de
Cervantes qui s'écoule en Andalousie et la partie cheva-
leresque de son œuvre littéraire. Si j'ai pu jeter quelque
jour sur cette époque, il résulte de ce qui a été dit
que Cervantes ne réalisa pas et ne put réaliser les espé-
rances politiques dont le Trato de Argel^ovXo, la trace,
ni les projets d'art dont la Galatée est l'expression.
Depuis le moment où l'avènement de Lope de Vega
l'exile de Madrid , il ne publie rien , à moins qu'on ne
tienne compte d'une' ode insignifiante envoyée à un con-
cours, pour la canonisation de saint Hyacinthe. Mais il
écrit beaucoup. Au milieu de ses peines d'esprit, son
génie est en travail. Sa pensée, pleine d'alternative, cor-
respond à sa vie nomade. Il cherche sa voie au hasard,
sans méthode et sans calcul , selon l'occasion , pendant
les intervalles d'une vie d'affaires très-agitée qui le dé-
tourne de son but et qui le trouble. En dépit de tout, il
lit, il étudie, il compose, et s'il n'a jamais l'heureuse
liberté d'esprit qui permet au talent de se poser et de
mûrir sous l'action d'une pensée continue, comme mûrit
la grappe sous le soleil , du moins il s'occupe du style et
de la langue ; il conçoit des plans et il entrevoit des des-
sins nouveaux. Au retour de ses excursions, il rapporte
à Séville son butin, qu'il destine soit au peintre Pa-
checo, soit au directeur du théâtre Osorio.
Car Cervantes n'a pas renoncé au théâtre. J'en ren-
contre la preuve dans un document assez curieux pour
VIE NOMADE. 239
que je doive le rappeler ^ C'est un contrat, daté de 1592,
qui commence ainsi :
Sache quiconque verra ceci , que moi , Michel de Cervantes
Saavedra, habitant de Madrid, résidant à Séville, je reconnais
avoir passé le contrat suivant avec vous , Rodrigo Osorio , autor
de comédie, habitant de Tolède, présentement à Séville. — Je
m'oblige à composer prochainement et à vous livrer, aussitôt que
je le pourrai, six comédies, sous les titres et sur les sujets que je
voudrai, pour que vous les fassiez représenter. Je vous les remet-
trai écrites avec tout le soin convenable, une à une, à mesure que
je les composerai. Dans les vingt jours qui suivront la remise de
chaque comédie, vous serez tenu de la donner au public. Si l'on
reconnaît que c'est une des meilleures comédies représentées en
Espagne, vous devrez me payer cinquante ducats, soit le jour
de la représentation , soit dans la semaine.
Osorio stipule que les comédies de Cervantes seront
écrites avec soin ; précaution utile et qui s'explique quand
on lit le théâtre si négligé de Cervantes. Évidemment ,
il n'écrit pas pour la scène avec le même scrupule que
pour la lecture. Au spectateur, au public rassemblé, à la
foule vulgaire et impatiente , à ceux qui aiment le bruit
et le mouvement , il offre des improvisations rapides qu'il
abandonne à leur sort. Au contraire, quand il entre dans
l'atelier de Pacheco, le maître de Yelasquez , quand il va
causer chez le peintre Jauregui , quand il veut soumettre
quelque ouvrage au divin Herrera , son esprit s'éveille
et se surveille. C'est alors un conte délicat, une épi-
gramme exquise, une œuvre fine et choisie qu'il apporte.
De là cette différence extraordinaire qui se remarque
entre son théâtre et ses nouvelles.
Dans les nouvelles, le détail du style et l'harmonie de
la composition sont toujours en progrès. Lorsqu'il les
1 . Voir Niievos Dociimeutos , par don José-Maria Âsensio.
240 CHAPITRE VI.
publiera plus tard, il dira ou laissera dire dans le pri-
vilège qu'il a voulu, en les écrivant, montrer « la hau-
teur et la fécondité de la langue castillane. » D'ailleurs,
c'était le moment où l'on accueillait en Espagne ce genre
élégant et souple qui se prête à tout. En 1590, on pu-
bliait à Tolède les nouvelles de Ginthio, et le traducteur
disait : « Jusqu'ici on a peu connu en Espagne ce genre de
livres ; on n'a pas commencé à traduire les contes d'Italie
et de France. » Depuis deux siècles, l'influence des
poètes français et italiens s'était exercée sur la Pénin-
sule; mais les conteurs en prose vinrefit les derniers.
Encore se borna-t-on à les traduire. Cervantes voulut
qu'on les imitât. Toujours ambitieux pour son pays, il
lui semblait qu'on devait rivaliser avec les étrangers,
disputer à la France l'originalité piquante des sujets,
emprunter à l'Italie la grâce libre de son art, et allier à
ces qualités venues d'ailleurs l'esprit d'héroïsme de la
vieille Espagne. Ainsi composa-t-il ses nouvelles. Tout
d'abord , il étudia le style et le ton du genre , et par con-
séquent l'Italie plutôt que la France. Il parla comme
Dubellay appelant les Gaulois au siège de Rome. Écri-
vons, disait-il à Mosquera de Figueroa, comme les Tos-
cans et les Grecs ,
A par del griego y escritor toscano.
Nourri de l'Arioste, de Boiardo, de Tansilo, plein des
souvenirs de ses campagnes, Cervantes, qui parlait tou-
jours de Naples comme de « la plus délicieuse ville de
l'univers, » qui avait même la coquetterie d'adresser la
parole à ses vieux camarades en pur toscan , propageait
avec enthousiasme l'influence de ses maîtres, et pour
VIE NOMADE, 244
élargir la langue espagnole, il versait à pleines mains
clans ses écrits les italianismes.
Le concert de la courtoisie espagnole et de l'élégance
italienne, rapprochées sans contraste, est le fond et
comme le sujet de la nouvelle intitulée Cornélia. Cer-
vantes nous jette, par une nuit d'été, dans une rue de
Bologne , bordée de galeries de marbre. Bientôt on
entend dans l'ombre un cliquetis d'épées; des hommes
se battent sans dire mot , le pavé étincelle , les épées se
croisent; une aventure imprévue se dénoue. L'un des
combattants perd dans la lutte son chapeau, qui est orné
d'une tresse de diamants resplendissante. On sait dès
lors qu'il s'agit d'un prince italien, que sans doute pour-
suivent ses ennemis, ses rivaux, ou les frères offensés
de quelque jeune fille séduite. En effet, des femmes pas-
sent et fuient; un enfant est emporté dans ses langes. Au
milieu de ce désordre surviennent deux jeunes gentils-
hommes, don Juan de Gamboa et don Pedro de Isunza.
Ils appartiennent à l'université espagnole , fondée par le
cardinal Albornoz, à Bologne. Ils sont pieux, spirituels,
galants, pleins de libéralité et de politesse, « très-éloi-
gnés, ajoute Cervantes, de l'arrogance qu'on reproche à
leur nation. » Leur arrivée sauve le prince Alphonse
d'Esté, duc de Ferrare, qui se battait seul contre plu-
sieurs , et leur protection pleine de réserve rassure la
femme dont ils ont surpris les secrets d'amour, Cornélia
BentiboUi. Cervantes, en leur donnant ce rôle chevale-
resque et simple , s'amuse à les engager dans un imbro-
glio italien , qui se complique de l'histoire vulgaire d'un
page en bonne fortune et se prolonge par un assemblage
de procédés, d'artifices, de moyens d'intérêt qui man-
quent leur but. Ce qu'il faut détacher de cette nouvelle,
16
242 CHAPITRE VI.
c'est un type de gouvernante , traité avec beaucoup d'es-
prit, la silhouette du prêtre italien, « riche et amateur
des arts », et surtout la figure de cette Gornélia Benti-
bolli (une Bentivoglio, dont la prononciation castillane
altère le nom); la beauté de son visage, la naïveté de
son aventure, l'admiration qu'elle inspire, s'harmonisent
bien avec la splendeur du ciel méridional et l'esprit
d'amour qui fait la vie italienne; elle semble être le
symbole de ce sens du beau qui guide et entraîne alors
Cervantes.
Le même souffle l'anime , quand il écrit l'histoire
des Deux Jeunes Filles^ ce nouvelles Bradamantes, nou-
velles Marfises » , qui , abandonnées par un même amant,
se mettent en campagne pour retrouver a leur perfide
Énée, leur Bireno trompeur ». L'élégance et la beauté
de ces deux amazones qui chevauchent à travers l'Es-
pagne, leur étrange aventure, lorsque toutes deux, aper-
cevant Marco Antonio, l'infidèle, aux prises avec ses
ennemis, viennent se battre à ses côtés, tout cela est
italien , sauf quelques traits de gongorisme venus direc-
tement de Madrid.
Léocadie, cette figure de femme que Florian emprunta
à une autre nouvelle de Cervantes , intitulée la Force du
sang, Léocadie est encore éclairée de la même lumière ; on
y reconnaît le type magnifiquement beau, mais trop géné-
ral et trop semblable à lui-même , de l'héroïne des nou-
velles italiennes. Rodolfo, qui enlève Léocadie, est, lui
aussi , un de ces amants du beau que l'on connaît déjà ;
Cervantes ne manque pas de le faire voyager en Italie.
C'est de là qu'il écrit à sa mère, quand elle lui propose
de le marier : « Donnez-moi une femme qui me plaise ,
si vous voulez que sans gauchir nous portions ensemble
VIE NOMADE. 243
le joug où le ciel nous aura attachés... Il en est qui re-
cherchent l'esprit, d'autres l'argent, d'autres la heauté.
Moi, je veux la beauté. » Il refuse d'épouser celle qu'il
n'a pas vue. Mais au retour, quand il aperçoit Léocadie
qui descend les degrés de la maison paternelle, éblouis-
sante de jeunesse, couverte de velours, la chevelure
émaillée de diamants, sa taille élégante se détachant sur
un fond lumineux, il est fasciné par cette apparition.
Cervantes a placé à Tolède cette histoire qu'il dit véri-
table ; il avait choisi Barcelone et la Catalogne pour théâtre
des exploits des Deux Jeunes Filles^ ainsi prend-il en
Espagne le cadre, les personnages secondaires et les
ressorts moraux de l'action ; mais, malgré ces précau-
tions, je sens toujours qu'il copie un genre, qu'il ne
s'abandonne pas à son originalité propre et qu'enfin
l'art étranger qu'il imite domine chez lui l'observation
personnelle.
LE MARIAGE. — NOUVELLES ET INTERMEDES.
Le jour où Cervantes laissa l'observation se développer
dans son œuvre, il fut profondément original, même à
travers ses emprunts. Alors il joignit à l'étude des fi-
gures celle des sentiments et des idées, des erreurs hu-
maines et des passions, celle en un mot de la nature
vraie et vivante. Pour surprendre ce progrès de son es-
prit il suffit de lire l'admirable nouvelle du Curieux in-
discret. L'homme tel que le représente Pascal, l'être
qui s'agite sur la terre et se fuit lui-même, l'esprit cu-
rieux , inconsistant , que ne satisfait aucune condition
de la vie, l'âme errante qui se trouve inquiète dans le
2'f4 CHAPITRE VI.
repos et misérable dans le bonheur , tout cela est per-
sonnifié dans Anselme, qui demande au monde plus
que le monde ne peut donner. Anselme a une femme
vertueuse ; il est comblé de tous les biens de la for-
tune; il a un ami sans pareil. Il se prend à vouloir que
sa femme soit plus que vertueuse et à éprouver lui-
môme la solidité de l'amour, de l'amitié, de la vie.
L'enfant brise son jouet pour le mieux connaître. Un
jour il dit à son ami Lotbaire : (( Depuis longtemps un
désir me presse et me tourmente, si étrange, si bizarre,
si hors de l'usage commun, que je m'étonne de moi-
même, que je m'accuse et me gronde, que je voudrais
le taire et le cacher à mes propres pensées... je fuis le
bien, je cours après le mal; regarde-moi comme atteint
de ces maladies qu'éprouvent les femmes dans leur
grossesse, lorsqu'elles prennent fantaisie de manger de
la terre... Je veux que tu éprouves l'or de la vertu de
Camille; alors je tiendrai mon bonheur comme sans
égal, je pourrai dire que le vide de mes désirs est com-
blé et que j'ai reçu en partage la femme forte, celle dont
le sage a dit : qui la trouvera? »
Lotbaire refuse de tenter la femme de son ami. An-
selme le conjure et le presse de céder. Lotbaire obéit ,
mais en apparence, il ne parle pas à Camille ; Anselme le
surveille et le surprend. Lotbaire se dérobe encore; il
assure que la jeune femme l'a repoussé; Anselme le con-
sole, lui donne de l'argent et des bijoux pour séduire
Camille et l'installe dans sa demeure. En vain Lotbaire
lui dit-il : « La femme vertueuse est comme un miroir de
cristal, clair et brillant, mais qui se tache et s'obscurcit
au moindre souffle qui l'atteint. Il faut en user avec elle
comme avec les reliques, l'adorer sans la toucher ; il faut
VIE NOMADE. 245
la garder comme un beau jardin rempli de roses et de
toutes sortes de fleurs. Dis-moi, Anselme , si le ciel
t'avait fait maître et possesseur légitime d'un diamant
le plus fin , aussi parfait que permet de l'être la nature
de cette pierre précieuse ; si tu en avais toi-même une
opinion semblable, si tu ne savais rien qui pût te l'ôler ,
dis-moi, serait-il raisonnable qu'il te prît fantaisie dap-
porter ce diamant, de le mettre entre une enclume et
un marteau, et d'éprouver à tour de bras s'il est aussi
dur et aussi fin qu'on le dit? » Anselme n'écoute rien;
il forge lui-même son déshonneur. La pauvre femme,
dont l'esprit se trouble enfin et que Lothaire finit par
aimer, ne résiste pas quand on lui parle avec adoration
de sa beauté , et alors en quelques jours elle apprend à
mentir, elle est à la merci de sa suivante , la honte et
la fausseté prennent place au foyer, tranquille naguère,
des deux époux , le malheur et la ruine arrivent à la
suite. Lothaire assiste « à la tragédie de son honneur, »
et, comme il l'a voulu, à la comédie des choses hu-
maines. Un matin, il se trouve seul dans la maison dé-
serte. c( Imprudent! dit Cervantes, tu as la mine d'or,
tu veux creuser la terre plus loin encore pour trouver
•les nouveaux filons d'un trésor inconnu et tu fais tout
écrouler. »
Ainsi se développe en se fortifiant le génie de Cer-
vantes. Dans cette œuvre savante se montre enfin la
réalité morale qu'il devait étudier avec tant 'de profon-
deur. Sans doute le Curieux indiscret est encore à demi
une nouvelle italienne ; Cervantes y rappelle à chaque
instant ses modèles, il cite l'Arioste qui l'inspire et
Luigi Tansilo dont il lit lespoëmes; sans doute aussi,
quand il mêle à ces allusions des passages de l'Écriture,
2t0 CHAPITRE VI.
des mois de Plularquc cl des acrostiches du poêle espa-
gnol Barahona, il compromet la partie forte et bien
pensée du récit. Il avoue môme des hésitations étranges,
quand il vante le style de sa nouvelle et en excuse l'in-
vraisemblance. Mais, en dépit de lui-même, il faut re-
connaître ici la marque de son génie, l'observation su-
périeure et neuve, la sagacité instinctive, l'attention
pénétrante portée dans les études morales.
Cette question du mariage qu'il a déjà touchée plu-
sieurs fois, le préoccupe. Il y revient avec persistance,
comme un homme qui chercherait à résoudre une énigme ;
si bien qu'il est piquant de le suivre dans ses études de
mœurs, où les variétés du mariage se déroulent devant
lui sans qu'il ose choisir. Quel problème en effet ! Les
jeunes gens, comme le Basile de Don Quichotte^ qui
n'entendent qu'à leur plaisir, ont-ils raison contre les
parents de Quiterie, qui n'entendent qu'à l'intérêt? Qui
agit le mieux du Curieux indiscret, dont l'amour im-
prudent ouvre la porte au malheur, ou du Vieillard
jaloux, dont l'amour cerbère, fermant la porte à la li-
berté, la ferme aussi à l'amour? Tous deux succombent
à leur propre folie. Descendons avec Cervantes plus bas
encore. Deux de ses intermèdes : la Cave de Sala-
manque et le Rufîan veuf nous montrent, dans la de-
meure pacifique et bourgeoise de Pancracio et dans le
taudis orageux du bravo Trampagos, deux ménages
également bouffons. Ainsi de degré en degré, de chute
en chute, toujours des périls nouveaux. Est-ce à dire
qu'il se raille du mariage? Non, il se raille de l'homme,
et il contemple la femme comme un mystère. On se
souvient peut-être d'un apologue, fugitif et inexpliqué,
qu'il a placé au hasard dans un chapitre de Don Qui-
VIE NOMADE. ' 247
chotte. Un clievrier attache une jeune et jolie chèvre à
ses côtés : ce Tu es femme, lui dit-il, reste là, si tu
peux! » Ainsi parle le devoir au caprice. Cervantes se
demande comment on mettra d'accord la loi sociale et la
loi de nature. Le vieux Garrizalès, tout à Theure, en
mourant, nous dira que Dieu seul en a le secret. Mais
le monde pense d'une façon plus légère, étant de l'avis
de Sancho, qui s'intéresse moins au bonheur du mariage
de Basile qu'à la magnificence des noces de Gamache.
Sancho et le monde ont l'appétit cruel. Là dessus, Don
Quichotte, qui est d'une autre complexion, essaie de re-
dresser son écuyer. Il conseille la prudence en de telles
matières. Que ses conseils aimables sont timorés ! Il veut
qu'on se défie de l'amour et qu'on ne laisse pas les jeunes
gens se marier à leur fantaisie. Yoici quelques-unes de
ses maximes :
— Les jeunes filles, si on les laissait libres de choisir, pren-
draient le valet de leur père ou le premier spadassin débauché
qui passerait dans la rue, fier et pimpant.— Le mortel ennemi de
l'amour, c'est la pauvreté. Pour le pauvre honorable (si tant est
qu'un pauvre puisse être honoré), une femme belle est un bijou
qui lui sera enlevé avec l'honneur. La beauté, en général, est un
appât sur lequel s'abattent les aigles royaux et les oiseaux de la
haute volée ; mais la beauté pauvre est attaquée par les milans
et les plus vils oiseaux de proie. — Un ancien sage disait
qu'il n'y a dans l'univers qu'une seule femme bonne, et que
chaque mari doit croire que c'est la sienne. — Pour moi, je con-
seillerais à qui veut se marier de tenir compte de la considéra-
tion plus que de la fortune. Une femme vertueuse ne l'est pas ,
si elle ne le paraît. — Enfin , le mariage est indissoluble ; il ne
s'agit pas d'une marchandise que l'on puisse rendre, changer
ou céder, mais d'un lien qui , une fois jeté autour du cou , se
change en nœud gordien et ne se détache jamais que tranché par
la faux de la mort.
Cervantes n'a pas essayé de dénouer ce nœud gor-
248 CHAPITRE VI.
dicn. Il a Iracé des lahleaux divers, lanlôL sérieux, (an-
tôl comiques, pleins d'enseignements indirects; s'il a
dit quelque part sa conclusion, c'est quand il se moque
agréablement des époux innombrables qui veulent rompre
leur chaîne, dans l'intermède intitulé : le Juge des Di-
vorces.
Cervantes institue un magistrat pour écouter les griefs
réciproques des gens mariés. Le juge des divorces entre
en scène, suivi d'un greffier et d'un procureur. A peine
est-il sur son siège qu'une femme accourt : « Divorce !
divorce! » s'écrie-t-elle. Mariana est la plus malheureuse
des créatures ; elle a épousé un squelette, une anato-
mie ; elle a marié son printemps à l'hiver. Sa beauté
s'est flétrie auprès d'un malade qui la transforme en
sœur d'hôpital. Bref, qu'on fasse une loi par laquelle
les mariages seront cassés tous les trois ans. Libre à qui
le voudra de renouveler le sien comme un bail. Le mari
répond que son mariage date de vingt-deux ans, que ce
sont autant d'années de martyre, que Mariana le soigne
à rebours, qu'elle le bat, qu'elle l'assourdit, qu'elle le
rend fou. « J'étais frais comme un enfant quand j'allai
ramer sur la galère du mariage. » Le juge déclare
que les époux ont mangé leur pain blanc le premier : si
Mariana l'exige, on la séparera en la mettant au cou-
vent. A ces mots, Mariana pousse des cris affreux et
s'enfuit.
Arrive un soldat leste et pimpant, qui se campe avec
joie devant le tribunal et reçoit les injures de sa femme,
comme un soldat doit recevoir l'averse, tranquillement :
— Cet homme est une poutre, s'écrie doîia Guiomar. Il ne fait
rien et ne distingue pas sa main droite de sa main gauche. Le
matin, il va à laf messe; de là, il va médire à la porte de Guada-
VIE NOMADE. 249
lajara. L'après-midi, il est dans les maisons de jeu, et le soir, il
compose des sonnets. Ah ! je suis une femme victime et ver-
tueuse!
Le mari, enchanté de l'entendre, soutient qu'elle a
raison.
— Je demande la séparation, dit-il. J'avoue que je suis inu-
tile, car on ne fait rien d'un soldat marié. Je reconnais quedona
Guiomar est femme d'honneur, et à "tel point que sa vertu très-
développée suffit à couvrir une mauvaise nature, des jalousies
sans motifs, des cris sans raison, des dépenses sans fortune et un
grand mépris pour son mari pauvre. Oui, madame, si la vertu
que vous gardez par considération pour votre naissance, pour
vous-même et pour votre religion, est une vertu paresseuse, que-
relleuse, grondeuse, si... mais non, seigneur juge! dona Guio-
mar est sans défaut, je suis une poutre, et, par mesure de bon
gouvernement. Votre Grâce doit nous condamner.
Entrent un médecin et sa femme, Aldonza de Minjaca.
Le médecin offre quatre raisons valables pour divorcer ;
la femme en présente quatre cents, dont la principale est
que son mari s'est donné comme médecin, tandis qu'il
fait simplement des ligatures : or un chirurgien n'est
que la moitié d'un médecin. Le juge, effrayé des quatre
cents raisons qu'on lui promet, déclare que la cause est
entendue et fait entrer un nouveau couple.
— Seigneur juge , je suis portefaix , je ne le nie pas , mais
vieux chrétien et homme de bien, puisqu'il le faut. Pour sûr, à
l'heure qu'il est, je serais syndic de la Confrérie de la Balle,
n'était que certaines fois je prends un peu de vin, ou c'est le vin
qui me prend; mais suffit... Là-dessus, il y a beaucoup à dire.
Le seigneur juge saura seulement qu'un jour Bacchus m'avait
ébloui, et je promis d'épouser cette créature. Je l'établis au mar-
ché... Eh bien! elle est si revêche que personne ne vient à sa bou-
tique sans batailler avec elle sur le faux poids; elle injurie cha-
cun jusqu'à la quatrième génération. Il faut pour la défendre que
2o0 CHAPITRE VI.
je lionne mon épée plus luisante qu'un trombone. Et nous no
gagnons point de quoi payer les amendes. Sôparez-nous, seigneur
juge, et je veillerai avec soin au charbon qu'on vous portera.
Ainsi, dans chaque condition, on se plaint du joug du
mariage. Le juge laisse dire et ne sépare personne. Bien
lui en prend, car voici deux époux, brouillés l'année
précédente, qui viennent le remercier de ne pas les avoir
désunis ; une troupe de chanteurs les accompagne, qui
répète, comme un chœur joyeux, la leçon finale de Cer-
vantes : c( Le plus mauvais accord vaut mieux que le
meilleur divorce. »
La Cave de Salamanque^ je l'ai dit, est une peinture
du mariage bourgeois , comme Trampagos est un ta-
bleau bizarre, repoussant, hardi, de l'intérieur d'un
spadassin. Qui pourrait analyser, sans les altérer et les
détruire, ces frêles et vives compositions, où le détail,
le ton, le jeu de scène, donnent le sens de l'œuvre et font
le charme des caractères? Pancracio, honnête homme,
qui veut, comme les étudiants, voir la Cave où s'amu-
sent les ribauds de Salamanque, éveille la curiosité de sa
femme et subit la mésaventure conjugale qui en est le
résultat avec la joie aveugle d'un personnage d'Alfred
de Musset. Trampagos, un des héros de carrefour qui
habitent les quartiers interlopes, essaie d'avoir un mé-
nage, et, moitié pleurant, moitié riant, il raconte les
fantastiques laideurs de la femme qu'il a perdue hier et
qu'il remplace aujourd'hui. Ces caprices de la plume de
Cervantes, dignes de tenter le crayon de Goya, sont des
éclairs de vérité, ou, si l'on veut, des étincelles. Youloir
les saisir au passage et les arrêter serait inutile , serait
triste, et peut-être même irait contre la pensée de l'au-
teur ; car il se dérobe volontiers, quand il emploie cette
VIE NOMADE. 2ol
forme souple el fuyante de rintermède. Il traite alors ses
personnages comme des ombres chinoises qu'on ne peut
mettre dans la lumière du jour sans qu'elles s'éva-
nouissent.
A cet égard, veut-on surprendre ses habitudes de
composition. Il existe de lui deux œuvres sur le même
sujet, un intermède et une nouvelle. C'est un seul et
même personnage que le Vieillard jaloux^ qu'il appelle
Ganizarès, et que le Jaloux Estramadurien ^ qu'il
nomme Garrizalès ; c'est l'homme que nous connaissons
sous le nom de Bartolo, depuis que Beaumarchais et
Rossini lui ont donné une double immortalité. Mais
quelle différence entre le vieillard de Tintermède et ce-
lui de la nouvelle ! Le Ganizarès de l'intermède est un
masque de la comédie italienne, dont l'âge, le costume,
les infirmités rappellent tous les Ghremyle de l'antiquité
et tous nos Ghrysale. On y reconnaît un symbole popu-
laire, qui est l'incarnation d'une raillerie traditionnelle.
Là, rien d'original; mais quand Gervantes le reprend à
loisir et le place au cœur d'une de ses ISouvelles^ alors
ce vieillard imbécile, victime de sa femme, dupe de sa
nièce, souffre- douleur de sa voisine, se transforme peu
à peu. Ge n'est plus un masque de comédie, c'est un
homme, ni un type général, mais un caractère. Il est
martyr de lui-même, victime de sa propre jalousie et dupe
de l'illusion qu'il s'est faite sur son âge. Il y a ici bas des
ridicules tragiques et des erreurs mortelles. Gette jalou-
sie, qui, tout à l'heure et en passant, n'était pour nous
qu'un travers bouffon, à la regarder de près c'est une
épouvantable douleur. Gervantes, qui s'est amusé d'a-
bord des infirmités séniles de Ganizarès, s'arrête et ob-
serve dans Garrizalès, dans la passion qui l'entraîne,
252 CHAPITRE VI.
dans la juslice qui le châtie, réiernelle infirmité de l'es-
prit humain.
Philippe de Garrizalès a usé et abusé de la vie. Riche
et prodigue, beau cavalier et galant par excellence, il a
mangé sa fortune dans les plaisirs. Il s'est ruiné, il est
parti pour les Indes, il y a gagné ISO, 000 piastres et il
revient chargé d'années, de richesses et de bonnes in-
tentions, car il est résolu à vivre en sage. Mais que
faire de ses lingots et de ses soixante-quinze ans?... Il
se marie, il se croit en droit d'épouser une enfant qui
serait sa petite-fiUe, de l'attacher à sa vie et de l'enfer-
mer. Il est jaloux; il place Léonor dans une maison à
part, dont les fenêtres sont fermées, les terrasses entou-
rées de murs, la porte gardée par un nègre et tous les
abords défendus. Les appartements mêmes sont tendus
de tapisseries qui ne représentent que des femmes, des
fleurs ou des bocages ; une duègne suit partout la nou-
velle mariée, et Garrizalès se fait nuit et jour « l'argus
de ce qu'il aime. »
La pauvre jeune fdle qui a donné, sans le savoir, son
âme et sa vie pour vingt mille ducats, croit adorer son
mari. D'ailleurs les riches parures qui ont remplacé son
pourpoint de taffetas et son jupon de serge, les distrac-
tions enfantines qui laissent son esprit dormir, son igno-
rance enfin, la préservent quelque temps ; mais il y a des
duègnes en Espagne et des séducteurs à Séville. Cer-
vantes raconte (avec des malédictions contre les femmes
mauvaises conseillères) le siège de la maison fermée et
la capitulation de la place. L'Agnès est entraînée, sans le
comprendre, dans l'abîme d'où elle sort innocente encore
et pourtant compromise à jamais. Un jour Garrizalès se ré-
veille seul ; il trouve sa maison bouleversée par la pré-
VIE NOMADE. 253
sence d'un jeune homme. Cette conclusion prévue semble
la même que celle du Curieux indiscret. Cervantes pour-
tant continue son récit; il n'a pas tout dit; une scène
manque à l'aventure.
Carrizalès doit venger son déshonneur. Il saisit son
épée, mais la rejette bientôt. Il fait appeler les parents
de sa femme et attend seul, désespéré, sur son lit soli-
taire l'arrivée du jour, du monde et de Léonor. Celle-ci
vient la première et, quand elle voit pleurer le vieil-
lard, elle pleure avec lui, elle l'enlace de ses bras, igno-
rant que son imprudence est découverte. Carrizalès ne
lui révèle rien. Il la regarde d'un œil hébété, recevant
chaque parole et chaque caresse comme autant de coups
de lance. Il sourit du rire d'une personne en démence.
— « Ecoutez, dit-il enfin à la famille assemblée , la
crainte du mal dont je vais mourir m'a fait garder ce bi-
jou avec toute la prudence imaginable. J'ai donné tout à
votre fille ; je l'ai fait servir par des esclaves. C'étaient
des œuvres qui méritaient que je gardasse le bien qui
m'avait tant coûté. Mais nulle diligence humaine ne
peut détourner le châtiment que la volonté divine in-
flige à ceux qui ne mettent point en elle leurs désirs et
leurs espérances. Je dis donc, mes parents et seigneurs,
que cette femme mise au monde pour ma perte, m'a
trahi à l'aide d'une duègne... Ma vengeance sera unique,
et c'est de moi-même que je la tirerai comme de celui
qui est le coupable. J'aurais dû considérer combien
étaient mal assortis les quinze ans de cette enfant et
mes soixante-quinze ans. C'est moi qui ai fabriqué mon
tombeau, comme le ver à soie, et ce n'est pas toi que
j'accuse, ô fille qu'on entraîna! »
Carrizalès, avant de mourir, écrit un testament en
2o4 CHAPITRE VI.
vertu duquel Léonor, héritière de ses biens, devra épou-
ser le jeune Loaisa, qui a causé la mort d'un vieillard
« dont les cheveux blancs ne l'avaient jamais offensé n) .
Mais la pauvre femme, navrée, ayant horreur d'elle-même,
de Loaisa et du mariage, s'ensevelit dans un couvent.
Dans cette dernière page l'idée de la sanction morale
est marquée par Cervantes d'une manière si transpa-
rente qu'il serait superflu de la faire ressortir. Mais
que l'on suive un moment cette pensée et toutes les con-
sidérations qui en naissent, on verra dans quelle route
de vérité Cervantes engage ses lecteurs. Évidemment cet
observateur devient philosophe, a de cette philosophie
moyenne et intime dont parle M. Paul Janet dans son
livre de La Famille, qui s'approche un peu plus de la
vie réelle que de la philosophie ordinaire. » Rien n'est
plus grave que la question de la famille. Un écrivain ne
saurait ni la traiter ni la résoudre sans décider en même
temps sur l'individu et sur l'État, sur les siens et sur
lui-même. Cervantes, dans toutes ses nouvelles sans ex-
ception, montre avec un scrupule religieux quelle est la
responsabilité morale de l'homme. Pourquoi donc lors-
qu'il écrit un intermède tant d'insouciance?... C'est
que les personnages des intermèdes appartiennent à un
monde d'aventure, très en dehors de la vie sociale,
que Cervantes a placé dans un cadre à part, et que voici.
L ESPAGNE PICARESQUE.
Nous venons de voir Bartolo : Figaro n'est pas loin.
Cervantes l'a rencontré vingt fois à Séville, lui, et sa
mère anonyme, et ses acolytes. Séville est la seconde
VIE NOMADE. 255
patrie de Cervantes , on a même voulu pendant long-
temps qu'elle fût la première. Il en connaît les détours,
les mœurs et les habitants; il les compare entr'euxetavec
le reste de l'Espagne, car il a passé en revue, dans
sa vie errante, et les pays où il gagnait son pain, et les
ports où il approvisionnait les flottes, et les prisons
dans lesquelles il fut plongé. A lui il appartient de
parler des gens de hasard. Ses malheurs l'ont fait sa-
vant. Il vous dira à point nommé quelles industries mys-
térieuses recèlent « le faubourg aux Perches deMalaga,
les îles de Riaron, le compas de Séville, l'aqueduc de
Ségovie, l'oliverie de Valence, les rondes de Grenade,
les haras de Cordoue, les guinguettes de Tolède, et
surtout la plage de San Lucar. » Qui sait mieux que
lui la vie des pêcheurs de thon dans les madragues de
Zahara?... Et qui ose parler des picaros, s'il n'a pas vu
ce pandœmonium des madragues ?
Arrière, ô vous, picaros de cuisine, sales, gras et luisants,
pauvres pour rire, faux perclus, coupeurs de bourse du Zocodover
ou de la Plaza de Madrid, beaux diseurs d'oraisons, portefaix de
Séville, serviteurs de la hampa, et toute la troupe innombrable
qu^enferme ce nom de picaros !... Baissez pavillon, rendez-vous,
ne vous appelez pas picaros, si vous n'avez pas suivi deux années
de cours de l'académie de la pêche du thon! Là seulement, là
est dans son centre le concert du travail et de la paresse, là est
la saleté propre, l'embonpoint ferme, la disette au milieu des
repues franches, le vice pur sans masque, le jeu sans trêve, la
bataille à toute heure, la mort à tout moment, le coup de langue
à chaque pas, la danse comme à la noce, la séguidille comme
imprimée, la romance avec son refrain et la poésie sans motif.
On chante ici, là on jure; à droite on bataille , à gauche on joue,
et partout on vole. Là se campe la liberté et se déploie le tra-
vail. C'est là que bien des pères de grande maison envoient re-
prendre leurs fils, ou viennent eux-mêmes, et c'est là qu'ils les
trouvent, et c'est de là que les fils ne partent qu'avec douleur,
256 CHAPITRE VI.
comme si en les arrachant de cette vie on les conduisait à la
mort K
Que de figures connaît Cervantes, et quelles figures!
Il a dans l'esprit tout un personnel : le gachupin, jeune
voleur qui, après un mauvais coup, fuira aux Grandes-
Indes, — le trainel, ou le valet de Rufian, à la trogne
jaspée, — le crocheteur, qui met trop de zèle à votre
déménagement, — le porteur d'eau asturien, — la ser-
vante galicienne, — le muletier andalou, qui porte bien
la chemise de toile, le collier de peau de buffle et Tépée
sans ceinturon, — le joueur de tous pays, qui joue à la
triomphe dans un cabaret de Tolède, auK osselets à Ma-
drid, à la bassette sur les parapets de Séville, — le bul-
dero, colporteur qui vend avec indulgences les saintes
bulles de la croisade contre les maures, cent ans après
que la croisade est finie; tous les vagabonds, les liber-
tins, les enfants du plaisir, les amis des tripots, les
habitués des tavernes, toute la gent de carrefour, gente
de barrio, comme dit l'Espagne; — en un mot, le
monde des picaros.
Le picaro espagnol a une physionomie à lui. Sans
doute, il est de la vieille race des fourbes de comédie
dont Plante et Molière nous ont laissé le portrait, comme
eux disert et retors, comme eux armé de ruses contre
les pères et les vieillards, et plein de mépris pour le
bourgeois; c'est le valet de Marot, pipeur, larron, men-
teur, au demeurant le meilleur fils du monde. Mais il
joint ici aux traits de famille, à la malice et à l'entrain,
à la dextérité des mains et à l'agilité des jambes, un ca-
ractère spécial, la fierté sobre, et à travers ses haillons,
1. La Fregona.
VIE NOMADE. 2o7
qui ressemblent aux franges d'un manteau royal, on de-
vine autant d'orgueil que de détresse. Son dédain pour
tous est sincère ; la paresse pour lui est un signe de no-
blesse. Quand elle le met aux prises avec la faim, il at-
taque tête haute la loi etl'alguazil, persuadé qu'un gen-
tilhomme picaro, déguenillé comme Job et déclassé
comme le génie, a des droits imprescriptibles sur la
propriété du marchand, ou de l'homme d'Église, ou du
voyageur. Manière de voir, dira-t-on, antisociale et pré-
maturée. En effet, il y a dans la tête de ce frondeur une
fermentation étrange d'idées communistes ; c'est un pré-
curseur de Figaro, et il couve les insolences futures du
Barbier de Séville.
Sa hardiesse lui a valu des admirateurs ; il n'a jamais
manqué de peintres. Lazarille de Termes et Guzman
d'Alfarache ont inauguré la galerie de portraits connue
sous le nom de littérature picaresque, et Cervantes l'a
enrichie de vingt figures de bretteurs, d'aventuriers et
de donneurs d'estafilades. Il a mis je ne sais quelle
ambition jalouse de connaisseur émérite à les peindre
mieux que personne et à les opposer aux lectures éner-
vantes de l'époque, aux romans de chevalerie, aux pas-
torales et aux métamorphoses d'Ovide. «Je conterai, di-
sait-il, des métamorphoses sociales bien supérieures à
celles du poète au grand nez (Ovidius Naso) ; et des
aventures d'auberge plus curieuses que celles des da-
moiselles de Dannemarc. J'ai des picaros capables d'en
remontrer au fameux Guzman d'Alfarache. » Il se fit
tout à coup l'émule de Mendoza et de Mateo Aleman,
comme il avait été l'émule des nouvellistes italiens, et il
dépassa ses rivaux par le feu du dialogue, la vigueur des
traits et la richesse de l'invention. Dés qu'il entra dans
17
258 CHAPITRE VI.
cette voie d'observation populaire, il trouva une nou-
velle source d"art, et sans div-orcer avec la grâce de Tlta-
lie, il emprunta une virilité audacieuse et plus originale
à l'étude de son pays. C'est alors que ses Nouvelles mé-
ritèrent le reproche que leur a fait Avellaneda , d'être
de véritables comédies de mœurs. Désormais il n'imitait
plus les dessins d'autrui, il copiait la nature et le nu.
Quelle n'était pas la variété de ses modèles, dans un
pays où, aujourd'hui encore, les différences de costume
et de mœurs sont tranchées d'une ville à l'autre ? Il étu-
diait curieusement les races qui s'y mêlent sans se fon-
dre ; il était au courant des us et coutumes des cazal-
leros de Yalladolid , des auberginois de Tolède , des
baleineaux de Madrid, des savonneurs de Gétafe ^ Les
dialectes des provinces, les patois des campagnes et l'ar-
got des confréries n'avaient pas de secrets pour lui. Il
connaissait à merveille le Bohémien qui zézaye et le
Catalan qui gasconne. Et s'il savait le langage de chaque
peuple, il savait encore mieuK la langue indéfinissable de
chaque classe d'hommes : celle du voleur, celle du faux
mendiant, celle de la duègne hypocrite. Le tableau s'élar-
gissait tous les jours sous ses regards. Campé sur quelque
place soleilleuse ou perdu dans les défilés de la Sierra
Morena, blotti dans une auberge de l'Andalousie ou pri-
sonnier dans un hameau sauvage de la Manche, il passait sa
revue. Il avaitpour champ d'observation l'Espagne entière.
Si celui qui lit ce livre a parcouru l'Espagne, ou si du
moins il a vu les figures de Callot, gueux bien drapés,
matamores sublimes et faméliques, il imaginera aisément
les rencontres de Cervantes; s'il a interrogé des yeux les
1 . V. Don Quichotte.
VIE NOMADE. 259
paysages désolés ou les rues fourmillantes que Gustave
Doré dessine d'un crayon si spirituellement vrai, il com-
prendra comment dans ce milieu, fait d'aspects bizarres^
d'étrangetés continuelles et de misères pittoresques,
Cervantes observa la réalité dans sa puissance. Il saisis-
sait vivantes les figures dont il a composé tout un per-
sonnel picaresque. Les rendez-vous du vagabondage et
du vol l'attiraient comme des révélations. Indigné de ces
hontes, ému de cette pauvreté, il écoutait, il étudiait,
il notait avec un esprit de vérité implacable. Ainsi a-t-il
composé ses oeuvres picaresques : la Fausse Tante, qui
dévoile les mystères de Salamanque, Rinconete et Cor-
tadillo, où se déploient les mystères de Séville, la Ser-
vante de Tolède, la Petite Bohémienne de Madrid, Pe-
dro de Urde Malas, qui est partout à la fois; tableaux
admirables, confus, si l'on veut, comme le monde qui s'y
agite, mais vrais et traversés tour à tour de boutades sa-
tiriques ou de veines inattendues de poésie et d'amour.
Le premier en date fut probablement celui de la vie
de Salamanque. Depuis Régnier jusqu'à Balzac, on n'a
pas mieux étudié la comédie sociale. Voici dans une rue
de Salamanque deux femmes qui passent, l'une âgée,
l'autre jeune, toutes deux nobles et dignes. Celle qui
passe pour être la tanle a l'austérité d'une matrone.
Coiffes blanches comme la neige, plissées sur le front,
mante de soie, gants blancs et neufs, long chapelet aux
grains sonores, c'est une demi-béate (inedio beata). Elle
s'avance, pompeuse, tenant d'une main une canne, faite
d'un jonc des Indes, à bec d'argent; elle donne l'autre
main à un homme qui porte le manteau rayé, la toque
de Milan, le baudrier et la rapière; c'est son écuyer.
Devant eux marche une jeune fille de dix-huit ans, qui
2(i() CHAPITRE VI.
a le leinl vermeil, les sourcils lins et dessinés, et des
yeux noirs Lien fendus, où le regard nonchalant semble
endormi. Tout dans la personne de l'enfant, son air hon-
nête et sa démarche d'oiseau, ses beaux cheveux blonds
et frisés , jusqu'à ses pantoufles de velours noir, ornées
d'argent bruni, et ses gants parfumés à l'ambre, tout res-
pire l'élégance, et son nom est charmant : Esperanza.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, elle se nomme encore
dona Esperanza cle Torralva, Meneses y Pacheco , et sa
tante se fait appeler tout du long dona Claudia de Aslu-
dillo y Quinones.
« Les étudiants de Salamanque se trompent fort,
quand ils osent donner une sérénade à ces dames de haut
parage. Leur porte, bien fermée, ne s'ouvre que pour
donner passage à une duègne scandalisée, impérieuse et
superbe, qui les prie de se retirer, a Madame, dit-elle,
madame n'est pas de celles que vous pensez! Elle est
très-noble, très-honnôte, très-retirée, très-avisée, très-
lisante, très-écrivante , et elle ne vous accueillerait pas
quand vous la couvririez de perles ! »
Les étudiants se retirent, moins convaincus de la
sainteté d'Esperanza que de leur pauvre mine qui leur
vaut cet échec. Ils vont conter l'aventure à un riche
gentilhomme, de ceux qu'on appelle à Salamanque des
généreux. Celui-ci, dès le lendemain, fait savoir à la
duègne qu'il mène grand train et qu'il souhaite l'hon-
neur de lui parler. La duègne arrive, essoufflée. Il la
reçoit avec courtoisie. Il lui offre, pour s'essuyer le front,
un mouchoir de dentelle, pour prendre des forces une
boîte de marmelade sèche, et pour se rafraîchir la bou-
che deux rasades de ce vin del Santo que récoltent les
moines de l'Escurial. La duègne, toute rouge et toute
VIE NOMADE. 261
ravie, entame l'éloge de la vertu de sa maîtresse. — «Je
crois tout cela, lui répond don Félix, mais, foi de gen-
tilhomme ! je vous donne une mantille de soie à cinq
pointes, si vous me dites la vérité.» La duègne, touchée
au cœur, dit la vérité toute nue; et d'ailleurs nous al-
lons l'entendre de la bouche même de la fausse tante ;
car Cervantes, comme le diable boiteux, enlève le toit
des maisons et nous fait assister au conciliabule de dofia
Quinones et de doiia Esperanza, sa nièce. Il est neuf
heures du soir, tout dort dans la maison silencieuse.
x\utour d'un braseroX^^ deux femmes sont assises.
« Ne pense pas, dit la vieille femme à Esperanza,
que nous soyons ici à Plasencia, à Zamora,à Toro, pays
habités par des gens simples et bons, sans malice et
sans défiance. Nous sommes à Salamanque, que le monde
entier appelle la mère des sciences, dont les cours sont
suivis et les maisons peuplées par dix ou douze mille
étudiants, jeune race capricieuse, hardie, libre, entraî-
née, prodigue, spii^ituelle, diabolique et de belle hu-
meur. Yoilà leur façon générale, mais il y a des signes
particuliers, car ils sont tous étrangers, de provinces
différentes, et leurs caractères ne se ressemblent pas.
« Les Biscayens ne sont pas nombreux; ils ont peu de
langue, mais ils ont bourse pleine quand ils se piquent au
jeu. Les Manchois sont des casseurs de vitres, des « Dieu
me garde! » Ils mènent l'amour à coups de poing. Il
y a une masse ^ d'Aragonais, de Yalenciens, de Catalans;
tiens-les pour une espèce polie, parfumée, bien élevée
et mieux habillée, mais rien de plus : dans la colère ils
sont féroces; ils n'entendent pas la plaisanterie. Quant
1 . Una mu su.
262 CHAPITRE Vl.
aux Castillans, tiens-les pour des hommes aux pensées
nobles, qui donnent quand ils ont et qui ne reçoivent
rien quand ils ne peuvent donner. Les gens d'Estrama-
dure, c'est tout ce qu'on veut; ils sont comme le métal
des alchimistes qui devient argent près de largent , et
cuivre près du cuivre. Avec les Andalous, ma fille, il faut
avoir quinze sens et non pas cinq, tant ils ont de finesse
et de perspicacité dans fesprit ; tous rusés et sagaces,
jamais cuistres. Le Galicien ne se porte pas en compte;
ce n'est pas quelqu'un. L'Asturien, qui vit de crasse et
de graisse, n'est bon que le samedi. Et les Portugais !
comment peindre leur caractère et leurs qualités !
Comme ils ont le cerveau brûlé, autant de fous, autant
de marottes, mais la folie de presque tous, tu peux y
compter, c'est, même dans la misère, c'est l'amour... »
Ainsi les mœurs, les idées, les allures de chaque peuple
sont-elles passées en revue par Cervantes, à travers le spec-
tacle général d'une ville « où il vient, dit-il, beaucoup
de monde pour apprendre les lois et beaucoup plus pour
les enfreindre ». — Il poursuit son voyage autour de
l'Espagne picaresque; suivons-le.
Un soir, par exemple, il arrive dans une auberge, celle
du Sevillano à Tolède, ou bien celle du Molimiio, au bout
de la plaine d'Alcudia, sur la frontière de l'Andalousie
et de la Castille. Les servantes, Maritorne ou Arguello ,
aux grosses joues, à la tête touffue, au corsage débraillé,
se querellent en courant. Les muletiers vocifèrent entre
eux. Les porteurs d'eau , couchés à terre , jouent à la
prime et se menacent de l'œil. L'aubergiste gronde ; il
est en peine : il ne sait pas lire et, voulant savoir le con-
tenu d'un papier couvert d'écriture, il cherche querelle
à sa femme. — « Lisez-moi cela, vous qui êtes poète. —
VIE NOMADE. 263
Je ne suis pas poêle, réplique la femme; j'ai seulement
de l'esprit et je récite mes oraisons en latin. — En es-
pagnol, ça vaudrait mieux. Yotre oncle le curé vous a
déjà dit que, quand vous priez Dieu en latin, vous dites
mille sottises et ne priez rien du tout. — C'est de Ten-
vie, parce qu'on me voit tenir mes heures en latin, sur
le bout du doigt, et me promener tout à travers, comme
dans une vigne vendangée! » Cervantes note le dia-
logue, qui reparaîtra dans quelque nouvelle. Mais voici
venir deux enfants de quatorze à quinze ans, qui se
rencontrent sous l'auvent de l'auberge et se saluent.
Ceux-là sont courtois, sans se connaître. Leurs souliers
en sandales de corde, leur coiffure hasardeuse, leur teint
brûlé, leurs mains noires, et avec tout cela leur impu-
dence et leur bonne santé, révèlent des picaros dans
leur fleur. A leurs guenilles, ils devinent qu'ils sont
chevaliers de la même industrie. — « De quel pays est
Votre Grâce, seigneur gentilhomme, et où portez-vous
vos pas? — J'ignore où je suis né, seigneur chevalier,
et je ne sais où je vais. — Votre Grâce connaît-elle
quelque métier? — Je découpe au ciseau fort délicate-
ment et mes doigts visitent les poches avec une ponc-
tualité irréprochable. — Pour moi, dit l'autre, je sais
couper en laissant un as par-dessous ; je suis versé dans
la connaissance du qiiinola et du lansquenet. )>En même
temps il tire d'un vieux col à la wallonne, qui s'enroule
autour de son cou en festons noirâtres, un jeu de cartes
de forme ovale et de couleur inconnue ; et passant de
la doctrine à l'application, il propose, d'un air candide,
à un gros muletier une partie sur le coin d'un banc.
Le muletier, dépouillé en un tour de main, enrage. Sa
colère vient compléter le désordre et le bruit général.
264 CHAPITRE VI.
qui vont toujours croissant et que ia nuit seule apai-
sera. Encore la nuit sera-t-elle courte, car on entend
bientôt, sous les fenêtres, le son d'une guitare, qui met
sur pied tous les hôtes de l'auberge. Ils se trouvent
réunis comme par enchantement , sur la route, où ils
entament, à la clarté de la lune, des boléros, des ségui-
dilles, que les uns chantent, que les autres dansent, et
dans lesquelles la gaieté brutale du monde picaresque
éclate en mille contorsions. Cervantes sourit, note dans
sa mémoire tout ce que je viens de dire, emporte sa
moisson et prend la route de Séville.
Séville est la seconde patrie de Cervantes ; longtemps
on a voulu que ce fût la première,, tant il y a vécu. Il a
vu, quand il travaillait à l'approvisionnement des flottes,
jouer tous les ressorts d'une administration servie par
des picaros. Les mystères de Séville seront racontés
dans une de ses Nouvelles ^ . Il connaît tous les braves
gens qui circulent entre la tour de l'Or et la poterne de
l'Alcazar, et qui « s'amusent comme des rois » . Voici
le portefaix, à qui l'on confie sans garantie et sans con-
trôle les provisions de l'État; il a trois paniers de
jonc pour mettre la viande, le poisson et les fruits, un
petit sac de toile pour mettre le pain. Il déjeune che-
min faisant de ce qu'il porte, et il dévalise un peu les
maisons où on l'envoie. Voici les braves d'Andalousie,
le bouclier à la ceinture, portant pistolet, longue épée,
bas de couleur, jarretières à rosette, col à la wallonne
et chapeau à large bord. Rien n'est plus doux que leur
vie, bien que l'un d'eux, Chiquiznaque, soit mal avec
la police, et que l'autre, Main-de-Fer, ait eu une main
1. Rinconele et Corladillo.
VIE NOMADE. 265
roiipée par autorité de justice. Cet homme déguenillé
qui semble attendre quelqu'un est le Petit-Loup, de
Malaga ; il a des mains merveilleuses qui au jeu ne
perdent jamais. Ce prêtre qui assiste d'un air doux au
débarquement des voyageurs n'est pas un prêtre; il
entend mieux les cartes que le latin. Quand arrive
d'Amérique un négociant gonflé d'or, il lui ofïre ses
services, qui ne sont jamais sans profit pour lui. Il ex-
ploite c( le Péruvien ». Non moins honnêtes sont les
deux hommes chauves qui passent là-bas gravement et
sans parler. Leur office est de regarder avec soin com-
ment s'ouvrent les portes des maisons, quelle est l'épais-
seur des murs et quelles personnes touchent de l'argent.
Ils sont frelons {abispones). C'est une des premières
charges de la hampe.
La hampa est la société formée entre tous ces person-
nages qui se tiennent entre eux . Le brigandage à Séville est
organisé ; on paye patente de voleur, et tout le monde rend
des comptes au seigneur Monipodio, (de père à tous »,
le maître, le protecteur, le supérieur de la confrérie,
chez qui on se réunit le dimanche. « Il donne audience
aujourd'hui, » dit Cervantes, venez le voir et l'entendre.
En effet, il nous introduit dans une maison de mauvaise
apparence, qui est la Cour des Miracles de Séville. Le
lieu est modeste comme la demeure de la vertu : un
patio carrelé en briques , meublé d'un banc à trois
jambes, d'une cruche ébréchée, d'une natte de jonc et
d'un pot de basilic ; sur les côtés, deux salles basses, où
l'on aperçoit des fleurets, des boucliers de liège, un
coffre sans couvercle et une image de Notre-Dame. Là
habite Monipodio, là il apparaît sur l'escalier branlant :
il porte un long manteau de serge, un chapeau à larges
266 chapitrp: VI.
bords, de grandes chausses de toile et iiue épée courte
pendue à un baudrier de cuir. Sa taille est haute , sa
barbe noire ; ses yeux sont enfoncés, ses sourcils joints ;
il est calme et, quand il arrive, les bravaches réunis
dans la cour, les frelons, les portefaix se taisent à son
aspect. « Je suis ici pour rendre la justice, dit-il douce-
ment. — Et que personne ne s'avise de violer le plus pe-
tit règlement de notre ordre, ajoute-t-il en jetant le feu
par les yeux. » Il fait une leçon aux compères sur les
choses relatives à leur état ; mais il la fait dans sa langue
qui est la gerigonza ou la germania, langue des frères,
a Enfants, dit-il, n'ayez jamais de logis connu ni de de-
meure fixe, ne dites pas vos noms, car si la chance
tournait autrement qu'elle ne doit, il n'est pas bon
qu'on trouve inscrit sous le paraphe du greffier que le
nommé un tel a été fouetté ou pendu, choses qui son-
nent mal aux oreilles. N'avouez jamais, ne chantez
pas, si le bourreau vous donne les angoisses. Quel
murcien (voleur) n'a pas soufïert aux finibiis terrœ
(la potence), à la main chaude et aux gurapes (le fouet
et les galères)? Un brave ne desserre pas les dents, ou,
si sa langue doit décider de sa vie, il sait qu'un non n'a
pas plus de lettres qu'un oui. » Ainsi parle Monipodio,
puis il tire de sa poche la liste des confrères; il y inscrit
les novices, il donne de l'avancement aux anciens, il
détermine l'emploi de chacun ; celui-ci sera fleuriste
(voleur au jeu"), celui-là basson (coupeur de bourses).
