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Full text of "Michel de Cervantes, sa vie, son temps, son oeuvre politique et littéraire"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/micheldecervanteOOchas 


MICHEL 


DE 


CERVANTES 


Paris.   Impriinorie  de  P. -A.   ROliRDIER  ctC.n^f..  nie  des  Poitevins ,   f). 


JUS 

Vek 


MICHEL 


DE 


CERVANTES 

SA  VIE,  SON  TEMPS 
SON  ŒUVRE  POLITIQUE  ET  LITTÉRAIRE 


PAR 


EMILE    CHASLES 

PROFESSELR    DE    LITTÉRATURE    ÉTMANGÈHK    A    LA    FACrLIK 
rE'5    LETTRES    DE    NANCY 


PARIS 


LIBRAIRIE     ACADÉMIQUE 

DIDIKR   ET   C'\    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,    QUAI    DES    AUGUSTINS 

i806 

Tous  droits  réservés. 


A  M.  MIGUEL  GH ASLES 

MEMBRE    DE    l'iNSTITUT,    PROFESSEUR   A    LÀ   FACULTÉ 
DES   SCIENCES   DE    PARIS 


Permettez-moi  de  vous  dédier  ce  livre.  Tous  les  hommes 
qui  s'intéressent  à  la  vérité  aiment  Cervantes,  qui  a  com- 
battu l'esprit  d'illusion  dans  sa  patrie  et  en  lui-même. 
Pour  raconter  son  entreprise  avec  une  sincérité  digne  de 
lui,  je  me  suis  entouré  des  témoignages  de  ses  contempo- 
rains et  j'ai  analysé  ses  œuvres  à  demi  inconnues.  Cette 
analyse,  un  cours  fait  en  1862,  à  Nancy,  dans  notre  belle 
Faculté,  deux  voyages  en  Espagne,  m'ont  permis  de  mûrir 
cette  étude.  C'est  la  première  fois  qu'on  donne  en  France 
une  biographie  complète  de  Cervantes,  et  qu'on  tente  de 
classer  ses  écrits  dans  leur  ordre  de  génération  :  à  ce  titre, 
vous  excuserez  les  imperfections  de  mon  travail,  avec  cette 
bonté  qui  chez  vous  est  la  compagne  de  la  science. 


CERVANTES 

SA  VIE,  SON  TEMPS,  SON  ŒUVRE  POLITIQUE 
ET  LITTÉRAIRE 


CHAPITRE  I 


L'ŒUVRE   ET    LA    VIE 


«  Mon  œuvre  est  perdue  et  ma  vie  a  été  une  longue 
imprudence,  écrivait  Cervantes,  en  I6II3,  quand  il  se 
sentait  mourir  et  jetait  sur  sa  carrière  un  regard  iro- 
nique. —  Je  vais  portant  sur  mes  épaules  une  pierre 
avec  une  inscription  où  se  lit  Tavortement  de  mes  es- 
pérances ^)) 

Il  savait  bien  pourtant  que  son  Don  Quichotte  était 
un  ouvrage  immortel.  Toute  TEurope  lisait  déjà  ce  li- 
vre merveilleux  cpii  nous  fait  rire  enfants  et  plus  tard 
nous  fait  penser.  Personne,  il  est  vrai,  ne  songeait 
à  y  remarquer,  sous  Téclat  railleur  des  inventions 
joyeuses,  la  veine  secrète  d'amertume.  On  admirait,  on 
aimait,  on  se  passait  de  mains  en  mains  l'histoire  du 
chevalier  delà  Manche.  Les  noms  de  don  Quichotte  et  de 

1.  Voir  le  Viagc  al  Parûdso  ,  VÀdjnnta ,  et  en  général  les  écrils 
publiés  en  IGI5  et  ICIG. 

1 


2  CHAPITHE  1. 

Cervantes  entraient  ensemble  et  pour  jamais  dans  la  posté- 
rité. Mais  on  ne  soupçonnait  ni  Tâgeni  la  pensée  sérieuse 
de  Cervantes.  Il  avait  près  de  soixante  ans  quand  il 
publia  la  première  partie  de  Don  Quichotte  et  près  de 
soixante-dix  ans  quand  parut  la  seconde.  C'est  l'œuvre 
d'une  vieillesse  forte  et  aimable.  Or,  la  vieillesse  est  un 
résultat;  nous  l'avons  faite  nous-mêmes;  Cervantes  se 
reprocbail  d'avoir  laissé  venir  la  sienne  sans  y  prendre 
garde  et  sans  accomplir  les  rêves  qu'il  avait  faits  pour 
son  pays!  que  de  plans  d'ouvrages  il  laissait  derrière 
lui!  que  d'écrits  de  tout  genre,  les  uns  entbousiastes , 
les  autres  moqueurs,  selon  les  temps!  Il  avait  jeté  par- 
tout ses  idées  en  germe  et  ses  observations  prises  sur  le 
vif,  écrivant  en  voyage  et  sur  les  routes,  composant  en 
guerre  et  sous  le  barnais,  tantôt  poète,  tantôt  drama- 
turge, aujourd'bui  conteur  et  demain  critique,  toujours 
inspiré  par  un  sentiment  profond,  une  impression  vive 
ou  une  conception  présente. 

Poëte  dès  l'enfance,  étourdi  et  rêveur,  il  manqua 
toujours  de  savoir-faire  et  ne  sut  tirer  parti  ni  de  ses 
campagnes,  ni  de  ses  cbefs-d'ccuvre.  C'était  une  âme 
désintéressée,  incapable  de  se  ménager  la  gloire  ou  de 
calculer  le  succès;  ouverte  an  spectacle  des  cboses, 
tour  à  tour  éprise  ou  indignée,  elle  se  laissait  trans- 
porter à  tous  ses  mouvements  avec  un  irrésistible 
abandon.  «Le  poëte  le  plus  sage,  dit-il  lui-même*,  est 
gouverné  par  des  fantaisies  imprévues  et  charmantes  ; 
il  est  plein  de  projets  et  son  ignorance  delà  vie  est  éter- 
nelle. Absorbé  dans  ses  cbimères,  passionné  pour  ce 
qu'il  crée  lui-même,  il  oublie  d'arriver  à  la  fortune  et 
aux  honneurs.  » 

1.    Viage  al  Parnaso. 


L'OEUVRE   ET   LA    VIE.  3 

Cervantes  parlait  de  lui,  en  ce  passage.  On  l'avait  vu 
tour  à  tour,  naïvement  amoureux  de  tout  ce  qui  est 
beau,  généreux  et  noble,  se  livrer  à  des  élans  roma- 
nesques ou  à  des  songes  d'amour,  se  jeter  avec  fer- 
veur sur  les  champs  de  bataille  d'où  il  rapporta  de 
fiers  souvenirs,  un  jour  même  admonester  le  roi  Phi- 
lippe II  et  lancer  à  ses  pieds  une  remontrance  poli- 
tique. L'ingénuité  de  ses  admirations  et  de  ses  colères, 
ses  alternatives  de  réflexion  et  de  gaieté  paraissaient 
inexplicables  au  vulgaire  et  inexcusables  à  ses  rivaux. 
—  c(  Tu  manquas  de  prudence,  »  lui  dit  quelque  part  le 
dieu  même  de  la  poésie,  Apollon,  qui  le  rencontre 
pauvre  et  humble  dans  un  sentier  du  Parnasse.  — 
«C'est  la  faute  d'Apollon,  qui  verse  en  nous  son  es- 
prit,» répond  Cervantes.  En  avouant  son  défaut,  il 
le  garde  toujours. 

Quand  l'âge  et  l'expérience  font  de  lui  un  observa- 
teur, il  reste,  dans  les  portraits  qu'il  trace,  plein 
d'imprévu  et  de  fantaisie.  Avec  la  négligence  d'un  riche 
capricieux,  il  laisse  tomber  dans  des  nouvelles  ou 
des  intermèdes  mille  silhouettes  charmantes,  créations 
improvisées ,  figures  aperçues ,  caractères  ébauchés  , 
personnages  fugitifs  qui  traversaient  ses  livres  comme 
ils  ont  traversé  sa  vie,  au  hasard. 

Il  rencontre  en  voyage  ses  modèles,  il  les  peint  d'une 
main  légère, puis  il  entre  chez  un  ami,  lui  lit  ses  pages 
toutes  fraîches  et  n'y  pense  plus.  Or,  cette  improvisation, 
c'est  h  Petite  Bohémie7îne de  Madrid,  h  créâùon  aérienne 
qui  nous  est  revenue  dans  toute  sa  beauté  sous  le  nom  de 
la  Esméralda  ;  ou  c'est  le  Jaloux  qui  depuis  a  fait  le  tour 
de  l'Europe  sous  la  figure  de  Bartolo,  avec  \e  Barbier  de 
Séville.  En  se  jouant,  il  donne  des  chefs-d'œuvre  à  la 


4  CHAPITRE   I. 

littérature  picaresque  et  des  aïeux  à  Gil-Blas  comme  à 
Figaro.  Le  Lutrin  de  Boileau  est  dans  une  page  du 
poëme  critique  que  Cervantes  intitule  le  Voyage  au 
Parnasse.  Cervantes  ne  laisse  rien  passer  sans  le 
crayonner,  ni  le  soldat  fanfaron,  ni  le  chanoine  bien 
nourri,  ni  le  gentilhomme,  ni  le  vilain.  Son  œuvre 
inégale,  variée,  originale,  est  un  monde.  Il  a  composé 
une  quarantaine  de  pièces  de  théâtre,  et  fondé,  chemin 
faisant,  la  scène  espagnole;  il  a  écrit  des  pastorales,  un 
roman  de  chevalerie,  des  contes  d'amour,  des  apolo- 
gues satiriques ,  des  poésies  sans  nombre  et  tant  d'œu- 
vres  fugitives,  tant  de  romances  qu'il  a  peine  à  se  les 
rappeler. 

Yo  lie  compuesto  romances   in  finit  os  ! 
Telle   épigramme    eut    son  jour  de  vogue  et  courut 
l'Espagne,    tel  sonnet  fut  redit  par  tout    le   monde. 
Mais,  hélas!  Cervanles  oublie  partout  l'œuvre    à  peine 
achevée,    par  exemple  dans   l'atelier   du  peintre  Pa- 
checo    ou   bien  dans  la  j^osada  de   cet  aubergiste  qui 
retrouve    au   fond    d'une   malle   la  nouvelle    du   Cu- 
rieux indiscret^  Quelquefois  il  condamne   lui-même 
à  l'oubli  une  étude  des  plus  pittoresques  qui ,  revue  et 
relue  à  la  distance  des  années,  lui  semble  trop  libre 
et  souillerait  les  mains  de  sa  fille.  Telle  est  la  Fausse 
Tante ^  peinture  osée  des  Mystères  de  Salamanque,  qu'il 
rejette  en  1612  du  recueil  de  ses  ISouvelles.  Elle  serait 
perdue  comme  tant  d'autres  ouvrages  de  Cervantes,  si 
ses  contemporains  n'avaient  été  plus  soigneux  que  lui 
de  ses  écrits.  L'archevêque  de  Séviile,  Guevara,  grand 
amateur  de  lectures  piquantes,  fit  garder  une  copie  de 

1.  Bon  Quichotte,  1,  280. 


L'OEUVRE   ET   LA  VIE.  h 

la  Fausse  Tante.  Les  jésuites  du  collège  de  Saint- 
Hermenegilde  conservèrent  ce  double.  Un  diplomate 
prussien  le  déterra  dans  leur  bibliothèque  et  Ton  vit 
paraître  en  Allemagne,  sans  comprendre  pourquoi,  la 
nouvelle  retrouvée.  —  Yoilà  un  échantillon  de  l'his- 
toire de  ses  œuvres. 

Peut-être  n'eût-il  jamais  mené  à  bonne  fin  un  ouvrage 
complet.  Mais  un  jour  on  renferma  dans  une  prison; 
cette  fois  il  écrivit  un  livre  entier  et  ce  fut  un  livre  im- 
périssable. Encore  ne  donna-t-il  que  la  première  partie 
de  Don  Quichotte;  nous  n'aurions  pas  la  seconde  qui  parut 
dix  ans  après,  sans  l'impertinence  d'un  faussaire  qui  es- 
saya de  composer  une  suite  et  qui  força  notre  conteur  à 
reprendre  la  plume  pour  faire  un  chef-d'œuvre  complet. 

D'ailleurs,  ce  grand  homme  servit  pendant  cinquante 
ans  de  jouet  à  la  fortune.  Tout  le  monde  sait  que  le 
plus  illustre  des  Espagnols  en  fut  le  plus  misérable. 
Pauvre  et  mutilé,  il  vit  se  fermer  devant  lui  toutes  les 
carrières,  et,  depuis  ses  débuts  jusqu'à  sa  mort,  il  disputa 
sa  vie  et  son  pain  au  malheur  qui  l'accablait. 

Voilà  pourquoi  il  laisse  échapper,  dans  les  derniers 
temps  de  son  voyage,  une  parole  de  regret  sur  l'a^uvre 
qui  sera  oubliée,  a  Ma  pensée,  dit-il,  a  été  à  demi 
étouffée  par  la  misère.  Le  poète  pauvre  se  voit  enlever 
par  le  souci  quotidien  de  sa  subsistance  la  moitié  de  ses 
pensées  et  de  ses  divines  conceptions...  Mon  théâtre  est 
dédaigné  après  avoir  été  applaudi  ;  mes  nouvelles  cou- 
rent le  monde  égarées  de  leur  route  et  peut-être  sans 
le  nom  de  leur  auteur  ^  )) 

1 .  En  el  poeta  pobre  la  mitad  de  sus  divinos  paiios  y  ponsamienlos 
se  los  Uèvan  los  cuidados  de  buscar  el  ordinario  sustenlo.  [Adjunta.) 

Andaban  par  alii  descarriadas  y  quiza  sin  el  nombre  de  su  dueno- 
{Préface  des  Nouvelles.) 


6  CHAPITRE   I. 

La  vie  de  Cervantes  fut  un  naufrage  et  son  œuvre  une 
épave. 

Ce  rare  et  charmant  esprit,  qui  est  de  la  grande  fa- 
mille, c'est-à-dire  frère  de  Sbakspeare  et  ancêtre  de 
Molière,  disparut  comme  eux  sans  qu'on  s'aperçût  de  sa 
mort.  On  le  laissa  mourir  en  1616,  dans  le  silence;  un 
ami ,  poëte  obscur ,  lui  fit  une  mauvaise  épitaphc ,  et 
on  l'enterra,  sans  honneurs,  dans  un  cloître  de  troisième 
ordre.  Pendant  toute  la  durée  du  dix-septième  siècle, 
personne  ne  s'occupa  ni  de  son  tombeau,  qui  est  ignoré 
aujourd'hui ,  ni  de  la  publication  complète  de  ses  ou- 
vrages, laquelle  n'est  pas  achevée  \  ni  enfin  de  sa  bio- 
graphie. 

Quand  les  étrangers  s'informaient  de  la  vie  de  Cer- 
vantes, on  ne  savait  que  leur  répondre.  On  ignorait  même 
où  il  était  né  :  à  Madrid,  disait  Lope  de  Yega;  à  Tolède, 
assurait  le  comédien  Claramonte  Corroy.  Un  autre, 
Tamayo  de  Yargas,  proposait  Esquivias;  Nicolas  Antonio 
préférait  Séville  :  je  ne  sais  qui  hasardait  Lucena.  Il 
fallut  qu'on  découvrît  longtemps  après,  dans  un  livre 
poudreux  et  oublié,  écrit  par  le  vieux  prêtre  Hœdo, 
une  page  très-vive  sur  un  gentilhomme  nommé  Cer- 
vantes de  Saavedra,  lequel  avait,  par  son  courage,  rem- 
pli d'admiration  toute  la  ville  d'Alger.  Ce  gentilhomme, 
disait  l'auteur,  était  né  à  Alcala  de  Hénarès.  Ainsi 
apprit-on  la  première  ligne  de  sa  vie. 

Cent  ans  ont  passé  sur  la  cendre  de  Cervantes  avant 
qu'un  Anglais,  lord  Carteret,  voulant  faire  sa  cour  à  la 
reine  Caroline,  femme  de  George  II,  et  lui  offrir  pour 


1.  L'éditeur  Kivadeneyra  prépare  en  ce  moment  une  belle  édition  en 
douze  volumes,  avec  l'aide  des  savants  les  plus  autorisés  de  Madrid. 


L'OEUVRE   ET  LA  VIE.  7 

sa  bibliothèque  bleue  un  bel  exemplaire  de  Don  Qui- 
chotte, s'aperçut  que  la  vie  de  Fauteur  était  à  écrire.  Il 
pria  l'Espagnol  Gregorio  Mayans  de  vouloir  bien  faire 
ce  travail.  Celui-ci  composa  un  petit  ouvrage  spirituel- 
lement fait,  d'un  sens  littéraire  très-fm  et  d  une  grande 
sincérité,  en  avouant  avec  bon  goût  l'ignorance  où  l'on 
était  des  circonstances  positives  de  la  vie  de  Cervantes  ' . 
Depuis  cette  époque  une  foule  d'écrivains  ont  tenté 
d'écrire  cette  biographie  '^.  Le  nombre  est  plus  grand 
encore  de  ceux  qui  se  proposèrent  le  même  dessein  et 
s'en  découragèrent.  Il  semble  que  le  sujet  soit  déce- 
vant autant  qu'il  est  beau.  Il  fuyait  devant  ceux  qui 
voulaient  le  traiter  d'un  coup  et  d'enthousiasme  ;  il  ar- 
rêtait à  chaque  pas  ceux  qui  s'imposaient  l'obligation 
consciencieuse  de  vérifier  les  faits ,  de  recueillir  les 
œuvres  et  de  les  classer  par  dates. 

Les  œuvres!  où  étaient-elles?  Une  moitié  en  paraissait 
perdue;  la  meilleure  comédie  de  Cervantes,  celle  du 
moins  qui,  selon  lui,  réussit  le  mieux,  la  Confusa^  n'a 
jamais  été  retrouvée.  Un  hasard,  je  l'ai  dit,  a  sauvé  la 
Tia  fîngida.  Aucune  des  œuvres  de  Cervantes  ne  porte 
de  date  certaine.  Telle  pièce,  imprimée  en  1615,  fut 
composée  et  jouée  en  1584.  Telle  nouvelle  publiée  en 
1612  fut  écrite  vingt  ans  auparavant  et  l'on  voit  (avec 
quelque  attention)  que  Cervantes,  en  se  relisant,  a  mêlé 
au  dessein  primitif  des  traits,  des  accessoires,  des  hors- 

1 .  11  y  en  a  une  traduction  publiée  sous  ce  titre  :  la  Vie  de  Michel 
Cervantes  Saavedra,  par  don  Gregorio  Mayans  y  Siscar,  bibliothécaire 
-du  roi  d'Espagne,  traduction  du  sieur  D,  S.  L.  Amsterdam,  3740. 

2.  Mayans,  Sarmiento,  Iriarte,  Montiano,  Rios,  Pellicer,  Navarrele, 
Arribau,  Arrieta,  etc.,  en  Espagne;  Florian,  du  Bournial ,  Viardot, 
en  France  ;  Jarvis,  Bowle,  en  Angleterre;  Ideler,  en  Prusse;  Neyer- 
Dien,  en  Hollande;  Ticknor,  en  Amérique,  etc. 


8  CHAPITRE   I. 

d'œiivre  venus  plus  tard,  comme  s'il  eût  voulu  donner 
de  la  tablature  aux  bibliophiles.  Ce  libre  génie,  plus 
soucieux  de  la  vérité  et  de  l'étude  que  de  TefTet  à  pro- 
duire, revient  à  plusieurs  reprises  au  même  sujet,  met 
couleurs  sur  couleurs  pour  peindre  trois  fois  la  môme 
folie  humaine  et  place  tour  à  tour  une  figure  qui  Fattire 
dans  le  cadre  d'une  nouvelle  ou  d'une  comédie;  tou- 
jours il  nous  rappelle  à  son  objet  plutôt  qu'à  sa  personne 
et  à  sa  gloire.  Son  travail  successif,  fait  en  divers  temps, 
souvent  improvisé ,  inachevé  quelquefois ,  déroute  les 
historiens  méthodiques. 

Là  même  où  nous  croyons  le  saisir,  la  nature  de 
son  esprit  nous  le  dérobe.  Non-seulement  il  ressemble, 
par  la  finesse,  à  tous  les  grands  moqueurs,  comme 
Aristophane  et  Rabelais ,  chez  qui  la  gaieté  étin- 
celante  adoucit,  recouvre  et  dissimule  la  réflexion  sé- 
vère, mais  encore  il  les  dépasse  tous  par  la  grâce  infinie 
dont  il  voile  ses  conceptions;  sa  profondeur  est  plus 
mobile,  sa  complexité  est  plus  aisée,  les  allusions  conti- 
nuelles de  sa  forte  pensée  sont  revêtues  d'un  style  si 
clair,  si  radieux  et  si  jeune,  que  le  franc  sourire  de  sa 
raison  déconcerte  la  curiosité  de  la  critique. 

C'est  pourquoi  le  Don  Quichotte  a  été  vingt  fois  jugé 
de  la  manière  la  plus  différente.  Bouffonnerie  pour  les 
uns,  c'est  la  création  d'un  joyeux  sceptique  qui  n'a 
songé,  en  écrivant,  qu'à  son  plaisir  et  au  vôtre.  Satire 
sérieuse  aux  yeux  des  autres,  c'est  la  vengeance  philoso- 
phique d'un  observateur  qui  soulage  son  âme  oppressée 
en  s'attaquant,  sur  un  ton  burlesque,  aux  iniquités  d'ici- 
bas.  Est-ce  une  fantaisie  pure,  est-ce  un  portrait  ?  On 
a  cherché  longtemps  ;  quelques-uns  ont  voulu  ajuster  le 
masque  de  Don  Quichotte  à  la  figure  de  Gharles-Quint. 


L'OEUVRE   ET   LA  VIE.  9 

Hier  encore,  un  Espagnol  qui  habile  Londres,  M.  Diaz 
de  Benjumea,  envoyait  à  Madrid  V Estafette  d'Urgande 
la  déconnue,  brochure  paradoxale,  défi  jeté  aux  savants, 
qui  promet  des  révélations  inattendues  sur  le  sens  sym- 
bolique de  Bon  Quichotte.  M.  Benjumea  annonce  qu'il 
va  désenchanter  le  chevalier  de  la  Manche  et  découvrir 
rintention  politique  de  Cervantes. 

Lord  Byron,  au  moment  où  il  écrivait  son  Don  Juan^ 
relut  Cervantes.  Il  fut  frappé  de  Tintention  du  livre, 
dont  il  ne  vit  que  le  côté  satirique  et,  sous  l'empire  de 
cette  impression,  il  jeta  dans  son  poëme  quelques  stro- 
phes amères  contre  Cervantes  qui  pour  lui  fut  le  con- 
tempteur d'une  chose  noble,  de  la  chevalerie.  Il  le 
dénonce  en  gentilhomme  irrité,  comme  un  génie  mal- 
faisant qui  a  révolutionné  l'Espagne  aristocratique. 
Byron  a  reconnu  à  merveille,  sous  la  gaieté  de  l'écrivain 
méridional,  un  jugement  décidé  et  terrible  sur  toute 
une  époque.  Il  a  entrevu  la  portée  et  la  profondeur  de 
la  pensée  de  Cervantes,  mais  il  ne  se  doutait  pas  que 
l'auteur  espagnol,  avant  d'être  l'adversaire  célèbre  de  la 
chevalerie,  en  avait  été  le  dernier  croyant. 

Je  ne  veux  point  ici  passer  en  revue  les  biographes 
de  Cervantes,  mais  je  dois  encore  dire  un  mot  de  ses 
traducteurs.  Eux  aussi,  ils  ont  été  livrés  à  des  alterna- 
tives singulières  en  présence  de  cette  œuvre  mêlée  et 
énigmatique,  dans  laquelle  ils  reconnaissaient  mieux  que 
personne  la  variété  des  tons.  La  tentation  est  venue  à 
plus  d'un  de  rehausser  l'intérêt  de  sa  traduction  en  al- 
térant le  texte.  Florian,  doué  au  suprême  degré  de 
l'esprit  littéraire,  abrégea  Cervantes  et  l'émonda  pour 
l'orner.  D'autres,  au  contraire,  politiques  par  instinct, 
remarquant  dans  maint  passage  l'accent  viril  d'un  réfor- 


10  CHAPITRE  I. 

mateur  et  fFun  juge,  étendirent  et  amplifièrent  les  traits 
qui  leur  plaisaient.  Celui-ci,  écrivain  du  dix-huitième 
siècle,  s'emparait  d'une  page  contre  les  grands^  et  y 
jetait  une  déclamation  entière  contre  l'ancien  régime. 
Celui-là,  écrivant  sous  la  Restauration  et  rencontrant 
dans  Cervantes  une  ligne  sur  les  bienfaits  de  l'ordre, 
de  la  morale  et  de  la  religion  '^,  saisissait  l'occasion  de 
placer  là  une  tirade  violente  contre  la  Révolution  fran- 
çaise; c'était  M.  Du  Bournial.  Ainsi,  l'on  fit  de  Cer- 
vantes tour  à  tour  un  sans-culotte  avant  89  et  un  congré- 
ganiste  après.  Ces  falsifications,  ces  pages  apocryphes, 
glissées  dans  le  public ,  n'ont  jamais  été  dévoilées  ni  à 
Paris  où  on  ne  lit  plus  le  texte  espagnol,  ni  à  Madrid 
où  l'on  ne  connaît  pas  les  traductions  françaises.  Il  a  été 
facile  de  prêter  à  Cervantes  des  pensées  étranges,  comme 
il  était  aisé  de  lui  emprunter  des  créations  à  demi 
perdues. 

Hypothèses  des  biographes,  supercheries  des  traduc- 
teurs, hasards  de  la  destinée,  était-ce  assez  pour  noyer 
l'œuvre  et  la  vie  de  Cervantes  dans  une  confusion  défini- 
live  ?  Non.  Il  y  eut  encore  les  naïvetés  honorables  de 
quelques  enthousiastes  qui  voulurent  étudier  avec  la 
dernière  précisionles  moindres  détails  àiiDon  Quichotte. 
Ils  prirent  au  pied  de  la  lettre  chaque  ligne  du  roman. 
Ils  étudièrent  les  voyages  du  chevalier  de  la  Manche 
comme  les  décades  de  Tite-Live  ;  ils  en  dressèrent  la  carte 
et  en  tracèrent  l'itinéraire.  Un  tableau  chronologique  de 
ses  exploits  fut  publié.  Cette  perfection  d'analyse  prêta 
à  rire  au  public  ;  les  hommes  de  lettres  qui  rédigeaient  à 

1.  Voir  la  Iradiicliori  du  Licencié  Vidriera  faite  en  177  7. 

2.  Voir  la  traduction  de  Persilés  et  Sigismondc ,  par  Bouchon  du 
Bournial. 


l'oeuvre  et  la  vie.  i\ 

la  suite  de  Grosley  les  hcétïeux  Mémoires  de  l'Académie 
de  Troyes,  dénoncèrent  à  leur  façon  ce  nouveau  genre  de 
critique.  Ils  proposèrent  d'un  ton  sérieux  un  prix  so- 
lennel à  qui  ferait  un  voyage  d'exploration  dans  la  Manche 
et  rapporterait  de  l'Escurial  le  texte  arabe  de  Gid  Haniet- 
Ben-Engeli.  Ce  ne  fut  pas  tout.  Groira-t-on  que  leur 
judicieuse  plaisanterie  ne  fut  pas  entendue  dans  son  vrai 
sens  et  donna  lieu  à  une  innocente  méprise?  Navarrete, 
le  plus  exact  et  le  meilleur  des  biographes  espagnols  de 
Cervantes,  ne  saisit  pas  l'ironie;  il  signale  quelque  part 
la  proposition  de  nos  Champenois  dont  il  admire  et  dé- 
plore la  naïveté. 

Nous  devons,  dit-il,  une  mention  honorable  à  l'Académie 
des  sciences,  inscriptions,  littérature  et  beaux-arts,  établie  à 
Troyes,  en  Champagne,  qui  a  décidé,  au  milieu  du  siècle  dernier, 
qu'un  de  ses  membres  ferait  le  voyage  d'Espagne  afin  de  véri- 
fier les  circonstances  de  la  mort  du  berger  Chrysostome,  le  lieu 
ou  les  environs  de  son  tombeau;  il  devait  en  même  temps  re- 
cueillir des  documents  et  éclaircissements  sur  don  Quichotte, 
tracer  son  itinéraire  et  dresser  un  tableau  chronologique  des  faits 
et  des  aventures  de  sa  vie,  pour  que  l'on  fît  une  traduction  plus 
exacte  et  plus  fidèle  que  les  traductions  connues ,  avec  une  édi- 
tion supérieure  pour  la  correction  et  la  magnificence  à  toutes  les 
précédentes.  Autant  la  pensée  et  l'entreprise  de  ces  littérateurs 
était  digne  d'éloges,  autant  il  y  avait  de  simplicité  et  de  crédu- 
lité à  prendre  pour  réels  des  personnages  qui  n'ont  jamais  existé 
que  dans  la  fantaisie  féconde  de  Cervantes 

Ne  comprenant  pas  l'idée  de  Cervantes,  et  persuadé  que 
l'original  arabe  existe  dans  les  manuscrits  de  l'Escurial,  ils  pres- 
crivent à  leur  délégué  la  collation  du  texte  avec  la  traduction, 
et  se  flattent  que  ce  travail  et  la  publication  de  l'original  appor- 
teront à  la  littérature  beaucoup  d'utilité  et  de  gloire  ^  ! 