Il distribue le butin de la veille et les postes du lende-
main ; il désigne les maisons où se feront des guzpata-
ros (trous au mur) et les personnes qui devront être bala-
frées. Ce dernier point est important. Monipodio reçoit
de toute la ville des commandes secrètes ; tel veut se
VIE NOMADE. 267
venger d'un ennemi et le fait bâtonner ; tel veut moins
et se contente de faire effrayer un rival ; tel veut davan-
tage et demande qu'on coupe la figure à sa victime, ou
bien qu'on répande contre elle un petit écrit calom-
nieux. Monipodio tient la comptabilité avec soin, il a
son mémoire des coups de bâton , son cahier des bala-
fres et son registre des offenses communes, c'est-à-dire
des petites mésaventures bénignes, des taches, des esto-
cades, des huées qu'il délivre au plus bas prix. Une
frayeur de vingt écus est déjà grave et coûteuse.
Quand Monipodio a tout réglé, alors on apporte du
vin, on s'assied en rond autour de la natte de jonc, les
langues se délient, la gaieté vient vite, et les propos
hardis, et les danses. Une femme joue du tambour de
basque avec sa pantoufle, une autre de la mandoline
avec un balai de jonc, Monipodio fait des castagnettes
avec une assiette cassée. Une séguidille s'improvise,
paroles et musique. Le crescendo va son train... Mais
tout à coup un enfant accourt qui donne l'alerte; c'est
la sentinelle de la rue qui a vu apparaître l'alcade de
justice. Le Gaudearnus de la hampe s'arrête, le silence
se fait, et le vide, car tout le monde a disparu en un
clin d'œil par les toits et les terrasses. Monipodio seul
est ferme au poste. L'alcade passe son chemin et Moni-
podio rappelle ses enfants; il reprend sa leçon. Pour-
quoi avoir peur de Ja justice? on y a des amis; l'algua-
zil des vagabonds est plein d'humanité. « Il nous donne
la poule pourvu qu'il en ait une patte. Aimons nos bien-
faiteurs, qui sont : le procureur qui nous assiste,
l'alguazil qui nous avertit, le bourreau qui s'apitoie, le
greffier de bonne composition qui fait du crime une faute
el de la faute une peccadille , et l'homme enfin qui
208 CHAPITRE VI.
arrête la foule quand elle crie au voleur, et dit : Laissez
ce pauvre diable! »
Monipodio sait vivre ; il a ordonné à chacun de son-
ger au repos de son âme; il fait prélever sur le butin
une part pour les messes et pour le casuel du prêtre.
En effet, la hampa est pieuse, l'ordre « sert Dieu »; on
récite son chapelet, on vole moins le vendredi, les fre-
lons entendent la messe chaque jour avec une dévotion
exemplaire, et la receleuse Pipota prie le ciel pour
tous. La voici qui entre dans la salle basse et qui s'age-
nouille devant l'image de la Vierge. Elle est épuisée par les
austérités et les oraisons. «Avant qu'il soit midi, je dois
aller faire mes dévotions et porter mes petits cierges à
Notre-Dame des Eaux et au saint crucifix de Saint- Au-
gustin, ce queje ne manquerais jamais de faire, qu'il neige
ou qu'il vente... Il se fait tard, donnez-moi un coup de
vin, si vous en avez, pour consoler cet estomac qui va
toujours mal. — Vous allez en boire! s'écrie La Esca-
lanta. Et elle donne à la très-dévote vieille une tasse
pleine que celle-ci prend à deux mains et dont elle souffle
l'écume. — Tu en as mis beaucoup, ma fille, mais Dieu
me donnera des forces pour tout ! Et y appliquant ses
lèvres, d'un trait, sans s'y prendre à deux fois, elle
transvase le vin dans son estomac. — Il est de Guadal-
canal, dit-elle, et il a un arrière-goût, ce petit mon-
sieur ! Dieu te console, ma fille, comme tu m'as conso-
lée! mais j'ai peur que ceci ne me fasse mal... — Non,
mère, dit Monipodio : il a trois ans. — Je l'espère en
la sainte Vierge, dit Pipota. Petites, voyez si vous avez
quelques cuartos pour les cierges. — Tenez, dit La
Gananciosa, en voici deux; je vous prie de mettre un
cierge pour moi à monsieur saint Michel et un à mon-
VIE NOMADE. 2G0
sieur saint Biaise; et j'en voudrais un à madame sainte
Lucie, en qui j'ai grande dévotion, pour guérir les
yeux. — Tu feras bien, ma fdle , et ne sois pas regar-
dante; il est bien important de porter ses cierges devant
soi avant Iheure de la mort et de ne pas compter sur ceux
de ses héritiers. . . Enfants, amusez-vous, vous êtes dans la
saison. La vieillesse viendra et vous pleurerez le temps
perdu, comme je le pleure. Recommandez-moi à Dieu
dans vos prières, je vais le prier aussi pour moi et pour
vous, afin qu'il nous protège dans notre dangereux mé-
tier et nous préserve des surprises de la justice. »
Ce mélange d'idées contradictoires, cette union de la
foi et du crime, qui est le concert de toutes ces disso-
nances et qui forme, dit-on, le système moral du brigand
chez les races du Midi, Cervantes le fait ressortir avec
un relief digne de Molière. Il exprime même sa pensée
par la bouche de Rinconete et celle de Cortadillo,
deux enfants qu'il introduit dans la hampa comme des
novices, afin de donner à son tableau l'intérêt d'une
nouvelle. Ils arrivent en Andalousie pleins d'admiration
pour Séville. — « Chaque pays a sa coutume; obéissons
à la coutume de celui-ci. Séville étant le premier pays
du monde, sa coutume sera la plus sage de toutes. » Ils
entrent chez Monipodio, et apprennent là comment la
piété peut faire bon ménage avec le mal .
Ils s'étonnaient de la sécurité de ces gens qui, souillés de vols,
d'homicides et d'offenses à Dieu, ont la confiance d'aller au ciel
pourvu qu'ils ne manquent pas à leurs dévotions ; ils s'étonnaient
de voir la vieille Pipota, receleuse des voleurs, qui, pourvu qu'elle
allume des cierges, compte entrer toute vêtue et chaussée au
paradis. — Comment, disaient-ils à un portefaix, peut-on faire
métier en même temps de voler et de servir Dieu? — Moi,
répondit brusquement cet homme, je ne me mêle pas de théo-
270 CHAPITRE VI.
logie. JVIais n'ost-il pas pire d'être liërélique ou renégat, ou par-
ricide? — Tout cela ne vaut rien, se dit le jeune Corladillo...
Mais il était émerveillé de voir l'obéissance gardée à Monipodio
et l'aveugle négligence de la justice dans celte fameuse cité de
Séville!
On sent que la colère et la satire vont éclater sous la
plurne de Cervantes. Il faudrait tout dire sur cette aca-
démie du brigandage, et aussi sur d'autres picaros, les
virotes, les matons, qui sont d'une classe plus élevée. Il
promet d'écrire un jour l'histoire complète des mystères
de Séville. Mais il hésite, car ces étrangetés sont dans les
mœurs espagnoles , et les mœurs sont une puissance
redoutable. Sur de tels usages, « qui donnent une belle
matière à discourir, le silence est imposé par des rai-
sons fortes », dit-il dans la nouvelle du Jaloux. C'est
là pourtant qu'il a tracé, sous la figure de Loaïsa, un
portrait des viroles, des jeunes gens désœuvrés, fils des
bourgeois riches, qui forment à Séville une brillante
confrérie de picaros beaux diseurs et bien vêtus ,
qui s'entr'aident pour violer les lois. Personne n'ose
rien contre les « coureurs de carrefours », la gente de
barrio. Les hommes de Monipodio sont pendus quel-
quefois, mais les autres circulent assez librement, et le
nombre est grand de ceux qui, emportés par l'esprit
d'aventure , prennent la clef des champs et vivent aux
dépens de lEspagne. Il sort de tous les rangs de la so-
ciété espagnole des déserteurs qui deviennent des picaros
volontaires. Cervantes ailleurs a raconté l'histoire «d'un
picaro décent, vertueux, bien élevé et spirituel ».
C'est dans l'admirable nouvelle intitulée l'Illustre
Servante [Fregona).
ABurgos vivait un jeune gentilhomme, noble et riche,
VIE NOMADE. 271
appelé Garriazo ; c'était presque un enfant. La maison
paternelle Tennuyait; ni les fêtes de Burgos, ni les re-
pas délicats, ni la chasse ne pouvaient lui plaire. Il était
pensif et mélancolique. Un jour il déclare à son père
qu'il voulait aller étudier à Salamanque avec son ami
Avendano. Il part, muni de la bénédiction de sa famille,
au milieu des pleurs de sa mère ; il emmène deux do-
mestiques et un précepteur à barbe blanche. Arrivé à
Yalladolid, il se sauve, il écrit qu'il s'en va en Flandre
faire la guerre, il vend sa mule et son épée, achète des
bas bruns , de grandes chausses, un mantelet à deux
pans, et se met en route à pied en chantant des ségui-
dilles à plein gosier. Il marche vers son but, qui n'est
autre que la pêche du thon à Zahara. Le voilà libre,
heureux , bravant la fatigue, le chaud et le froid, cou-
chant sur un tas de blé ou dans le pailler d'une auberge,
se querellant partout, et toujours prêt à mettre deux
pieds de dague dans le ventre de son adversaire. Il ne
s'enivre jamais, il est noble, généreux et libéral ; c'est
un prince dans ses actions. Si le gentilhomme estpicaro,
le picaro est gentilhomme. Il veut seulement s'affran-
chir et aller devant lui à la grâce de Dieu.
Une aventure chasse l'autre. Carriazo et son camarade
Avendano , en arrivant dans une auberge à l'entrée de
Tolède, aperçoivent une jeune paysanne de quinze ans,
au visage angélique; elle porte une jupe et un corsage
verts, un collier d'étoiles de jais, un cordon de Saint-
François à la ceinture avec un trousseau de clefs, et aux
oreilles deux petites poires de verre. Ses cheveux, où
se mêlent les nuances du châtain et du blond, retombent
sur ses épaules en longues tresses. Elle est simple et
belle. En la voyant, Avendaiio, ému, s'arrête; il se
272 CHAPITRE VI.
fait valet d'auberge à côté de la belle servante, et, tout
en inscrivant sur le livre des comptes le blé et l'orge
donnés aux muletiers, il écrit au verso, par mégarde, des
strophes amoureuses qu'il remet à la Fregojia. Elle s'en
soucie peu. — uEUe est dure comme un marbre, disent
les gens de la maison, farouche comme une montagnarde
de Sayagun et revêche comme une ortie, quoiqu'elle ait
une mine de bonne année et une figure de Pâques. —
C'est, dit un autre, un bijou réservé pour un comte ou
un archipretre. — Elle a un cilice collé aux chairs, dit
un troisième; elle se nourrit ^'Ave Maria, )>
Quoi qu'il en soit, la servante est une perle égarée.
Avendailojurede la recueillir, et le gentilhomme épouse
hardiment la servante. Cervantes, il est vrai, se hâte
d'en consoler le lecteur et lui découvre que la jolie fille
est de très-bonne maison, en relevant ce dénoûment de
comédie par des détails ingénieux ; mais il marque la vé-
ritable pensée de la nouvelle^ celle des métamorphoses
sociales de l'Espagne, dans ce dialogue des deux jeunes
gens , l'un ne rêvant que madragues, l'autre ne pen-
sant qu'à la Fregona.
— Ah! dit Garriazo, la belle chose pour un don Thomas do
Avendaiîo, fils de don Juan de Avendano, et qui est gentilhomme
au premier titre, riche à souhait, jeune à ravir, spirituel à mer-
veille, d'être perdu d'amour pour une servanle d'auberge du
Sevillano! — C'est tout à fait ce qui me semble, répond Aven-
dano, quand je vois un don Diego Garriazo, fils d'un chevalier
d'Alcantara, en passe d'hériter du majorât paternel, chez qui
tout est noble, le corps et l'esprit, devenir, avec toutes ces
qualités de race, amoureux de qui?... Peut-être de la reine
Genièvre! Non pas! mais de la madrague de Zahara, qui est,
je crois, une tentation plus laide que celle de saint Antoine!
Tels sont les deux types de ces picaros improvisés
que l'Espagne recèle en grand nombre.
VIE NOMADE. 273
En veut-on un troisième exemple? Venez au milieu
des bois, la nuit. Voici, au milieu d'une troupe d'hommes
au costume bizarre, un jeune cavalier de bonne mine qui
s'assied sur un tronc de liège dans une cabane ornée de
rameaux et tapissée dejoncs. On fait cercle autour de lui;
on lui met entre les mains un marteau et des tenailles.
Puis deux hommes s'approchent et, en jouant de la
guitare, lui ordonnent de faire deux cabrioles. Après cette
cérémonie, on passe deux fois autour de son bras nu un
ruban de soie. Cela veut dire qu'il change de vie, qu'il
entre dans des liens nouveaux et qu'il se marie. « Nous
te livrons cette jeune fille, lui dit-on, la fleur et la crème
de beauté des bohémiennes d'Espagne. » Andrès, le
gentilhomme, qui a quitté Madrid et sa famille pour
suivre la belle Preciosa, est le type du bohémien volon-
taire.
Cervantes, à |cette occasion, raconte la vie des bo-
hémiens. Il a vu de près dans l'Espagne du Sud, à
Valence, à Murcie, à la Porte-de-Terre à Cadix, dans
le faubourg de Triana à Sèville, ces gitanos aux dents
blanches, à la peau brune et au regard sauvage. Il a vu
danser dans les rues de Madrid les gitanas au corps
souple et au pied fin , qui s'en retournaient le soir, à
l'heure de VAve Maria , dans leur campement de Santa-
Barbara, hors de la ville. Cette horde, avec ses oripeaux
bariolés, qui représente la barbarie au milieu de la ci-
vilisation, forme un ordre qui a ses fondements politi-
ques et ses raisons naturelles*, une société à part, qui
a ses statuts comme la hampa, et comme elle, vit au
sein et aux dépens de la société espagnole. « Nous veil-
1 . Orden puesla en razon y en politicos fundamenfoa.
18
274 CHAPITRE Vï.
Ions de jour et nous volons de nuit, dit un vieux gitano,
nous apprenons à tout le monde la vigilance; prenez
garde où vous mettez votre bien. C'est pour nous qu'on
élève le bétail, que les arbres donnent des fruits, les
vignes du raisin, les potagers des légumes. Nous vivons
dt^ notre industrie et de notre bec, avec toutes sortes de
talents. Nous ne portons pas les insignes de notre ordre
sur la poitrine, mais sur les épaules, quand la justice
nous marque ; mais alors la question ne nous fait pas
crier. En prison on chante, à la torture on se tait. Nous
sommes souvent martyrs, jamais confesseurs. Nous sa-
vons que Ton ne prend pas de truites à braies sèches,
et que dans la vie tout est sujet à des périls divers. Le
marin navigue malgré les naufrages, le soldat combat
malgré le carnage , le bohémien vole malgré le fouet. »
« — Il est né pour cela, dit Cervantes. Fils de voleurs,
élevé parmi des voleurs, il étudie le vol jusqu'au dernier
degré de la perfection. » Maquignon incomparable, s'il
dérobe une mule, il change en un clin d'œil la robe de
l'animal, son poil, ses tares, son air, son allure même
(en lui versant du vif-argent dans les oreilles), et le
transforme si bien qu'il le revend au propriétaire. De
tous ces vols, il n'a aucune honte, étant convaincu que
les biens terrestres appartiennent à tout le monde. Dans
son campement , « tout est en commun , excepté les
femmes. »
— «Regarde bien les jeunes filles; choisis ta femme,
dit encore le vieux gitano à Andrès. Mais sache que nous
observons d'une manière inviolable la loi des liaisons.
Point d'infidélité chez nous , ni de jalousie. Si une
femme est jamais coupable, nous la tuons et l'enterrons
dans les montagnes , comme on fait d'un animal nuisible.»
VIE NOMADE. 275
Cette justice sommaire, qui rappelle les mœurs des
Germains et qu'à leur sujet Tacite a mise en relief, Cer-
vantes n'ose pas la blâmer. Malgré lui, en comparant
la société galante de son temps et la communauté sau-
vage des bohémiens, il remarque des traits à l'avantage
de ceux-ci. Andrès le gentilhomme abdique, dit-il, la
vanité de son lignage en voyant la mâle simplicité de
ces nomades. Il apprend d'eux à jouir de la nature, à
lire l'heure dans le ciel, à faire de la caverne une mai-
son , d'une baraque un palais , du vallon et du rocher
un nid d'ombre , de la neige un rafraîchissement et de
la pluie un bain salutaire. « Nous nous contentons de
ce que nous avons; nous vivons gaiement. Nous sommes
seigneurs des campagnes , des forêts , des monts , des
fontaines et des fleuves. L'orgueil de l'honneur ne nous
donne point de soucis, ni l'ambition d'insomnies; nous
ne nous levons point avant le jour pour présenter des
requêtes.»
De proche en proche , Cervantes se sent gagné à la
vie des tribus errantes ; avec elles il pénètre dans les
solitudes où la vie est libre , d'où Ton voit « comment
l'aurore chasse et balaye les étoiles du ciel et comment,
avec l'aube sa compagne, elle réjouit l'air en parais-
sant.» C'est dans ce paysage hardi et alpestre qu'il fait
halte, comme Salvator Rosa, au milieu des brigands,
et c'est là que se montre, comme dans son cadre natu-
rel , la jeune et chaste Préciosa. Elle aussi, elle apprend à
Andrès ce qu'il ignore; c'est-à-dire la longue épreuve
d'un amour vrai , sans galanterie , sans méfiance et sans
retour.
Je ne peindrai pas ici Préciosa , car la France la con-
naît; la bohémienne nous est venue avec ses grelots, son
276 CHAPITRE VI.
tambour de basque et sa fierté magnifique, dans Notre-
Dame de Paris. Yictor Hugo , en s'emparant de cette
gracieuse figure, en a fait une création nouvelle qui lui
appartient. Mais la Esmeralda est bien ce bijou précieux
[Preciosa]^ cette fleur de jeunesse et de pureté sauvage,
que Cervantes a découverte au milieu de la bohème espa-
gnole, et sauvée. Yoici la différence essentielle des deux
auteurs : notre grand poëte a jeté la bohémienne avec plus
d'art et de passion violente dans des crises plus dra-
matiques. Il l'a conduite dans la hampa de Monipodio,
dont il a fait la Cour des Miracles , et, par une vivante
étude d'archaïsme , il a ressuscité autour d'elle tout le
Paris du Moyen Age. Cervantes, dominé par une autre
idée, peint moins le passé que le présent; il montre
la bohème et la hampa comme deux légions distinctes
et contemporaines ; il explique leur vie antisociale.
c( Nous n'avons pas d'autre gagne-pain que notre finesse
et notre ruse, dit la gitanilla. Aussi pas un bohémien
n'est-il boiteux de l'entendement. Chez nous, on se dé-
gourdit vite et on ne se laisse moisir par aucun côté. »
Elle dit et se glisse dans Madrid, en dansant, en chantant
et en raillant tout le monde , alcades et gentilshommes ,
la ville et la cour : c'est une figure satirique.
Un lieutenant de police et sa femme , chez qui elle
a dansé , ne pouvant pas trouver une obole pour la
payer, elle les contemple avec étonnement pendant qu'ils
fouillent et retournent en vain leurs poches vides.
c( Vous ne vendez donc pas la justice , seigneur lieu-
tenant? Yous faites des modes nouvelles? Yous mourrez
de faim. Il faut vendre la justice. Je me suis laissé
dire qu'il faut tirer de l'argent d'un office pour en sol-
liciter d'autres avec succès. » C'est un des traits sans
VIE NOMADE. 277
nombre qu'elle lance d'un air mutin à la société régu-
lière et qui trahissent la préoccupation de Cervantes,
visible d'ailleurs et sensible dans toutes ses nouvelles
picaresques, (c Vous avez un démêlé avec la justice, dit
l'aubergiste du Sevillàno ^ Il y a moyen d'adoucir le
corrégidor. Il veut du bien à une religieuse sa parente,
qui dépend de son confesseur. Or je parlerai à ma blan-
chisseuse , celle-ci parlera à sa fille , sa fille à la sœur
d'un certain moine, cette sœur au moine son frère, le
moine au confesseur de la religieuse, et si la religieuse
donne un billet pour le corrégidor, on peut tout espé-
rer, — pourvu que l'on graisse les mains de la justice,
car c'est une machine qui, non graissée, crie plus qu'une
charrette à bœufs. » C'est à croire que l'aubergiste a lu
Voltaire. Les bohémiens, qui sont toujours en guerre
avec la justice, en disent beaucoup plus long. Us savent
le tarif auquel ils se rachètent : pour ceci, donner un
pot d'argent, pour cela un collier de perles, pour tout,
s'armer des armes du grand Philippe. C'est le nec plus
ultra : à leur aspect, le procureur le plus morose se
sent fidèle sujet, et se met à sourire. L'ironie quel-
quefois va plus loin et atteint plus haut. Le lieutenant
honnête , qui étonne si fort Préciosa et à qui elle veut
couper ses pans d'habit pour en faire des reliques, donne
une nouvelle preuve d'innocence en conseillant à la bo-
hémienne d'aller à la cour. «A la cour! où tout s'achète
et se vend ! Encore s'ils me voulaient pour mon esprit,
j'irais; mais il y a des palais où l'on ne veut que des
jongleurs , et ils y réussissent mieux que les gens d'es-
prit.— Allons, petite fille, interrompit une vieille bohé-
1 . V. la Frcgona.
278 CHAPITRE VI.
mienne, ne parle pas davantage ; ne te fais pas si fine.
Tu te casserais par la pointe ! »
C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler,
aurait dit Boileau. Cervantes s'interdit d'aller plus loin,
se morigène et se contient, en poursuivant cette élude
de plus en plus profonde de son pays et de son temps.
Le monde qu'il observe est plein d'éléments hostiles,
d'affiliations honteuses et de dissolvants de toute sorte.
C'est la société régulière qui est amoureuse d'aventures,
corrompue , vénale et volontairement picaresque ; c'est
le désordre antisocial qui est organisé, réglé rigoureu-
sement et soumis à une économie savante et active !..
Ce spectacle , qui se déroule devant lui sous toutes les
faces, tente sa colère et lui apporte des inspirations
violentes.
Que d'événements encore, pendant sa vie nomade, ont
blessé son patriotisme. En 1587, il prépare à Séville
le départ de VArinada, dont le nom seul devient un
souvenir amer pour un cœur espagnol. En 1S91, il as-
siste à l'étrange querelle de la ville de Ségovie avec le
couvent d'Ubéda. La ville réclame le corps de feu Jean
de la Croix, le directeur mystique. Le couvent le garde.
Ségovie fait voler le cadavre qu'on emporte , en cou-
rant, la nuit, par monts et par vaux : Cervantes pensera
à ce pieux scandale, en écrivant l'épisode du mort voya-
geur, dans Don Quichotte.
En 1596, le l^*" juillet, un fait incroyable, s'il n'était
vérifié par l'hisloire, révéla tout à coup l'état réel de
faiblesse et d'incurie où se trouvait l'Espagne. La flotte
de l'amiral anglais Howard entra à Cadix sans rencon-
trer de résistance; le comte d'Essex débarqua, s'empara
VIE NOMADE. 279
de la ville, la pilla pendant vingt-quatre jours, y mit le
feu et se retira tranquillement. C'était un malheur et un
outrage ; il s'y joignit un ridicule. Pendant qu'Essex
était à Cadix, on réunit à Séville les troupes destinées à
le combattre un jour; le capitaine Becerra commença
leur instruction, et le duc de Medina-Celi se prépara
gravement à diriger le siège de Cadix. Quand tout fut
prêt , les Anglais étaient partis. Cervantes vit à Séville
les troupes empanachées , leurs instructeurs bruyants et
tout le fracas du capitaine Becerra, qu'il appelait dans
sa colère Becerro (le veau). Il vit, en ce cruel mois de
juillet 1596, les retardataires faire une rentrée solen-
nelle dans Cadix en ruine, avec une majesté lente qui
achevait de les peindre. Le vieux soldat n'y tint pas;
il écrivit la boutade suivante :
Cette procession, qu'on appelle une armée,
Fait la semaine sainte en juillet, à propos;
C'est une confrérie (on l'avait mal nommée)
Qui met le peuple en joie, — et l'Anglais en repos!
lis portaient des milliers de plumes aux chapeaux;
Le vent ayant soufflé sur la foule emplumée,
Enleva chacun d'eux, Goliath ou pygmée.
En moins de quinze jours, ils étaient tous capots!
Le Becerro, beuglant, mit ses troupes en file,
L'univers tout entier fut dans l'ébranlement,
La terre retentit, le ciel se remplit d'ombre!...
Puis, dans Cadix enfin, d'un pas grave et tranquille,
Le duc de Médina vint triomphalement,
— Quand le comte d'Essex fut parti sans encombre*.
Rodomontades et néant , orgueil et faiblesse , luxe et
1 . L'ordre des rimes est ici copié de Cervantes.
280 CHAPITRE VI.
misère, que de contradictions étaient cachées dans la
gloire du règne de Philippe II ! Cervantes les sentait
partout, dans l'administration des finances, de la guerre
et de la justice , dans la constitution sociale et dans les
mœurs publiques. Il citait volontiers le dicton espagnol
qui, dans son Doîi Quichotte^ reparaît souvent : Alla
van leyes do quieren reyes! ainsi vont les lois que le
veulent les rois!... Philippe II avait prodigué à son
caprice les richesses de l'Espagne et sacrifié les hommes.
Don Juan d'Autriche , Mondejar, Santa -Gruz étaient
frappés de disgrâce au moindre signe d'indépendance.
Il faisait assassiner Escovedo et voulait la tête du
meurtrier, son émissaire. Les procès de foi s'ajou-
tant à ces drames politiques, ensanglantaient l'Espagne
appauvrie , démantelée , vaincue d'avance , et on lui
répondait, quand elle s'inquiétait, par un seul mot : la
raison d'État ! « La Raison d'État! s'écrie Cervantes %
une grande dame, la meilleure des raisons quand les
autres sont mauvaises. ))
En 1S98, l'Espagne subit deux atteintes nouvelles :
le traité de Vervins et la mort de Philippe II qui, mal-
gré ses fautes , avait les mérites d'un roi passionnément
laborieux:. Peut-être ces événements considérables réveil-
leraient-ils la nation ?... Non , mais la mort du roi fut
l'occasion de scènes singulières , de grandes cérémonies
et de petites querelles, dont Cervantes nous a gardé le
souvenir. A Séville, on avait dressé un catafalque pom-
peux en l'honneur du feu roi ; les inquisiteurs et les juges
de la cour suprême vinrent prendre place à l'entour ;
1 . Una senora que a mi parecer llaman por ahi razon de estado ,
que cuando con ella se cumple se ha de descumplir con otras razones
muchas. [Coloquio de los perros.)
VIE NOMADE. 281
mais la question de préséance n'avait pas été réglée. Inqui-
siteurs et juges se disputèrent le premier rang; le prêtre
qui officiait dut quitter l'autel. On en référa au roi et le
roi à son conseil. Un mois se passa ainsi. Pendant ce
temps , les Andalous venaient visiter le catafalque que
Pacheco avait admirablement orné ; chacun disait son
mot; c'était toujours une forfanterie. Cervantes, ami du
peintre, écoutait avec surprise les exclamations vides de
sens des soldats, des bravaches, des valentons, pressés
au pied du monument. Il en a mis deux en scène dans
un sonnet moqueur, bizarre , étrangement composé,
dont j'imite la structure. C'est d'abord un soldat qui
parle :
Ah! jour de Dieu! quels chefs-d'œuvre éclatants!
Quelle machine! et qu'avec allégresse
Moi, je paîrais, messieurs les assistants,
Pour en pouvoir dépeindre la richesse !
Par Jésus-Chrisl! la plus petite pièce
Vaut son poids d'or et doit durer cent ans.
Noble Séville! en grandeur, en noblesse,
Nous égalons Rome à ses plus beaux temps.
L'âme du mort viendra du paradis,
(Où pour jamais elle a marqué sa place),
Pour visiter un tombeau si gentil !
— Un Valenton s'écria : Cadédis!
Seigneur soldat, j'approuve Votre Grâce,
Et qui dira le contraire a menti,
11 dit. Do son épée il empoigne la garde ,
Enfonce son chapeau, de travers nous regarde,
Et puis... Et voilà tout, notre brave est parti.
Voilà l'oraison funèbre de Philippe II à Séville. Les
questions de préséance et de vanité, les débats ridicules
28a CHAPITRE VI.
et les gascorinades se croisent autour de son ombre. Si
Brantôme passait par là, il prendrait des notes à foison.
Cervantes en a pris beaucoup depuis dix ans ; quelques-
unes , on le voit, nous sont parvenues. Je viens de
marquer dans son œuvre le point où se montrent quel-
ques vérités sociales et politiques qui prennent un accent
d'amertume et d'ironie. Il incline peu à peu à la satire.
Ses nouvelles cachent dans leur gaieté même une pointe
aiguë de haute raillerie. Par exemple, Cortadillo, le
coupeur de bourses, est surnommé Cortadillo el bueno,
« comme on disait jadis Guzman le brave. » L'Espagne
a eu des grands hommes ; elle a maintenant des picaros
qui sont grands. Elle eut aussi des castillans honnêtes;
aujourd'hui le rufian, qui s'est fait aubergiste, après une
vie de vagabondage et de vol , dira à Don Quichotte :
« Entrez , seigneur, je [suis le castellano ( le châtelain
ou le castillan) de ce pays. » Allusions fugitives que
Cervantes laisse échapper.
Quand il fait danser joyeusement le monde pica-
resque, écoutez les paroles qu'il lui prête. L'Espagne,
depuis L^84, est folle de danses : la sarabande et la cha-
conne sont en vogue ; sur les routes, dans les prisons,
au théâtre , à la cour, partout des bayles picarescos,
Cervantes les place toujours dans ses tableaux de mœurs.
« Qu'on joue les folies à la mode, s'écrie un muletier ^
et nous saurons remplir la mesure jusqu'au goulot ! »
On joue alors la chaconne qui est venue d'Amérique et
toute récente :
Cette Indienne, un peu mulâtresse, a commis, dit la Renom-
mée, plus de sacrilèges et d'iniquités qu'Aroba,
1 . V. I« Frerjona.
VIE NOMADE. 283
Cette Indienne, qui règne sur la foule des servantes, la troupe
des pages et l'armée des laquais ,
Dit et jure qu'elle est la fleur du panier, malgré la danse du
Zambapalo,
Et que la chaconne, — c'est la vie bonne !
C'est le refrain toujours ramené par Cervantes :
« Dansez , dit-il , que le rire bouillonne , que les pieds
soient de vif-argent : c'est la santé, c'est h vida ôona^y)
comme on dit en patois, et comme on dira bientôt dans
toutes les classes et dans l'Espagne entière :
Que de fois "la chaconne, cette noble danse, a essayé déjà,
avec la sarabande joyeuse, le pesame et le perramora,
De se glisser dans les couvents par les fentes, et dans l'hon-
nête quiétude des cellules sacrées!
Que de fois on la blâme, et combien l'adorent en la blâmant!
L'ami du plaisir est convaincu (et le niais pense avec lui) que la
chaconne est la vie bonne !
La divine mode^ dit Cervantes, est la danse chantée, qui
fait tout oublier. Celle des rufians ou celle des maures?
celle des gitanos ou celles des sauvages?... qu'importe!
Voici « le vaillant Escarraman , sorti des galères pour
la terreur de la justice, » qui vient enseigner au monde
la légèreté et le royal entrain, avec la Répulida, la Cos-
colina et la Pizpita, ses compagnes. Il mêlera la sara-
bande toute neuve « à la danse du Roi Alphonse le Brave,
gloire des temps anciens. Il dansera d'or et le musicien
jouera d'argent •. »
Au fond ce n'est point la verve intarissable de ces ré-
jouissances qui déplaît à Cervantes: il est du Midi, il aime
le feu, le mouvement et la vie. Il n'espère pas, comme
les prédicateurs de Madrid , corriger les mœurs ; mais
i . V. Trampagos.
284 CHAPITRE VI.
la confusion morale qui éclate dans les fêtes comme dans
les institutions de son pays le frappe de plus en plus.
Tous y contribuent, depuis le misérable picaro jus-
qu'à l'homme politique. Ils ont une disposition merveil-
leuse à mêler le bien et le mal, le vrai et le faux, etcette
disposition agit sur la littérature. On voit se répandre
et grandir le goût des corruptions de l'esprit, et cela à la
faveur même de ces danses voluptueuses et violentes. Les
danses se sont emparées du théâtre , car « elles sont
le sel des comédies , et sans elles une pièce ne vaut
rien, » dit franchement un Espagnol. La muse drama-
tique prend pour attributs l'épée et la guitare des An-
dalous, la mantille et l'éventail. Taner^ cantar, baylar,
pourrait-on écrire sur la toile. Les sérénades nocturnes
portent le même coup à la poésie lyrique , qui est faite
de débris du romancero , d'improvisations galantes et
de pointes ridicules. Enfin la pastorale, les petits vers
et les romans de chevalerie , lectures ordinaires des
femmes et des jeunes gens , achèvent d'entraîner l'Es-
pagne dans cette folie universelle, qui l'éloigné chaque
jour de 1? vérité, du beau et de l'action.
Dans la Tia fiiigida , Cervantes , préludant à la cri-
tique qu'il va diriger contre le siècle, nous fait entendre
une sérénade à demi littéraire dans le goût du temps.
Les étudiants de Salamanque, grands dénicheurs de
coiffes [deshollinadores) , s'assemblent sous les fenêtres
d'Esperanza, avec des grelots, une mandoline, une cor-
nemuse, une harpe et un poëte à la mode du jour. Le
poëte souffle au chanteur un sonnet dont voici la fin :
1, PelMcer. — « Los bayles... que es la salsa de las comedias y no
valen nada sin elles. «
VIE NOMABK. 285
Mon Espérance est petite, elle est naine;
Mon Espérance a dix-neuf ans à peine,
Mais pour la vaincre , il faut être un géant.
Qui ne voudrait, Espérance gentille,
Servir ta grâce?... Ah! pour que mon feu brille,
Jetez du bois dans mon foyer ardent !...
Yoilà , dit Cervantes , « leur sonnet excommunié ,
pièce sublime par l'admirable trait final sur le bois et
le feu, comme par l'antithèse du géant et de la naine. »
Mais comme Esperanza ne le goûte pas, on lui chante
d'autres vers pour la supplier de se montrer :
Si l'éclat de vos yeux se cache ,
Voilé par des nuages froids.
S'ils sont obscurcis une fois ,
Pour vos soleils c'est une tache.
De l'océan de mon Eimui
Si vous n'apaisez pas l'orage,
Le Désir en moi fait naufrage ,
Et mon Espérance avec lui.
C'est de vous seule que j'espère
La vie au milieu de la mort,
Le salut sur la rive amère,
La joie au sein du déconfort.
Le sonnet d'Oronte n'est pas plus alambiqué, et la
critique de Molière , au siècle suivant , n'est pas plus
directe. Avouons-le, Cervantes a devancé Molière sur
ce champ de bataille. Il prenait le rôle d'Alceste dès le
moment où il composait la Tia fingida. Mais cette nou-
velle, qui restait manuscrite, n'était lue que des connais-
seurs. De tout ce que je viens d'analyser, rien, excepté
Galatécj ne reçut les honneurs de l'impression. Le jour
vint où Cervantes se résolut tout à coup à mettre fin à
286 CHAPITRE VI.
sa vie nomade, à revenir à la cour, à reparaître, à
adresser au public un ouvrage de longue haleine, dans
lequel il dirait sa pensée critique, et enfin quil impri-
merait. Les traverses de sa vie suspendirent encore
l'exécution de son plan pendant quelques années; mais
il travailla où il put, et tout à coup, en 1603, on le vit
arriver à Valladolid, armé d un beau livre.
CHAPITRE VU
LA CRITIQUE — DON QUICHOTTE
Il y a à Yalladolid une pauvre maison, étroite et basse,
serrée entre les auberges d'un faubourg, près d'un ruis-
seau vide et profond qu'on appelle TEsguéva. C'est là
que vint babiter Cervantes en 1603, à l'âge de cin-
quante-sept ans. J'ai visité, avec une émotion que je ne
puis rendre, cette demeure, située sur le Rastro, hors
de la ville, et que ne signale ni une pierre, ni une
inscription*. Un escalier usé conduit aux deux modestes
cbambres qu'habita Cervantes : l'une, où sans doute il
couchait, est une pièce carrée, dont le plafond à solives
saillantes est peu élevé ; l'autre , espèce de cuisine
sombre donnant sur les toits des appentis voisins , con-
tient encore son cantarelo , c'est-à-dire la pierre creusée
de trous ronds, où se posaient les cruches pleines d'eau
[cantaros). kN^ç^Xm étaient sa femme, dona Catalina, sa
tille Isabel, qui avait vingt ans, sa sœur dona Andréa, sa
1. Un écrivain de VaUadolid, M. Maria Bueno , qui a bien voulu
être mon guide en cette ville , proteste avec énergie , dans un de ses
ouvrages, contre l'abandon où on laisse la demeure de Cervantes.
288 CHAPITRE VII.
nièce Conslanza, et une parente appelée dona Magdelena.
Une servante s'ajoutait encore à la tribu, dont elle
était le maître d'hôtel. Où logeait tout ce monde?...
Quoi qu'il en soit, on travaillait en famille. Les femmes
gagnaient leur vie en brodant les costumes de cour.
Yalladolid , séjour adopté par le nouveau roi et par le
duc de Lerme , était encombré alors, comme plus tard
Versailles , de gentilshommes , de grands d'Espagne et
de généraux. Les pauvres gens vivaient de cette affluence.
Le marquis de Yillafranca, revenant d'Alger à la cour,
fit faire son habit de gala par la famille du soldat poète
qu'il connaissait. Cervantes s'occupait soit à tenir les
comptes des ouvrières, soit à régler les affaires de quel-
ques seigneurs , soit à terminer le long procès que lui
avait intenté le Conseil des finances.
Le soir, tandis que l'aiguille des femmes courait sur
l'étoffe, il prenait la plume, et alors, sur le coin d'une
table, il écrivait ses pensées. C'est là qu'il fit le prologue
du livre qu'il composait depuis longtemps avec amour et
où il avait employé toute la force de son génie ; en l'appor-
tant avec lui à Yalladolid, il éprouvait des alternatives
d'espérance et de crainte, sentant bien que c'était la
maîtresse pièce de son œuvre. « Lecteur inoccupé, écri-
vait-il à la première page, tu m'en croiras sur parole,
je n'ai pas besoin de te le dire avec serment , je vou-
drais que ce livre , enfant de mon esprit , fût le plus
beau, le plus brillant et le plus spirituel qu'on puisse
imaginer.» Depuis vingt ans que la Galatée àyait paru,
Cervantes n'avait rien publié ; et tandis que la Galatée
était l'aimable apologie de toute la littérature du temps,
le livre qu'il allait imprimer ressemblait à une éclatante
raillerie contre la même littérature. Ce retour offensif
LA CRITIOUK. . 289
était donc en même temps une résurrection et comme
une palinodie. Quel livre d'ailleurs ! Et comment l'ap-
peler? Ni pastorale, ni nouvelle, ni roman; une œuvre
conçue en dehors des voies tracées et des genres con-
venus, mêlée des choses les plus diverses, où s'entre-
lacent, comme dans une trame chatoyante, les traits de
poésie naturelle et les traits d'ironie houffonne ; une
création toute personnelle par l'indépendance de la
pensée, et au fond un jugement universel qui met en
cause l'Espagne entière , ses goûts et ses mœurs , ses
héros et ses écrivains : car Don Quichotte est un juge-
ment. Cervantes appelle son pays à se connaître lui-
même ou à se reconnaître dans l'image qu'il lui pré-
sente. Témérité étrange, et qui le paraîtra davantage à
qui saura que l'auteur a eu cette audace quand il était
en prison.
Hélas! dit-il aNec une humilité moqueuse aux bonnes gens
dont il entrevoit la surprise, cet enfant de mon esprit a été conçu
dans une prison, là où se trouve le rendez-vous des ennuis et
le concert des bruits sinistres. Les inventions aimables et fécondes
(de vos écrivains ordinaires) naissent dans la douceur de la cam-
pagne, sous un ciel serein, au murmure des fontaines, à la faveur
du calme de l'âme. Mon génie rude et inculte n'a pu mettre au
monde pour cettehistoire qu'un être maigre, ratatiné (rtDe//a7ia(/o),
fantasque, plein de pensées étranges et diverses, qui jamais ne
hantèrent l'imagination d'autrui.
Ainsi, il l'avoue, il se singularise. En revenant au
milieu des beaux, esprits et des courtisans, il s'isole en
face d'eux; et il demande le jugement du peuple, qu'il
invoque respectueusement comme « l'arbitre séculaire, »
mais dont il ne sollicite ni indulgence, ni pardon :
Pour moi, je ne veux pas suivre l'usage et le courant; je ne
veux pas, comme font d'autres, te supplier, ô très-cher lecteur,
19
290 . CHAPITRE VII.
avec (les Uirmcs dans les yeux, de pardonner ou d'oublier les
fautes de mon œuvre.
Non ! c'est un combat sans merci , qui veut une sen-
tence sans faiblesse :
Juge, dit Cervantes au lecteur, juge ce fils de mon esprit;
tu n'es pas son parent, tu n'es pas son ami , tu as ton âme dans
ton corps, tu as ton libre arbitre, comme le plus huppé. Tu es
maître chez toi, comme le roi est maître de ses impôts... Te voilà
indépendant, délié de toute obligation et de tout respect. Dis
sur cette histoire ton opinion franchement, sans crainte ni dé-
tours !
L'écrivain convie la nation à se jtiger ; s'il gagne sa
cause , il aura remporté ce rare succès d'obtenir
du suffrage universel la condamnation d'une erreur
publique. Mais sera-t-il vainqueur? Le livre est une
grande nouveauté, l'auteur est déjà vieux: et la victoire
aime la jeunesse, ce Gomment, dit-il, comment ne pas
me troubler en pensant à ce que dira le vieux législa-
teur qu'on appelle le public, quand il me verra, après
tant d'années où j'ai dormi dans le silence de l'oubli,
paraître maintenant et apporter dans la plénitude de
mon âge une légende... » Ici l'ironie se fait jour. Ren-
trant dans son sujet, l'auteur reprend sa verve : « Une
légende, dit-il, sècbe comme un jonc , faite au rebours
des autres livres, sans imagination, sans grand style,
sans concetti^ sans érudition ni doctrine, sans commen-
taires à la marge et sans annotations à la table! » Et,
disant cela, Cervantes commence à railler, il prélude à
l'attaque, il s'anime peu à peu et se joue du danger;
enfin il s'échauffe tout à fait, il se jette au travers des
sottises contemporaines , et avec quelle fougue il monte
à l'assaut ! quel éclat de raison ! quelle sève î quelle
LA CRITIQUE. 291
ivresse de vérité ! quelle exaltation de bon sens! quelle
joie saine dans cette droiture d'esprit et de goût ! Quelle
jeunesse bien portante il oppose aux maladies morales,
aux déviations intellectuelles et aux pâleurs littéraires
de son temps ! La critique pour lui n'est pas cette ma-
trone sévère , au visage décoloré , dont la sécheresse
épouvante. Ennemi des pédants qui se pavanent sous
ses yeux, il les prend pour cibles et non pour modèles.
D'eux il n'imitera rien, ni le ton, ni les idées. L'indi-
gnation même, l'indignation classique, dont Juvénal a
dit qu'elle fait les bons vers, ne le tente pas : a Si l'in-
digné est un niais, écrit-il quelque part^ l'indignation
est une niaiserie. » Déclamer est aisé ; la satire est sou-
vent obscure et toujours elle nous contriste. La critique
qu'il aime, son génie la fera transparente, son cœur pas-
sionnée et jeune, son entrain contagieuse. La vraie ex-
piation des sottises des hommes, c'est la comédie qu'elles
donnent. Il écrira la comédie de son temps, qu'il a vue
de près, où même il joua son rôle, car il fut ébloui
tout le premier et peut dire des illusions et des aven-
tures de son siècle, comme le pieux Énée : Quorum
pars magna fui! S'il s'écarte de ses compagnons de
route , il ne se donne pas pour un misanthrope, ni pour
un ermite , encore moins pour un poëte incompris et
jamais pour un prophète, pour un voyant, pour un lynx
qui perce les ténèbres de l'avenir ; c'est un homme de
bon sens qui a vu bien des choses, qui a fait sa provision
d'expérience et d'observations, de fautes et de mé-
comptes. Une certaine perspicacité naturelle lui donne
des prévisions instinctives. Il pressent, il redoute quel-
1. Viaje al Parnaso.
292 CHAPITRE VII.
que chose ; il craint qu'on ne se trompe , il voudrait
éclairer là-dessus bien des gens. Mais on n'éclaire pas
sans flamme; il fait sa critique étincelante, radieuse et
comme diaprée de mille feux. Tantôt elle est somptueuse
et descriptive, tantôt noble et attendrie, tantôt d'une
jovialité franche. Elle emprunte aux poêles leur élé-
gance, aux enfants leur franc rire, aux femmes leur se-
cret de plaire et ne laisse croire à personne qu'elle soit
profondément savante. Cet art merveilleux qui met l'in-
vention dans la critique et fait prendre la raison même
pour l'imagination dans sa puissance et dans sa fleur, est
le triomphe du génie méridional.
D'expliquer comment un homme en prison, accablé
par le malheur et la pauvreté, a pu garder une pareille
liberté d'esprit, je ne l'essayerai pas. Dans ce livre uni-
que, le plus gai du seizième siècle, il y a un long cou-
rage; car Don Quichotte est l'œuvre de quinze années
au moins d'études et de misère. La première partie,
commencée à Séville ou à Argamasilla, achevée en 1603,
publiée en 1604, est d'un railleur; la seconde, venue
dix ans plus tard, est d'un philosophe. Durant ces inter-
valles, le conte se transforme peu à peu sous la main
de l'auteur, comme ces notes de Pascal qui ont formé
un livre tout à la fois brisé et large. Jour par jour Cer-
vantes y recueille ses jugements. Mille allusions aux
hommes et aux idées du temps font passer devant nous
le siècle tout entier, et la littérature du moyen âge qui
agit sur le siècle. C'est une mine d'observations inépui-
sable.
Cette variété si pleine a ouvert, comme on devait s'y
attendre, une vaste carrière à Tinterprétation. Que d'é-
crivains ont essayé de trouver le sens de Don Qui-
LA CRITIQUE. 293
chotte ^ les uns expliquant le détail, les autres donnant
d'un coup et à vue du pays leur appréciation décisive !
On composerait une curieuse bibliothèque des commen-
taires savants publiés sur ce livre joyeux. Il y en a de
politiques. Le chevalier de la Manche n'est-il pas, dit-
on, le duc de Lerme, ou Philippe II? — Il ressemble
surtout, quand il se bat contre les moulins, à Charles-
Quint tirant Tépée, dans sa jeunesse, contre les figures
armées des grandes tapisseries; et on notera que Cer-
vantes , quand il brûle les livres ridicules , fait tomber
dans le feu , comme par mégarde , les apologies de
Charles-Quint, la Carolea^ le Carlo Famoso^ le Léon
de Espana. — On se trompe, dit Daniel de Foë, le che-
valier de la Triste-Figure n'est autre que le duc de
Medina-Sidonia, raillé ouvertement dans un sonnet de
Cervantes. D'autres pensent que c'est toute la politique
et toutes les institutions du temps que Fauteur a en vue.
Ainsi Puigblanc reconnaît une caricature de l'Inquisi-
tion dans l'épisode d'i\ltisidore. Un auteur inconnu a
mis habilement son interprétation sous le nom de Cer-
vantes qui , voulant , dit-il , réveiller les intelligences
endormies, a découvert lui-même le sens de ses allu-
sions, dans ce pamphlet de la Fusée qui a donné lieu à
tant de discussions '.
— Tout au contraire, dit Yicente Salva, Cervantes a
fait une œuvre littéraire, un livre de chevalerie, destiné à
surpasser tous les autres, en se dégageant de ce qu'ils
avaient d'absurde. — Non, interrompent de savants juges,
1. El Bitscapic, mot à mot le serpenteau, le cherche-pieds, n'a
plus que l'intérêt des livi-es anonjmes. Je ne m'y arrête donc pas. Je
me borne à signaler ce fait, que les admirateurs de ce petit livre poli-
tique sont presque tous Galiciens ou Portugais.
294 CHAPITRE VII.
Cervantes a fait le portrait ou la caricature des personnes
de son temps. Leduc qui reçoit don Quichotte n'est autre
que le duc de Yillahermosa. Dulcinée est Timage d'Ana
Zarco de Morales, fdlede Tunique hidalgo qui vivait chez
les Morisques du Toboso, et on le prouve en renver-
sant les lettres de son nom. Don Quichotte est la figure
ridiculisée d'un parent de la femme de Cervantes,
qui s'était opposé à son mariage, à moins qu'il ne repré-
sente un alcade ou un gentilhomme du bourg d'Argama-
silla, où Cervantes fut prisonnier.
Parmi toutes les hypothèses que l'on présente, les
unes n'ont pris de la consistance qu'à force d'être répé-
tées; les autres, dues à des hommes de science et d'esprit
comme M. Hartzembusch , Guerra y Orbe, Cayetano
Rosell et La Barrera, jettent une curieuse lumière sur les
origines de l'œuvre. Il est certain que l'auteur a pris son
bien partout, comme Molière, et que les villages comme
les villes lui ont donné cette ample comédie à cent actes
divers dont parle La Fontaine. Je crois volontiers que
la Lucinda^ chantée par Lope de Yega avec tant de
vanité galante et ridicule, est quelquefois venue à la
pensée de Cervantes, quand il parlait de l'Andalouse Cas-
sildée de Yandalie ou de la Manchoise Dulcinée du To-
boso. Il est vraisemblable qu'il n'a pas vu sans rire le
personnage qui figure encore à Argamasilla, peint dans
l'église, avec sa nièce, Rodrigo Pacheco, hijodalgo
unique et incomparable, que les filles du peuple ont
depuis appelé don Quichotte. Cervantes s'amuse évidem-
ment de quelques ridicules contemporains, quand il
place dans l'académie d'Argamasilla le Monicongo et le
Paniaguada, le Caprichoso et le Burlador, le Cachidia-
blo et le sacristain Tiquitoc. Il joue avec les noms comme
LA CRITIQUE. 295
avec les vanités humaines. Les mots Rocinante et Panza
ont un sens, comme aussi don Quijote qui veut dire cuis-
sard, mais qui devient tour à tour quijada, mâchoire,
etquesada, tarte au fromage. Le railleur s'amuse de son
propre nom : Cervantes se traduit en arabe Ben-En-
geli, dont Sancho fait Berengena^ aubergine. Ailleurs le
mot Cervantes, qui se prononce en castillan et qu'il signait
Cerhantes, se transforme, par une assonnance toute mé-
ridionale, QïiBerganza. De même dans toutes ses œuvres :
tantôt il y mêle les noms de ses amis et des siens, comme
Isunza, Campuzano, Yozmediano, Saavedra; tantôt il
marque la transfiguration morale de ses personnages par
la métamorphose de leur nom, comme lorsqu'il appelle
Zara Zoraïde ou Ganizarès Garrizales. L'étudiant qui se
fait picaro et commence à ourdir sa trame s'appelle dès
lors Urdialês, et le valet de ferme qui se fait bohémien
se baptise Urdemalas.
Cervantes est plein de ces fantaisies et il les sème à
pleines mains dans son roman critique. Au seuil même de
l'œuvre apparaît, comme une énigme, Urgande la dé-
connue, c'est-à-dire la fée du moyen âge, subtile et mys-
térieuse, la dona Urraque des légendes, et autour d'elle
un cortège de vieux vers, de refrains tronqués et de. stro-
phes vermoulues.
Yoilà son but, s'écrie lord Byron : attaquer la poésie
du moyen âge, le monde chevaleresque et tout ce qui est
noble. c( De tous les romans, c'est le plus désolant,
d'autant plus qu'il nous fait sourire... Quelle doulou-
reuse leçon morale doit-on tirer, quand on réfléchit, de
ce vrai poëme épique! Redresser les torts, venger les
opprimés, est-ce un projet qu'il faille reléguer parmi les
rêves illusoires de notre imagination? Sera-ce un ridicule
296 CHAPITRE VIL
de courir après la gloire en dépit de tous les obstacles, et
Socrale lui-même ne serait-il que le don Quichotte de la
sagesse? Un sourire de Cervantes a anéanti la chevalerie
espagnole; dune seule épigramme, il a rompu le bras
droit à sa patrie. L'Espagne, à dater de ce jour, n'en-
fanta plus que rarement des héros. Au contraire, quand
ce roman vint la charmer, le monde entier s'ouvrait
devant ses brillants guerriers. Telle fut l'action du génie
de Cervantes. Toute sa gloire d'écrivain fut acquise au
prix de la ruine de sa patrie ^ »
Ainsi, l'auteur de Don Quichotte aurait fait la déca-
dence qu'il voulut conjurer, il en serait l'auteur parce
qu'il en fut le témoin! Pour l'avoir prévue, il l'aurait
causée! Non, nous avons vu ses œuvres de la pre-
mière heure, toutes chevaleresques. Cervantes n'était
pas, comme Byron, un gentilhomme mécontent de sa
patrie qui s'imagine, en réclamant pour don Juan des
privilèges de caste, réclamer la liberté. Cervantes était
un gentilhomme vaincu qui, ne gardant plus l'espoir du
triomphe, s'instruisait par sa défaite, et, sans abdiquer
le fier souvenir de son passé, acceptait loyalement les
enseignements de la vie présente. Il n'attaque pas la
noblesse, qu^Avellaneda lui reproche d'aimer trop; il
n'a pas un mot d'ironie contre les prétentions, les
préjugés et Toutrecuidance des hommes plus heureux
que lui qui le dédaignent. Rien chez lui de ces pas-
sions envieuses et de ces influences de haine qu'en
tout temps et en tout pays les convulsions sociales lais-
sent après elles, comme les inondations leur limon. Il parle
delà noblesse avec justice, delà chevalerie avec l'éloquence
]. B^Ton , Don Juan, chant xiu^.
LA CRITIQUE. 297
d'iin amour déçu, et de son pays avec une telle absence
de haine que sa gaieté cordiale gagne sa patrie entière.
Son objet est plus noble et plus vaste : c'est Tesprit même
de son temps . Gardons-nous de réduire son dessein aux pro-
portions inférieures d'une satire ou d'une personnalité;
s'il en était ainsi, le livre perdrait d'un coup son intérêt uni-
versel . N'essayons pas davantage de rapporter ses figures à
un modèle exclusif. Combien de paysannes de l'Attique
a vues le sculpteur grec qui fait une statue immortelle?
Où sont les femmes du Transtevère dont le peintre ro-
main étudia la beauté puissante? Quand Cervantes a-t-il
rencontré la noble et étrange figure du chevalier qui sur-
vit au moyen âge? Je pourrais croire et dire qu'il son-
geait à Quixada, le mentor de don Juan d'Autriche, ou à
Quesada, le gouverneur de la Goulette, qui fut pris avec
lui autrefois, — deux hommes auxquels les interprètes
n'ont pas songé.
Mais le détail de sa pensée est infini et déborde un
cadre si étroit, tandis que la portée de l'œuvre et le point
où elle vise sont beaucoup plus élevés et plus nets. Le but
de Cervantes, son but unique, est la haute critique des
idées : surprendre les idées fausses, les sentiments fac-
tices et les erreurs contagieuses, leur donner une forme
sensible et un relief extraordinaire, les mettre en
scène et les livrer au sourire ; cela fait, dresser l'épi-
taphe du merveilleux qui est un mensonge, de l'amour
platonique qui est une hypocrisie, du roman efféminé
qui est un poison, de l'orgueil féodal et de la manie che-
valeresque, qui sont des anachronismes, c'est l'œuvre
exquise qu'il se propose d'accomplir. Et, chose étrange,
il y apporte, avec sa gaieté intarissable, je ne sais quoi
d'aventureux, de noble et de chevaleresque. Lorsqu'il
298 CHAPITRE VII.
arrive, en 1603, à Yalladolid, avec son manuscrit,
lorsque, dans son prologue, il s'avance, seul et résolu,
demandant le champ clos et présentant le défi à son
temps, cet homme, qui veut rompre en visière à toutes
les chimères de Tesprit public, ressemble aux preux
d'autrefois qui combattaient pour leur dame.
Cervantes combat pour la vérité, qu'il croit plus belle
que la beauté môme. C'est là ce qui le guide ou le ra-
mène quand il traverse, avec tant de caprice apparent,
des sujets si divers. La matière de l'ouvrage , qui est
l'illusion des hommes , se multiplie et se transforme
devant lui, toujours nouvelle, sans fin ; il va à la suite, il
s'abandonne , soutenu par cette même passion du vrai
qui est l'inspiration , l'unité et l'harmonie secrète du
livre. Yoilà, je crois, l'explication générale. du Don
Quichotte; mais pour le comprendre dans sa variété , il
faut quelques approches. J'essayerai de raconter ici l'his-
toire de ce chef-d'œuvre et de le replacer un instant
dans les conditions où il fut conçu, développé et mûri.
Si je devais assigner une date à la composition pre-
mière de Don Quichotte, ce serait l'année 1S98. Cer-
vantes est en prison , il lit et médite , il songe à sa vie
passée qui lui semble un singulier rêve, à la littérature
dont il saisit l'étrange légèreté, à Philippe II, qui vient
de mourir, et à l'Espagne qui s'endort au bruit des séré-
nades. C'est de lui-même qu'il rit d'abord; il s'amuse
des bouffées d'orgueil et d'héroïsme qui jadis lui mon-
taient au cerveau, quand il se fit soldat; il s'étonne de
l'ardeur naïve qu'il a mise à composer son élégante et
menteuse Galatée^ quand il se fit recevoir parmi les
poètes à la mode. Cet homme qui a voulu conquérir
LA CRITIQUE. 299
Alger et conseiller Philippe II , ce brave Saavedra était
un vrai chevalier errant; le voilà mort et Cervantes
raille son ombre. Mais Tesprit de chimère qu'il étouffe
en lui, il le trouve dans toute l'Espagne, grandi, puissant
et faussé encore par un mélange d'idées moins nobles
et moins sincères. Dans la vie de hasard des picaros
qui se disent libres , dans la paresse des gentilshommes
qui s'enorgueillissent d'être inutiles , dans les rêveries
des femmes et des jeunes gens qui prennent le raffine-
ment de la galanterie pour l'idéal de l'amour, Cervantes
reconnaît partout un même esprit d'aventure et d'ex-
travagance ; et tandis qu'il essaye de démêler l'étrange
confusion de l'imagination espagnole, il la découvre en
quelque sorte sous sa main, tout exprimée et toute
vivante : c'est le roman de chevalerie qui sert d'expres-
sion à la chimère publique. Là est le magasin des
inventions et des enchantements que l'on rêve. Là
sont les modèles et les types sur lesquels on se règle ,
Amadis, Primaleon, Florisandro , Lisuarte, Lépolème,
Platir, Olivant, Bélianis, etc., héros de roman qui pour-
fendent l'univers et en apportent les débris aux pieds
d'Oriane ou de Madasime. Cette vision sublime, dans
laquelle l'honneur et l'amour platonique se donnent la
main, est chose très-grave et très-noble aux yeux de
tous. C'est une folie sérieuse, « une extravagance raison-
nable, » d'autant plus dangereuse qu'elle est plus naïve.
Cervantes l'observe avec une admiration croissante et
s'écrie : « C'est une folie tellement inouïe que je ne sais
si, voulant l'inventer et la fabriquer à plaisir, on trou-
verait un esprit assez ingénieux, pour l'imaginer*. »
1. Voir Don Quichotte, i, 30.
aOO CHAPITRE VII.
Nous nous rimaginons, aujourd'hui que nous avons \u
la France du dix-septième siècle se passionner pour
VAst7'ée et la Clélie , et l'Angleterre du dix-huitième
prendre fait et cause ij^our Clarisse Harlowe. Mdiis alors,
en J598 et en Espagne, la vogue merveilleuse des Ama-
dis était quelque chose comme une épidémie céréhrale
dont personne n'osait rire. Un jour, un seigneur rentre
chez lui et trouve sa femme en pleurs : « Qu'avez-vous?
quel malheur est-il arrivé? lui dit-il. — Seigneur, Ama-
dis est mort! » On ne voulait pas que le romancier mît
fin aux jours de ses héros. L'infant don Alonso intervint
personnellement auprès de i'auteur de l'Amadis por-
tugais pour le supplier de refaire le chapitre dans lequel
était sacrifiée la senora Briolana. Ces êtres de fantaisie
prenaient un corps et une réalité dans l'esprit de tout
le monde. Il était reconnu de tous que le roi Arthur
de Bretagne reviendrait un jour. Julian del Gastillo,
qui écrivait en 1S87, affirme, faut-il l'en croire? qu'au
moment où Philippe II épousa Marie d'Angleterre , il
dut réserver les droits du roi Arthur et promettre de
lui céder le trône quand il reviendrait. Les fictions che-
valeresques devenaient des articles de foi. Un gentil-
homme, Simon de Silveyra, jura un jour sur l'Évangile
qu'il tenait pour certain et véridique l'histoire d'Amadis
des Gaules ^
Que dire à cet argument ? Comment lutter contre des
chimères devenues des convictions? A celui qui mettait
en question la seule réalité des héros de roman, on ré-
pondait que c'était douter de l'Espagne môme , de sa
gloire, de son passé et de l'histoire entière. Quand Ger-
1 V. Franyois de Poiiugal , An de GalaïUeric.
LA CRITigUE. 301
vantes osa soutenir la proposition formulée dans son
Don Quichotte^ à savoir que « les livres de chevalerie
sont des menteurs inutiles et nuisibles à la république,
qu'on fait mal de les lire, plus mal de les croire et plus
mal encore de les imiter , » Cervantes fit un coup
d'État.
Cervantes , avant d'ouvrir le feu , examina l'armée
ennemie. Il voulut lire tous les romans, les connaître
tous, les juger sans en excepter un seul, ce qu'il fit
avec l'exactitude d'un bibliophile. Il a devancé sur ce
point l'érudition moderne qui procède depuis un siècle
au dénombrement des vingt-quatre Amadis, des douze
pairs de France, des vingt-cinq chevaliers de la Table-
Ronde et des compagnons sans nombre de Godefroi de
Bouillon. Il a su comme nous l'origine réelle et l'anti-
quité effrayante de ces types des Tristan et des Lancelot
que toutes les nations de l'Europe se sont empruntés
successivement. Le moindre d'entre eux avait déjà au
temps de Cervantes deux ou trois cents ans d'existence ;
mais leur costume , leur rôle et leurs paroles d'amour
leur donnaient une jeunesse apparente. Cervantes recon-
nut dans ces protées autant de Mathusalems.il dénonça
toul d'abord à l'Espagne leur jeunesse d'emprunt. C'était
le passé, c'était le moyen âge, c'était enfin l'esprit étran-
ger, qui se personnifiaient et se survivaient sous le
masque élégant des Amadis. Don Quichotte lui-même
est chargé de déclarer leur antique origine :
Vos Grâces, dit-il, n'ont-elles pas lu les chroniques et les
annales d'Angleterre, où il est question des fameux exploits du
roi Arthur, que dans notre idiome castillan nous appelons le roi
Artus, et duquel une antique tradition reçue dans tout le royaume
de la Grande-Brelagne raconte qu'il ne mourut pas, mais qu'il
302 CHAPITRE VII.
fut, par art d'enchantcmenl, changé pn corbeau, et que, dans la
suite des temps, il doit venir reprendre sa couronne et son
sceptre, ce qui fait que, depuis celle époque jusqu'à nos jours,
on ne saurait prouver qu'aucun Anglais ait tué un corbeau. Eh
bien , dans le temps de ce bon roi fut institué ce fameux ordre
de chevalerie appelé la Table-Piondc, et se passèrent de point en
point, comme on les conte, les amours de don Lancelot du Lac
et d(; la reine Genièvre, amours dont la confidente et la média-
trice était la respectable duègne Ouintagnone. Depuis lors, et de
main en main, cet ordre de chevalerie alla toujours croissant et
s'étendant aux diverses parties du monde. Ce fut en son sein
que se rendirent fameux et célèbres par leurs actions le vaillant
Amadis de Gaule, avec tous ses fils et petits-fils, jusqu'à la cin-
quième génération, et le valeureux Félix-Mars d'Hyrcanie, et cet
autre qu'on ne peut jamais louer assez, Tirant le Blanc ; et qu'en-
fin, presque de nos jours, nous avons vu, entendu et connu l'in-
vincible chevalier don Bélianis de Grèce.
« Quelle progression douce et charmante de hauts
faits amoureux et guerriers! » dit-il encore, en voyant
surgir du fond du neuvième et du dixième siècle, re-
naître et se succéder les chevaliers de fantaisie.
De fait, c'est un arhre généalogique immense dont les
racines sont cachées sous la terre et dont les branches
couvrent l'Europe. Cette ramification luxuriante s'est
projetée dans les œuvres modernes de l'Arioste, de
Wieland, de Spencer, et est venue finir dans les feuilles
légères de la bibliothèque bleue. Tel était le nombi^e
des héros de roman qu'il a fallu pour les classer, grou-
per les types célèbres par familles et par dynasties, rap-
porter à de grands cycles les contes nomades et par-
tager par régions géographiques le monde des épopées
romanesques. Le moyen âge même faisait ainsi lorsqu'il
distinguait la matière de Bretagne et la matière de
France^ c'est-à-dire les histoires du roi Arthur et celles
de l'empereur Ghaiiemagne. Ce nom général était fort
LA CRITIQUE. 303
juste; les récits poétiques formaient une matière abon-
dante et fusil)le qui coulait dans tous les sens, une sorte
de lave ardente qui descendait de proche en proche ,
de contrée en contrée, se moulant sur chaque terrain
nouveau , tandis que le foyer d'éruption restait perdu
dans les vapeurs fumeuses et lointaines d'un sommet
oublié.
Pour mesurer la puissance et l'effort du génie de
Cervantes qui a osé arrêter le cours de cette invasion
séculaire, il faudrait suivre ici et retracer en détail les
migrations du roman de chevalerie. Ce serait une entre-
prise trop vaste. Mais reconnaissons du moins qu'il y
avait quelque chose de presque invincible dans le mou-
vement qu'il combattait , mouvement frivole dans sa
cause et sérieux dans ses effets. En définitive , si les
familles romanesques ont joui d'une pareille longévité,
c'est que les influences intellectuelles sont profondes et
durables; c'est que les idées littéraires, si vagues qu'elles
paraissent, possèdent une incroyable puissance de trans-
mission ; c'est enfin que les héros de roman , ridicules
ou magnifiques, représentent l'imagination de l'Europe
et sont l'expression d'un idéal universel , contemplé
successivement par tous les peuples. Ce commerce des
esprits , ces échanges des nations, tiennent à l'histoire
morale du moyen ûge et aux origines les plus intimes
de chaque peuple. Il n'est pas exact de dire avec
M. Ticknor, bon juge d'ordinaire, mais historien pro-
testant d'un peuple catholique , que la crédulité reli-
gieuse de l'Espagne explique sa littérature chevale-
resque. Elle a reçu d'ailleurs les romans de chevalerie
dont je vais indiquer sommairement l'itinéraire.
Cette littérature voyageuse est venue, comme le dit
304 CHAPITHE VII.
Cervantes, de Bretagne, c'est-à-dire d'un pays à moitié
français, à moitié anglais. Dans la vieille Armorique, au
bord de TOcéan, au milieu d'une nature vierge et sévère,
les Celtes, refoulés par Rome et par les Germains, com-
posèrent les premiers des légendes où éclatèrent leurs
regrets et leurs espérances. Tour à tour elles retra-
çaient l'histoire d'Arthur, le roi vaincu, qui devait res-
susciter, ou celle de Merlin l'enchanteur, qui savait les
mystères des choses, et de la fée Viviane, qui était la
nature môme dans sa vie et sa fécondité éternelles.
Cette poésie de race, spontanée, sauvage et grandiose,
où se mêlèrent bientôt des récits d'amour, passa peu à peu
chez les Bretons d'Angleterre et chez les Normands de
France. Mise en latin et en français, elle dépouilla, avec
son costume originel, le ton grave et rêveur des souve-
nirs celtiques. Chaque peuple y choisit et y ajouta ce
qui lui plaisait. Les Normands la firent active et nette,
les Champenois la rendirent railleuse et coquette, l'Al-
lemand Wolfram d'Eschembach s'en servit comme d'un
instrument de polémique religieuse. Ainsi se répan-
dirent les romans de la matière de Bretagne au milieu
de l'Europe carlovingienne et féodale.
Aleurtour, les romans delà matière de France étaient
nés au temps de Charlemagne, dont ils racontaient les ex-
ploits ou les revers dans des chansons de geste beaucoup
plus positives que les rêves bretons. Dès le milieu du
dixième siècle, notre pays offrait aux chanteurs de toute
l'Europe une doul)le moisson de contes qui, chantés par
les trouvères , ornés par les troubadours , applaudis de
château en château, portés en Europe par les voyageurs
et en Orient par les croisades, s'acclimatèrent partout
et traversèrent les siècles comme les pays, sans vieillir,
LA CRlTlgUE. 305
sans s'aiTcter, sans mourir, car de nouveaux poètes les
transformaient incessamment. Renouvelés et rajeunis par
le voyage même, les plus antiques paraissaient nou-
veaux, grâce à la distance des temps ou des lieux. D'ail-
leurs ils recevaient chemin faisant des éléments nou-
veaux; avec une souplesse merveilleuse, les héros des
vieux romans se faisaient Texpression de la société nou-
velle. Les phénix d'autrefois renaissaient de leurs cen-
dres. Le seizième siècle les accueillit comme des nou-
veau-nés. Jamais ils n'eurent plus d'éclat et de fraîcheur
qu'alors. Il semblerait pourtant que la fin du moyen âge
dût marquer celle de leur règne. Mais les fictions roma-
nesques venaient de recevoir une forme nouvelle qui
leur donna une jeunesse de ton extraordinaire. La Cas-
tille avait créé l'admirable conte à'Amadis de Gaule \
Le premier Amadis, en effet, parut un chef-d'œuvre,
et l'Europe entière l'admira ; même aux yeux de Cer-
vantes qui le combat, c'était une composition supérieure
à toutes les autres du môme genre. Le Tasse en vantait
la grâce et la noblesse. La critique y reconnaît encore
un modèle de langue. Mais le secret de l'influence
d'Amadis, c'est qu'il est l'expression ardente, élevée et
sincère des sentiments d'une race. L'héroïsme grave de
la Gastille respire encore dans toutes ces pages , à tel
point que d'Herberay des Essarts , voulant traduire
A?nadis en français, demande la permission de l'adou-
cir, de l'humaniser et de retrancher les hautes réflexions
qu'on y trouve en abondance sur l'honneur, sur la gloire
1. Voir, pour Thistoire des romans de chevalerie, le Tabîemi delà
Littérature française au qnalorzième siècle , par M. Victor I^eclerc, le
travail de M. Ch, d'Héricaull sur V Épopée française^ celui de M. Louis
Molaiid , les Origines littéraires.
50
306 CHAPITRE V]I.
et sur Tamour. Ce romnn néanmoins était venu origi-
nairement, comme les autres, de Tétranger; Amadis
de Gaule, ou plutôt de Galles, fut Breton, Picard et
Portugais avant d'être Castillane Mais un jour la Cas-
tille le reçut, elle se l'appropria. Elle incarna en lui
son orgueil, sa valeur, la dignité naturelle de ses façons,
tous les traits de son caractère national. Amadis est le
symbole de l'honneur castillan ; sans doute il aime une
femme , il admire la beauté de sa maîtresse Oriane , il
traverse mille aventures pour lui plaire et la mériter ;
mais il respecte surtout en elle la parole qu'il lui donna
de l'aimer. Oriane, à son tour, a pour Amadis une ten-
dresse sévère, virile, qui ne ressemble ni aux caprices
despotiques , ni aux troubles d'amour des héroïnes
ordinaires. Tous deux sont dominés, comme les che-
valiers qui les entourent , par une ambition morale
qui est leur passion réelle : tous deux ont l'émulation
du courage et de l'activité. Amadis quitte Oriane pour
l'honorer en allant chercher des victoires; Oriane, à son
tour, cède de bon cœur son empire à celui de la gloire.
Elle dit en souriant à don Brian de Monjaste :
Je crains que votre cœur ne soit pas tellement subjugué et en-
chaîné par les choses de l'amour {aficionado a las cosas de las
miigeres) qu'elles puissent en rien vous distraire ou vous détour-
ner de votre but. En effet, ajoute l'auteur, don Brian, malgré
sa jeunesse et sa grande beauté, se donnait aux armes et aux
choses de cour (cosas de palacio) plus volontiers qu'il ne se lais-
sait passionner et subjuguer par aucune femme.
La Gastille adopta avec enthousiasme un roman où
elle se reconnaissait elle-même. Mais cet Amadis de
1. Voir, pour la discussion des origines, une llièse de M. Baret.
LA CRITIQUE. 307
Gaule, on essaya de le recommencer, et il ouvrit la porte
à d'autres livres de chevalerie, d'un esprit différent, ou
même entièrement opposé, comme T histoire de Tirant le
Blanc de la Boche Salée, Chevalier de la Jarretière ,
qui, par ses hauts faits de, chevalerie, devint prince et
César de l'empire grec. C'était une œuvre valencienne
ou limosine des plus galantes.
— Bénédiction ! dit le curé quand il aperçoit, dans la biblio-
thèque de don Quichotte, Tirant à côté d'Amadis, vous avez là
Tirant le Blanc! Donnez-le vite, compère, car je réponds bien
d'avoir trouvé en lui un trésor d'allégresse et une mine de diver-
tissements. C'est là que se rencontrent don Kyrie-Eleison de
Montalban, un valeureux chevalier, et son frère Thomas de Mon-
talban, et le chevalier de Fonséca, et la bataille que livra au
dogue le brave Détriant, et les finesses de la demoiselle Plaisir-
de-ma-vie, avec les amours et les ruses de la veuve Reposée, et
madame l'Impératrice, amoureuse d'Hippolyte, son écuyer. Je
vous le dis en vérité, seigneur compère, pour le style, ce livre
est le meilleur du monde. Les chevaliers y mangent, y dorment,
y meurent dans leurs lits, y font leurs testaments avant de mou-
rir, et l'on y conte mille autres choses qui manquent à tous les
livres de la même espèce. Et pourtant je vous assure que celui
qui l'a composé méritait, pour avoir dit tant de sottises sans y
être forcé, qu'on l'envoyât ramer aux galères tout le reste de ses
jours.
Tous les romans de chevalerie qui s'étaient introduits
par Valence et Lisbonne acquirent tout à coup une in-
fluence extraordinaire sur TEspagne, qui les lut comme
on lit de Thistoire. Elle trouva dans les chansons de
geste de la matière de France un souvenir historique
des batailles livrées par elle aux Sarrasins, dans les
aventures de la Table-Ronde un récit fidèle des actions
merveilleuses de sa vieille noblesse et des temps féo-
daux. Bientôt il lui sembla que le monde des che-
308 CHAPITRE VII.
valiers , avec ses lignages lointains , ses exploits fabu-
leux et sa courtoisie héréditaire , était l'image môme
d un passé plein de gloire.
De 1350 à 1600, l'Espagne prend au sérieux ces
annales fantastiques, et le roman, complice de l'orgueil
national, est non-seulement admiré et lu partout, mais
encore imité et mis en action. Pour prendre rang parmi
les claros varones de Castilla^ on va présenter le combat
à tout venant, comme fit, en J440, Ruy Diaz de Men-
doza, à l'occasion du mariage du prince don Enriquc.
On prépare les jeunes gens aux pas d'armes , commiO
jadis. Les mœurs et l'éducation du treizième siècle se
ravivent au quinzième et au seizième sous l'influence
du roman. A son tour, le roman se multiplie à la faveur
de cet engouement général. Après VAmadis, paraît aie
Ra?neau qui sort des quatre livres d'Amadis de Gauky
appelé les Prouesses du très-vaillant chevalier Esplan-
dian. » Ce livre des Prouesses [las Sergas, ip^(OL) a été
écrit c( en grec » par maître Hélisabad, chirurgien
d'Amadis. — « Brûlez-le, dit le curé, il ne faut pas tenir
compte au fils du mérite du père. » On produit ensuite
Florisando , neveu d'Amadis, puis Lisiiart , fils d'Es-
plandian , puis le célèbre Amadis de Grèce , prince et
chevalier de l'Ardente-Épée , dont l'histoire a été ra-
contée en grec par le sage Alquife. — « Envoyez à la
basse-cour, dit le curé, tout ce lignage des Amadis, et
le berger Darinel et la reine Pintiquiniestra ! »
Mais Lisuart a eu pour fils Anaxartes et ce Florisel de
Niquée , dont la vie fameuse fut racontée par Zirphéa ,
reine d'Argine, et transcrite par le noble chevalier Feli-
ciano de Silva. — Quel admirable style, raffiné, entor-
tillé et digne ^de ravir don Quichotte, surtout dans les
LA CRITIQUE. 309
lettres galantes ou les cartels de défi! s'écrie Cervantes.
C'est là qu'on trouve :
La raison de la déraison qu'à ma raison vous faites affaiblit
tellement ma raison qu'avec raison je me pla.ins de votre beauté;
et de môme on y lit encore : Les hauts deux de votre divinité qui
divinement par le secours des étoiles vous fortifient et vous font
méritante des mérites que mérite votre grandeur.
Les écrivains relisent toutes les fictions de la matière
de Bretagne et en font des rapsodies toutes neuves pour sa-
tisfaireTappétit des lecteurs. Le roi Artus et l'enchanteur
Merlin, la reine Genièvre el Lancelot, Tristan et la reine
Iseult , s'emparent de nouveau des imaginations. Les
héros de la matière de France , Gharlemagne , Roland ,
Renaud, Ganelon, Fierabras, leur disputent la vogue.
De son côté arrive la jolie légende provençale de Pierre
et de Maguelonne, qui traversent les airs sur leur cheval
de bois. — «Nous avons la cheville qui faisait tourner le
cheval , dans la galerie d'armes de nos rois , » dit Cer-
vantes, et il y a joint ala trompe de Roland, aussi longue
qu'une grande poutre,» avec le baume de Fierabras, qui
permet, quand un chevalier est fendu par le milieu du
corps, de le rajuster exactement. Cervantes fait sa
collection; il demande à tous l'épée de Chariot, fds de
Gharlemagne, qui frappa Baudouin de vingt-deux coups,
afin de lui enlever sa femme, « histoire sue des enfants
comme des jeunes gens , vantée, que dis-je? crue des
vieillards, et avec tout cela véritable comme les mi-
racles de Mahomet. » Que de héros encore ! les Palme-
rin, don Clivante de Laura, le présomptueux Félix Mars
ou Florismars d'Hircanie, et ce prince don Belianis de
Grèce, qui est couvert de cicatrices, mais invincible
3i0 CHAPITRE VII.
et immortel! Cette dernière iiistoire fut dictée à un
avocat de Madrid par Tencbanteur Friston. L'aventure
de Lépolème , chevalier de la croix , vint de chez les
Arabes entre les mains d'un pieux auteur qui voulait
inaugurer le romande chevalerie chrétien. — ((Derrière
la Croix se tient le diable , dit le curé de Don Qui-
chotte, ï) En effet il s'opéra bientôt un mélange bizarre
des idées les plus sérieuses et des conceptions les plus
folles.
Dans ce ?nare magmim des aventures, comme l'ap-
pelle Cervantes, les écrivains mystiques introduisirent
des légendes sacrées et toute une caballeria celestial;
les poètes de cour, une galanterie élégante déguisée sous
les raffinements d'un platonisme menteur; les historiens,
des traditions et des chroniques qui semblaient de l'his-
toire; les capitaines devenus écrivains, leurs rodomon-
tades; les captifs rachetés, leurs faux mémoires; les
érudits, leurs lectures, leur arabe, leur grec, chacun
son caprice, son goût et ses rêveries. Dans le même
temps, les héroïnes de FArioste arrivaient d'Italie, les
types indiens et sauvages venaient du nouveau monde,
les nymphes pastorales du fond de l'antiquité; enfin
le romancero gardait toujours du moyen âge les populaires
souvenirs, les grands noms et les débris de poésie ly-
rique. Tout se mêla dans l'imagination du temps.
Il arrive toujours, quand on mêle l'histoire et le ro-
man, que l'histoire a tort. Quand le faux avoisine le
vrai, il le corrompt. La partie noble ou élégante de
la littérature, en subissant le contact du faux goût,
se vicia. La foule sacrifia l'or au clinquant. Bien-
tôt les héros historiques parurent moins beaux que
les héros de roman; le Cid fut immolé à Palmerin et à
LA CRITIQUE. 311
Galaor ; VAmadis de Gaule pâlit en face de VAmadis de
Grèce; la grâce de TArioste plut moins que l'afféterie
de Gongora.
On disait, écrit Cervantes, que le Cid Ruy Diaz avait sans doute
été bon chevalier, mais qu'il n'approchait point du chevalier de
l'Ardente-Épée , lequel, d'un seul revers, avait coupé par la
moitié deux farouches et démesurés géants. On faisait plus de cas
de Bernard del Garpio, parce que, dans la gorge de Roncevaux,
il avait mis à mort Roland l'enchanté, s'aidant de l'adresse d'Her-
cule quand il étouffa Antée, le fils de la Terre, entre ses bras;
et on estimait fort le géant Morgan.
En effet, on disputait sérieusement sur la valeur rela-
tive de tous ces héros imaginaires. Il entrait dans l'édu-
cation régulière d'un jeune homme d'avoir u une con-
naissance complète de toutes les choses relatives à la
chevalerie. » Les femmes voulaient qu'on se modelât sur
Tristan, par exemple, quand il se jette à la mer; qu'on
recommandât son âme à sa dame d'abord et ensuite à
Dieu, si l'on en trouvait le temps. Elles se laissaient
déifier de bonne grâce et récompensaient l'amour, pourvu
qu'il fût désintéressé. Les extravagances devinrent une
mode, et la mode fut bien vite un code. C'est ainsi
que la même folie gagna tout un peuple, ignorants et
savants, vilains et gentilshommes, gens de cour et gens
d'église. Le chanoine de Don QuicJioite avoue qu'il
oublia souvent la logique de Yillalpando pour les li-
vres de chevalerie. Sainte Thérèse et Ignace de Loyola
font un aveu semblable; et les écrivains les plus graves,
en condamnant avec énergie ces lectures, témoignent de
l'influence qu'elles exercent. Il y eut de nombreuses
protestations, qui durèrent deux cents ans, car la lutte
se continue du quatorzième siècle au seizième, d'Ayala
312 CHAPITRE VII.
à Cervantes. Le connétable Ayala s'accuse d'avoir lu
dans sa jeunesse trop de romans.
Libros de devaneos é mentiras probadas,
Amadis é Lanzarotes é burlas é sacadas,
En que perdi mi tiempo a muy malas jornadas!
Le chroniste de Charles-Quint, Pedro Mexia, supplie
ses lecteurs d'accorder à l'histoire un peu de l'attention
qu'ils donnent a à des billevesées [trufasij mentiras)^ à
ces Amadis et à ses Lisuart, qu'on devrait bannir d'Espa-
gne comme chose contagieuse et nuisible à l'Etat. »
Les Certes se saisirent de la question. En 15o3 et en
1«^55, on interdit la vente des romans de chevalerie dans
les colonies ; on voulut même qu'en Espagne ils fussent
brûlés publiquement. Mais les mœurs étaient plus fortes
que les lois. Louis Yivez avait essayé d'agir sur les
esprits mêmes en composant , en ï o23 , son livre
De la femme chrétienne^ où il écrit contre le roman
le chapitre intitulé qui non legendi scriptores : liste
des livres défendus qui sans doute fut pour plus d'un la
liste des livres intéressants. En vain les docteurs s'ar-
maient-ils de leur éloquence, les magistrats de la loi,
l'Eglise de l'index pour arrêter le flot montant de ces
terribles lectures. L'imprimerie les répandait avec une
intarissable profusion : bientôt la vogue des romans
fut une sorte de conflagration universelle, et il sembla
que rien au monde ne pourrait étouffer l'incendie.
Cervantes prit la plume : il dessina d'une main légère
trois figures. La première fut celle du parfait chevalier :
— un hidalgo maigre de corps, sec de visage, à cheval
sur une bête qui n'avait que la peau elles os, traversant
le monde, comme les douze pairs de Gharlemagne, pour
LA CRITIQUE, 313
tuer le traîlre Ganelon et secourir les dames al'lligées ;
ce n'était pas un gentilhomme de cour, dameret et oisif,
mais bien un homme d'action qui voulait ramener
le temps heureux de la chevalerie errante et servir
de modèle aux siècles présents comme au siècles futurs., i/
« Mes parures sont les armes, et je me rfeposerê'n com-
battant, » telle était sa devise , empruntée au roman-
cero :
Mis arreos son las armas,
Mi descanso el pelear.
11 avait nettoyé les pièces d'une armure moisie de
son arrière-grand-père et s'était armé de pied en cap
d'une salade attachée avec des rubans verts, d'un bou-
clier qui était unetarge antique, d'une lance préférable
aux arquebuses, d'un hausse-col, d'un corselet et de
cuissards rongés et rouilles; puis il s'était mis en route, .
suivant son chemin, ou plutôt le chemin de son destrier,
qui s'appelait Rossinante. Tel était l'homme qui appa-
raissait tout d'abord dans le roman et que Cervantes
nomme Monsieur de l'Armure, on don Cuissard, en
espagnol don Quixote.
Mais il est de l'essence d'un chevalier errant d'être
amoureux, dit Thidalgo.Un chevalier sans amour est un
arbre sans feuilles et sans fruit, ou un corps sans àme.
D'ailleurs, s'il lui arrive de réduire à merci quelque
géant félon, à qui Tenverra-t-il demander grâce?
J'ai une dame, son nom est Dulcinée, sa patrie le Toboso, vil-
lage de la Manche, sa qualité, au moins celle de princesse, et ses
charmes sont surhumains, car en elle viennent se réunir tous les
attributs de la beauté que les poètes donnent à leurs maîtresses.
Ses cheveux sont des tresses d'or, son front des Champs Élyséens, -
314 CHAPITRE VII.
ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des
roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de
l'albâtre, son sein du marbre, ses mains de l'ivoire, sa blan-
cheur celle de la neige.
Et de plus, elle n'existe pas, ce qui achève de la rendre
parfaite et convient d'ailleurs merveilleusement à la
chasteté amoureuse de l'âge mûr.
Cervantes personnifie en deux traits la chevalerie et
le platonisme. Ce n'est pas tout : entre ces deux figures,
il fait apparaître la grosse tête ronde et riante, poilue et
joyeuse du vilain, du laboureur, de Sancho, qu'il a été
chercher dans les vieux contes populaires et qu'il
oppose aux héros de roman.
Il attache ce personnage aux pas de don Quichotte en
qualité d'écuyer, et les lance tous deux sur la grande
route, où ils commencent la chevauchée du monde.
— « Ami Sancho ! s'écrie don Quichotte en prenant le
chemin de Port-Lapice, c'est ici que nous allons mettre
les mains jusqu'aux coudes dans ce qu'on appelle aven-
tures. » Ils s'y plongent, ils accomplissent exactement
toutes les cérémonies et tous les exploits des chevaliers :
la veillée des armes, les épreuves, les défis, la pénitence
d'Amadis sur la roche Pauvre, le serment du marquis
de Mantoue de ne pas folâtrer avant d'avoir vengé son
neveu Baudouin. Don Quichotte imite tout avec une
exactitude irréprochable; son histoire, idéal et repré-
sentation fidèle de la littérature chevaleresque, est la
quintessence du genre.
La suprême difficulté était de peindre sous une forme
saisissable le platonisme. Dans un lointain favorable on
devine la figure de Dulcinée, la femme imaginaire, à
laquelle s'adresse le culte suprême , le soupir passionné
LA CRITIQUE. 3i5
et le message de rigueur. El elle naît de Tesprit comme
rillusion; elle sort du dialogue, sous nos yeux.
— Mes amours et les siens, dit don Quichotte, ont toujours été
platoniques, sans dépasser une honnête œillade et encore de loin
en loin Dis-moi, Sancho, où, quand et comment lu as trouvé
Dulcinée. Que faisait-elle? que lui as-tu dit? que t'a-telle ré-
pondu? quelle mine a-t-elle faite à la lecture de ma lettre? qui
te l'avait transcrite? Enfin, tout ce qui te semblera digne, en cette
aventure, d'être demandé et d'être su , dis-le-moi. Quand tu es
arrivé près d'elle, que faisait cette reine de beauté? A coup sûr,
tu l'auras trouvée enfilant un collier de perles, ou brodant avec
un fil d'or quelque devise amoureuse pour le chevalier son captif.
— Je l'ai trouvée, répond Sancho (le menteur), qui vannait du
blé dans sa basse-cour. — Eh bien, touchés par ses mains, ces
grains de blé se convertissaient en perles. Mais as-tu fait atten-
tion si c'était du pur froment, bien lourd et bien brun? — Ce
n'était que du seigle blond , répliqua Sancho. — Je t'assure
qu'après avoir été vanné par ses mains, ce seigle aura fait du
pain de fine fleur de froment Mais passons outre. Quand tu lui
as donné ma lettre, l'a- t-elle baisée? l'a-t-elle élevée sur sa tête?
a-t-elle fait quelque cérémonie digne d'une telle épîtrc? Qu'a-t-
elle fait enfin? — Mon garçon, m'a-t-elle dit, mettez cette lettre
sur ce sac. — 0 discrète personne! s'écria tlon Quichotte,
c'était pour la lire à son aise et en savourer toutes les expres-
sions. Continue, Sancho. Pendant quelle achevait sa tâche, quel
entretien eùles-\ous ensemble? quelles questions te fil-elle à mru
sujet? et que lui répondis-tu? aclièxe enfin, conte-moi tout, sans
me faire tort d'une syllabe. — Je ne l'ai pas vue assez à mon
aise pour avoir observé ses attraits en détail et l'un après l'autre;
mais comme cela.... en masse.... elle me semble bien.
Dulcinée du Toboso disparaît dans la poussière de
seigle, la divinité se dérobe. La femme idéale est dans le
nuage.
Ruiner Tempire de la galanterie, abattre Tautel dressé
aux femmes par les poètes, c'était le dernier coup.
La parodie était complète, et si joyeuse, si claire pour
:\\() ciiAPiTRi': vr.
tons (ju'im ôclal de rire iiiii\crs(3l acc-ueillit les Irois
figures dessinées par Cervantes. L'histoire courut aussi-
tôt la ville et la cour; l'Espagne entière la voulut
connaître. Il fallut faire coup sur coup des éditions
nouvelles. Les Flandres se hâtèrent de réimprimer le
le livre; la France le traduisit; toute TEurope le lut.
Ce fut un de ces grands succès populaires et universels
qui forcent les obstacles, en un mot, une révolution.
Elle atteignait non-seulement les vieux romans de che-
valerie, mais tous les genres faux de la littérature. Cer-
vantes, à la faveur de cette fiction, dont je n'ai rappelé
ici que la donnée principale, glissait dans son roman soit
des allusions, soit des critiques directes, qui le mettaient
en guerre ouverte avec tous les vices littéraires de son
temps. Les écrivains qu'il jugeait, depuis les plus illus-
tres, comme Lope de Yega, jusqu'aux plus petits, se
prirent de haine contre lui. Ils n'osèrent pas d'ahord se
révolter publiquement. La vogue de Do7i Quichotte les
avait étourdis. Mais Cervantes les vit autour de lui pré-
parer leurs armes. Il sentit les effets continuels de leur
mécontentement dix années durant, de 1604 à 1614.
Tandis que le vieil écrivain rassemblait, avant de
mourir, ses œuvres, et notamment ses Nouvelles exem-
plaires, tandis qu'il rentrait sa moisson, on forgeait
l'espèce de machine infernale qui éclata enfin, au bout
de dix ans.
AVELLANEDA
En 1614 parut un ouvrage intitulé : Skcond volum;-:
DE l'ingénieux hidalgo DON QuiCHOTTE DE LA MaNCHK,
contenant le récit de sa ti^oisiènie sortie et le cinquième
LA OUlTIUl'b:- ''^\1
livre de ses aventures. Ce livre, que tout le monde à
première vue dut croire de Cervantes, était signé d'un
autre nom écrit en lettres plus petites : Composé par
le licencié Alonso Fernandez de Avellaneda^ naturel
de la ville de Tordesillas. — Tarragone. Imprimé par
Felipe Roberto. 1614.
Il faut parler de ce livre qui fut un événement dans
la vie de Cervantes, et qui aujourd'hui encore est un
sujet de discussion. Le Sage lui a fait Fhonneur de le
traduire en Tembellissant et d'y mettre une préface qui
place Avellaneda au-dessus de Cervantes. M. Germond
Delavigne, qui connaît bien l'Espagne, l'a traduit à son
tour, l'a défendu, et, à force de le défendre, est arrivé
à immoler la seconde partie du Don Quichotte de Cer-
vantes à la Suite composée par Avellaneda.
Avant tout, c'était une mauvaise action. L'inconnu
qui s'emparait du droit de continuer l'ouvrage détour-
nait à son profit la vogue d'un roman qui pouvait tirer
Cervantes de la misère. Sous ce nom d' Avellaneda, nom
de guerre, se cachait un rival et un ennemi. La pre-
mière ligne, le premier mot du livre annonçaient l'hos-
tilité la plus violente. Le prologue n'était qu'une longue
injure. Voici (en combattant ici M. Germond Delavigne,
je citerai sa traduction, pour ne pas disputer sur les
termes), voici comment il débute :
L'histoire de don Quichotte de la Manche est presque entière-
ment une comédie; elle ne peut et ne doit donc pas aller sans
prologue. Voilà pourquoi j'écris celui-ci en tête de cette Seconde
pa'rtie des hauts faits du héros; mais au moins le ferai-je moins
fanfaron et moins provocateur que le prologue placé par Michel
de Cervantes Saavedra en tête de sa première partie, et plus
humble que certain autre qui précède ses Nouvelles (satiriques
plutôt qu'exemplaires), mais -réellement ingénieuses. Sans doute.
:\\X CHAPITRE VII.
il ne trouvera rien qui soit ingénieux dans l'histoire qui va
suivre; il n'y a ici ni la supériorité de son talent, ni l'abondance
de relations fidèles qui se rencontrèrent sous sa main.
Ici le texte contient une parenthèse que le traducteur
rejette par bon goût et par pudeur, mais qu'il res-
titue dans les notes finales. Avellaneda vient de parler
de la main de Cervantes :
Je mets sa, et avec intention, car Cervantes nous apprend
lui-même qu'il n'a qu'une main ; aussi pouvons-nous dire de lui
que, vieux par les années autant que jeune par l'esprit, il a plus
de langue que de mains.
Ceci n'est qu'une injure et une lâcheté vulgaire. La
suite est plus habile :
Sans doute encore il se plaindra de mon travail, il dira que je
lui enlève le profit de sa seconde partie; mais du moins il devra
reconnaître que tous devx nous tendons vers une même ^n, c'est-
à-dire combattre à outrance la lecture pernicieuse des mauvais
livres de chevalerie, si répandue parmi les gens de la campagne
et parmi les oisifs.
Ainsi rœuvre de Cervantes et Tidée principale de son
Don Quichotte ne lui appartiennent plus en propre.
Cette forme de critique, si rare, si originale et si ex-
quise, il en partage Thonneur avec autrui. Je me trompe ;
bientôt Avellaneda est au-dessus de Cervantes; il le
dit, il repousse toute solidarité avec un pamphlétaire,
et enfin il le dénonce comme coupable d'avoir attaqué
un inquisiteur :
Toutefois nous différons par les moyens, car il a cru devoir
m'attaquer, ainsi que cet autre écrivain que célèbrent avec tant
de justice les nations étrangères (Lope de Vega), et à qui la nôtre
est si redevable de la gloire dont il a entouré le théâtre espagnol,
en produisant un nombre infini de comédies admirables, écrites
LA CRITIQUE. 3!«
iivec toute la sévërité de l'art et avec toute la gràci^ et la sagesse
(ju on doit attendre d'un ministre du Saint-Office.
Et plus loin ce mot, terrible dans son hypocrisie :
Plaise à Dieu que, maintenant qu'il s'est voué à la retraite, il
n'aille pas s'en prendre à l'Église et aux choses sacrées!
Le souhait d'Avellaneda , chef-d'œuvre de componc-
tion d'un délateur anodin, est suivi d'une théorie sur
la bonne humeur. Avellaneda est un homme doux, sou-
riant :
La suite qu'on va lire diffère donc de l'œuvre de Cervantes,
car mon humeur est le contraire de la sienne, aussi bien en ma'
Hère d'opinion qu'en question d'histoire.
Le pauvre homme! s'écrierait Molière, il a l'oreille
rouge et le teint fleuri. — « Le pauvre homme! » dit
sérieusement M. Germond Dclavigne, comment pou-
vait-il lutter contre les effets de l'idolâtrie qu'on avait
en Espagne pour Cervantes ?
Ce mot de M. Delavigne est cruel. Il fait penser à
Tartufe , et malgré soi on trouve en effet un air de fa-
mille entre Avellaneda qui, s'introduisant dans l'œuvre
de Cervantes, Tinjurie ensuite, et le béat qui s'installe
dans la maison d'Orgon avec assoz d'impudence pour
l'en chasser lui-même. Pourtant Avellaneda vise plus
haut; il parle d'un outrage que Cervantes a fait à un
inquisiteur et d'un outrage qu'il pourrait faire à l'Eglise.
A travers ce plat mélange d'insinuations cauteleuses
et de ricanements grossiers, de dextérité dans la per-
fidie et d'impudence dans l'injure, on voit poindre la
petite flamme d'un bûcher possible. Avellaneda indique
seulement, il n'appuie pas. Il est embarrassé, car Cer-
320 CHAPITRE VII.
vantes est pieux, il vient même de prendre l'habit du
Tiers-Ordre. On le croit bon catholique :
Don Quichotte, dit quelque part Avellanedu, allait assidûment à
la messe avec son rosaire... Les gens du village le considéraient
comme complètement guéri.
On se trompait; il fallut bientôt l'attacher et l'enfermer dans
une maison de fous, là où l'on dit autant de vérités que dans les
livres de Genève.
Ceci n'est plus dans le prologue, ceci est dans le livre
même. J'entends l'objection de M. Germond Delavigne,
qui voit une différence absolue entre le prologue et le
livre, et qui dit : « Ce fiel d'un cœur haineux, ces gros-
sières injures, tout se trouve dans le prologue d'Avella-
neda ; car, dans le courant du livre, nous ne rencontrons
pas un mot qui sorte du sujet et qui soit consacré aux
petites passions de rivalité. » Où mène la préoccupa-
tion!... Le livre entier n'est qu'une caricature perpé-
tuelle de la vie de Cervantes, de ses œuvres et de ses
nobles rêves. Puisque je suis le premier à l'avancer, je
dois prouver mon dire : ouvrons le roman d'Avellaneda.
Son don Quichotte est l'image grotesque d'un certain
gentilhomme espagnol qui parle toujours d'art militaire
et qui propose au roi d'Espagne de combattre les Turcs ;
d'un batailleur qui se môle un jour aux comédiens et se
fait berner par eux, d'un glorieux qui veut détrôner
le poëte pastoral Garcilaso , d'un homme jaloux , mé-
fiant et misérable , qui sort de prison, qui est pauvre,
qui mourra sur la paille, et qu'en attendant on doit, par
prudence, envoyer aux petites maisons. Yoilà un per-
sonnage dont les aventures rappellent singulièrement les
efforts et les échecs du gentilhomme Saavedra dans /es
armes et les lettres.
LA CRITIQUE. 321
Le Sancho (rAvellaiieda est la contre-partie épaisse de
son maître. Lui aussi, il prétend fonder sa gloire à la fois
sur le sang, sur les armes et sur les lettres. . . Il est fameux
parle sang, parce que son père était boucher; par les
armes , parce qu'un sien oncle était armurier ; par les
lettres, parce qu'il a un cousin relieur de livres à Tolède.
Ces lourdes plaisanteries écœurent. Mais le livre qui
nous donne le spectacle des luttes qu'il faut soutenir
pour défendre ici-bas la double cause de l'héroïsme et
du bon sens nous révèle aussi l'impression que laissait
aux ennemis de Cervantes son caractère. Il manquait
évidemment de l'habileté, du sang-froid calculé , de la
mise en scène qui font le succès. Il ignorait l'art et les
moyens d'effet que lui eût appris le moindre sophiste
grec et le premier venu des mandarins chinois. Soldat
de Lépante , amoureux de son métier, écrivain épris
de l'art littéraire, il en parlait à tout venant, comme
La Fontaine parlait de Baruch. Il avait l'enthousiasme
indiscret. Ce naïf, au lieu de dicter le récit de sa vie et
de se faire « le grand enlumineur de ses actions, » se
mêlait , en parlant de ce qu'il avait vu , d'exhorter son
pays aux grandes entreprises. Il avait la folie d'adresser
à Philippe II, dans une salle de théâtre, publiquement,
une apostrophe politique sur la nécessité de combattre
l'islamisme. Son discours généreux, j'en retrouve la pa-
rodie chez Avellaneda, si abondante, que je l'abrège un
peu.
Don Quichotte est introduit en la présence du roi
d'Espagne et des Indes , de Philippe II , de Théritier
dlsabelle et de Charles-Quint, en un mot de VArchi-
pampaîi^ comme Avellaneda l'appelle. Il veut lui adres-
ser une adjuration solennelle :
21
322 CHAPITRE VII.
Lorsqu'il vil (juc le silence régnait dans la salle et qu'on at-
tendait qu'il parlât, il dit d'une voix grave et reposée :
« Magnanime, puissant et toujours auguste Archipampan des
Indes, descendant des Héliogabale, des Sardanapale et des em-
pereurs anciens, aujourd'hui paraît en votre royale présence le
ohevalier sans amour. Après avoir parcouru la plus grande par-
tie de notre hémisphère, désenchanté des châteaux, vengé des
rois, conquis des royaumes, subjugué des provinces, affranchi
des empires, j'ai regardé tout le reste du monde avec les yeux de
l'attention et je n*ai vu dans toute sa rondeur ni roi ni empereur
qui fût plus digne de mon amitié et de mes recherches que Votre
Altesse... Aussi suis-je venu, magnanime monarque, auprès de
vous, non pour apprendre de vos chevaliers la courtoisie ou les
autres vertus, car je n'ai plus rien à apprendre, moi qui suis
connu de tous les princes de bon goût pour le miroir et le mo-
dèle de la galanterie, de la politesse, de la prudence et de la
science militaire, mais afin qu'à dater de ce jour vous vouliez
bien me tenir pour votre véritable ami...
« Il résultera de notre amitié une grande terreur pour vos
ennemis, ajoute le chevalier. Je veux qu'à l'instant, en votre
présence, en vienne aux mains avec moi ce superbe géant Bra-
midan de Taillenclume, roi de Chypre, que j'ai défié au combat,
il y a plus d'un mois. Je veux... trancher sa tête monstrueuse et
l'offrir à la grande Zénobie... à qui je me propose de donner le
royaume de Chypre, jusqu'à ce que ce bras lui rende le sien,
que le Grand-Turc a usurpé... »
Me suis je trompé? N'est-ce pas là une parodie de
l'imprudent patriotisme de Cervantes dans la première
période de sa vie? Yoilà pour le soldat et le politique;
voici maintenant pour l'écrivain et pour l'entreprise
qu'il a faite de prendre une grande place parmi les au-
teurs dramatiques. Cervantes, on le sait, a échoué, il
s'est retiré devant le succès unique et exclusif de Lope
de Vega, ce prodige, dit-il, qui s'est emparé du sceptre
de la monarchie comique. Mais dl est revenu plus tard,
on l'a mal accueilli, on a refusé ses pièces, on lui a même
LA CRITIQUE. 323
retiré ses entrées. En 1614, il recueille son œuvre dra-
matique, et annonce qu'il la soumettra telle quelle au
jugement de la postérité. Le livre d'Avellaneda est plein
d'allusions à tous ces faits. Don Quichotte, dit-il, se
rendit un jour à Alcala de Hénarès (c'est la patrie de
Cervantes) et eut près de cette ville (à Madrid, je sup-
pose) une rencontre fameuse avec des comédiens. Ceux-ci
étaient arrêtés dans une hôtellerie. Le chevalier prend
l'hôtellerie pour un château que jadis il a voulu con-
quérir et dont on a l'a repoussé :
Ami Sancho, je me souviens maintenant des grandes fatigues,
des tourments, des dangers et des tribulations que nous avons
soufferts, il y a un an, dans les châteaux semblables à celui que
nous apercevons. Toujours il s'y trouvait caché certain habile
enchanteur, mon ennemi, qui cherchait et qui cherche encore à
me faire tout le mal possible.
Don Quichotte va seul en avant pour tenter de nou-
veau l'entrée de la citadelle dramatique. En vain Sancho
lui conseille de ne pas s'engager dans de nouveaux
embarras. Il veut déjouer l'enchanteur; celui qui « com-
mande aux comédiens , les domine et leur fait faire de
gré ou de force tout ce qui lui plaît. » Il apostrophe
ce magicien : « 0 toi qui favorises tous ceux dont « j'ai
pris la gloire pour fonder la mienne, rends -moi et
restitue à chacun, avec sa liberté, nos trésors que tu nous
as ravis. »
Les comédiens saisissent alors le chevalier par les
pieds, par les bras, et retendent par terre. Ils annon-
cent à Sancho qu'ils vont le manger, et Sancho, (Jui les
croit, tremble. Don Quichotte, opiniâtre jusque dans la
défaite, répond en défiant son ennemi : ce Ne crois pas que
324 CHAPITRE VII
tes paroles ou tes œuvres [perjndiciales obras) tiioui-
pheni de la patience de chevalier errant. Dans la suite
des temps, j'ai la certitude d'échapper à Tenchantement.
Il viendra quelque prince grec qui me délivrera ! )^ En
attendant que la postérité venge don Quichotte, les co-
médiens le punissent en jouant devant lui une comédie
de Lope de Yega : Comenzaron a ensaijar la grava
comedia de El Testimonio vengado, del insigne Lope
de Vega Carpio.
Je n'insiste pas davantage ; je crois pouvoir conclure
sur ce plagiat diffamatoire qui a surpris la bonne foi de
quelques écrivains. Avellaneda est l'organe de tout un
parti coalisé contre Cervantes ; il est le vengeur de la
médiocrité atteinte par le génie. La grande critique
inaugurée par Cervantes est calomniée autant que sa
personne. Son crime est d'être indépendant, d'avoir
jugé, de juger encore. On lit trop dans son regard qu'il
connaît la valeur des hommes ; car Avellaneda , dans sa
diatribe, nous laisse entrevoir la physionomie même de
Cervantes, grave et soucieuse, au milieu de la littéra-
ture contemporaine. Selon lui, cet homme de génie, qui
s'avance seul à travers les groupes et les coteries, comme
don Quichotte dans le monde, est un esprit distrait, un
cerveau préoccupé, un vrai fou, en un mot, méchant à
coup siir, et envieux, car la tristesse et l'air réfléchi
sont des marques d'envie : « L'envie, s'écrie Avellaneda,
est , d'après saint Thomas (et il cite triomphalement le
chapitre et la strophe) , l'envie est cette tristesse que
nous causent le bien et la fortune d'autrui. » Au con-
traire, l'écrivain comme Lope de Yega, et comme son
séide Avellaneda, a le sourire bénin, et c'est le propre
de la charité : Benigna est^ non agit perperam^ dit
LA CRITIQUE. 32:)
saint Paul. Mais il faut pardonner à Cervantes sa cri-
tique :
Elle a ëlë écrite dans une prison, et par conséquent elle s'y
est empreinte d'humeur sombre, de dispositions inquiètes, im-
patientes, hargneuses et colères, comme il arrive à tous les pri-
sonniers.
Il faut laisser vieillir et mourir dans sa solitude ce
malheureux qui n'est pas des nôtres ; il n'a plus long-
temps à vivre, et chacun est libre d'achever son Z)o/i
Quichotte^ qu'il ne terminera probablement pas.
Voilà Miguel de Cervantes devenu vieux comme le château de
San-Cervanlès et tellement maltraité par les années, que tout
et tous lui sont à charge. Il est si à court d'amis que, lorsqu'il
veut orner ses livres de quelques sonnets boursouflés, il s'en va
leur donner pour auteur.-^, comme il le dit lui-même, le prêtre
Jean des Indes ou l'empereur de ïrébizonde, parce qu'il ne trouve
pas sans doute dans toute l'Espagne un personnage qui ne s'of-
fense de le voir prendre son nom.
La malédiction jetée contre la vieillesse et la pauvreté
de Cervantes se retrouve dans un sonnet abominable
glissé entre le prologue et le premier chapitre, petite
pièce qui , par sa place , est le premier mot du livre ,
par sa portée, le mot final :
u Vous apprendrez ici, dit un poëte appelé Pero Fernandez (est
ce un prêle-nom de l'auteur?) — vous apprendrez que l'homme
qui court le monde à si grand train ne trouve pas au bout de
sa vie d'autre repos, » c'est-à-dire que Cervantes le' vagabond
mérite sa misère.
On ne pouvait trouver mieux, dira-t-on. Pourtant la
bassesse a des inventions encore plus cruelles. Après
avoir enfermé Cervantes dans un cabanon de fous,
326 CHAPITRE VIL
Avellanecla imagine de le guérir et de renvoyer sur la
grande route comme un paria qui tend la main. L'aliéné
se fait mendiant : Sancho le rencontre et lui donne l'au-
mône.
Ah! certes, Le Sage n'aurait pas loué cette œuvre s'il
l'eût comprise, et le traducteur moderne qui la défend
la désavouera le jour où il reconnaîtra le véritable esprit
qui anime celui qu'il appelle un continuateur. D'ail-
leurs, notons ce fait. Fauteur môme de Gil Blas n'a pas
cru pouvoir acclimater l'œuvre parmi nous sans modi-
fier le style grossier de l'auteur espagnol , et par con-
séquent faire subir une métamorphose importante au
roman même.