Ne  poussons  pas  plus  loin  ces  détails,  ils  suffisent 
pour  expliquer  comment  Cervantes  est  encore  mal  connu 

1.  Navarrete,  Vida  de  Cervantes ,  p.   176. 


12  CHAPITRE   I. 

de  l'Europe  ;  mais  ils  montrent  en  même  temps  que 
depuis  un  siècle  on  a  commencé  des  recherches  posi- 
tives et  tenté  ou  deviné  des  jugements  sérieux. 

Je  dois  dire  quel  plan  j'ai  suivi  dans  la  composition 
de  cet  ouvrage.  Il  est  simple.  J'ai  entrepris  d'éclairer 
la  vie  de  Cervantes  par  ses  écrits,  et  d'expliquer  ses 
écrits  par  les  circonstances  de  sa  vie.  Cette  méthode, 
longue  peut-être,  qui  exige  du  temps,  des  rapproche- 
ments minutieux  et  l'analyse  des  œuvres  inconnues,  est 
facile  pourtant  avec  Cervantes,  qui  se  trahit  partout  et 
se  révèle,  car  il  n'a  jamais  su  jouer  un  personnage  ou 
se  composer  une  attitude.  On  éprouve  un  charme  extrême 
à  découvrir  la  suite  et  la  marche  de  sa  pensée  à  travers 
son  théâtre,  ses  nouvelles  et  ses  poésies.  Cœur  loyal, 
grand  esprit,  caractère  naïf,  il  est  d'un  commerce  tou- 
jours nouveau. 

Néanmoins,  je  n'aurais  pu  suffire  à  ma  tâche  sans 
l'aide  des  travaux  accomplis  depuis  cinquante  ans  par  la 
critique  espagnole.  Navarrete  a  écrit  une  Vie  de  Cer- 
vantes qui  est  le  fruit  de  longues  recherches  et  d'un 
patriotisme  élevé.  La  méprise  que  j'ai  citée  de  lui  ne 
doit  pas  faire  dédaigner  cet  écrivain  de  mérite,  que  sa 
gravité  même  a  conduit  dans  un  piège.  Il  a  apporté 
dans  la  recherche  des  documents,  dans  l'examen  des 
faits  et  dans  le  contrôle  des  témoignages  un  soin  d'hon- 
nête homme  et  une  sagacité  d'érudit.  Le  premier  il  a 
découvert  et  réuni  les  éléments  essentiels  d'une  hiogra- 
phie,  c'est-à-dire  les  faits  qui  en  sont  la  matière,  et  les 
preuves  qui  sont  la  condition  d'un  jugement  loyal.  Nous 
possédons  aujourd'hui  sur  la  vie  de  Cervantes  des  pièces 
authentiques,  des  actes  notariés,  des  enquêtes  qui  sont 
de  véritables  mémoires,  revêtues  de  la  forme  légale  et 


L'OEUVRE   ET   LA  VIE.  13 

inspirées  ou  dictées  par  Cervantes  lui-même,  dans  un 
temps  où  il  avait  à  défendre  son  honneur. 

L'impulsion  donnée  par  Navarrete  a  été  continuée 
par  une  pléiade  d'écrivains  espagnols  qui  ne  cessent  pas 
de  publier  leurs  découvertes  ou  leurs  jugements  *. 

Il  est  possible  aujourd'hui  et  légitime  de  pénétrer 
l'histoire  de  l'esprit  de  Cervantes. 

C'est  là  l'étude  qui  reste  à  faire,  j'avoue  que  c'est  la 
plus  difficile,  mais  je  crois  aussi  que  c'est  la  plus  im- 
portante. La  vie  véritable  des  hom.mes  de  génie  est  la 
vie  de  leur  pensée;  quejque  curiosité  qui  s'attache  à 
leurs  aventures,  n'oublions  pas  que  le  rôle  des  écrivains 
supérieurs  parmi  les  hommes  est  purement  spirituel,  le 
caractère  qui  les  distingue,  leur  marque,  leur  don  est 
de  gouverner  le  monde  idéal.  Fils  de  l'esprit, messagers 
de  lumière,  ils  doivent  à  la  flamme  qu'ils  portent  en  eux 
la  puissance  invisible  qui  leur  est  conférée.  Si  l'on  cherche 
dans  les  faits  de  leur  existence  l'explication  et  l'éclaircis- 
sement de  leur  œuvre,  il  faut  demander  à  leur  œuvre 
même  le  secret  de  leur  prestige.  Etudions  leurs  écrits, 
démêlons-y  le  sens  de  leurs  fictions,  le  progrès  de  leurs 
idées,  les  vérités  ou  les  rêves  qu'ils  y  ont  répandus  et 
qui  ont  exercé  sur  le  monde  une  action  intellectuelle. 
Par  là  ils  ont  vécu  et  survécu,  par  là  ils  se  sont  mêlés  à 
riiistoire  des  siècles,  comme  des  âmes  parlant  à  des  ûmes, 
et  leur  langage  a  conservé  sa  fraîcheur  en  dépit  de  la 
mort.  Écoutons-les.  Eux-mêmes  nous  diront  le  mot  de 
leur  pensée,  le  but  de  leur  travail,  quelle  influence  ils 
ont  prétendue,  et  quels  enseignements  sérieux  ils  vou- 
lurent cacher  sous  une  forme  légère  ou  bouffonne. 

1.  Voir  les  N'oies  à  la  fin  de  cet  ouvraîïe. 


U  OHAPlTHt;   I. 

«  Failli  ouvrir  le  livre,  dit  Rabelais  en  parlant  du 
sien,  et  soigneusement  peser  ce  qui  y  est  déduit,  lors 
cognoistrez  que  la  drogue  dedans  contenue  est  bien 
d'autre  valeur  que  ne  promettoit  la  boîte.  C'est-à-dire 
que  les  matières  icy  traitées  ne  sont  tant  folastres  comme 
le  titre  au-dessus  prétendoit.  » 

Don  Quichotte  contient  ce  dont  parle  Rabelais,  la 
drogue  inappréciable  qui  devrait  nous  guérir,  si  quel- 
que chose  nous  guérissait.  Il  y  a  au  dedans  et  au  fond 
une  triple  dose  d'ellébore.  C'est  la  peinture  d'une  triple 
l'olie  :  celle  de  l'Espagne  aventureuse  et  superbe,  celle 
de  Cervantes,  le  rêveur,  l'incorrigible,  et  celle  enfin  de 
l'humanité  qui,  tour  à  tour  positive  comme  Sancho  et 
chevaleresque  comme  don  Quichotte,  s'élève  et  s'abaisse, 
s'exalte  ou  se  calomnie,  et  flotte  comme  une  insensée  de 
la  terre  au  ciel. 

Doutera-t-on  de  l'intention  de  Cervantes?  Elle  est 
marquée  nettement  et  justifiée  par  le  reste  de  son  œuvre 
dont  la  suite  explique  la  progression ,  dont  les  varia- 
tions apparentes  sont,  comme  celles  de  Pascal,  instruc- 
tives, sincères  et  profondes.  On  y  voit  Cervantes  ar- 
river de  proche  en  proche  à  la  raillerie  finale  de  Don 
Quichotte. 

Pour  le  comprendre  tout  à  fait  et  en  jouir,  faites 
encore  un  pas.  Replacez  la  vie  et  l'œuvre  de  Cervantes 
dans  leur  temps  et  dans  leur  milieu,  vous  serez  surpris 
de  voir  qu'elles  sont  liées  intimement  à  l'histoire.  La 
date  du  Don  Quichotte  (1605-1615)  nous  trompe  en 
nous  portant  à  classer  Cervantes  dans  le  dix-septième 
siècle,  non  loin  de  Corneille,  près  de  Lope  de  Yega,  à 
la  veille  de  Calderon. 

Il  est  d'un  âge  antérieur;  il  est  le  contemporain  des 


L'OEUVRE   ET   LA  VIE.  15 

héros  mêmes  de  Calderon.  Il  a  vécu  en  Afrique  au  temps 
où  vint  y  mourir  le  roi  Sébastien  de  Portugal,  célébré 
dans  le  Prince  Constant.  Il  combattit  à  Lépante  sous 
les  ordres  de  Lope  de  Figueroa,  figure  militaire  pitto- 
resque et  mâle,  mise  en  scène  plus  tard  dans  V Alcade 
de  Zalamea.  Frère  d'armes  de  pareils  hommes,  témoin 
oculaire  de  leurs  exploits,  acteur  obscur  dans  leurs 
combats  illustres,  il  fut  d'abord  soldat  et  ne  songea  qu'à 
la  fin  de  sa  vie  à  écrire  Don  Quichotte. 

Ce  livre,  je  Tai  dit,  est  Fœuvre  de  sa  vieillesse.  En 
deçà,  toute  sa  vie  s'est  déroulée,  et  tout  le  seizième 
siècle  espagnol  dont  Cervantes  est  Tenfant,  la  victime  et 
le  juge. 

Le  seizième  siècle  est  le  c(  siècle  d'or  »  de  l'Espagne, 
dit-on  ;  ajoutez  :  et  son  siècle  d'argile  !  Jamais  la  gloire 
de  la  Gastille  et  l'audace  de  ses  vues  ne  furent  portées 
plus  haut  qu'à  cette  époque;  jamais  sa  littérature  ne  fut 
plus  opulente  et  plus  féconde  ;  jamais  l'art  n'y  déploya 
ses  richesses  avec  autant  de  liberté  et  d'inspiration.  Et 
c'est  l'heure  même  de  la  décadence,  le  moment  où  une 
nation  sublime  tombe  tout  à  coup  du  haut  de  sa  puis- 
sance colossale  et  s'évanouit  dans  sa  splendeur. 

Cervantes,  qui  se  trouve  placé  en  face  de  ce  double 
spectacle,  qui  assiste  à  une  crise  des  destinées  de  son 
pays,  qui  ressent  avec  une  vivacité  extrême  tous  les  évé- 
nements nationaux,  est  donc  le  spectateur  ému  de  l'a- 
pogée et  du  déclin  de  l'Espagne.  Entre  sa  naissance  et 
sa  mort  une  évolution  fatale  s'est  accomplie. 

En  1547,  au  moment  où  naît  Cervantes,  aucun  peuple 
n'est  plus  grand  que  le  peuple  espagnol.  Aguerri  par  sept 
cents  ans  de  combats,  il  est  sorti  victorieux  de  la  guerre 
sainte  et  s'est  retourné  vers  l'Europe  qu'il  défie.  Depuis 


16  CHAl'lTHt;  I, 

un  demi-siècle,  quels  accroissements  a  reçus  le  pa}s! 
Isabelle  lui  adonné  l'unité,  Christophe  Colomb  un  monde 
nouveau,  Charles-Quint  le  manteau  impérial.  Désormais 
rien  n'est  impossible  aux  Castillans.  Philippe  II,  fixant 
au  cœur  même  de  la  Péninsule  le  siège  de  cette  gran- 
deur, se  charge  d'assurer  à  l'Espagne  catholique  la  pré- 
pondérance définitive  sur  le  continent  et  à  lui-môme  la 
monarchie  universelle. 

La  patrie  de  Cervantes,  Alcala  de  Hénarès,  est  alors 
une  ville  d'élite,  un  centre  d'études,  un  foyer  de  lu- 
mière, le  séjour  d'une  brillante  université,  l'Athènes  de 
l'Espagne. 

En  1616,  quand  meurt  le  grand  écrivain,  Philippe  II 
a  disparu,  emportant  avec  lui  ses  ambitions  stériles  et 
ses  plans  avortés.  La  dynastie  énervée  conduit  elle- 
même  le  deuil  de  la  monarchie  espagnole.  Les  débris  de 
la  grandeur  nationale  écroulée  en  1598,  à  la  paix  de 
Yervins,  jonchent  les  abords  du  dix-septième  siècle.  La 
noblesse  castillane  cherche  en  vain  dans  les  plaisirs  une 
diversion  à  sa  tristesse.  L'étiquette  de  cour  survit  seule 
à  la  puissance  de  la  royauté.  L'ardeur  d'étude  n'anime 
plus  cette  ville  d'Alcala,  autrefois  brillante,  maintenant 
oubliée  et  déserte;  elle  s'endort  dans  le  silence  jusqu'au 
jour  où  ses  vieux  palais  serviront  de  casernes  à  la  cava- 
lerie ou  de  pierre  à  bâtir  aux  entrepreneurs. 

Cervantes,  né  dans  un  temps  qui  promet  tout  à  sa 
jeunesse  aventureuse,  entre  dans  la  vie  plein  d'espérance 
et  de  gaieté.  Fier  de  son  partage  ici-bas,  il  ne  voit  rien 
au-dessus  de  la  nation,  qu'il  sert  avec  amour  pendant 
vingt  ans.  Peu  à  peu  l'horizon  s'assombrit,  ses  illusions 
se  dissipent;  les  services  du  soldat  sont  oubliés.  Il  croit 
deviner  que  l'Espagne  se  trompe,  et  il  le  dit;  sa  voix  est 


l'oeuvre  et  la  vie.  17 

méconnue.  Le  cœur  du  joyeux  (Servantes  se  trouble;  il 
hésite,  il  doute,  il  veut  s'exiler  à  jamais  en  Amérique. 
Les  circonstances  le  retiennent  lié  au  sol  natal;  la  vieil- 
lesse arrive  lui  apportant  un  surcroit  d'expérience  et  un 
redoublement  de  foi  religieuse.  Il  s'enferme  alors  dans 
un  sentiment  supérieur,  à  la  fois  ironique  et  grave,  de 
la  destinée  humaine.  La  connaissance  des  hommes,  cor- 
rigée par  la  confiance  en  Dieu,  lui  donne  l'indéfinissable 
sourire  que  nous  lui  connaissons.  Avec  une  sérénité 
moqueuse,  il  ose  se  faire  juge  d£s  événements  dont  la 
vie  l'a  fait  témoin.  Il  écrit  le  Don  Quichotte^  parodie 
magnifique,  testament  léger  d'un  grand  esprit,  adjura- 
tion aimable  adressée  à  l'Espagne  par  un  gentilhomme 
espagnol. 

Que  son  œuvre,  liée  à  l'histoire,  présente  une  diver- 
sité profonde,  on  ne  peut  s'en  étonner.  Il  y  a  deux 
hommes  en  lui ,  un  chevalier  castillan  et  un  politique 
sérieux,  un  soldat  et  un  écrivain,  le  jeune  Saavedra,  qui 
est  enthousiaste,  et  le  vieux  Cervantes  qui  raille  ce  qu'il 
a  aimé.  Tour  à  tour  il  a  adoré  et  bafoué  cet  esprit 
d'aventure ,  d'ambition  et  de  gloire  qui  fit  au  moyen 
âge  la  grandeur  des  Castillans  et  cjui  les  perdit  dans 
les  temps  modernes.  Des  deux  manières  il  a  aimé  son 
pays;  c'est  lorsque  son  épée  se  brisa  dans  sa  main  qu'il 
a  pris  la  plume  comme  l'arme  de  vérité.  Sous  ses  yeux 
l'Espagne  décline  et  lui  seul  a  le  courage  et  le  génie  de 
le  dire. 

Nous  allons  le  voir,  placé  à  la  fin  du  moyen  âge  et  au 
commencement  des  temps  modernes,  combattre  et  écrire 
pour  la  même  cause  pendant  toute  sa  vie.  J'entrerai 
dans  le  détail  de  ses  actes  et  de  ses  ouvrages  avec  quel- 
que longueur;  cette  analyse  continue,  qui  serait  redou- 

2 


18  C.HAPITKE   I. 

tal)le  ponr  un  (''crivain  de  second  ordre,  esl  à  Thonnenr 
de  Cervantes.  Il  en  sort  plus  grand,  ou  du  moins  tel 
qu'il  fut,  plein  d'une  activité  généreuse  et  spirituelle, 
prophète  admirable  et  ingénu,  héroïque  dans  sa  misère 
et  bon  dans  son  génie. 


CHAPITRE    II 


L'ADOLESCENCE 


Michel  de  Cervantes  y  Saavedra  naquit  en  1547  à 
Alcala  de  Hénarès.  Son  père  s'appelait  Rodrigo  de 
Cervantes,  et  sa  mère  Leonor  de  Cortinas.  Ils  avaient 
déjà  deux  filles,  Andréa  et  Luisa,  et  un  fils,  Rodrigo, 
lorsque  Michel  vint  au  monde.  On  le  baptisa  le  9  oc- 
tobre, dans  l'église  de  Sainte-Marie-Majeure. 

Tout  d'abord  l'enfant  respira  l'atmosphère  de  no- 
blesse et  de  pauvreté  qui  était  celle  des  vieilles  de- 
meures d'hidalgos. 

C'est  le  trait  premier  et  caractéristique  de  son  en- 
fance. Nous  ne  savons  presque  rien  de  ses  vingt  pre- 
mières années,  mais  ce  que  Ton  peut  en  ressaisir,  ce 
qui  révèle  sa  jeunesse,  c'est  l'orgueil  passionné  dont  il 
se  pénètre  au  sein  même  de  sa  famille.  Il  en  gardera 
pendant  toute  sa  vie  l'empreinte  ineffaçable. 

Il  s'appelait  Saavedra  et  ne  pouvait  l'oublier.  Ce  nom 
lui  faisait  battre  le  cœur.  Les  Saavedra  étaient  des 
montagnards  du  Nord  qui  avaient  pris  les  armes  cinq 
cents  ans  auparavant  pour  défendre  la  terre  chrétienne 


W  CHAPITRl-    II. 


contre  les  Maures;  ils  étaient  venus  de  Galice  en  Cas- 
tille  et  de  Gastille  en  Andalousie,  suivant  les  rois, 
gagnant  leur  blason  et  descendant  avec  la  victoire  jus- 
qu'au bout  de  FEspagne.  Quand  ils  furent  là,  les  uns 
partirent  pour  le  Nouveau-Monde ,  où  ils  guerroyèrent, 
les  autres  végétèrent  sur  le  sol  de  la  Péninsule,  immo- 
biles dans  leur  orgueil  d'hidalgos  et  s'appauvrissant 
d'heure  en  heure. 

«  Cette  famille,  dit  le  marquis  de  Mondejar,  marqua 
dans  les  annales  espagnoles  pendant  plus  de  cinq  siècles 
avec  tant  d'honneur  et  d'éclat  qu'elle  n'a  rien  à  envier 
pour  l'origine  à  aucune  des  plus  illustres  de  l'Europe.  » 

Si  le  langage  d'un  historien  est  aussi  flatteur,  que  ne 
disaient  pas  Jean  de  Cervantes,  corrégidor  d'Ossuna,  et 
son  fils  Rodrigo  qui  fut  le  père  de  notre  écrivain!  Au- 
tour du  foyer,  ils  racontaient  avec  ferveur  leurs  annales 
chevaleresques ,  et  tandis  que  la  famille  s'affaiblissait 
graduellement,  ils  remontaient  dans  le  passé  pour  ou- 
blier la  pauvreté  présente. 

Les  hommes  impressionnables,  et  par  conséquent  les 
vrais  écrivains,  gardent  toujours  une  vive  trace  des 
exemples  dont  leur  enfance  a  été  imprégnée.  Actes  ou 
paroles,  joies  ou  blessures,  tout  leur  reste  du  premier 
âge,  et  ces  souvenirs  domestiques,  entrés  dans  la  sub- 
stance de  leur  esprit,  se  trahissent  quelque  jour  dans 
un  livre,  un  chant  ou  une  page.  Qu'ils  soient  nés  sous 
un  ciel  brumeux  ou  en  pleine  lumière,  dans  une  de- 
meure pauvre,  comme  Goldsmith,  ou  dans  une  maison 
noble,  comme  Dante,  ils  conservent  du  berceau  à  la 
tombe  les  influences  maternelles. 

Lisez  le  Vicaire  de  Wakefield,  œuvre  naïve,  impro- 
visation rapide,  écrite  un  jour  de  détresse  et  pour  vivre^ 


l'adolescence.  21 

vous  apercevrez  dans  ces  mémoires  involontaires  la  mai- 
son natale  de  Goldsmith,  son  père,  tous  les  siens;  on 
devine  une  évocation  attendrie  des  souvenirs  enfantins 
que  l'âge  mûr  aime  et  caresse  et  dont  le  retour  nous 
rajeunit. 

Ouvrez  la  Divine  Comédie.  Dans  le  quinzième  chant 
du  Paradis,  vous  surprendrez  les  pensées  les  plus  se- 
crètes de  Dante;  il  appelle  à  lui  toutes  les  images 
qui  voltigeaient  autrefois  autour  de  sa  couche,  Técho 
des  paroles  et  des  noms,  jusqu'aux  figures  inconnues  des 
aïeux  qu'il  a  seulement  entendu  nommer.  L'un  d'eux, 
Cacciaguida,  était  allé  mourir  à  la  croisade,  en  Asie 
Mineure.  Parti  avec  l'empereur  Conrad  III  et  surpris 
par  les  Turcs  dans  les  défilés  du  Taurus,  il  avait  suc- 
combé là,  sans  que  personne  cherchât  son  cadavre  ou- 
blié. Pour  Dante,  c'est  un  martyr  que  son  imagination 
va  retrouver.  Il  le  revoit  dans  Florence,  il  le  ressuscite, 
il  l'entoure  d'un  monde  et  d'une  tradition  ;  il  aperçoit 
en  rêve  la  vieille  cité  toscane,  pauvre  alors  et  héroïque, 
chaste  et  en  paix  : 

Si  stava  in  pace  sobria  e  pudica! 

Et  comme  Dante,  au  nom  des  ancêtres,  flagelle  la 
Florence  de  son  temps,  dégénérée  ;  comme  il  raille,  dans 
cette  vision,  les  femmes  emportées  par  le  luxe  et  les 
Italiens  désunis  ! 

Cervantes  fut  pauvre  comme  Goldsmith  et  fier  de  son 
lignage  comme  Dante.  Mille  passages  de  ses  écrits  le 
révèlent  et,  si  la  première  page  de  Don  Quichotte  ne 
me  trompe  pas,  j'y  trouve  un  reflet  de  son  enfance. 

Yoici  la  maison  de  l'hidalgo  espagnol ,  entourée  de 
quelques  pièces  de  terre.  On  y  vit  misérablemenl,  mais 


22  CHAPITRE  11. 

on  vil  libre  de  tout  travail.  On  est  vêtu  de  serge,  mais 
on  a  un  lévrier  de  chasse,  un  bidet  maigre,  lance  au 
râtelier  et  bouclier  antique  [adarga  antujuo).  Fidèle 
aux  vieux  usages,  on  règle  son  existence  sur  l'histoire  et 
la  tradition.  Le  samedi,  par  exemple,  on  accomplit  le 
vœu  fait  par  les  gentilshommes  castillans  à  la  bataille  de 
Las  Navas  de  Tolosa^  on  jeûne,  ou  bien  on  mange,  avec 
dispense  du  pape,  des  abatis,  ce  qui  revient  à  peu  près 
au  même.  J'imagine  qu'on  vivait  ainsi  dans  la  maison  de 
Cervantes  et  que  le  plat  symbolique  avait  sa  place  à  la 
table  de  son  père  autant  qu'à  la  table  de  Don  Quichotte. 

Dans  une  telle  demeure,  l'éducation  d'un  enfant  con- 
sistait à  le  faire  gentilhomme.  On  songeait  beaucoup 
moins  à  son  instruction.  Chose  étrange!  Cervantes  na- 
quit à  l'ombre  de  l'Université  d'Alcala  et  n'en  prolita 
pas.  Ses  parents  étaient  trop  pauvres  pour  lui  faire 
parcourir  tous  les  degrés  de  ces  hautes  études.  «Les 
lils  des  marchands  enrichis,  dit  l'auteur  lui-même, 
envoyaient  leurs  enfants  aux  écoles  '.  «  Mais  le  tils  des 
Saavedra  ne  pouvait  les  suivre  dans  cette  route  qui  était 
celle  des  honneurs. 

Néanmoins  l'exemple  et  l'effet  du  grand  mouvement 
qui  l'entourait  dut  agir  sur  l'intelligence  de  Cervantes. 
La  ville  respirait  le  goût  des  nobles  travaux.  Alcala  de 
Hénarès,  arabe  par  le  nom  et  l'origine,  avait  reçu  de 
toutes  partS;  les  influences  qui  font  les  grands  foyers 
d'étude.  Un  Français,  l'archevêque  Bernard,  avait  trans- 
formé en  cité  le  château  de  la  Rivière  (Al-Cala-d'el- 
Nahr).  Les  archevêques  de  Tolède,  c|ui  y  possédaient 
un  palais,  s'étaient  transmis  le  soin  d'embellir  la  ville. 

1.   Voir  Dialogue  des  chiens. 


L'ADOLESCENCE.  23 

Le  Richelieu  espagnol,  Ximenès  de  Gisneros,  autrefois 
élevé  à  Alcala,  y  était  revenu,  en  un  jour  de  dis- 
grâce, et  depuis  ce  moment  l'Université  florissante,  les 
dix-neuf  collèges,  les  trente-huit  églises,  les  œuvres 
d'art  qui  se  multipliaient  dans  ce  lieu  choisi  entre  tous, 
élevaient  au  rang  de  métropole  intellectuelle  la  patrie 
future  de  Cervantes.  Le  cardinal  y  préparait  la  célèbre 
Bible  polyglotte  dont  s'inquiéta  Léon  X,  œuvre  célèbre 
qui  révèle,  du  milieu  de  l'Espagne  d'alors,  un  mou- 
vement de  libre  pensée.  La  ville  qui  imprimait  en 
latin,  en  grec,  en  hébreu,  en  chaldaïque,  qui  donnait 
asile  à  l'antiquité  païenne  et  à  l'antiquité  chrétienne ,  se 
regardait  comme  une  académie,  aussi  se  donna-t-elle 
le  nom  archéologique  de  Complutum.  Érasme  l'admi- 
rait comme  une  rivale  de  Bâle  et  jouait  sur  ce  mot  de 
Complutum  qu'il  traduisait  par  naviïXouTov  :  le  trésor 
universel,  Le  cardinal  Wolsey,  imitateur  jaloux  de  Xi- 
menès, fondait  Ipswich  sur  le  modèle  de  l'université  es- 
pagnole, et  l'un  de  nos  rois,  le  fondateur  môme  du 
Collège  de  France,  allait  rendre  visite  aux  onze  mille 
écoliers  d' Alcala.  Admirablement  située ,  à  six  lieues  de 
Madrid ,  dans  une  plaine  paisible ,  la  ville  semblait  ap- 
peler dans  son  sein  la  jeunesse  de  Catalogne,  d'Anda- 
lousie et  de  Gastille.  Elle  était  ouverte  aux  arts  italiens, 
aux  traditions  sévères  de  l'Espagne  du  Nord  et  aux 
sciences  exactes  apportées  du  sud  par  les  Arabes.  Au- 
jourd'hui encore,  malgré  son  délabrement  intérieur, 
quand  on  la  regarde  du  dehors  et  qu'on  aperçoit  ses 
coupoles  nombreuses  qui  lui  donnent  un  air  oriental , 
elle  semble  garder  la  physionomie  particulière  aux 
villes  cosmopolites. 

Dans  ce  milieu,  (]er\anles  élail  comnic  pri'paré  aux 


24  CHAPITRE    II. 

lectures  et  aux  travaux  qu'il  aima  toujours  et  qu'il  con- 
tinua jusque  dans  les  camps.  Mais  il  n'entra  jamais 
dans  le  sanctuaire  où  se  conféraient  les  grades;  il  ne 
vint  pas  disputer  dans  le  paranymphe. 