De notre temps, l'histoire littéraire s'est moins occupée
de l'ouvrage que de l'auteur. Elle a cherché quelle main
sacrilège avait écrit ce livre. Pour démasquer l'écrivain
pseudonyme , les investigations les plus ingénieuses ont
été faites. On a prononcé plusieurs noms. L'auteur fut
un homme puissant, dit-on. Ce fut un religieux très-in-
fluent, ajoutent quelques-uns. D'autres précisent davan-
tage : ce fut un dominicain. On pense à Blanco de la
Paz, Estrémadurien, camarade de captivité de Cervantes
à Alger et son mortel ennemi. On cite Andrès Perez ,
autre dominicain qui, sous le nom de Lopez de Ubeda,
publia, en 1608, la Picara Justina 11 se serait vengé de
Cervantes qui ne l'admira pas.
M. Delavigne pencherait pour le Bartolomé Leonardo
de Argensola, docteur en théologie, qui fut mêlé à toutes
les intrigues littéraires dont le comte de Lemos était le
centre, et qui mourut historiographe du royaume d'A-
ragon. Mais le candidat qui a réuni le plus de suffrages
est encore le Père Luis de Aliaga, homme de basse
LA CRITIQUE. 327
extraction, devenu le favori du duc de Lerme et le con-
fesseur de Philippe III . Lorsque cet Aragonais, qui s'é-
tait fait place par toutes sortes de moyens , tomba avec
ses maîtres, sa chute fut saluée par un applaudissement
général. « Le voilà par terre, » dit quelque part le fa-
meux comte de Yilla-Mediana ,
Dans un état très-misérable ;
On va, dit-on, et c'est probable,
S'enquérir de l'inquisiteur
Et confesser le confesseur.
Par une double bizarrerie, cet homme rappelait au
public moqueur tout ensemble le don Quichotte et le
Sancho Pança de Cervantes. Long, sec, brun comme le
chevalier de la Manche, il avait été surnommé par anti-
phrase Sancho Pança ; son extérieur et son surnom fai-
saient naître de perpétuels rapprochements qui, dit-on,
l'auraient indisposé contre Cervantes. Pour se venger,
il aurait écrit cette Suite fameuse et choisi pour pseu-
donyme le nom d'Avellaneda, altération légère de l'épi -
thète attribuée par Cervantes au héros fds de son esprit,
sec et ratatiné, dit-il, seco, avellanado.
Je ne chercherai pas à trancher la question et je
ne crois point nécessaire de dénoncer ici, à moins de
preuves irréfragables, ni un dominicain, ni qui que ce
soit. Il importe moins de savoir quelle main a frappé
que de connaître la pensée et l'esprit qui dirigeaient le
coup. Or le débat réel est établi évidemment entre la
littérature à la mode, celle qui triomphe, et la haute
littérature critique, celle qui proteste. Parmi les triom-
phateurs se trouvait Lope de Yega; il avait été jugé
directement par Cervantes; il est directement défendu
328 CHAPITRE VII.
par Avellaneda. C'est donc à l'ombre de son nom et
pour lui plaire que la bataille se livre. Quant à Avel-
laneda , son nom véritable est peu curieux, à savoir ;
son pseudonyme demeure le nom de la médiocrité en
colère.
Cervantes lui-même paraît n'avoir pas découvert son
agresseur. C'est un Aragonais, dit-il, puisqu'il supprime
les articles , c'est un disciple de Lope de Yega , c'est
enfin quelque pédant « sournois et railleur, » comme
Samson Carrasco , ce bachelier blafard qui a de l'esprit
et dont Sancho admire la personne graduée par Sala-
manque : « Ces gens-là, ajoute l'écuyer, ne peuvent men-
tir, si ce n'est quand il leur en prend envie ou qu'ils y
trouvent leur profit. Le bachelier sait , sans qu'il y
manque une panse à'a , tout le mal qu'on dit de Yotre
Grâce. » Cervantes indique en passant tout cela , mais
avant tout il s'adresse au public comme à un tribunal
d'honneur ; il réplique en soldat et en Castillan :
Vive Dieu! avec quelle impatience, lecteur illustre, ou peut-
êlre plébéien, tu dois attendre à présent ce prologue ^ croyant y
trouver des vengeances, des querelles, des reproches outrageants
à l'auteur du second Don Quichotte! Eh bien! en vérité, je ne
puis te donner ce contentement; je n'en ai pas seulement la
pensée. Que son péché le punisse, qu'il le mange avec son pain ,
et grand bien lui fasse.
Ce que je n'ai pu m'empécher de ressentir, c'est qu'il m'ap-
pelle injurieusement vieux et manchot, comme s'il avaitété en mon
pouvoir de retenir le temps, de faire qu'il ne passât point pour
moi; ou comme si ma main eût été brisée dans quelque taverne,
et non dans la plus éclatante rencontre qu'aient vue les siècles
passés et présents, et qu'espèrent voir les siècles à venir.
Il faut lire tout ce prologue où éclate son indignation
ï. Le prologue de la seconde partie do Don QuiclioKe.
LA CRITIQUE. 329
d'honnête homme , qu'il essaye vainement de contenir.
Il rougit de penser que la critique virile et élevée puisse
jamais passer pour de la basse envie :
Une autre chose encore m'a fâché : c'est qu'il m'appelât en-
vieux et m'expliquât , comme si je l'eusse ignoré , ce que c'est
que l'envie. 11 y en a deux sorles; celle que je connais est l'é-
mulation noble, sainte et bien intentionnée... Si l'autre a parlé
pour celui qu'il semble avoir désigné, il se trompe du tout au
tout, car de celui-ci j'adore le génie et j'admire les œuvres.
Nous verrons la critique affectueuse que Cervantes
avait présentée du théâtre de Lope de Yega. D'ailleurs
il l'avait signée. Avellaneda ne signait pas de son vrai
nom. « Il doit bien souffrir, ce seigneur, dit Cervantes,
il manque de jour; il manque d'air.» Ici il se déride,
l'ironie revient, et avec elle un dédain sincère. Quoi
donc ! Avellaneda déguise son nom et cache sa pa-
trie, « comme s'il avait commis un attentat de lèse-ma-
jesté...» Il sent donc qu'il joue un rôle de Zoïle ; il traite
Cervantes en homme de génie, puisqu'il l'insulte , et Cer-
vantes va partir de cette vie avec le remords de lai avoir
fait écrire un mauvais livre : «Je le supplie de me par-
donner l'occasion que je lui en donne involontairement ;
car c'est une tentation du diable , une des plus puis-
santes, que de mettre à un homme dans la tête l'idée
qu'il peut composer et publier un livre qui lui rappor-
tera de la renommée et de l'argent... » Et quand l'au-
teur pense à l'argent, il ne fait que brocher, comme le
tailleur à la veille de Pâques. Les ouvrages parfaits ne
se font pas ainsi. Ils ne se font pas davantage avec des
facéties malséantes.' Ni l'obscénité, ni la niaiserie ne suf-
fisent pour écrire , ni la méchanceté. Quelquefois les
cheveux blancs (qu'Avellaneda reproche à Cervantes)
330 CHAPITRE Vil.
donnent une maturité et une force de jugement favora-
bles à lart de penser. Le Don Quichotte du vétéran a
réussi par là ; « les enfants le lisent, et les jeunes gens ;
les hommes le comprennent , et les vieillards disent :
c'est bien ! On l'imprime en Flandre et partout; on le
demande à Lisbonne, à Barcelone, à Yalence; il encourt
déjà douze mille exemplaires , ou trente mille , et la
joyeuse histoire, qui ne contient pas un mot de mal-
honnête, prend le chemin de s'imprimer trente mille
milliers de fois, si le ciel n'y remédie ! »
Ainsi répond-il ^ quand il touche les questions d'art.
Mais les pédants viennent au secours du plagiaire : « Ils
accusent chez moi , dit Cervantes , une absence de mé-
moire très-regrettable. Par exemple, j"ai dit qu'on a
volé l'âne de Sancho, et, deux pas plus loin, que Sancho
est sur son âne. » En effet on notait dans Don Qui-
chotte des distractions, des anachronismes, des redites,
des lapsus, dont on a fait une collection à'absurdos.
Sur ce terrain, Cervantes n'a pas l'avantage; il prête le
flanc aux doctes critiques des gradués de Salamanque,
qui pardonnent l'insignifiance correcte , mais non pas
l'inadvertance, parce qu'elle fait tache. — Cela est vrai,
répond Cervantes avec une gravité ironique, on a oublié
de tirer au clair le vol de l'àne, mais c'est la faute des
imprimeurs, qui ont laissé tomber l'explication qu'en
donnait Cid Hamet Ben Engeli, auteur primitif de cette
mémorable histoire. Cet écrivain, qui d'ordinaire est
aussi minutieux: qu'honorable , avait traité à fond le
chapitre du grison; il expliquait et détaillait son amitié
pour Rossinante, à telles enseignes qu^il montre com-
1, Voir Do7î Quichotte, II, chap. ii , m, iv.
LA CRITIQUE. 331
ment les deux bêles se grattaient, comment elles se
mettaient le cou en croix l'une sur l'autre , imitant le
dévouement réciproque de Nisus et d'Euryale. Pourquoi
ces passages ont-ils été omis? On ne sait. L'âne dispa-
raît par enchantement, comme dans TArioste le cheval de
Sacripant. Malgré tout, il faut être indulgent pour Gid
Hamet, en considération de son exactitude habituelle;
c'est un véritable investigateur d'atomes. Il marque très-
nettement qu'il y a cinq mille lieues par terre d'ici au
royaume de Gandaya ( et quand on va par les airs , en
ligne droite, trois mille deux cent vingt-sept). Ne lui
en veuillez donc pas s'il commet quelques erreurs , s'il
oublie , lorsque don Quichotte lave à grandes eaux le
fromage blanc qui l'inonde, de dire combien il emploie
de chaudronnées d'eau. Un de ses chapitres commence
ainsi : Je jure comme chrétien catholique. G'est évi-
demment une locution inexplicable de la part d'un
Maure , invraisemblable el inexcusable. Gervantes en
convient humblement, et pour achever de donner satis-
faction à ses critiques , il prétend offrir un modèle
sans tache de la manière de raconter. Il nous propose
l'aventure de la bergère Torralva et des trois cents
chèvres que passe le batelier. Sancho en personne vient
débiter cette « histoire des histoires, » et il s'interrompt
tout net quand don Quichotte ne sait plus au juste le
nombre des chèvres passées, (c L'histoire finit rigou-
reusement, dit-il, où commence l'erreur du compte. »
Gervantes raille ainsi (en vingt passages du second
volume (leDon Quichotte) ses adversaires qu'il dédaigne
et qu'il mène vivement. Mais, en dépit de cette gaieté,
il soufîre quand il voit le travestissement de ses créa-
tions. La métamorphose de ses personnages lui cause
332 CHAPITRE VII.
une inquictucle grave que Ton sent percer en lui. Un
enfant qu'on dérobe à sa mère pour rhabiller en bohé-
mien n'est pas plus changé que le fils de son esprit, son
don Quichotte, devenu méconnaissable. Avellaneda a
fait de lui un mendiant stupide ; il a fait de Dulcinée
duToboso une Barbara la Balafrée rebutante, souillée
de tous les vices, laide de toutes les laideurs, assem-
blage de toutes les platitudes que peut découvrir une
imagination basse ; il a fait de Sancho Pança un homme
de tréteaux, un goinfre immonde qui ne connaît que
l'alternative de la gloutonnerie et des combats de pa-
rades, et, quant au langage, un de ces beaux esprits de
ruisseau faits pour amuser une populace dont ils sont
le rebut et le jouet, ce C'est à tomber de surprise, s'écrie
Cervantes, de voir sous les mêmes noms des personnages
si différents! » Ah! qu'on l'attaque lui-même et qu'on
fasse son portrait, si l'on veut, mais qu'on ne traite pas
aussi mal ses créations. Les nations étrangères pour-
raient les méconnaître à leur tour.
Le pressentiment de Cervantes n'était pas sans justesse.
On a accepté en France, on a loué plus d'une fois les in-
ventions et les caractères d'Avellaneda ; Le Sage a osé les
mettre au-dessus des caractères de Cervantes. Étrange
erreur d'un homme d'esprit qui connaissait à fond les
valets de comédie, les paysans de théâtre, les types tout
faits *, et qui un jour condamne, au nom d'une tradition
de coulisses, la liberté même de l'observation! Il accuse
le Sancho original d'inconséquence et d'invraisemblance;
I . « On sait que les comédiens ont multiplié chez eux les emplois à
l'inlini : emplois de grande, moyenne et petite amoureuse ; emplois
de grands, moyens et petits valets. » Beaumarchais, Lettre sur la Cri-
tique du Barbier de Séville.
LA CRITÏUUH. 3:13
il trouve Taulre Sancho naturel. On éprouve quelque
embarras à réfuter ce paradoxe , parce qu'il faut citer
Avellaneda pour le combattre et qu'il est étrangement
grossier. Pourtant voici une scène de lui : le lecteur en
jugera.
On est à table. Les convives font passer à Sancho un
melon], il le mange. On lui jette un chapon, il le dévore.
On vide tous les plats dans son chaperon, il les fait dis-
paraître dans son estomac.
Don Carlos prit alors un plat de boulettes farcies : Sancho, dit-
il, pourrlez-vous bien manger deux douzaines de ces bouletles,
si vous les trouviez à votre goût? — Je ne sais, répondit Sancho,
ce que c'est que ces boulettes, et je n'y ai pas grande confiance,
si elles ressemblent à celles qu'on jette dans les rues à Giudad-
Real pour se défaire des chiens errants. — Nous n'en sommes
pas là à votre égard, Sancho, reprit don Carlos, ce sont de pe-
tites boules de viande délicatement assaisonnées.
Sancho ne demanda pas une plus longue explication et, pre-
nant le plat, il les engloutit une à une comme s'il se fut agi de
grains de raisin, ce qui n'amusa pas petitement les convives.
Quand il fut arrivé à la fin : — Oh ! les traîtresses et les sorciè-
res, s'écria-t-il, comme elles ont bon goût! Je parierais que ce
sont là les boules avec lesquelles jouent les petits enfants dans les
limbes; sur ma foi, si je retourne dans mon pays, j'en sèmerai
un bon picotin dans un jardin que j'ai auprès de ma maison...
Voilà cette vraisemblance que Le Sage admire, trou-
vant naturel un laboureur qui sème des bouleltes. Cer-
vantes juge la scène autrement : « Est-ce bien vous ,
Sancho, qui mettez des bouleltes dans votre sein? —
Non, réplique Sancho, je mange ce qu'on me donne, je
prends le temps comme il vient. Mais je ne suis pas
glouton et niais comme l'autre. Nous voilà tous deux,
moi simple et plaisant, mon maître vaillant, discret et
amoureux. »
334 CHAPITRE VII.
En voyant la vuli,^arité de la contrelaron, Cervantes
se met à craindre que Toriginal ne soit trop fin, trop
caché, inaccessible peut-être. Puisque le plagiaire se
trompe si lourdement et que le fauK monnayeur a passé à
côté de Tor et a monnayé du plomb, d'autres peuvent s'y
méprendre également. Bref, Cervantes se demande si on
comprend son œuvre, et il dit avec son tour d'esprit
naïf : « Il faudra faire comme le peintre d'Ubeda , qui ,
lorsqu'il peignait un coq , écrivait au bas en grosses
lettres : Ceci est un coq. Mon histoire aura besoin d'un
commentaire pour être comprise ^ ! . . . »
LE SENS DE DON QUICHOTTE.
Molière, en 1663, livra bataille à monsieur Lysi-
das, l'auteur pédantesque et obscur qui le confondait
avec Turlupin et offrait de faire mieux que lui. Cer-
vantes, soixante ans auparavant, en 1603, se débat
contre les morsures à'Avellaneda. L'un et l'autre sont
obligés d'expliquer à la foule leur œuvre, qui est l'é-
tude de l'esprit humain, et leur art, qui est la création
de symboles visibles, transparents et aimables. On ne
les comprend pas ; on les accuse, s'ils suivent leur pensée
pure, de perdre terre, s'ils l'incarnent dans un symbole
joyeux, de descendre à la bouffonnerie. Ils ont pourtant
(c'est la merveille, c'est le privilège des maîtres, c'est
le secret de l'originalité et de la force) la double puis-
sance d'analyser et de créer.
Les Cervantes et les Molière s'irritent sous l'étreinte
1. Y asî debe de ser de mi historia, que tendra necesidad de
comento para entenderla. [Don Quijote, ii, 3.)
LA CRITIQUE. 33.1
des esprits vulgaires ou exciusits qui ne permettent pas
au génie d'être complexe, divers et libre. Eh quoi ! ils
ont été chercher la vérité elle-même, ils Font trouvée
nue, ils lui ont mis un voile, ils la ramènent sous le cos-
tume décent et charmant de la comédie ; ils ont pénétré
avec amertume la folie et la fragilité de la machine
humaine, qu'ils connaissent comme un anatomiste sait
le cadavre, et ils rendent au sujet la vie, le mouvement,
la gaieté même; en un mot, ils font de Tiniage de nos
faiblesses la joie de nos yeux, et il arrive, parce que leur
œuvre a d'autant plus de relief qu'elle a plus de pro-
fondeur, qu'elle paraît à Lysidas et à Avellaneda une
mascarade sans portée!
Molière et Cervantes représentent à leurs persécuteurs
qu'ils ont voulu tout à la fois juger et sourire, et que
c'est là une chose rare, malaisée, laborieuse. Le dif-
ficile dit Molière , dans la Critique de V Ecole des
femmes^ est « d'entrer agréablement dans les défauts de
tout le monde. . . C'est une étrange entreprise que celle de
faire rire les honnêtes gens. » — «Ma conclusion, dit à
son tour Cervantes, est que la solidité du jugement et la
maturité de l'esprit font les bons livres, les bons contes
et tous les bons écrits ; que le don du génie est de plai-
santer avec grâce, soit qu'on parle, soit qu'on écrive;
que le rôle le plus piquant de la comédie est le rôle du
niais, et que celui-là n'est ni simple ni sot, qui sait le
paraître sur la scène. » Puis, avec ce mélange de fami-
liarité et de grandeur qui est son style même, il reven-
dique les droits de ceux qui cherchent le vrai, qui
essayent des peintures morales et qui demandent à une
inspiration supérieure le secret de leurs fictions, les-
quelles ont l'homme pour objet.
330 CHAPITRK VIL
(( (Test une clioso sncivc (jik; l'Iiisloirc d'iiii lionnno,
parce que ce doit cire une chose vraie, et quand la
vérité est quelque part, là est Dieu, source unique du
vrai. » — « Mais, ajoute-t-il, des gens se trouvent
qui vous composent et vous débitent des livres à la dou-
zaine, comme des marchands de heignels! » Tels sont
les hommes qui font un Sancho lourd, un don Quichotte
stupidc, deux marionnettes, deu\ personnages de bois
et tout d'une pièce! ces caricatures ignobles sont inven-
tées pour les yeux des manants.
Cid llamet Ben Engeli peint les pensées ' et découvre
les imaginations [pinta pensamientos) . Il est vrai qu'il
a commis la faute, dans la première partie de Thisloire,
d'intercaler des nouvelles; eh bien, dans la seconde, il
laissera voir, sans hors-d'œuvre, les héros tels qu'ils sont.
Il reste encore du soleil derrière la montagne ! s'écrie San-
cho. Cervantes continuera donc sa route avec plus d'ai-
sance que jamais; il insistera sur l'intention philoso-
phique du roman, mais il étudiera librement l'homme
ondoyant et divers. Personne ne lui coupera les ailes,
il gardera le droit de mêler le jugement viril à l'inven-
tion capricieuse. Quel plan! Dans ce livre unique, placer
toutes les richesses acquises à sa pensée, dérober la
force de sa conception sous l'élégance du trait, avoir la
légèreté de la main et le naturel du ton; employer le
récit et le dialogue à son gré , réunir à la verve mor-
dante de l'Espagne la grâce italienne et la raison fran-
çaise, atteindre sans échasses le style noble et manier
sans bouffonnerie le badinage , varier à son gré la lan-
gage et l'idée , les personnages et les physionomies ,
( . Don Quicholte, ii, 40.
LA CRITIQUE. 337
voilà ce qu'il rcve. L'ironie, qui est sa muse, présente
de l'air du monde le plus dégagé et le plus courtois aux
hommes du temps cette nouveauté très-hardie : une
critique vivante et pittoresque, qui prend l'allure du
roman pour le dépasser et suit la mode du siècle pour
la tuer en la parodiant. Lorsque Cervantes, dans le feu
même de cette entreprise, se sent tout à coup cerné par
l'esprit d'exactitude banale et de mièvrerie servile qu'il
reconnaît en même temps dans le calque de son pla-
giaire et dans les chicanes des bacheliers, il leur de-
mande grâce : «Ayez plus de miséricorde, dit-il, et plus
de scrupule... Considérez combien l'auteur a veillé pour
mettre son travail en lumière et laisser le moins d'ombre
possible sur son œuvre! »
Il avoue donc que son œuvre est de celles qu'il faut
éclairer. En réalité, elle est très-complexe. Le sens de
Don Quichotte, sa portée lointaine et sa profondeur
changeante ne peuvent être compris immédiatement
des contemporains ; ils sont trop près ; la perspective
leur manque. Et à leur tour les critiques qui vien-
dront juger ce livre d'après des règles ordinaires, en
fixer l'intention et en réduire le cadre, éprouveront
quelque embarras à se saisir de personnages fuyants et
allégoriques. Le véritable interprèle du Don Quichotte
est l'auteur lui-même ; il nous révèle son propre effort.
I/analyse que nous avons faite de ses œuvres nous a
montré le progrès d'art qui s'accomplissait en lui. Tout
d'abord, il écrit ce qu'il voit ou ce qu'il lui plaît. Puis
insensiblement son génie a grandi, ses visées ne sont plus
aussi restreintes que jadis; il ne se borne plus, comme
dans le Trato de Argel, à peindre les choses; il ne lui
suffit même plus, comme dans ses Nouvelles picaresques ,
ri
33.S CHAPITRE VII
de peindre Jes mœurs. Désormais, c'est l'espril, c"esl
riiomme môme qu'il a pour modèle, et il joint à l'ob-
servation pittoresque la critique suprême, c'est-à-
dire la connaissance intime de ce qu'il y a de plus
étrange et de plus mystérieux dans notre nature. Tra-
vail délicat , auquel il s'est essayé lentement , peu à
peu, quand il a repris le portrait de Zara, la femme
musulmane, pour en faire Zoraïde, étude plus signifi-
cative ; quand il a fait un autre jour, du type grossier de
Cauizarès, la retouche si forte qui a donné la figure
nouvelle de Garrizalès. Nous, qui savons ses habitudes
de travail et comment ses créations se métamorphosent,
nous ne serons pas surpris, lorsqu'il continue Don Qui-
chotte^ ouvrage de longue haleine, devoir cette allégorie
variée et multiple se généraliser de plus en plus.
Don Quichotte, Sancho, Dulcinée sont des personni-
fications; leurs caractères sont des symboles. Tandis que
Cervantes leur donne une forme et un corps , ils chan-
gent sous sa main, ils s'agrandissent peu à peu et s'é-
tendent. En peignant l'esprit des romans, il est con-
duit à peindre de proche en proche celui de l'Espagne ,
celui de son temps, celui enfin de l'humanité. Malgré
lui, sans intention, sans effort, par liberté d'allure, en se
laissant conduire par son sujet , il creuse de plus en
plus. L'analyse psychologique l'entraîne; ce livre, qui
était d'abord une simple parodie littéraire, devient une
peinture philosophique, un tableau du monde, illimité,
universel ; et comme Cervantes interroge en môme temps
sa propre conscience, qu'il raille son passé, qu'il trahit
ses impressions présentes, une autobiographie discrète
se devine à travers le livre.
Il y a dans Don Quichotte plusieurs données succès-
LA CRITIOUR. 33!>
sives qui naissent les unes dos autres. C'est la transfor-
mation graduelle de l'œuvre qui en fournit rexplication.
Ce fait admis, il est d'un singulier intérêt de suivre le
progrès de la pensée. Tout d'abord, à l'origine. Don
Quichotte est simplement la parodie , le résumé et le
tombeau des romans de cbevalerie. Le poëte déclare la
guerre aux géants qui les infestent , aux empereurs de
Trébisonde, aux enchanteurs, aux dragons , aux nains
et aux écuyers, aux femmes guerrières et aux princesses
amoureuses qui les émaillent, à la géographie fantas-
tique et aux tours voguantes, à tout le merveilleux
qui s'y déploie. La bibliothèque de don Quichotte ap-
paraît donc sur le premier plan; la gouvernante et sa
nièce la saccagent; Cervantes y débrouille tout de suite
la corruption des idées et en tire le diagnostic de la ma-
ladie universelle. Telle est la donnée première.
Mais Sancho arrive et se fait Técuyer de don Quichotte.
D'où vient-il? Ce type n'est pas emprunté aux romans de
chevalerie. Cervantes le prend ailleurs, dans une autre
littérature du moyen âge. A côté et en face des beaux
livres d'aventures, il existe des récits populaires étranges
dont le héros est un vilain. On l'appelle en France
Marcoulf; en Italie, il porte le nom de Bertoldo et sa
femme celui de Marculfa. Ici ou là, c'est le même
homme : un pauvre diable qui cherche à vivre, qui n'a
rien à voir à l'idéal et pour qui la gloire, l'honneur,
l'amour sont les variétés d'un luxe interdit à lui et aux
siens. En lutte avec la vie, il ne compte que sur lui-
même et sur son bon sens. Pour se guider, il a une pro-
vision de maximes toutes faites qu'il garde comme des
articles de foi et qui sont comme sa tradition. Il appelle
sagesse des nations ces sentences populaires, qui con-
310 CllAPlTRK VIL
tiennent peu de vraie sagesse et l)eaucoup (V expérience :
les Proverbes au vilain forment une litanie de vérités
égoïstes et méfiantes, de conseils rusés ou de réponses
toutes prêtes qui s'appellent en France réproiiviers ou
respiis, et en Espagne preguntas y respuestas.
Cervantes connaissait très -bien ce vieux type du
vilain, ses aventures et ses saillies , ses quolibets et ses
naïvetés. Je suppose qu'il avait lu surtout les facéties
italiennes — composées à l'imitation des fabliaux fran-
çais. Dans ces vieux contes nomades se retrouvent l'enco-
lure de Sancho et celle de son grisou bien-aimé. Quand
Sancho arrive dans le monde des chevaliers, quand il
parle si crûment des femmes , de -Dulcinée et des duè-
gnes , quand il met cette clause dans son traité avec don
Quichotte qu'il parlera, que sa langue sera libre et qu'il
ne gardera pas de secrets , je reconnais en lui Bertoldo ,
le Lombard originaire de France, le paysan sauvage et
malin qui paraît à la cour du roi Alboin, scandalise les
courtisans, exaspère la reine et débite des vérités là où on
ne les aime pas. La finesse rustique de l'un et de l'autre
se ressemble ; ils cachent beaucoup de malice « sous le
grand manteau de leur simplicité ; » ils sont cousins , ils
descendent d'Ésope, dont ils ont l'aspect, ils précèdent
Sganarelle et Gros-René , à qui ils laisseront leur hé-
ritage. Cervantes lui-môme semble indiquer les sources
auxquelles il puise, dans quelques passages où, Técuyer
débitant des proverbes avec une faconde intarissable,
don Quichotte lui dit : — « Cette question et cette réponse
ne sont pas de toi. — Taisez-vous, seigneur, répond
Sancho, Hq preguntas y respuestas, je n'aurais pas fini
jusqu'à demain.» Sancho avoue qu'il répète les distiques
de Yérino, les sentences de Caton a le censureur » et
LA CRITIQUE. 3'H
les proverbes du a commandeur grec », c'est-à-dire de
Guzman le Commentateur.
Cervantes, qui a lu les adages d'Erasme, les recueils
espagnols et les pasquinades italiennes , en use large-
ment par la bouche du laboureur mancbois, qui est
l'bomme des champs, le villanus d'autrefois, le vilain
du moyen âge, le Marculf qu'on opposait jadis au roi
Salomon et à Alboin. Il recueille cette opposition des
ancêtres de Sancho et des aïeux de don Quichotte. La
littérature orale, faite de dictons populaires, et la lit-
térature écrite y riche en galanteries aristocratiques ,
s'entremêlent dans son livre et s'y combattent ; c'est la
lutte du roman et du proverbe. Rossinante et le grison
forment un double symbole qui complète le contraste.
Sancho, monté comme au moulin, sert de repoussoir à
don Quichotte sur son destrier ; et quand tous deux s'a-
vancent, chacun sur sa bête, on croit voir sortir du fond
du moyen âge les deux mondes qu'il contenait : le monde
des vilains et le monde des chevaliers. — La seconde
donnée de don Quichotte est devenue l'antithèse sociale
de deux castes.
Que les hommes de nos jours , à qui l'âge a donné
l'expérience et le sens des luttes sociales, relisent Bon
Quichotte^ ils seront surpris de voir s'engager là , entre
le gentilhomme et le rustre, la bataille qui finira un
jour par une révolution. Don Quichotte, qui ne pense
qu'à lui, veut que son écuyer vive de sa vie, qu'il soit
joyeux de ses victoires et triste de ses défaites. Il exige
cjue Sancho s'éveille la nuit pour plaindre le chevalier
errant qui s'est laissé vaincre et que le ciel châtie.
— Est-ce également par un châtiment du ciel, répond Sancho
avec humeur, que les écuyers des chevaliers vaincus sont tour-
342 CHAPITRE Vil.
mentes par les mouches et pau la l'auii'?... Si nous autres écuyers,
nous étions fils des chevaliers que nous servons, ou leurs très-
proches parents, il ne serait pas étonnant que la peine de leur
faute nous atteignît jusqu'à la quatrième génération. Mais
qu'ont à démêler les Panza avec les don Quichotte? Allons, re-
mettons-nous sur le flanc et dormons le peu qui nous reste de
la nuit!... Dieu fera lever le soleil, et nous nous en trouverons
bien.
A qui Cervantes en veut-il donc? Est-ce à l'aristo-
cratie? Byrona-t-il raison ?Onle croirait, àentendre par-
ler Sancho, qui est a doublé, dit don Quichotte, de je ne
sais quelles bordures de malice et de coquinerie. » Mais
Cervantes ne hait pas le chevalier de la Manche ; il le fait
bon, courageux et éloquent ; son caractère est généreux et
noble ; il montre un grand sens toutes les fois qu'on ne
touche pas à son idée fi\e. Cette idée même, quelle est-
elle? L'ancienne idée de Cervantes Saavedra, dans ses an-
nées de jeunesse et d'espérances folles, l'idée des grandes
entreprises. Don Quichotte dit au curé, redit au barbier,
répète à don Antonio que, si le Turc descend du Bos-
phore , il n'est pas besoin que l'Espagne soit sur le
qui-vive; à lui seul, il se charge de conquérir la Ber-
bérie. « Si Sa Majesté acceptait mon avis , je sais un
expédient qui n'est ni extravagant ni impossible ; Dieu
m'entend ! » Il veut passer, avec ses armes et son che-
val, dans l'empire turc et défaire à lui seul les Ottomans,
en dépit de leur nombre. Cruelle raillerie adressée par
Cervantes à son illusion passée !
Je pourrais citer bien des traits semblables qui font
reconnaître, sous le masque de son don Quichotte cou-
reur d'aventures, le gentilhomme pauvre et nomade,
qui, né pour les armes et ami des lettres, voulut, dans
l'une et l'autre carrières, redresser les erreurs publiques.
LA CRITIQUE. 343
Si quelqu'un en doutait, qu'on lise la dernière page du
livre, trop oubliée. Personne, dit Cervantes, n'a le
droit de raconter l'histoire de Don Quichotte. C'est à
sa plume qu'il appartient d'écrire sous la dictée de sa
conscience. « Pour moi seul naquit don Quichotte. Il a
agi et j'ai écrit. Nous ne faisons qu'un. — Solos los
dos somos para en uno . »
Par conséquent, si l'aristocratie est frappée par Cer-
vantes , c'est à travers sa personne, sa vie et son aveu
qu'il fait arriver son blâme. Il y a au fond du roman un
monologue, comme dans les confessions chrétiennes de
saint Augustin et dans les confessions philosophiques de
Jean-Jacques.
Ce n'est pas tout encore ; les profondeurs morales où
s'engage Cervantes sont éclairées non-seulement par sa
conscience qu'il interroge , mais aussi par le dialogue
qui s'ouvre entre Sancho et don Quichotte.
Quand le chevalier parle , il est lyrique ; quand le
vilain répond, il est le contraire. L'antithèse sociale dis-
paraît alors. Ce n'est pas le chevalier que nous enten-
dons, ni le vilain, c'est la poésie et c'est la prose. Ce
qui nous frappe uniquement, c'est l'imagination aux
prises avec le bon sens , l'idéal se heurtant à la réalité,
l'effort de l'illusion qui tente de dominer la raison posi-
tive. Entre l'homme qui a horreur de l'évidence et y
résiste avec un entêtement superbe et l'autre homme qui
le suit, le rétorque, le harcèle d'en bas; entre l'homme
qui ne voit que les idées et l'homme qui ne voit que les
choses, il y a un duel conlinu : et on l'admire dans le
livre, parce qu'on l'a vu dans la vie. Cervantes les a
écoutés, il répète leurs propres paroles; il n'a plus de
style à lui, mais un style à eux. Chacun use de son voca-
341 CHAPITRE Vil.
bulaire spécial et de son jargon intellectuel. La conver-
sation de ces deux êtres différents de nature et de nour-
riture (comme disait le moyen âge) est la merveille du
livre; Tart du conteur triomphe dans les discussions
ingénieuses du maître et du valet ; il fait entrevoir dans
leur cerveau avec une transparence inouïe le jeu de leurs
pensées. En voyant fonctionner les rouages de chacune
de ces deux montres, qui ne peuvent jamais se mettre
d'accord, nous reconnaissons les deux grandes familles
qui se partagent le monde : celle des idéalistes et celle
des réalistes.
L'antithèse sociale s'est donc agrandie au point d'em-
brasser l'humanité entière. Au lieu de deux castes, on a
sous les yeux deux catégories d'esprits ; c'est l'antithèse
humaine et universellement vraie ; et parfois Cervantes,
qui se sent entraîné par son sujet au delà de ses limites,
loin de la donnée première, s'interrompt en riant,
et dit :
En arrivante écrire ce chapitre, le traducteur de cette histoire
avertit qu'il le tient pour apocryphe, parce que Sancho y parle
sur un autre style que celui qu'on devait attendre de son intelli-
gence bornée et y dit des choses si subtiles qu'il semble impos-
sible qu'elles viennent de lui.
En effet, l'argumentation va loin; naïve au dé-
but, la querelle des deux hommes est de celles qui
excitent le fou rire des enfants. Sancho se contente
d'abord de désabuser son maître, qui transforme d'un
regard ce qui l'entoure, c{ui fait de l'auberge un château
avec pont-levis, fossés et tourelles, du porcher soufflant
dans un sifflet de jonc, un héraut d'armes et du toit
rustique un mur crénelé , sur lequel un page, absent,
a son poste imaginaire. Mais peu à peu le débat
LA CRITIQUE. 345
change de terrain ; il s'agit non plus cle savoir si les
moulins sont des géants, et si les outres sont des fan-
tômes, mais de savoir à quoi s'en tenir sur la gloire, par
exemple, ou sur la vraie beauté, ou sur la justice so-
ciale, ou enfin sur l'honneur des femmes. Questions
délicates à débrouiller, sur lesquelles les deux voyageurs
philosophent chacun au rebours de l'autre, et Cervantes,
plus d'une fois, nous laisse dans l'embarras de décider
qui des deux a raison.
L'auteur en effet ne veut conclure ni pour Sancho,
ni pour don Quichotte. «Je vous offre, dit-il, mon récit
retors et dévidé; » et il abandonne chacun à ses ré-
flexions. Sans doute, à ne consulter que sa première
impression de lecture, le bon Sancho est l'homme rai-
sonnable et don Quichotte le fou. Mais si l'on médite le
livre, on pensera peut-être autrement. Cervantes aimait
l'héroïsme, nous le savons; il adorait la poésie, nous Tal-
ions voir. Avant d'examiner la doctrine finale de don
Quichotte, il faut suivre les développements de la pen-
sée de Cervantes dans cette période de 1598 à 1616, qui
fut un temps de maturité, de sève et de jugement géné-
ral. Il faut écouter ce qu'il dit quand il parle directe-
ment de la poésie, de la littérature, de la société espa-
gnole.
CHAPITRE Vin
QUESTIONS D'ART — LE THEATRE3
La vie d(3 Cervantes à Yalladolid et à Madrid, au
commencement du dix-septième siècle, est une guerre
sans trêve. Il livre chaque jour une bataille, soit à la
mauvaise littérature, soit à la société mal organisée qui
l'entoure.
Un jour il dit sa pensée sur l'avenir de la scène
espagnole.
Le théâtre de la Péninsule est alors, on le sait,
le plus fécond des théâtres, le plus passionné, le plus
iiitluenl en Europe, mais le moins parlait de tous; pas
une pièce de Lope , ni de Calderon , n'est restée en-
tière dans la mémoire des hommes, comme celles de
Sophocle ou de ïérence, de Corneille ou de Shakspeare.
Pleines de feu, d'âme et de mouvement, les comedlas
n'ont pas reçu la forme pure qui fait vivre les œuvres
de l'esprit. C'est quand la France mettra sa marque au
Menteur^ au Cid, à Don Jiian, que l'Europe saura par
cœur les créations dramatiques de Tirso de Molina, de
Guillen de Castro et dWlarcon.
L'ART. 347
Cervantes voit cravaiice la destinée du théâtre natio-
nal, qui périra, dit-il tout haut, s'il n'est sauvé par une
réforme décisive. Il rappelle à tous que le souci de l'art
est le secret de l'immortalité et le seul préservateur des
conceptions originales. Il fait plus, il ose montrer à son
pays la supériorité des nations étrangères.
Nos œuvres, dit-il, sont faites aux dépens de la vérité, au mé-
pris de l'histoire, je dis plus!... à la honte du génie espagnol, car
les étrangers qui observent très-exactement les lois de l'art dra-
matique et qui voient, dans nos comédies, l'absurdité et l'inco-
hérence, nous tiennent pour des ignorants et des barbares M
A qui Cervantes fait-il allusion? Quel auteur natio-
nal désigne-t-il, et quelles nations étrangères?
— C'est moi, dit Lope de Vega, qui mérite le nom de barbare,
moi qui ai l'audace de donner des préceptes contre l'art, moi
qui me laisse entraîner au courant du vulgaire, moi qu'appellent
ignorant l'Italie et la France!
Me laman ignorante Italia y Francia!
Ainsi la lutte s'engage-t-elle entre Lope de Vega et
Cervantes, entre 1598 et 1603, à Fépoque où celui-ci
rentre dans la lice et achève la première partie de Don
Quichotte. Lope en ce temps-là publie des pièces in-
nombrables pour le théâtre, des sonnets pour les acadé-
mies, et des poèmes de tous genres pour le monde galant
dont il est l'idole. En 1598, il donne lArcadie, pasto-
rale, et la Drayontea, poëme satirique contre l'étran-
1. Todo esto es en perjuicio de la verdad, y en nienoscabo de las
hislorias, y aun en oprobrio de los ingenios cspanolcs, porque los
extranjeros, que con inucha puntualidad guaidan las leyes de la coine-
dia, nos tienen pbr hârbaros é ignorantes, viendo los absurdos y dispa-
parales de las que liaceuios. [D. Q,, f, i8.)
348 CHAPlTHli VI II.
ger; en 'L^)90, Isidro et las Fies las] de Le nia; en 1002,
la Hermosura de Angelica, en F honneur de cette An-
gélique dont les Italiens chantaient les aventures amou-
reuses; en 1603, el Peregrino en su patina, livre de
confidences, où il se représente comme un penseur per-
sécuté. Pourtant la vogue de son nom était alors plus
grande que jamais; il était le coryphée de la mode; les
femmes mêmes portaient des hijoux, des étoffes et des
fleurs à la Lope. Mais le bonheur de Lope était troublé
par le regard de Cervantes , témoin solitaire et tran-
quillement incorruptible des engouements ridicules.
Le biographe Navarete assure que Lope de Yega
et Cervantes étaient unis par l'estime réciproque et par
Taffection. Il le prouve à sa manière, en rapportant les
éloges qu'ils se sont adressés mutuellement, et qui
donnent en effet la meilleure opinion de leur courtoisie.
Mais les lettres particulières de Lope, qui sont d une
méchanceté décidée, réfutent Terreur généreuse et peut-
être volontaire du bon Navarete. Lope attaque son ami
avec furie ; Cervantes, de son côté, loue le grand homme
tantôt avec une pointe d'ironie, tantôt avec l'accent d'une
équité ferme et grave ; dans les deux cas, on sent que le
coryphée ne lui fait pas illusion. Il l'appelle monstruo
de naturaleza, ce qui veut dire à volonté génie prodi-
gieux ou génie monstrueux; et comme Vega signifie
plaine, il célèbre, dans un sonnet charmant, le riche ter-
roir qui produit annuellement des moissons diverses,
avec une fécondité, une variété, une opulence inouïe.
Nous avons une plaine où germe toute chose,
Une Yega paisible où tout naît tour à tour.
Du haut de rHélicon vient l'onde qui l'an ose;
Apollon le regarde avec un œil d'amour.
l.'ART. 349
Jupiter qui sait lout, lui, créateur cl cause,
L'augmente et l'enrichit de sa main chaque jour;
Mercure voyageur en passant s'y repose,
Et Minerve y fixa son éternel séjour.
Les Muses en ce lieu font un nouveau Parnasse;
Vénus même, que suit la Décence et la Grâce,
Y fait croître partout les amours et les fleurs.
C'est ainsi que la plaine, en fruits toujours féconde,
Produit chaque matin, pour le plaisir du monde.
Des anges, des guerriers, des saints et des pasteurs.
Rien n'esl plus aimable que cet éloge, mais, si Ton \
prend garde, Cervantes y mêle une critique par omis-
sion. La quantité Téblouit; il ne parle pas de la qualité.
Ainsi les sous-entendus et les mots à double entente
laissent percer un jugement fin et un sourire. Ailleurs il
parle sérieusement, et, marquant toute sa pensée, il juge
Lope avec une admiration très-sincère, mais sans aveu-
glement ; il exalte son génie dramatique et blAme l'usage
qu'il en fait. Un cbef d'école ne pardonne jamais de tels
griefs, et, pour un poëte, un juge est toujours un désap-
probateur.
Au fond il y avait entre ces deux, hommes une anti-
nomie naturelle beaucoup plus sérieuse qu'une rivalité
d'esprit. Tout les opposait, leur talent, leur opinion et
les événements mêmes de leur vie. Cervantes avait com-
battu dans la glorieuse journée de Lépante ; Lope de
Yega avait été embarqué sur la flotte inutile et pom-
peuse, sur l'invincible Armada. Cervantes professait en
politique des opinions qui eussent rapproché l'Espagne
des nations européennes et se mettait naïvement en
contradiction avec les passions publiques; Lope, flat-
3!i(l CHAPITRE VIII.
tant son pays, (''crivail la Drar/ontea ronlrc ^ir FraiiciH
Droke;\\ prouvait dans un de ses drames que lEspagnc
doit à elle-même, et non pas à Christophe Colomh, la
découverte du nouveau monde; dans un autre, il ap-
plaudissait au supplice des Indiens comme légitime ,
glorieux et chrétien. Enfin Lope de Yega , inquisiteur,
présidait de sang-froid un auto-da-fé (dont Pellicer a pu-
blié le procès-verbal) et brillait un bon nombre de ses
semblables, tandis que Cervantes comprenait en chrétien
le pardon, la bonté et la liberté de conscience ; cela le
plaçait plus loin du tribunal que du bûcher, et Avella-
neda, ami de Lope, le poussait doucement plus près en-
core du bûcher que du tribunal.
Sur le terrain de la littérature, ils n'étaient pas seu-
lement séparés, ils étaient opposés. Lope, de son pro-
pre aveu le courtisan et l'esclave du succès , homme
perspicace et très-avisé, comprit du premier coup d'œil
que le public goûtait peu Fart sévère et les modèles
antiques. Aussitôt il préconisa les libertés de l'imagina-
tion et les affectations du gongorisme ; il fit de la mode
un genre qu il appela très-habilement art moderne ,
arte 7iuevo; en face de lui les classiques, qui contra-
riaient le mouvement et Tinstinct national, semblèrent
bientôt aussi pâles que stériles. Cervantes, dont Fesprit
aisé et indépendant était également incapable de s'em-
prisonner dans une tradition ou de s'asservir à la mode,
voulait que Fart fût libre, mais d'une liberté forte, labo-
rieuse et pure, qui ne céderait à aucune prétention
d'école et ne subirait le joug ni des classiques dont les
formules étaient étroites, ni des improvisateurs ??2o-
dernes dont la fantaisie était impérieuse. Ingénument,
le grand homme cherchait les conditions du beau et celles
L'ART. :V:\]
(run progrès littéraire dont il faisait une queslion de
grandeur nationale.
Il commença , avec l'imprudence habituelle de son
caractère , une campagne généreuse. Tout d'abord il
adjura les auteurs eux-mêmes, les suppliant de croire
qu'ils faisaient fausse route ^ Il vanta les bonnes pièces
de Lope de Yega, d'Aguilar, de Tarraga, pour les oppo-
ser aux mauvaises. On ne l'écouta qu'avec dédain ou
colère. Il écrivit alors sur le théâtre du temps le magni-
fique chapitre , d'un accent hardi , d'un ton sonore ,
d'une intention élevée, qu'il a inséré dans la première
partie de Do7i Quichotte^ déjà si pleine de choses, et qui
demeure comme perdu au milieu de l'ironie générale
du livre ^. Lope, furieux, lui répondit par un manifeste
libéral sur le même sujet, qu'il intitula : Arte niievo de
hacer comcdias. Car ce pamphlet spirituel , au lieu
d'être une oeuvre isolée, est évidemment une réponse
au chapitre de Cervantes. Par le fragment qu'on vient
de voir, où Lope relève jusqu'aux expressions de Cer-
vantes, on peut reconnaître que les deux écrits se com-
plètent. Jusqu'ici, par un singulier hasard, ils nous
sont venus séparés l'un de l'autre. Il faut les rapprocher
et en rappeler les traits essentiels :
De l'aveu de tous, dit Cervantes, les comédies qu'on repré-
sente aujourd'hui, pièces d'invention ou pièces liistoriques, sont
des ouvrages ridicules, sans nulle délicatesse, entièrement contre
les règles. La comédie doit être l'image de la vie humaine, un
miroir de vérité et un exemple moral : la nôtre est un exemple
de sottises, un miroir d'extravagances et une image de tous les
égarements.
1 . Algunas veces lie procurado ])ersuadir a los autores que se enga-
nan en tener la opinion que tienen.
2. C'est le quarante-huitième chapitre.
352 rnAPITRE VIII.
Les sujets sont extravagants... L'onfant qu'on nous montre à
la première scène dans son berceau, a de la barbe à la seconde.
Les caractères sont faux : sur notre théâtre le vieillard est un
bravache et l'homme fait est timide. On transforme un page en
conseiller, un roi en crocheteur, une princesse en servante. Les
temps et les lieux sont confondus. J'ai vu une comédie dont le
premier acte se passe en Afrique, le second en Asie, le troisième
en Europe. Un acte de plus, et l'Amérique avait son tour. J'ai
vu l'empereur Héraclius au temps de Charlemagne prendre Jéru-
salem à la tôte des croisés. Et nos mystères! nos autos! nos faux
miracles! nos pièces profanes mêlées de surnaturel! Ëtrangetés
destinées au vulgaire, parce qu'il aime les dénoùments à grand
spectacle.
J'ai entrepris un jour de ramener les auteurs. Rien n'y fait;
ils sont entichés de leur système. Ni la raison, ni l'évidence ne
peuvent les en détourner. Auteurs et acteurs prétendent que les
comédies raisonnables plaisent aux hommes de goût, que le goût
est rare et que les extravagances ont pour elles la multitude. Le
public aime cela, disent-ils; asi las quiere el vulgo.... Non ! le
vulgaire ne veut des sottises que quand on ne lui offre pas mieux;
la faute en est à vous, qui aux yeux des autres nations êtes des
barbares; et vous ne péchez pas par ignorance, vous savez ce
que vous faites, vous avouez que vous écrivez pour autre chose
que pour la gloire, que vos pièces sont des marchandises et que.
pour n'être pas refusés des directeurs, vous subissez leur vo-
lonté, vous livrez la commande.
Le grand fournisseur, on le devine , était Lope de
Yega. Cervantes, qui ne veut pas faire une satire et
glisser des allusions moroses , aborde en face Lope de
Vega. Il le nomme avec un mélange d'admiration et de
blâme : « N'avons-nous pas vu un des plus beaux et
des plus rares esprits de ce royaume, pour complaire aux
comédiens, négliger de mettre L^ dernière main à ses ou-
vrages, qu'il n'a pas rendus el qu'il pouvait rendre excel-
lents?» Noblesse oblige : quand on s'empare du théâtre,
on l'élève.
L'ART. 353
— J'écris pour rargent, por dinero, répondit Lope *.
Lope de Yega éprouve alors contre Cervantes une
haine que ses flatteurs prennent soin d'envenimer. Ils
l'invitent à donner la théorie d'un art qu'il connaît
si bien. Lope compose son A}'t moderne de faire des
comédies, moitié apologie, moitié satire, et prenant le
ton léger du sarcasme, il s'adresse ainsi à une académie
en vogue :
Nobles amis, qui êtes l'élite de l'Espagne, vous dont l'acadé-
mie laissera bientôt derrière elle les académies de Cicéron et de
Platon, vous voulez que j'écrive un art dramatique conforme au
goût du public moderne. La tâche de législateur est facile;
quand on n'a rien mis au théâtre, on connaît bien les théories.
Moi, je compose, et toujours contre les règles de l'art.
Non pas que j'ignore les principes : à dix ans, quand j'étais
écolier, je les savais; mais que voulez-vous! La scène, quand je
l'abordai, était pleine de compositions très-différentes des mo-
dèles antiques.
J'ai écrit quelquefois selon les règles, mais j'ai vu le peuple et
les femmes courir aux comédies monstrueuses, habitués qu'ils
étaient aux inventions vulgaires par des auteurs barbares dont
les idées étaient en crédit. Qui suivra aujourd'hui la Ihéorie de l'art
mourra de faim et sans gloire; la raison a toujours tort devant la mode.
Depuis ce temps-là, quand j'écris une pièce, j'enferme toutes les
règles sous de triples verrous, j'éloigne de mon cabinet Plaute et
Térence, de peur d'entendre leurs cris (car leurs livres muets
crient vengeance au nom du vrai), et j'écris selon l'art inventé
par les favoris de la foule. Après tout, c'est le public qui paye
les sottises; il le faut servir à son goût.
Voilà le mot de son théâtre. Il veut réussir, plaire et
prendre le vent. D'ailleurs, il laisse savoir qu'il connaît
les maîtres et sait les traditions. Robortel dit sur l'art
l. Voir la lettre conservée dans la coliecUon du comte Altamira,
el citée par M. de Scliacl\.
23
354 CHAPITRE VIII.
dramatique crexcellentes choses; qu'on aille y voir. Mais
ne lui citez pas comme modèle le vieux Lope de Rueda,
qui met en scène des filles de forgeron. L'art moderne
prend ses héroïnes parmi les reines... Et ici Lope donne
rapidement quelques-uns des principes de « Fart mo-
derne. » Il conseille la clarté, le mouvement et des pro-
cédés mécaniques très-commodes. Assurément, ce n'est
pas là, dit-il, de l'art pur, mais ce qui x^laît en ce monde
est précisément ce qui va contre la loi ; et parce qu'elles
ont péché contre Tart, on a vu réussir les quatre cent
quatre-vingt-trois pièces écrites par le barbare Lope de
Vega.
Cuatro cientas y ochenta y très comedias!
Là-dessus, Lope quitte le lecteur pour en improviser
de nouvelles. Il a besoin de son temps. Il s'en va, avec
une admirable désinvolture, laissant là le pauvre et naïf
Cervantes, qui a pris au sérieux l'art dramatique. Je me
trompe; il ne le laisse qu'en apparence; en réalité, il
signale [et dénonce à chacun le plus mauvais de tous les
poètes, le misérable auteur de Don Quichotte. Il inter-
dit à tout écrivain, «si niais qu'il puisse être, » de louer
un pareil homme. Le roi des auteurs met à l'index le cri-
tique jaloux qui marque tant de haine pour les comé-
dies de Lope de Yega *. Contre lui, il ameute les aca-
démies , il lance les médiocrités littéraires , il essaye
même de soulever le public. Dans une de ses pièces, Ai-
1. LeUre à un ami, datée de Tolède , le 4 août 1604 : « De poêlas
no digo. Muchos en cierncs para el ano que viene, pero ninguno hay
tan malo como Cervantes, ni tan necio , que alabe é Don Quijoie
A sâtira me voy mi paso à paso; cosa par mi mâs odiosa que mis
librillos a Âlmendâres v mis comedias é Cervantes... »
L'ART. 3îi5
mer sans savoir qui, une femme se moque du malheu-
reux. (( Que Dieu lui pardonne! » dit-elle.
Don Quixote de la Mancha
(Perdone Dios â Cervantes!)
Fué de los extravagantes,
Que la corônica ensancha.
Quel accueil on lit à Cervantes, quand il s'avisa de
présenter une pièce au théâtre! les comédiens tout-puis-
sants le rejetèrent avec mépris; on fit mieux, on lui ôta
ses entrées. Le jour où il publia ses pièces avec un pro-
logue qui en appelait des rivaux aux lecteurs, Avellaneda
fit la parodie de son prologue. G^était le coup de pied
de l'âne. — u Croyez-moi, dit Sancho à don Quichotte ',
ne vous prenez plus de querelle avec les comédiens ! »
On lui disait encore : Cédez au temps, flattez la foule,
faites jouer un intermède par un chien savant'^, donnez
au public des tableaux au lieu de comédies. Ainsi faisait
le poëte que Cervantes vit un jour à Séville. Il était assis
sous un grenadier, se mordant les ongles, regardant le
ciel et achevant de composer a le plus grand et le plus
magnifique spectacle qu'on ait jamais vu.» « — Avez-
vous fini, lui dit un comédien qui survient? — J'achève,
et gaillardement! Yoici mon idée : S. S. le Pape entre en
scène, revêtue de ses habits pontificaux. Douze cardi-
naux le suivent, tous habillés de violet, non pas de
rouge : point très-important. Cela se passe au temps
de Mutatio Capparum. Un autre n'y eût pas songé,
on fait tant de sottises ! Vous imaginez-vous, d'ici, Fef-
1 . Don Quicliolte , ii , 1 1 .
2. Coloquio de los porros.
3:iG ClIAr-lTRE VIII.
fcl de l'apparition? ... Jour de ma vie'!» L'art dra-
matique, ainsi compris, est accessible à tous; il de-
mande peu et donne beaucoup. «La comédie, s'écrie
un jeune poëte imberbe ^, la comédie ouvre au génie
une large carrière ; c'est elle qui dérobe notre nom
à l'oubli et à la mort!... Aussi ferais-je cinq fois le
voyage de l'enfer pour arriver à faire jouer une pièce
que j'ai toute prête et qui s'intitule le Grand Bâtard de
Salerne. »
Ce moyen d'arriver est bizarre. Il en est de plus siirs;
il vaut mieux être du monde galant, être jeune et sur-
tout être riche, comme Pancracio, dont Cervantes nous a
laissé le portrait. Pancrace est l'homme qui peut tout.
On me saura gré de traduire ici la scène charmante
de sa rencontre avec Cervantes , scène racontée dans
VAdjunta.
(( Un matin, comme je sortais du monastère d'Atocha,
je rencontrai un jeune homme de vingt-quatre ans ou en-
viron, propret, coquet des pieds à la tête, faisant craquer
la soie et portant un col à la wallonne, si haut, si ami-
donné, que pour le soutenir, il fallait, me disais-je, les
épaules d'Atlas. Ce col avait pour filles deux manchettes
plates qui prenaient naissance aux poignets, s'élevaient
en grimpant autour de la tige du bras, et semblaient
monter à l'assaut à la barbe. Non, jamais lierre ambi-
tieux ne s'accrocha à une muraille, depuis le pied jus-
qu'aux créneaux, comme ces manchettes se collaient avec
passion au coude du jeune homme : en un mot, dans cet
1 , Coloquio de los porros.
2. Via je al Pnrnaso.
L\\UT. 307
appareil exurbilajit le cou disparaissait, le visage s'en-
sevelissait, et les bras n'étaient plus! »
Ce jeune homme aimable, qui aborde (ont le monde,
aborde Cervantes et Tembrasse; Cervantes lui rend son
embrassade en prenant soin de ne pas le chiffonner;
puis il lui demande son nom.
— Vous saurez, seigneur Cervantes, que par la grâce d'Apol-
lon je suis poêle ou du moins le veux être, et mon nom est Pan-
crace de Roncevaux. Je suis jeune, je suis riche et je suis amou-
reux,
— Vous avez les trois qualités qui font faire les trois quarts
du chemin en poésie.
— Comment cela?
— La richesse! l'amour!... Quand on est amoureux et riche,
les productions de l'esprit n'ont rien à craindre de la cupidité et
tout devient libéral pour elles. Le poêle pauvre, au contraire,
abandonne les plus divins de ses enfants et de ses rêves : {divi-
nos partos y pensamientos), pour se livrer au souci de gagner sa
vie quotidienne. — Dites-moi, quel genre de poésie cultive Votre
Grâce? le poëme lyrique? l'héroïque? le comique?
— Tous les genres; je fais tout. Mais je m'occupe plutôt du
théâtre.
— Ainsi Votre Grâce a composé des comédies?
~ Beaucoup, mais on n'en a joué qu'une.
— A-t-elle réussi?
— Aux yeux du peuple, non.
— Et au goût des connaisseurs?
— Pas davantage.... Mais on n'a pas pu la juger, on ne l'a pas
même achevée, tout le monde sifïlait. Le lendemain le directeur
la donna encore malgré tout. Peine perdue ! c'est tout au plus
s'il vint au théâtre cinq personnes.
Pourquoi Cervantes n'a-t-il pas pu, comme Molière,
mettre sur la scène ce personnage qui craque la soie et
qui fait tout. On dirait un portrait avant la lettre de Mas-
carille, qui dit si bien :
358 CHAPITRE Vlll.
— Tout ce que je fais me vient naturellement, c'est sans étude.
Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris.
Pancracio rêve comme Mascarille le brouhaha orga-
nisé au théâtre pour faire un succès à l'auteur.
— Le suprême plaisir et le point important, c'est de voir
sortir la foule du théâtre. Tout le monde est content. Le poëte
se tient à la porte et reçoit les félicitations universelles !...
— Ces joies ont leurs mécomptes, répond Cervantes. (Et
ramené à lui-même par cette pensée, il oublie Pancracio pour
faire un retour sur ses propres infortunes.) Le succès ne dépend
pas moins du bonheur que du talent. J'ai vu telle comédie lapi-
dée à Madrid', qui, à Tolède, fut couronnée de lauriers Les
comédies sont comme les jolies femmes , elles ont leurs bons et
leurs mauvais jours.
— Et maintenant, dit le jeune homme, avez-vous encore des
pièces?
— J'en ai six, avec six intermèdes.
— On ne les joue pas? Et pourquoi?
— Les directeurs ne me cherchent pas, et moi je ne vais pas
les chercher.
— Sans doute ils ignorent que Votre Grâce les a.
— Ils le savent, mais ils ont leurs poètes qui sont leurs com-
mensaux; cela leur convient; leur pain leur suffit sans biscuit.
Je songe à faire imprimer mes pièces; le lecteur y jugera à loi-
sir ce qui, dans la rapidité de la représentation, pa?se inaperçu
ou n'est pascompris.il y a pour faire jouer les comédies comme
pour chanter, une saison et un moment.
Il publia, en effet, son théâtre en 1615, précédé d'un
charmant prologue : « Si tu y trouves , ô mon lecteur !
quelques bonnes choses, et que tu rencontres le direc-
teur de théâtre qui me méprise, dis-lui que mes ouvrages
ne contiennent pas de niaiseries patentes, que le vers en
est naturel, que les personnages des intermèdes parlent
leur langage , et qu'enfin je suis en train de composer
l'art. ■ 359
une comédie que j'appelle Jia Méprise des yeux [el
Engano de los ojos ) . »
Ainsi il n'abandonne ni son œuvre ni ses idées; tout
au contraire , il a la conviction d'avoir vu juste et la
conscience d'avoir servi le progrès de la scène espa-
gnole. Dans ce même prologue , il marque simplement
quelle place lui est due dans l'histoire dramatique, et à
quelle date. Il a vu, dit-il, naître et se développer le
théâtre, enfant vigoureux au temps de Rueda, adolescent
avec ïorrès Naharro, grand et magnifique avec Lope de
Vega : lui, il veut être placé entre Naharro et Lope;
qu'on lui permette de revendiquer une gloire qui lui
appartient.
Ici l'indulgence et l'équité gracieuse de Cervantes sont
vraiment touchantes. Il écrit en 1615, après ces longues
querelles ; « Lope de Vega, le grand Lope, a rempli le
monde de comédies naturelles, heureuses, bien raison-
nées et innombrables. » Il continue sur ce ton, il montre
son rival surpassant tous ceux, qui l'aident à élever V édi-
fice, comme Ramon, Sanchez, Mira de Mescua, Tarraga,
Guillen de Castro, Aguilar, Guevara et Galarza. Chacun
est nommé avec un éloge réfléchi. Quant à Cervantes,
le jour où l'on a joué ses pièces à Madrid, dit-il, l'art
a fait un pas. Cervantes « a représenté le premier les
pensées secrètes et les rêves de l'âme ; il a mis à la scène
des personnages moraux*. » Il juge fort bien tout son
théâtre : il préfère les études de caractère au spec-
tacle proprement dit. C'est là , en effet, son mérite et
son défaut. Dans ses œuvres, dans ses théories dra-
matiques, si éparses et si contradictoires en apparence ,
1- Fui el primero (jue represcnlasc las imaginaciones y los pensa-
mien tos escondidos del aima, sacando liguras morales al tealro.
360 ■ CHAPITRE VI H.
la même tendance se manifeste. Quand il se propose de
réformer le théâtre (et il annonça, dans le Coloquio^ le
projet d'écrire un livre sur ce sujet), son but est de
mettre l'écrivain qui pense au-dessus de l'écrivain inté-
ressé, de l'acteur nomade et du a directeur bavard. »
Si parfois il entre dans notre discussion célèbre des
unités, il sacrifie aisément les unités de temps et de
lieu. Pourvu qu'on ne joue pas sa tragédie de Numance
avec des arquebuses , il se montre facile aux indépen-
dances; il a même, dans une de ses pièces ^, amené sur
la scène la Comédie personnifiée qui plaide la cause de
la liberté dramatique :
La Comédie. — Le temps modifie les choses et perfectionne
les arts... J'étais bonne au temps passé, je suis bonne encore
aujourd'hui. Si je m'écarte des préceptes graves et des modèles
admirables laissés par les Sénèque, les Térence et les Piaule, je
n'en suis pas plus mauvaise. De leurs exemples je prends une
partie, je laisse l'autre.
Cervantes explique nettement qu'en cela le drame
moderne est supérieur au drame antique, lequel n'ob-
tenait l'unité de temps et de lieu qu'au moyen du récit.
Je représente mille choses, dit la Comédie, non plus en récits
comme autrefois, mais en actions, et ainsi je suis forcée de
voyager; je vais dans tous les pays où se passe l'action : c'est
l'œuvre de mon extravagance. La comédie moderne est comme
la mappemonde sur laquelle on voit Londres à un doigt de
Rome et Valladolid assez près de Gand. Les spectateurs ne m'en
veulent pas quand je vais d'Allemagne en Guinée, sans quitter
les planches du théâtre. La pensée a des ailes...
L'action, dont Corneille avait dit qu'elle est le prin-
cipe, la fin et l'âme de la tragédie, est avant tout la loi
1. Cristoval de Lugo.
L'ART. 301
du théâtre moderne, selon Cervantes. Mais, comme les
maîtres, il veut Faction morale, celle qui révèle Tâme,
l'esprit, les caractères, et non pas Taction extérieure et
violente, dont le mouvement précipité n'est qu'un simu-
lacre de la vie.
Dans une fautre pièce ', l'acteur Pedro, annonçant
une pièce nouvelle , promet solennellement que le hé-
ros c( ne sera ni matamore ni féroce , ne massacrera
pas, ne fendra pas les gens en deux et ne deviendra
pas, à la fin, roi d'un certain royaume que n'indique
aucune cosmographie. De ces impertinences et de beau-
coup d'autres, notre comédie s'est affranchie. Elle est
faite d'art, d'industrie et de belles choses. » Et lui-même,
comme acteur, saura son devoir, qui est de jouer et a de
dire de telle sorte que le caractère tout entier se tra-
duise aux regards. »
Rien n'est plus net et plus clair. Mais Pedro ajoute
qu'il saura « provoquer les larmes, provoquer le rire,
puis ramener le spectateur du rire aux larmes. Subir
toutes les impressions pour les communiquer toutes,
voilà ce qui fait un excellent comédien. » Et c'est là
que le pied glisse à Cervantes ; il ne veut pas seulement
des caractères, mais il les veut complexes, libres, varia-
bles, pour mieux montrer le développement de la pensée
ou de la passion. L'humeur le tente et la fantaisie.
Qu'on le laisse personnifier à son aise l'orgueil et la
sottise, le mensonge et la vanité, mettre à nu les res-
sorts cachés des vices humains, faire courir et jouer sa
critique railleuse, son persiflage burlesque, indéfini et
subtil, à travers des improvisations délicieuses. Il logera
1 . Pedio de Urde Malas.
362 CHAPITRE VIII.
les Tous dans un iiUermède l'ugilil"; il jettera sur la
scène ses idées philosophiques, ses vues sociales et les
fruits mûrs de son observation. C'est du moins ce qu'il
me semble avoir voulu et avoir fait dans son théâtre si
varié et si inégal, où les silhouettes bizarres, les touches
étranges, les figures vagues et mobiles sont trouvées avec
une sagacité voluptueuse, mais mal en scène.
Shakspeare eut les mêmes tentations et réussit à tra-
duire sa pensée personnelle, parce qu'il jouait lui-même
ses œuvres , comme aussi Molière , et apprenait chaque
soir à leur donner le relief nécessaire. Cervantes , mê-
lant trop de choses, n'atteint pas la simplicité drama-
tique. Il n'a fait qu'une seule comédie parfaite, celle où
il a été libre de nous conduire à sa suite dans le dédale
de la raison humaine, je veux dire Don Quichotte, qui
a été lu et imité par Molière.
En résumé, au théâtre, Cervantes est inférieur à Lope
de Yega, il est sans peine vaincu par la fécondité écra-
sante, la facilité intarissable et le mouvement irrésistible
de ce génie essentiellement dramatique ; mais on ne
méprisera ni l'effort de Cervantes pour affranchir le
théâtre espagnol du joug du vulgaire, ni ses tentatives
de comédie. Il s'est servi du théâtre en grand homme ,
d'abord pour parler à son pays , comme Aristophane et
Dante, plus tard pour créer un théâtre philosophique.
En tout temps une pensée politique ou une pensée
d'art le dirige, une haute ambition l'anime , celle de
faire du progrès de la scène un progrès national. — Ses
contemporains le rejettent, il ne lâche pas prise : il pu-
blie son théâtre et laisse à la postérité le soin de le juger.
Or cette sentence qu'il attend, c'est Lope de Yega
qui la portera. Le lendemain de la mort de Cervantes,
L'ART. 363
Lope Jiii emprunta plusieurs de ses pièces, entre autres
les Captifs d Alger. Ce fut une manière de lui rendre
justice. Lope semblait convenir de cette vérité, que le
théâtre espagnol eût été parfait si Ton eût réuni sur la
même scène la forte pensée de Cervantes et le talent dra-
matique de Lope de Yega .
QUESTIONS d'art. — II. — LE POÈTE.
Cervantes fait tenir quelque part au dieu même de la
poésie, à Apollon, le discours suivant :
0 vous, esprits heureux à qui appartient l'élégance, le bien
dire, la science délicate et vraiment savante!... vous en qui réside
la poésie belle de sa propre et naturelle beauté !... ne laissez pas
triompher cette canaille qui vous brave. Je dis cette canaille
que l'orgueil du nombre échauffe, endiablé et pousse à sa ruine
— ou à la nôtre... Vous qui avez le génie naturel ou l'expérience,
souffrirez-vous l'impudence de ces charlatans , de cette plèbe
de faussaires, de ces artisans de niaiseries? Faites ici un exem-
ple éclatant et mémorable, donnez en ce péril une preuve de
votre grand courage, pour leur perte et pour votre gloire. Armez-
vous le cœur d'une juste indignation, attaquez hardiment celte
tourbe oisive, vagabonde et inutile M...
La tourbe est celle des mauvais poètes, contre qui
Cervantes engage ainsi une autre bataille. Il dirigea
contre elle une allégorie bouffonne qui rappelle tour à
tour le Lutrin de Boileau, V Apokolokyntose de Sénèque
et les parodies burlesques de Scarron. Une nuée de
poètes se pressait aux concours des académies et assié-
geait la porte des grands. Quémandeurs et faméliques,
J. Vinje al Parnaso , clia[). vi.
304 CHAl>lTRIi Vlll.
bavards et insolents, ils obstruaient les voies de la lil-
térature et afticbaient leur misère comme leurs impro-
visations avec une banale impudeur. Ai-je besoin de
dire qu"ils se donnaient pour des génies originaux et
méprisaient Cervantes comme un poêle doit mépriser
un critique? Cervantes baptisa cet le multitude poétique
el affamée du nom de poetanibreK
La poetambre de Madrid fut en grande rumeur en
1610 et 1612. Le comte de Lemos partait pour Naples,
et annonçait qu'il emmènerait avec lui les meilleurs
poètes. Il s'en trouva une armée. Les frères Argensola,
qui étaient chargés de désigner les élus, perdaient la tête.
On se comptait, on se disputait, on se déchirait. Cer-
vantes fut laissé de côté par dédain; son heure, disait-
on, était passée; l'heure des poètes revenait; le beau
temps avec elle , « le beau temps qui s'était oublié à
écouter les discours d'un nommé Sancho Pança ^. »
Cervantes, ajoutait-on, était vieux, il était pauvre, il
n'avait jamais su faire un vers, et enfin il n'appartenait
pas à l'école des modernes. Toute la jeunesse était du
style nouveau, — avec lequel , dit Cervantes , on esca-
ladait le Parnasse :
Yo me atrevo
A profanar del monte la grandeza
Gon libres nuevos y con estilo nuevo!
s'écriait un jeune homme.
— Attendez , ajoutait un poëtercc
eau de quinze ans ,
1. H ambre , faim. — La terminaison bre signifie volontiers mnlli-
itide, miicliedumbre.
2. Parole à laquelle Cervantes fait allusion dans le Viajc , el qu'il
attribue à un personnage fort semblable à Gongoi'a.
1/ART. an:;
que j'aftile mon épée, c'est-à-dire ma plume, et je leur
taillerai des croupières. Apollon , tu recevras un coup
de la main la plus gaillarde que le temps ait jamais vue !
L'idée vint à Cervantes de raconter en vers burles-
ques Tassant donné au Parnasse par la poetambre ^ et
de défendre la vraie poésie contre ces profanations. Il
ferait lui-même un Voyage^ son dernier voyage, dans
ces régions qu'il avait tant aimées; il expliquerait à la
jeunesse qu'il n'y a pas de poésie sans désintéresse-
ment , et il passerait en revue toute la littérature une
troisième fois. Jadis, dans sa Galatée, il avait fait une
apologie trop complaisante des rimeurs ses amis. Sa
rechute serait la réparation de sa faiblesse ; mais il
prendrait pour arme l'ironie, il imiterait le style ber-
nesque des Italiens , qui savent railler. Voici le début
de son poëme, qu'il aurait fait exquis s'il eût été vrai-
ment poëte, dit-il, et si les étapes de sa vie eussent élé
moins fatiguées.
Certain poëte Italien, Caporale, né à Pérouse, me dit-on, mais
d'Athènes par l'esprit et de Rome par le cœur,
Saisi un jour d'un caprice honorable, se prit à vouloir gagner
le Parnasse et s'enfuit loin de la cour et de son apparat bi-
garré.
Il partit seul, à pied, et pelit à petit il arriva en un lieu où il
acheta une vieille mule à la robe sombre et au pas chancelant.
Jamais grand fantôme ne fut mieux fait pour effrayer les pol-
trons et moins pour porter un fardeau. Elle avait beaucoup de
jambes et peu de forces,
La vue courte et la queue longue; — le corps efflanqué, et le
cuir plus dur que la peau d'un bouclier.
Quant au caractère, il était merveilleusement entier. Puis elle
bronchait contre toutes choses, au mois d'avril comme au mois
de janvier.
366 CHAPITRE VIII.
Quoiqu'il on soit, le vaillant poiHe arriva avec elle au Parnasse,
où le blond Apollon l'accueillit d'un visage serein.
Et quand il revint seul, sans un liard, dans sa patrie, il ra-
conta des choses que la Renommée, dans son vol, porta d'un
pôle à l'autre.
Moi, qui toujours travaille et toujours veille pour faire dire
que j'ai l'honneur d'être poëte, quoique le ciel m'ait refusé cette
grâce.
L'envie me prit de livrer mon âme à une pareille messagère,
de la faire voyager dans les airs, de la transporter sur les som-
mets fameux de l'Œta.
De là je découvrirais la belle source de l'Aganippe, je pourrais
d'un bond aller baigner mes lèvres dans ses eaux.
Et la poitrine pleine de cette liqueur riche et douce, je passe-
rais désormais au rang des poètes illustres ou tout au moins des
poètes magnifiques.
Ce rêve rencontra mille obstacles, mon désir resta dans sa
fleur, comme celui de la faiblesse et de l'ignorance!
Car il y a une pierre sur mes épaules, dont la fortune pesante
m"a écrasé ; je la vois et j'y lis inscrites mes espérances avortées.
Ce voyage me parut avoir tant d'étapes, que peut-être ma vo-
lonté, ma passion auraient fléchi,
Si au même instant les fumées de la gloire n'étaient venues à
mon aide en me dérobant la longueur et les difficultés de la
route.
Je me dis alors en moi-même : Ah! si un jour je me voyais sur
la cime inaccessible de cette montagne, la tête ceinte d'une cou-
ronne de laurier,
Je n'envierais plus le bien dire de Aponte, ni le feu d'esprit de
Galarza, qui n'est plus, ce poëte dont la main était douce et
dont la langue était celle d'un capitan!
Et comme une première illusion entraîne toujours, je me fiai
à mon désir, j'abandonnai mes pieds à la route parce que j'avais
abandonné ma tête au vent.
Je me mis en croupe sur le destin, je sautai en selle sur ma
fantaisie, et je résolus de faire le grand voyage.
l'art. 367
Étrange monture I direz-vous, mais sachez, si vous ne le savez
pas, qu'on en use partout dans le inonde, aussi bien qu'en Cas-
tilie.
Il n'est personne qui puisse se défendre de l'enfourcher; en
voyage on l'accepte toujours.
C'est une monture légère comme l'aigle ou la flèche qui vo-
lent, — et parfois lourde comme du plomb,
Mais quand elle porte un poëte, toujours légère. Quel animal
ne les porterait pas? Ils n'ont pas de bagages.
C'est fatalement l'histoire du poëte. Les richesses lui viendraient-
elles par héritage, il ne sait pas thésauriser et il sait perdre.
Pourquoi cela est-il si vrai? M'est avis, ô Apollon, notre père
à tous, que c'est à cause de toi qui verses ton esprit dans le leur.
Et comme ton esprit ne va pas s'égarer dans la basse région
des affaires, ni se noyer dans l'océan bourbeux du lucre.
Ils t'imitent: qu'ils écrivent des fictions ou des vérités, sans
aspirer à gagner dans le monde des choses, ils vont devant eux,
sous la voûte du ciel,
Disant les rudes combats de Mars, ou bien, avec plus de dou-
ceur, peignant parmi les fleurs Vénus amoureuse,
Pleurant les guerres, chantant les amours, laissant passer la
vie comme un songe, ou comme passe le temps pour les joueurs.
Les poètes sont faits d'une matière douce et suave, souple et
tendre, ils aiment à jouir de l'hospitalité étrangère.
Le poëte le plus sage est gouverné par des fantaisies impré-
vues et charmantes : il est plein de projets et son ignorance est
éternelle.
Absorbé dans ses chimères, épris de ce qu'il a fait lui-même,
il oublie d'arriver à la fortune ou aux honneurs.
Eh bien! voilà ce que je suis, oui, ô lecteurs qui me lisez,
comme dit la foule rude et brutale, je suis un poète taillé sur ce
modèle.
Je suis un cygne par la tête que j'ai blanche, un corbeau noir
par ma voix qui est rauque, et le temps n'a pas pu polir mon es-
prit, ce tronc noueux.
308 CflAlMTHE VllI.
Et je n'ai pas pu un seul jour de ma vie monter au haut de la
roue de fortune : quand je vais y monter, elle s'arrête.
Mais, malgré tout, il veut éprouver si une de ses
grandes pensées se réalisera jamais. Il dit adieu à Ma-
drid, aux l^avardages, aux placets, aux: misères qui s y
croisent; il met un pain blanc dans son bissac avec huit
miettes de fromage, et il va. Il arrive à Garthagène,
et la vue de la Méditerranée réveille en lui des souve-
nirs qui lui rendent la fierté et l'esprit d'action. Qu'on
lui donne une frégate, et il part ! Tout à coup un dieu
lui apparaît, des ailes aux pieds. Le vieux poëte recon-
naît Mercure et s'agenouille dévotement.
Le dieu causeur m'ordonna aussitôt de me relever, puis em-
ployant le langage, le rhythme et l'harmonie des vers, il com-
mença ainsi :
« 0 toi, l'Adam des poètes, ô Cervantes! pourquoi cet habit,
pourquoi cette besace, mon ami !... » Raillerie d'un dieu qui fai-
sait l'ignorant.
A sa question je répondis : « Je vais au Parnasse, seigneur, et
je voyage dans le costume du pauvre. »
Et lui, il me dit : « Esprit surhumain, élevé au-dessus même
de Mercure, je te souhaite toute opulence et tous honneurs,
« Car après tout, je sais que tu es un vieux et brave soldat, et
ta main estropiée le dit.
« Jasais que ta main gauche, depuis le rude combat naval, cessa
de te servir et qu'elle a laissé à la droite le soin de ta gloire.
« Je sais que ce génie d'invention, extraordinaire et sublime,
qu'enferme ta poitrine, le divin Apollon ne te l'a pas donné en
vain;
« Que tes œuvres vont jusqu'au bout du monde, portées en
croupe par Rossinante, et que désormais entre toi et l'envie,
c'est une guerre ouverte.
L'ART. 369
«(Va donc, ô rare inventeur, niarche en avant ; suis ton spirituel
projet et porte secours à Apollon ; ton aide lui sera précieuse,
« Si tu devances l'armée vulgaire des vingt mille avortons qui
se disent poètes et ne sont pas bien sûrs de l'être.
« Déjà cette tourbe inutile remplit tous les chemins et les sen-
tiers pour monter au Parnasse; elle n'est pas digne de reposer à
son ombre.
« Allons ! arme-toi de tes vers ; sois prêt à poursuivre ton voyage
avec moi. Alerte! à notre grande œuvre!
« Avec moi ton passage est assuré, ne t'embarrasse de rien, ne
te mets pas en peine des vivres.
« Et pour confirmer la vérité de mes paroles, entre avec moi
dans la galère, regarde : tu seras émerveillé et tu prendras con-
fiance. »
Je me croyais le jouet d'une illusion menteuse... Mais j'entrai
avec lui dans la galère, et je vis un spectacle qui m'étonne
encore.
La galère était faite, de la proue à la poupe, et du
pont à la quille, de vers de tous genres, sans mélange
de prose : une longue élégie formait la grande vergue,
une cancion épaisse, drue et prolixe, se dressait au
milieu, en guise de mât ; des redondilles et des ségui-
dilles babillardes papillotaient dans les agrès, tandis
qu'on voyait flotter, bruissantes, les poésies légères et
licencieuses qui étaient les bannières du navire. La
proue était d'une matière bizarre, mais d'un travail exquis;
elle se composait de sonnets finement sculptés. Au con-
traire, deux tercets parallèles et fermes couraient à
droite et à gauche, comme rebords du navire, tandis
que les bancs des rameurs étaient garnis de ces vers du
romancero, qui sont gens à tout faire et servent comme
on veut. Le vaisseau ainsi fabriqué par Apollon est
venu chercher un régiment de poètes dont il a besoin ;
24
370 CHAPITRE VIII.
Mercure Tamène en toute hâte; il a rasé l'Italie, n'a
pas touché la France et débarque sur la terre d'Espa-
gne où foisonnent les poètes. Si Cervantes veutTaider à
enrégimenter les meilleurs, le Parnasse sera sauvé.
Cervantes fait son choix comme le comte de Lémos.
Il passe la revue des rimeurs et leur distribue Féloge
ironique ou ("ironie élogieuse avec la grâce la plus dé-
cevante. Voici Gongora, le charmant, le spirituel, le
sonore, unique au monde par le raffinement, «que bles-
sera ma louange, parce qu'elle est courte, bien qu'elle
soit extrême. » Yoici Herrera le divin, qui s'élève au-
dessus du monde et le perd de vue; Espinel, qui cultive
si bien la musique qu'il est le premier des poètes sur la
guitare. Yoici le prince d'Esquilache et le comte de Yilla-
Mediana, une foule de seigneurs, dont on ne peut pas trop
admirer les vers, — et la fortune : louons effrontément.
Grands et petits, tous y passent, les illustres comme
Lope de Yéga aussi bien que le misérable et inconnu
Arbolanches. On les choisit, on les enrôle; les élus par
tent, chantant, rimant, rêvant. En route, on prend à
Yalence, où se trouve une armée de novateurs ambi-
tieux, une compagnie qu'on surveillera; à Naples, où
sont arrivés les classiques Argensola, Cervantes refuse
de descendre ; il se querellerait avec les poètes oublieux
de la poésie et trop despotes. On arrive chez Apollon,
qui reçoit très-poliment le corps expéditionnaire et offre
des sièges à tout le monde. Cervantes seul n'en a pas;
il reste debout. Cette humiliation Tirrite, il rappelle
brusquement à Apollon le nombre de ses œuvres et
l'honnêteté de sa vie. — Résigne-toi, répond Apollon,
plie ton manteau et t'assieds dessus. — Seigneur, vous
n'avez pas remarqué que je n'ai pas de manteau.
L'ART. 371
Le lendemain la guerre commence. L'assaut donné au
Parnasse par la poetambre est vaillamment repoussé ; les
coups pleuvent, les livres volent comme des boulets.
La lutte se propage sur la terre et sur Tonde ; Neptune
vient à l'aide d'Apollon et noie une multitude de poë-
tereaux. Ceux-ci surnagent; ils ont été transformés en
citrouilles. La gaieté de Cervantes, gaieté homérique,
s'amuse de tous et de tout. C'est une raillerie de cy-
clopeen belle humeur. Mais, au milieu de cette débauche
d'esprit, il a une vision; la fausse Poésie et la fausse
Gloire lui apparaissent. La fausse Poésie est ivre et
folle, elle sort des tavernes ou des noces, son tambourin
à la main, trébuchant du pied et de la langue, livrée à
je ne sais quel paroxysme convulsif qui l'empêche de
prononcer distinctement. La fausse Gloire est une belle
vierge ou s'en donne lair; tout ravit dans son abord et
dans sa personne, son regard, fier et tendre, sa voix en-
chanteresse et sa parure brillante. Deux nymphes, pleines
de séductions, sont aux pieds du trône de la Gloire; leur
gazouillement, le miel de leur parole trahissent en elles
la flatterie mélodieuse et l'hypocrisie au doux visage.
Cervantes contemple le triomphe du faux avec une stu-
peur d'honnête homme. Mais Apollon et Mercure lui
laissent entrevoir dans une lueur paisible et lointaine la
vraie gloire que l'avenir donne au labeur sincère; la
vraie poésie paraît simple et divine.
Ceile-ci, tu le vois, est la beauté décente, l'orgueil du ciel et
de la terre, la reine des Muses.
Elle pénètre les mystères et les révèle, elle effleure le sublime
de toute science et le meilleur, qu'elle conserve.
En elle s'aperçoit, si lu la regardes avec attention, l'abon-
dance et l'excellence de tout ce qui est bien.
372 CHAPITRE VlII.
Avec elle habitent, réunis dans le même séjour, la sagesse di-
vine et la sagesse humaine, l'art délicat et l'art sévère.
Son magique pouvoir, qui dispose de l'illusion, en-
chante l'univers et agit sur les âmes avec un charme im-
pénétrable.
A sa voix les bons sont ravis et l'adorent, les méchants s'ir-
ritent et ne la comprennent pas.
Ses œuvres héroïques ont le don d'immortalité; ses œuvres
lyriques ont la suavité, qui divinise les choses humaines.
Sa flatterie même est d'un art si fin et si pur, qu'on voudrait
moins la condamner que la récompenser.
Elle agit à la gloire du bien, à la honte du mal, et avec le
génie elle montre à l'univers la bonté.
Cervantes la fait descendre du Parnasse, souriante,
aimable et sincère; elle vient remercier et congédier
ses champions.
Malgré ma pauvreté, je suis honnête, dit-elle. Je vous donne
des trésors, en espérance seulement. Leur possession réelle vous
conduirait à une immense et royale paresse.
Je voudrais, j'en jure par la beauté de cette montagne, cons-
tituer une rente de cent mille écus au moindre d'entre vous.
Mais cette vallée n'a pas de mines; elle offre des sources
pures et salutaires , et produit des singes qui prennent la figure
de cygnes.
Dernier trait de Cervantes contre les quémandeurs,
plaisanterie en apparence, au fond protestation sérieuse
en l'honneur de la poésie qui est chaste, noble et désin-
téressée : je la retrouve dans toutes ses œuvres. Il
suffit de ce qu'on vient de lire pour marquer le rôle
hardi de Cervantes au milieu de la littérature contem-
poraine. Les poètes furent effrayés et révoltés de l'au-
dace du poëte critique ; ceux qu'il nommait se fâchèrent,
et ceux qu'il ne nommait pas.
L'ART. 373
(( En revenant de ce long voyage, dit-il, je passai
quelques jours à me reposer, puis je sortis pour voir,
pour être vu, pour recevoir le salut de mes amis et la
grimace de mes ennemis : ai-je des ennemis?... »
Il raille comme toujours et dérobe sous un mot joyeux
l'amertume de son esprit, qui se sent de plus en^plus séparé
du siècle, de plus en plus solitaire. Dans le silence de
sa « cabane», comme il appelle sa pauvre demeure, il
écrit un sonnet pour imprimer en tête de son livre.
L'usage littéraire est que les amis le composent; mais
la coterie et la camaraderie ne sont pas là pour soutenir
Cervantes. Cette pièce, placée d'abord au début du Viaje^
fut ensuite supprimée par l'auteur. Un hasard l'a sauvée.
L AUTEUR A SA PLUME. '
Ils n'onl pas fait, tu vois, pour mon œuvre nouvelle
Le portail poétique et les vers de rigueur.
Fais-les donc, ô ma plume, et ne sois plus rebelle
Au rhythme impertinent du sonnet louangeur.
A toi de m'épargner cette peine cruelle,
Qui nous donne du mal sans donner de grandeur,
De m'en aller courir de ruelle en ruelle,
Mendiant au hasard l'encens adulateur.
Qu'ils accrochent leurs vers, leurs sonnets et leurs rimes
Aux puissantes maisons, ces flagorneurs infimes!
Les flatteurs sont bien bas et les flattés bien haut.
A toi, petite plume, à toi je te demande,
Pour que mon œuvre plaise, — et pour qu'elle se vende,
Un grain de sel... Adieu, je ne dis plus un mot.
Au moment où Cervantes protestait contre la poésie
M\ CHAPlTItK Vin.
honleuse, Ilatleuse et lamélique, Lope de Véga méditait
une apologie des poètes, quil publia plus lard. Dans le
Laurier d' Apollon , il admirait tous les rimeurs sans
exception, il déclarait ne pas savoir, en conscience, à qui
donnerla palme. Apollonlui-mêmehésitait. Choisir, c'était
se compromettre. Heureusement il se trouvait alors en
Espagne un roi imbécile, tenu en lisières par ses minis-
tres, méprisé de ses provinces en révolte, dépossédé par
ses voisins et ses sujets. Olivarès l'appelait Philippe IV
le Grand, a parce que, disait la diplomatie, il était comme
les fossés qui sont d'autant plus grands qu'on leur ôte da-
vantage. )- Lope de Yéga fil offrir par Iris, la messagère
des dieux, le Laurier d'Apollon à Philippe IV.
QUESTIONS DART. — III, L ESPRIT DE DECADENCE LITTERAIRE.
Cervantes, en disant sa pensée sur le drame et sur la
poésie, était conduit fatalement à démêler, comme une
cause essentielle de décadence, à dénoncer la servilité
des écrivains qui prennent pour règle non le beau, ni
le bien, ni le vrai, mais le goût du public. En tout pays
il y a un moment où la foule, dont l'auteur doit se faire
écouter, usurpe le premier rôle et domine l'auteur :
alors on appelle du nom de littérature tout ce qui satis-
fait l'appétit du lecteur : la mode passe pour l'art, le
succès pour le génie et l'applaudissement du grand nom-
bre pour le suffrage de la nation.
Cervantes pensait qu'il y a deux espèces de vulgaire
(il l'indique quelque part), un vulgaire qui est la foule
humaine dans son immensité et dont la sympathie
instinctive a une grande valeur; un vulgaire pédant, ré-
r/ART. 375
pandu dans le salon et dans Técole, qui voit la poésie
dans la rime, le beau dans le joli et le parfait dans le
convenu. Ce dernier est haïssable; il a introduit dans
l'admirable littérature de TEspagne, si spontanée, l'es-
prit d'imitation froide et banale, sans inspiration et
sans vérité. Ce n'est plus un genre qu'il faut accuser
alors, c'est une méprise générale, c'est la confusion de
la vraie littérature et de la mode, c'est l'esprit d'erreur
qui entraîne tout le monde. Cervantes l'a fait, non plus
dans des ouvrages spéciaux, mais partout, à toute oc-
casion, avec l'abondance d'une raillerie toujours prête,
embrassant du regard la littérature tout entière et lui
rappelant, comme Alceste à Oronte, qu'elle sort du bon
naturel et de la vérité.
Elle me rappelle, s'écrie le vieux soldat, les gros
vaisseaux que j'ai vus à Lisbonne, uniques pour leur
capacité, à large coque, à ventre rebondi, et qui con-
tiennent des épiceries de Calicut et de- Goa. Notre
marchandise poétique ne vaut pas mieux, et la monnaie
dont on la paye est d'un titre aussi élevé que celle du
marché d'Alger, que la hurba
- Moneda berberisca, vil y baja !
En effet, malgré son éclat, toute cette littérature, qui
porte alternativement soit la cape et l'épée, soit la hou-
lette et la veste de poil de chèvre, est artificielle. Au
lieu de conceptions originales et fortes, des pastiches;
au lieu de grandes entreprises littéraires, de petites
joutes d'esprit. L'acrostiche est ilorissant, la glose est
mise au concours par les académies, et Lope de Yéga
déclare sérieusement qu'il faut respecter la glose comme
k une très-ancienne composition, propre à l'Espagne et
376 CHAPITRE VIII.
inconnue des autres nations. » Les faiseurs de nouvelles
sont des traducteurs qui pillent le fumier. Les auteurs
de romances s'emparent des débris des vieux chants de
la Gastille et délayent en une paraphrase de vingt stro-
phes quelque refrain populaire, d'une concision énergique .
On remanie les récits du treizième siècle et on en fait
des romans de style nouveau. Les pastorales ressem-
blent étrangement à celles de Boscan et de Garcilaso,
morts depuis un siècle. « Chacun, s'écrie Cervantes,
fait comme il veut, vole comme il lui plaît. Ce qui est
sottise en prose, on le met en vers. » Ajuster les quatre
rimes d'un quatrain ou les cinq lignes d'une redon-
dille, escamoter les lettres gênantes du nom d une femme
pour confectionner un acrostiche, affiner la pointe d'un
sonnet, voilà la poésie.
La pointe surtout, Vagudeza est en faveur; c'est pres-
que un genre. On sait son histoire, elle a fait le tour de
l'Europe. Cervantes essaya de l'arrêter à son point de
départ.
Nous avons, dit-il, au lieu de la complainte naïve qui inté-
resse la femme et fait pleurer l'enfant, des pointes d'esprit qui
vous traversent l'âme comme de douces épines et vous la^brûient
comme la foudre, sans toucher aux habits. Par exemple : Viens,
ô mort, mais cache tes pas, et que je ne te sente pas venir, car
le plaisir que j'aurais à mourir me rendrait la vie.
Cervantes n'invente pas; la strophe est du comman-
deur Estriba, et prise entre mille.
Nous avons encore, dit-il ailleurs, un autre genre de
littérature, c'est la danse. Rien de plus à la mode « à
Candaya, » que les séguidilles, petites strophes de pe-
tits vers, qui se chantent, qui se trépignent, qui met-
lent l'âme en danse ; quand on les entend, le corps se
L'ART. 377
trémousse, le rire éclate, tous les sens sont ravis. La
danse de iépée, la danse des grelots, la danse parlée ou
parlante, sont d'autant plus estimables pour des chré-
tiens qu'elles viennent des Arabes, comme le palais de
la princesse Galiana, que les Maures ont élevé sur les
bords du Tage; l'Espagne est orientale.
Galiana cependant ne vaut pas Angélique, « créature
légère, fantasque, écervelée et coureuse», qui arrive
tout droit d'Italie et à laquelle les poètes castillans et
andalous ont donné une place d'honneur. De l'Italie on
emprunte toute une poésie nouvelle, gracieusement ero-
tique. On imite le Roland de TArioste, le Roland de
Boiardo et les bergers napolitains de Sannazar, mais
surtout leurs bergères, leurs aventurières et cette iVngé-
lique, qui en Espagne se surpasse elle-même. L'Arioste,
en terminant son poëme, avait légué à quelque lyre plus
hardie le soin de raconter les dernières folies d'Angé-
lique. L'Espagne, qui s'est portée héritière de l'Arioste,
chante les Larmes et la Beauté de cette femme libre.
Tel est, aux yeux de Cervantes, l'aspect général de la
littérature contemporaine ; de là ces allusions innom-
brables qui traversent continuellement ses livres; il co-
pie ironiquement le style et le ton des rapsodies, il
donne le pastiche de tous les pastiches, il contrefait les
contrefaçons. Don Quichotte est rempli de pareilles mo-
queries... Et d'abord il parodie le romancero de se-
conde main, qui répète, en les adultérant, les vieilles
légendes. Cervantes rappelle l'histoire du roi arabe de
Saragosse, Ben-Omar, dont on a fait en latin Omaris /î-
lius, puis Marfilius^ et en espagnol 717^r5z7zV;, le fameux
Marsille des poèmes d'aventures. Il sourit des exploits
de Ihomme à la branche de tiguier [figueroa] et de
378 CHAPITRE Vlll.
riiomme-massue [maclmcd], qui, dit-on, exterminèrent,
chacun avec une branche d'arbre, des armées arabes.
Le déli adressé par Lara à toute une ville, « aux. morts
et aux. vivants, aux hommes et aux femmes, à ceux qui
ne sont plus et à ceux qui sont nés, aux grands et aux pe-
tits, à la viande et au poisson, etc., » est examiné gra-
vement par Cervantes. Il va jusqu'à railler l'admirable
romance du roi Roderic, qui a perdu son royaume et
n'a plus un créneau à lui ; ou plutôt il parodie les pa-
raphrases; il donne la sienne. Sancho, quittant l'île de
Barataria et tombant dans une fosse avec son grison,
s'écrie :
Oui niirail dit que celui qui se vit hier intronisé gouverneur
d'une ile, commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se ver-
rait aujourd'hui enseveli vivant dans un souterrain, sans avoir
personne pour le délivrer, sans avoir ni serviteur ni vassal! Mal-
heureux que je suis! On tirera mes os d'ici, quand le ciel per-
mettra qu'on les découvre, secs, blancs et ratisses, et avec eux
ceux de mon bon grison, d'où l'on reconnaîtra peut-être qui
nous sommes, au moins les gens qui eurent connaissance que
jamais Sancho Pança ne s'éloigna de son âne, ni son âne de
Sancho Pança. Pardonne-inoi, pauvre grison, et prie la Fortune
de la meilleure façon que tu pourras trouver, de nous tirer de
ce mauvais pas où nous sommes tombés tous deux. Je te promets,
en ce cas, de te mettre une couronne de laurier sur la tète,
pour que tu aies l'air d'un poëte lauréat, et de te donner double
ration.
De cette manière se lamentait Sancho Pança, et son âne l'écou-
tait sans lui répondre un mot, si grande était l'angoisse que le
pauvre animal endurait.
A son tour, maître Pierre, le montreur de marion-
nettes, à qui don Quichotte vient de briser ses ligures
de bois, redit la plainte célèbre :
Je suis malheureux à ce point, que je puis dire comme le roi
don Rodéric : « Hier j'étais Seigneur de l'Espagne, et aujourd'hui
L'ART. 379
jo n'ai pas un créneau que je puisse dire à moi. » Il n'y a pas
une denfii-heure, pas cinq minutes, que je me suis vu seigneur
de rois et d'empereurs !
On se rappelle les marionnettes, Maître Pierre^ son
singe et cette parodie joyeuse où défile tout le vieux
personnel. Le jongleur montre du bout de sa baguette
Gaïferos et Charlemagne autour de la table du tric-trac,
la belle Mélisandre au balcon d'une tour mauresque, le
roi Marsilio avec son turban, tout le moyen âgeexbumé.
Le jeune garçon qui récite leur bistoire dit grave-
ment :
« Cette histoire véritable, qu'on représente ici devant Vos
Grâces, est tirée mot pour mot des chroniques françaises et des
romances espagnoles ({ui passent de bouche en bouche, et que
répètent les enfants au milieu des rues. »
Don Quichotte, qui écoute sérieusement leurs aven-
tures, prend parti pour Mélisandre, il saccage tout; Maî-
tre Pierre ramasse en pleurant les deux moitiés de l'em-
pereur Charlemagne; ainsi est traité le romancero ; on
l'adore, on y croit, on le met en pièces, et la vieille lit-
térature nationale se traîne tout éclopée sur les tré-
teaux.
Après le faux style populaire, il y a le faux style de
cour. Le récit, fantasque en apparence, des noces de
Basile et de Quiteria, est une déclaration de guerre très-
directe à rbomme le plus redoutable de toute la littéra-
ture, à Gongora. Ce chef d'école, qui a marié au ralTine-
ment italien l'hyperbole castillane, enseigne à l'Espagne
Fart de torturer les idées et les mots par des inversions
recherchées. Il a trouvé le fin du fin. Son genre de style,
((ui est l'afféterie la plus cultivée, a reçu le nom de
380 CHAPITRE VIII.
cultisme. Il réussit, à force d'audace et de persévérance.
Villa-Mediana l'imite et porte cette langue bizarre à la
cour; le prédicateur Paravicino l'élève jusque dans la
chaire; des commentateurs l'interprètent pour la foule
ignorante. Ceux qui résistent d'abord, comme Lope de
Véga et Jauregui, finissent par céder. Cervantes ne cède
pas; il met en scène Gongora dans la personne de son
élève Lorenzo. Il ose rire de l'histoire babylonienne et
plaintive de Pyrame et Thisbé, dont Gongora a fait un
poëme et dont Basile donne la parodie en feignant de
mourir d'amour.
J'indique seulement cette critique admirable, qu'il
faut lire en regard de Théophile Yiaud et de Gongora.
Tous les épisodes de Don Quichotte ont leur portée
et leur application. Toutes les scènes de haut et de bas
comique qui entre-coupent cette histoire sans fin sont
faites d'allusions directes. La raillerie qui passe, légère,
fuyante, parfois burlesque et souvent bizarre, est nour-
rie d'observations solides et de lectures sans nombre.
Elle se précipite comme une armée qui donne l'assaut,
avec une confusion apparente; mais un esprit la guide.
Cervantes marche d'un propos délibéré à son but, qui
qui est de chasser les marchands du temple. Quand il
paraît s'égarer et suivre au hasard les méandres tracés
par une fantaisie folle, il tend toujours vers une même
fin, qui est de démasquer Tesprit d'erreur.
Quelle est la source du mal? Par où est venue l'épi-
démie? Cervantes finit par découvrir, au fond du roman
et au fond de la pastorale, à travers le drame et dans le
gongorisme, un art comnuin caché sous tout le reste,
y art de gokmterie, comme on l'appelle : c'est le genre le
plus résistant, celui dont on ne se lasse pas. Il envahit
L'ART. 381
peu à peu toute la littérature, parce qu'il répond fran-
chement au désir des lectrices. Celles-ci, après tout,
s'intéressent moins au géant Pantafilando de la Sombre-
vue , à l'enchanteur Arcalaûs, au sage Alquife et à
Merlin même, le monarque et l'archive de la science
zoroastrique, qu'aux chevaliers galants. Cervantes amène
au grand jour ce premier rôle, ce héros larmoyant, qui
môle les doux vers aux graves lamentations. Le che-
valier du Bocage récite avec des pleurs un sonnet sen-
timental qui est un chef-d'œuvre. aMon cœur. Madame,
est ce que vous voudrez, de cire molle ou diamant; je
vous l'offre, mol ou dur. Gravez-y ce qu'il vous plaira!
la gravure ne s'effacera jamais. »
Dans le roman àAmadis de Grèce, on voit Florisel de
Niquée abandonner les grandes aventures du monde pour
les petites aventures des bergers à la mode. Il se fait
pasteur. Cervantes n'a garde de laisser passer un trait
qui lui semble un aveu. Il marque très-finement la pente
secrète et les affinités du roman à prétentions héroïques.
Don Quichotte, au bout de sa carrière, dit à Sancho :
Nous achèterons quelques brebis, et toutes les choses néces-
saires à la profession pastorale; puis, nous appelant, moi le pas-
teur Quichottiz , toi le pasteur Panzino , nous errerons dans les .
montagnes. Le bachelier pourra s'appeler Sansonnet, ou le pas-
teur Canascon. Le barbier Nicolas pourra s'appeler le pasteur
Nicoloso, comme l'ancien Boscan s'appela Nemoroso. Quant au
curé, je ne sais trop quel nom nous lui donnerons, à moins que
ce ne soit un dérivatif du sien, et que nous ne l'appelions le pas-
teur Curiambro.
Nous donnerons aux femmes les noms de ces bergères impri-
mées et gravées dont tout l'univers est rempli, les Philis ^ Ama-
ryllis, Dianes, Fléridas^ Galatées, Bélisardes. Puisqu'on les vend
au marché, nous pouvons bien les acheter. Moi , je me plaindrai
de l'absence ; toi, tu te vanteras d'un amour fidèle ; le pasteur
382 CHAPITRE VllI.
Carrmcon fpra le dôrlaigné, et le cun'^ Cvriambro ce qui lui plaira :
de cette façon, lu chose ira à merveille.
— Oh ! s'écrie Sancho , oh ! que de jolies cuillers de bois je
vais faire, quand je serai berger! combien de salades, de crèmes
fouettées !
— Miséricorde 1 s'écrie don Quichotte, quelle vie nous allons
donner, ami Sancho! Que de cornemuses vont résonner à nos
oreilles! que de flageolets, de tambourins, de violes et de seri-
nettes !
Mais Sancho est un peu inquiet :
— Quand Sanchica, ma fille, dit-il, apportera le dîner à la
bergerie, gare à elle! Je ne voudrais pas qu'elle vînt chercher
de la laine et s'en retournât tondue! Les amourettes et les mé-
chants désirs vont par là.
I e fond véritable de la pastorale, c'est Tamour du /ar
niente^ de la galanterie et du plaisir. Au milieu de ces
forêts litttTaires se dresse la statue d'une femme à qui
l'on rend un culte.
II n'y a pas, avoue un de ces faux bergers, il n'y a pas une
grotte, pas un trou de rocher, pas un bord de ruisseau, pas une
ombre d'arbre, où l'on ne trouve quelque berger qui raconte aux
vents ses infortunes. L'écho, partout où il se forme, redit le nom
de Léandra; Léandra, répètent les montagnes; Léandra, mur-
murent les ruisseaux, et Léandra nous tient tous indécis, tous
enchantés, tous espérant sans espérance, et craignant sans savoir
ce que nous avons à craindre.
Suivez cette influence : vous verrez qu'elle détermine
tous les genres à la mode. Une femme qui lit des vers
veut qu'ils soient faits pour elle, clairement et mani-
festement, dit Cervantes. On met donc la poésie en
acrostiches. La même inspiration dirige le Nemoroso
ou « rhomme des bois )^ qui habite la pastorale, et les
Amadis qui peuplent le roman, a Si je pouvais, s'écrie
L'ART. 383
don Quichotte, tirer mon cœur de ma poitrine et le
mettre ici sur cette table dans un plat, on y verrait re-
tracée ma dame et toutes les qualités qui la rendent fa-
meuse dans l'univers, une femme belle sans tache, grave
sans orgueil, amoureuse avec pudeur, la courtoisie et la
noblesse môme. «
Les femmes sont donc tour à tour l'objet et la cause
de tout le bavardage littéraire. Mais ces peintures idéa-
les et mensongères ne viennent môme pas d'Espagne;
Cervantes en dénonce l'origine dans l'histoire de la com-
tesse aux Trois-Basques [Trifaldï). La comtesse a été
séduite par une diabolique chanson qui débute ainsi :
De la dolce mi enemiga.,..
Or cette « douce ennemie » n'est pas une invention cas-
tillane. La Gastille ne fait que répéter comme un écho
une composition italienne,
I)e la dolce mia nemica.
— Strophes d'or, voix de miel ! dit la pauvre femme, mais
elles m'ont fait tomber dans le malheur, et j'ai compris
pourquoi Platon proposait d'exiler des républiques bien
organisées les poètes erotiques.
Ce n'est pas tout encore. Il restait à marquer la con-
fusion universelle de ces genres faux, de ces rapsodies,
de ces influences étrangères. Cervantes la montre
avec une grâce et une gaieté folle dans l'histoire de
l'effrontée et discrète Altisidore, demoiselle de la du-
chesse. La demoiselle est la Littérature elle-même, jeune
Arabe impudente, belle Italienne fort libre, Didon
virgilienne très-éprise. Espagnole enfin affolée de pasto-
rales. Elle apparaît dans son costume bariolé, sous les
3 84 CHAPITRE VIII.
fenêtres de don Quichotte. Voici d'abord le chant arabe
qu'elle accompagne sur la harpe :
Je suis jeune, je suis vierge tendre; mon âge ne passe pas
quinze ans, car je n'en ai que quatorze et trois naois, je le jure
en mon âme et conscience.
Je ne suis ni bossue, ni boiteuse, et j'ai le plein usage de mes
mains; de plus, des cheveux comme des lis, qui traînent par
terre à mes pieds.
Quoique j'aie la bouche en bec d'aigle et le nez un peu ca-
mard, comme mes dents sont des topazes, elles élèvent au ciel
ma beauté.
Ces grâces et toutes celles que je possède encore sont des
dépouilles réservées à ton carquois. Je suis dans cette maison
demoiselle de compagnie, et l'on m'appelle Altisidore.
C'est la romance orientale. Altisidore, méprisée de
son amant, change de note ; elle emprunte à l'Arioste et
à Virgile la malédiction plaintive et terrible qui est sa-
cramentelle :
Écoute, méchant chevalier, retiens un peu la bride et ne tour-
mente pas les flancs de ta bête mal gouvernée. Regarde, perfide,
tu ne fuis pas quelque serpent féroce, mais une douce agnèle
qui est encore bien loin d'être brebis. Tu t'es joué, monstre hor-
rible, de la plus belle fille que Diane ait vue sur ses montagnes
et Vénus dans ses forêts. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barab-
bas t'accompagne, et deviens ce que tu pourras.
Enfin Altisidore ne manque pas à l'obligation sacrée
de mourir de douleur. Son ombre apparaît vêtue à la
romaine, et chante encore :
Avec la langue morte et froide dans la bouche, je pense répé-
ter les louanges qui te sont dues. Mon âme, libre de son étroite
enveloppe, sera conduite le long du Styx en te célébrant, et ses
accents feront arrêler les eaux du fleuve d'oubli.
La strophe est mot pour mot de Garcilaso de la Vega.
L'ART. 385
Ainsi personne n'échappe à Cervantes, pas même ses
amis. Car il goûtait Virgile, il avait imité TArioste, il
savait par cœur Garcilaso. Mais rien ne l'arrête quand
il voit l'usage et l'abus qu'on fait de ses modèles. Il dé-
teste les copistes, les plagiaires, les écrivains à la suite;
et de même qu'il attaque dans le roman chevaleresque
la fausse aristocratie, il frappe dans la galanterie le faux
amour, dans le cultisme la fausse élégance, dans la pas-
torale une nature artificielle, dans l'Arioste, dans Vir-
gile, dans Garcilaso, leurs imitateurs serviles.
Qu'est-ce que l'armet de Mambrin? Je ne sais si je me
trompe, mais j'y vois un symbole. L'Espagne a fait de
l'armet italien un plat à barbe.
Cet armet enchanté a dû , par quelque étrange accident .
tomber aux mains de quelqu'un qui ne sut ni connaître ni esti-
mer sa valeur, et ce nouveau maître, sans savoir ce qu'il fai-
sait, le voyant de l'or le plus pur, s'imagina d'en fondre la
moitié pour en faire argent; de sorte que l'autre moitié est
restée sous celte forme, qui ne ressemble pas mal, comme tu
dis, à un plat de barbier.
Et ailleurs :- « Que je rencontre l'Arioste parlant sa
propre langue, je le vénérerai, je l'élèverai respectueu-
sement au-dessus de ma tête. » Mais Dieu nous garde des
traducteurs ! Don Quichotte entre dans une imprimerie
où Ton met sous presse une traduction d'un livre italien.