Je  contredis  ici  l'opinion  de  quelques  écrivains  qui 
ont  essayé  de  régulariser  l'adolescence  de  Cervantes  *. 
Ils  veulent  qu'il  ait  été  étudiant  et  qu'il  ait  suivi  les 
cours  d'Alcala.  Si  on  ne  peut  établir  ce  fait,  on  sup- 
pose du  moins  qu'il  fut  compté  parmi  les  élèves  de  l'u- 
niversité de  Salamanque  «  puisqu'il  a  laissé  une  descrip- 
tion de  cette  dernière  ville.  ))  Raisonnement  singulier! 
Les  preuves  manquent  à  cette  hypothèse,  et  il  est  sur- 
prenant qu'on  les  cherche.  En  effet,  on  oublie  que  l'in- 
jure adressée  à  Cervantes,  durant  toute  sa  vie,  fut  préci- 
sément le  reproche  de  n'avoir  pas  reçu  les  sacrements 
scolastiques.  Il  n'était  pas  clerc.  C'est  un  «  esprit  laïque,» 
disaient  autour  de  lui  ses  concurrents  ou  ses  envieux , 
qui  trouvèrent  moyen  d'entra\er  ainsi  et  d'enrayer  sa 
carrière.  Non,  Cervantes  ne  prit  jamais  ses  grades.  Il  fut 
privé  du  bienfait  des  hautes  études,  et  cela  seul  expli- 
que les  malheurs  de  sa  vie  ainsi  que  l'indépendance  de 
son  esprit.  Que  serait-il  devenu,  s'il  avait  conquis  les 
parchemins  qui  étaient  la  condition  de  tout  avance- 
ment? Personne  ne  peut  le  dire.  Mais  il  n'y  avait  alors 
de  carrière  honorable  que  les  armes  ou  l'Eglise,  —  ou 
même  l'Église  seule,  qui  conduisait  également  aux 
grandeurs  civiles  et  militaires.  Si  quelqu'un  le  savait, 
c'était  le  jeune  et  pauvre  gentilhomme  d'Alcala.  On 
voyait  alors,  on  voit  encore  aujourd'hui  au  milieu  de 
l'église  principale  d'Alcala  un  emblème  parlant  de  cette 

1.   Voir  Navarre  le  ,  iij. 


L'ADOLESCENCE.  25 

vérité,  la  statue  magnifique  de  Ximenès,  portant  la 
croix  d'une  main,  Tépée  de  l'autre,  et  disant  dans  son 
épitaphe  latine  : 

«J'eus  le  chapeau  et  le  casque;  je  fus  cardinal  et 
général ,  frère  et  ministre  ;  mon  mérite  réunit  le  dia- 
dème et  le  capuchon,  et  je  régnai  sur  l'Espagne  ^)) 

Un  tel  exemple  était  un  conseil  muet  pour  les  Saave- 
dra.  Leur  fils  pourtant  n'obéit  pas  à  l'appel.  Soit  pau- 
vreté, soit  penchant  naturel,  il  resta  en  dehors  de  l'U- 
niversité ou  du  moins  il  n'atteignit  pas  la  sphère  des 
études  supérieures.  L'en  plaindre  ou  l'en  glorifier  se- 
rait également  puéril.  Un  esprit  supérieur  comme  celui 
de  Cervantes  devinait  très-bien  quelle  puissance  donne 
aux  facultés  humaines  la  haute  discipline  de  l'intelli- 
gence et  l'étude  spéculative  de  la  vérité.  Il  ne  railla 
jamais  les  universités,  mais  il  railla  les  pédants,  surtout 
quand  ils  l'attaquèrent.  Le  pédantisme  est  le  péché  des 
écoles  du  seizième  siècle,  si  ardentes  d'ailleurs  et  si  fé- 
condes. Témoin  les  pseudonymes  des  savants  et  les 
noms  latins  des  villes  d'université.  Les  hommes  et  les 
cités  subissaient  l'épreuve  d'un  baptême  païen.  L'a- 
pôtre d'une  réforme  chrétienne,  le  doux  Mélanchthon, 
portait  naïvement  un  nom  grec  ;  du  mot  Schwartzerde 
(Noire-ïerre),  on  avait  fait  Mélanchthon.  Le  spirituel 
Erasme  était  originairement  appelé  Gérard.  De  même 
en  Espagne,  l'humaniste  Nunez  de  Guzman,  qui  publia 
un  recueil  de  proverbes  et  un  code  littéraire ,  accep- 

1.  Condideram  Musis  Franciscus  grande  lycdeum, 

Condor  in  exiguo  nunc  ego  sarcophago. 
Praetextam  junxi  sacco  galeamque  galero, 

Frater,  dux ,  praesul ,  cardineusque  pater. 
Quin  virtute  mea  juncluni  est  diadema  cuciiUo 

Dum  mihi  regnanli  patuit  Hesperia. 


20  CHAPITRE   II. 

(ail  le  surnom  de  Commentateur  grec  ou  le  nom  de 
Pinciano  parce  qu'il  habitait  Yalladolid  et  que.  dans  la 
langue  savante,  Yalladolid  devenait  Plncia.  Sancho 
quelque  part  cite  tout  de  travers  un  proverbe  du  «  com- 
mandeur grec,  »  comme  il  dit,  et  Cervantes,  qui  four- 
mille de  ces  allusions,  se  moque  autant  d'Alcala- 
Gomplutum  que  de  Yalladolid-Pincia.  En  voyant  sa 
ville  natale  devenue  si  romaine,  il  lui  rappelle  mali- 
cieusement ses  origines  arabes  et  demande  des  nou- 
velles du  zèbre  a  sur  lequel  chevauchait  le  fameux  more 
Musaraque  qui,  maintenant  encore,  gît  enchanté  dans 
la  grande  caverne  Zuléma ,  auprès  de  la  grande  ville  de 
Gompluto  ^ .  » 

Cervantes,  qui  vivait  au  gré  de  son  humeur,  avait 
l'esprit  libre,  l'âme  d'un  poëte,  l'œil  d'un  peintre,  le 
sens  gaulois  de  Molière  et  je  ne  sais  quel  dédain  pour  la 
gent  rogue,  servile  et  pédante  des  commenlateurs.  Ah! 
sans  doute  il  aimait,  lui  aussi,  les  lettres  humaines, 
lui  aussi ,  il  interrogeait  les  livres.  Il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  ramasser  les  débris  d'ouvrages,  les  ma- 
nuscrits déchirés  ou  les  pages  perdues  qu'il  rencontrait, 
fût-ce  par  terre  et  dans  la  rue,  «  papeles  rotos  de  las 
calles^,  »  mais  il  respectait  peu  l'amalgame  d'idées,  de 
mots  et  d'affectations  qui  constitue  un  faux  savant.  La 
démarche  péripatétique  des  licenciés  le  faisait  sourire. 

Ceux-ci  le  comprirent  et  s'en  vengèrent.  Quand  Cer- 
vantes devint  célèbre,  ils  rappelèrent  qu'il  n'était  pas 
gradué.  Quand  il  demanda  un  emploi,  ils  lui  appli- 
quèrent comme  un  fer  rouge  l'épithète  à.'ingenio  lego. 
«  Il  n'est  pas  des  nôtres,  disaient-ils,  il  n'est  pas  clerc  !  » 

1.   Voir  Don  Quichotte,  1,  V9,  cl  11,  33. 
;2.   Ibid.,  1,  9. 


L' adolescent:.  27 

Le  jour  où  il  attira  l'attention  de  l'Europe,  leur  fureur 
fut  sans  mesure  contre  l'écrivain  qui  avait  du  talent  sans 
permission  et  du  génie  sans  diplôme.  Cervantes  leur  ré- 
pondit gaiement  qu'il  admirait  leur  pédantisme,  leurs 
livres  hérissés  de  citations,  leurs  promptuaires,  les  éloges 
qu'ils  se  décernaient  en  grec,  leur  érudition,  leurs  com- 
mentaifes,  leurs  notes  à  la  marge,  leur  qualité  de  doc- 
teurs, mais  qu'il  était  naturellement  paresseux,  qu'il 
n'irait  pas  chercher  dans  les  auteurs  ce  qu'il  pouvait 
exprimer  sans  eux,  et  qu'enfin,  si  l'on  a  quelque  sottise 
à  dire,  on  peut  la  dire  en  espagnol  aussi  bien  qu'en  latin. 
Molière  avait  lu  ces  moqueries  lorsqu'il  écrivit  cette 
courte  préface  des  Précieuses  ridicules^  qui  est  l'abrégé 
français  de  la  préface  de  Bon  Quichotte.  On  se  souvient 
des  pages  auxquelles  je  fais  allusion.  Cervantes  vient 
d'achever  la  première  partie  du  Don  Quichotte.  Il  faut 
qu'il  adresse  au  lecteur  quelques  paroles  doctes,  selon 
l'usage  :  —  Hélas!  dit-il,  la  légende  de  Don  Quichotte 
est  nue  comme  un  jonc,  et  elle  gagnerait  beaucoup  si 
l'auteur  pouvait  faire  comme  les  autres.  Citer  en  tête 
du  livre  une  litanie  d'écrivains,  d'autorités,  dans  l'ordre 
alphabétique,  en  commençant  par  Aristote  et  en 
finissant  par  Xénophon  ou  bien  par  Zoïle  et  Zeuxis 
(quoique  le  critique  jure  auprès  du  peintre),  mais  le 
pauvre  Cervantes,  esprit  laïque,  ne  trouve  rien;  il  est 
là,  le  papier  devant  lui,  la  plume  sur  l'oreille,  le  coude 
sur  la  table  et  la  main  sur  la  joue,  sans  pouvoir  décou- 
vrir de  sentences  pertinentes  ou  de  bagatelles  ingénieuses 
qui  conviennent  à  son  sujet.  Heureusement  qu'un  de 
ses  amis,  homme  d'intelligence  et  d'enjouement,  vient 
d'entrer  et  lui  apporte  du  secours.  «  Citez,  lui  dit-il, 
citez  toujours,  le  premier  dicton  ou  distique  que  vous 


28  CHAPITRE  11. 

aurez  sous  la  main  sera  bon.  Pallida  mors  œquo  pede... 
Horace  peut  s'ajuster  partout,  et  vous  pouvez  encore 
alléguer  la  divine  Ecriture.  Vous  parlez  de  géants,  c'est 
à  merveille  :  Le  géant  Golias  ou  Goliath  fut  un  Phi- 
listin que  le  berger  David  tua  d'un  grand  coup  de 
fronde  dans  la  vallée  de  Térébinthe  ^  ainsi  quil  est 
conté  dans  le  livre  des  Rois,  au  chapitre  où  vous  en 
trouverez  r histoire.  » 

Ainsi  raillait  le  bon  Cervantes,  lorsqu'on  lui  repro- 
chait d'être  un  fils  indigne  de  la  docte  ville  d'Alcala.  Au 
fond,  je  l'ai  dit,  il  respectait  les  lettres  et  il  adorait  sa 
ville  natale.  Mais,  quand  il  parle  de  son  pays  et  des  rives 
du  frais :Hénarès  [nuestro  fresco  Henares),  on  devine 
qu'il  oubliait  souvent  les  vieux  murs  de  l'école  pour 
admirer  la'' tranquillité  de  la  campagne  environnante  et 
le  rideau  de  collines  qui  borde  la  plaine.  Les  gram- 
maires et  les  guides  lui  souriaient  moins  que  les  grands 
écrivains  étudiés  directement.  Des  livres,  il  aimait  ce 
qui  lui  "apportait  une  pensée  féconde  ou  une  impression 
vivante.  Le  véritable  génie  littéraire,  il  le  sentait  bien, 
est  spontané,  il  jaillit  comme  la  sève  au  premier  jour  de 
printemps.  —  Cervantes  fut  dès  l'enfance,  et  avec  pas- 
sion, lecteur  des  poètes  et  poète  lui-même.  «  Dès  mes 
((  tendres  années ,  disait-il  plus  tard  (  en  s'adressant  à 
«  Apollon,  dans  son  Voyage  allégorique  au  Parnasse) ,  dès 
«  mes  tendres  années,  j'aimai  l'art  si  doux  de  la  poésie 
«  charmante,  et  toujours  par  elle  j'essayai  de  te  com- 
«  plaire*.  » 

1.  Desde  mis  tiernos  anos  amé  el  arte 

DulCe  de  la  agradable  poësia 
Y  en  alla  procuré  siempre  agradarle. 

(  Viage ,  chap.  iv.) 


l'adolescence.  29 

Cervantes  ne  l'ut  jamais  un  poêle  supérieur,  —  il  pensait 
trop,  —  mais  il  garda  de  ses  premiers  essais  l'aisance 
d'allure,  la  grâce  naïve  et  le  coloris  vif  qui  firent  un 
jour  le  charme  de  sa  prose. 

Ses  premiers  maîtres  furent  donc  la  nature  et  les 
poètes.  Pourtant  il  en  eut  d'autres,  deux  surtout,  un 
vieux  prêtre  qui  habitait  Madrid  et  un  acteur  populaire 
qui  parcourait  les  villes  d'Espagne.  Le  prêtre  s'appelait 
Juan  Lopez  de  Hoyos  ;  il  cultivait  la  rhétorique,  aimait 
les  allégories  et  possédait,  à  sa  manière,  le  feu  sacré. 
Sa  gloire  était  de  faire  éclore  les  jeunes  talents  qu'il 
exerçait  à  de  petites  compositions  poétiques  et  qu'il 
encourageait  avec  amour.  Quand  mourut  la  reine  Isa- 
belle de  Valois,  il  mit  au  concours  l'éloge  de  la  défunte, 
et  parmi  les  pièces  qu'il  publia  à  ce  sujet,  en  1S69,  il 
cita  avec  complaisance  les  six  variantes  composées  par 
c(  son  cher  et  bien-aimé  disciple,  Michel  de  Cervantes.  » 
Il  le  signalait  à  l'avenir,  il  le  devinait,  comme  le  profes- 
seur de  Brienne  a  deviné  Bonaparte  enfant.  Les  vers 
sont  médiocres,  mais  il  faut  oublier  la  faiblesse  de  l'é- 
lève pour  admirer  la  ferveur  du  maître,  un  de  ces 
hommes  modestes  et  excellents  qui  accomplissent  dans 
l'obscurité,  avec  passion  et  sans  récompense,  la  tâche 
difficile  d'élever  les  esprits.  La  société  les  oublie,  les 
méprise  et  s'occupe  plus  volontiers  des  haras  que  des 
écoles.  Ce  sont  pourtant  des  bienfaiteurs,  et  Cervantes, 
qui  a  parlé  avec  une  admiration  émue  d'une  simple 
classe  de  petits  enfants  qu'il  avait  un  jour  visitée  \  Cer- 
vantes, à  coup  siir,  appréciait  le  modeste  professeur  et 
dut  se  souvenir  toujours  de  Hoyos. 

1.  Voir  Coloquio  de  los  Perros, 


30  l'IIM'lTP.K    il. 

L'aulre  maître  lui  un  artisan,  nn  batteur  d'or,  pos- 
sédé du  génie  comique,  et  qui  un  jour  s'était  échappé 
de  Séville,  portani  avec  lui  un  bagage  de  petites  pièces 
(ju'il  jouait  partout,  au  grand  plaisir  de  la  foule.  Il  s'ap- 
pelait Lope  de  Rueda,  nom  fameux  en  Espagne,  peu 
connu  en  Europe.  On  le  peindrait  d'un  mot  en  disant 
que  ce  fut  un  Molière  ouvrier ,  jeune  et  nomade. 
Comme  Molière  mit  en  scène  dans  le  Médecin  malgré 
lui  un  fabliau  du  moyen  âge,  ainsi  Piueda  taillait  et 
dialoguait  les  vieux  contes  satiriques  dont  il  faisait 
des  saynètes ,  des  pastorales ,  surtout  des  farces ,  ce 
qu'il  appelait  des  pasos.  L'influence  qu'il  exerça  sur 
l'esprit  naissant  de  l'auteur  de  Don  Quichotte  fut 
si  forte  et  si  durable  qu'on  ne  pourrait  la  compren- 
dre sans  écouter  Rueda  lui-même.  Il  faut  le  voir  à 
l'œuvre. 

Il  arrive  un  matin  sur  la  place  d'Alcala  ;  Cervantes, 
qui  ne  peut  se  rassasier  de  le  voir,  accourt  des  pre- 
miers et  s'assied  sur  un  banc  au  pied  des  tréteaux; 
car  il  n'y  avait  pas  de  théâtre  en  l'an  1560,  dans  la 
ville  d'Alcala,  ni  d'ailleurs  à  Madrid,  ni  dans  toute 
l'Espagne.  «  Point  de  machines  en  ce  temps-là,  dit 
Cervantes,  point  de  défis  entre  Maures  et  chrétiens, 
à  pied  ou  à  cheval  ;  point  d'apparition  qui  sortît  ou 
parût  sortir  du  centre  de  la  terre,  point  de  trappe  à 
ce  théâtre  composé  de  quatre  bancs  mis  en  carré,  de 
quatre  ou  six  planches  posées  dessus  et  d'une  scène 
élevée  à  quatre  palmes  du  sol.  Point  de  nuages  non 
plus,  descendant  du  ciel  et  apportant  des  âmes  ou  des 
anges....  Non!  la  décoration  était  une  vieille  couver- 
ture tendue  sur  deux  cordes,  d'un  bouta  l'autre;  der- 
rière ce  vestiaire^  comme  on   l'appelait,  se  tenaient 


L'ADOLESCENCE.  31 

les  musiciens  qui  chaulaient  sans  guitare  quelque  ro- 
mance antique  * .  » 

Autour  de  cet  échafaud  déjà  la  foule  se  presse.  Elle 
ne  sait  pas  ce  qu'on  va  lui  dire.  La  troupe  est  modeste 
et  se  compose  de  quelques  hommes.  Pas  d'actrices.  La 
pièce  sera  quelque  gausserie,  quelque  parodie  des 
mœurs  du  temps ,  l'histoire  peut-être  de  Perrette  qui  a 
cassé  son  pot  au  lait.  Il  n'importe;  tout  le  monde  com- 
prendra l'apologue  et  apprendra  une  bonne  vérité. 

Rueda  lui-même  entre  en  scène,  habillé  en  vieux  la- 
boureur de  Zamora,  trempé  jusqu'aux  os  et  furieux. 

—  Grand  Dieu!  quel  temps.  Jamais  orage  pareil  ne  m'a  pour- 
suivi du  haut  en  bas  de  la  montagne;  j'ai  cru  que  le  ciel  allait 
se  détraquer  et  les  nuages  rouler  jusqu'à  terre!  Encore,  si  mon 
souper  était  prêt  ;  mais  la  seûora  ma  femme  n'y  aura  pas  même 
pensé.  Que  la  male-rage  l'étouffé!  Holà!  Menciguela,  ma  ûilel... 
Bien,  tout  le  monde  dort  dans  Zamora.  Aguéda  de  Toruegano  !... 
holà!  m'entends-tu? 

A  ce  bruit  arrive  une  jeune  lille  ;  c'est  un  garçon 
sans  barbe,  habillé  en  femme,  qui  représente  Menci- 
guela, fille  du  laboureur  : 

—  Jésus!  mon  père,  voulez-vous  donc  briser  la  porte? 

—  Bon  !  voyez  la  langue  à  présent!  voyez  quel  bec  !  Et  pouvez- 
vous  me  dire  où  est  votre  mère,  sefiora? 

—  Elle  est  chez  la  voisine,  pour  l'aider  à  faire  cuire  des  éclie- 
veaux  de  soie. 

—  Peste  soit  des  écheveaux  de  soie ,  d'elle  et  de  vous  !  Allez 
l'appeler  à  l'instant. 

Mais  la  mère  se  montre  ;  c'est  encore  un  homme  qui 
joue  le  rôle.  L'inconvénient  n'est  pas  grave,  car  madame 
Aguéda  de  Toruegano  est  une  virago  qui  a  la  voix  forte  : 

1.  ProloKiiP  du  tlK^filre  de  Cervanlos. 


32  CHÂPITRH  11. 

—  Allons,  allons,  monsieur  le  faiseur  d'embarras;  vous  verrez 
que  parce  qu'il  apporte  une  mauvaise  charge  de  bois,  il  n'y  aura 
plus  moyen  de  s'entendre  avec  lui  ! 

—  Ouais  !  une  mauvaise  charge  de  bois  !  cela  vous  plaît  à  dire, 
senora  ;  mais  je  jure,  moi ,  par  le  ciel  de  Dieu ,  que  c'est  tout  au 
plus  si,  avec  l'aide  de  votre  filleul,  j'ai  pu  la  mettre  sur  mes 
épaules. 

Les  querelles  de  ménage  vont  leur  train,  au  grand 
applaudissement  des  spectateurs,  et  Rueda  prolonge 
la  gaieté  de  la  foule.  Madame  Aguéda  ,  qui  aime  à 
causer,  a  oublié  le  souper  de  son  mari  et  ne  témoigne 
aucune  pitié  en  la  voyant  couvert  d'eau  et  de  boue. 
Pourtant  une  grosse  question  la  préoccupe.  Elle  a 
son  rêve  de  fortune  qui  repose  sur  certain  champ 
d'oliviers  dont  elle  voudrait  vendre  les  olives  au  marché 
le  plus  cher  possible.  Mais  les  oliviers  ne  sont  pas  en- 
core plantés. 

Elle  saisit  le  premier  instant  où  elle  est  seule  avec 
Toruvio  pour  attaquer  ce  chapitre.  Ici  commence  la 
pièce  véritable. 

—  Je  gagerais,  mon  mari,  qu'il  ne  vous  est  pas  encore  venu 
en  tête  de  travailler  à  ce  plant  d'oliviers  que  je  vous  avais  tant 
recommandé? 

—  Et  pourquoi  donc  serais-je  rentré  si  tard,  si  ce  n'était  pour 
faire  ce  que  vous  m'avez  dit? 

—  A  la  bonne  heure!  Et  oii  avez-vous  planté? 

—  Là-bas ,  près  du  figuier  où  je  vous  ai  embrassée  un  jour. 
Vous  en  souvenez-vous? 

(Menciguéla  reparaît.) 

—  Mon  père ,  quand  vous  voudrez  souper,  tout  est  prêt. 

—  Vous  ne  savez  pas  ce  que  j'ai  pensé ,  mon  mari  ?  Ce  replant 
que  vous  venez  de  mettre  en  terre  rendra ,  d'ici  à  six  ou  sept 
ans,  quatre  à  cinq  fanègues  d'olives;  et  en  ajoutant  un  rejeton 
par-ci,  un  autre  rejeton  par-là,  dans  vingt-cinq  ou  trente  ans 
vous  aurez  un  champ  d'oliviers  en  plein  et  bon  rapport. 


L'ADOLESCENCE.  33 

—  Rien  de  plus  vrai,  ma  femme;  cela  ne  peut  manquer  de 
faire  merveille. 

—  Savez-vous  ce  que  j'ai  pensé,  mon  mari?  Non;  eh  bien, 
écoutez-moi.  Je  ferai  la  cueillette  des  olives ,  vous  les  transpor- 
terez sur  notre  petit  àne  et  Menciguela  les  vendra  au  marché; 
mais  souvenez-vous  de  ce  que  je  vous  dis,  ma  fille,  vous  ne 
devez  pas  donner  le  celemin  ^  pour  moins  de  deux  réaux  de  Cas- 
tille. 

—  Deux  réaux  de  Castille  !  oh!  par  exemple,  ce  serait  con- 
science! Il  suffit  de  les  laisser  à  quatorze  ou  quinze  deniers  le 
celemin. 

—  Taisez-vous  donc,  c'est  du  plant  de  la  meilleure  espèce,  du 
plant  de  Cordoue. 

—  Et  quand  ce  serait  du  plant  de  Cordoue  ,  le  prix  que  je 
dis  est  suffisant. 

—  Taisez-vous,  encore  une  fois,  et  ne  me  rompez  pas  la  léle. 
Ah  çà,  ma  fille,  vous  m'avez  entendue  :  deux  réaux  de  Castille, 
et  rien  de  moins. 

ToRuvio.  —  Encore!  Viens  ici ,  petite  fille;  combien  feras-tu 
les  olives  ? 

Menciguela.  —  Ce  qu'il  vous  plaira,  mon  père. 

ToRuvio.  —  Quatorze  deniers,  ou  quinze? 

Menciguela.  —  Oui ,  mon  père. 

Aguéda.  —  Gomment,  oui,  mon  père!  Viens  ici,  petite  fille; 
combien  feras- tu  les  olives? 

Menciguela.  —  Ce  que  vous  voudrez,  ma  mère. 

Aguéda.  —  Deux  réaux  de  Castille. 

ToRuvio.  —  Miséricorde!  deux  réaux  de  Castille!  Je  vous  pro- 
mets que,  si  vous  ne  faites  pas  ce  que  je  vous  dis,  je  vous  don- 
nerai plus  de  deux  cents  coups  d'étrivières.  Voyons,  parlez, 
combien  les  ferez-vous? 

Menciguela.  —  Comme  vous  dites,  mon  père. 

ToRUvio.  —  Quatorze  ou  quinze  deniers? 

Menciguela.  —  Oui,  mon  père. 

Aguéda.  — Qu'est-ce  à  dire?  Oui,  mon  père!  [Elle  la  bat. 
Attrape!  attrape!  voilà  pour  t'apprendre  à  me  désobéir. 

ToRuvio.  —  Laissez  cette  enfant. 

1.  Douzième  de  la  fanègue,  environ  un  boisseau. 


34  CHAPITRE   II. 

Mengiguéla.  —-  Ah!  ma  mère!  ah!  mon  père!  ne  me  tuez 

pas  ! 

(Aux  cris  de  l'enfant ,  un  voisin  apparaît,  qui  vient  mettre  le  holà.) 

Aloja  [entrant).  —  Qu'est-ce  que  c'est,  voisins?  Pourquoi 
maltraiter  ainsi  cette  petite? 

Aguéda.  —  Ah!  monsieur,  c'est  ce  mauvais  garnement  qui 
prétend  donner  tout  ce  que  nous  avons  pour  rien;  il  veut  ruiner 
la  maison.  Des  olives  grosses  comme  des  noix!... 

ToRuvio.  —  Je  jure  par  les  os  de  mon  père  qu'elles  ne  sont  pas 
seulement  comme  des  grains  de  millet. 

Aguéda.  —  Et  moi  je  dis  que  si  ! 

ToRuvio.  —  Et  moi  je  dis  que  non  1 

Aloja.  —  Allons,  voisine,  faites-moi  le  plaisir  de  rentrer  chez 
vous;  je  me  charge  d'arranger  tout  cela.  [Elle rentre.)  Expliquez- 
vous  maintenant,  voisin;  de  quoi  s'agit-il?  Voyons  vos  olives; 
y  en  eût-il  vingt  fanègues,  je  les  achèterai. 

ToRuvio.  —  Ce  n'est  pas  cela ,  monsieur,  ce  n'est  pas  cela 
vraiment;  nous  n'en  sommes  pas  oii  vous  croyez.  Les  olives  ne 
sont  pas  dans  notre  maison;  elles  ne  sont  encore  que  dans  notre 
fonds. 

Aloja.  —  Alors,  transportez-les  ici;  vous  pouvez  compter  que 
je  vous  les  achèterai  toutes  au  plus  juste  prix. 

Mengiguéla.  —  Ma  mère  en  veut  deux  réaux  le  celerain. 

Aloja.  —  C'est  bien  cher  ! 

ToRUvio.  —  N'est-il  pas  vrai,  monsieur? 

Mengiguéla,  —  Mon  père  n'en  demande  que  quinze  deniers. 

Aloja.  —  Montrez-m'en  un  échantillon. 

TORUV10.  —  Mon  Dieu,  vous  ne  voulez  pas  me  comprendre, 
monsieur!  J'ai  mis  en  terre  aujourd'hui  du  replant  d'olivier,  et 
ma  femme  dit  que,  dans  six  ou  sept  ans,  on  pourra  récolter 
quatre  ou  cinq  fanègues  d'olives ,  que  ce  sera  elle  qui  les  cueil- 
lera, moi  qui  les  porterai  au  marché,  et  notre  fille  qui  les  ven- 
dra, et  qu'elle  ne  doit  pas  les  laisser  à  moins  de  deux  réaux; 
je  soutiens  que  non,  elle  soutient  que  si  :  voilà  toute  l'affaire. 

Aloja.—  Plaisante  affaire,  ma  foi  !  vit-on  jamais  chose  pareille? 
Les  oliviers  sont  à  peine  plantés  et  déjà  ils  sont  cause  des  pleurs 
de  votre  enfant  ! 

Mengiguéla.  —  C'est  bien  vrai!  Qu'en  dites-vous,  monsieur? 

ToRuvio.  —  Ne  pleure  pas,  Menciguéla.  Celte  petite,  mon- 
sieur, vaut  son  pesant  d'or.  Allons,  mon  enfant,  va  mettre  la 


L'ADOLESCENCE.  35 

table;  je  te  promols  de  t'ocljeter  un  tablier  sur  le  produit  de.'H 
premières  olives  que  nous  \endrons. 

Aloja.  —  Adieu,  voisin;  rentrez  aussi  diez  vous,  el  vivez  en 
paix  avec  votre  femme. 

ToRuvio.  —  Salut,  monsieur. 

Aloja  [seul].  —  Il  faut  convenir  que  nous  voyons  ici-bas  des 
choses  qui  passent  toute  croyance.  On  se  querelle  pour  les  olives, 
quand  les  oliviers  n'existent  pas  encore  *. 

Tel  était  le  paso  joué  par  Lope  de  Riieda.  Quand  on 
avait  vu  les  Olives  [las  Aceitunas),  on  s'en  souve- 
nait. Les  saynètes  de  Touvrier  excitaient  l'enthousiasme 
de  l'Espagne,  en  un  temps  où  Ton  ne  connaissait  ni 
Lope  de  Yega,  ni  Galderon,  ni  Alarcon ,  ni  ïirso  de 
Molina.  Dans  le  modeste  cadre  dont  il  s'était  emparé,  il 
fit  entrer  un  véritable  répertoire  de  bonnes  caricatures 
franchement  dessinées  el  de  moralités  joyeuses  qu'adop- 
tait aussitôt  le  bon  sens  populaire.  Quand  il  mourut,  en 
1567,  on  lui  fit  des  funérailles  magnifiques  et  on  l'en- 
terra solennellement  dans  la  cathédrale  de  Cordoue, 
entre  les  deux  chœurs.  Son  influence  laissa  une  si  vive 
trace  que  le  célèbre  Antonio  Ferez,  dont  les  aventures 
politiques  occupèrent  l'Espagne  et  la  France,  oubliai! 
ses  intrigues ,  ses  belles  épîtres  et  tous  les  gouverne- 
ments du  monde  quand  il  parlait  de  Rueda. 

Cervantes  garda  jusqu'au  bout  de  sa  vie  l'impression 
naïve  que  lui  avait  laissée  le  théâtre  du  batteur  d'or.  Un 
an  avant  sa  mort,  il  écrivait  léloge  de  Rueda,  en  regret- 
tant de  ne  pouvoir  transcrire  et  consigner  avec  détails 
les  souvenirs  qu'il  conservait  de  lui.  Le  talent  d'obser- 
vation, le  naturel,  le  bon  sens  de  Rueda  lui  paraissaient 
des  modèles  trop  abandonnés. 

1 .  J'ai  einpiunlé  ici  la  spirituelle  Irailuflion  dt^  M.  Adolplie  de  Piii- 
busque. 