« — Mort de ma vie! s'écrie-t-il, voilà un écrivain qui
sait traduire piynata par marmite, piu par plus, su par
en haut et giu par en bas! Sublime talent qui peut-être
est méconnu!» Imitons leur art, pense Cervantes, de-
mandons-leur le secret du beau, la perfection de la poé-
sie, ou n'imitons rien. « Il y a deux langues qui sont
reines, le grec et le latin; de celles-là il faut traduire. »
25
586 CHAPITRE VIII.
Mais nos imitatioTis italiennes « ressenil>lent à des ta-
pisseries de Flandre qu'on regarde à l'envers : on voit
les ligures traversées de lilsl)izarres. »
Il en est de même des prétentions à l'aristocratie de
langage et de mœurs. Cervantes contemple, à côté d'un art
factice, une société de précieuses. Quand il entendadmirer
comme des délicatesses les pointes des rimeurs qui, di-
sent-ils, avivent en mourant, brûlent dans le froid mor-
tel de leur dame, grelottent dans le feu de leur amour,
et tous espèrent sans espoir » (voilà des traits de Mo-
lière); quand il voit les poètes diviniser Perlerina, qui
est marquée de la petite vérole, et dire : les marques de
son visage sont « des fossettes, ou mieux encore des fos-
ses où viennent s'ensevelir les âmes des amants »
(nouveau trait passé à Molière); quand enfin, sous
ses yeux , le bel esprit devient un titre de noblesse,
l'exquis dans le faux une distinction sociale, la quintes-
sence du mauvais goût un privilège de caste, alors Cer-
vantes indigné fait avancer Maritorne, l'aubergiste et la
fille de l'aubergiste.
L'affreuse Maritorne se mêle aux belles lectrices ; elle
admire, dit-elle, ces jolies cboses qu'on écrit, qui sont
douces comme miel. L'aubergiste préfère à Gonzalve de
Cordoue le brave don Cirongilio deThrace, qui voyage à
califourchon sur un dragon de feu. Tout ce qu'il y a
d'ignorants et d'esprits grossiers vient faire chorus avec
les précieuses. Sanglante et dernière allusion à la plati-
tude réelle des œuvres des lecteurs et des auteurs!
« Exilons de la république chrétienne ces livres au
style grossier, faits de prouesses absurdes, d'amours im-
pudiques, de courtoisies malséantes, de batailles lourdes,
de dialogues niais, de voyages extravagants, sans tact.
L'ART. :^87
sans art, sans originalité et sans esprit ! » Ainsi prononce
le vieux gentilhomme, résumant lui-même en termes di-
rects la pensée de son œuvre. C'est un grand malheur
pour un pays, u c'est un fléau dans l'État, » qu'une lit-
térature menteuse. Au contraire, une littérature vraie
est grande, et avec elle grandit la nation qui la voit naî-
tre. Cervantes n'accepta pas de ses amis d'autre éloge
que d'avoir mis l'art au service du vrai.
Con ol arte qniso
Vuestro ingenio sacar de la mentira
La verdad
lui dit un poëte au sujet de ses nouvelles. — J'ai tou-
jours aimé la réalité^ dit à son tour Cervantes, dans le
Voyage an Paimasse.
Concluons. Au moment où le seizième siècle finissait,
quand une mode insensée entraînait toute l'Europe,
Cervantes le premier attaqua franchement la littérature
précieuse comme une littérature barbare ; il livra ba-
taille sur tous les points à la fois. On écrivait divine-
ment, à lo divino : il eut le courage d'écrire simple-
ment. On osait parler d'art en s'éloignant du vrai, il
présenta à son siècle l'Apollon du moment, tel qu'il le
montre dans le Voijage : découronné de ses rayons di-
vins, en pourpoint et en haut-de-chausses, dansant la
gaillarde pendant que Mercure joue une séguidille, et
laissant flotter au vent sa chevelure blonde, qui a la
couleur de l'or faux. C'est un dieugalantin dontl'unicpie
souci est de plaire à tous [dar gusto à todos), et sur-
tout aux femmes.
CHAPITRE IX
L'ESPAGNE SOCIALE
Cervantes a jugé la littérature; cette étude lui fait
toucher à chaque instant des vérités sérieuses sur l'état
de l'esprit public. Son travail, sincère et hardi, péné-
trant de plus en plus loin, atteint un jour la société
elle-même. Nous le verrons annoncer, avec une assu-
rance extraordinaire , une révolution sociale dont le
terme, dit-il, est éloigné, qu'il ne verra pas, mais sur
laquelle il compte.
J'essaierai ici d'éclairer, en la dégageant, cette par-
tie de son œuvre, dont l'intention n'est pas douteuse,
mais dont la hardiesse même exigeait des détours et des
voiles. Avant tout, pour s'expliquer sa pensée, il faut
la replacer dans le temps et le milieu où il vit, où il
souffre, où ses impressions font jaillir ses jugements.
Jetons un coup d'œil sur sa vie depuis 1603.
Elle se passe entièrement , sauf quelques jours de
voyage et d'excursion, auprès de la Corte. Les Espa-
gnols appelaient ainsi la capitale désignée par la pré-
sence de la cour. De d603 à 1606, la cour habita Val-
L'ESPAGNE SOCIALE. 389
ladolid. En 1606 elle se transporta à Madrid. Cervantes
la suivit dans les deux séjours.
En arrivant à Yalladolid il avait résolu, avec un cou-
rage admirable, de conquérir sa place légitime, et, mal-
gré le malheur, malgré Tâge, malgré le changement de
ministres, malgré l'activité de ses jeunes rivaux, de se
faire jour dans la mêlée. Sa volonté de recueillir son
œuvre et d'y ajouter persista jusqu'à sa mort. Il donna
de 1603 à 1616 la première et la seconde partie de
Do7i Quichotte, le recueil de ses Nouvelles, tout ce qui
a paru de son Théâtre et le poëme du Voyage au Par-
nasse. Il laissa en manuscrit le roman de Persiles et
Sigismonde, et il mourut la plume à la main. Peut-être,
si la fatigue et les privations n'eussent pas abrégé sa vie,
eût-il créé un nouveau chef-d'œuvre. Il y a des heures
où l'esprit rassemble de lui-même, avec une rapidité et
une aisance merveilleuses, tout ce qu'il a recueilli, et ces
heures de maturité ont l'opulence d'un bel automne. Le
plus vieil arbre porte alors des fruits savoureux. Aux
grands écrivains cela arrive ; longtemps ils ont promené
sur le monde leur observation nomade ou leur inspira-
tion capricieuse, recevant et renvoyant tour à tour le
vague reflet des choses : un jour, ces rayons brisés se
réunissent , se fondent , s'harmonisent , et la lumière
prismatique devient la lumière solaire. C'est ce qui ad-
vint à Cervantes, lorsqu'il donna toute sa mesure dans
ce Don Quichotte où l'on ne sait qu'admirer le plus de
la complexité de la pensée ou de l'unité de l'œuvre.
II avait étudié, dans ses courses vagabondes, la vie
picaresque des rufians, la vie hasardeuse des soldats, la
vie provinciale du Nord et du Midi, la vie bourgeoise
de toutes les villes, enfin, dans la littérature, la vie
390 CHAPITRE IX.
intellectuelle de l'Espagne. Les observations et les pein-
tures qu'il avait faites, méditées un jour dans le silence
de sa prison ou dans Thumble retraite de sa vieillesse,
lui donnèrent une vue d'ensemble de la société espa-
gnole. Il apercevait distinctement, à travers l'éclat et
l'apparente unité de la monarchie espagnole, une confu-
sion sourde et orageuse, mille groupes bizarres et op-
posés, des politiques qui au fond n'étaient que des favo-
ris, des mystiques, dont vingt sublimes et un million de
fous, des gentilshommes austères mêlés à des écrivains
galants , puis de graves inquisiteurs condamnant des
bohémiennes, appliquant une loi barbare à des hordes
barbares et brûlant les plaies sans les guérir. A travers
cet assemblage de contrastes, on pouvait voir qu'entre les
classes sociales l'écart était immense : aucune idée com-
mune ne les rapprochait. Peu à peu il s'était formé deux
groupes : — le monde extrasocial des gitanes, des pi-
caros et des mystiques, qui vivait d'indépendance; et celui
des alcades, des corrégidors, des inquisiteurs, qui repré-
sentait l'autorité ultrasociale. Entre les deux camps
flottaient les personnages mixtes dont il est si souvent
question dans les lettres espagnoles, l'alguazil et le sa-
cristain, transfuges, gens hybrides, hommes attachés
par leur service à la Justice ou à l'Église, mais affiliés
par caractère et par nature, par origine et par intérêt,
à la hampa.
Dans un pays où la misère allait chaque jour croissant,
le besoin de vivre jetait des milliers d'hommes dans la vie
d'aventure; il dépeuplait l'Espagne, en exilant aux Indes
ses meilleurs soldats; il envoyait d'innombrables rené-
gats sur la côte d'Afrique, entin il décimait cette noblesse
naguère si valeureuse, si pleine d'orgueil et de patrio-
L'ESPAGNE SOCIALE. 3î}1
tisme : les gentilshommes pauvres formèrent bientôt une
classe nombreuse d'honnêtes misérables. Ils subirent,
avec un stoïcisme tout espagnol ,> la double loi qui leur
était faite par l'honneur et par la misère, acceptant avec
les exigences de l'un et les épreuves de l'autre la né-
cessité de mourir inutiles.
L'un des plus courageux fut Cervantes, qui en souf-
frit et en sourit :
Pourquoi donc, Piiuvreté ma mir, t'en prendre toujours aux
hidalgos et aux gens de naissance, les obliger à porter à leurs
souliers tant de pièces, à leurs pourpoints des boutons hétéro-
clites, l'un de soie, l'autre de crin, l'autic de verre, à leur cou
dos feuilles de chicorée, qu'ils appellent des collets , et à leurs
jambes des bas taillés à jour comme des jalousies?
C'étaient là de critelles petites choses, car s'il fallait
périr, si par un phénomène bizarre la caste noble était
une caste de parias, du moins fallait-il mourir Ihon-
neur sauf. Les hidalgos avaient même inventé , pour
dérober leur amour-propre au naufrage de leur fortune,
un mensonge incroyable, le plus étrange, le plus enfan-
tin, le plus inutile qu'on puisse imaginer. Ils ne dînaient
pas, mais ils portaient un cure-dents, qui était un bijou
d'or ou d'argent, le signe visible d'un invisible repas.
c( Yoilà l'hidalgo qui sort de chez lui, dit Cervantes,
l'œil inquiet; son humeur ombrageuse croit que tout le
monde devine que son soulier a des pièces, que son
chapeau a des taches de sueur, que son manteau montre
la corde et que son estomac crie famine. Il vient de
boire de l'eau chez lui, toutes portes closes, et il sort
armé de son cure-dents, dont il fait un hypocrite, » Si-
mulacre douloureux et imposteur , qui devint une
mode !
392 CHAPITRE IX.
Cervantes, qui appartient à Tespèce maudite du siè-
cle, (( d'un siècle où la noblesse a pour apanage la pau-
vreté*, » Cervantes, qui raille en Tavouant la faiblesse
des liidalgos, se distingue pourtant d'eux en un point
grave : il travaille, il avait toute sa vie payé de sa per-
sonne, soit au champ de bataille, soit dans les fonctions
de la vie sociale. Après quarante années de luttes et de
déboires, retombé du haut de son espérance et de sa jeu-
nesse, il allait à la mort à travers le labeur. Lui et les siens
avaient accepté l'obligation du travail. Ils maniaient en
prolétaires la plume et l'aiguille. Leur bravoure, leur
résignation vaillante, leur bonne humeur éclatent dans le
chef-d'œuvre qui sortit de leur pauvre maison et dont
la gaieté charma l'Europe. Eh bien, ce chef-d'œuvre, qui
fit la fortune des libraires, laissa Cervantes dans la pau-
vreté. Il le vendit pour un morceau de pain, il assista à la
contrefaçon de son livre, il vit celui à qui il le dédia le
repousser, et dans le temps où il publiait Don Quichotte^
autour de lui redoublèrent la gêne et la souffrance. Il
arriva même qu'on le jeta encore en prison, et cette fois
on y traîna avec lui sa femme, sa sœur et sa fille.
Transportons-nous à Yalladolid en 1605. Cervantes
se mêle, ai-je dit, malgré tout aux gens de lettres et aux
gens de cour. L'éclat et le succès de Don Quichotte ont
élevé sa réputation assez haut pour que le pouvoir dai-
gne employer sa plume. En 1605, à l'occasion du bap-
tême de Philippe IV, on appelle la littérature à servir
d'expression à la joie publique, Le poëte Espinel est
l'organisateur des fêtes; Cervantes en rendra compte. Il
s'intéresse vivement à un événement d'une grande por-
1 . Voir Dona Catalina.
L'ESPAGNE SOCIALE. 393
tée politique ; la naissance d'un roi peut assurer l'avenir
de l'Espagne, a Elle déjoue (dit-il, dans la Gitanilla
de Mad^nd) bien des machinations, elle écarte de la
couronne les prétendants du dehors et les oiseaux de
proie, » enfin elle coïncide avec les traités de paix con-
clus ou préparés au commencement du dix-septième
siècle et qui rapprochent l'Espagne des puissances du
Nord. L'union qui s'établit entre les cours de Londres,
de Paris et de Yalladolid réalise la pensée politique de
Cervantes, pensée qu'on voit paraître dans la nouvelle de
r Espagnole Anglaise, où il parle assez bien de la reine
Elisabeth, et dans la Relation des fêtes de Yalladolid, où
il rapporte avec bienveillance la présence au baptême
de l'ambassadeur d'Angleterre. Ce dernier récit n'est
que le tableau exact des cérémonies et des réjouissances.
Il n'y met pas un mot qui s'écarte du sujet. Tout est
raconté simplement et d'un style impersonnel. Mais il
insère dans le compte rendu le traité d'alliance.
Cotte Relation modeste excita les colères el les haines
de ses rivaux. Gongora, animé des mêmes préjugés que
Lope de Yéga , attaqua Cervantes comme un traître
vendu à l'étranger. Lui aussi, il fit sa relation : il pré-
senta à sa manière le baptême de Dominique-Philippe,
roi d'Espagne, et donna pour un mensonge politique
l'alliance nouvelle. •*
Un fils naquit; notre reine fut mère.
De huguenots un bataillon s'en vint.
Pour l'héberger, on gaspille, on enterre
Un million de bijoux el de vin;
On a joué, pour l'homme d'Angleterre
La comédie appelée un festin,
Sans oublier l'autre roi qui naguère, •
Faisant la paix, la jura sur Calvin !
oU'f CHAPITRE IX.
Un grand cortège au baptême accompagne
Dominico, qui sera roi d'Espagne,
Et du baptême on fait un bal masqué!
De compte l'ait, nous perdons, Luther gagne,
Et don Quichotte écrit cette campagne
Sur Rossinante au long corps efflanqué.
Un soir, le 27 juin 1605, dans le temps où les dernières
agitations des fêtes troublaient encore Valladolid, Cer-
vantes, tandis que les gens de plaisir couraient la ville,
s'était retiré dans sa demeure. Tout près de lui était un
homme d'étude, Thistorien du Guipuzcoa, Esteban de
Garibay; leurs maisons se touchaient; on les voit en-
core sur le Rastro, faubourg de la ville, en face du
pont de l'Esgueva. Les deux vieillards travaillaient
sans doute, chacun dans son asile, quands ils enten-
dirent pousser un cri dans la rue , le cri d'un homme
qui meurt. Les lois et les mœurs du temps dé-
fendaient à quiconque de relever un cadavre. Garibay
et Cervantes n'en tinrent compte et chacun descendit
en toute hâte ; ils trouvèrent , à l'angle du pont qui
franchit l'Esgueva, un gentilhomme à terre, frappé
d'un coup mortel. Il s'était battu contre un rival d'a-
mour et avait succombé. On l'appelait Gaspar de Ezpe-
leta. Les deux vieillards le transportèrent dans leur
chambre, le débarrassèrent de '•ses habits et essayèrent
en vain de le rappeler à la vie. Le lendemain la justice
fit saisir Cervantes et les femmes qui habitaient sous
son toit; on les mit tous en prison. La même aventure
arriva à lord Byron à Venise, et il la raconte avec com-
plaisance dans le cinquième chant de Don Juan. Mais
Byron ne paya pas sa générosité d'un emprisonnement.
■ Je ne sais quelle influence bienfaisante délivra Cer-
L'ESPAGNE SOCIALE. 3î)o
vantes et les siens des griffes du geôlier, mais personne
ne le délivra jamais des haines sourdes qui le mena-
çaient. En apparence, si on ne consulte que les recueils
du temps, il était fort apprécié du monde littéraire. Les
écrivains rendaient hommage à son talent, ils Tadmet-
(aient dans les confréries à la mode, le couronnaient dans
les tournois poétiques et lui ouvraient la porte des aca-
démies. Cervantes, d'ailleurs, se faisait des amis parmi
eux. Il savait, dit-il, se mêler doucement « en poète
d'expérience, » parmi \e genus irritabile vaium. D'ail-
leurs, plein d'indulgence pour les hommes, il saisissait
avec ardeur l'occasion de louer cordialement ce qu'ils
faisaient de louable. Dans l'incendie des livres de don
Quichotte, il avait sauvé expressément Toeuvre du Ya-
lencien Yiruès, en l'honneur du Montserrat, le poëme
de Rufo sur don Juan d'Autriche et Tépopée de Ercilla
sur l'Araucanie. Il nous reste de lui des vers aima-
bles en rhonneur de Mendoza , de Yague de Salas,
de Lope de Yéga et de beaucoup d'autres poètes. Mais
on y démêlait, avec une perspicacité fort prompte, les
nuances d'ironie légère qui s y glissaient. En dépit de sa
courtoisie, Cervantes était suspect, il l'était par l'indé-
pendance de son succès, de ses opinions politiques et
littéraires, de toute sa vie enfin. Au fond, chacun savait
qu'il n'appartiendrait jamais à aucune coterie et que son
jugement résistait à l'erreur, à l'excès, à la mode, à
l'esprit de corps, à tout ce qui fait la force des médio-
crités.
Les coteries se vengèrent, on mit en commun son es-
prit contre ce rude jouteur. Je ne relèverai pas les at-
taques sans nombre dont il fut l'objet. Il suffira d'en
citer un trait bizarre, qui expliquera en même temps la
I ill
396 CHAPITRE IX.
persécution subie par Cervantes et Tinspiration satirique
qu'elle provoqua chez lui. On trouve souvent dans les
écrits de cette époque des allusions au château de San-
Gervantes. Dans un récent voyage à Tolède, au moment
même où je regardais ce château, vieille ruine située en
face de la ville, mon guide me montrait une masure
placée sur la rampe qui monte à la ville et que Cervantes
aurait habitée, selonune tradition locale, pendant quelque
temps. Toute l'Espagne connaît les ruines du château,
parce qu'elles dominent l'entrée même de la capitale
des rois Goths. Cervantes en face de San-Cervantes ! de là
sans doute vint à Lope de Yéga (qui habita Tolède en
1602) ridée d'assimiler les débris illustres du vieux
château à l'écrivain célèbre, qui était un débris de Lé-
pante. Plaisanterie sans portée, indigne d'être recueillie
et citée, misérable jeu de mots!... Sans doute, mais le
chemin qu'elle fait est capable d'effrayer.
Lope glisse dans ses pièces l'allusion à San-Cervan-
tes démantelé, on en rebat les oreilles du public, on
l'écrit dans les lettres anonymes qui arrivent à Cer-
vantes? C'est un mot d'ordre, un ridicule convenu, un
sobriquet indélébile, une injure toujours renouvelée,
toujours fraîche, une pierre sous la main du premier
venu. Elle agit sur la foule et sur les grands. Le jour
où Cervantes, qui s'élève au-dessus de ces misères, pu-
blie la première partie de Don Quichotte et la dédie au
duc de Béjar, en lui écrivant : « Je l'adresse à Votre
Excellence, parce qu'elle ne favorise pas les choses
écrites en vue du vulgaire, » le duc rougit d'une dédi-
cace qui l'immortalise. Son aumônier, dit-on, lui repré-
sente que Cervantes est un malheureux, un écrivain de
bouffonneries. Bientôt le mépris gagne du terrain con-
L'ESPAGNE SUCIALE. 'OUI
Ire le génie; le comte de Lémos, en 1610, oublie et dé-
laisse l'homme à qui il avait témoigné d'abord une llat-
teuse estime. Avellaneda paraît en 1614, qui jette un
cri de triomphe et redit dans sa préface le bon mot sur
les ruines de San-Gervantes. Il raille le vieux fou « de
Tolède, » il baptise Prince des fous celui qu'aujourd'hui
l'Espagne appelle le Prince de fesprit. Enfin, par lui
ou par d'autres, les calomnies fatales viennent à la suite
des ridicules meurtriers ; les doutes perfides s'insinuent.
On se demande si Cervantes n'a pas mérité sa misère?
Sait-on si, comme agent des finances, il n'a pas volé
l'État? Sait-on si, comme père, il n'a pas attiré lui-même
sur le Rastro, autour de sa fille, Gaspar de Espeleta,
à qui d'ailleurs il a pris ses habits? Sait-on même si
cet orgueilleux Saavedra est vraiment noble et vraiment
gentilhomme?...
Yoilà quel fut le progrès d'un ridicule et d'un mot
attaché pendant dix ou douze ans au nom de Cer-
vantes * .
— Je sais que je suis pauvre, répondit-il, et que je
manque d'adresse quand il faut plaire et flatter.
Cet homme, qui avait tout supporté, ne supporta pas
1. Voir le chapitre où don QuiehoUe porte un écriteau et subit les
huées des enfaals, d çà et là vingt passages comme ceux-ci :
— Je voudrais savoir, si Dieu vous fait la grâce qu'on vous accorde
l'autorisation d'imprimer vos livres, ce dont je doute, h qui vous pen-
sez les adresser. — H y a des seigneurs et des grands en Espagne à
qui Ton peut en faire hommage, répondit le cousin. — Pas beaucoup,
reprit don Quichotte.
— Sainte Vierge ! s'écria la nièce , vous vous imaginez être vail-
lant étant vieux , avoir des forces étant malade , redresser des torts
étant plié par Fâge, et surtout être chevalier ne l'étant pas : car, bien
que les hidalgos puissent le devenir, ce n'est pas quand ils sont
pauvres.
::J9.S CHAPITRK IX. {
le mépris. Oiiand le comle de Lémos et le duc de Béjar
le dédaignèrent, alors il se sentit blessé et se sentit
pauvre. Au duc de Lémos il dit assez fièrement dans les
vers du Voyage au Parnasse qu'il fallait savoir distin-
guer entre les écrivains. Au duc de Béjar il ne répondit
qu'en effaçant de la Seconde partie le nom d'un protec-
teur ignorant et sans volonté. Mais à l'aumônier il ré-
pliqua par le vigoureux chapitre de Bon Quichotte^
adressé aux « ecclésiastiques qui gouvernent les maisons
des grands seigneurs et mesurent la grandeur des grands
à leur propre petitesse. » On se rappelle cette protesta-
tion. Don Quichotte, le visage enflammé de colère, se
leva tout debout et s'écria :
— Quand l'intention d'une remontrance est bonne et sainte,
elle a d'autres formes... elle s'arme de douceur et non de du-
reté... N'y a-l-il pas aulrechoseà faire que de s'introduire àlort
et à travers dans les maisons d'autrui pour en gouverner les maî-
tres? et faut-il, quand on s'est élevé dans l'étroite enceinte de
quelque pensionnat, sans jamais avoir vu plus de monde que n'en
peuvent contenir vingt ou trente lieues de district, se mêler
d'emblée de donner des lois (à la chevalerie) et de juger (les
chevaliers errants)? Est-ce, par hasard, une vaine occupation,
est-ce un temps mal employé que celui que l'on consacre à courir
le monde, pour en chercher non point les douceurs, mais bien
les épines, au travers desquelles les gens de bien montent s'as-
seoir à l'immoitalité? Que des pédants, qui n'ont jamais foulé les
routes (de la chevalerie), me tiennent pour insensé, je m'en ris
comme d'une obole. Chevalier je suis, et chevalier je mourrai,
s'il plait au Très-ïlaut. Les uns suivent le large chemin de
l'orgueilleuse ambition ; d'autres celui de l'adulation basse et
servile; d'autres encore celui de l'hypocrisie trompeuse. 11 s'en
trouve aussi qui suivent la voie de la religion sincère. Quant à
moi, poussé par mon étoile, je marche dans l'étroit sentier (de
la chevalerie errante). Je méprise la fortune pour exercer cette
profession, mais je ne méprise pas mon honneur!
L'ESPAGNE SOCIALE. .SPH
Voilà dans quelles dispositions et dans quelles cir-
constances il prit envie à Cervantes de juger la société
qui le condamnait par voie d'ostracisme. Il imagina alors
Fapologue social, si hardi et si obscur, qu'il a intitulé le
Dialogue des chiens.
Une nuit, dans cette ville de Yalladolid où s'empres-
sait une foule ambitieuse, il regardait passer deux chiens
qui portaient des lanternes aux bouts d'un bâton et un
panier en guise de sébile. C'étaient les chiens de l'Hô-
pital delà Résurrection, qui demandaient l'aumône pour
les malades. On les appelait les chiens de Mahudcs, et
leurs guides avaient reçu le sobriquet de frères du pa-
nier [frères capachd). Ils s'arrêtaient sous la fenêtre de
ceux qui donnaient. Cervantes était de leurs amis. Ces
chiens, qui travaillaient dans l'obscurité pour leurs maî-
tres et pour tous, lui paraissaient l'image des hommes
qui sont au service de la société et n'y ont pas de
place.
Aux chiens et aux pauvres on reconnaît le droit de
servir et non celui de penser. — Pourtant, dit Cervan-
tes, ils ont quelques qualités, ils ont « de la mémoire,
de la reconnaissance, de la fidélité; sur les tombeaux
d'albâtre on sculpte des chiens comme symbole de l'at-
tachement; et peut-être leur instinct naturel, qui est
ingénieux, subtil et vif, montre-t-il qu'ils ont un je ne
sais quoi d'intelligence et de raisonnement. » Il ima-
gine de donner la parole pour une nuit aux chiens quê-
teurs, dont l'un s'appelle Scipion et l'autre Berganza
[Cerbantez),
— Nous avons le don de la parole! dit Scipion. C'est un pro-
dige! et les prodiges annoncent toujours un temps de malheur
pour les iiumains. — Quel désir j'avais de parler, dit Bergariza ,
400 CHAPITRE IX.
et d'exprimer une fois tant de choses que je gardais depuis
longtemps, et en grand nombre, dans ma mémoire où elles moi-
sissaient! Je ne sais ni quand, ni comment je pourrai les dire
toutes, et les dire sans médisance, car les paroles qui me vien-
nent à la langue, comme les moucherons au vin doux, sont toutes
piquantes. Si je cède à la tentation, on nous appellera cyniques,
ce qui veut dire chiens détracteurs. Eh bien! ne médisons pas;
philosophons à tort et à travers, sans liaison et sans suite. Je te
raconterai ma vie, et, si quelqu'un m'accuse de parler de moi,
je dirai qu'il vaut mieux raconter sa vie que s'enquérir de celle
des autres.
Le pauvre Berganza énumère alors ses mésaventures,
qui commencent à Alcala de Hénarès, qui finissent à Val-
ladolid et qui lui ont fait passer en revue toute l'Espagne.
Il a débuté dans la vie naïvement, comme Gil Blas, et tout
d'abord il a fait des efforts incroyables pour comprendre
l'organisation de la société et se l'expliquer favorablement.
Il a vu l'université d' Alcala de Hénarès, où il y avait cinq
mille étudiants dont deux mille se destinaient à la mé-
decine. Tout ignorant qu'il fût il se demandait si, l'Es-
pagne étant couverte de médecins, cela ne supposait pas
nécessairement ou des malades par milliers, ou des pra-
ticiens réduits à mourir eux-mêmes de misère. Il a suivi
un régiment ; on lui a mis une chabraque de cuir doré
et une petite lance à la patte ; on a fait de lui un chien
savant, mais les excès, les insolences, l'indiscipline des
soldats lui ont paru quelque chose d'extraordinaire chez
un peuple civilisé. Il a trouvé à Séville (le grand re-
fuge des pauvres) un emploi chez les Jiferos, ou bou-
chers; il a été émerveillé de voir combien de gaspillage,
de vols et de violences se commettent dans l'abattoir et
dans ces bas quartiers de Séville que le roi lui-même a
de la peine à conquérir. Fuyant la ville, il s'est mis
par la campagne et est devenu chien de berger. L'Espa-
L'ESPAGNE SOCIALE. 401
gne entière chantait alors leurs mœurs champêtres et
leurs plaisirs purs, dans des pastorales menteuses comme
la Diane de Montemayor et la Galatée de Cervantes. En
vivant avec les vrais bergers, Berganza les a trouvés
ignobles et surtout voleurs : les bergers mangeaient le
troupeau. Lui qui faisait son office honnêtement y a ga-
gné des coups et des injures. Il a changé de condition;
il s'est fait chien de garde; mais là encore son service
trop vigilant lui a attiré des malheurs ; on Ta enchaîné
et empoisonné pour punir la vigilance de ses aboie-
ments. Berganza, se sauvant toujours, a suivi un alguazil
et s'est mis à la chasse des rufians, mais il a perdu cou-
rage en voyant que Talguazil était sous main le complice
de Monipodio, le chef des voleurs. Bref, après avoir
vécu encore avec des bohémiens, avec des morisques,
avec des montreurs de marionnettes et tous les vaga-
bonds (( qui boivent le vin du pays comme des éponges
et mangent le pain comme des charançons, » il est venu
à Yalladolid se réfugier dans un hôpital.
Là il aurait dû se tenir tranquille, mais il s'est mêlé
de politique et d'économie sociale : honorable et ma-
ladroite inspiration! Un jour, voyant l'hôpital peuplé
de gens perdus, il lui sembla que le vagabondage des
femmes était une plaie publique. Il alla trouver le cor-
régidor de la ville pour lui proposer un moyen d'ordre.
Ce corrégidor était « gentilhomme, très-noble et très-
chrétien. » Le pauvre chien aboya de confiance devant
lui. Aussitôt le corrégidor appela un valet qui lança une
carafe à Berganza. Gela le corrigea un peu de ses idées
de réforme. Bref, il déplaisait par son zèle généreux,
qui paraissait orgueilleux aux seigneurs et si maussade
aux belles dames, qu'un jour une chienne de manchon le
26
402 CHAPITRE IX.
mordit jusqu'au sang. — « Écoute, dit Scipion à Ber-
ganza, chacun son métier. Jamais le conseil du pauvre
ne fut accueilli, fût-il bon; jamais Thumilité du pauvre
ne doit avoir la présomption de conseiller les grands et
ceux qui croient tout savoir. »
Berganza en convient et se résigne, mais il a la rési-
gnation agitée; il nourrit un rêve fantasque; il s'ima-
gine qu'il n'en sera pas toujours ainsi. Certaine femme
qu'il a rencontrée, la sorcière Ganizarès, lui a fait des
révélations : jadis le pauvre Berganza avait les mêmes
droits que les grands ; jadis le chien était un homme ;
une bruja (sorcière), l'a métamorphosé et déshérité de
son lot ici-bas. Il reprendra sa place au soleil; un chan-
gement supérieur des choses doit réintégrer parmi les
êtres raisonnables ceux qu'on relègue parmi les animaux
sans raison. La sibylle prononce alors cet oracle mena-
çant, que Berganza recueille :
Ils reprendront leur forme première,
Quand ils verront, dans une révolution soudaine,
Abattre ceux qui sont en haut,
Élever ceux qui sont humiliés
Par une main qui ait celte puissance.
Le brave Scipion épluche l'oracle ; il lui semble im-
possible que des chiens deviennent des hommes. —
« Quoi qu'il en soit, dit Berganza, jouissons une fois du
don de la parole (qui peut-être nous sera retiré tout
à l'heure), et du don plus excellent encore de l'intelli-
gence humaine. )>
Tel est le dialogue nocturne des chiens de A^allado-
lid. Le jour, qui reparaît, y met fin et rappelle les pau-
vres à leur travail. — « Allons faire un tour de prome-
nade, dit Cervantes, pour nous récréer les yeux du corps,
L'ESPAGNE SOCIAL K. -^03
après les yeux de l'esprit... Mon auditeur a compris le
sens de cette fiction. »
J'ai dégagé cel apologue de Tobscurité volontaire qui
l'enveloppe et des méandres où s'égare la causerie des
chiens a qui traitèrent, dit Cervantes, de choses graves,
diverses et moins faites pour être disculées par eux que
par des esprits éclairés. » L'allusion, transparente ou
non, est audacieuse, irritée, mais généreuse. L'écri-
vain déclare que , signalant les choses sans blesser
les personnes, il veut faire sortir de sa plainte un peu
de lumière et point de sang ' ; ces mots marquent son
but et son mobile. Il n'éprouve pas de haine contre les
grands, il revendique les droits du pauvre. Il demande
que le plus humble soit trailé en homme et que la valeur
personnelle soit estimée et respeclée à tel point dans les
sociétés modernes, quelle élève Ihomme de travail jus-
qu'au gouvernement. Dans la société espagnole telle
qu'elle est faite, « la sagesse du pauvre est comme obs-
curcie; la misère et le besoin la voilent comme des nua-
ges, et si elle vient à percer ces ombres, elle est prise pour
sottise, et méprisée. » Cervantes s'indigne de penser que
sans la flatterie, sans l'humilité doucereuse et opiniâ-
trement complaisante, celui qui sert TÉtat ou qui sert
un grand n'arrivera jamais à l'indépendance relative de
position ou de pensée qui est nécessaire à un cœur loyal.
Le triomphe des bouffons et des entremetteurs est as-
suré, tandis que, «à voir ce qui se passe, il est malaisé
pour un homme de bien (dit Scipion, oubliant qu'il
est chien) de trouver aujourd'hui un maître à ser-
vir. » Cervantes, agité de ces pensées, entrevoit dans
1 . Mui murar un poco de luz y no de sjingre.
404 CHAPITRl': IX.
raveiiir lafî'raiicliissemeiit du pauvre, comme un pro-
grès nécessaire qu'amèneront falalement la suite des
Ages el la volonté intelligente des esprits supérieurs.
Le Dialogue des chiens est le dernier mot de Gervan
les sur l'Espagne sociale. J'y suis venu directement pour
mettre en lumière et hors de débat la pensée finale de
l'auteur; elle éclaire d'un seul coup les pages humoris-
tiques qu'il a semées à travers ses nouvelles, son roman
et son théâtre, et qui formeraient, réunies, une étrange
revue du pays et du siècle : mille figures s'y croisent
dont la bizarrerie est vraie, dont la vérité est significa-
tive; nous en avons vu plus d'une déjà qui semble, disions-
nous, dessinée par Callot ouGoya; avec l'âge, Gervantes
a pris la plume d'Aristophanepour écrire la légende sous
les figures. L'alcade dans son village, Talguazil dans son
faubourg, le courtisan au palais, l'hidalgo à la campagne,
les deuv mondes opposés du soldat et du « sacristain », de
Tétudiant et du bourgeois, du régidor et du bohémien,
passent et s'agitent dans ce vaste tableau dont le désordre
capricieux: correspond bien au désordre social, (lo^ comte
Maîdonado qui gouverne les bohémiens, ce Monipodio
qui est le supérieur des rufians, ce Roque Guinart qui
organise le brigandage en Gatalogne , représentent h
merveille l'Espagne divisée, pillée et mal gouvernée.
L'homme à cheval qui a pour fonction d'être chef su-
prême des bergers, et qui laisse voler son troupeau, est
le symbole à double face des commissaires royaux, des
administrateurs et des gérants de la mesta. Gervantes,
qui les a servis, pense que l'Espagne est mal adminis-
trée. Gette femme hautaine, enveloppée dans sa mante,
qui laisse voir le bout de ses mules à pointes d'argent,
est la courtisane de Madrid. Elle monte dans un car-
L'ESPAGNE SOCIALE. Uk)
rosse à la liouveiîe mode, «qu'elle reiii|(lil loul entier»;
douze soldais sans emploi, tirés de la cavalerie caslil-
lane, escortent sa voiture : c'est l'Espagne qui s'anuise.
Les soldais! ils sont partout. Pendant un demi-sièc!e,
ce on s'est conduit avec les soldats vieux et estropiés
comme font ceux qui donnent la liberté à leurs nègres,
quand i!s sont vieux et ne peuvent plus servir. » La
misère les a dégradés. Vincent de la Roca revient dans
son village, pauvre comme Job, mais cbamarré de ver-
roteries et de chaînes d'acier qui séduisent une pauvre
tille; il remmène, la dépouille et la laisse là'. L'alferez
Gampuzano cherche une dame de plus haut parage qu'il
puisse tromper; il éblouit la première qu'il rencontre,
il réponse, et il se trouve le mari d'une femme galante^.
Ailleurs, c'est le vétéran qui n'a pour tout bien que ses
piacels, apostilles par les mestres-de-camp, et le cure-
dent de rigueur; il sollicite la main d'une laveuse de
vaisselle: Gristina lui préfère un sonneur de cloches-.
Gervanles, qui aime le soldat, qui respecte sa misère,
ses blessures et jusqu'à son imprévoyance, ne se résigne
pas à voir ces dégradations. Gomme d'Aubigné, il
s'écrierait :
Vous laissez mendier la main qui tint les armes!
Et d'une autre part il dit la vérité à ses compagnons,
dont il blâme l'oisiveté peu scrupuleuse. Un esprit de
justice l'anime; il reconnaît les torts de chacun et leurs
mérites. Il applaudit auv moindres mesures d'ordre et
de progrès, on vient d'obliger la courtisane à descendre
1 . Don Quicliollc
'2. Ei Casnihii'iilo ciHniftoso.
'\ . Lu Gnanii r:iii,iit'!<is !.
406 CHAPITRE IX.
de son carrosse; on annonce que les vieux soldats seront
nourris etlogés: Cervantes applaudit. Il défend plus d'une
fois le roi qu'on accuse, il saisit toutes les occasions de
louer tel régidor qui est actif, tel alguazil qui fait son
devoir. « Car il y a, dit-il, des alguazils honnêtes. »
Mais, en dépit des hommes qui ont bonne intention ,
l'Espagne est en décadence, parce que l'esprit public est
frivole, parce que l'économie générale du gouvernement
est mauvaise, et enfin parce que l'on conserve en 1600
les préjugés d'une société aristocratique fondée au
moyen âge. Pendant plusieurs siècles, quand l'Espagne
luttait contre les Arabes, la première condition de la
nationalité fut la pureté d'oris^ine et de foi chrétienne :
le vieux chrétien [cristianoviejo), le Castillan irrépro-
chable, pouvait seul être chargé de la défense du sol ou
du gouvernement du pays. Maintenant que l'ennemi est
chassé, l'usage reste. L'alcade ne sait pas la loi, il ne
sait pas lire, mais il a, dit-il, « quatre doigts de graisse
de vieux chrétien sur les quatre côtés de son lignage ^ »
et cela suffit.
— Je ne sais rien, dit Sancho, pas même l'ABC, mais
je sais mes prières, et c'est assez pour faire un gouver-
neur.
Et quand don Quichotte lui donne des conseils admi-
rables,
— Tout cela est bon, sain et profitable, répond Sancho, mais
inutile parce que je ne m'en souviendrai pas plus que des nuages
de l'an passé. Mettez- le-moi par écrit. Vous me direz que je ne
sais ni lire ni écrire; mais je donnerai cela à mon confesseur,
qui m'empilera dans la tète ce qu'il faut faire.
Sancho prend dans cet esprit le gouvernement . Tout
1. El retablo de las inaravillas.
L'ESPAGNE SOCIALE. 407
l'épisode de l'île Barataria est une satire profonde et
charmante de la pieuse ignorance et de Fincapacité
traditionnelle des alcades. Il y a encore une petite pièce
beaucoup moins connue, sur les élections municipales.
Je la donne en raccourci et je l'abrège, mais tous les
traits que je cite sont textuels.
L'élection des alcades de Daganzo est un intermède,
une scène de mœurs politiques. Les régidors Pandour
et La Caroube sont extraordinairement animes par la
discussion des candidatures ; le greffier Pierre TÉternué
a peine à recueillir leurs paroles, et le bachelier Pied
Cornu essaie de les calmer.
Pandour. — Apaisez-vous, laissez la crème monter sur le
lait, s'il plaît au ciel très-béni.
La Caroube. — Oui, s'il plaît au ciel! car le point important
est de savoir qui lui plaît et qui lui déplaît.
Pandour. — Voilà des paroles qui ne sonnent pas bien. Par
saint Junco, vous faites l'esprit fort!
La Caroube. — Je suis un vieux chrétien, chrétien à tout ha-
sard. Je crois en Dieu à pieds joints.
Le Bachelier. — C'est bon, on ne demande rien de plus.
La Caroube. — Je sais bien que le ciel peut faire ce qui lui
plaît. Personne n'a barre sur lui, surtout quand il pleut.
Pandour. — Quand il pleut, La Caroube, l'eau tombe des
nuages et non pas du ciel.
La Caroube. — Corps du monde! si nous sommes venus ici
pour nous épiloguer les uns les autres, disons-le ! A chaque pas,
on trouve à redire à La Caroube.
Le Bachelier. — Redeamus ad rem, seigneur Pandour et
seigneur La Caroube. Ne perdons pas le temps en enfantillages.
Le Greffier. — Le seigneur bachelier a extrêmement raison.
Venons à notre affaire et voyons qui sera nommé pour l'an pro-
chain. Faisons un choix dont on ne puisse pas rire à Tolède.
Pandour. — Quatre prétendants demandent la vara, Jean
Verrouil, François de Humillos, Michel Jarret et Pierre de la Gre-
nouille, tous hommes de tête et de sens, capables de gouverner
non-seulement Daganzo, mais Rome même.
408 CHAPITRE IX.
Le Greffier [woec colère). — Est-ce tout?
La Caroure. — Notre greffier a raison de s'appeler l'Éternué;
tout lui monte à la tête.
Pandour. — Je dis que, dans le monde entier, il n'est pas pos-
sible de trouver quatre génies comparables à ceux de nos pré-
tendants.
La Caroure. — Tout au moins Verrouil a-t-il le discernement
le plus délicat. Ces jours passés, il a goûté du vin chez moi, et
il a déclaré que mon \ in sentait le bois, le cuir et le fer. La jarre
se vida peu à peu, et nous trouvâmes au fond un petit morceau
de bois avec un morceau de cuir, auquel pendait une petite clef.
Le Greffier. — Habileté rare! rare génie! Un pareil homme
peut gouverner Alanis, Cazalia et même Esquivias.
La Caroube. — Quant à Michel Jarret, c'est un aigle.
Le Bachelier. — En quoi?
La Caroube. — Il tire de l'arc comme un aigle!.. Mais que
dire de François de Humilies? Il ressemelle un soulier comme un
tailleur. Enfin Pierre de La Grenouille possède une mémoire
comme pas un. Il sait par cœur tous les couplets de la vieille et
fameuse chanson du chien d'Alva, sans qu'il y manque une
lettre.
Pandour. — Je vote pour lui.
Le Greffier. — Moi aussi.
La Caroube. — Moi pour Verrouil.
Le Bachelier. — Moi pour personne, jusqu'à ce qu'on me
donne des preuves d'esprit et de jurisprudence.
La Caroube. — J'ai une idée qui est bonne, et la voici : Fai-
sons entrer les quatre prétendants, et le seigneur Bachelier les
examinera. Pourquoi n'y aurait-il pas des examens pour le mé-
tier d'alcade? On en passe pour être barbier, ou forgeron, ou
tailleur, ou médecin. On donnerait des diplômes. Bonne inven-
tion, car aujourd hui il y a disette, surtout dans les petits en-
droits, d'alcades intelligents.
(On introduit les quatre prétendants).
Le Bachelier. — Savez-vous lire, Humilies?
HuMiLLOS. — Non, certainement! Et personne ne dira qu'un
homme de mon lignage ait été assez mal appris pour apprendre
ces chimères qui conduisent un homme au bûcher et une femme
aux galères. Je ne sais pas lire! mais je sais des choses bien plus
avantageuses.
L'ESPAGNE SOCIALE. 409
Le Bachklieh. — Quelles choses?
HuMiLLOs. — Je sais par cœur les quatre oraisons, el je les dis
quatre ou cinq fois par semaine.
La Grenouille. — Et avec cela vous voulez être alcade?
HuMiLLOS. — Avec cela, et avec mon titre de vieux chrétien,
je me présenterais au sénat de Rome.
Le bachelier interroge ensuite JaiTet et Yerrouil. Le
premier est tireur cVarc et sain de tous ses membres.
Yerrouil est un dégustateur admirable ; avec un doigt
de vin, il se sent un Lycurgue ou un Barthole.
Le Bachelier. — Que sait Pierre La Grenouille?
La Grenouille. — Elle chante mal, la grenouille; mais, mal-
gré tout, je dirai mon caractère sans dire mon esprit. Moi, sei-
gneur, si par hasard j'éiais alcade, je ne porterais pas une vara
aussi mince qu'on la porte d'ordinaire. Jo la ferais d'un bon bois
de chêne ou de rouvre, grosse de deux doigts, de peur qu'elle ne
puisse se courber sous le poids si doux des bourses de ducats,
des présents, des promesses, des faveurs, toutes choses lourdes
comme du plomb, qui nous brisent les côtes de lame comme
celles du corps; sans compter que je serais bien élevé et poli,
sévère sans rigueur, point outraueux aux misérables...
La Caroube. — Vive Dieu! comme a chanté notre grenouille;
c'e>t plus beau que le chant du cygne.
Pandour. — Il a prononcé des senlences censoriales.
La Caroube. — C'est-à-dire de Caton le Censeur. Le régidor
Pandour a bien parlé.
Pandour. — Vous m'épiloguez?...
Pandour se fâche. La dispute recommence de plus
belle, et Dieu sait où cela irait sans l'arrivée de bohé-
miens et de bohémiennes qui chantent le mot final de la
pièce.
Révérence nous vous faisons,
0 régidors de Daganzo!
Hommes de cœur quand ils inventent,
Hommes de cœur quand ils réfléchissent,
410 CHAPITRE IX.
Prédestinés par leur esprit
A remplir les charges
Que sollicite l'ambition
Chez les Maures, comme chez les chrétiens,
A coup sûr le ciel vous a faits (je dis le ciel étoile)
Forts dans les lettres comme Samson,
Forts dans les armes comme Barthole.
Le chœur chante ces moqueries avec une ardeur folle,
sur l'air à la mode : Pisaré yo el polvicol et tout se
perd dans le tourbillon de la danse. — Yoilà le tableau
de ce qui se passe au fond des villages. Mais qu'on re-
monte Téchelle sociale : d'échelon en échelon Cervantes
nous montre partout le même mal et la même ignorance.
Si pour administrer Talcade s'en rapporte au ciel etSan-
cho à son confesseur, l'Espagne s'en rapporte au pape
pour la purger de brigands. On lit au prône les Pauli-
nas. c'est-à-dire les lettres d'excommunication données
par le pape Paul III (ou Paul lY) contre les voleurs ;
ceux-ci ne vont pas à l'église pendant cette lecture, et
leur conscience est tranquille.
La question de l'organisation judiciaire est touchée
souvent par Cervantes : il y a en Espagne trois juridic-
tions qui se disputent la suprématie : le tribunal ecclé-
siastique de l'inquisition, le tribunal militaire de Vasis-
tente et le tribunal civil ou Cour suprême : trois justices
et point de justice. Cervantes nous fait entendre les
railleries des bravaches, des rufians et de la hampa sur
cette organisation étrange '. » Yoyez-vous cette multitude
répandue à travers l'Espagne? dit-il. Ce sont des vo-
leurs qui obéissent à leur comte mieux qu'à leur roi. » Il
nous montre les prévarications des hommes qui servent
1 . Voir In Fregona et Rinconete.
L'ESPAGNE SOCIALE. 41 1
l'État, à tous les degrés, et qui se disent les bergers du
troupeau. «Ah! s'écrie-t-il, qui donc trouvera le re-
mède à cette iniquité? qui sera assez puissant pour faire
entendre tout haut que les défenseurs du troupeau l'at-
taquent, que ce sont les sentinelles qui dorment et les
hommes de coniiance qui volent? Ceux qui nous gardent
nous tuent ^ » Ailleurs il nous fait apercevoir le profil
effrayant d'un personnage qui tue d'une manière plus
positive et plus franche. C'est \q jifero^ ou boucher de
Séville, qui a égorge un homme comme une vache, qui
le saigne comme un taureau, qui lui enfonce son coutelas
dans le ventre pour un caprice et qui se moque de la
justice et du roi... car le roi a trois choses à conquérir
à Séville : la rue de la Gaza, la Gostanilla et l'abattoir ^. »
Ainsi tantôt la loi n'existe pas, tantôt la loi, c'est le roi ;
et à son tour le roi n'est pas maître de son royaume .
Cervantes marque en traits énergiques la cause détermi-
nante de la décadence espagnole, qui est la confusion
des pouvoirs entretenue par la confusion des idées. La
destinée sociale est donc compromise, et la destinée des
individus, au milieu d'une société ainsi faite, est une
aventure. Le picaro sort des bas-fonds , l'hidalgo re-
tombe des castes supérieures, tous deux cherchant à vi-
vre, tous deux déclassés et sans but. Cervantes a écrit le
roman du gentilhomme et le drame picaresque du rufian.
Pedro de Urde Malas, pièce fantastique et oubliée, est
l'image de cette destinée perdue.
— Je suis, dit Pedro, fils de la pierre ; je ne me connais» pas de
père; c'est un des plus grands malheurs qui puissent arriver
1. Coloqv'o de los perros.
2. Ibidem.
412 CHAPITRE JX.
à un liomme. Où nra-l-un élevr? Jo l'ignore. J'étais un do ces
enfants de la doctrine {ninos de dodrina) à ijui le pain sec el le
fouet enseignent la prière et la faim. J'ai su bientôt lire ( t écrire;
j'ai appris le vol pour manger et le mensonge pour me défendre.
L'ennui m'a pris; je me suis fait mousse, j'ai été aux Indes. J'en
revins avec une veste faite de toile et de goudron, sans un ma-
ravedi, et je foulai de nouveau les rues du Guadalquivir. A Sé-
ville, je m'accommodai du métier ignoble de garçon du marché
(mozo de la esi^orlilia). Le temps levoulait ainsi. Là, je recueillis
beaucoup de dîmes sans être curé et je mis en sûreté bien
des choses. Enfin, pour mon malheur, je commençai des métiers
plus scabreux; j'appris la vie de la hampe, large et périlleuse,
où l'on tire une querelle du vent et où l'on frappe avec un soufïle.
J'avais un maître; on l'exécuta. Alors je devins valet d'armée,
soldat spadassin et rodomont. J'ai vendu de l'eau-de-vie à Cordoue
et des pâtisseries chez un Asturien. J'ai servi un aveugle qui m'a
appris à me conii)Oser des haillons pittoresques et des oraisons en
vers. Plus tard, j'entrai chez un brelandier qui avait l'œil et la
main très-habiles. Enfin, je vins aux champs, où je sers Martin
Crespo, l'alcade.,..
Il est dans un village de la montagne, à Urde, comme
garçon de ferme, et il s'essaie au rôle dhonnête homme.
D'un air moqueur et avisé, il écoute, il regarde le brave
alcade qui lui demande des compliments. — « Jugez
toujours, lui dit Pedro, je mettrai des sentences dans
votre cape et vous tirerez au sort... Vous dépassez Ly-
curgue en justice. » La justice humaine lui semble aussi
sûre et aussi raisonnée que le cœur des femmes.
— Tu veux plaire à la fille de l'alcade, dit-il au pauvre Clé-
ment qui pleure d'amour. Il faut les contempler quiind elles
viendront à la fontaine, leur cruche sur la tête. Tu seras en ex-
tase devant les cheveux d'or de Clémence, où vient se jouer l'a-
mour, qui se mire et s'admire dans leurs reflets. Souviens-toi de
flatter : il plait à toute femme d'entendre dire qu'elle est belle.
îl marie Clément, puis il se gratte Toreille : «J'ai peur,
dit-il, d'avoir iin peu chargé ma conscience. » Mais la
L'ESPAGNE SOOIALK. i i:^
luiil de la Saint-Jean le rassure; c'est le temps où il se
fait des mariages par milliers; le caprice le plus bizarre
préside aux unions : les jeunes fdies sont aux aguets, et
le premier nom qu'elles entendent prononcer sous leur
fenêtre, elles raccueillent comme celui de leur époux.
Yoici Benita, les cheveux au vent, qui prête Toreille
au moindre bruit :
— 0 nuill étends tes ailes sur tous ceux qui t'implorent, sois
|)ropice à leurs légitimes désirs, ô nuit que l'on célèbre, dit-on,
jusque chez les Maures, par-delà la mer. Moi, pour réaliser mon
rêve, j'abandonne mes cheveux aux vents; dans un bassin plein
d'une eau claire et froide j'ai posé mon pied gauche; mon oreille
attentive écoute les airs. Tu es la nuit sacrée dans laquelle toute
voix qui résonne apporte un présage heureux à celui qui l'écoute.
Kais donc qu'il arrive à mes oreilles quelques paroles qui soient
pour moi un espoir de bonheur !
On célèbre alors, aux premières clartés de l'aurore
qui a jeté sur les fleurs une pluie de perles, la double
imion de Clément avec Clémence, de Pascual avec Benita.
Des paysans chargés de rameaux forment un chœur
conduit par Pedro, qui sourit toujours. Poésie, hasard,
ironie se mêlent toujours dans les choses humaines.
Pedro, songeur et ennuyé, pense à fuir cette campa-
gne tranquille, où fleurissent les jugements et les ma-
riages.
Une troupe de gitanos se présente, conduite par le
célèbi^e Maldonado, et presque en même temps on aper-
çoit une riche veuve qui tigiire assez bien la société ré-
gulière et riche.
— Songe, Pedro, que notre vie est libre, indépen-
dante, curieuse, large, ouverte et fainéante. Rien ne
nous manque! dit Maldonado.
'»i4 CHAPITRE IX.
La vouve^, à qui les gitanos demandent iaumône au
nom de Marie la Bénie, répond durement:
— Aumône! avec ce mot-là on n'a rien de moi, ni avec celle
imporlunité. Vous feriez mieux de Iravailler que de mendier sans
vergogne.
— Ainsi va le monde, ajoute le paysan qui sert d'écuyer à la
veuve. Cela est insupportable. Nous vivons au siècle du vaga-
bondage ! Il n'y a pas de fille qui veuille servir; il n'y a pas de
garçon qui ne se laisse prendre à l'envie de chercher la fleur du
cresson. Celui-ci esl un sol et celle-là une orgueilleuse. Cette
engeance qui ne produit rien travaille à mille méchancelés.
Elle est menteuse, rusée, artificieuse ; elle n'apporte ni d'ar-
gent à l'église, ni d'obéissance au roi. Ils se disent forge-
rons, el, sous cette apparence, ils nous causent mille maux Un
âne n'est pas en sûreté dans un pré quand un gitano est par là.
— Laisse-les, Laurent, interrompt la veuve. En roule, il se
fait lard.