36  CHAPITRE  II. 

Un  soir,  dans  sa  vieillesse,  on  causait  devant  lui  du 
théâtre.  La  scène  espagnole  devenait  alors  une  scène  de 
premier  ordre ,  les  comedias  famosas  étaient  dans  leur 
splendeur,  et  tout  le  monde  discutait  les  questions 
d'art  dramatique  les  plus  raffinées.  Cervantes,  écoutant 
les  théories  de  chacun,  songeait  tout  bas  au  vieil  acteur 
qui,  sur  ses  tréteaux,  dans  un  carrefour,  leur  avait  donné 
des  leçons  excellentes  et  qui  était  en  définitive  leur  pre- 
mier maître.  Mais  laissons-lui  la  parole  : 

Ces  jours  passés,  dit-il,  je  me  trouvai  dans  une  réunion 
d'amis,  où  l'on  traita  du  théâtre  et  de  ce  qui  s'y  rapporte;  on  y 
mit  tant  de  subtilité,  tant  de  critique,  que,' selon  moi,  on  en 
vint  à  tracer  le  modèle  de  la  perfection  idéale.  On  traita  aussi 
cette  question  :  Quel  fut  le  premier,  en  Espagne,  qui  tira  la 
comédie  de  ses  langes  et  l'amena  sur  une  scène  pompeuse,  avec 
des  vêtements  magnifiques?  Moi,  comme  le  plus  vieux  de  ceux 
qui  étaient  là,  je  dis  que  je  me  souvenais  d'avoir  vu  jouer  le 
grand  Lope  de  Rueda,  homme  extraordinaire  et  par  son  jeu  et 
par  son  intelligence.  H  était  né  àSéville,  et  de  son  métier  6a^//ioja, 
ce  qui  veut  dire  batteur  de  feuilles  d'or.  Dans  la  poésie  pastorale , 
il  était  merveilleux;  c'est  un  genre  dans  lequel  personne,  ni  au- 
paravant ni  depuis,  ne  s'est  montré  supérieur  à  lui,  et  bien  que 
(étant  alors  enfant)  je  n'aie  pas  pu  apprécier  avec  justesse  le  mé- 
rite de  ses  vers,  cependant,  quand  je  repasse  aujourd'hui,  dans 
l'âge  mûr,  quelques  couplets  restés  dans  ma  mémoire,  je  trouve 
que  mon  impression  est  exacte  ;  j'en  citerais  ici  un  fragment  qui 
donnerait  crédit  à  mon  opinion,  si  je  ne  craignais  de  sortir  de 
l'objet  même  de  mon  prologue  i. 

Cervantes  a  pourtant  cédé  à  la  tentation  de  peindre 
la  simplicité  primitive  du  théâtre  de  Rueda. 

Dans  le  temps  de  ce  célèbre  acteur  espagnol ,  tout  le  maté- 
riel d'un  directeur  de  spectacle  tenait  dans  un  sac,  et  en  voici 
l'inventaire  :  quatre  jaquettes  de  peau  blanche  ,  relevées  de  cuir 
doré,  quatre  barbes  et  autant  de  perruques ,  quatre  houlettes  ou 

1.  Prologue  du  Ihéàlre  de  Cervank's. 


L'ADOLESCENCE.  37 

à  peu  près.  Les  comédies  consistaient  en  églogues,  en  colloques, 
tenus  entre  deux  ou  trois  bergers  et  une  bergère.  On  les  égayait 
et  on  les  allongeait  au  moyen  de  quelques  intermèdes,  celui  de 
la  négresse  ou  celui  du  ruffian,  ou  celui  du  niais,  ou  celui  du 
Biscayen,  quatre  personnages  que  jouait  Lope,  ainsi  que  beau- 
coup d'autres  rôles,  tous  avec  la  plus  grande  perfection  et  le  plus 
grand  naturel  qu'on  puisse  imaginer.  » 

La  vivacité  de  ce  souvenir,  qui  revient  avec  abon- 
dance sous  la  plume  de  Cervantes,  achève  de  nous  mon- 
trer quelle  fut  son  éducation  première.  Quand  Lope  de 
Rueda  mourut,  en  1567,  et  reçut  des  honneurs  extraor- 
dinaires, Cervantes,  son  élève  inconnu,  était  un  jeune 
gentilhomme  qui  avait  plus  d'esprit  que  de  science  et 
plus  d'observation  que  d'études  littéraires.  Ainsi  se  for- 
mèrent, je  crois,  la  plupart  des  capitaines  du  seizième 
siècle,  lesquels  étaient  peu  clercs. 

Au  moment  où  j'essaye  de  reconstruire  en  quelque 
sorte  la  jeunesse  de  Cervantes,  où  je  réunis  ces  détails 
épars,  il  me  semble  que  Montaigne  vient  compléter  le 
chapitre  en  disant,  comme  s'il  eût  été  le  père  de  Cer- 
vantes :  ((  Nous  cherchons  de  former,  non  un  grammai  - 
rien  ou  logicien,  mais  un  gentilhomme,  laissons-les  (les 
gradués)  abuser  de  leur  loisir  :  nous  avons  affaire  ail- 
leurs. »  Et  un  peu  plus  loin  :  «  Le  parler  que  j'aime 
est  un  parler  simple  et  naïf...  non  pédantesque,  ni  fra- 
tesque,  non  plaideresque,  mais  plutôt  soldatesque  '.  » 

Cervantes  avait  du  «  soldatesque  ;  »  son  tempéra- 
ment, son  milieu  le  portaient  à  se  jeter  dans  les  choses 
plutôt  que  dans  les  paroles.  Sa  figure  même  (s'il  faut 
en  juger  par  les  portraits  qui   nous  sont   parvenus'^) 

1.  Montaigne,  1 ,  25. 

2.  Voir  surtout  le  portrait  dessiné  par  M.  Eduardo  Cano ,   et  pu- 


38  CHAPITRE    H. 

était  celle  d'un  homme  d'action.  Beau  d'une  beauté  mâle, 
le  front  haut,  le  sourcil  arqué,  les  cheveux  rejetés  en 
arrière,  le  nez  aquilin,  la  bouche  nettement  dessinée,  il 
n'a  rien  d'un  rêveur.  Ses  traits  arrêtés  ont  l'énergie  har- 
monieuse qui  fait  les  figures  de  capitaines.  Sans  doute  la 
précision  même  de  ces  traits  qui  sont  élégants  touche  à 
la  finesse  ;  peut-être  devinera-t-on  dans  ce  regard  qui 
vous  interroge,  dans  l'ardeur  de  ces  yeux  noirs  et  ou- 
verts, l'ironie  de  l'écrivain;  les  narines  se  gonflent  à 
demi  et  un  vague  sourire  se  trahit  dans  les  plis  des  lè- 
vres légèrement  relevées  ;  mais  ces  finesses  natives  de  la 
^  physionomie  n'ont  rien  de  commun  avec  le  raffinement 
de  notre  époque.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  me  figure  dans 
le  jeune  Saavedra  l'homme  du  seizième  siècle,  d'allure 
assez  rude,  capable  d'une  activité  grave  et  forte,  qui 
croit  en  lui-même  et  en  Dieu  et  qui  se  bat  pour  ses 
croyances.  «  Vivent  ceux  qui,  emportés  comme  sur  des 
ailes  par  le  désir  de  bien  mériter  de  leur  foi,  de  leur 
nation  et  de  leur  roi ,  s'élancent  intrépidement  au 
milieu  de  mille  morts  qui  les  attendent  en  face  !  Voilà 
les  choses  qu'on  entreprend  avec  honneur,  gloire  et 
profit  ! ...  » 

Ce  sont  les  paroles  mêmes  de  Cervantes,  que  j'em- 
prunte au  Curieux  indiscret.  Dans  cette  nouvelle  ad- 
mirable, où  le  bonheur  paisible  est  montré  comme  un 
piège ,  Lothaire  exalte  l'esprit  d'entreprise  qui  lui 
paraît  légitime,  et  l'oppose  aux  tentations  morbides 
des  hommes  comme  Anselme,  qui  ont  le  bonheur  mal- 
heureux, et,  faute  de  but,  se  mettent  à  douter.  Agissons, 
et   défions-nous  de  l'esprit  quand   il  travaille  à  vide  : 

blié  à  Séville  (I8G4),   dans  ses  Nuevos  Documentos par  D.José 

Maria  Asensio  y  Toledo.  C'est  celui  dont  je  parle  ici. 


L'ADOLESCENCE.  39 

alors  il  cherche  sa  perte.  Souvenez- vous  de  l'Arioste  et 
de  son  apologue  du  vase;  «  c'est  un  conte,  ajoute  Cer- 
vantes, mais  il  renferme  des  secrets  moraux  dignes  d'être 
écoutés,  compris  et  imités  ^  » 

Cervantes  écrivit  cela  plus  tard,  il  le  pensa  de  bonne 
heure,  et  avec  embarras,  car  cette  disposition  semblait 
contradictoire  avec  ses  goûts  littéraires.  A  vingt  ans, 
quand  il  voulut  choisir  une  carrière,  il  se  trouva  deux 
natures  et  deux  vocations.  Son  génie  précoce  et  l'éléva- 
tion de  son  âme,  éprise  de  poésie,  le  poussaient  vers  les 
lettres.  Son  origine  et  les  traditions  de  sa  famille  l'en- 
traînaient vers  les  armes.  Naître  gentilhomme,  c'était 
naître  soldat.  Il  était  donc  combattu  d'instincts  divers. 
Un  jour,  l'alternative  qui  le  tenait  en  suspens  parut  ces- 
ser. Son  frère  aîné,  Rodrigo,  partit  pour  la  campagne 
des  Flandres.  Il  semblait  dès  lors  que  Michel  dût  rester 
près  des  siens  et  chercher  sa  route  dans  la  vie  civile  ; 
tout  au  contraire,  le  jeune  homme  se  sentit  plus  que  ja- 
mais attiré  par  la  guerre.  Castillan  dans  l'âme,  il  disait 
que  le  courage  militaire  est  la  vertu  qui  réunit  toutes  les 
autres,  qu'il  rend  courtois,  qu'il  développe  la  libéralité 
dans  l'homme,  et  que  c'est  le  propre  des  âmes  généreuses 
de  vivre  au  milieu  des  périls.  La  valeur  môme  ne  lui 
suffisait  pas,  il  voulait  qu'on  fût  téméraire.  Car,  ce  s'il 
est  plus  facile  au  prodigue  quà  l'avare  d'être  libé- 
ral, il  est  plus  naturel  au  téméraire  qu'au  lâche  de  tou- 
cher le  point  juste  de  la  vraie  bravoure.  »  Là-dessus,  il 
ne  tarissait  pas.  Ses  ouvrages  sont  pleins  de  ces  trans- 
ports qui  agitaient  encore  sa  vieillesse.  Ses  nouvelles  et 

1.  Don  Quicholte ,  i,  33.  »  Tiene  en  si  encerrados  secretos  mo- 
rales, (lignos  de  ser  advertidos,  yentendidos,  y  imitados.  »  —  Ariosle, 
0.  F.,  chap.  LXii*. 


40  CHAPITHK   II. 

ses  comédies,  sa  prose  et  ses  vers,  (ont  respire  Fadora- 
tion  des  armes,  qui  fut  sa  passion  dominante,  son  ambi- 
tion invincible  et,  au  dire  des  envieux,  son  incurable 
ridicule.  La  question  des  lettres  et  des  armes  revient 
sous  sa  plume  au  détour  de  tous  les  chapitres,  comme 
un  débat  capital  et  mal  jugé,  comme  dans  Saint-Simon 
la  question  des  ducs  et  pairs.  Ce  sont  des  comparaisons 
sans  fin  du  métier  militaire  avec  les  autres  fonctions  so- 
ciales. Qui  l'emporte  du  soldat,  du  moine,  de  l'homme 
d'étude  ou  de  l'homme  de  cour?  Il  est  sublime  de  servir 
Dieu  ;  l'étudiant  qui  veille  et  pense  est  admirable  ;  le 
service  du  roi  est  un  noble  office...  Mais  soyez  soldat. 

Don  Quichotte,  l'homme  bardé  de  fer,  qui  porte  en 
1605  le  bouclier  de  1250,  est  absurde  comme  un  reve- 
nant ;  mais  quand  il  parle  des  vertus  actives,  des  com- 
bats, des  entreprises,  il  est  sérieux,  il  est  éloquent,  il 
vous  gagne.  La  caricature  disparaît,  le  fou  redevient 
héros  ;  on  sent  que  l'auteur  est  caché  dans  son  person- 
nage et  se  trahit.  La  forfanterie  et  les  rêves  de  l'hidalgo, 
qu'il  raille  avec  une  verve  éblouissante ,  il  l'admire,  il 
la  salue  avec  respect  dans  le  soldat  captif  qui  revient  au 
pays.  C'est  l'inconséquence  naïve  et  très-aimable  de  ce 
livre  si  divers,  ou  plutôt  c'est  ce  qui  en  fait  la  vérité. 
L'homme  se  révèle  sous  le  conteur  ;  il  y  a  même  un  in- 
stant d'oubli  où  il  nomme  et  laisse  entrevoir  dans  ses 
groupes  «  un  certain  Saavedra,  »  un  tal  Saavedra^ 
dont  l'histoire,  dit-il,  serait  digne  d'intérêt. 

Il  a  dessiné  souvent,  de  profil  ou  de  face,  comme 
silhouette  ou  comme  portrait,  le  personnage  du  soldat 
gentilhomme.  Un  Fernando  Saavedra  joue  le  premier 
rôle  dans  le  drame  intitulé  :  El  Galkirdo  espahol.  C'est 
un  foudre  de  guerre,  un  beau  cavalier  qui  tourne  les 


L'ADOLESCENCE.  41 

têtes  quand  il  ne  les  abat  pas,  un  capitan  sans  aucune 
modestie.  A  lui  seul  il  prend  un  navire  turc  sur  la 
côte  d'Oran.  «  Il  fond  sur  Tennemi  Tépée  à  la  main.  Il 
tue  et  frappe,  il  court  de  la  poupe  à  la  proue  ;  l'équi- 
page se  rend  à  lui  seul  !  »  Les  ennemis  mêmes  le  con- 
templent comme  un  demi-dieu,  car  «  il  a  tué  cent  Maures 
en  bataille,  et  sept  en  duel  ;  il  en  a  envoyé  deux  cents 
sur  les  galères  et  cent  dans  les  bagnes  * .  » 

Ces  rodomontades  font  sourire  et  rappellent  les  récits 
de  Brantôme.  Voilà  bien  de  Torgueil.  Cervantes  en  con- 
vient. «  Saavedra  est  très-modeste  avec  ses  amis,  dit-il, 
mais  devant  l'ennemi,  il  ne  connaît  pas  d'égal,  ni  Maure, 
ni  chrétien.  »  Il  faut,  pour  comprendre  les  hommes  de 
ce  temps-là,  vivre  un  moment  de  leurs  idées.  Au  sei- 
zième siècle  il  y  avait,  en  face  des  clercs,  en  opposition 
avec  eux,  une  jeune  noblesse  qui  haïssait  les  «  suppôts 
de  Baroco  et  de  Baralipton,  »  comme  dit  Montaigne, 
qui  aimait  les  exercices  du  corps,  la  lutte  poudreuse,  les 
défis  magnifiques,  les  prouesses  voyantes,  et  qui  appe- 
lait académie  l'école  d'équitation.  Il  restait  encore  des 
chevaliers,  et  l'acception  même  du  mot  caballeros  mar- 
quait que  l'esprit  chevaleresque  s'était  vulgarisé  en  s'éten- 
dant.  Si  l'on  veut,  en  effet,  descendre  dans  la  foule, 
écouter  les  détails,  on  surprendra  des  sentiments  sem- 
blables jusqu'au  fond  des  régiments  et  des  bandes  mer- 
cenaires, jusque  dans  les  bacheliers  et  les  licenciés  des 
universités. 

•  La  querelle  des  étudiants  (dans  Don  Quichotte)  est 
un  petit  tableau  pris  sur  le  fait.  Ils  sont  deux,  l'un  qui 
porte  dans  un  paquet  de  toile  verte  quelques  bardes  et 

1.  El  Gallardo  espafiol ,  ,1'  m. 


42  CHAPITRE   II. 

deux  paires  de  bas  en  bure  noire ,  c'est  le  bachelier  qui 
deviendra  clerc  ;  l'autre  qui  ne  porte  rien  que  deux 
fleurets  neufs  avec  leurs  boutons,  c'est  un  licencié,  qui 
vient  d'être  reçu  à  grand'peine,  car  il  aime  mieux  l'es- 
crime que  les  livres.  Le  bachelier  l'en  plaisante  un  peu, 
car  il  ose  ne  pas  croire  que  l'escrime  soit  une  science. 

—  Si  vous  ne  vous  piquiez  pas,  dit  l'autre  étudiant,  de  jouer 
mieux  encore  de  ces  fleurets  que  de  la  langue,  vous  auriez  eu  la 
tète  au  concours  des  licences,  au  lieu  d'avoir  la  queue. 

—  Écoutez,  bachelier,  reprit  le  licencié,  votre  opinion  sur 
l'adresse  à  manier  l'épée  est  la  plus  grande  erreur  du  monde,  si 
vous  croyez  cette  adresse  vaine  et  inutile. 

—  Pour  moi,  ce  n'est  pas  une  opinion,  répondit  l'autre,  qui 
se  nommait  Corchuelo,  c'est  une  vérité  démontrée,  et,  si  vous 
voulez  que  je  vous  le  prouve  par  l'expérience,  l'occasion  est 
belle;  vous  avez  là  des  fleurets;  j'ai,  moi,  le  poignet  vigoureux  , 
et,  avec  l'aide  de  mon  courage,  qui  n'est  pas  mince,  il  vous  fera 
confesser  que  je  ne  me  trompe  pas.  Allons,  mettez  pied  à  terre, 
et  faites  usage  de  vos  mouvements  de  pieds  et  de  mains,  de  vos 
angles,  de  vos  cercles,  de  toute  votre  science;  j'espère  bien  vous 
faire  voir  des  étoiles  en  plein  midi,  avec  mon  adresse  tout  in- 
culte et  naturelle. 

On  se  bat  vivement. 

Le  bachelier  attaquait  en  lion  furieux;  mais  le  licencié,  d'une 
tape  qu'il  lui  envoyait  avec  le  bouton  de  son  fleuret,  l'arrêtait 
court  au  milieu  de  sa  furie,  et  le  lui  faisait  baiser  comme  si  c'eût 
été  une  relique,  bien  qu'avec  moins  de  dévotion.  Finalement,  le 
licencié  lui  compta,  à  coups  de  pointe,  tous  les  boutons  d'une 
demi-soutane  qu'il  perlait  et  lui  en  déchira  les  pans  menu 
comme  des  queues  de  polypes.  11  lui  jeta  deux  fois  le  chapeau 
à  terre  et  le  fatigua  tellement,  que,  de  dépit  et  de  rage,  l'autre 
prit  son  fleuret  par  la  poignée  et  le  lança  dans  l'air  avec  tant 
de  vigueur  qu'il  l'envoya  presque  à  trois  quarts  de  lieue. 

Les  préférences  de  Cervantes  se  trahissent. 

Pendant  la  route  qu'il  leur  restait  à  faire,  le  licencié  leur  ex- 
pliqua les  excellences  de  l'escrime,  avec  tant  de  raisons  évi- 


L'ADOLESCEiNCE.  43 

dentés,  tant  de  ligures  et  de  démonstrations  mathématiques,  que 
tout  le  monde  demeura  convaincu  des  avantages  de  cette  science, 
et  Gorchuelo  fut  guéri  de  son  entêtement'. 

Cervantes  ne  s'établit  pas  juge  du  camp,  mais  aiiieui's 
il  donne  son  avis  :  préférer  la  force  à  Tadresse  est  une 
idée  de  vilain.  Gorchuelo  peut  penser  ainsi  et  Sancho 
a  de  bonnes  raisons  pour  suivre  la  même  pratique;  mais 
un  gentilbomme  doit  être  adroit  et  posséder  l'érudition 
de  l'épée. 

Tout  revenait,  on  le  voit,  à  la  race  et  au  sentiment  de 
sa  condition.  Il  en  découlait  une  suite  d'idées  qui  était 
un  système  d'éducation.  En  veut-on  un  dernier  exemple, 
des  plus  curieux?  Les  Espagnols  se  jetaient  alors  sur  l'Ita- 
lie, et  la  mode  était  pour  la  plupart  des  jeunes  hommes 
de  passer  par  là  ,  quand  on  n'allait  pas  en  Flandre. 
Cervantes  en  donne  la  raison  franchement  positive  : 
on  était,  dit-il,  «  alléché  par  ce  qu'on  avait  ouï  dire 
aux  militaires  de  l'abondance  des  auberges  de  France 
et  d'Italie,  et  de  la  liberté  dont  jouissent  les  Espa- 
çrnols  dans  leurs  logements.  On  trouvait  fort  agréables 
à  l'oreille  ces  mots  :  Li  buonl  polastri,  picioni,  pre- 
suto  e  salcicie,  et  autres  de  même  espèce  que  les  sol- 
dats se  rappellent  quand  ils  reviennent  de  ces  pays  dans 
le  nôtre,  et  qu'ils  passent  par  la  misère  et  les  incom- 
modités des  hôtelleries  d'Espagne.  »  Mais  il  y  avait  en- 
core, ici  comme  en  tout,  la  raison  de  casie.  On  disait 
dans  les  vieilles  familles  «  que  ce  n'était  pas  assez  d'être 
gentilhomme  dans  sa  pairie,  et  qu'il  fallait  encore  l'être 
dans  les  pays  étrangers.  » 

1.  Voy.  Don  Quichotte,  ii,  l  9. —  .lecite  ici  la  tradiicliondcM.  Viardot, 
qui  est  devenue  classique  eu  t'rauce,  et  je  la  citerai  souvent,  afin  que 
les  personnes  qui  ne  lisent  pas  l'espagnol  retrou\ent  le  Cervanfes 
français,  auquel  ou  s'est  justement  habitué. 


if  CHAPITRE   II. 

Je  compromels  (Servantes  en  le  inontraiil  ici  lour  à 
tour  ignorant,  capitan  et  infatué  de  sa  noblesse.  Mais 
ce  fut  vraiment  son  adolescence.  D'ailleurs,  ne  blâmons 
pas  trop  vite  ses  préjugés  au  nom  des  nôtres.  La  no- 
blesse castillane  se  pardonnait  tous  les  orgueils  parce 
qu'elle  acceptait  toutes  les  misères. 

Cervantes  apprit  à  être  pauvre  en  apprenant  à  être 
fier.  Son  courage  moral  se  développa  avec  son  orgueil. 
Ainsi  se  trouva-t-il  à  vingt  ans  plein  de  sentiments  bar- 
dis,  libres  et  naïfs.  Qui  l'eût  vu  à  cette  époque  ne  lui  eût 
pas  prédit  l'avenir  d'un  écrivain,  mais  le  grade  de  ca- 
pitaine. 

L'événement  ne  tourna  pas  ainsi  tout  d'abord.  Un 
cardinal  italien  passant  par  Madrid  proposa  d'emmener 
le  jeune  homme  comme  secrétaire  ou  comme  page,  et 
Cervantes  partit  avec  lui. 

Mais,  arrivé  à  Rome,  il  se  fit  soldat. 


CHAPITRE    III 


LES  CAMPAGNES 


LÉPANTE   ET   NAVARIN    (1571-167  3;. 

Cervantes  a  combatlu  à  Lépante,  à  Navarin,  à  la 
Goulette.  Sept  ou  huit  ans  de  ces  grandes  campagnes 
mûrirent  rapidement  son  esprit  et  son  caractère.  En 
1567,  c'était  encore  un  écolier  qui  ne  comprenait  guère 
sans  doute  ce  qui  se  passait  dans  le  monde  politique.  Il 
faisait  des  vers,  et  les  événements  les  plus  tragiques 
d'alors  lui  servaient  de  matière  à  amplifications.  Quand 
mourut  la  reine  Isabelle ,  quand  don  Carlos  expira  dans 
les  convulsions,  Cervantes,  sous  l'égide  de  son  profes- 
seur Juan  de  Hoyos,  rima  une  demi-douzaine  d'épita- 
phes  en  l'honneur  de  la  feue  reine.  Le  maître  et  l'élève 
croyaient  naïvement  plaire  au  roi,  qui  eût  préféré  le 
silence  et  qui  ne  permettait  même  pas  à  l'envoyé  du 
pape  de  lui  présenter  des  lettres  de  condoléance.  Cet 
envoyé,  le  cardinal  Acquaviva,  s'intéressa  précisément 
aux  vers  dont  le  roi  se  souciait  peu.  Il  voulut  rendre 
visite  à  la  littérature  espagnole  pour  se  dédommager  du 
mauvais  accueil  qui  lui  était  fait  par  la  politique.  Il 


4G  CHAPITRE   III. 

aimait  les  leltres,  il  s"y  connaissait,  étant  né  dans  celte 
famille  napolitaine  des  ducs  d'Atri  et  de  Téramo 
qui  donnait  des  Mécènes  aux  poêles  italiens.  Il  distingua 
le  jeune  Cervantes  el  T emmena  à  Rome. 

Ainsi  notre  rimeur  ful-il  tout  d'un  coup  transporté 
en  Italie.  Arrivé  là,  il  sentit  la  vocation  militaire  se  ré- 
veiller en  lui.  Quand  mém.e  il  aurait  eu,  ce  qui  est 
douteux ,  les  qualités  aimables  de  ces  pages  qu'on  appe- 
lait les  domestiques  des  grands,  à  une  telle  époque  il 
était  impossible  de  ne  pas  prêter  l'oreille  au  tressaille- 
ment des  armes  qu'on  entendait  sur  toute  la  Méditerra- 
née. Il  n'était  bruit  que  des  Turcs  el  de  leurs  progrès  ef- 
frayants. Les  flottes  des  sultans  régnaient  sur  la  mer,  leurs 
amiraux  semblaient  invincibles,  leurs  corsaires  insaisissa- 
bles. On  voyait  établie  définitivement  en  Europe  cette 
race  guerrière  qui  possédait  à  la  fois  l'organisation  ac- 
tive des  peuples  conquérants  et  le  prosélytisme  militant 
des  jeunes  religions.  Solidement  campés  dans  toute  la 
péninsule  grecque,  ils  pillaient  le  littoral  des  deux  au- 
tres en  attendant  qu'ils  les  soumissent  au  joug.  Tran- 
quilles d'ailleurs  à  Constantinople,  ils  se  fiaient  à  l'a- 
venir avec  le  calme  fataliste  des  Orientaux,  et  tandis 
que  l'orgueil  espagnol ,  frémissant  de  rage ,  proférait 
des  menaces  terribles,  l'orgueil  ottoman  ne  daignait  pas 
s'émouvoir. 

On  était  néanmoins  à  la  veille  d'une  grande  rencontre. 
Le  jeune  Saavedra  traversait  la  mer  qui  servait  de 
champ  de  bataille  à  TEurope  et  à  l'Asie,  en  1567  ou 
1568,  dans  la  période  fiévreuse  qui  sépare  le  siège  de 
Malte  (1565)  de  la  victoire  de  Lépante  (1571).  La  Mé- 
diterranée fut  alors  un  magnifique  théâtre  d'activité, 
d'héroïsme  et  d'aventures.  Pour  un  homme  de  vingt 


LES   CAMPAGNES.  47 

ans,  espagnol  et  poète,  le  spectacle  était  beau  de  ce 
combat  splendide  et  sanglant,  qui  ne  finissait  pas, 
tournoi  sérieux,  drame  réel,  dont  les  personnages  mé- 
ritaient Tattention.  Un  simple  soldat  pouvait  toucher  du 
doigt  les  personnages  qui  jouaient  les  premiers  rôles. 
C'étaient  les  généraux  turcs,  les  renégats  sortis  de  Far- 
chipel  grec,  les  gentilshommes  italiens  comme  le 
brillant  Golonna,  le  plus  accompli  des  chevaliers  et  le 
plus  élégant  des  triomphateurs.  C'étaient  les  capitaines 
espagnols,  hommes  de  fer,  mûrs  à  quinze  ans  comme 
Farnèse,  et  porfant  la  cuirasse  à  soixante-dix  ans 
comme  Alvarez  de  Bassano,  marquis  de  Santa-Cruz, 
qui  assiège  Tunis  avec  Charles-Quint  en  1S35,  bat 
Strozzi  aux  Terceires  en  1587,  et  commande  encore 
V  Armada. 

Quand  ils  se  rencontraient  tous  ensemble,  sur  de 
grandes  scènes,  généraux  et  corsaires,  chrétiens  et  re- 
négats. Européens  et  Asiatiques,  la  lutte  était  grandiose 
et  le  monde  attentif.  Chacun  alors  faisait  des  prodiges 
de  courage  ou  de  cruauté,  donnant  la  mesure  de  ce 
que  peut  un  homme,  dans  le  bien  et  dans  le  mal. 
Vainqueur  aujourd'hui,  on  était  esclave  le  lendemain, 
au  gré  des  événements.  Le  célèbre  La  Valette,  com- 
mandeur de  Malte,  rama  sur  les  galères  comme  tant 
d'autres,  sous  les  ordres  de  Dragut  le  pirate.  Plus  tard 
Dragut  fut  mis  à  la  chaîne  :  La  Valette,  qui  était  devenu 
libre,  rencontra  Dragut  enchaîné.  —  nUsa?îza  de 
guerra!  C'est  la  guerre!  dit  le  chrétien  au  renégat.  — 
Mudanza  de  fortuna!  répondit  Dragut.  C'est  la  for- 
tune!» On  éprouvait  ainsi  tour  à  tour  sa  force  d'âme. 

Ces  choses  ravissaient  les  écrivains  espagnols,  qui  ont 
toujours  eu  un  penchant  secret  pour  les  grandes  aven- 


48  CHAPITRE  III. 

tures.  Galderon  a  mis  au  Ihéâlre,  dans  Y  Alcade  de 
Zalamca^  le  capitaine  Lope  deFigiieroa,  que  Cervantes 
eut  pour  chef.  Les  Figueroa  venaient  du  fond  du  moyen 
âge;  leur  nom  rappelait  les  plus  vieilles  guerres  contre 
les  Maures  :  on  racontait  qu'un  homme  de  cette  famille, 
se  trouvant  un  jour  sans  armes  en  face  des  musulmans, 
avait  saisi  une  hranche  de  figuier  et  (chassé  à  coups  de 
bâton  les  infidèles.  Cervantes  raillera  plus  tard  ces  tra- 
ditions du  romancero,  mais  quand  il  vient  en  Italie,  il 
écoute  avec  admiration  tous  les  récits  de  guerre.  Cette 
race  asturieime  des  Figueroa,  si  antique,  cui  genus  a 
proavis  ingens,  est  sacrée  à  ses  yeux .  Toute  la  cheva- 
lerie renaît  dans  le  capitaine  Lope,  homme  bronzé, 
couvert  de  blessures,  qui  a  vu  Malte  et  s'y  est  fait  voir, 
qui  a  été  esclave  à  Constantinople,  sans  fléchir,  et  qui 
figure  parmi  les  premiers  lieutenants  de  don  Juan 
d'Autriche,  le  héros  par  excellence. 

Don  Juan  est  l'Achille  castillan.  Le  jour  où  il  vient 
prendre  le  commandement  des  troupes  espagnoles  en 
Italie,  Cervantes  n'y  tient  plus,  il  se  fait  soldat.  Ainsi 
firent  beaucoup  d'autres,  car  don  Juan,  avant  d'avoir 
gagné  la  bataille  de  Lépante,  était  déjà  acclamé  par 
les  Espagnols,  appelé  par  les  Vénitiens,  élu  par  le 
pape.  Le  prestige  incroyable  qu'il  exerçait  tenait  sans 
doute  à  son  caractère,  mais  aussi  à  d'autres  causes, 
plus  générales  et  plus  profondes.  Lorsqu'un  homme  a 
tant  d'empire  sur  les  âmes,  c'est  qu'il  résume  en  lui 
les  pensées  et  les  désirs  des  autres  hommes. 

Don  Juan  représente  alors  les  sentiments  héroïques 
de  la  vieille  Espagne  en  opposition  avec  le  roi  qui  oublie 
la  croisade  séculaire  contre  Mahomet.  On  le  compare 
tout  bas  à  Philippe  II,  à  qui  il  est  égal  par  l'origine, 


LES   CAMPAGNES.  49 

supérieur  par  la  beauté,  par  la  jeunesse,  par  la  géné- 
rosité du  caractère.  Le  contraste  est  frappant.  Tan- 
dis que  Philippe  fuit  le  champ  de  bataille  et  s'en- 
ferme dans  son  palais,  entre  une  famille  déchirée  et  une 
favorite  impudente,  la  princesse  d'Eboli,  le  brave  don 
Juan  se  fait  aimer  des  soldats  qu'il  conduit  à  la  vic- 
toire. Tout  d'abord  il  refoule  les  Morisques.  Aussitôt 
après  il  demande  impatiemment  à  marcher  contre  les 
Turcs;  n'est-ce  pas  un  acte  de  foi,  une  entreprise  juste 
contre  des  agresseurs  et  la  suite  des  traditions  mili- 
taires de  Charles-Quint?  On  le  retient,  on  l'espionne, 
il  s'enfuit  en  I066,  et,  gagnant  le  port  de  Barcelone,  il 
vole  au  secours  de  Malte,  où  mouraient  tant  de  cheva- 
liers. Philippe  le  fait  poursuivre  et  reprendre. 

C'est  une  lutte  engagée  entre  les  deux  successeurs  de 
Charles-Quint,  une  lutte  de  tous  les  jours,  qui  dure 
plusieurs  années,  qui  passionne  l'Espagne  et  qui  est 
mêlée  de  scènes  étranges. 

Un  jour,  en  1571,  on  voit  entrer  à  la  cour  un  carme 
déchaussé  qui,  bravant  toutes  les  lois  de  l'étiquette, 
pénètre  jusqu'au  roi  et  aux  infantes.  —  «  Salut,  mon  fils  ! 
Salut,  mes  filles!  »  dit-il  sans  façon,  puis  il  va  embrasser 
don  Juan,  et,  d'un  ton  prophétique,  lui  promet  que 
Dieu  lui  accordera  de  vaincre  les  Turcs ,  en  ajoutant 
que  l'Espagne  entière  priera  pour  lui. 

Ce  faux  moine  était  une  femme,  la  princesse  de  Car- 
donne,  esprit  mystique  et  austère.  Après  avoir  vécu  à 
la  cour,  elle  avait  disparu  tout  à  coup  en  1562,  l'année 
môme  où  saint  Pierre  d'Alcantara  et  sainte  Thérèse  pro- 
testaient contre  la  piété  mondaine  et  réformaient  le  ca- 
tholicisme espagnol.  Elle  avait  adopté  l'habit  de  bure 
des  ordres  nouveaux,  le  capuce  et  la  ceinture  de  cuir. 

4 


50  CHAPITRE  III. 

Après  neuf  ans  de  la  retraite  la  plus  ascétique,  elle  repa- 
raissait pour  bénir  le  futur  vainqueur  de  Tislainisme. 

Ainsi  Ton  ne  pouvait  vaincre  sans  Tinfant.  La  voix 
du  peuple  devenait  la  voix  de  Dieu.  Philippe  s'irritait 
sourdement  de  cet  enthousiasme,  mais  don  Juan  était 
déjà,  de  fait  et  par  la  force  des  choses,  le  général  unique 
entre  tous  qui  devait  conduire  la  chrétienté  contre  l'is- 
lamisme. En  vain  le  roi  usa-t-il  de  lenteur,  en  vain  ré- 
sista-t-il,  épuisant  toutes  les  fins  de  non-recevoir.  Malgré 
sa  puissance  absolue  et  la  sévérité  glaciale  de  son  regard, 
Philippe  ne  pouvait  plus  amortir  ou  comprimer  la  pas- 
sion publique  qui  se  déclarait  de  toutes  parts.  Le  héros 
avait  pour  complices  toute  l'Espagne,  toute  l'Italie  et  le 
Souverain-Pontife.  Le  roi  céda  à  regret.  Aussitôt  qu'il 
eut  cédé,  la  nouvelle  en  courut  sur  toute  la  Méditer- 
ranée. «  On  le  sut,  dit  Cervantes,  avec  certitude,  et  mon 
courage  s'enflamma.  »  Les  soldats  arrivèrent  de  tous 
côtés,  les  étudiants  quittèrent  leurs  livres,  les  poètes, 
comme  Gristobal  de  Yiruès,  Geronimo  Terres  Aguilar 
et  Gaspar  Gorte  Real,  marchaient  dans  les  compagnies 
espagnoles.  La  joie  était  universelle,  et  les  vieux  politi- 
ques secouaient  la  tète  avec  dépit,  étonnés,  comme  tou- 
jours, que  les  calculs  les  plus  positifs  fussent  déjoués 
par  les  sentiments,  les  croyances,  l'esprit  de  race  et 
tout  ce  qui  s'agite  vaguement  au  fond  des  âmes. 

Il  faut  citer  les  paroles  textuelles  de  Cervantes  :  a  On 
parlait,  dit-il,  d'une  ligue  formée  entre  le  pape  Pie  Y, 
d'heureuse  mémoire,  Yenise  et  l'Espagne,  contre  l'en- 
nemi commun,  c'est-à-dire  le  Turc.  La  flotte  turque 
s'était  emparée  de  l'île  de  Chypre  que  possédaient  les 
Yénitiens,  perte  douloureuse  et  funeste.  On  apprit  avec 
certitude  l'arrivée,  comme  général  de  cette  ligue,  du 


LES  CAMPAGNES.  Bl 

sérénissime  don  Juan  d'Autriche,  frère  naturel  de  notre 
bon  roi  Philippe  ;  la  nouvelle  se  répandit  qu'on  faisait 
d'immenses  préparatifs  de  guerre...  Tout  cela  m'excita 
et  me  transporta  du  désir  de  me  voir  dans  la  campagne 

projetée*.  )> 

Ces  paroles,  bien  qu'ellesportentencore  l'accent  de  l'en- 
thousiasme, sont  refroidies  par  la  distance  et  les  années. 
Si  l'on  veut  comprendre  ce  qui  se  passait  dans  l'âme  de 
Cervantes  et  des  jeunes  Espagnols,  il  faut  lire  l'ode  ad- 
mirable d'Herrera.  Là  se  montrent  les  impressions  puis- 
santes qui  agitaient  les  cœurs.  Herrera  met  en  scène  le 
sultan  qui  brave  l'Europe,  lui  rappelle  ses  défaites  et 
lui  jette  un  défi  solennel  : 

Il  a  dit,  cet  insolent,  il  a  dit  avec  niépris  :  Ces  contrées  ne 
connaissent  donc  pas  ma  colère,  ni  les  exploits  de  mes  ancêtres? 
Quand  ils  sont  venus,  à  quoi  servit  la  résistance  de  la  Hongrie 
effrayée,  et  celle  de  la  Dalmatie,  et  celle  de  Rhodes?  Qui  donc  a 
pu  sauver  leur  liberté?  Quelles  mains  ont  préservé  l'Autriche  et 
l'Allemagne?  Et  aujourd'hui,  par  aventure,  leur  Dieu  pourra-t-il 
les  garder  de  mon  bras  victorieux? 

Leur  Rome,  craintive,  iiumiliée,  change  en  larmes  ses  can- 
tiques. Elle  et  ses  fils  attendent  dans  la  tristesse  l'heure  de  ma 
colère,  de  leur  défaite  et  de  leur  mort.  La  France  est  ébranlée 
par  les  discordes  ;  l'Espagne,  cette  race  si  fière  dans  les  combats, 
est  occupée  à  se  défendre  chez  elle  contre  les  adorateurs  du 
croissant  qui  l'habitent  et  qu'elle  menace  de  mort.  Et  cepen- 
dant ils  veulent  encore mais  non! nul  ne  peut  rien  contre 

moi! 

Les  peuples  puissants  m'obéissent.  Éperdus,  ils  tendent  leur 
cou  au  joug  et  leur  main  au  vainqueur  pour  se  racheter.  Leur 
courage  a  été  inutile;  leurs  astres  se  sont  obscurcis  et  couchés , 
leurs  hommes  forts  penchent  déjà  vers  le  trépas  ;  leurs  vierges 
sont  disparues  ;  leur  gloire  est  tombée  sous  mon  empire  et  sous 
mon  sabre.  Depuis  le  Nil  jusqu'aux  riches  contrées  de  l'Euphrate, 

1.  Don  Quichotte^  t.  II,  chap.  xxxix. 


o2  CIIAPITRK    III. 

et  aux  bords  froids  de  l'Ister,  tout  ce  que  le  soleil  regarde,  tout 
est  à  moi. 

A  ces  bravades  du  sultan,  le  peuple  espagnol  répond 
par  une  invocation  à  Dieu  : 

Seigneur,  ne  souffre  pas  que  ta  gloire  soit  usurpée  par  cet 
homme,  qui  prise  si  haut  la  force  et  se  prévaut  de  sa  vanité  et  de 
sa  colère.  Ne  permets  pas  que  l'ennemi  superbe  souille  les  autels 
de  sa  victoire,  qu'il  opprime  tes  enfants,  qu'il  fasse  de  leurs 
corps  la  pâture  des  bêtes  et  de  leur  sang  répandu  le  témoignage 
de  sa  haine.  Ils  deviennent  son  jouet,  et  alors  il  dit  :  Où  est 
le  Dieu  de  ces  hommes?  Où  se  cache-t-il? 

Au  nom  de  la  gloire  due  à  ton  nom,  de  la  vengeance  due  à 
ta  race,  par  ces  cris  de  douleur  que  poussent  les  malheureux, 
tourne  ton  bras  contre  lui,  qui  déjà  ne  se  contente  plus  d'être 
un  homme  et  s'accorde  les  honneurs  que  tu  te  réserves.  Que  ta 
rigueur  triple  le  châtiment  de  ton  ennemi,  qu'elle  le  quadruple! 
Que  l'injure  faite  à  ton  nom  soit  le  coup  même  qui  tranche  sa  vie  ! 

Ainsi  priaient  les  Espagnols,  qui,  depuis  cinq  ans, 
irrités,  inquiets,  vivaient  dans  une  attente  fiévreuse  mêlée 
de  terreur  et  de  colère.  —  Quand  don  Juan  fut  nommé 
généralissime,  on  vit  arriver  de  toutes  parts  en  Italie  ces 
fantassins  espagnols,  qui,  dit  un  contemporain,  faisaient 
trembler  la  terre  sous  leurs  mousquets  ;  capitaines  et  sou- 
dards, dont  Brantôme  raconte  la  vaillance,  le  courage 
et  la  braverie ,  c'est-à-dire  le  bel  air  avec  lequel  ils 
s'habillaient,  dépensant  leur  solde  en  armures  et  ou- 
bliant le  nécessaire  pour  le  magnifique.  Cervantes,  qui 
regardait  passer  les  régiments  espagnols,  résolut  de  les 
suivre.  Un  capitaine  de  son  pays,  Diego  de  Urbina,  ra- 
menait sa  compagnie  de  Flandre  en  Italie  ;  il  entra  dans 
la  compagnie  de  Diego.  A  ceux  qui  s'étonnaient  de  le 
voir  déserter  les  lettres,  il  répondit  sans  doute  ce  qu'il 
écrivait  plus  tard  :  ce  II  n'est  pas  de  meilleur  soldat  que 


* 


LES  CAMPAGNES.  33 

les  transfuges  qui  ont  abandonné  les  études  pour  les 
camps.  Tout  étudiant  devenu  soldat  est  des  excellents.  » 

D'ailleurs,  le  jeune  homme  qui  se  faisait  soldat  par 
goût  et  par  aventure  fut  bientôt  animé  dïin  senti- 
ment nouveau  et  plus  sérieux  ,  quand  il  sentit  naître 
en  lui  la  pensée  politique  qui  devait  inspirer  sa  vie  et 
la  moitié  de  son  œuvre.  Tout  d'abord  il  jugea  peu  les 
choses  et  ne  vit  que  les  hommes  ;  mais  bientôt  il  com- 
prit le  rôle  de  don  Juan,  champion  de  l'Europe  chré- 
tienne. 

Don  Juan  partit  à  la  Un  de  juillet  1571,  débarqua  à 
Gênes  et  gagna  Naples,  où  était  le  rendez-vous  de  la 
flotte  espagnole.  Il  attendit  l'arrivée  des  troupes  appe- 
lées d'Allemagne,  puis  rallia  les  Vénitiens  à  Messine. 
Le  15  septembre  on  fit  voile. 

La  compagnie  de  Diego  de  Urbina ,  où  se  trouvait 
Cervantes  et  qui  faisait  partie  du  régiment  de  Miguel 
de  Moncada ,  fut  embarquée  sur  les  galères  d'André 
Doria.  Le  vaisseau  la  Marquesa,  capitaine  SantoPietro, 
portait  notre  écrivain. 

L'àme  du  jeune  poète  était  agitée  violemment  par 
l'émotion  de  la  grande  rencontre  qui  se  préparait. 
L'ambition,  l'espérance,  la  foi,  soulevaient  dans  son 
esprit  et  dans  son  cœur  un  monde  de  pensées.  La  sur- 
excitation de  ses  compagnons  d'armes  ajoutait  à  la 
sienne.  Bientôt  il  ne  put  pas  comprimer  l'ardeur  de  son 
sang  ;  une  fièvre  ardente  s'empara  de  lui  et  il  dut  se 
résigner  à  rester  sur  son  grabat  de  soldat. 

Cependant  le  généralissime  voguait  vers  les  rivages 
de  la  Grèce  et  cherchait  l'ennemi.  Philippe  l'avait  en- 
touré de  conseillers  lents,  graves  et  circonspects  ;  il  les 
entraînait  dans  sa  course,  les  consultant  avec  calme,  les 


n4  CHAPITRE  111. 

gagnant  à  ses  idées  et  avançant  toujours.  Don  Juan  avait 
le  coup  d'œil  aventureux  et  assuré  qui  fait  les  généraux 
de  vingt  ans.  Sur  le  champ  de  bataille,  il  prenait  son 
parti  immédiatement  et  l'exécutait  de  sang-froid. 

Le  8  octobre,  il  arrive  en  vue  de  Lépante,  il  trouve 
la  flotte  ottomane  en  bataille  ;  elle  vient  à  lui  à  toutes 
voiles,  le  vent  en  poupe.  Aussitôt  il  partage  sa  flotte  en 
trois  divisions,  se  place  au  centre,  met  à  sa  droite  Doria, 
à  sa  gauche  Barberigo,  chacun  commandant  cinquante 
galères.  La  réserve  est  confiée  au  marquis  de  Santa-Gruz  ; 
don  Juan  fixe  l'intervalle  de  chaque  division,  et,  ces  me- 
sures prises,  il  saisit  un  crucifix,  il  descend  dans  une 
chaloupe  et  parcourt  le  front  de  la  bataille  en  montrant 
à  tous  les  soldats  chrétiens  le  symbole  de  leur  croyance 
et  de  leur  race. 

Cervantes,  à  qui  on  ne  put  pas  cacher  que  l'heure 
du  combat  était  venue  et  qui  entendait  le  bruit  de  la 
manœuvre,  se  leva,  courut  sur  le  pont  et  demanda  son 
rang.  Son  capitaine  le  renvoya;  un  de  ses  amis,  nommé 
Mateo  de  Santisteban,  le  conjura  de  se  mettre  à  Fabri  et 
de  rester  sur  son  lit.  Cervantes  sentit  la  honte  lui  mon- 
ter à  la  figure.  «  Seigneurs,  s'écria-t-il,  dans  les  occa- 
sions de  guerre  qui  jusqu'ici  se  sont  offertes  et  où  l'on 
m'a  mandé,  j'ai  servi  comme  un  bon  soldat;  aujourd'hui, 
si  malade  que  je  sois,  mieux  vaut  mourir  en  combattant 
pour  Dieu  et  pour  son  roi  que  se  mettre  à  l'abri.  »  Il 
réclama  le  poste  d'honneur.  Son  insistance  triompha; 
on  le  plaça,  avec  douze  hommes,  dans  le  canot  attaché 
aux  flancs  du  navire,  commue  au  premier  rang  '. 

1.  Voir,  pour  l'aiithenlicilé  de  ces  faits,  l'enquête  de  1578,  et 
l'ouvrage  dt^  don  Cayefano  Rosf^ll,  Historia  de!  combnle  naval  de  J.e- 
panlo. 


LES  CAMPAGNES.  55 

Don  Juan  donna  le  signal  du  combat.  La  rencontre 
des  deux  flottes  fut  terrible.  De  part  et  d'autre  la  fureur 
et  le  courage  étaient  dignes  de  ce  duel  acharné  entre 
l'Orient  et  l'Occident.  Les  chefs  donnaient  l'exemple. 
Farnèse,  Golonna,  le  duc  d'Urbin  entraînaient  leurs 
soldats  au  fort  de  la  mêlée.  Pendant  toute  la  matinée  ils 
luttèrent  avec  peu  d'avantage  contre  les  vents  et  contre 
les  rapides  manœuvres  d'un  ennemi  habile.  L'Uchaly 
enveloppa  avec  sept  galères  la  galère  capitane  de  Malte, 
la  prit  à  l'abordage  et  lui  ravit  son  étendard,  trophée 
précieux  qui  lui  valut  le  lendemain  le  titre  de  général 
de  la  mer.  Cet  homme ,  le  plus  terrible  et  le  plus  re- 
douté des  chefs  ennemis, s'attachait  à  séparer  delà  flotte 
chrétienne  toute  l'aile  gauche  en  l'attirant  sur  lui  et  à 
l'écart.  Il  réussit  à  troubler  Barberigo  qui  la  comman- 
dait. Il  le  déconcerta,  lui  tua  des  capitaines,  et  enfin  as- 
saillit, au  milieu  d'un  désordre  épouvantable,  tous  ses 
vaisseaux.  Chaque  navire  devint  le  théâtre  d'une  bataille 
désespérée.  Dans  le  nombre,  la  Marquesa^  où  se  trou- 
vait Cervantes ,  se  défendait  avec  ardeur.  L'Uchaly  ne 
pouvant  ni  les  forcer  à  fuir,  ni  à  amener  leur  pavillon, 
les  écrasait. 

Le  souvenir  de  ce  moment  terrible  laissa  dans  l'esprit 
de  Cervantes  des  images  qu'il  évoquait  avec  une  vive 
émotion  : 

Dans  ce  jour  fameux  que  le  destin  fit  sinistre  pour  l'armée 
ennemie,  mais  favorable  et  heureux  à  la  nôtre,  sous  l'escorte  du 
courage  et  de  la  terreur,  je  fus  de  ma  personne  présent  à  l'action. 
Ma  confiance  était  mon  arme  plutôt  que  mon  épée. 

Que  vis-je  alors?  la  flotte  rangée  se  rompre  et  se  briser,  le  sang 
barbare  et  le  sang  chrétien  rougirdctoutesparls  le  lit  de  Neptune, 

Et  la  mort  irritée  courir  dans  sa  folle  fureur  çà  et  là ,  d'une 
course  précipitée,  prompte  aux  uns,  lente  aux  autres, 


o6  CHAPITRE   III. 

Et  les  bruils  confus,  l'épouvantable  fracas,  les  convulsions 
des  malheureux  qui  allaient  se  mourant  entre  le  feu  et  l'eau , 

Et  les  cris  douloureux,  les  profonds  soupirs  qui  s'échappaient 
des  poitrines  blessées,  avec  les  malédictions  des  victimes  du 
sorti 

Au  milieu  du  massacre,  Cervantes  reçut  quatre  bles- 
sures. Un  coup  de  feu  lui  fracassa  la  main  gauche, 
qui  pourtant  ne  fut  pas  coupée  et  qu'il  garda  toute 
sa  vie,  mais  dont  il  perdit  l'usage.  Il  serait  mort  ignoré, 
à  son  poste,  si  la  bataille  n'avait  pas  changé  de  face. 
Mais  tout  à  coup  le  vent,  qui  était  contraire  aux  Es- 
pagnols, tourna  et  les  servit.  Aux  yeux  de  tous,  c'était 
un  miracle  manifeste.  La  lutte  recommença  avec  des 
chances  nouvelles.  L'élan  des  chrétiens  ne  connut  plus 
d'obstacles;  ils  enfoncèrent  le  centre  de  la  flotte  otto- 
mane. Bientôt  on  aperçut,  fixée  au  mât  de  la  galère  de 
don  Juan,  une  tête  sanglante;  c'était  celle  de  l'amiral 
ennemi,  Ali-Pacha.  Le  prestige  des  Turcs  disparut  en 
un  instant.  L'Uchaly,  qui  avait  mis  en  déroute  l'aile 
droite  des  chrétiens,  fut  pris  à  revers  par  don  Juan  lui- 
même,  et  tout  son  art  fut  de  s'échapper  au  plus  vite 
avec  son  escadre.  Le  brave  et  célèbre  capitaine  Lope  de 
Figueroa  montra,  en  signe  de  victoire,  l'élendard  otto- 
man dont  il  s'était  emparé.  La  déroute  devint  générale 
et  le  désastre  immense.  Les  Turcs  perdirent  30,000 
hommes  et  abandonnèrent  les  lo,000  esclaves  qui  ra- 
maient sur  les  galères.  Quand  ces  prisonniers  «  recou- 
vrèrent leur  liberté  si  désirée  *,  »  quand  on  les  vit  sortir 
du  flanc  des  vaisseaux  ennemis,  il  sembla  aux  vainqueurs 


1.  Don  Quichotte,  liv.  I,  chap.  xxxix.  —  Alcanzaron  la  deseada 
liber  lad. 


LES  CAMPAGNES.  o7 

que  l'affranchissement  de  la  chrétienté  était  désormais 
accompli. 

Quand  la  trompette,  dit  Cervantes,  fit  retentir  dans  Fair  trans- 
parent les  accents  du  triomphe  et  annonça  la  victoire  des  armes 
chrétiennes , 

Dans  ce  moment  si  doux,  moi,  triste,  je  tenais  une  main 
sur  mon  épée  ;  de  l'autre  s'échappaient  des  flots  de  sang  ; 

Je  sentais  ma  poitrine  atteinte  d'une  blessure  profonde  et  ma 
main  gauche  brisée  de  part  en  part; 

Mais  telle  fut  la  joie  souveraine  qui  remplit  mon  âme,  quand 
je  vis  abattre  par  les  chrétiens  le  peuple  féroce  des  infidèles. 

Que  je  ne  voyais  pas  ma  blessure Et  pourtant  ma  souf- 
france mortelle  m'ôtait  parfois  le  sentiment  K 

Toute  l'armée  chrétienne  était  soutenue  par  la  même 
pensée.  On  oubliait  la  multitude  des  morls  et  des  blessés 
pour  chanter  un  triomphe  où  la  fierté  militaire  était 
mêlée  de  larmes  de  joie. 

Chantons  le  Seigneur  !  s'écrie  Herrera,  qu'il  faut  citer 
encore,  car  il  a  dit  l'orgueil  du  lendemain  comme  la 
honte  de  la  veille. 

Chantons  le  Seigneur,  qui,  sur  la  vaste  mer,  a  vaincu  la 
Thrace  barbare!...  C'est  toi,  Dieu  des  batailles,  toi  qui  es  notre 
appui,  notre  salut  et  notre  gloire;  toi  qui  as  brisé  la  puissance 
et  le  front  cruel  de  Pharaon,  le  guerrier  orgueilleux.  L'élite  de  ses 
princes  a  jonché  l'abîme;  ils  sont  descendus,  comme  descend  la 
pierre,  dans  le  fond  de  la  mer  profonde,  et  ta  colère  les  a  em- 
portés, comme  la  paille  desséchée  que  le  feu  dévore. 

Les  faibles  ont  tremblé,  confondus  de  sa  fureur  impie;  il  a 
levé  son  front  contre  toi.  Seigneur  Dieu,  et  d'un  œil,  d'un  cœur 
plein  d'arrogance,  sa  main  brandissant  une  arme,  cet  homme 
puissant  a  secoué  la  tète  avec  colère  ;  son  cœur  s'est  enflammé 
de  courroux  contre  les  deux  Hespéries  baignées  par  la  mer,  parce 
que,  mettant  leur  confiance  en  toi,  elles  lui  résistent,  parce  qu'elles 
ont  revêtu  les  armes  de  ta  foi  et  de  ton  amour. 

1.   Lettre  de  Cervantes  ;i  Mateo  Vasqucz. 


58  CHAPITRE   III. 

Il  a  levé  la  tête,  ce  puissant  qui  te  porte  tant  de  haine;  il  a 
tenu  conseil  pour  notre  ruine,  et  ses  conseillers  ont  décidé  qu'on 
nous  attaquerait.  Venez,  ont-ils  dit,  au  milieu  des  flots  de  la 
mer,  nous  ferons  de  leur  sang  un  lac,  nous  anéantirons  cette  race 
et  en  même  temps  le  nom  du  Christ.  Nous  partagerons  leurs  dé- 
pouilles et  nous  rassasierons  nos  yeux  de  leur  mort. 

Alors  sont  venus  de  l'Asie,  de  la  mystérieuse  Egypte,  les 
Arabes,  les  légers  cavaliers  africains  et  les  auxiliaires  de  la  Grèce 
coupable,  tous,  la  tète  haute,  fiers  de  leur  puissance  et  de  leur 
multitude.  Ils  ont  osé  promettre  que  leurs  mains  mettraient  nos 
rivages  à  feu  et  à  sang,  que  leur  fer  donnerait  la  mort  à  nos  jeunes 
hommes,  qu'ils  prendraient  nos  petits  enfants  et  nos  filles,  et 
qu'ils  leur  laisseraient  le  déshonneur  au  lieu  de  l'innocence. 

Ils  ont  occupé  toute  la  mer  et  ses  replis;  la  terre  est  demeurée 
dans  le  silence  et  la  crainte,  nos  braves  soldats  se  sont  arrêtés; 
ils  se  sont  tus,  pleins  de  doutes...  Enfin,  le  Seigneur  changeant 
les  destinées  de  la  guerre,  on  vit  à  cette  fière  ardeur  des  Sarra- 
sins s'opposer  le  jeune  et  noble  prince  d'Autriche,  suivi  d'Espa- 
gnols illustres  et  belliqueux Dieu  ne  soulfrait  pas  que  Sion, 

aimée  de  lui ,  vécût  toujours  dans  la  captivité  de  Babylone 

Comme  le  lion  quand  il  a  aperçu  sa  proie,  ainsi  la  flotte  impie 
attendait  avec  sécurité  ceux  dont  tu  es  le  bouclier.  Seigneur, 
ceux  qui,  le  cœur  libre  de  crainte,  l'âme  pleine  d'amour  et  de 
foi,  se  confient  dans  le  secours  divin.  Tu  as  préparé  leurs  mains 
à  la  guerre,  tu  as  fait  leurs  bras  forts  comme  l'arc,  et  tu  as  pris 
on  main  pour  eux  l'épée  vibrante. 

L'épée  vibrante  et  rintervention  de  Dieu  ne  sont  pas 
des  hyperboles  de  poëte.  J'ai  vu  à  TEscurial  de  vieux 
tableaux  ,  sans  valeur  comme  œuvres  d'art ,  précieux 
comme  témoignages  historiques ,  qui  représentent  les 
anges  frappant  de  leur  glaive  et  bouleversant  de  leur 
souffle  les  puissantes  galères  des  Turcs.  Ces  peintures 
médiocres  font  sourire  et  sont  oubliées  pour  le  tableau 
du  Titien,  qui  a  tiré  du  triomphe  de  la  Ligue  le  sujet 
d'une  apothéose  royale;  mais  elles  traduisent  naïvement 
la  pensée  de  tout  un  peuple.  La  victoire  de  Lépante  fut 
pour  Venise  un  bénéfice,  pour  les  villes  italiennes  une 


LES  CAMPAGNES.  69 

occasion  de  fêtes ,  pour  l'Espagne  une  joie  nationale 
grave  et  durable,  dont  elle  consigna  le  souvenir  sur  le 
marbre  et  sur  la  toile,  par  des  médailles  et  par  les  vers 
de  ses  poètes  ^  Parmi  les  dépouilles  des  Turcs,  on  en 
choisit  quelques-unes  avec  soin  que  don  Juan  fit  porter 
à  Catherine  de  Gardonne. 