— Tu l'as entendue, Pedro, dit Maldonado. Eh bien, cette
femme a dix mille ducats, qu'elle lient, dil-on, dans deux coffres
cerclés de fer, au pied de son lit. Elle les appelle ses anges; elle
met en eux son repos et sa gloire; elle se pâme en les contem-
plant. Ces ducats seront pour elle ce que furent pour Absalon
ses cheveux. Elle se contente de donner chaque mois un réal à
un aveugle, afin qu'il récite à sa porte, le malin, des oraisons.
Elle pense que, si d'aventure ses parents, son mari ou quelqu'un
de ses ascendants était en purgatoire, il aurait le bénéfice de ses
prières. Avec cette seule œuvre, elle croit aller au ciel en droite
ligne, sans encombre.
— Je suis bohémien ! s'écrie alors Pedro.
Et pour entrer dans la carrière 'par une action d'é-
clat, il se propose de punir la veuve.
— Je tirerai le trésor de l'arche, dit-il.
Il va s'installer un matin à la porte de cette femme, à
côté de l'aveugle, et il commence les oraisons à haute
voix :
L'ESPAGNE SOCIALE. 44.0
— Frère, lui dit le mendiant, de grâce, va-t-en plus loin, cette
maison est à moi...
— Vous savez des oraisons, mon ami. Pour moi, j'en sais une
multitude que je donne par écrit à tout le monde ou peu s'en
faut. Celle de Yàme seule^ celle de saint Pancrace, qui est incom-
parable, celle de saint Quircé et Acacio, celle d'Oialla l'Espagnol,
et mille autres où la grâce des vers est aussi remarquable que
ma manière de débiter. Je sais encore celle des auxiliaires,
quoiqu'il y en ait bien une trentaine. Je fais l'envie et la douleur
de tous les diseurs d'oraisons, car je suis, en tous lieux, le meil-
leur des meilleurs.
La veuve n"a pas perdu un seul mot de ces paroles.
Du haut de sa fenêtre elle appelle Pedro. Sa curiosité et
sa superstition se sont éveillées en même temps. Elle
renvoie son aveugle ordinaire et promet à Pedro, s'il
veut prier pour elle et lui servir d'intermédiaire avec le
purgatoire, de lui donner son âme, laquelle est son ar-
gent. Pedro se dit le missionnaire de l'autre monde,
l'ambassadeur des âmes qui , pour obtenir le soulage-
ment de leurs maux, députent les mendiants sur la terre.
Il récite à Marina Sanchez (c'est le nom de la veuve),
le tarif exact du rachat des âmes. Pour soixante-dix écus
elle réglera le compte de son mari Yerrouil ; pour qua-
rante-six, pas davantage, elle tirera de la fosse son fils
Bénito. Une charité de quarante-deux jaunets sera la
corde qui sortira du puits Sancha Redonda sa fille.
Qu'elle ajoute quatorze ducats pour son oncle qui a froid,
dix doublons pour ses neveux qui gémissent, trente flo-
rins pour sa sœur qui appelle la htmière, quelques ma-
ravédis pour d'autres parents, en tout deux cent-cin-
quante écus, elle aura converti les feux éternels en simple
fumée, et elle verra passer dans les airs toutes ces âmes
affranchies et dansantes, tandis que la terre célébrera sa
courtoisie.
416 CHAPITRE IX.
La \.';ive se décide. Pendant qu'elle va chercher,
avec un mélange de désespoir et de bonheur, ses trésors .
cachés, Pedro dit tout bas : — C'est Bclica, la gitana si
belle, qui recueillera l'argent de la veuve.
Le coquin poursuit sa victoire et emporte en triomphe
le fruit de sa ruse. Ce premier succès l'encourage; il
parcourt l'Espagne en se jouant de tous. Yoleur, men-
diant, ermite, étudiant, il change toujours de costume;
la variété l'enchante. Mais sa destinée ne s'améliore pas,
et, après mille aventures, il se fait comédien, le monde
étant une comédie et ce métier permettant à un dé-
classé intelligent de jouer tous les rôles.
Une femme, Bélica la bohémienne, réussit au contraire
à merveille sur le même terrain où Pedro échoue. Elle.
est belle, sa beauté fait son destin. Le roi qui chasse
dans la forêt où se trouve le campement de la tribu,
emmène la jeune fille qui a confiance dans son étoile et
dont on découvre la naissance illustre. Cervantes a tracé
d'une main de poëte cette figure jeune et rêveuse. Il se
plaît à opposer, à la fin du drame, les deux destinées.
— Illustre Isabelle, dit Pedro, vous qui naguère étiez Bélica,
vous voyez prosterné à vos pieds Pedro le fourbe illustre, ce
personnage cousu d'extravagances, qui, après avoir conquis son
surnom de Urde Malas, l'abandonne tout à coup pour s'appeler
Nicolas de los Rios. Vous avez devant vous Pedro le bohémien
converti en Pedro le comédien, prêt à vous servir en tout ce qui
plaira à votre royal caprice. Votre rêve et le mien se réalisent,
le mien dans le monde de la fiction, le vôtre comme il le devait.
11 y a mille destinées diverses. Les unes qui ont le rôle comique,
font les seigneurs pour rire, les autres sont réellement seigneurs.
L'alcade Crespo qui passe par là regarde d'un œil
étonné ce Pedro qu'il a vu quelque part.
L'ESPAGNE SOCIALE. 417
— Comme te voilà galamment habillé? Quelle est donc ton
aventure?
— Je serais mort si je ne m'étais pas occupé de moi-même.
J'ai cliangé de métier et de nom... Eh bien, je ne suis pas encore
dans l'état où je veux être. Je passe à la chimère.
— Tu fus toujours un grand homme.
Ainsi se termine cette œuvre étrange.
Cervantes excelle à mettre en présence ces deux mon-
des ennemis et leui^s champions. Dans un intermède in-
titulé le Tableau ^e5meri;e///e5, un saltimbanque appelé
Ghanialia arrive dans un village avec sa femme Ghi-
rinos.
Chanfalla. — Nous voici dans le village. Je vois venir des
gens qui doivent être le gouverneur et les alcades. Or ce, ma
langue, aiguisons-nous : flattons et ne piquons pas.
Le Gouverneur. — C'est moi. Que voulez-vous, bonhomme?
Chanfalla. — J'aurais dû, avec deux onces d'esprit, voir que
cette prestance majestueuse et péripatétique ne pouvait appar-
tenir qu'au gouverneur très-digne de ce très-noble pays...
Le Gouverneur. — Eh bien! que désirez-vous, homme ho-
norable?
Chirinos. — Vivez de longs jours honorés, vous qui honorez
ainsi les autres. Après tout, le chêne produit du gland, le poirier
des poires, la vigne du raisin, et l'homme honorable de l'honneur,
sans qu'il en puisse être autrement.
Chanfalla explique qu'il apporte un tableau merveil-
leux que personne ne peut voir à moins d'être vieux
chrétien. Ce tableau a été fait par Tontonelo....
Chirinos. — Né dans la cité de Tontonela, homme qui a laissé
un grand nom : sa barbe tombait jusqu'à sa ceinture.
L'Alcade. — Les hommes à grande barbe sont généralement
savants.
Tontonela (de tonto, niais) veut dire la cité de la
27
4i8 CHAPITRE IX.
sottise. La vie sociale, que Pedro regarde comme une
comédie, paraît à Glianfalla une vaste folie.
La crédulité publique est flagellée par Cervantes à
toute occasion * ; il en a dessiné un merveilleux symbole
dans le portrait de la sorcière contemporaine, figure
réelle, historique et pourtant extraordinaire. La Cama-
cha, la Montiel, la Ganizarès sont hechiceras ou brujas;
elles ont fait un pacte avec le diable et se réunissent, la
nuit, dans les vallées des Pyrénées. « Messieurs les in-
quisiteurs ayant fait des expériences sur quelques-unes » ,
elles ont renoncé à la magie et se sont contentées du
mysticisme.
«J'ai embrassé l'état d'hospitalière, dit la Ganizarès... Je prie
peu et je prie publiquement. Je dis beaucoup de mal et le dis en
secret. Être hypocrite me va mieux que d'être pécheresse dé-
clarée. L'apparence présente de mes bonnes œuvres efface le
souvenir passé de mes actions mauvaises. A qui peut nuire la
sainteté feinte? A personne qu'à celui qui feint... »
Elle raconte qu'elle est devenue « théologienne »,
qu'elle pratique l'extase et qu'elle éprouve les dégoûts
d'usage.
« Mon ardeur est brûlante, puis un froid vient qui glace l'âme
et engourdit jusqu'à la foi... Avec tout cela, je suis sorcière, je
donne des marques de charité chrétienne ; je ne suis pas si vieille,
avec mes soixante-quinze ans, qu'il ne me reste encore une
année à vivre : et bien que je ne jeûne pas, à cause de l'âge, que
je ne prie pas longtemps, de peur des vertiges, que je ne fasse
pas l'aumône, vu ma pauvreté, que je ne serve pas le prochain,
parce que j'aime mieux médire de lui, et que je ne fasse pas le
bien, parce qu'il faudrait y penser, et que je pense à mal, néan-
1. Voir dans Von Quichoiie la têfe qui rend des oracles; dans la
Gitanilla, l'histoire du bonnetier Triguillos, et partout les railleries
contre les horoscopes.
L'ESPAGNE SOCIALE. 419
moins Dieu est plein de bonté et de miséricorde, je compte sur
lui pour ce que je deviendrai i... »
Ce portrait, qui dévoile plus que tout autre un hor-
rible mélange d'idées contradictoires, nous ramène à la
pensée générale de Cervantes. Il est effrayé de Télat mo-
ral et surtout de l'état cérébral dçs êtres qu'il aperçoit
autour de lui. Il étudie, comme ferait un médecin, la fo-
lie humaine. On formerait de plusieurs de ses oeuvres
un livre sur Taliénisme. Sans parler de Don Quichotte,
qui représente l'idée fixe, ni des trois histoires de fous
qu'il raconte au début de la seconde partie, il nous mon-
tre, à rhôpital de Valladolid, quatre lits où gisent des
hommes affolés par la fausse science, un alchimiste, un
chercheur du point fixe, un arbitrista^ qui a trouvé un
expédient insensé d'économie politique, et un poëte qui
a mis en vers héroïques la suite de la légende de Tarche-
vêque Turpin. Dans l'intermède des Deux Bavards^ il
met en scène deux personnes qui, se disputant la parole,
versent chacune un torrent de mots et croient réunir
des idées. Enfin il écrit le Licencié Vidriera , ou
l'Homme de Verre : c'est un paysan qu'on a instruit dans
les universités selon le système du temps. Sa tête, trop
encombrée, se trouble et se détraque; il devient fou, il
se croit de verre et s'imagine à tout instant qu'il va se
briser. On l'enveloppe de paille, alors il se rassure;
mais, voyant qu'on se raille de lui, il s'arrête au milieu
de la foule et il demande à tous qui est plus fou, de lui
ou de la société dans laquelle il vit? Grands et petits, il
apostrophe tout le monde. C'est l'explosion désordonnée
de l'humeur de Cervantes et de sa misanthropie... Car,
I . Coloquio de las perros.
420 GHAPITHK IX.
il faut l'avouer, ces études, continuées pendant une vie
d'épreuves par un homme qui se débat sous l'étreinte
du malheur et des mépris vulgaires, s'imprègnent à la
fin de tristesse et de colère. Il y a un moment où il ne
se contente plus de la satire d'Horace, légère et sou-
riante, qu'il aimait tant, et dont il célèbre l'ironie gra-
cieuse. Sa droiture profondément blessée se révolte; il
est amer et ne se maîtrise plus. Un esprit de défi s'em-
pare de lui. (' Mal faire est le propre de l'homme dit-il
dans le Casamiento enganoso. » — ((Nul n'est l'artisan
de sa destinée, » dit-il ailleurs. Il a vu les villes et les
grandes routes; il connaît l'armée et la littérature ; il ob-
serve le peuple et la cour : son pays lui semble en dé-
sarroi, et ceux qui entourent le souverain ne songent
qu'à satisfaire leurs ambitions frivoles.
« J'ai vu la cour, chante Preciosa la bohémienne, j'ai vu le ciel
où brille le soleil d'Autriche, et à l'entour des maîtres j'ai vu Sa-
turne (le vieux courtisan) rajeuni, la barbe teinte, le pas lourd et
léger, guéri de la goutte par le bonheur, — et Mercure, avec son
éloquence flatteuse et sa langue amoureuse, — et Gupidon qui
portait, brodées en rubis et en perles, les devises des dames, — et
Mars, représenté dans toute sa fureur par une armée de guerriers
très-galants, à qui leur ombre fait peur, — et Jupiter (le duc de
Lerme) qui habite près du maître et peut tout, — et de petits
Ganymèdes qui vont, qui viennent, qui tournent et retournent
dans la sphère brillante, enrubannée et merveilleuse. — Là se
montrent les riches étoffes de Milan, les diamants des Indes, les
parfums de l'Arabie, — et l'envie mordante de ceux qui pen-
sent à mal, et la bonté loyale de ceux qui ont l'âme espagnole. »
L'incroyable légèreté de l'esprit de cour, l'insouciance
publique, la puérile galanterie à la mode, la frivolité
mêlée de pédantisme qui règne dans les lettres, enfin et
surtout l'amalgame des idées contemporaines lui dictent
quelques lignes violentes et lui donnent des tentations
L'ESPAGNE SOCIALE. 4*21
plus fortes (Micoro. Il annonce qu'il écrira une vie du
chien Scipion et en dira davantage... Mais tout à coup il
s'arrête, comme sur le bord d'un précipice. Pourquoi?
Sans doute il se rappelle qu'il parle pour guérir et non
pour blesser. Il se ravise donc; il fait mieux, il désa-
voue ses invectives. Il déclare, dans les plus vives
de ses satires, que la raillerie médisante est mau-
vaise, parce qu'elle est une vengeance, et qu'il n'y a pas
de vengeance juste. Il se donne un démenti à lui-même
en affirmant que nul n'a le droit de se plaindre de sa for-
tune, chacun éta^t l'artisan de la sienne. Enfin il dit en
propres termes que, suivre l'inspiration de sa colère ,
« c'est aller directement contre la loi religieuse qu'il
professe ^ »
Ces alternatives tiennent donc aux plus intimes con-
victions. Cervantes, qui déteste le mélange incestueux
de la religion avec les choses de la terre et la déprava-
tion dévote de la sorcière mystique, Cervantes dit naïve-
ment, par la bouche d'un personnage du Casamiento :
a Je me suis livré à la rage et au désespoir ; mais mon
ange gardien vint me dire au cœur : Rappelle-toi que tu
es chrétien et que le péché le plus grave est de s'aban-
donner à la rage désespérée. »
C'est ainsi que Cervantes, après avoir dit la vérité sur
l'Espagne sociale, s'arrêta lui-même quand il crut s'aper-
cevoir que la colère personnelle l'inspirait. Ce grand
génie croyait à la bonté.
1. Voir Colo<iido, Casamiento ti Don Quichotte, 98, 4 ;">!).
CHAPITRE X
LA DOCTRINE
c( Judas est moins coupable d'avoir vendu le Christ
que de s'être tué lui-même. » Ces paroles, adressées
par un prêtre à une femme qui meurt de désespoir, sont
tirées à'nnauto écrit par Cervantes : c'estun drame reli-
gieux, intitulé El Rufian dichoso , qui semble une
contre-partie de la pièce humoristique citée plus haut.
La comédie de Pedro de JJrde Malas montrait la des-
tinée humaine comme une bouffonnerie ; le drame du
Rufian Rienheureux la montre au contraire comme
une aventure qui doit se terminer gravement.
Le premier acte se passe à Séville, la nuit. Des hom-
mes se battent dans la rue. Le Petit Loup et le Crochu,
deux rufians, se querellent avec Cristoval de Lugo, le
jeune roi de la hampa. Cristoval est un personnage
étrange, qui porte une dague et un rosaire, qui vole les
marchands et donne aux pauvres, un bravache la nuit,
le jour un pieux serviteur de Tello de Sandoval , le-
quel préside l'Inquisition. Au bruit de sa querelle, les
alguazils accourent ; quand ils reconnaissent Cristoval,
LA DOCTRINE. 423
ils s'excusent et disparaissent dans la nuit. Le jeune
homme reprend ses courses nocturnes; mais une femme,
belle, riche et bien mariée, que depuis longtemps son
courage a séduite, s'attache à ses pas.
— Je sais donner et je sais aimer, lui dit-elle.
— Senora, répond doucement Cristoval, choisissez quelqu'un
plus digne de vos caprices. Je suis le serviteur misérable d'un
inquisiteur de Séville; je m'occupe aux œuvres basses; j'y suis
terrible. Je n'ai pas le temps d'aimer, surtout des femmes de votre
rang. J'ai des ailes, mais ce sont des ailes de corbeau.
Un ennui magnifique possède Cristoval. Lagartija (le
Lézard) veut l'entraîner à un souper et d'avance excite
son appétit par des descriptions enchanteresses. Il lui
fait entrevoir le pain blanc, le vin clairet, le lapin bardé
de lard, les limons, les oranges, le crabe au piment, le
nougat au vin d'Alicante... quelle fête!
Lugo lui répond froidement : — Lagartija , tu décris
bien.
Que lui importent ces fêtes grossières? Il s'étourdit au
milieu des querelles et des chansons, des épées et des
guitares. Rien n'égale son mépris pour ces femmes à
demi orientales qui peuplent les faubourgs de la ville
andalouse. La sérénade qu'il donne à l'une d'elles rap-
pelle les sonnets injurieux et bizarres de Shakes-
peare :
— Allons! voici la maison, s'écrie-t-il sous sa fenêtre. Prenez
vos instruments.
Et il chante lui-même une jacara, qu'il appelle la
Sarrasine; c'est une parodie des chants arabes.
Toi qui de la terre sarrasine vins ici guerroyer, sans un vê-
tement, comme une vaillante héroïne, — écoute-moi, ô fille du
vaillant Miramolin ;
424 CHAPITRE X.
Toi qui es fière d'une action vilaine comme une autre le serait
d'une action généreuse;
Toi qui possèdes un perroquet t'appelant infâme tout le long
du jour;
Toi qui l'emporterais en mensonge sur la rusée Célestine;
Toi qui changes, comme l'hirondelle, de pays et de climat;
Toi qui acceptes tout, jusqu'à l'obole la plus mince;
Toi qui jamais ne gardas ta parole et jamais n'as tenu ta foi;
Toi qui dépasses en talents les coquines les plus industrieuses...
La chanson est interrompue par un homme qui n'aime
pas la musique. Cristoval poursuit sa route, toujours
dédaigneux et querelleur. Il est méprisant, parce qu'il
est ambitieux. Il interroge la destinée, il rêve, il vaga-
bonde.
La tentation lui vient de se faire voleur de grand che-
min. Que l'étudiant Gilbert, qui lui gagne toujours son
argent, le débarrasse de son dernier rnaravédis; une
fois sa bourse vide, il gagnera la montagne. Le sort en
est jeté; on saisit des cartes, on joue : mais, au lieu
de perdre, Cristoval gagne. « C'est un avis du ciel, »
pense-t-il, et il se fait moine au lieu de se faire brigand.
Nous le retrouvons au Mexique, sous le nom du Père
de la Croix, plongé dans les austérités. Sa sainteté est si
grande que Sandoval, l'inquisiteur, lui demande sa bé-
nédiction. Du fond de l'enfer les démons ressentent l'in-
fluence de son exemple, qui leur ravit des âmes ; ils
viennent le tenter. Sur leurs pas accourent des femmes
légèrement vêtues. Une musique délicieuse se fait en-
tendre, et dans les airs on murmure un chant :
Pour dissiper les maux Vénus sait mille charmes.
Rien n'est doux que Vénus, la mère des amours,
Qui sait des deuils amers nous adoucir les larmes,
Et qui dresse ;ivecart le festin de nos jours.
LA DOCTRINE. 425
La vie est auprès d'elle une aimable folie.
Sans elle tout s'éteint; l'homme est une ombre en pleurs
Traversant, invisible, un monde qui l'oublie.. .
La vie est l'arbre mort, sans feuilles et sans fleurs.
Non ! je ne connais rien qui soit digne de plaire,
Dans l'univers entier, aux plus lointains séjours,
Dans le monde infini que le soleil éclaire,
Sans la blonde Vénus, déesse des amours.
Le Père de la Croix répond d une voix grave :
Sans la croix rien ne plaît : sur la terre flétrie,
Un sentier, entre tous rude et des plus étroits.
Mène l'homme au bonheur et l'Ame à sa patrie.
Le signe qui le marque est une simple croix.
Venez, vous qui cherchez ! sortez de votre route
Voisine de l'abîme et proche du tombeau ;
Marchez, en regardant, forts et libres du doute,
La croix! car il n'est rien au monde de plus beau.
Les démons disparaissent et l'ascète se remet en prière.
Mais on l'appelle pour assister une femme qui va mou-
rir. Dona Ana, mollement couchée sur les tapis d'un riche
salon, laisse venir la mort sans y croire, avec un invin-
cihle dédain. Elle repousse ses gens qui la supplient,
elle renvoie en souriant le médecin qui lui annonce la
dernière heure.
— Je veux, dit-elle, aller me promener dans la campagne...
Mais, écoutez : j'entends là, dehors, une guitare que l'on ac-
corde. •
Une voix chante :
La mort et la vie m'apportent la même tristesse. Quel re-
mède choisir? Je suis fatigué de la vie et ne suis pas heureux
de la mort.
426 CHAPITRE X.
Dona Alla est émue. On fait alors venir un prêtre.
Elle le laisse parler, mais son regard est ailleurs :
— La vérité, mon père, dit-elle avec l'accent d'une personne
qu'emporte son idée fixe, c'est que son dédain a fait le mal, il
m'a frappée, brisée et glacée; voilà ce qui me tue. Ne nous fati-
guons pas à parler d'autre chose. Je n'ai pas une sensibilité que
les larmes puissent attendrir. Il n'y a point de miséricorde pour
moi sur la terre ni au ciel.
— Deus, cuiproprium est parcere... dit le prêtre. Judas est moins
coupable d'avoir vendu le Christ que de s'être tué lui-même.
Le Père de la Croix entre dans le salon.
— Un autre fâcheux! s'écrie dona Ana. Que voulez-vous, père,
vous qui arrivez avec tant de majesté? Il paraît que vous ne me
connaissez pas : pour moi, il n'y a pas de Dieu {para mi no
hay Dios). Il n'y a pas de Dieu, vous dis-je... Ma méchanceté
est telle, qu'elle a séparé en Dieu la Miséricorde qui se voile le
visage de la Justice, qui ne se voilera pas.
— Dixit insipiens in corde sua : Non est Deus! répond le père
de la Croix.... Les âmes, ajoute-t-il , doivent être blanches
comme la blanche hermine pour entrer dans le séjour de la vie,
qui ne finira pas. Noires, elles habitent avec les spectres damnés.
Où voulez-vous que se rende votre âme? Choisissez pour elle
une patrie.
— La justice de Dieu me tient hors de lui. S'il est juste, il ne
doit pas me pardonner...
— Dans la vie, le doute marche à côté de l'espérance; dans la
mort, on doit avoir d'autres pensées. Douter et craindre quand
on est placé dans le champ clos, en face de l'ennemi, c'est se
tromper. Réunir son courage, c'est préluder à la victoire. Vous
êtes sur le champ de bataille, madame, et le combat est pour
ce soTr.
— Je suis sans armes dans ce pas terrible.
— Ayez confiance dans le Père, dans le juge, dans mon Dieu.
— La même folie vous tient tous les deux. Laissez-moi. Mon
âme est telle que, si Dieu veut mon pardon, je n'en veux pas. Je
meurs désespérée.
— Écoutez ce que je vais vous dire.
LA DOCTRINE. 427
— Parlez.
— Un religieux qui a été longtemps esclave de sa règle, qui a
le cœur pur, quia fait une telle pénitence, que cent fois le prieur
lui a ordonné de se modérer; dont les jeûnes continus, les
prières, l'humilité cherchaient les chemins les plus âpres et les
plus rigoureux ; qui a la terre pour lit, qui boit ses larmes, qui
mange des aliments assaisonnés parla flamme divine, qui frappe
sa poitrine avec plus de dureté que si elle était de diamant, qui
pour dompter sa chair, porte un ciUce, qui marche pieds nus,
qui a renoncé à tout mal, qui n'est animé que de l'amour de
Dieu et du bien, sans une pensée d'intérêt...
— Eh bien, père, que veux-tu dire?
— Croyez-vous, madame, qu'un tel homme, à l'heure étroite de
la mort, puisse se sauver?
Le père de la Croix propose à cette femme, qui n'a à
présentera Dieu que des œuvres de mort, d'échanger avec
elle ce qu'il a fait de bien contre ce qu'elle a fait de mal.
L'étrange marché est conclu. Dona Ana, touchée et sur-
prise, se rend enfin. Aussitôt le corps du saint est cou-
vert d'une lèpre symbolique ; les démons lui livrent une
nouvelle bataille, et, tandis que l'âme de dona Ana leur
échappe, ils exigent comme une proie légitime l'Ame
même du Père de la Croix. Celui-ci triomphe une der-
nière fois et meurt sauvé. La foule se dispute les reliques
du Rufian Bienheureux, qui n'a désespéré ni de lui-
même, ni des autres coupables.
Je suppose que Cervantes écrivit ce drame à la Calderon
dans les dernières années de sa vie. Peut-être le composa-
t-il pour l'offrir au cardinal-archevêque Bernard de Sando-
val, àqui il eut alors des obligations. Quoi qu'il en soit, il est
hors de doute que la pensée religieuse prit chez lui, entre
1606 et 1616, un empire décisif. Les épreuves et les études
qui l'acheminaient au scepticisme envers les hommes le
conduisirent au respect envers Dieu. Dans sa vie de fa-
428 CHAPITRE X.
mille, il trouvait des adoucissements nouveaux. Sa fille
Isabelle avait grandi. Elle avait, en 1606, dix-sept ans
environ; c'est pour elle, je crois, qu'il a écrit ces conseils
aux jeunes filles qu'on trouve dans Don Quichotte^ dans
les Nouvelles, et surtout dans ï Espagnole Anglaise.
Cette dernière composition, qui ne ressemble pas aux
œuvres ordinaires de Cervantes, est Tliistoire d'une jeune
fille enlevée à Cadix par les Anglais et élevée à Londres.
Elle a fàge, elle porte le nom de la fille de fauteur. La
vertu, la douceur, la patience, lui font traverser les crises
de la vie. Une des scènes les plus touchantes, et de celles
que l'auteur décrit avec complaisance, est la prise de
voile d'Isabelle. Or, dans ces dernières années, la fille
de Cervantes se fit religieuse. Lui-même il fut compté
parmi les membres d'une confrérie dès le mois d'avril
1609. « Les seieneurs de la terre sont bien différents de
celui du ciel; ceux-là, pour recevoir un serviteur, éplu-
chent sa naissance, examinent son habileté, contrôlent
son maintien, et veulent savoir jusqu'aux habits qu'il a.
Mais, pour entrer au service de Dieu, le plus pauvre est
le plus riche. )) Ces lignes de Cervantes ' expliquent com-
ment le spectacle môme de la cour, et l'agitation sociale
qu'il observait, le rejeta dans la pensée du recours à Dieu.
Il opposait à la société de son temps le spectacle solennel
et simple que lui offraient sainte Thérèse et Loyola, fon-
dateurs d'ordres nouveaux qui proposaient au catholicisme
de se réformer lui-même, — car il ne faut pas juger
Loyola par l'ambition ultérieure des Jésuites, ni sainte
Thérèse, cette femme d'un bon sens étincelant, d'après
les cïgarements des mystiques que Bossuet condamna. Cer-
K CyOlO(jHi() de los perros.
LA DOCTRINE. ' 429
vailles croyait que rintluence morale de sainte Thérèse
serait un des événements graves de son temps. Il lui pré-
disait à cette (( vierge féconde » une longue postérité
spirituelle. Quand on mit au concours une ode sur la ca-
nonisation de sainte Thérèse, en 1615, il écrivit des vers
en son honneur. A^oici le sens de la première strophe :
Toi dont le cœur eut des fils, toi qui, les nourrissant de ta
force, les élevas par la vertu jusqu'à la voûte d'or de cette région
douce et merveilleuse, où la gloire de Dieu se déploie, vierge fé-
conde, vierge bienheureuse! Toi qui as acquis dans l'univers un
nom et un rang unique et qui, maintenant prosternée devant ton
Dieu, t'occupes à prier pour tes enfants ou à méditer des choses
dignes de ta pensée sainte, écoute ma voix qui se brise... Donne,
ô mère, l'énergie au poëte défaillant !
Cervantes raconte la vie de la sainte et son œuvre ,
sans craindre de parler des extases :
Tu grandis, et avec toi grandissait ton œuvre; tu en mesurais
le progrès aux faveurs dont te comblait la main céleste, faveurs
sans égales dont Dieu orna joyeusement le printemps de tes jours,
si humble et si tendre . Ainsi a-t-il gouverné ton existence, que peu
à peu tu montas au-dessus du nuage épais de la vie mortelle, les
pieds ne touchaient plus la terre, ton corps se soulevait vers le
ciel. Devenu aérien, il portait ton âme vers les régions saintes,
et cette grâce, extraordinaire comme ta vertu , te tenait en
suspens!...
En 1616, Cervantes fit profession dans le tiers ordre
de Saint-François, où il était entré en 1613. Ces actes
et ces écrits, que leur date môme rassemble, éclairent
d'un jour nouveau les deux ouvrages que Cervantes ache-
vait à cette époque, la Seconde partie de Don Quichotte
et celle de Persilès. Dans Fun et dans Tautre, on trouve
Taccent de la résia^nation bienveillante et de la bonté
430 CHAPITRE X.
universelle, et en mille endroits des vues morales et reli-
gieuses.
Un esprit y circule qui déjà n'est plus moqueur, ou
du moins qui laisse deviner plus d'attendrissement sous
la moquerie. Assis au pied d'un arbre, Sancho et don
Quichotte devisent sur la destinée et sur les différences des
caractères humains. L'homme au caban vert qu'ils rencon-
trent sur la route est comme le symbole de ce sentiment
nouveau, plus calme, qui inspire l'écrivain ; ce voyageur
modeste, qui est noble et spirituel, a arrangé sa vie de
manière à être utile à quelques-uns. Tranquille pour lui-
môme, aimable pour les siens, il chasse et il prie, il lit
un peu et du meilleur, il réconcilie ses voisins quand ils
sont brouillés, il aide les pauvres et se laisse vieillir ainsi .
Ailleurs, c'est un poëte qui récite une glose de sa façon,
mais la glose roule sur le temps qui ne reviendra pas et
sur le temps qui va Aenir, c'est-à-dire sur la vie future.
Les pages de ce genre, tantôt éclairées d'un sourire, tantôt
animées d'une joie vaihante et sereine, sont quelquefois
si discrètes, qu'on en reçoit l'impression sans en méditer
le sens. Telle est l'entrée de Sancho et de son maître dans
le village de Toboso, où ils viennent chercher le palais de
la princesse Dulcinée. Il est minuit ; le village est enseveli
dans le repos, quelques aboiements de chiens interrom-
pent seuls le silence. La lune à demi voilée jette une
clarté douteuse sur les maisons pauvres. Don Quichotte
prend l'église pour un alcazar. Sancho, qui a promis de
de montrer le palais où il a vu Dulcinée criblant du blé,
fait semblant de chercher de bon cœur. Un homme passe
conduisant deux mules et une charrue ; il s'est levé avant
le jour pour aller au travail, et il chante un vieux couplet
national.
LA DOCTRINE. 431
« — Sauriez-voiis médire, mon ami, lui demande don
Quichotte, où sont par ici les palais de la sans pareille
princesse dona Dulcinée du Toboso?
— Seigneur, répond Thomme, je ne suis pas du pays,
voilà la maison du curé, il saura vous le dire. » 11 salue
le cavalier, il fouette ses mules, et s'en va.
Ce tableau simple, sans commentaires, fait ressortir
doucement, et comme sans parole', la double folie du
maître et du valet, — car ils n'ont pas la tête plus saine
l'un que l'autre ; c'est la conclusion véritable de Don Qui-
chotte. Nous pouvons maintenant en apprécier l'inten-
tion finale; à la date où furent écrites ces dernières
paffes , qui sont une œuvre testamentaire , Cervantes
perdait de vue à chaque instant l'objet primitif de son
œuvre. Il accusait davantage de jour en jour l'antago-
nisme de ses deux personnages, et c'est ici qu'il jugea
leurs caractères.
Don Quichotte est fou parce qu'il a une idée fixe, qui
est de réaliser la vie romanesque, de ressusciter le moyen
âge, de redresser les torts, délivrer des combats, de don-
ner des îles, de voir les vilains s' incliner devant lui 7nore
turqiiesco et les chevaliers lui rendre les armes. Il fond
sur le monde, lance basse, il trouble les routes et les au-
berges; il compromet les affligés qu'il prétend secourir,
et lui-même, bâtonné, lapidé, foulé aux pieds par les
pourceaux, pendu à une lucarne par Maritorne, est et
demeure le Chevalier de la Triste-Figure. Les auber-
gistes lui rappellent qu'il faut payer son écot, le curé le
fait rougir d'avoir délivré les galériens, le dernier vilain
lui apprend qu'il s'est mis au nom de la justice idéale en
guerre avec la loi sociale, avec l'Église, avec la l'aison et
avec le genre humain. Il réplique, dans son entêtement
43?. CHAPITRE X.
plein d'o:',^aeil, qu'après l'Age d'or il n'est rien de plus
beau que Tàge féodal et que la chevalerie errante. Mais la
vie réelle trompe et dément tous ses rêves ; la Sainte-Her-
mandad l'arrcle; Sancho, qui est l'évidence brutale, brise
d'un mot ses théories d'amour pur, son platonisme et ses
rêves de gloire militaire :
(( — J'ai entendu dire qu'on ne doit aimer que Dieu d'un
amour désintéressé. » Et ailleurs : « — Dieu est dans le
ciel, qui voit les tricheries : il jugera entre nous qui fait
le plus de mal, de moi qui ne parle pas bien ou de Yotre
Grâce qui n'agit pas mieux. » Le gentilhomme se sent
vaincu de toute manière ; il abjure ses erreurs. C'est un
sacrifice qui lui coûte la vie, mais il le fait avec une ad-
mirable simplicité de cœur.
Sancho, qui paraît avoir en apanage le bon sens, est-
il plus raisonnable? Ses maximes sont puisées dans l'ex-
périence, sa couardise est avisée, son appétit est de
bonne humeur. Il semble être établi solidement dans
sa philosophie et avoir la visière nette ; mais laissez-lui
entrevoir un bénéfice, faites briller à ses yeux quelques
ducats, voilà tout son bon sens déconcerté par Tintérêt.
C'est pour cela qu'il part, qu'il abandonne les siens,
qu'il souffre et qu'il boit le baume de Fiérabras. Il
ajoute foi aux paroles de Dorothée, devenue princesse de
Micomicon; il brûle de la marier avec don Quichotte ; son
imagination les suit en Ethiopie, où d'avance il marque
sa place à lui, sa principauté, son royaume; il vend en
idée les trente ou quarante mille nègres qu'il y trouvera,
il réalise gravement sa fortune; l'illusion la plus insen-
sée, les joies et les doutes de l'espérance , les inquié-
tudes de l'ambition troublent sa cervelle : bref, Sancho
est fou.
LA DOCTRINE. 433
Une comédie profonde et charmante est son dialogue
avec sa femme.
— Qu'avez- vous donc, ami Sancho, que vous revenez si
gai?
— Femme, répond Sancho, si Dieu le voulait, je serais bien
aise de ne pas être si content que j'en ai l'air,
— Tenez, Sancho, réplique Thérèse, depuis que vous êtes de-
venu membre de chevalier errant, vous j)arlez d'une manière si
entortillée qu'on ne peut plus vous entendre.
— Je vous dis, femme, répond Sancho , que si je ne pensais
pas me voir, dans peu de temps d'ici, gouverneur d'une île, je me
laisserais tomber mort sur la place.
— Oh! pour cela, non. Mari, s'écrie Thérèse, vive la poule,
même avec sa pépie ; vivez, vous, et que le diable emporte autant
de gouvernements qu'il y en a dans le monde. La meilleure sauce
du monde, c'est la faim, et comme celle-là ne manque jamais aux
pauvres, ils mangent toujours avec plaisir.
— En bonne foi, femme, répond Sancho, si Dieu m'envoie
quelque chose qui sente le gouvernement, je marierai notre Marie
Sancha si haut, si haut, qu'on ne l'atteindra pas à moins de l'ap-
peler Votre Seigneurie.
— Pour cela, non, Sancho, répond Thérèse; mariez- la avec
son égal, c'est le plus sage parti. Si vous la faites passer des
sabots aux escarpins et de la jaquette de laine au vertugadin de
velours; si, d'une Marica qu'on tutoie, vous faites une dona Maria
qu'on traite de Seigneurie, la pauvre enfant ne se retrouvera
plus, et, à chaque pas, elle fera mille sottises qui montreront la
corde de sa pauvre et grossière condition.
-- Tais-toi, sotte, dit Sancho, tout cela sera l'affaire de deux
ou trois mois. Après cela, le bon ton et la gravité lui viendront
comme dans un moule; et sinon, qu'importe? Qu'elle soit Sei-
gneurie, et vienne que viendra.
— Mesurez-vous, Sancho, avec votre état, répond Thérèse, et
ne cherchez pas à vous élever plus haut que vous.
— Viens çà, bête maudite, femme de Barabbas, réplique San-
cho; pourquoi veux-tu maintenant, sans rime ni raison, ni'em-
pêcher de marier ma fille à qui me donnera des petits-enfants
qu'on appellera Votre Seigneurie? Quoi que tu dises, Sanchica
sera comtesse.
28
4?4 CHAPITRE X.
Sancho fait si bien que peu à peu il grise sa famille.
Quand le duc le nomme gouverneur de Tîle Barataria,
quand la duchesse envoie un page et une lettre à la pauvre
Thérèse Panza, qui file sa quenouille sur sa porte, en
corsage brun, en jupon court, la famille du vilain est
tout entière emportée par le même délire :
— Ah! bon Dieu! s'écrie Thérèse quand elle entend la lettre,
quelle bonne dame! qu'elle est humble et sans façon! Ah! c'est
avec de telles dames que je veux qu'on m'enterre, et non avec
les femmes d'hidalgos qu'on voit dans ce village, qui s'imaginent,
parce qu'elles sont nobles, que le vent ne doit point les toucher,
et qui vont à l'église avec autant de morgue et d'orgueil que si
c'étaient des reines, si bien qu'elles se croiraient déshonorées de
regarder une paysanne en face. Monsieur le curé, tâchez de sa-
voir par ici quelqu'un qui aille à Madrid ou à Tolède, pour que
je me fasse acheter un vertugadin rond, fait et parfait, qui soit à
la mode, et des meilleurs qu'il y ait. En vérité, en vérité, il faut
que je fasse honneur au gouvernement de mon mari, en tout ce
qui me sera possible; et même, si je me fâche, j'irai tomber à la
cour et me planter en carrosse comme toutes les autres !
Sancho et sa femme guériront, comme don Quichotte,
et ils n'en mourront pas comme lui, parce qu'ils tom-
bent de moins haut. « Nu je suis né, nu je m'en re-
tourne, dit Sancho; je ne perds ni ne gagne. » Mais il
reste vrai que, si don Quichotte est un homme d'imagi-
nation affolé par Tidéal, Sancho est un homme de bon
sens affolé par l'intérêt; il y a égalité, de folie; chacun
nourrit sa chimère, chacun est éloquent dans son erreur;
les deux aberrations sont soutenues par une casuistique
particulière. Don Quichotte ne fuit jamais, il se retire
quelquefois : ce sont, dit-il, des cowpositions . A son
tour, Sancho n'est pas poltron , mais il garde de son
mieux un père à ses enfants. Cervantes va plus loin:
LA DOCTRINE. 435
il montre don Quichotte forgeant Taventure de la ca-
verne de Montesinos; le gentilhomme, pour soutenir
son idée , ment aussi bien que le vilain. Cet « assor-
timent d'extravagances», de faussetés et de misères,
c'est rhumanité même, partagée entre les folies des su-
blimes et les folies des positifs. La grande chevauchée
des deux hommes, c'est la vie; leur contradiction, c'est
notre nature, toujours complexe, dans laquelle la gran-
deur est voisine du ridicule et le bon sens de la plati-
tude. Qui a raison du rêveur ou de son adversaire? Ni
l'un ni l'autre. Le rêve ne peut pas plus aller seul et af-
franchi à travers le monde, que l'intérêt ne peut seul cons-
tituer la sagesse. Leur antinomie fait l'équilibre de notre
espèce ; nous la montrer, c'est le jeu des grands esprits.
Le Misanthrope de Molière, les Sonnets de Shakes-
peare, les Pensées de Pascal, sont le tableau de ce dua-
lisme organique. Qui l'emportera jamais, d'Alceste ou
de Philinte, de l'ange ou de la bête?... « OSancho!
dit mélancoliquement don Quichotte, je veille quand tu
dors, je pleure quand tu chantes, je m'évanouis d'ina-
nition quand tu digères, alourdi et haletant. »
Cervantes n'a donc pas conclu en faveur de Sancho,
malgré l'opinion de la plupart des lecteurs. Il n'a pas
conclu davantage en faveur de don Quichotte, malgré
l'impression de beaucoup d'esprits délicats qui admirent
uniquement (comme l'Espagnol Fernan Gaballero) le
courage, l'éloquence, la poésie, la bonté du chevalier
manchois. Mais si l'on demande quelle folie Cervantes
choisirait pour son compte, il n'hésite pas : sa nature,
son histoire, ses penchants intimes, tout le rapproche
de don Quichotte. Gentilhomme et soldat, rêveur et re-
dresseur de torts , il ne se résigne pas à l'insouciance
4:^6 CHAPITRE X.
égoïste et vulgaire du grand nombre. Sancho a le mérite
négatif du bon sens qui réfute l'enthousiasme, mais le
bon Sancho abandonne ses amis quand ils sont malheu-
reux. — (' Que Basile fasse comme il voudra, dit-il. Pour-
quoi est-il pauvre? » Sancho dépouille le vaincu. Si
demain il était riche, il écraserait les vilains, ses frères,
et réduirait en esclavage les nègres du Micomicon. Don
Quichotte, au contraire, a l'extravagance généreuse de
croire qu'on doit secourir, aimer et améliorer l'espèce
humaine. Au moment où Sancho devient gouverneur de
File Barataria , il l'appelle dans sa chambre, l'enferme
avec lui et lui dit gravement :
— Premièrement, ô mon fils, garde la crainte de Dieu ; car dans
cette crainte est la sagesse, et, si tu es sage, tu ne tomberas jamais
dans l'erreur.
Secondement, porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais
tous les efforts possibles pour te connaître toi-même : c'est là la
plus difficile connaissance qui se puisse acquérir. Tu ne dois por-
ter nulle envie à ceux qui ont pour ancêtres des princes et des
grands seigneurs; car le sang s'hérite et la vertu s'acquiert, et la
vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir.
Ne te guide jamais par la loi du bon plaisir.
Ne rends pas beaucoup de pragmatiques et d'ordonnances; si
tu en fais, tâche qu'elles soient bonnes, et surtout qu'on les ob-
serve et qu'on les exécute.
Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compas-
sion, mais non plus de justice que les requêtes du riche.
Si quelque jolie femme vient te demander justice, détourne
les yeux de ses larmes, et ne prête point l'oreille à ses gémisse-
ments; mais considère avec calme et lenteur la substance de ce
qu'elle demande, si tu ne veux que ta raison se noie dans ses
larmes et que ta vertu soit étouffée par ses soupirs. — Visite les
prisons, les boucheries, les marchés; la présence du gouverneur
dans ces endroits est d'une haute importance. — Console les
prisonniers qui attendent la prompte expédition de leurs affaires.
— Sois un épouvanlail pour les bouchers et pour les revendeurs,
LA DOCTRINE. 437
afin qu'ils donnnent le juste poids. — Aie toujours le dessein et
fais un ferme propos de chercher le juste et le vrai dans toutes
les affaires qui se présenteront ; le ciel favorise toujours les in-
tentions droites.
Celui qui donne ces conseils est Cervantes lui-même,
on le sent. Chevalier errant du vrai et du bien, il croit
que chacun peut apporter sa part de progrès et de noble
exemple; et il garde sa croyance au delà même de la dé-
ception. Les seuls passages que je viens de citer (et que
d'autres il faudrait y joindre!) sont un programme de
réforme dont chaque trait a son application pratique.
Mais Cervantes se méfiait des maximes et des théories
qui se présentent seules à l'attention distraite du monde.
Il essaya, comme toujours, de personnifier sa doctrine
pour lui donner la vie et le charme. Il acheva son roman
de Persilès. Le prince qui en est le héros, chevalier de
la justice et du pardon, traverse le midi de l'Europe en
répandant sur son passage l'esprit de vérité, d'indulgence
et de paix. Il écarte de lui, sans colère, le mal et l'er-
reur, il prêche d'exemple. Chaste et simple, patient,
équitable, étranger aux haines de peuple à peuple, il
n'approuve pas plus la rudesse de l'Espagnol qui se
venge que la molle élégance de l'Italien qui fait déroger
l'art en le mettant aux pieds des courtisanes. Cervantes
fait passer à côté de lui et sous ses yeux le mal, non
pour le maudire, mais au contraire pour le plaindre.
Le moyen de le vaincre est de-lui pardonner. Tous les
épisodes nous ramènent à ce principe.
J'en citerai un, pour donner quelque idée de ce roman
chrétien.
Un jour, Persilès voyageant en Espagne, sur In grande
route passe un cavalier qui a fair grave et sombre. En
438 CHAPITRE X.
arrivant près de lui, le cavalier porte la main à son
chapeau pour le saluer. Ce mouvement effraye le cheval
qui s'abat, et tous deux roulent par (erre. On vole à
leur secours, on relève le gentilhomme. Il ne s'était
fait aucun mal, mais cet incident et le trouble visible
de son esprit l'empêchent de reprendre sa route.
— Qui sait? dit-il. Le sort a voulu peut-être que je tom-
basse pour me tirer de l'état dans lequel mon imagination tient
mon âme. Je suis, messieurs, je suis étranger et Polonais de
nation. Tout enfant, je sortis de mon pays et vins en Espagne :
c'est le rendez-vous des étrangers, la commune mère des na-
tions. Je servis les Espagnols, j'appris le castillan, vous voyez
comme je le parle; puis, entraîné par le désir qu'on a générale-
ment de voir du pays, j'entrai en Portugal pour visiter la grande
ville de Lisbonne. La nuit même où j'y entrai, il m'arriva un
événement que vous aurez peine à croire; mais l'opinion des
hommes importe moins que la vérité, dont le caractère est d'être
inébranlable quand même elle n'apparaît pas au dehors dans sa
clarté.
On encourage le voyageur à parler; il raconte que, la
première nuit de son arrivée à Lisbonne, il fut heurté
dans une rue étroite par un homme qui passait violem-
ment, et qui le jeta par terre. Il se releva furieux, et
porta la main à son épée. Le Portugais en fit autant. On
se battit, l'offenseur fut tué. « Il laissa son corps sur la
terre et son âme alla Dieu sait où. »
ÉTpouvanté de ce qu'il avait fait, le vainqueur se mit
à fuir, cherchant un asile. Il aperçut une lumière et
une maison ouverte; il s'y précipita, il pénétra de cham-
bre en chambre, jusqu'à la maîtresse de cette demeure,
femme âgée qui était sur son lit dans une demi-obscu-
rité.
— Que cherchez-vous, lui dit-elle.
LA DOCTRINE. 439
— Sefiora, j'ai tué un homme; c'est moins par ma
faute que par son orgueil qu'il a eu le malheur de suc-
comber. La justice me poursuit.
La femme couchée indique au fugitif une cachette
derrière son lit. A peine s'y est-il réfugié qu'un do-
mestique entre : (( — Madame, notre maître est mort, et
l'on dit que le meurtrier est entré dans notre maison. »
Sur les pas du serviteur la justice arrive, elle entre
dans la chambre. Plus mort que vif, le meurtrier écoute
ce que va répondre la mère.
Elle répondit, l'âme pleine de générosité et de pitié chrétienne :
— Si cet homme est entré dans la maison, ce n'est pas du moins
dans cette chambre, vous pouvez le chercher ailleurs. Plaise à
Dieu, cependant, que vous ne le trouviez pas, car une mort n'est
pas compensée par une autre, surtout quand l'injure ne vient
pas de la méchanceté.
Les alguazils se retirent. Alors la pauvre femme,
s'adressant au Polonais, lui dit à voix basse et en pleu-
rant :
— Qui que tu sois, tu vois que tu m'as ôté le souffle de ma
poitrine, la lumière de mes yeux, la vie qui me soutenait. Mais,
comme ce n'est pas ta faute, je veux que ma vengeance soit pa-
ralysée par ma parole, et pour accomplir la promesse que je t'ai
faite quand tu entras, de te sauver, tu vas faire ce que je te
dirai. Mets tes mains sur ton visage, car si je m'oubliais jus-
qu'à ouvrir les yeux, tu m'obligerais à te connaître; sors de ta
cacîiette, suis une de mes tilles qui va venir; elle te conduira
dans la rue, et te donnera centécus d'or pour te faciliter le salut.
On ne te reconnaîtra pas, aucun indice ne te trahit. Que ta res-
piration se calme; le trouble d'un coupable est son accusateur.
Va-t-en.
Le Polonais se sauve , non sans avoir remercié sa li-
bératrice. Poursuivi par la crainte, le remords et la tris-
440 CHAPITRE X.
tesse, il pari pour les Indes orientales. Il y fait fortune.
Quand il en revient, longtemps après, riche et libre , il
rentre en Espagne.
Un jour il était dans une auberge de Talavéra, lors-
que par hasard entra une jeune fille d'environ seize ans.
Ce fut une apparition charmante ; son léger corsage, ses
longues tresses , la coquetterie simple de son costume ,
sa jeunesse et ses grands éclats de rire , tout cela fit sur
l'âme du voyageur le même effet, dit-il, que le prin-
temps, le joyeux mois de mai , les fleurs et les parfums
de la saison nouvelle. Martin Banèdre (c'est le nom du
voyageur) fut tellement frappé de la grâce de Luisa la
paysanne, que cette vision ne le quitta plus. Il se forgea
l'idée d'un bonheur pastoral et parfait. Il alla trouver le
père de cette enfant, lui montra ses trésors et demanda
la main de Luisa.
Au bout de quelques jours, il épousa la Vénus de Ta-
lavéra, et au bout de quelques jours encore elle s'enfuit
avec un garçon du pays , emportant du même coup l'or
et les bijoux de son mari. Désespéré, furieux, celui-ci
se mit sur la trace des fugitifs et sut qu'on venait de les
prendre et de les incarcérer à Madrid.
— J'y vais, pour m'adresser à la justice, dit-il; j'y vais avec la
volonté arrêtée de laver dans leur sang l'outrage fait à mon hon-
neur. Je les débarrasserai de la vie, et je me débarrasserai du
fardeau de cette honte qui pèse sur mes épaules et me tient at-
terré. Dieu soit loué! Ils sont sûrs de leur mort et moi sûr de ma
vengeance! Ah ! que les moucherons ne viennent pas bourdonner
à mon oreille, je n'écouterai ni les remontrances des moines, ni
les attendrissements des personnes dévotes, ni les promesses des
cœurs repentants, ni l'or des riches, ni les ordres ou les avis
des puissants, ni la légion des conciliateurs qui s'interposent en
pareil cas!...
LA DOCTRINE. 441
Il dit et saute légèrement à cheval pour partir. Per-
silès, lui touchant le hras, Tarrête : « La colère vous
aveugle. Vous allez rendre à jamais irrémédiable votre
malheur et le sien. » Il parle , et sa parole ou plutôt sa
raison calme peu à peu la vengeance qui gronde. Ba-
nèdre, à qui une femme pardonna le meurtre de son fds,
pardonne à une autre femme la honte qui vient d'elle
seule. Il faut en ce monde laisser passer le mal , qui va
de lui-même à sa ruine. En effet Luisa, qu'on voit re-
paraître dans le roman, tombe de chute en chute , en-
traîne avec elle ses amants et demande grâce un jour du
fond d'un cachot. Cette dernière scène de la vie d'une
Manon Lescaut se passe à Rome , où Cervantes a placé
le dénoùment de son roman religieux.
Il l'achevait à la veille de sa mort , dans sa petite de-
meure d'Esquivias, où il s était retiré en 161 o. L'œuvre
s'achevait avec sa vie ; Cervantes la signa comme un tes-
tament. Il fit ses adieux au monde dans le prologue, qui
est réellement un épilogue aimable et mélancolique. Il
y raconte sa rencontre avec un étudiant , un jour du
printemps de 1616, quand il allait une dernière fois à
Madrid pour consulter les médecins. Je crois devoir
traduire cette préface :
Or il advint, très-cher lecteur, que venant un jour, avec deux
de mes amis du fameux bourg d'Esquivias (fameux par ses il-
lustres lignages et par ses vins très-illustres), — j'entendis der-
rière moi le trot pressé d'un cavalier qui sans doute désirait
nous rejoindre. En effet, il nous cria bientôt de ne pas aller si
vite. Nous l'attendons. Arrive alors sur son âne un étudiant qui
semblait un minime, car il était gris des pieds à la tête, lui, ses
guêtres, ses souliers ronds, son ëpée, son bout de fourreau, son
col à la wallonne, qui brunissait, et ses tresses de cheveu?(,deux
tresses en vérité que tourmentait la wallonne, car elle se jetait à
442 CHAPITRE X.
chaque instant tout d'un côte. Il se donnait une peine extrême
pour la redresser. — «Vos Grâces, dit-il en nous rejoignant, vont
solliciter quelque office ou quelque prébende à la cour, où se
trouvent Son Énninence de Tolède et Sa Majesté, ni plus ni
moins, — à en juger par votre marche rapide; car vraiment j'ai
un âne qui, pour la vitesse, a plus d'une fois chanté victoire. »
Ce à quoi un de mes compagnons répondit : « La faute en est
au cheval du seigneur Michel de Cervantes, qui a le pas assez al-
longé. » A peine l'étudiant eut-il entendu ce nom de Cervantes,
qu'il descendit de sa monture ; son porte-manteau tomba d'un
côté, son coussin d'un autre (car il voyageait avec tout cet atti-
rail), il vint à moi, il me saisit la main gauche. « — Oui! s'écria-t-il,
oui, c'est bien le manchot qui est si fort, le fameux et parfait
auteur, le charmant écrivain, enfin la joie des Muses! » Moi, qui
entendais à l'improviste chanter ainsi mes louanges, j'aurais trouvé
peu courtois de ne pas répondre à cet éloge. Je lui jetai les bras
autour du cou (ce qui acheva le malheur de la wallonne), et je
lui dis :
" — C'est là une erreur dans laquelle tombent les ignorants qui
m'aiment. Je suis Cervantes, mais non pas la joie des Muses, ni
aucune des jolies choses qu'a dites Votre Grâce. Rattrapez votre
bête, montez dessus et faisons ensemble la fin de la route, en
causant de bonne amitié. »
Ainsi fit l'aimable étudiant; nous allâmes, bride en main, et
d'un pas plus lent nous suivîmes notre route. On vint à parler
de ma maladie. Le brave étudiant m'ôta d'un coup toute espé-
rance en me disant :
« — Votre mal, c'est l'hydropisieion épuiserait, sans la guérir,
toute l'eau de l'Océan; le seul remède est de boire peu. Que
Votre Grâce, seigneur Cervantes, se règle sur le boire, et qu'elle
n'oublie pas de manger. Avec cela, on guérit sans médecin.