Cervantes,  lorsque  plus  tard  il  rentra  dans  son  pays, 
y  porta  une  fierté  plus  grande  que  jamais.  Il  parlait  de 
Lépante  comme  d'une  bataille  d'Actium,  et  il  se  vantait 
lui-même  comme  un  soldat  de  César.  «  Je  pouvais  pré- 
tendre, dit-il,  si  c'eût  été  dans  les  temps  romains,  à  la 
couronne  navale  ^.  » 

c(  J'y  étais,  disait-il  encore,  j'y  étais  à  cette  magnifique 
journée  où  se  brisa  l'orgueil  et  la  superbe  des  Otto- 
mans ^.  »  Et  il  montrait  ses  blessures.  Il  ne  songea  ja- 
mais à  dissimuler  combien  elles  l'enorgueillissaient. 

Tuve,  aunque  humilde ,  parte  en  la  Victoria. 

J'ai  eu  ma  part  de  la  victoire,  moi,  humble  combattant!... 

C'est  le  mot  le  plus  modéré  qu'il  ait  écrit  sur  ce  sujet 
de  Lépante,  dont  il  ne  pouvait  parler  sans  tressaillir. 
A  soixante-sept  ans,  il  rappelait  dans  ses  vers  l'exploit 
héroïque  de  l'héroïque  don  Juan  : 

Del  herôtco  don  Juan  la  herôica  hazana  *. 

On  riait  de  lui,  de  sa  main  brisée  et  de  son  orgueil. 
Il  gardait  son  enthousiasme.  Plus  il  vieillissait,  plus  il 

1.  Voir  Cayetano  Rosell ,  Coinbate  naval  de  Lepanto  ^  p.  125. 

?.  Pudiera  esperar,  si  fuera  en  los  romarios  siglos,  alguna  naval 
corona.  {Don  Quichotte,  1  ,  xxxix.) 

3.  Me  halle  en  aquella  [Vlicisinja  jornada  donde  qiiedô  el  orgullo 
y  soberbia  otomana  quebrantada.  [Don  Quichotte,  I,  xxix.) 

4  .    Viaijc  ,  1 . 


60  CHAPITRE   III. 

tenait  à  glorifier  ses  compagnons  vivants  ou  morls.  La 
modestie  lui  eût  semblé  un  parjure. 

Don  Juan  méritait  que  ses  soldats  se  souvinssent  de 
lui.  Le  lendemain  deLépante,  il  s'occupa  fraternellement 
de  tous  les  blessés,  leur  rendit  visite,  leur  fit  donner 
une  haute  paye  et  voulut  que  son  propre  médecin,  Gre- 
gorio  Lopez,  assistât  personnellement  les  malades. 

Cervantes  fut  transporté  à  Messine,  où  il  passa  Thiver 
dans  un  hôpital.  Il  y  resta  du  31  octobre  1571  au  mois 
d'avril  1572.  Au  printemps,  il  se  trouva  assez  fort  pour 
reprendre  le  service.  Il  caressait  des  idées  ambitieuses 
et  comptait  sans  doute  gagner  des  grades  dans  l'armée 
de  la  Ligue.  Son  espérance  fut  trompée,  mais  elle  était 
naturelle;  la  victoire  de  Lépante  excitait  les  applaudis- 
sements de  toute  l'Europe  et  ceux  de  la  France.  Pour- 
quoi les  écrivains  espagnols  l'ont-ils  nié? 

((  Jamais  ne  fut  si  belle  bataille  de  mer  donnée, 
s'écrie  un  Français  contemporain,  Brantôme.  Hélas!  je 
n'y  étais  pas,  mais  sans  M.  de  Strozze,  j'y  allais!  » 
Brantôme ,  écho  des  opinions  généreuses  de  la  France, 
non-seulement  raconte  avec  abondance,  avec  verve  et 
avec  enthousiasme  ce  mémorable  succès,  mais  encore 
veut  savoir  les  noms  de  tous  ceux  qui  y  combattirent; 
qu'on  les  enregistre  tous  jusqu'au  dernier. 

11  ne  devoit,  en  ceste  belle  bataille  de  Lepantho,  ni  avoir  ca- 
pitaine, ny  advenlurier,  ny  soldat,  ni  marinier,  tant  petits  fus- 
sent-ils, dont  les  noms  ne  fussent  enrollésetescrits  dans  quelque 
beau  papier  et  livres,  qui  servist  à  jamais  de  souvenance  de  la 
valeur  de  ces  braves  hommes,  tant  de  ceux  qui  moururent  que 
de  ceux  qui  en  eschappèrent  vifs. 

Cela  devait  avoir  esté  faict  de  par  Dieu,  ainsy  que  j'ouy  un 
jour  à  Malte  discourir  un  gentil  capitaine  espaignol  :  que  Ton  de- 
vait amasser  tous  les  os  des  Turcs  qui  estaient  morts  en  ce  siège 


LES  CAMPAGNES.  ^«l 

et  que  l'on  peust  dire  :  Voilù  une  montagne  des  ossements 
des  Turcs  qui  moururent  au  siège  de  ceste  place  ,  qu'ils 
ne  purent  prendre.  Certes  ce  capitaine  estoit  tout  noble 
d'aller  trouver  ceste  invention  gentille,  qui  devoit  avoir  esté 
pratiquée  pour  la  gloire  de  si  braves  chevalliers.  Auprès  de 
Nancy,  où  le  duc  de  Bourgoigne  fut  desfaict  et  tué,  l'on  y  void 
une  chapelle  où  les  Lorrains  furent  curieux  d'amasser  et  d'y 
poser  tous  les  os  des  Bourguignons  qui  là  moururent,  et  ce,  en 
signe  de  leur  belle  victoire  ^ 

Le  roi  de  France  fit  chanter  un  Te  Deum;  le  pape 
s'écria  :  Il  y  eut  un  homme  envoyé  par  Dieu  et  qui 
s'appelait  Jean!  Le  roi  d'Espagne  reçut  froidement  la 
nouvelle  de  la  victoire  de  don  Juan.  «  Il  a  gagné  la 
bataille,  il  aurait  pu  la  perdre,  »  dit-il.  Admirable  sang- 
froid,  écrivent  les  apologistes  de  Philippe  IL  Mais  il 
perd  ce  sang-froid  quand  il  apprend  que  le  jour  de  la 
Saint-Barthélémy  on  a  massacré  les  protestants.  Alors  il 
fait  chanter  son  Te  Deum  et  donne  les  marques  d'une 
joie  cruelle.  Que  lui  importe  l'islamisme!  Il  arrache  don 
Juan  à  la  Méditerranée  et  à  l'armée  d'Italie.  Je  m'étonne 
qu'un  biographe  de  Cervantes,  don  Carlos  Aribau ,  ait 
pu  accuser  la  France  d'avoir  dissous  la  Ligue  et  ainsi, 
par  ses  menées,  t(  retardé  de  deux  cent  cinquante  ans 
l'indépendance  de  la  Grèce.  » 

Il  y  avait  alors  deux  Ligues,  l'une  contre  les  Turcs, 
l'autre  contre  la  France;  don  Juan  commanda  la  pre- 
mière et  tiiompha  à  Lépante.  Philippe  II  dirigea  la  se- 
conde et  eut  sa  victoire,  qui  fut  la  Saint-Barthélémy. 
Ces  faits  sont  irréfragables.  Philippe  rompit  la  Ligue  de 
la  Méditerranée  en  rappelant  don  Juan,  et  divisa  la  chré- 
tienté en  obligeant  la  France  de  défendre  contre  lui  sa 

1 .    Vie  des  grands  Capitaines,  Don  Juan  d'AusIrie. 


02  CHAPITRE  III. 

liberté  et  ses  rois.  Il  faut  une  grande  candeur  d'injustice 
pour  nous  imputer  les  attaques  dont  nous  étions  l'objet. 

Quand  le  roi  d'Espagne  enleva  à  la  Ligue  d'Italie  son 
général,  les  Vénitiens  tâchèrent  de  négocier  une  trans- 
action lucrative.  Cervantes  les  nomme  directement; 
Brantôme  dit  qu'ils  prièrent  le  roi  de  France  de 
((  moyenner  »  la  paix,  et  qu'ils  réussirent  parce  que  les 
princes  d'Europe  étaient  maladroitement  désunis. 

En  efïet,  le  lendemain  deLépante,  la  Ligue  commença 
à  se  dissoudre  lentement,  dans  le  temps  même  où  elle 
célébrait  son  premier  triomphe.  Malgré  l'éclat  déployé 
par  les  Romains,  quand  le  sénat  vint  recevoir,  pour  le 
conduire  au  Gapitole,  Marc- Antoine  Colonna,  comman- 
dant des  galères  du  pape,  on  sentit  bientôt  que  l'unité 
et  la  force  manquaient  à  l'alliance  des  peuples  du  Midi. 
L'harmonie  disparut  quand  il  fallut  choisir  le  généralis- 
sime. Serait-ce  Colonna,  Girolamo  Zeno  ou  André  Do- 
ria?  Tout  se  désorganisait,  et  les  Turcs,  qui  pénétraient 
l'état  des  choses,  se  mirent  à  railler  la  Sainte  Ligue  qu'ils 
appelaient  le  Nœud  dénoué.  Quand  ils  virent  s'avancer 
de  nouveau  la  flotte  chrétienne,  commandée  cette  fois 
par  Colonna,  ils  eurent  beau  jeu  contre  elle.  L'Uchaly 
fut  à  son  aise  avec  l'amiral  italien,  qu'il  trompa  sans 
cesse  par  des  feintes  exécutées  avec  calme;  il  prenait 
position  comme  pour  engager  la  lutte,  puis  s'écartait 
paisiblement  du  chîimp  de  bataille,  changeant  toujours 
de  place  pour  attirer  et  diviser  l'ennemi.  Toute  l'habi- 
leté de  Colonna  fut  de  se  maintenir  contre  ces  surprises, 
mais  il  ne  profita  pas  de  la  supériorité  de  ses  forces. 
L'Uchaly  avait  interverti  les  rôles  en  réduisant  à  la  dé- 
fensive ceux  qui  le  poursuivaient. 

Le  pape  supplia  Philippe  de  rendre  don  Juan  aux 


LES  CAMPAGNES.  ()3 

marins.  Il  finit  par  réussir,  mais  il  n'obtint  don  Juan 
qu  à  demi,  c'est-à-dire  gardé  en  tutelle  par  le  duc  de 
Sesa,  qui  gênait  tous  ses  mouvements.  Le  roi  d'Espagne 
ressemblait  à  un  fauconnier  qui  met  des  entraves  aux 
pattes  du  faucon.  Don  Juan  néanmoins,  tout  en  regar- 
dant à  ses  pieds,  s'élança, 

Quale  il  falcon  che  prima  a'  pié  si  mira 

Indi  si  volge  al  grido 

{Dante.) 

Il  chercha  partout  sur  la  mer  Colonna ,  que  pendant 
longtemps  il  ne  trouva  pas.  Celui-ci,  parti  au  printemps 
de  1572,  errait  inutilement  sur  la  mer.  Avec  lui  mar- 
chaient les  galères  de  Santa-Gruz ,  et  sur  ces  galères 
étaient  les  quinze  cents  hommes  d'élite  de  Lope  de  Fi- 
gueroa,  parmi  lesquels  Cervantes.  Notre  poëte  éprou- 
vait alors  ses  premières  déceptions  militaires,  et  jetait 
un  regard  indigné  sur  les  ruines  des  cités  chrétiennes 
renversées  par  les  Turcs. 

Enfin  don  Juan  rallia  l'amiral  italien.  Aussitôt  il  se 
concerta  avec  lui  pour  surprendre  les  Turcs.  Il  chargea 
Farnèse  de  les  assaillir  à  Navarin,  mais  l'inexpérience 
des  pilotes,  une  erreur  de  route,  un  sondage  mal  fait, 
firent  échouer  fentreprise.  Cervantes  se  sentait  humilié 
de  cette  chasse  inutile. 

A  Navarin,  dit-il,  je  fus  témoin  de  l'occasion  qu'on  perdit  de 
prendre  dans  le  port  toute  la  flotte  turque,  puisque  les  Levantins 
et  les  janissaires  qui  se  trouvaient  là  sur  les  bâtiments,  croyant 
être  attaqués  dans  l'intérieur  du  port,  préparèrent  leurs  hardes 
et  leurs  babouches  pour  s'enfuir  à  terre,  sans  attendre  le  combat, 
tant  était  grande  la  peur  qu'ils  avaient  de  notre  flotte.  Mais  le  ciel 
en  ordonna  d'une  autre  façon,  non  par  la  faiblesse  ou  la  négli- 
gence du  général  qui  commandait  les  nôtres,  mais  à  cause  des 


U4  CHAP1THI-:   111 

péchés  de  la  chrétienté  et  parce  que  Dieu  permet  que  nous  ayons 
toujours  des  bourreaux  prêts  à  nous  punir.  En  effet,  Uchali  se 
réfugia  à  Modon,  qui  est  une  île  près  de  Navarin  ;  puis,  ayant 
jeté  ses  troupes  à  terre,  il  fit  fortifier  l'entrée  du  port,  et  se  tint 
en  repos  jusqu'à  ce  que  don  Juan  se  fût  éloigné. 

On  s'éloigna  sans  pouvoir  débusquer  TUchaly.  Le 
duc  de  Sesa  fit  observer  à  don  Juan  que  les  vivres 
manquaient  et  qu'il  fallait  aller  prendre  en  Italie  ses 
quartiers  d'hiver. 

Le  seul  résultat  de  la  campagne  fut  de  s'emparer  de 
quelques  corsaires,  entre  autres  de  Hamet-Bey,  cruel 
bourreau,  qui,  un  jour,  avait  coupé  le  bras  d'un  de  ses 
rameurs  pour  en  frapper  les  esclaves  de  sa  chiourme. 
Cervantes  raconte  le  fait  : 

C'est  dans  celte  campagne  que  tomba  au  pouvoir  des  chrétiens 
la  galère  qu'on  nommait  la  Frise,  dont  le  capitaine  était  un  fils 
du  fameux  corsaire  Barberousse.  Elle  fut  emportée  par  la  capi- 
tane  de  Naples  appelé  ki  Louve,  que  commandait  ce  foudre  de 
guerre,  ce  père  des  soldats,  cet  heureux  et  invincible  capitaine 
don  Alvaro  de  Bazan,  marquis  de  Santa-Cruz.  Je  ne  veux  pas 
manquer  de  vous  dire  ce  qui  se  passa  à  cette  prise  de  la  Prise.  Le 
fils  de  Barberousse  était  si  cruel  et  traitait  si  mal  ses  captifs,  que 
ceux  qui  occupaient  les  bancs  de  la  chiourme  ne  virent  pas  plus 
tôt  la  galère  la  Louve  se  diriger  sur  eux  et  prendre  de  l'avance, 
qu'ils  lâchèrent  tous  à  la  fois  les  rames,  et  saisirent  leur  capi- 
taine, qui  leur  criait  du  gaillard  d'arrière  de  ramer  plus  vite  ; 
puis  se  le  passant  de  banc  en  banc  de  la  poupe  à  la  proue,  ils  lui 
donnèrent  tant  de  coups  de  dents,  qu'avant  d'avoir  atteint  le  mât, 
il  avait  rendu  son  âme  aux  enfers,  tant  étaient  grandes  la  cruauté 
de  ses  traitements  et  la  haine  qu'il  inspirait. 

Don  Juan,  rentré  en  Italie,  médita  un  nouveau  plan. 
Il  sentait  la  faiblesse  de  la  Ligue,  que  la  mort  du  pape 
Pie  V  achevait  de  désunir.  Buoncompagni,  qui  le  rem- 
plaçait, sous  le  nom  de  Grégoire  XIII,  n'annonçait  pas 


LES  CAMPAGNES.  65 

l'intention  de  lutter  contre  la  froideur  de  Philippe  II. 
L'infant  résolut  d'échapper  aux  tiraillements  diploma- 
tiques qu'il  prévoyait,  d'agir  seul  et  de  fonder,  soit  en 
Grèce,  soit  en  Afrique,  un  royaume  espagnol  qui  gran- 
dirait au  cœur  de  l'islamisme.  Il  tourna  ses  regards  vers 
ces  plages  de  Tunis  et  de  la  Goulette  que  son  père  avait 
déjà  attaquées. 

LA   GOULETTE   (1573-1574). 

Les  expéditions  des  Espagnols  à  la  Goulette  excitè- 
rent l'attention  de  toute  l'Europe,  et  le  désastre  qui  les 
termina  les  rendit  à  jamais  célèbres.  Trois  mille  hommes 
y  furent  enveloppés  et  massacrés  par  les  hordes  innom- 
brables du  désert. 

Leur  mort  héroïque  est  rappelée  avec  une  pitié 
fidèle  par  Cervantes,  qui  alla  à  la  Goulette  avec  eux,  mais 
qu'on  ramena  en  Italie  avant  la  chute  du  fort. 

Du  milieu  de  cette  terre  stérile,  bouleversée,  du  milieu  de  ces 
bastions  en  débris  qui  jonchaient  le  sol,  les  âmes  saintes  de 
trois  mille  soldats  sont  montées  vivantes  à  un  séjour  meilleur. 

Ils  luttèrent  d'abord,  exerçant  sans  espoir  la  force  de  leur  bras 
courageux,  et  enfin  le  petit  nombre,  la  fatigue,  livrèrent  leur  vie 
à  l'épée. 

Voilà  le  sol  qui  s'est  couvert,  dans  le  passé  et  le  présent,  de 
mille  souvenirs  lamentables,  mais  jamais  il  ne  porta  de  corps  plus 
vaillants,  jamais  il  ne  vit  sortir  de  son  âpre  sein  et  s'élever  dans 
la  clarté  des  deux  des  âmes  plus  pures  *. 

L'ascension  des  âmes  de  ses  compagnons  laissa  dans 
l'esprit  de  Cervantes  une  tristesse  sérieuse  ;  il  l'admirait 
en  soldat,  il  la  méditait  déjà  en  homme  politique.  At- 

1.  Sonnet  atlribué  par  Cervantes  à  Pedro  do  Aguilar,  liorte- 
enseigne  du  fort.  Voir  Don  Qnirholte ,  1,  xl. 


66  CHAPITRE  III. 

taché  aux  pas  de  don  Juan,  il  assistait  à  la  ruine  de  ses 
espérances,  et  s'il  la  pleura,  il  la  jugea. 

Don  Juan  était  à  Palerme  quand  vint  le  trouver 
Muley-Hamet,  second  fils  du  feu  roi  de  Tunis,  Muley- 
Hassan.  Ce  roi  venait  d'être  renversé  par  son  fils  aîné, 
Muley-Hamida ,  qui  lui  avait  brûlé  les  yeux  avec  un 
bassin  de  cuivre  ardent.  A  son  tour  Hamida  fut  chassé 
parl'Uchaly,  qui  s'établit  et  se  fortifia  dans  la  Goulette. 
Don  Juan  prit  en  main  la  cause  de  Muley-Hamet  et 
saisit  l'occasion  de  s'emparer  du  pays. 

Il  partit  le  27  septembre  et  débarqua  le  8  octobre  à 
la  Goulette,  avec  des  ingénieurs  et  des  capitaines  d'é- 
lite. Gabrio  Gervellon,  Santa-Gruz,  Figueroa  le  sui- 
vaient. Ce  dernier  avait  dans  son  régiment  Cervantes. 

«  Bientôt  on  apprit  que  le  seigneur  don  Juan  d'Autri- 
che avait  emporté  Tunis  d'assaut,  et  qu'il  avait  livré 
cette  ville  à  Muley-Hamet,  ôtant  ainsi  toute  espérance 
d'y  recouvrer  le  trône  à  Muley-Hamida,  le  More  le 
plus  cruel  et  le  plus  vaillant  qu'ait  vu  le  monde.  Le 
Grand-Turc  sentit  vivement  cette  perte,  et,  avec  la  sa- 
gacité naturelle  à  tous  les  gens  de  sa  famille,  il  demanda 
la  paix  aux  Yénitiens,  qui  la  désiraient  plus  que  lui. 
L'année  suivante,  1574,  il  attaqua  la  Goulette  et  le  fort 
que  don  Juan  avait  élevé  auprès  de  Tunis,  le  laissant  à 
demi  construite  » 

Ce  fort,  sur  lequel  se  concentra  toute  la  lutte,  fut 
élevé  hors  de  la  ville,  près  de  TEstano.  Il  devait  con- 
tenir 8,000  hommes  de  garnison  et  assurer  la  domina- 
tion espagnole  sur  le  pays  d'alentour.  On  s'appuierait, 
pour  l'occupation  de  la  côte,  sur  Biserte,  qui  venait  de 

1.  Le  Captif. 


LES   CAMPAGNES.  67 

se  rendre.  Les  plans  de  don  Juan  d'Autriche,  qu'il 
exécuta  à  la  hâte ,  que  Philippe  II  désapprouva ,  fu- 
rent encore  compromis  par  son  absence.  Obligé  de  reve- 
nir en  Sicile  au  mois  de  novembre,  il  laissa,  en  Afri- 
que, derrière  lui,  une  garnison  trop  faible  qui  devait 
bientôt    y    mourir. 

Cervantes  revint  avec  don  Juan  dont  il  suivait  les 
marches  et  les  contre-marches.  Poëte  malgré  tout,  il 
était  heureux  d'avoir  vu  Carthage,  d'avoir  foulé  l'an- 
tique territoire  qu'avaient  illustré  Didon  et  Virgile,  et 
d'avoir  chassé  pour  un  moment  de  ces  vieux  murs 
sacrés  la  tourbe  des  Maures. 

Je  me  suis  livré  à  la  discrétion  du  vent,  dit-il. 

J'ai  visité  les  barbares  qui  tremblaient  ;  j'ai  vu  ce  peuple 
étrange  se  faire  humble  et  s'effaroucher,  tant  il  craignait,  non 
sans  cause,  sa  perte  dernière. 

J'ai  vu  l'antique  et  illustre  royaume  où  la  belle  Didon  fut 
trahie  dans  son  amour  par  l'exilé  Troyen. 

Ma  grande  blessure  saignait  encore,  et  les  deux  autres.  Mais  je 
voulais  aller,  être  là,  voir  la  déroute  de  cette  Morérie  ! 

Ici  le  poëte,  songeant  à  la  mort  de  ses  compagnons 
et  à  sa  propre  captivité  (car  il  écrivait  ces  vers  au 
bagne  d'Alger),  ajoute  : 

Dieu  sait  si  j'aurais  voulu  y  rester  avec  ceux  qui  demeurèrent 
et  furent  écrasés,  pour  me  perdre  avec  eux  ou  avec  eux  me 
défendre! 

Mais  ma  destinée  implacable  n'a  pas  voulu  que  j'aie  trouvé, 
dans  cette  entreprise  pleine  d'honneur,  la  fin  de  ma  vie  et  de 
mes  pensées  1, 

Cervantes,  rentré  en  Europe,  passa  en  Sardaigne 

1.   Lettre  de  (servantes  à  Maleo  Vasquez. 


68  CHAPITRE  III. 

riiiver  de  1574.  Il  s'attendait  à  revenir  en  Afrique. 
Tous  les  regards  de  ses  compagnons  étaient  tournés 
vers  cette  plage  sur  laquelle  ils  avaient  laissé  les  soldats 
espagnols. 

On  suivait  de  loin  les  mouvements  des  Turcs,  qui  ne 
pouvaient  manquer  d'assaillir  Tunis  et  de  ressaisir  à 
tout  prix  cette  position,  car  elle  coupait  en  deux  la 
ligne  de  Gonstantinople  à  Alger,  ligne  d'invasion  des 
Musulmans.  Figueroa  attendait  l'ordre  de  partir  avec 
ses  hommes;  don  Juan,  forcé  par  le  roi  de  remplir  une 
mission  diplomatique  dans  le  nord  de  l'Italie,  se  jurait 
de  faire  une  nouvelle  campagne.  Il  prodiguait  les  in- 
structions secrètes  aux  capitaines,  aux  marins,  au  vice- 
roi  de  Naples  qu'il  essayait  de  gagner  à  cette  cause. 
((  Je  n'ai  pas  de  lettre  de  vous!  écrivait-il  avec  impa- 
tience à  un  gouverneur.  Moi,  je  suis  si  passionné  pour 
les  choses  de  ma  charge  que  je  voudrais,  au  lieu  d'être 
ici,  être  en  mer,  à  tout  hasard...  Je  vois  que  tout  va 
mollement  dans  les  préparatifs  de  la  campagne...  Yotre 
avis  sur  l'affaire  de  Tunis,  je  l'attends  ^  !  » 

Au  mois  de  juillet,  don  Juan  apprend  que  les  Turcs 
assiègent  Tunis  et  la  Gouletle  avec  une  armée  puis- 
sante. Aussitôt  il  accourt  en  Sicile;  il  veut  qu'on  parte, 
qu'on  envoie  à  la  garnison  de  Biserte  l'ordre  d'aban- 
donner cette  place  et  de  se  porter  à  Tunis  où  il  dirige 
des  secours  sous  les  ordres  de  Jean  de  Gardonne.  Lui- 
même  il  se  met  en  route,  malgré  les  gros  temps;  la 
violence  de  la  mer  le  force  à  relâcher  en  Sicile.  Une 
seconde  fois  il  part;  un  ouragan  l'enveloppe  et  on  le 


1 .  Voir  ce  texte  curieux  chez  Navarrele ,  p.  308 ,  dans]  les  D'ocu- 
tnentos  y  où  il  est  enfoui. 


LES  CAMPAGNES.  69 

sauve  à  grand'peiiie.  Cependant  l'armée  turque  prend 
la  Goulette  après  un  siège  terrible,  et  Tunis  au  bout 
de  vingt  jours.  Les  braves  Espagnols  sont  exterminés  ; 
Gabrio  Gervellon,  pris  par  Sinan-Pacha,  n'est  épargné 
que  pour  être  outragé  publiquement.  Ce  vieillard  aux 
cheveux  blancs  marcha  devant  le  cheval  du  vain- 
queur, au  milieu  des  coups  et  des  injures;  Sinan-Pacha 
le  souffleta. 

«Enfin  la  Goulette  fut  prise,  puis  le  fort!  dit  Cer- 
vantes. On  compta  à  l'attaque  de  ces  deux  places  jus- 
qu'à 65,000  soldats  payés,  et  plus  de  400,000  Mores 
et  x\rabes,  venus  de  toute  l'x^frique.  Cette  foule  innom- 
brable de  combattants  traînaient  tant  de  munitions  et 
de  matériel  de  guerre,  ils  étaient  suivis  de  tant  de  ma- 
raudeurs, qu'avec  leurs  seules  mains  et  des  poignées  de 
terre  ils  auraient  pu  couvrir  la  Goulette  et  le  fort.  » 

Tout  le  monde  au  seizième  siècle  avait  son  avis  sur 
l'affaire  de  la  Goulette,  les  uns  blâmant  le  généralis- 
sime, les  autres  déplorant  le  système  de  défense  des 
assiégés.  Cervantes,  qui  juge  si  rigoureusement  le  côté 
politique  de  la  question,  ne  peut  pas  souffrir  qu'on  at- 
ténue par  des  critiques  le  côté  sublime  de  la  défense. 
Il  réclame  la  justice  pour  ces  nobles  victimes  dont  il 
rappelle  les  noms. 

On  perdit  aussi  le  fort;  mais  du  moins  les  Turcs  ne  l'empor- 
tèrent que  pied  à  pied.  Les  soldats  qui  le  défendaient  combatti- 
rent avec  tant  de  valeur  et  de  constance,  qu'ils  tuèrent  plus  de 
vingt-cinq  mille  ennemis,  en  vingt-deux  assauts  généraux  qui 
leur  furent  livrés.  Aucun  ne  lut  pris  sain  et  sauf  des  trois  cents 
qui  restèrent  en  vie  ;  preuve  claire  et  manifeste  de  leur  indomp- 
table vaillance  et  de  la  belle  défense  qu'ils  firent  pour  conserver 
CCS  places.  Un  autre  petit  fort  capitula  :  c'était  une  tour  bâtie  au 
milieu  de  l'ile  de  l'Eslagno,  où  commandait  don  JuanZanogucra, 


70  CHAPITRE   111. 

gentilhomme  valencien  et  soldat  de  grand  mérite.  Les  Turcs 
firent  prisonnier  don  Pedro  Puertocarrero,  général  de  la  Goulelte, 
qui  fit  tout  ce  qu'il  était  possible  pour  défendre  cette  place  forle, 
et  regretta  tellement  de  l'avoir  laissé  prendre,  qu'il  mourut  de 
chagrin  dans  le  trajet  de  Constantinople,  où  on  le  menait  captif. 
Ils  prirent  aussi  le  général  du  fort,  appelé  Gabrio  Cervellon,  gen- 
tilhomme milanais,  célèbre  ingénieur  et  vaillant  guerrier.  Bien 
des  gens  de  marque  périrent  dans  ces  deux  places,  entre  autres 
Pagano  Doria,  chevalier  de  Saint-Jean,  homme  de  caractère  gé- 
néreux, comme  le  montra  l'extrême  libéralité  dont  il  usa  envers 
son  frère,  le  fameux  Jean-André  Doria.  Ce  qui  rendit  sa  mort 
plus  douloureuse  encore,  c'est  qu'il  périt  sous  les  coups  de  quel- 
ques Arabes,  auxquels  il  s'était  confié,  voyant  le  fort  perdu  sans 
ressource,  et  qui  s'étaient  off'erts  pour  le  conduire,  sous  un  habit 
moresque,  à  Tabarca,  petit  port  qu'ont  les  Génois  sur  ce  rivage 
pour  la  pèche  du  corail.  Ces  Arabes  lui  tranchèrent  la  tête  et  la 
portèrent  au  général  de  la  flotte  turque.  Mais  celui-ci  accomplit 
sur  eux  notre  proverbe  castillan  :  Bien  que  la  trahison  plaise,  le 
traître  déplaît,  car  on  dit  qu'il  fit  pendre  tous  ceux  qui  lui  pré- 
sentèrent ce  cadeau,  pour  les  punir  de  ne  lui  avoir  pas  amené  le 
prisonnier  vivant  ^. 