« — C'est ce que me disent beaucoup de gens, répondis-je, mais
j'aime à boire selon mon envie, et je suis tout justement l'homme
du monde le moins né pour y renoncer. Ma vie s'achève; à tâter
mon pouls, on voit qu'il marque les jours et que la date ap-
proche où il cessera de battre, et moi de vivre. L'heure est cri-
tique pour faire une connaissance. Il me reste peu de temps
pour vous montrer combien je suis sensible au dévouement que
vous me témoignez. »
Ce disant, nous arrivâmes au pont de Tolède, par lequel j'en-
LA DOCTRINE. 443
trai en ville. Lui il passait par le pont de Ségovie... Le reste de
mon liistoire, c'est la renommée qui le dira,., mes amis ont
envie d'en parler, et j'aurais envie de les entendre... Bref, je
l'embrassai encore une fois; il me renouvela ses offres de ser-
vice, piqua sa bête et me laissa aussi mal en point qu'il était
mal en selle. Ma plume y avait trouvé une grande occasion de
plaisanter... Mais tous les jours ne se ressemblent pas... Il en
viendra un peut-être où je pourrai renouer le fil qui se brise,
dire ce que je ne dis pas et ce qui conviendrait ici... Adieu,
grâces de l'esprit! adieu, ironie! adieu, mes joyeux amis!. .Je vais
me mourant. J'emporte le désir de vous revoir heureux dans
l'autre vie!...
Cervantes ne voulut pas quitter la vie sans remercier
les hommes qui l'avaient secouru aux heures de détresse.
c( J'offre ce que je puis, dit-il dans ses derniers écrits ;
si je ne peux pas payer le bien par le même bien, du
moins le publierai-je. » Il cite le comte de Lemos, l'ar-
chevêque Sandoval et Pedro de Morales, l'acteur, qui
l'avaient empêché de mourir de faim * ; pensée de vrai
gentilhomme qui n'oublie pas le service rendu et ne
veut pas s'en aller sans reconnaître la courtoisie des
bienfaiteurs.
C'est le dernier trait de ce caractère castillan. Le 18
avril 1616, on donna l'extrême-onction à Cervantes; le
lendemain il écrivit au comte de Lemos , en lui dédiant
Persilès :
Ce vieux chant, jadis si répété, qui commence ainsi : Tai mis
le pied dans rétrier, irait à ravir dans cette lettre, que je pourrais
commencer dans les mêmes termes à peu près :
J'ai mis le pied dans l'étrier.
Escorté déjà par la mort.
Et, grand seigneur, je vous écris...
1. ^ oir Don Quichotte^ prologue et chap. nlviu.
444 CHAPITRE X.
On m'a donné hier l'extréme-onction, et je vous écris aujour-
d'hui cette lettre. Le temps passe vite, les douleurs vont crois-
sant, respérance va diminuant, et avec tout cela je quitte la vie
en emportant le regret de n'y pas rester assez longtemps pour
pouvoir baiser les pieds de Votre Excellence. Tel est mon con-
tentement de penser à son heureux retour en Espagne qu'il de-
vrait me rendre la vie. Mais s'il est écrit que je dois la perdre, la
volonté du ciel s'accomplisse. Du moins Votre Excellence saura
mon vœu ; elle saura quelle eut en moi un homme passionné pour
son service, qui voulut, au delà de la mort, témoigner de son
intention. , le prédis, en parlant du relourde Votre Excellence, je
prophétiserai encore en pensant d'avance, avec joie, qu'elle sera
distinguée et que mes espérances pour elle, fondées sur la réputa-
tion de ses vertus, vont se réaliser... Que Dieu, qui peut tout,
garde Votre Excellence!
De Madrid, le 19 avril IGIG.
Cervantes mourut le 23 avril , la même année que
Shakespeare. On Tenterra dans le couvent des moines
trinitaires, la tête découverte, comme membre du tiers
ordre. Les moines ayant quitté leur couvent en 1633,
quand on chercha plus tard la tombe de Cervantes, on
ne la trouva pas.
CONCLUSION
Cette fin obscure a l'ait dire souvent qu'il est mort
vaincu. Gardons-nous de le plaindre pourtant; il a ob-
tenu la victoire sur le champ de bataille qui était le
sien, et il le savait. « Je suis, dit-il, à la dernière page
CONCLUSION. 445
de Don Quichotte^ je suis satisfait et fier d'être le pre-
mier qui ait entièrement recueilli de ses écrits le fruit
qu'il en attendait : car mon désir n'a pas été autre que
de livrer à l'exécration des hommes les fausses et extra-
vagantes histoires, lesquelles, frappées à mort par celles
de mon véritable don Quichotte, ne vont plus qu'en
trébuchant et tomberont tout à fait sans aucun doute.
— Vale. »
C'est la fierté du génie. Cervantes chante plusieurs fois
son propre triomphe. — «Point d'hypocrisie, dit-il;
pour qui a bien fait, l'éloge est un droit. »
Jamas me contenté ni satisfice
De hipôcritas melindres. Llanamente
Quise alabanzas de lo que bien hice....
En effet , Don Quichotte paru , la chevalerie était
morte et Cervantes immortel. L'influence de son mer-
veilleux esprit se répandit sur l'Europe avec la rapidité
de la lumière. Dès 1608 on le traduisait à Paris et toute
la France l'adoptait. « Le 25 février 1615, dit Marquez
Torrez , écuyer et maître des pages de Bernard de San-
doval, nous étions allés avec le cardinal-archevêque de
Tolède , mon seigneur, rendre visite à l'ambassadeur de
France. Beaucoup de gentilshommes français nous abor-
dèrent, moi et les autres chapelains, pour savoir quels
étaient nos ouvrages d'esprit les meilleurs. Je dis que je
m'occupais alors d'en examiner un; à peine eurent-ils
entendu le nom de Michel de Cervantes, qu'ils se mirent à
en parler avec abondance, vantant beaucoup l'estime
qu'on faisait de ses œuvres en France et dans les
royaumes voisins. Ils citaient la Galatée^ qu'un d'eux
savait presque par cœur, la première partie de Don
446 CONCLUSION.
Quichotte et les Nouvelles. Leurs éloges étaienl si vifs
que ^e leur offris de les conduire chez l'auteur, pour
qu'ils le vissent, et ils en marquèrent le désir avec mille
démonstrations. On me demanda son âge, sa profession,
tout, qualité et quantité! Je me trouvai obligé de dire
qu'il était vieux, soldat , hidalgo et pauvre. A quoi l'un
d'eux répondit textuellement : — « Gomment ! un tel
homme! l'Espagne ne lui donne pas une fortune et ne
le nourrit pas aux frais du trésor public! » Un autre dit
avec beaucoup de finesse : « Si c'est la nécessité qui
l'oblige d'écrire , plaise à Dieu c|u'il ne soit jamais dans
l'abondance ! Les œuvres du pauvre enrichiront le
monde. »
Le public a de ces naïvetés cruelles. Quoi qu'il en soit,
rinfluence de Cervantes est dès lors immédiate et im-
mense. De toiis les écrivains de génie, c'est le plus à la
portée de tous. Il pénètre par l'imitation dans le théâtre
anglais * ; il inspire chez nousLarivey, Hardy, Rotrou, et,
ce qui est plus important, Molière et Boileau. Je pour-
rais ici rappeler bien des analogies entre Cervantes et
Boileau, qui aimait «Rossinante, la fleur des coursiers
d'Ibérie » ; plus d'un trait de Sganarelle, de 'madame Jour-
dain, de Mascarille fait retour à Cervantes. Les bergers
de Florian, la Rosine de Beaumarchais, la Esmeralda
de Victor Hugo prolongent jusqu'à nous l'action de ce
grand esprit. Qu'il suffise de la signaler et de revendi-
quer pour Cervantes, génie précurseur, la place qui lui
est due dans la littérature moderne, qu'il inaugura.
S'il a souffert, si le malheur n'a jamais lâché prise
sur lui, si rien n'a jamais profité à sa vie même,
1 . Voir Contemporains de Shakespeare, par M. Alfred Mézières.
CONCLUSION. 447
son génie a profit*» de tout. Nous venons de racon-
ter les débuts, les progrès et la fin de son œuvre;
quand il passa de l'action militaire à l'action intellec-
tuelle, rironie fut chez lui le revers de l'enthousiasme .
C'est parce qu'il aimait le beau et le vrai avec passion
qu'il eut si éloquente l'horreur du laid et du faux. On ne
l'écouta pas quand il parla sérieusement : il dit alors ce
qu'il pensait avec tant de feu, de verve et de gaieté
qu'on ne se lassa plus de l'entendre. Ne faisons de lui ni
un bouffon, ni un apôtre : le génie n'a pas de ces rôles.
Sa plume fut joyeuse, son âme fut souvent triste. —
(( Pourquoi, lui dit Avellaneda, vous voit-on inquiet,
sombre et préoccupé, tan absorto y elevado en no se
que imaginacion? Vous ne répondez pas à propos.
Quelque grave pensée vous serre le cœur, algun grave
cuidado le oflige y aprieta el animo. » L'ennemi qui
parlait ainsi rencontrait juste : Cervantes portait avec
lui une préoccupation. Tl ne pensait pas à lui-môme ;
l'idée ne lui vint jamais d'ériger ses malheurs privés
en malheurs publics. Il n'essaya pas de cacher le mé-
content sous le stoïcien, ou de faire parler les mécomptes
de l'orgueil sous l'éloquence des malédictions. Le jour
où il crut s'apercevoir que la satire tentait sa main, il
rejeta cette arme empoisonnée qui blesse celui qui la
manie. Non ! Cervantes pensait à son pays, à la décadence
de l'Espagne et au devoir de l'écrivain. Selon lui, la
tâche intellectuelle de ceux qui ont le don de penser
et d'écrire est de débrouiller les idées fausses : il prit
cette belle part, il étudia le travail cérébral des hommes
de son temps, il observa ce qu'il y a de plus vague, de
plus insaisissable et de plus humain , le sentimentalisme
de son temps et la vision d'honneur d'une aristocratie
448 CONCLUSION.
aussi grande que folle. Il établit que toutes les chimères
de 1 600 étaient venues du moyen âge, compliquées par
la renaissance et élaborées par le bel esprit contemporain.
Le passé était grand, aux yeux de ce gentilhomme; la
vieille Espagne lui inspirait une respectueuse admira-
lion qui éclate souvent dans son œuvre. Mais le présent,
voulant imiter le passé, en donnait la caricature. Dans
la foi, dans les lettres, dans les armes, Cervantes trou-
vait une parodie ridicule des siècles écoulés. Le temps
des croisades n'était plus; les chevaHers castillans de-
venaient des anachronismes vivants; les bibliothèques
faites de vieux romans bretons rejetaient Tesprit pu-
blic quatre cents ans en arrière. Cervantes éprouvait un
mépris indigné pour la foule des écrivains matamores
et galants qui entretenaient cette confusion. Leur épée
est vierge, s'écriait-il; et leur langue prostituée :
. . .Virgen porla espada
Y adultéra de lengua!...
Les universités qui composaient des encyclopédies,
des commentaires et des suites à Polydore Virgile ne
lui inspiraient pas plus d'estime.
Il dévoila hardiment ce pandaemonium des idées ; il
dénonça la confusion de la légende et de l'histoire, de
la foi et du mysticisme, des vrais héros et des héros
de romans, de l'honneur et de la chevalerie. Il sépara
ce qu'on réunissait : d'une autre part, il réunit ce qu'on
séparait; la liberté de l'esprit ne lui parut pas incom-
patible avec la vraie science, ni la liberté de conscience
avec la religion, ni l'art avec la philosophie, ni la raison
avec la gaieté. Cette indépendance de son esprit et l'objet
même de son travaille placent à côté des réformateurs de
CONCLUSION. 440
l'Espagne, qui ont voulu sauver de la décadence ce noble,
et beau pays. La majorité des écrivains du temps flat-
tait la nation espagnole aux dépens des nations étran-
gères. Cervantes ne flatta jamais personne ; il le dit avec
orgueil
Tuve, tengo y tendre los pensamientos
De toda adulacion libres y exentos.
Ce fut là cette « imprudence » dont il s'accuse et qui
a donné lieu à tant de commentaires. Il s'attaqua à des
convictions publiques, il montra à la Gastille le défaut
de sa cuirasse, et, au lieu de maudire l'Europe, il com-
battit cet esprit d'exclusion qui après avoir préservé
l'Espagne de l'invasion musulmane au neuvième siècle,
l'isola de la vie politique européenne au dix-septième.
On lui a reprocbé son défaut de patriotisme. « C'est
nous qu'il frappe, s'écrie au milieu du dix-huitième
siècle un écrivain anonyme; le poison est caché parmi
les fleurs de son œuvre ; l'Espagne applaudit son bour-
reau, et l'Europe sait bien pourquoi elle aime ce livre
fait en haine de l'Espagne'. » Il est très-vrai que Cer-
vantes a présenté le miroir à son pays, comme Molière
et Aristophane ont fait chez eux. Si dire la vérité est
un crime de haute trahison, il est criminel. « Il faut la
dire, écrivait-il quelque part, si fine que soit la vérité
elle ne casse jamais ; elle surnage toujours, commel'huile
sur l'eau. » Le patriotisme de Cervantes est un patrio-
tisme désespéré : il a jugé ce qu'il aimait. Qu'on lise
toute son œuvre, on verra qu'il adore ce qu'il fustige,
qu'il a vécu des illusions qu'il raille et que la contradic-
1. Voir ce passage aux Notes.
29
4F) 0 CONCLUSION.
lion chez lui est delà honiiefoi comme la sévérité est de
l'amour. Pour l'Espagne il a rêvé : — une politique intel-
ligente qui la ferait Talliée du Nord et la reine du Midi,
— une société fortement organisée, active et unie qui
mettrait fin au schisme des provinces et à la licence de la
hampa, des gitanes, des bravos, — une littérature enfin
salubre et virile : « j'oserai dire, écrit-il, dans le pro-
logue de ses Nouvelles^ que si je pouvais, par un moyen
quelconque, deviner que la lecture de ces Nouvelles pût
suggérer à celui qui les lira quelque désir coupable ou
quelque mauvaise pensée, je me couperais la main qui
les écrivit, plutôt que de les livrer au public. )^
Il comprit, avec une sagacité éclairée par le dévoue-
ment, que la destinée de l'Espagne dépendrait des
idées qui la dirigeraient et que si elle n'en modifiait pas
les tendances générales, elle s'exposait à perdre son
ascendant. Ce fut donc aux idées, aux sentiments, au
tempérament national qu'il s'attaqua : et quiconque re-
dresse une erreur, quiconque enseigne une vérité, lui
semble un bienfaiteur. Dans le Dialogue des Chiens^
lui qui est si impitoyable pour la société entière, il
s'adoucit en voyant une classe de collège et il salue avec
une gravité inattendue l'humble professeur qui élève les
esprits. L'éducation publique lui paraît le moyen sacré
d'agir sur un peuple. Si on Técoutait, on substituerait
l'enseignement du vrai à l'exemple du luxe et de l'or-
gueil. Il voudrait avoir disloqué , dit-il, le chevalier
traditionnel, qui représente l'imagination même du sei-
zième siècle, et le mot deslocado^ qu'il emploie, signi-
fie en même temps dans sa langue souple et capricieuse
ramené à la raison (de loco ^ fou). Il va chercher le
curé du village pour jeter de l'eau bénite sur les livres
CONCLUSION. 4nl
de chevalerie. — « Voilà les vrais excommuniés et les
hérétiques. Voilà quel auto-da-fé nous devons faire ! »
Le curé, la gouvernante et la nièce entonnent le psaume
qui chasse les démons {ensalmo). L'œuvre de Cer-
vantes est un exorcisme.
Il y mêle une prophétie, on Ta vu; il annonce une
révolution sociale qu'il entrevoit à l'horizon. « Ce c{ui
m^afflige, dit-il, c'est de toucher à ma fin; je ne verrai
pas cela... D'ailleurs ce changement ne ressemble pas
aux Métamorphoses ^'OVi^Q^ m à celui dont parle Apu-
lée dans VAne d'or^ et qu'on obtient en mangeant sim-
plement une rose. Il faut, pour cette révolution, une
main puissante » et l'aide de Dieu.
Cervantes mourut dans cette persuasion, non comme
un prophète, mais comme une intelligence convaincue
et pénétrante. — « No quiero llamanàs profecias^ siii
adivinanzas . Je ne prophétise pas, disait-il, je de-
vine. » Et, regardant la devise de son libraire, Jean de
la Cuesta, qui était : Post tenebras spero lucem^ il di-
sait à ses amis : Après les ténèbres, j'attends la lumière!
FIN.
NOTES
Durant tout le dix-septième siècle, les œuvres de Cer-
vantes se répandirent dans la littérature de l'Europe,
qu'elles pénétrèrent sans que l'on songeât à l'auteur.
En 1738, à Londres, le haron de Carteret et deux femmes
prirent sous leur patronage la réputation de Cervantes. Car-
teret faisait imprimer pour la reine d'Angleterre une col-
lection de romans; il y comprit Don Quichotte^ qu'il dédia
à la comtesse de Montijo. C'est alors qu'on pria don Gre-
gorio Mayans y Siscar d'écrire une biographie de Cervantes.
A partir de ce moment, les biographies se succèdent : Sar-
miento, Blas de Navarre, Vicente de los Rios, Pellicer,
Navarrete, discutent, refont, éclairent de plus en plus
l'histoire de Cervantes. Quand M, Louis Yiardot, en France
(1836), et Thomas Roscoe, en Angleterre (1839], publient
leurs travaux, un siècle de recherches a tiré de l'ombre un
homme dont l'ouvrage était européen et la vie ignorée.
Au dix-neuvième siècle enfin, il prend parmi les hommes
de génie le rang qui lui est dû. Chaque point de son his-
toire est examiné, et l'examen de son œuvre, comme l'étude
de sa vie, révèle la grandeur véritable de sa pensée ou de
454 NOTES.
ses actes. En Espagne, des esprits d'élite, comme M. Fernan-
dcz Guerra y Orbe, dont la science est universelle ; M. Ilart -
zembuscli, qui comprend les poètes et les conteurs en
conteur et en poëte; M. de la Barrera, investigateur litté-
raire qui a la passion du vrai, éclairent de jour en jour une
biographie qui touche par tous les côtés à l'histoire de
l'Espagne au seizième siècle. Hier encore, don José Maria
Asensio y Toledo publiait ses Nuevos Documentos ^ et don
Juan Yalera lisait à l'Académie de Madrid son discours
sur l'interprétation de Von Quichotte. En Angleterre, M. de
Benjumea annonce des découvertes nouvelles. En France,
les traductions de Don Quichotte par M. Viardot et M. Da-
mas Hinard, du Voyage au Parnasse^ par M. Guardia, du
Théâtre^ par M. Alphonse Royer; les travaux très-délicats
et très-originaux de M. Antoine de Latour, ont mis le pu-
blic à même de juger Cervantes plus largement.
A l'occasion du Don Quichotte illustré de Gustave Doré,
M. Sainte-Beuve, dont la critique est si pénétrante, a donné
son jugement; M. Théophile Gautier a mis en relief le sens
pittoresque de don Quichotte. M. Edmond About, de sa plume
vive, a rajeuni Cervantes. Enfin, quand le ministre de l'in-
struction publique, M. Duruy, institua les conférences lit-
téraires et scientifiques, trois fois on choisit Cervantes pour
sujet d'entretien, et l'auteur de ce livre, après avoir, en 1862,
consacré une année de cours à x^ette étude, put voir,
en 1865, à la Sorbonne, un auditoire très-nombreux écou-
ter avec sympathie la simple et belle histoire de Cervantes.
On voit, par ce rapide aperçu, qu'une biographie des
œuvres de Cervantes ou des travaux de ses critiques exige-
rait un volume nouveau. Je dois me borner à donner ici des
indications générales.
La meilleure, la plus belle et la plus récente édition est
NOTES. ' 455
la suivante : Obras complétas de Cervantes, dedicadas à
S. A. R. el Sermo Infante, don Sébastian Gabriel de Bor-
bon y Braganza. — Madrid^ imprenta de don Manuel Bi-
vadeneyra^ 1863. 12 vol. iii-8°.
L'éditeur a fait imprimer à Argamasilla de Alba, dans la
maison même où Cervantes fut emprisonné, les volumes
qui contiennent Don Quichotte. Il avait publié, dans les
mêmes conditions, l'exemplaire diamant annoté par don Eu-
genio Hartzembusch.
La Biblioteca espanola de M. Gallardo, catalogue pré-
cieux enrichi et presque doublé par les soins de MM. Zarco
del Vaile et Sancho Rayon, contient un travail très-impor-
tant de M. Guerra sur des pièces attribuées à Cervantes. Sur
son théâtre, il faut consulter le catalogue dramatique de
M. de La Barrera.
La lecture de ces divers documents guidera quiconque
voudrait donner une édition de Cervantes. On y trouvera
les pièces que j'ai dû omettre, parce que je n'admettais ici
que les ouvrages incontestables.
Sur la vie de Cervantes, nous possédons désormais, mal-
gré des lacunes graves, plusieurs témoignages positifs, aussi
importants que sûrs : P Enquête d'Afrique (1578), et PFn-
quête d'Espagne (1580), qu'on trouvera dans Navarrete; —
V Histoire d'Alger, par Haîdo; — la Lettre à Mateo Vasquez
(1577-1578), découverte par don Tomass Munoz y Romero
dans la bibliothèque du comte d'Altamira.
L'œuvre littéraire de Cervantes présente beaucoup plus
de difficultés. Au seizième siècle , les ouvrages s'impri-
maient longtemps après avoir été écrits. Le livre d'Hœdo,
commencé en 1580, est taxé, en 1604, approuvé en 1608
et 1610, publié en 1612. Le Don Quichotte publié en 1604
fut écrit en prison; or les prisons de Cervantes datent de
456 ■ NOTES.
-1598. Il en est de môme du théâtre et des nouvelles;
leurs dates de publication ne correspondent pas aux dates
d'origine.
J'ai entrepris dans ce livre de classer les nouvelles, les
pièces et les poésies de Cervantes^ les découvertes ulté-
rieures diront où je me suis trompé. Il est impossible d'in-
sérer ici toutes les notes que j'ai rassemblées avant d'écrire ;
sur quelques points seulement je dois des explications.
J'ai rejeté le Buscapie parce que cet écrit du dix-huitième
siècle est à la fois anonyme, apocryphe et absurde. On le
suppose écrit par Cervantes, parce que son Don Quichotte
n'avait pas réussi. Or Don Quichotte a réussi du premier
coup en Espagne et en France, où d'ailleurs on traduisait
Cervantes de son vivant.
Pour les traducteurs, je me suis montré sévère; je ne
parle point de ceux d'aujourd'hui , de M. Viardot , de
M. Damas Hinard, de M. Gruardia, de M. de La Tour, mais
de ceux du dix-huitième siècle. Florian seul, malgré son
infidélité, n'a pas faussé l'esprit de Cervantes.
Enfin j'ai signalé en Espagne des détracteurs de Cervantes.
Il y en eut toujours, il y en a encore, comme l'a remarqué
M. de La Tour. Quelques patriotes, qui n'aiment pas la
vérité, et quelques érudits qui savent plus qu'ils ne sentent,
ont gardé une haine sourde pour Cervantes, malgré son vif
amour pour sa patrie. Quand Blas de Navarre publia,
en 1749, le Théâtre de Cervantes, un anonyme écrivit en
vers une diatribe où éclate l'hostilité dont je parle :
El fuertc fuë de Cervantes
Aquel andantc designio,
En que diô golpes tan fucrles,
Que â todos nos dejô heridos;
NOTES. 45'
Y su veneno, entre flores
Ingeniosas escondido,
Fueron fragancia y belleza
Disfraces de lo nocivo.
Ap!audi6 Espana la ol)ra,
No advirtiendo, inadvertidos,
Que era del honor de Espana,
Su autor, verdugo y cuchillo,
Contando alli vilipendios,
De la nacion repetidos,
De ridiculo marcando
De Espana el valor temido.
Como si faera un laurel
Para el espanol dominio,
Se idolâtré la coroza
Y se adoré el sambenito.
Viendo â la sincera Espana,
Los extranjeros ministres,
Tan contenta en el cadalso,
Tan gustosa en el suplicio ;
El volùmen remitiendo
A los reinos convecinos,
Hicieron de Espana hurla
Sus amigos y enemigos.
Y esta es la causa por que
Fueron tan bien recibidos
Estes libros en la Europa,
Reimpresos y traducidos.
458 NOTES.
Y en laminas dibujados,
Y en los lapices tejidos,
En estaluas abultados
Y en las piedras esculpidos.
Nos los vuelven û la cara,
Como diciendo : « i Bobillos 1
« Miraos en ese espejo;
« Eso sois y eso habeis sido. »
FIN DES NOTES.
TABLE DES CHAPITRES
DÉDICACE ,
r
CHAPITRE I
L'Œuvre et la vie \
CHAPITRE II
L'Adolescence 19
CHAPITRE III
Les Campagnes (Lépante et Navarin, 1571-1573) 45
La Goulette (1573-1574) 65
CHAPITRE l\
La Captivité 73
CHAPITRE V
Croisades de plumes contre I'Islamisme 121
La vie d'Alger 151
Les Bagnes d'Alger 1 05
La femme musulmane. — Zara et Zoraide ISO
Zoraide. — Le Captif 1 93
La Grande Sultane 106
TABLE DES CHAPITRES 400
CHAPITRE YI
Vie nomade de Cervantes (1580-1598) 20o
Débuis littéraires. — Galatée. — Niimance.— L'Amant
généreux. — Le Brillant Espagnol '214
Couvres chevaleresques. — La maison de la jalousie.
Le Labyrmthe d'amour, — Persilès et Sigismonde. 230
Contes d'amour italiens 238
Le mariage. — Nouvelles et intermèdes. . 243
L'Espagne picaresque 2o4
CHAPITRE YII
La Critique. — Don Quichotte 287
Avellaneda 310
Le sens de don Quichotte 334
CHAPITRE Vni
Questions d'art. — L Le théâtre 340
Questions d'art. — IL Le poëlc. 303
Questions d'art. — IIL L'esprit de décadence littéraire. 374
CHAPITRE IX
L'Espagne sociale 388
CHAPITRE X
La doctrine 422
Conclusion 444
Table des chapitres , , 545
fin de la table des chapitres.
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ARMAILLE (C'" D) NEE DE SEGUR
La reine Marie Leckzinska. Elude historique. 1 vol. in- 12 5 fr.
Catherine de Bourbon, sœur de Henri IV. Etude historique. 1 vol. in-l'i, Z fr.
ALAUX
La Raison.— Essai sur l'avenir de la philosophie. 1 vol. in-12 5 fr. KO
AMPÈRE (J. J.)
Littérature et Voyages. Nouv. édit, 1 vol. in-12 r» fr. fJO
Heures de poésie. Nouvelle édition. 1 vol. in-12 5 fr. 50
La Grèce, Rome et Dante, éludes littéraires. 5* édit. 1 vol. in-12.. . 3 fr. 50
BABOU
Les Amoureux de M'"' de Sévigné, etc. 2° édition. 1 vol. in-12. . . 5 fr. 50
BARANTE
Histoire des Ducs de Bourgogne do la maison de Valois. INouv. édit., illustrée
de vignettes. 8 vol. in-12 24 fr.
Tableau littéraire du XVlll" sièrle. Nouv. édit. 1 vol. in-12 3 fr. 50
Royer-Collard. — Ses discours et ses écrits. Nouv. édit. 2 vol. in 12.. . 7 fr.
Études historiques et biographiques. Nouv. édit. 2 vol. in-12 7 fr.
Études littéraires et historiques. Nouv. édit. 2 vol. in-12 7 fr.
Histoire de Jeanne d'Arc. Édition populaire. 1 vol. in-12 1 fr. 25
H. BAUDRILLART
Publicistes modernes. Young, de Maislre, M. de Biran, Ad. Siuith, L. Blanc, Proii-
dhon, Rosst, Sluort-Mill, etc. 2' édition. 1 vol. in-12 5 fr. 50
BAUTAIN (L'ABBÉ)
Philosophie des lois au point de vue chrétien. 3* édit. 1 vol. in-12.. . 3 fr. 50
La Conscience, ou la Règle des actions humaines. 2° édit. 1 vol. in-12. 3 fr. 50
L'Esprit humain et ses facultés, ou Psychologie expérimentale. 2 vol. in-12. 7 fr.
BENOIT
Chateaubriand, sa vie, ses œuvres. Etude littéraire et morale. {Oiiv, cour, par
l'Académie française). 1 vol. ia-12 , 5 ir.
BERSOT (ERN.)
Essais de philosophie et de morale. 2° édit. 2 vol. in-12.. I fr.
BERTAULD
La Liberté civile. Nouvelles études sur lespuhlicistes. 2" éd.l v. in-12. 3 fr. 50
BAGUENAULT DE PUCHESSE
L'Immortalité. — La mort et la vie, etc., avec une lettre de Mgr Dupanloup.
2» édit. 1 vol. in-12 3 fr. 50
BOILLOT
L'Astronomie au X1X° siècle. Tableau des progn's de cette science depuis
l'antiquité jusqu'à nos jours. 1 vol. in-12 ^ fr. 50
Le Mouvement scientifique pendant 1864, par Mcnault et Boili.ot. Deux
semestres ou vol. in-12, à 2 fr^ 50
BONHOMME (H.)
Madame de Maintenon et sa famille. Lettres et documenls inédits, avec no-
tes, etc. 1 vol. in-12 , . . . 5 fr.
12 BIBLIOTIIÈOIIE ACADÉMIQUE
BOUCHITTÉ
Le Poussin. Sa vie, son œuvre. 2' édit. (Ouvrage couronné par l'Académie fran-
çaise.) 1 vol. in-12 o fr. 50.
BURGGRAEVE
Le Livre de tout le inonde sur la santé. Notions de physiologie el d'Iiygièr-c.
1 vol. in-12 5 Ir. :jO
CASTLE
Phrénologie spiritualiste. 2* édition. 1 vol. in-12 3 iV. oO
CHASLES (PHILARÈTE)
Voyages d'un critique à travers la vie et les livres. Orient. 2° édit. 1 vol.
iii-12 o IV. 50
CHASSANG
Apollonius de Tyane. Sa vie, ses voyages, ses prodiges par Philostrate et ses
lettres, trad. du grec, avec notes, etc. "1" édit. 1 vol. in-12 5 fr. 50
Histoire du Roman dans l'antiquité grecque et latine. {Ouvrage couronné
par l'Académie des Inscriptions.) JNouv. édit. 1 vol. in-12 5 l'r. 50
CHESNEAU (ERNEST)
Les Chefs d'École. — La Peinture au xix' siècle. 1 vol 3 fr. 50
L'Art et les artistes modernes en France et en Angleterre. 1 vol. in-12. 3 l'r. 50
CLÉMENT (PIERRE)
Portraits historiques. Suger, Sully, Novion, Grignan, d'Argenson, Law, Paris,
M. d'Arnouville, Terray, etc. 2° édit. 1 vol. in-12 5 fr. 50
Enguerrand de Marigny, heaune de Semblançay, le Chevalier de liohan. Épi-
sodes de l'histoire de France. 2' édit. 1 vol. in-12 5 fr. 50
CLÉMENT DE RIS
Critiques d'art et de littérature. 1 vol. in-12 3 fr.
COGNAT (L'ABBÉ)
Traditionalisme et rationalisme. Quel(}ues pièces pour servir à l'histoire des
controverses de ce temps. Nouvelle édition. 1 vol. in-12 3 fr.
COUSIN (V.)
Madame de Sablé. 3° édit. 1 vol. in-l2 3 fr. 50
La Jeunesse de madame de Longueville. 5* édition. 1 vol. in-12. 3 fr. 50
Jacqueline Pascal. Premières études, etc. 5" édit. 1vol. in-12. ... 3 fr. 50
Madame de Chevreuse. 3' édition. 1 vol. in-12 3 fr. 50
Premiers essais de philosophie. (Cours de 1815.) Nouv. édit. 1 v. in-12. 3 fr. 50
Philosophie sensualiste du XVIII" siècle. Nonv. édit. 1 vol. ia-12. 3 l'r. 50
Introduction à l'histoire de la Philosophie.(Coursdel828.) 1 v. in-12. 3 fr. 50
Histoire générale de la Philosophie, depuis les temps les plus anciens jus-
qu'à la fin du XVUl* siècle. Nouvelle édition, 1 vol. in-12 {sous presse). 5 fr. 50
Philosophie de Locke. (Cours de 1830.) Nouv. édit. 1 vol. in-12. . . 3 fr. 50
Du Vrai, du Beau et du Bien, 11° édition. 1 vol. in-12 3 fr. 50
Fragments philosophiques. A vol. in-12 14 fr.
— Fragments de Philosophie ancienne : Xénophane. — Zenon d'Élée. — Sa-
crale. — Plalon. — Eunape. — Proclus. — Olympiodore. 1 vol. in-12. 3 fr. 50
— Fragments de Philosophie du moyen âge : A bélard. — Guillaume de Chant-
peaux. — Bernard de Chartres. — Saint Anselme, etc 5 fr. 50
— Fragments de Philosophie moderne : Descartes. — Malebranche. — Spi-
noza. — Leibnilz et Vabbé Nicaise. — Le P. André. 1 vol. in-r2. ... 3 fr. 50
— Fragments de Philosophie contemporaine : D. Slewart. — Buhle. — Ten-
iierrann. — Laromiguiere. — De Gérando. — M. de Biran. 1 vol. in-12. 3 fr. 50
Des Principes de la Révolution française et du Gouvernement représentatif
suivis des Discours politiques. Nouv. édit. 1 vol. in-12 3 fr. 50
EDITIONS IN-DOUZE 15
DELAViGNE (CASIMIR)
Œuvres complètes : Tliéâlre el poésies. 4 vol. iii-12 , . 14 (r.
DELÉCLUZE (E. J.)
Louis David. Son école et son temps. Souvenirs. Nouv. éd. 1 vol. in-12. 5 Ir. 50
DESJARDINS (ARTHUR)
Les Devoirs. — Essai sur hi morale de Circroii. [Ouvratje couronne par l'imtilut.
1 vol. ia-12 • 5 IV. [10
DESJARDINS (ERNEST)
Le Grand Corneille historien. Nouv. édit. 1 vol. in-12 5 fr.
FALLOUX (C" DE)
Correspondance du R. P. Lacordaire et de TU"" Swetchine. 4' édition,
. 1 vol. in-i^ 4 fr.
Madame Swetchine. Méditations et prières, 2* édition. 1 vol. in-12. . 5 fr.50
Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres, nouv. édit. 2 vol. in-12. ... 7 fr.
Madame Swetchine. Lettres, nouv. édit. 2 vol. in-12 7 fr.
Histoire de saint Pie V, Pape, o* édit. 2 vol. in-12 7 fr.
Louis XVI, 4' édit. 1 vol. in-12 5 Ir. 50
FEILLET
La Misère au temps de la Fronde et saint Vincent de Paul {Mention très-
honorable de l'Acad. des sciences morales.). INouv. cdii. 1 vol. in-12. . 5 fr. 50
FÉNELON
Aventures de Télémaque et d'Aristonoiis, précédées d'une étude par M. Ville-
MAh\. Nouv. édit., ornée de 24 vignettes. 1 vol. in-12 5 l'r.
FEUGÈRE (LÉON)
Caractères et Portraits littéraires du XVI" siècle. 2 vol. in-12. ... 7 fr.
Les Femmes poëtes du XVI' siècle, étude suivie de notices sur mademoiselle
de Gournay, d'Urlé, Montluc, etc. 1 vol. in-12 3 fr. 50
FLAMMARION
La Pluralité des mondes habités, au point de vue de l'astronomie, de la phy-
siologie et de la philosophie naturelle. Nouv. édit. 1 fort vol. in-12, fig. 3 fr. 50
Les Mondes imaginaires et les Mondes réels. Voyage asti'onomique, pitto-
resque et Revue critique des théories humaines sur les habitants des astres. 2° édit.
l vol. in-12 3 Ir. 50
FLEURY (ED.)
Saint-Just et la Terreur. Études sur la Révolution. 2 vol. in-12. ... C fr.
FOURNEL (VICTOR)
La Littérature indépendante et les Ecrivains oubliés. Essais de critique et
d'érudition sur le xvn° siècle. 1 vol. in-12 3 ir. 50
FRARIERE
pendant
intellectuelles des enfanli
Influences maternelles pendant la gestation sur les prédispositions morales et
Is. Nouv. édit, revue et aui-mentée. 1 vol. in-12. . 3 fr.
GALITZIN (LE PRIN?E AUG.)
La Russie au XVIII' siècle. Mémoires inédits sur l'ierre ie Giaiid, Catherine I"
et Pierre lli. 2' édition. 1 vol. in-12 3 fr. 50
GERMOND DE LAViGNE
Le Don Quichotte de F. Avellaneda. Trad. avec notes. 1 vol. in-12.. . 3 fr.
GÉRUZEZ
Histoire de la Littérature française depuis ses origines jusqu'à la Révolution.
{Ouv. cour, par l'Académie française, \" prix Gobert.) Nouv, éd.2 vol. in-12. 7 Ir
M nir.MOTHKQUE ACADÉMIQUE
SAINT-MARC GIRAROIN
La Syrie en 1861. Condition des Chrétiens en Orient. 1 vol, in-12. . 3 fr. 50
Tableau de la littérature française au XVI* siècle. 2* édit. 1 vol.
inl2 5 fr. 50
CONCOURT (E. ET J. DE)
Histoire de la société française pendant la Révolution et pendant le
Directoire. Nouvelle édition. 2 vol. in-l'â 7 IV.
GRUN
Pensées des divers âges de la vie. Nouv. édit. 1 vol. in-12. . . 3 fr. 50
GUADET
Les Girondins. Leur vie privée, leur vie publique, leur proscription et leur mort.
2* édit. 2 vol. in-12 7 fr.
EUGÉNIE DE GUÉRIN
Journal et Fragments, publiés par M. Tuébutien. [Ouvrage couronné par l'Aca-
démie française.) 16° édition. 1 vol. in-12 5 fr. 50
Lettres d'Eugénie de Guérin. 8' édit. 1 vol. in-12 5 fr. 50
Étude sur Eugénie de Guériu par Aug. Nicolas, broch. in-12 50 c.
MAURICE DE GUÉRIN
Journal, Lettres et Fragments publiés par M. Trébutien, avec une étude par
M. Sainte-Beuve. 8' édition. 1 vol. in-12 5 fr. 50
GUIZOT
Histoire de la Révolution d'Angleterre, depuis l'avènement de Charles 1" jus-
qu'au rétablissement desStuarts (1625-1660). 6 vol. in-12, en trois parties. 21 fr.
— Histoire de Charles I", depuis son avènement jusqu'à sa mort (1625-1649),
précédée d'un Discours sur la dévolution d'Angleterre. 7* édit. 2 vol. in-12. 7 fr.
— Histoire de la République d'Angleterre et de Cromwell (1649-1658). Nou-
velle édition. 2 vol. in-12 7 fr.
— Histoire du protectorat de Richard Cromwell et du rétablissement des
Stuarts (1659-1660). 3» édition. 2 vol. in-12 7 fr.
Monk. Chute de la République, etc. Étude historique. 1 vol. in-12. 5 fr. 50
Portraits politiques des hommes des divers partis : Parlementaires, Cavaliers,
Républicains, Niveleurs; études historiques. 1 vol. ui-l'i 5 fr. 50
Sir Robert Peel. Élude d'histoire contemporaine, augmentée de documents iné-
dits. 1 vol. in-12 5 fr. 50
Essais sur l'Histoire de France, etc. Nouv. édit. 1 vol. in-12. . . 5 f r 50
Histoire de la civilisation en Europe et en France, depuis la chute de l'Em-
pire romain, etc. 7" édit. 5 vol. in-12 17 fr. 50
Histoire des origines du Gouvernement représentatif ^^ des Institutions poli-
tiques de l'Europe. Nouvelle édit. 2 vol. in-12 7 fr.
Corneille et son temps. Etude littéraire suivie d'un Essai sur Chapelain, Rotron
et Scarron, etc. Nouv. édit. 1 vol. in-12 5 fr, 50
Méditations et Études morales. Nouv. édit. 1 vol. in-12 3 fr, 50
Études sur les Beaux- Arts en général. Nouv. édit. 1 vol. in-12. . . 5 fr. 50
Discours académiques, suivis des Discours prononcés au Concours général de
l'Université et devant diverses Sociétés religieuses, etc. 1 vol. in-12. . 3 fr. 50
Abailard et Héloïse. Essai historique par M. et M""" Guizox, suivi des Lettres
d'Abailard et d'Héloise, trad. par M. Oddoul. Nouv. édit. 1 vol. in-12.. 3 fr. 50
Histoire de Washington et de la fondation de la république des États-Unis, par
M. C. DE WiTT, avec une Introduction par M. Guizot. Nouv. édit. 1 vol. in-12,
avec carte 3 fr. 50
Grégoire de Tours et Frédégaire. — histoire des francs et chronique, trad.
Nouv. édit. revue et augmentée de la Géographie de Grégoire de Tours et de Frédé-
t'flirf, par M. Alfred Jacous. 2, vol. in-12 7 fr.
Cet ouvrage est autorisé pour les Ecoles publiques par décision de Son Exe. le minislre de
i'Iaslruction publique.
Sbakspeare. Œuvres complètes. 8 vol. in-12, à . 3 fr. 50
ÉDITIONS IN-DOUZE. 15
GUIZOT (GUILLAUME)
Ménandre. Etude historique et littéraire sur la Comédie et la Société grecques.
{Ouvrage couronné par V Académie française.) 1 vol. in-12 avec portrait.. 5 fr. 50
HOUSSAYE (ARSÈNE)
Les Charmettes. — J. J. Rousseau et madame de Warens. rs'ouvelle édition. 1 vol.
iii-12, portrait 3 fr. 50
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Tableau du Monde physique. Excursions à travers la science. 1 vol. in-12. ô fr.
JACOBS (ALFRED)
L'Afrique nouvelle. — Récents voyages. — État moral, intellectuel et social dans
le continent noir. 1 vol. in-12 avec Carte 5 fjr. 50
J. JANIN
La Poésie et l'Éloquence à Rome au temps des Césars. Nouvelle édition.
1 vol. in-12 3 fr. 50
JOUBERT
Pensées, précédées de sa Correspondance, d'une notice par M. P. de Ravnal, et de
jugements littéraires par MM. Sainte-Beuve, Saint-Maiic Gir.AnDiN, de Sacy, Géruzee
et Poitou. Nouv. édit. 2 vol. in-12 7 fr.
JULIEN (STANISLAS)
Yu-kiao«li. — Les deux Cousines, — roman chinois. 2 vol. in-12 7 fr.
Les Deux Jeunes Filles lettrées. Roman traduit du chinois. 2 vol. in-12. 7 fr.
LAFON (MARY)
Les dernières armes de Richelieu. — Madame de Saint-Vincent. 2° édit.
1 vol. in-12 3 fr. 50
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Joseph Vernet et la peinture au XVlIi° siècle. 2' édit. 1 vol. in-12. . . 5 Ir. 50
LAMENNAIS
Dante. La Divine Comédie. Trad. avec nne intvod. et dos noies. Nouvelle édition.
2 vol. in-12 7 fr.
Correspondance inédite de Lamennais, publiée par M. Forgues. Nouvelle
édition. 2 vol. in-12 7 fr.
LA MORVONNAIS
La Thébaïde des Grèves. — Reflets de Rrelagne. — Suivis de poésies pos-
thumes. Nouvelle édition. 1 vol. in-12 5 fr. 50
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Michel-Ange et Vittoria Colona. Étude suivie de la traduct. complète des
poésies de Michel-Ange. Nouv. édit. 1 vol. in-12 o fr.
LAJOLAIS (M"" DE)
Éducation des Femmes. [Ouvrage couronné par l'Académie française.) 2° édit
1 vol. in-12 5 fr.
LA TOUR-DU-PIN (M™« DE)
Les Ancres brisées. Nouvelles. 1 vol. in-12 3 fr.
LAPRADE (VICTOR DE)
Questions d'Art et Morale. Nouv. édit. 1 vol. in-12 . 3 fr. 50
LEBRUN (PIERRE)
Œuvres poétiques et dramatiques. Nouv. édit. 4 vol. in-12 14 fr.
LEGOUVÉ
Histoire morale des Femmes. 4' édit. revue et augm. 1 vol. in-12. 3 fr. 50
LÉLUT
Physiologie de la pensée. Recherche critique des rapports du corps à l'esprit.
Nouv. édit. 2 vol. in-12. 7 IV.
1H r.lRMOTIIÈQUK ACADÉMIOUF.
LEMOINE (ALBERT)
L'Ame et le Corps. Études de pliilosopliie morale et nalur. 1 vol. in-1^2. 5 fr. SO
L'Aliéné devant la philosophie, la morale fit la société. 2'' édit.l vol. in-12. Tt fr. lA)
J. LEVALLOIS
Critique militante. Etudes de philosophie littéraire. 1 vol. iu-12. . . 5 fr. 50
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Histoire de la Langue française, études sur les ori<^ines, l'ctymologie, la
grammaire, les dialectes la versilication et les lettres au moyen âge. Nouvelle
édition. 2 vol. in-12 " 7 fr.
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Précieux et Précieuses. Caractères et mœurs du xvir siècle. 2" édition, i vol,
in-12 5 fr. aU
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La Théodicée. Études sur Dieu, la Providence, la création. 2° édit. 2 vol. in-12. 7 fr.
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Saint-Martin, le philosophe inconnu, etc. 2'' édition, 1 vol. in-12. . . ô fr. 50
S^vedenborg, sa vie, sa doctrine, etc. 2' édition. 1 vol. in-12 5 fr. 50
MATHIEU
Histoire des Miraculés et des Convulsionnaires de St-Médard, avec No-
tices sur le diacre Paris, Carré deMontgeron et le Jansénisme. 1 v. in-12. 5 fr. 50
MAURY (ALFRED)
Les Académies d'autrefois. 2 vol. in-12.
— L'ancienîie Acadé}7iie des Sciences, "i" édition. 1 vol. in-12 5 fr. 50
— L'ancienne Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. 1 v. in-12. 5 fr. 50
Croyances et légendes de l'antiquité. 2° édition 1 vol. in-12. . . . T» ir. 50
La Magie et l'Astrologie dans l'antiquité et au moyen âge. 5' édition. 1 vol.
iu-12 5 fr. 50
Le Sommeil et les Rêves. Études psychologiques sur les phénomènes et les di-
vers états qui s'y rattachent, etc. 5" édit. revue et augm. 1 vol. in-12., o fr. 50
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Henri IV et sa politique. {Ouvrage couronné par l Académie française ^'i* prix Go-
bert). Nouv. édit. 1 vol. in-12 5 fr. 50
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Éloges historiques, faisant suite aux Vorlrails et Notices. Nouvelle édition. 1 vol.
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Charles-Quint, son abdication, son sÉJOun et sa mort au monastère de yuste.
5' édit. 1 vol. in-12 3 fr, 50
Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu'à 1814. 9* édit. 2 vol.
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Origines littéraires de la France. — Légende. — Roman. — Prédication. —
Théàtre.etc. 2' édit. 1vol. in-12 3 fr. 50
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lettre de M. Guizot et d'une introduction par le D' Dahemberg. 1 vol. in-ltî. . 3 fr.
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sciences morales.) 'i' édit. 1 vol. in-12 5 fr. 50
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Christophe Colomb. Hist. de sa vie et de ses voyages. 2" édit. 2 vol. in-12. 7 fr.
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Goherl.) nouvelle édition. 4 vol. in-12 14 fr.
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Descartes, ses Précurseurs, ses Disciples. 2" édition. 1 vol. in-12. 5 fr. CO
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religion et de la philosophie. 2'édit. 1 vol. iii-12 5 IV. ;iU
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Jean de Troyes. — Chronique (1480-1483).
G. DE Villeneuve. — Mém. (1494-1497).
1. BoucHET- — Panég. de la Trémouille (1460-1525).
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Bayard (1476-1524).
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La MARK.seign. de Fleurange. — Hist. des règnes de
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Louise db Savoie. — Journal (1476-1522).
Martin et G. du Bellay. — Méin. (1813-1547).
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F. DE Lorraine, duc de Guise. —Mém. (1547-1581).
L, DE Bourbon, prince de Condé (1559-1564).
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RocHEcnouART. — Acii. Gamon. -' j. Puilippi.
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VlBlLLEVILLE. — Mém. (1527-1571).— Castelnau.
(1659-1570).— J. DK Mergky (1554-1589).— Fh. DB
LA Noue (1562-1570).
TOME X.
B. DU ViLLARDS. — Meiu. (1559-1569). — Marc, de
Valois. (1569-1532). —Pu. de Cheverny. (1553-
1582).— Pu.UURAULT.èv. dpChartres.(1599-1601).
TOME XI.
Duc DE Bouillon. — Mem. (1555-1586). — Ch. duc
d'Angoulême (1589-1593).— Dk Villrroy. Mém.
d'État (1581-1594). — J.-A. dk Thou (1553-1601).
J. CiioisNiN. — Mèm. sur l'élection du roi de
Pologne (1571-1573).
J. Gillot, L. Bochgeois, Dubois. — Relations
touchant la régence de Marie de Médicis, etc.
Mato. Merle et S.-Auban. — Mém. sur les guerre»
de religion (1572-1587).
M. DB Mar:. ' f,Ac et Claude Groulabt. — Mém.
et vo*ap^ #- cour (1588-1600).
TOMES Xll-Xlll.
f — Chronol. novenaire (1589-
f septénaire, etc. (lB»8-i60»).
TOMES XIV-XV.
P. DB l'Estoile. — Registre-journal d'uD
curieux, etc. (1574-1589), publié d'après le manu-
scrit autographe presque entièrement inédit, par
MM. Champollion. — Mém. et jo'.irnal (15ii9-18tt.)
TOMES XVI-XVII.
Sully. — Mém. des sages et royales œconomiei
d'Estat, etc. (1570-1628).
Marbault, secrétaire de Duplessis-Mornay. — Ré-
marques inédites sur les Mémoires de Sully.
TOME XVIII.
Jeannin. — Négociations (1598-160»).
TOME XIX.
Fontenay-Mareuil (1609-1 647). Pontchartr a im
Mém. (1610-1620).— M. DE Marillac — Relation
exacte de la mort du maréchal d'Ancre. — RohaN.
Mém. sur la guerre de la Valteline, etc. (1610-1629).
TOME XX.
Bassompierrb (1597-1610). D'ESTRÉES (1610-1617).
Tu. DU FOSSB. — Mémoires de Pontis (1597-1658).
TOMES XXI-XXII.
Cardinal de Richelieu. — Mémaires (1600-lSSS).
TOMES XXIII.
C. de Richelieu. — Mém. et Teslam. (ie3»-16S8)
Arnauld d'Andillt — Mém. (1610-16*6).
Arbé Ant. Arnauld (1834-1675).
Gaston, duc d'Orléans (1608-1636).
Duchesse de Nemours. —Mémoires
TOME XXIV.
Mme DB MOTTBVILLB.- Le P. Bbrtbod (1616-1M<|>.
TOME XXV.
Gard, db Retz. — Mémoires (1648-1679).
TOME XXVI.
Guy JoLT. — Mém. (1648-1685). Cl. Joly. — Mém,
(1650-1658). — P. Lenet, — Mém. (1627-1669).
TOME XXVII.
Briennb (1C15-1661). — MontrÉsor (1632-1637).
FoNTRAiLLES. — Relation de la cour, pendant la
faveur de M. de Cinq-Mars (1641).
La Châtre.— Mém. (1642-1643).— TuRENNE.Méra.
(1643-1859). — Duc d'York. Mém. (1652-168»).
TOME xxvin.
Mlle DE MoNTPENsiER. — Mémoires (16Î7-1688).
V. Conrart. — Mém. (1652-1661).
TOME XXIX.
Montglat. — Mèm. sur la guerre entre la Pr&ce*
et la maison d'Autriche (1635-1660).
La Rochefoucauld. — Mèm. (1630-1652).
GouRVlLLE. — Mémoires (1642-1 «««^
TOME XXX.
O.TALON.-Mém. (1630-1653).— Choisy(1844-172M
TOME XXXI.
Henri, duc de Guise. — Mèm. (1647-1648). — Gra-
MONT. — Mém. (1604-1677). — Guiche.— Relation
du passage du Rhin, — Du Plessis. — Mèm. (1622-
1671). M. DE •" (de Brégy). — Mem. (1613-1690).
TOME XXXIl.
La Porte. — Mém. (1624-1666).
Chevalier Temple. — Mèm. (1672-1679).
M VE de la Fa YETTE.- Hist. de Mme Henriette d'An.
gleterre. — Mem. de la cour de France (1688-1689).
La Fare.— Mém. (1661-1693).— Bkrwick.— Mem
(1670-1734). — Caylus. — Souvenirs. — Tokcv.
— Mém. p. servir à l'hist. des négociât. (1697-1713)
TOMR XXXllI.
YiLLARS.— Mém. (1672-1734).— FORBIN (1677-1710).
— Duguay-Trouin. — Mémoires (1689-1710).
TOME XXXIV.
Duc de Noailles. — Mém, (1663-1756). — DuCï.ot>
— Méin. secrets, etc. (n;0-1725).
Mme DB Staal-Dblauna/. — Memoire<. ^
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Assistants
M. LEBUUN, de l'Académie française.
M. GIRAUD, de l'Acad. des sciences morales.
M. NAUDET, (le l'Académie des inscriptions
et des sciences morales.
M. WÉRDlÉli, de l'Acad. fr. et des inscript-
Auteurs
M. V. COUSIN, de l'Acad. fr. et se. morales.
M. CHEVI'.EUL, de l'Académie des sciences.
M. LIOUVILLE, de l'Académie des sciences
M. VILLEMAIN, de l'Académie française et
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JI. PATIN, de l'Académie française.
M. WIGNET, de l'Acad. fr. et des se. morales.
M. L. VriET, de l'Acad. fr. et des inscript.
M. B. SAIM-IIILAIRE, de l'Ac. des se. mor.
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CONDITIONS DE L'ABONNEMENT
Le Journal des Savants paraît chaque mois par cahiers de 8 leuilles ia-4. Le prix
de l'abonnement est de 56 IV. par an pour Paris, et de 40 fr. pour les départcmentà.
Chaque année formel volu me. Il reste encore quehjues exemplaires de la collection
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le duc de Uuynes, Renier, Brunet de Preste, Aliller, Eg^ger, Beulé,
Membres de l'Institut;
'Vioiiet-ie-Duc, Architecle du Gouvernement;
le général Crealy. A. Bertraod, Cliabouillet, de la Société des .\nt. de Fiauce ;
A. Mariette, Deveria, Conservateurs du Musée du Louvre;
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