Dans  ces  divers  passages  on  reconnaît  le  propre  ca- 
ractère de  Cervantes,  également  capable  de  critique  et 
d'admiration. 

On  va  voir  avec  quelle  sûreté  et  quelle  indépen- 
dance il  a  jugé  ce  qu'il  a  vu.  Son  dévouement  à  don 
Juan  d'Autriche  ne  rempéche  pas 'de  discerner  les 
vices  de  son  entreprise.  C'est  une  faute  grave,  selon  lui, 
de  suivre  en  tout  la  politique  de  Charles-Quint  contre 
l'islamisme.  Il  y  a  des  expériences  faites  qu'on  ne  doit 
pas  renouveler.  Jamais  on  ne  gardera  Tunis  ni  la 
Goulette.  Mais  laissons  parler  Cervantes  : 

Ce  fut  la  Goulette  qui  tomba  la  première  au  pouvoir  de  l'en- 
nemi, elle  qu'on  avait  crue  jusqu'alors  imprenable,  et  non  par  la 

I .  Don  Quichotte.  Le  captif. 


LES   CAMPAGNES.  71 

faute  de  sa  garnison,  qui  fit  pour  la  défendre  tout  ce  qu'elle  de- 
vait et  pouvait  faire,  mais  parce  que  l'expérience  montra  com- 
bien il  était  facile  d'élever  des  tranchées  dans  ce  désert  de  sable, 
où  l'on  prétendait  que  l'eau  se  trouvait  à  deux  pieds  du  sol,  tan- 
dis que  les  Turcs  n'en  trouvèrent  pas  à  deux  aunes.  Aussi,  avec 
une  immense  quantité  de  sacs  de  sable,  ils  élevèrent  des  tran- 
chées tellement  hautes,  qu'elles  dominaient  les  murailles  de  la 
forteresse,  et,  comme  ils  tiraient  du  terre-plein,  personne  ne 
pouvait  se  montrer  ni  veiller  à  sa  défense.  L'opinion  commune 
fut  que  les  nôtres  n'auraient  pas  dû  s'enfermer  dans  la  Goulette, 
mais  attendre  l'ennemi  en  rase  campagne  et  au  débarquement. 
Ceux  qui  parlent  ainsi  parlent  de  loin,  et  n'ont  guère  l'expérience 
de  semblables  événements,  puisque,  dans  la  Goulette  et  dans  le 
fort,  il  y  avait  à  peine  sept  mille  hommes.  Comment,  en  si  faible 
nombre,  eussent-ils  été  plus  braves  encore,  pouvaient-ils  s'aven- 
turer en  plaine,  et  en  venir  aux  mains  avec  une  foule  comme  celle 
de  l'ennemi?  et  comment  est-il  possible  de  conserver  une  forte- 
resse qui  n'est  point  secourue,  quand  elle  est  enveloppée  de  tant 
d'ennemis  acharnés,  et  dans  leur  propre  pays?  Mais  il  parut  à 
bien  d'autres,  et  à  moi  tout  le  premier,  que  ce  fut  une  grâce  par- 
ticulière que  fit  le  ciel  à  l'Espagne,  en  permettant  la  destruction 
totale  de  ce  réceptacle  de  perversités,  de  ce  ver  rongeur,  de  cette 
insatiable  éponge  qui  dévorait  tant  d'argent  dépensé  sans  fruit, 
rien  que  pour  servir  à  conserver  la  mémoire  de  sa  prise  par  l'in- 
vincible Charles-Quint,  comme  s'il  était  besoin,  pour  la  rendre 
éternelle,  que  ces  pierres  la  rappelassent! 

C'est  le  ton  du  bon  sens  et  le  ton  de  l'histoire .  Eh 
bien  !  le  même  homme  qui  condamne  avec  justesse  les 
fautes,  recueille  avec  un  soin  pieux  les  vers  écrits  en 
l'honneur  des  Espagnols  morts  à  la  Goulette,  par  don 
Pedro  de  Aguilar,  soldat  de  grande  bravoure  et  de  rare 
intelligence. 

J'ai  cité  le  premier  sonnet;  voici  le  second  : 

Ames  heureuses  qui,  libres  de  l'enveloppe  mortelle,  et  déga- 
gées par  vos  belles  actions,  vous  êtes  élevées  des  bassesses  de  la 
terre  au  degré  le  plus  haut  et  le  meilleur  des  cieux; 

Vous  qui,  brûlant  de  colère  et  d'honneur,  avez  éprouvé  la  force 


12 


CHAPITRE  111. 


de  votre  corps,  vous  qui  avez  rougi  de  votre  sang  et  du  sang 
d'autrui  la  mer  et  le  sable  d'alentour  ; 

La  vie  a  manqué  à  votre  bras  qui  s'épuisait,  plus  tôt  que  le  cou- 
rage. Dans  la  mort  même  et  dans  la  défaite  vous  emportez  la 
victoire  ; 

En  tombant  d'une  chute  funèbre  et  douloureuse,  enfermés 
entre  les  murailles  et  le  fer,  vous  avez  conquis  la  renommée  que 
donne  le  monde  et  la  gloire  que  donne  le  ciel. 

Ce  noble  et  triste  souvenir  de  la  Goulette,  qui  ter- 
mine les  campagnes  de  Cervantes,  en  caractérise  l'issue 
glorieuse  et  stérile.  Après  un  échec  aussi  retentissant, 
don  Juan  eut  peine  à  soutenir  ses  plans  contre  le  mau- 
vais vouloir  de  Philippe  IL  La  victoire  même  de  Lé- 
pante  était  désormais  sans  résultat.  Don  Juan  cessa  d'ef- 
frayer les  Ottomans  ;  on  le  dirigea  sur  les  Flandres,  où 
il  alla  contre  son  gré,  échoua  et  mourut.  La  plupart 
des  régiments  espagnols  qui  avaient  combattu  sous  ses 
ordres  furent  licenciés. 

Cervantes  ne  voulut  pas  rentrer  en  Espagne  sans  ob- 
tenir une  marque  d'estime  de  son  général.  Don  Juan 
d'Autriche  lui  donna  des  lettres  qui  témoignaient  de  sa 
vaillante  conduite  ;  le  duc  de  Sesa  lui  accorda  la  même 
récompense,  et  Cervantes  saisit  la  première  occasion 
pour  s'embarquer.  Le  pauvre  soldat  blessé  ne  se  dou- 
tait pas,  en  montant  sur  le  pont  du  navire,  qu'il  partait 
pour  l'esclavage. 


CIJAPITllE  IV 


LA  CAPTIVITE 


Au  mois  de  septembre  1575,  Cervantes  partit  de 
Naples  sur  la  galère  le  Soleil  avec  ses  compagnons 
d'armes,  son  frère  Rodrigo  et  un  vaillant  capitaine  (dont 
le  nom  fait  penser  au  futur  personnage  de  Don  Qui- 
chotte), Pero  Diez  Garillo  de  Quesada,  ancien  gouver- 
neur de  la  Gouletle  et  depuis  général  d'artillerie. 

On  était  en  mer,  lorsqu'on  rencontra,  le  26  du  même 
mois,  une  escadre  de  galiotes  turques  commandée  par 
Arnaute  Mami,  capitaine  de  la  m^w  Le  Soleil  ÎmI  bientôt 
enveloppé.  Trois  galiotes  l'attaquèrent  avec  furie.  L'une 
surtout,  de  vingt-deux  bancs,  était  conduite  par  le  ter- 
rible renégat  qu'on  appelait  le  Boiteux  ou  du  nom 
arabe  de  Dali  Mami.  C'était  un  Grec  très-hardi  à  la  mer. 
Les  Espagnols  se  défendirent  avec  courage  et  sans  suc- 
cès. Tout  le  monde  fut  pris,  et  Cervantes  devint  l'es- 
clave de  Dali  Mami  ^ . 

Deux  ans  plus  tard,  Cervantes  écrivait,  dans  la  lettre 
adressée  à  Mateo  Yasquez  et  destinée  à  Philippe  II  : 

1.   Voir  la  Galalée ,  liv.  V. 


74  CHAPITRE   IV. 

Sur  la  galère  le  Soleil,  dont  le  nom  éclatant  avait  pour  ombre 
ma  destinée,  je  luttai  en  vain  contre  la  ruine  qui  nous  accabla 
tous. 

Nous  montrâmes  du  courage  et  de  l'ardeur  ;  mais  bientôt  nous 
fîmes  l'amère  expérience  de  l'inutilité  de  nos  efforts. 

Je  sentis  le  poids  atfreux  du  joug  d'autrui,  et  voici  deux  an- 
nées qu'entre  les  mains  de  ces  mécréants  ma  douleur  se  pro- 
longe. 

Mes  fautes  sans  nombre,  je  le  sais,  et  le  peu  de  contrition 
que  mon  cœur  en  éprouvait,  me  retiennent  parmi  ces  faux 
Ismaélites 

Le  pays  «  des  Ismaélites  »  fut  longuement  observé 
par  Cervantes.  Ce  fut  pour  lui  un  spectacle  inattendu, 
nouveau  et  révélateur. 

Jusqu'alors  il  avait  vu,  sur  mer,  la  grande  lutte  de 
rislamisme  et  du  christianisme  ;  il  allait  voir  Alger,  asile 
des  corsaires,  métropole  interlope  de  la  Méditerranée, 
réceptacle  étrange  de  mille  résidus  européens.  Tout  ce 
que  la  Grèce  mourante  avait  rejeté,  tout  ce  qui  s'échap- 
pait de  ritalie  déchirée,  tout  ce  qui  fuyait  les  pays  de 
langue  provençale,  l'écume,  en  un  mot,  de  tous  les  ri- 
vages était  portée  comme  par  le  flot  sur  la  côte  algé- 
rienne. Au  milieu  du  vieux  monde,  cette  ville  d'Alger, 
faite  de  débris,  disputée  entre  l'Orient  et  l'Occident, 
entre  le  croissant  et  la  croix,  formait  un  repaire  établi 
en  face  de  la  civilisation,  comme  une  république  bar- 
bare à  laquelle  on  payait  tribut.  L'Europe  entendait 
parler  avec  étonnement  de  corsaires  aux  noms  étranges, 
de  l'Uchaly,  de  Barberousse,  de  Genaga,  de  Dragut. 
Elle  estropiait  leurs  noms,  mais  elle  était  curieuse  des 
aventures  de  ces  forbans  qui  enlevaient  les  jeunes  filles 
sur  les  côtes  d'Italie  ou  d'Espagne.  Ils  intéressaient 
l'imagination  populaire. 

Il  faut  pénétrer  avec  Cervantes  dans  Alger  et  nous  y 


LA  CAPTIVITÉ.  75 

arrêter  avec  lui,  si  nous  voulons  comprendre  ses  œuvres, 
dont  une  partie  est  née  de  ses  impressions  d'alors. 

Cervantes,  en  mettant  le  pied  dans  Alger,  est  frappé 
du  chaos  de  races  qui  se  présente  à  lui,  et  tout  d'abord 
des  mille  accents  divers  qui  frappent  son  oreille.  Il  se 
croit  dans  la  tour  de  Babel.  «  Ce  n'est  pas  la  langue 
d'une  nation,  a-t-il  dit,  c'est  un  mélange  de  toutes  les 
langues,  un  idiome  bâtard,  un  libre  argot,  sans  règle 
fixe  de  prononciation  ni  de  grammaire  ;  c'est  le  parler 
nègre  d'un  jeune  esclave  qui  vient  de  débarquer.  »  La 
langue  franque  était  l'image  de  la  population  hybride 
qui  s'en  servait  :  l'Arabe  silencieux  et  subjugué,  le 
Juif  campé  au  milieu  des  races  étrangères  dans  son 
isolement  traditionnel,  le  Turc  dans  les  emplois,  le  Grec 
souple  et  habile  qui  a  changé  de  nom,  les  spahis,  les 
janissaires,  les  vieux  alcades,  les  agas redoutés,  Voldaxi^ 
portant  l'arquebuse,  coilTé  d'un  feutre  blanc  et  vert, 
auquel  s'attache  une  immense  plume  qui  retombe  sur 
les  épaules,  le  solachi  qui  porte  la  corne  d'or,  l'épée 
d'argent  et  le  plumet  blanc  passent  sous  les  yeux  de 
Cervantes.  Au  milieu  des  indigènes  ou  des  envahis- 
seurs, pullulent  les  chrétiens.  Les  uns  sont  esclaves, 
et  selon  leur  force  ou  leur  art,  on  les  fait  jardiniers 
ou  charpentiers,  artisans  ou  rameurs.  Les  autres  sont 
libres  ;  à  la  faveur  d'un  sauf-conduit ,  ils  viennent 
vendre  à  Alger  les  produits  de  l'Europe.  Il  y  a  des  mar- 
chands de  tous  pays,  des  Anglais  qui  apportent  le  fer,  le 
plomb,  l'étain,  le  cuivre  et  de  la  poudre;  des  Espagnols 

1.  Nous  n'écrirons  pas  ici  les  noms  arabes  ou  turcs  d'après  leur 
orthographe  normale  ;  nous  leur  laisserons  la  physionomie  que  les  Espa- 
gnols du  seizième  siècle  leur  donnaient.  VUchahj  est  mis  pour  Aluch- 
Ali,  et  Morato  se  trouvera  pour  Mourad. 


70      ^  CIIAIMTHE    IV. 

qui  offrent  des  perles,  des  étoffes  leintes,  des  senteurs, 
du  sel,  du  vin  et  surtout  des  écus  d'or  ou  des  réaux 
destinés  à  une  refonte  frauduleuse;  des  Marseillais 
chargés  de  mercerie,  d'acier,  d'alun,  de  soufre  et  de 
salpêtre;  des  Génois,  des  Napolitains,  des  Siciliens  qui 
vendent  le  velours,  le  damas,  le  taffetas,  la  soie  de  toutes 
couleurs,  à  côté  des  Vénitiens  qui  essayent  de  placer 
tour  à  tour  des  coffres  ouvragés,  des  glaces  magnifiques 
ou  du  savon  blanc. 

Tout  cela  se  mêle  aux  produits  de  l'Orient,  dans  les 
bazars  des  détaillants  indigènes.  Les  toiles  gommées  et 
les  étoffes  de  Gonstantinople ,  l'orfèvrerie  peinte  des 
Byzantins  ou  des  Russes  apparaît  à  côté  des  porcelaines 
ou  des  vases  que  l'Afrique,  à  son  tour,  apporte  sur  le 
marché  avec  les  coraux  de  Tunis,  les  cuirs  de  Colo,  la  terre 
savonneuse  de  Fez,  le  miel  et  les  raisins  de  Ghercliell. 

Les  compagnons  de  Cervantes  furent  si  surpris  de  ce 
qu'ils  voyaient,  qu'ils  recueillirent  leurs  observations  ; 
je  les  retrouve,  encore  vives,  dans  le  livre  du  père 
Haedo.  De  toutes  leurs  impressions,  la  plus  sensible  et 
la  plus  cruelle  fut  de  voir  les  chrétiens  entretenir  eux- 
mêmes,  de  leurs  mains  et  de  leur  travail,  cette  marine 
de  corsaires.  Ils  firent  le  dénombrement  des  hommes 
qui  construisaient  les  galiotes,  de  ceux  qui  les  gréaient, 
de  ceux  qui  ramaient,  et  ils  reconnurent  que  pas  un 
n'était  de  race  orientale,  (c  de  façon,  dit  Haedo,  que  si 
les  Turcs  venaient  à  manquer  des  bras  chrétiens,  ils 
n'auraient  peut-être  pas  un  seul  navire  ^  » . 

Quant  à  Cervantes,  une  pensée  plus  profonde  encore 
s'empara  de  son  esprit  à  la  vue  de  ces  rivages  où  flottait 

1.  De  inanera  que  a  faltar  a  los  Tunos  ciislianos  oliciales  no  auria 
piitre  ellos  quiza  un  solo  navio. 


LA  CAPTIVITE.  77 

autrefois  l'étendard  castillan.  Il  se  rappela  le  temps  où 
Ferdinand  le  Catholique  dominait  l'Afrique  septentrio- 
nale et  les  expéditions  de  Charles-Quint.  Les  larmes 
lui  vinrent  aux  yeux. 

Le  jour  où  j'arrivai,  vaincu,  sur  ce  rivage  dont  parle  tout  le 
monde,  et  qui  sert  d'asile,  de  rendez-vous,  de  centre  à  tant  de 
pirates, 

Je  ne  pus  retenir  mes  pleurs.  Malgré  moi ,  sans  savoir  com- 
ment, je  me  sentis  le  visage  inondé  de  larmes. 

Devant  mes  yeux  se  présentaient  la  rivière,  la  montagne  d'où 
le  grand  Charles  partit,  sa  bannière  flottant  dans  les  airs, 

Et  la  mer  qui,  jalouse  de  sa  grande  entreprise,  envieuse  de 
sa  gloire,  se  montra  alors  plus  irritée  que  jamais; 

Roulant  ces  pensées  dans  ma  mémoire,  je  laissai  échapper  de 
mes  yeux  les  larmes  que  mérite  un  si  éclatant  désastre  ^ 

L'organisation,  relativement  régulière,  d'Alger  sem- 
blait montrer  que  toutes  les  mesures  étaient  prises  pour 
empêcher  le  retour  de  la  domination  espagnole.  Ra- 
badan  règne  alors,  les  Turcs  sont  les  maîtres,  les  Maures 
sont  refoulés,  les  chrétiens  travaillent.  Deux  courses 
ravitaillent  l'empire  barbare  :  la  course  de  terre,  qui 
apporte  de  l'intérieur  le  fruit  du  pillage,  la  course  de 
mer,  qui  apporte  de  l'extérieur  les  richesses  dérobées 
à  l'Europe. 

Cervantes,  témoin  oculaire  de  ce  douhle  brigandage , 
contemple  ce  qui  se  passe.  —  A  l'une  des  portes  d'Alger 
arrivent  cinq  cents  hommes  armés,  qui  se  rallient  et  se 
forment  sur  deux  files  en  arborant  leur  bannière,  la 
vandera  delcavallo.  C'est  une  mahala  qui  rentre  et  qui 
vient  d'opérer  la  levée  de  l'impôt,  en  y  ajoutant,  pour 
le  grossir,  toutes  sortes  de  razzias  secondaires.  Ils  ont 

I .  Voir  FA  Trato  de  Arçiel  et  la  lettre  à  Mateo  Vasquez. 


78  CHAPITRE   IV. 

vécu  pendant  quatre  ou  cinq  mois  aux  dépens  des  Afri- 
cains, ils  en  ramènent  plusieurs  qu'ils  ont  faits  esclaves, 
et  Ton  aperçoit  parmi  les  botes  de  somme  chargées  de 
blé,  de  miel,  de  beurre,  de  ligues  et  de  dattes,  des 
femmes  qu'on  pousse  en  avant  et  des  enfants  que  Ton 
frappe.  Grande  fête  dans  la  ville  ;  les  décharges  de  mous- 
queterie  font  retentir  la  grande  rue,  tandis  que  la  troupe 
descend,  se  range  sur  la  place  et  annonce  les  prises 
qu'elle  va  vendre.  Ainsi  se  termine  la  garrama  ou  con- 
tribution de  terre. 

Cependant  un  grand  bruit  se  fait  entendre  dans  une 
autre  partie  de  la  ville.  C'est  l'arrivée  au  port  de  la 
galima  ou  de  la  course  de  mer.  Le  débarquement  s'ef- 
fectue dans  un  ordre  invariable.  Avant  tout,  on  fait  por- 
ter les  rames  en  magasin,  et  personne  parmi  les  Turcs 
ne  doit  descendre  à  terre  jusqu'à  ce  que  le  navire  soit 
dépouillé  et  demeure  comme  un  oiseau  sans  ailes;  car 
les  captifs  sont  là,  avides  de  liberté;  il  suffira  d'un 
instant  d'oubli  pour  qu'ils  saisissent  les  rames  et 
s'échappent.  On  prend  donc  ses  sûretés,  puis  on  dé- 
barque ses  marchandises,  ses  esclaves,  tout  le  butin,  à 
la  grande  joie  des  marchands  et  du  roi.  Les  captifs  sont 
fouillés  et  examinés  des  pieds  à  la  tête.  On  fait  des  caté- 
gories. Ceux  qui  sont  riches  ou  nobles  doivent  être  sé- 
parés avec  soin  des  vilains  et  des  pauvres.  Les  premiers 
représentent  une  valeur  en  argent  :  ils  se  rachèteront; 
les  autres  représentent  le  travail  et  la  main-d'œuvre.  On 
maltraite  les  misérables  et  on  les  embrigade  immédiate- 
ment; on  réserve  les  gentilshommes. 

Véritable  comédie  que  la  hausse  ou  la  baisse  sur  le 
marché  d'Alger.  Le  possesseur  du  captif,  pour  faire 
monter  le  prix  de  ce  qu'il  vend,  procède  avec  une  habi- 


LA  CAPTIVITÉ.  79 

leté  et  une  gradation  admirables.  Tandis  que  l'esclave 
proteste  de  sa  pauvreté  et  s'abaisse  pour  abaisser  le 
chiffre  de  sa  rançon,  le  maître  affecte  de  traiter  sa  vic- 
time avec  le  plus  grand  respect;  il  la  nourrit  presque 
bien,  en  lui  faisant  remarquer  qu'il  se  ruine  par  bonté 
pure  et  par  déférence,  et  il  glisse  quelques  mots  sur 
l'espoir  de  rentrer  dans  son  argent.  Le  prisonnier  dé- 
clare qu'il  ne  pourra  jamais  obtenir  la  somme  qu'on  lui 
demande  :  il  n'est  pas  riche,  il  est  simple  soldat...  Mais 
le  Turc  donne  de  l'avancement  à  son  prisonnier;  il  fait 
du  soldat  un  général,  du  matelot  un  caballero,  de  l'abbé 
un  archevêque. 

—  «  Moi ,  qui  suis  un  pauvre  clerc ,  dit  le  docteur 
Sosa,  ils  m'ont  fait  évoque,  de  leur  propre  autorité  et 
plénitude  potestatis.  Plus  tard  ils  m'ont  fait  secrétaire 
intime  et  confidentiel  du  pape.  Ils  m'assuraient  que  j'a- 
vais été  tous  les  jours,  huit  heures  durant,  enfermé  avec 
Sa  Sainteté  dans  une  chambre,  où  nous  traitions  dans  le 
secret  les  plus  graves  affaires  de  la  chrétienté.  Ensuite 
ils  m'ont  fait  cardinal,  ensuite  gouverneur  du  Castel- 
Nuovo  de  Naples,  et  aujourd'hui  on  im^jj^i^orme  en 
confesseur  de  la  reine  d'Espagne.  »  Le  docteur  Sosa  se 
défend  en  vain  de  tous  ces  honneurs;  on  produit  des  té- 
moins, chrétiens  ou  turcs,  qui  jurent  avoir  vu  Sosa 
cardinal  ou  gouverneur. 

Les  prisonniers  quelque  peu  remarquables  étant  ainsi 
revêtus  de  dignités  redoutables  et  entourés  d'honneurs 
payables  en  espèces ,  lorsqu'on  fouilla  Cervantes  et 
qu'on  trouva  sur  lui  les  lettres  de  recommandation  de 
don  Juan  d'Autriche  et  du  duc  de  Sesa,  ce  fut  son  mal- 
heur. Malgré  ses  protestations,  le  soldat  de  Lépante  fut 
traité  comme  un  grand  seigneur  à  qui  l'on  pouvait  de- 


SO  CHAPITRE   IV. 

mander  une  forle  raiiroii.  Il  vil  de  près  la  comédie  jouée 
par  les  Turcs,  qui  commençait  par  des  génuflexions  et 
se  terminait  souvent  d'une  manière  sanglante.  Quand  ils 
renonçaient  à  la  douceur  cauteleuse,  ils  passaient  si  vite 
de  la  prière  à  la  menace  et  de  la  menace  aux  effets,  que 
bien  des  chrétiens  effrayés  saisissaient  le  moyen  de  salut 
qui  s'offrait  à  eux  et  qui  était  de  renier  leur  foi.  Un 
mot,  un  seul,  et  les  fers  tombaient.  Chose  étrange  (pour 
ceux  qui  ne  croient  qu'aux  intérêts  et  n'admettent  pas 
l'empire  des  idées),  les  marchands  de  chair  humaine 
immolaient  sans  hésiter  leur  cupidité  à  leur  croyance, 
du  moment  que  l'islam  pouvait  y  gagner  un  homme  de 
plus.  Sur  ce  marché ,  où  l'Asie  trafiquait  de  la  race 
européenne,  la  lutte  morale  dominait  l'avidité  mercan- 
tile. Un  jour,  un  chrétien  commet  un  crime  sans  rémis- 
sion; il  frappe  un  janissaire.  On  le  conduit  sur  le  rivage 
pour  y  être  brûlé  vif.  Là,  il  abjure,  il  est  pardonné. 

Quand  un  chrétien  se  fait  mahométan,  rien  n'est  trop 
beau  pour  lui  ;  la  cérémonie  de  l'affranchissement  et  de 
la  circoncision  s'accomplissent  d'abord  solennellement, 
puis  on  donne  au  renégat,  avec  sa  car  ta  de  francos^  de 
l'argent, ^T^WU'aves,  des  vêtements,  des  bijoux  et  des 
chandelles  vertes.  Il  sera  adopté  par  un  Turc  et  pourra 
hériter  de  son  maître.  Si  quelque  soldat  espagnol  d'Oran, 
si  le  patron  d'un  navire  italien  vient  de  lui-même,  libre- 
ment, se  naturaliser  Algérien,  on  le  reçoit  avec  de  grands 
honneurs,  on  le  met  à  cheval,  une  flèche  à  la  main,  en 
habit  turc.  Les  janissaires,  au  nombre  de  cinquante  ou 
de  soixante,  lui  font  cortège  à  pied,  les  alfanges  nus, 
tenant  la  bride  du  cheval  et  sonnant  de  la  trompe  ;  le 
roi  en  personne  fait  les  frais  du  festin  de  rigueur  et  offre 
au  renégat  la  facilité  d'entrer  dans  le  corps  des  janis- 


I 


LA   CAPTIVITK.  S 

saires.  C'est  ainsi  que  les  Orienlaiu  lecrutent  des  âmes 
pour  le  compte  de  Tislamisme. 

D'une  autre  part,  le  christianisme  se  défend  sur  cette 
rive  inhospitalière.  Une  corporation  s'est  organisée, 
celle  des  Pères  rédempteurs,  qui  s'efforcent,  non-seule- 
ment de  racheter  les  chrétiens  et  de  répandre  des  au- 
mônes, mais  encore  de  soutenir  les  courages  faihles  et 
de  préserver  contre  la  tentation  les  femmes,  les  enfants, 
les  pauvres  gens  livrés  sans  espoir  aux  angoisses  du 
corps  et  de  l'esprit. 

Cervantes  regarde  d'un  œil  attendri  cette  lutte  dont  il 
comprend  la  gravité  terrihle.  Il  voit  avec  indignation 
combien  gagne  de  terrain  Mahomet,  c{ui  bientôt  possé- 
dera dans  le  monde  cent  millions  d'âmes  et  sur  la  mer 
espagnole  un  pouvoir  indestructible.  Il  conçoit  alors  la 
pensée,  qui  ne  le  quittera  plus  jusqu'à  la  fm  de  sa  vie, 
de  réveiller  le  cœur  de  son  pays  et  de  lui  faire  mesurer 
les  progrès  de  l'ennemi.  Il  commence  sa  croisade  à  Al 
ger,  oii  (s'il  ne  peut  rien  par  la  force)  il  agira  du  moins 
par  l'exemple  et  par  la  parole.  Non -seulement  il  retient 
ceux  qui  éprouvent  la  tentation  de  renier  Jésus-Christ  \ 
mais  il  recherche  avec  une  pitié  généreuse  les  malheu- 
reux qui  manquent  de  repos,  de  nourriture  et  de  secours 
moral.  Il  partage  avec  eux  le  peu  qu'il  a,  il  aborde  les 
petits  enfants  avec  des  encouragements. 

Son  cœur  saignait  à  voir  la  cruauté  des  Turcs.  L'his- 
toriographe d'Alger,  Haedo,  est  intarissable  sur  la  va- 
riété et  l'atrocité  des  supplices  infligés  aux  chrétiens 
dans  les  bagnes  et  sur  les  galères.  «  Coups  de  bâton, 
coups  de  poing,  coups  de  pied,  le  fouet,  la  faim,  la  soif, 

1.  Voir  Baùos ,  la  scène  entre  Alvarez  et  Saavedra. 


82  CHAPITRE   IV. 

une  multitude  de  ciuautés  inhumaines  et  continuelles, 
voilà  ce  qu'ils  emploient  contre  les  pauvres  chrétiens 
qui  rament,  auxquels  ils  ne  laissent  pas  une  demi-heure 
de  repos.  Ils  leur  ouvrent  cruellement  les  épaules,  leur 
tirent  le  sang,  leur  arraciient  les  yeux,  leur  rompent  les 
bras,  leur  brisent  les  os,  leur  taillent  les  oreilles,  leur 
coupent  le  nez,  puis  ils  les  tuent  et  les  jettent  à  la  mer... 
tout  cela  pour  obtenir  que  les  rameurs  enlèvent  le  vais- 
seau et  le  fassent  courir  plus  vite  qu'on  ne  vole...  Il  n'y 
a  pas  de  langue  humaine  qui  puisse  exprimer,  pas  de 
plume  qui  puisse  peindre  ces  misères  ^  »  Le  général  de 
la  mer,  Arnaute-Mami ,  était  le  modèle  achevé  de  la 
barbarie  et  de  la  fantaisie  dans  la  cruauté.  Les  corsaires 
ses  compagnons  se  réglaient  sur  lui  et  il  ne  se  réglait 
lui-même  que  sur  son  caprice. 

Cervantes  réfléchit  au  moyen  de  déjouer  et  même 
d'abattre  ces  maîtres  féroces,  incroyable  entreprise  dans 
laquelle  il  s'engagea  avec  une  énergie  et  déploya  une  persé- 
vérance sans  égale.  Tout  d'abord  il  se  rapprocha  particu- 
lièrement des  gentilshommes  et  des  capitaines  qui  lui 
parurent  hardis  et  décidés.  C'était  un  groupe  d'hommes 
indomptables,  qui  nouaient  des  complots,  que  les  rené- 
gats haïssaient,  que  les  Turcs  ménageaient  comme  cap- 
tifs de  rachat,  que  les  soldats  pauvres  respectaient  par 
habitude,  et  qui  passaient  fièrement  au  milieu  de  tous, 
vivant  de  leurs  idées,  méprisant  le  reste  et  répondant 
quand  on  leur  proposait  d'abjurer  leur  foi  :  Je  suis 
Espagnol!  Purs  au  milieu  des  épreuves,  ils  justifiaient 
cet  orgueil.  Les  chevaliers  de  Saint-Jean  se  reconnais- 
saient, au  milieu  de  la  foule  en  haillons,  à  la  dignité  de 

\ .  Haedo ,  p ,  17. 


LA   CAPTIVITÉ.  83 

leur  attitude.  A  voir  un  de  ces  gentilshommes,  on  eût 
dit  la  statue  de  Thonneur  castillan  dressée  sur  la  terre 
de  servitude.  Gomme  le  Gid,  ces  capitaines  offraient  Vor 
de  leur  parole  à  qui  leur  demandait  une  garantie.  Tel 
ce  Francisco  de  Meneses,  qui  renouvela  le  trait  de 
Régulus.  Il  partit  pour  l'Espagne  sous  serment  de  reve- 
nir, et  il  revint. 

Cervantes  se  rapprocha  de  Francisco  de  Meneses  et  d'un 
autre  capitaine  pris  à  la  Goulette  en  1574,  Beltran  de 
Salto  y  Gastillo.  Les  mêmes  regrets  et  les  mêmes  réso- 
lutions secrètes  animaient  ces  hommes  qui  ne  pouvaient 
pas  voir  sans  colère  le  fort  construit  à  Alger  parGharles- 
Quint  tombé  au  pouvoir  de  l'islamisme.  Ils  invoquaient 
la  tradition  castillane  qui  marquait  l'Afrique  comme 
une  propriété  espagnole.  Ils  parlaient  des  faits  de  guerre, 
de  leurs  revers,  de  leurs  victoires,  série  interrompue 
qu'il  fallait  renouer.  Ils  contaient  des  anecdotes  sur 
Gharles-Quint,  ils  composaient  des  vers  à  la  gloire  de 
l'Espagne.  Leur  imagination  échauffée  leur  rappelait 
les  noms,  alors  célèbres,  des  hommes  qui,  sur  cette  terre 
d'Afrique,  à  Oran,  à  Bougie,  à  la  Goulette,  avaient  osé 
braver  une  multitude  barbare.  Ghacun  d'eux  pensait 
comme  autrefois  Gésar  au  milieu  des  pirates  et  regardait 
cette  lutte  séculaire  comme  un  duel  entre  gentilshommes 
et  forbans. 

Depuis  quarante  ans  on  avait  vu  les  Espagnols  captifs 
braver  tous  les  périls  pour  échapper  à  la  servitude.  Ges 
hidalgos,  trop  chrétiens  pour  renier,  trop  pauvres  pour 
se  racheter,  conspiraient  sans  relâche  pour  sortir  d'Al- 
ger. Leur  caractère  était  indomptable.  On  citait  par 
centaines  les  noms  des  hommes  qui  avaient  préféré  la 
mort  à  l'esclavage. 


.S4  CHAPITRE   IV. 

La  lisle  des  genlilsliommes  qui  périrent  ainsi  i'ormail 
un  long  martyrologe.  Cervantes  la  savait  par  cœur.  Il 
la  trouvait  plus  glorieuse  qu'effrayante.  A  peine  à  Alger, 
il  examina  les  divers  moyens  de  fuir.  On  pouvait  s'échap- 
per soit  par  mer,  soit  par  terre.  Ne  pouvant  se  pro- 
curer aucune  barque,  Cervantes  se  décida  d'abord  pour 
une  évasion  par  terre,  et  offrit  à  ses  amis  de  marcher 
ensemble  vers  Oran  où  ils  trouveraient  la  garnison  es- 
pagnole. 

Son  projet  fut  adopté  par  Meneses,  par  Beltran  de 
Salto,  par  les  alfereces  Rios  et  Gabriel  de  Castaneda, 
par  le  sergent  Navarrete  et  par  un  nommé  Osorio.  On 
choisit  un  Maure  qui  connaissait  le  pays.  Rien  n'était 
plus  dangereux  qu'une  pareille  entreprise.  La  longueur 
du  chemin,  la  chaleur  de  la  route,  la  faim  et  la  soif  ex- 
posaient toujours  à  la  mort  ceux  qui  s'engageaient  dans 
une  pareille  aventure.  En  1568,  on  avait  surpris  un  Ita- 
lien, en  1572  deux  Espagnols  sur  cette  route.  L'Italien 
fut  pendu  ;  les  Espagnols  furent  tués  à  coups  de  bâton. 
Malgré  tout,  Cervantes  partit.  Mais,  au  bout  d'une  jour- 
née de  marche ,  le  Maure  les  abandonna  et  ils  furent 
obligés  de  regagner  eux-mêmes  leur  prison. 

Comment  échappèrent-ils  au  supplice,  je  l'ignore; 
mais,  après  cette  première  tentative,  Cervantes  avait  con- 
quis parmi  les  captifs  une  sorte  d'autorité  morale.  Tout 
le  monde  venait  à  lui.  Un  témoin  interrogé  dans  une  des 
enquêtes,  Alonzo  Aragones,  déclarait  que  Cervantes  «  était 
en  relations  continuelles  avec  les  chrétiens  les  plus  dis- 
tingués, prêtres,  religieux,  lettrés,  caballeros,  capitai- 
nes, que  sa  conversation  élevée,  pure  et  joyeuse  le  faisait 
rechercher  et  que  les  Pères  Rédempteurs  l'admettaient 
dans  leur  confiance  comme  à  leur  table.  »  Peu  à  peu  il 


LA  CAPTIVITÉ.  80 

attira  autour  de  lui  des  hommes  de  cœur  dont  il  devint 
le  chef.  Tous  s'entr'aidèrent  soit  pour  fuir,  soit  pour  se 
racheter. 

L'alferez,  Gabriel  de  Gastaneda,  qui  trouva  le  pre- 
mier sa  rançon,  offrit  à  Cervantes  de  lui  en  chercher 
une  en  Espagne  ;  Cervantes  lui  remit  une  lettre  pour  sa 
famille,  dans  laquelle  il  informait  les  siens  de  sa  capti- 
vité et  de  celle  de  son  frère.  Ce  fut  une  terrible  nou- 
velle pour  le  vieux  Rodrigo  de  Cervantes.  Il  n'hésita  pas 
un  instant.  Il  engagea  son  morceau  de  terre,  il  prit  les 
petites  sommes  qui  devaient  servir  de  dot  à  ses  filles,  il 
réunit  son  avoir;  et  ce  pauvre,  devenu  plus  pauvre  en- 
core, envoya  à  Alger  le  modeste  appoint  qu'il  pouvait 
fournir.  Cervantes,  aussitôt  qu'il  reçut  l'argent,  courut 
chez  Dali  Mami  et  le  lui  offrit,  pour  son  frère  et  pour 
lui.  Le  corsaire  se  mit  à  rire. 

«Vous  valez  davantage,  »  lui  dit-il.  Et  il  ne  voulut 
entendre  parler  d'aucun  arrangement.  La  réputation  mi- 
litaire de  Cervantes,  le  rang  qu'il  avait  pris,  son  air  de 
gentilhomme  et  ses  lettres  de  recommandation  élevaient 
le  prix  de  sa  rançon.  On  le  tenait  pour  muy  bien  sol- 
dado  y  principal.  Dali  Mami  lui  fit  la  vie  dure  en  rai- 
son de  sa  qualité  et  le  mit  aux  fers  pour  obliger  (c  une 
personne  aussi  considérable  »  à  trouver  de  l'argent*. 

Cervantes  n'était  pas  homme  à  se  décourager.  Les 
crises  au  contraire  lui  aiguisaient  l'esprit.  «  Je  cher- 
chais, dit-il,  d'autres  moyens  d'arriver  à  ce  que  je  dési- 
rais tant,  car  jamais  l'espoir  de  recouvrer  ma  liberté 
ne  m'abandonna;  j'imaginais,  je  mettais  en  œuvre,  et 
quand  le  succès  ne  répondait  pas  à  l'intention,  aussitôt, 

1.  Una  peisona  de  mucha  cuenta  v  reputacion.  —  Voir,  dans  l'en- 
quête de  1580,  les  dépoifilions  de  Valcazar  et  de  Vép;a. 


86  CHAPITRE  IV. 

sans  m'abandonner  à  la  douleur,  je  me  forgeais  une 
autre  espérance  qui,  si  faible  qu'elle  fût,  soutînt  mon 
courage ^  » 

Il  prépara  un  nouveau  plan.  Avec  sa  générosité  natu- 
relle, il  avait  décidé  que  son  frère  serait  délivré  le  pre- 
mier, au  moyen  de  l'argent  arrivé  d'Espagne  ;  mais  il 
résolut  de  faire  servir  cette  délivrance  à  celle  de  ses 
amis  et  à  la  sienne  propre.  Rodrigo,  une  fois  libre,  se 
hâterait  d'envoyer,  soit  de  Majorque,  soit  de  Barce- 
lone, un  vaisseau  qui  viendrait  louvoyer  sur  la  côte 
d'Afrique  et  enlèverait  Cervantes  avec  des  compagnons 
d'élite.  Cet  expédient  n'était  pas  sûr  ;  plus  d'une  fois 
déjà  de  pareilles  tentatives  avaient  échoué.  Les  captifs 
qu'on  délivrait  les  premiers  promettaient  avec  ardeur 
de  revenir  et  d'être  fidèles  au  rendez-vous.  «  Mais  l'ex- 
périence avait  appris  combien,  une  fois  libre,  on  tenait 
mal  les  paroles  données  dans  l'esclavage.  Très-souvent, 
des  captifs  de  grande  naissance  avaient  employé  ce 
moyen,  rachetant  quelqu'un  de  leurs  compagnons  pour 
qu'il  allât,  avec  de  l'argent,  à  Valence  ou  à  Majorque, 
armer  une  barque  et  qu'il  revînt  chercher  ceux  qui  lui 
avaient  fourni  sa  rançon  ;  mais  jamais  on  ne  les  avait 
revus,  parce  que  le  bonheur  d'avoir  recouvré  la  liberté 
et  la  crainte  de  la  perdre  encore  effaçaient  de  leur  sou- 
venir toutes  les  obligations  du  monde  ^.  »  Cervantes  pensa 
conjurer  l'ingratitude  humaine  en  choisissant  son  propre 
frère  pour  cette  mission  d'honneur.  D'ailleurs  il  ne  pré- 
cipita rien  ;  on  va  voir  avec  quelle  patience  il  organisa 
cette  nouvelle  entreprise  qui  dura  plus  de  sept  mois. 

Tout  d'abord  il  entama  des  relations  avec  les  rené- 

1 .  Voir  le  Captif. 

2.  Ibidem. 


LA   CAPTIVITÉ.  87 

gats  ou  les  esclaves  employés  dans  les  jardins  de  la  côte. 
Un  pauvre  Navarrais,  appelé  Jean,  était  jardinier  de 
Talcade  Hassan  qui  possédait  une  campagne  à  trois  milles 
environ,  à  Test  d'Alger.  Cervantes  fit  luire  aux  yeux  de 
cet  homme  l'espérance  de  la  liberté  et  lui  promit  de  par- 
tager avec  lui  les  dangers  inséparables  dîme  tentative 
de  fuite.  On  convint  qu'il  recevrait  un  à  un  et  cacherait 
les  chrétiens  envoyés  par  Cervantes. 

Jean  creusa,  au  fond  d'une  grotte,  une  chambre  ca- 
pable de  recevoir  quelques  hommes.  Cervantes  chercha 
ensuite  un  pourvoyeur  qui  pût  nourrir  les  fugitifs  et 
qui  fût  assez  libre  de  ses  mouvements  pour  aller  et  ve- 
nir sans  éveiller  les  soupçons.  Il  connaissait  un  renégat 
appelé  le  Dorador,  né  à  Melilla,  qui  témoignait  le  désir 
de  redevenir  chrétien.  Il  l'encouragea  dans  cette  inten- 
tion. 

Gela  se  passait  au  mois  de  janvier  1577.  Quand  Cer- 
vantes se  crut  assuré  de  réussir,  il  se  décida  à  envoyer 
à  la  grotte  quatorze  fugitifs.  Ils  devaient  attendre  long- 
temps, se  cacher  tout  le  jour  et  ne  sortir  que  le  soir. 
Le  Dorador  apporterait  des  vivres,  avec  les  instructions 
de  Cervantes.  Quant  à  lui,  il  resterait  à  Alger  jusqu'au 
dernier  moment,  comme  le  capitaine  à  son  bord. 

Le  mois  de  février  et  le  mois  de  mars  se  passèrent 
sans  qu'on  osât  rien  entreprendre.  On  savait  que  la  mer 
était  aux  pirates.  Cette  année-là  surtout,  les  Algériens, 
forts  de  l'impunité,  tenaient  sous  leur  domination  une 
grande  partie  de  la  Méditerranée  et  de  l'Afrique.  Cer- 
vantes, aux  aguets,  suivait  du  regard  et  les  courses  de 
mer  et  les  courses  de  terre  dirigées  contre  le  Maroc  et 
Tlemcen.  Il  vit  entrer  dans  le  port,  à  la  fin  de  mars, 
une  des  plus  belles  galères  espagnoles,  le  Sa7i  Pablo^ 


88  CHAPITRE   IV. 

et,  sur  ce  navire,  un  butin  énorme,  une  somme  de  cent 
soixante-dix  mille  ducats  et  deux  cent  quatre-vingt-dix 
captifs.  Elle  avait  été  surprise  dans  un  port  chrétien,  à 
l'île  Saint-Pierre,  par  douze  bateaux  d'Alger. 

Là  se  trouvait  un  homme  destiné  à  jouer  un  grand 
rôle  par  sa  science,  son  caractère  et  son  énergie,  parmi 
les  espagnols  prisonniers  :  c'était  le  docteur  Antonio  de 
Sosa,  dont  le  nom  a  été  cité  déjà,  qu'on  retrouve  par- 
tout dans  le  livre  d'Haedo  et  qui  exerça  sur  l'esprit  de 
Cervantes  une  influence  considérable.  La  dignité  natu- 
relle de  sa  personne  et  de  son  esprit,  son  stoïcisme,  sa 
vertu  un  peu  hautaine,  lui  donnaient  un  ascendant  ex- 
traordinaire. Cervantes  voulut  connaître  Sosa,  il  alla  le 
voir  chez  le  juif  qui  l'avait  acheté,  rêvant  déjà  de  l'as- 
socier à  son  évasion.  Sosa  était  enchaîné  dans  une 
mazmorra,  espèce  de  fosse  malsaine.  Quand  Cervantes 
parla  de  fuir,  le  prisonnier  lui  montra  tranquillement 
son  cachot,  ses  fers,  ses  jambes  enflées.  Mais,  touché 
de  la  délicatesse  de  Cervantes,  il  voulut,  s'il  ne  pouvait 
être  de  la  fuite,  êlre  au  moins  du  complot.  Confident 
de  ses  projets ,  il  en  admirait  l'audace,  il  en  crai- 
gnait la  témérité.  Peut-être  parvint-il  à  calmer  l'impa- 
tience du  soldat,  en  lui  faisant  entrevoir  l'espérance  de 
se  racheter.  C'était  l'époque  de  l'année  où  d'habitude 
les  Pères  de  la  Rédemption  arrivaient. 

En  effet,  le  20  avril  1377,  on  vit  débarquer,  avec 
ses  religieux,  le  frère  Jorge  de  Olivar,  rédempteur 
pour  la  couronne  d'Aragon  et  commandeur  de  l'ordre 
de  la  Merci.  Ce  fut  un  nouvel  ami  pour  Cervantes.  Les 
qualités  du  frère,  excellent  homme,  très-simple  et  très- 
courageux,  qui  s'exposait  gaiement  au  martyre,  touchè- 
rent profondément  notre  écrivain.  Il  écoula  les  paroles 


LA  CAPTIVITÉ.  89 

du  nouveau  venu  avecuneconfiance  toute  filiale.  Celui-ci 
se  réunit  à  Sosa  pour  tempérer  la  vivacité  intrépide  de 
Cervantes.  Ces  lettrés,  ces  Pères  lui  donnèrent  de  la 
prudence,  ainsi  que  le  docteur  Domingo  Becerra,  prêtre 
de  Séville,  qui  se  lia  également  avec  Cervantes. 

D'autres  causes  vinrent  encore  paralyser  son  action. 
Alger  devait  bientôt  changer  de  maître ,  Rabadan-Bacha 
allait  quitter  le  gouvernement,  dont  la  durée  était  li- 
mitée à  trois  ans.  Ces  changements  ne  se  faisaient 
guère  sans  trouble.  En  1577,  l'agitation  d'Alger  fut 
plus  grande  que  d'habitude. 

Un  événement  particulier  vint  surexciter  la  colère 
des  musulmans.  Ils  apprirent  qu'à  Valence ,  dans  un 
auto-da-fé,  on  avait  brûlé  un  corsaire  morisque.  Cette 
nouvelle  leur  fit  venir  la  pensée  de  supplicier ,  par 
représailles,  un  ou  plusieurs  chrétiens.  «  Pour  ré- 
pondre aux  inquisiteurs  d'Espagne  S  »  il  fallait  choisir 
des  victimes  marquantes,  surtout  des  prêtres,  ((parce 
que  ce  sont  les  fauteurs  des  persécutions.  »  On  voulut 
d'abord  prendre  un  des  captifs  du  San-Pablo,  mais  les 
uns  étaient  rachetés,  les  autres  étaient  la  propriété  de 
quelque  maître  qui  ne  voulait  pas  s'en  dessaisir.  On 
obtint  du  roi  Rabadan  la  permission  d'acheter  et  de 
sacrifier  un  prisonnier  illustre.  Ce  furent  alors  des  cris 
de  joie  effrayants.  On  désigna  pour  le  martyre  un  prêtre 
valencien,  de  l'ordre  militaire  de  Montesa  ,  appelé  frère 
Michel  de  Aranda.  Les  Rédempteurs  voulurent  empê- 
cher cette  exécution  ;  Jorge  Olivar  et  le  commandeur  de 
Majorque,  Jeronimo  Antich,  se  jetèrent  au  milieu  de  la 
foule,  les  mains  jointes;  la  foule  ricanait.  Ils  coururent 

1.   Voir  Hacdu,  f.  ISl. 


90  CHAPITRE   IV. 

chez  le  corsaire  Mami  et  le  conjurèrent  de  sauver  le 
Valencien.  Le  corsaire  les  repoussa  brutalement  et  les 
chassa,  en  criant  dans  sa  langue  franque  :  Andar, 
papas,  andarl  Ya-t'en,  prêtre,  va-t'en!  Non-seulement 
lui,  mais  toi  et  ton  compagnon,  vous  méritez  d'être 
brûlés  vifs  à  la  marine  !  » 

Le  samedi  matin,  18  mai,  on  apporta  en  quantité  du 
bois  sur  le  port,  on  fixa  en  terre  une  ancre  et  on  alla 
chercher  le  frère  Michel.  Il  fut  conduit  en  grande 
pompe  à  la  maison  du  roi  ;  ensuite  on  le  promena  au 
milieu  d'une  foule  qui  Tinjuriait.  Mille  prétextes  furent 
inventés  pour  jouir  longtemps  de  ce  spectacle;  on  pro- 
longea l'horrible  journée  jusqu'à  cinq  heures  du  soir. 
Alors  seulement  le  malheureux  fut  dirigé  vers  la  ma- 
rine ,  tandis  que  les  uns  lui  arrachaient  la  barbe  ou  les 
cheveux,  et  que  les  autres  le  frappaient  à  coups  de  pied, 
à  coup  de  bâton  ou  à  coups  de  souliers.  Sans  les  bour- 
reaux qui  essayaient  d'écarter  les  assaillants,  il  eût  été 
mis  en  pièces.  A  l'arrivée,  on  l'attacha  à  l'ancre  avec 
une  chaîne  de  fer.  On  élargit  le  cercle  des  spectateurs. 
Un  Maure  s'avança;  c'était  le  frère  de  l'homme  qu'on 
avait  tué  à  Valence.  A  haute  voix  il  insulta  le  prêtre; 
d'une  main,  il  le  saisit  par  la  barbe,  de  l'autre,  il  prit 
un  tison  enflammé  et  lui  brûla  la  figure.  Puis  il  lui 
lança  une  pierre  qui  fut  le  signal  pour  tous  de  la  lapi- 
dation. Un  peuple  entier  se  précipita  aussitôt  sur  les 
pierres  amassées  d'avance  et  commença  à  ensevelir  le 
malheureux  sous  une  pluie  de  projectiles.  Ensuite  on 
amassa  autour  du  corps,  dont  on  apercevait  encore  le 
buste,  une  montagne  de  branches  auxquelles  on  mit  le 
feu.. 

Cervantes ,  saisi  d'horreur  à  l'aspect  de  cette  exécu- 


LA  CAPTIVITÉ.  91 

tion  sauvage ,  se  promit  de  raconter  un  jour  à  sa 
nation  le  contre-coup  africain  des  auto-da-fé  espagnols 
et  de  protester  contre  les  supplices  qui  appellent  des 
supplices.  Mais,  loin  de  s'effrayer  pour  son  compte,  il 
résolut  de  poursuivre  son  projet  de  fuite  interrompu 
par  la  frénésie  publique,  il  adressa  en  Espagne  des  let- 
tres pressantes  qu'il  fit  apostiiler  par  deux  hommes 
considérables,  captifs  alors,  Antonio  de  Tolède  et  Fran- 
cisco de  Valence,  tous  deux  chevaliers  de  Saint-Jean  et 
de  la  maison  du  duc  d'Albe.  Ils  demandaient  aux  vice- 
rois  de  Valence  et  de  Majorque  d'envoyer  une  galère 
qui  croiserait  devant  la  côte,  non  loin  du  jardin,  et  que 
Ton  rejoindrait  au  premier  signal.  Une  pareille  recom- 
mandation donna  la  plus  grande  confiance  à  Cervantes , 
et  il  croyait  toucher  au  but,  lorsque  tout  fut  remis  en 
question  par  l'arrivée  du  nouveau  roi,  Hassan.  Le  nom 
seul  de  cet  homme  répandit  le  trouble  dans  Alger. 
Avide  et  cruel,  il  effrayait  les  Turcs  eux-mêmes. 

Le  29  juin  1577,  Hassan-Bacha  fit  son  entrée  à  Alger. 
C'était  un  Vénitien,  élève  des  corsaires  Dragut  et  Aluch- 
Ali,  formé,  dès  l'enfance,  par  eux  au  métier  de  pirate. 
Un  trait  de  sa  vie  le  peindra.  Un  jour,  naviguant  sur  les 
côtes  de  Morée,  il  découvrit  que  ses  hommes  avaient 
comploté  sa  mort.  Il  les  fit  pendre  aux  antennes,  l'un 
par  le  bras  gauche,  l'autre  par  le  bras  droit;  un  troi- 
sième fut  écartelé  au  moyen  de  quatre  galères  faisant 
l'office  de  chevaux.  Il  fit  grâce  aux  autres.  Ainsi  agissait 
l'homme  qui  domina  Alger  de  1577  à  1580  et  contre 
lequel  Cervantes  lutta  pendant  ces  trois  années. 

Il  inaugura  son  règne  par  une  compression  et  un  ac- 
caparement universels. 

A  peine  débarqué,  il  s'adjugea  les  captifs  de  rachat. 


02  CHAPITRE   IV. 

On  payait  au  roi  un  septième  de  la  valeur  des  prises;  il 
exigea  un  cinquième.  Il  s'empara  de  tout  le  blé,  fit  et 
vendit  le  pain  lui-môme,  saisit  le  beurre,  l'huile,  le 
miel,  les  légumes  apportés  au  marché,  et  laissa  aux  ja- 
nissaires les  oignons  et  les  choux.  Les  impôts  furent 
augmentés.  Les  Maures  et  les  Arabes,  forcés  de  le  payer 
en  nature,  accumulaient  chez  lui  toutes  leurs  denrées, 
qu'il  leur  revendait  ensuite  à  eux-mêmes  à  des  prix 
très-hauts.  La  monnaie  d'argent  fut  réunie  par  lui  et 
refondue  secrètement  par  des  esclaves  européens  pour 
être  envoyée  à  Gonstantinople,  à  son  bénéfice. 

Hassan  rachetait  les  esclaves  à  leurs  maîtres  et  dou- 
blait le  taux  de  leur  rançon.  Ancien  trésorier  d'Aluch- 
Ali,  il  s'entendaitmerveilleusementàtoutes  ces  opérations. 
A  première  vue,  il  distinguait  son  intérêt  et  son  profit 
dans  toutes  les  affaires.  Ce  discernement  mercantile 
dictait  sa  conduite  envers  les  esclaves.  L'usage  était 
qu'on  amenât  devant  lui  ceux  qui  avaient  tenté  de  fuir. 
Si  l'esclave  lui  paraissait  de  valeur,  il  le  déclarait  sien 
et  transformait  la  présentation  en  une  prise  de  posses- 
sion. Dans  le  cas  contraire,  il  faisait  étendre  le  captif 
sur  le  sol  et  on  le  bâtonnait  jusqu'à  la  mort  ;  parfois  il 
interrompait  lui-môme  le  supplice,  pour  mutiler  de  sa 
main  le  malheureux. 

On  se  révolta  quelquefois,  on  se  plaignit  à  Gonstan- 
tinople, mais  le  sultan  ht  la  sourde  oreille.  Le  sultan 
obéissait  à  sa  mère,  celle-ci  était  dominée  par  l'Uchaly, 
et  rUchaly  sauvait  Hassan,  sa  créature.  C'est  ainsi  que 
pendant  trois  années  le  roi  nouveau  brava  les  lois  di- 
vines et  humaines,  réduisit  Alger  à  la  misère  et  à  la 
famine,  et  ht  sa  fortune. 

Tout  d'abord  il  scruta  du  regard  les  bagnes  où  se 


LA   CAPTIVlTlv  H 3 

trouvaient  les  caplils,  il  devina  même  ceiiv  qu'il  ne 
voyait  pas  et  réclama  Antonio  de  Tolède  avec  Francisco 
de  Yalencia,  les  deux  prisonniers  de  marque  que  j'ai 
nommés.  Il  entra  en  fureur  quand  il  apprit  la  vente 
précipitée  de  ces  deux  hommes.  Cervantes  nous  a  con- 
servé cette  scène  tragi-comique ,  dans  laquelle  Hassan 
éprouve  un  désespoir  d'usurier.  Selon  lui,  Francisco 
valait  7,000  ducats;  Antoine,  un  frère  du  duc  d'Albe, 
devait  être  vendu  50,000  ^ 

Hassan  se  rabattit  sur  le  frère  Jorge  Olivar,  qui ,  por- 
tant avec  lui  l'argent  du  rachat,  aurait  été  une  excel- 
lente prise.  Il  guetta  toutes  les  occasions  de  l'accuser 
et  le  dépouiller. 

En  attendant,  il  avait  épuisé  la  ville  et  découragé  les 
corsaires.  Bientôt  on  manqua  de  vivres  et  de  prises. 
L'épidémie  suivit  la  famine,  la  mortalité  fut  effrayante 
et  les  rues  d'Alger  s'emplirent  de  cadavres.  L'impré- 
voyance naturelle  de  cette  population  cosmopolite  la 
laissait  aisément  sans  ressources,  a  Ces  hommes,  écrit 
Sosa  dans  ses  notes,  ne  savent  que  la  rapine.  Quand 
ils  passent  deux  mois  en  repos  et  ne  sortent  pas  en 
course  ou  ne  font  pas  ce  qu'ils  appellent  la  galima  , 
aussitôt  eux,  leurs  enfants  et  les  habitants  de  ce  repaire, 
meurent  de  faim.  Ils  étaient  riches  en  avril,  quand  ils 
venaient  de  s'emparer  de  la  galère  de  Malte,  où  ils  nous 
ont  pris.  Un  mois  et  demi  après,  ils  sont  sortis  en  course, 
sous  les  ordres  d'Arnaute  Mami,  mais,  comme  ils  n'ont 
rien  ramené,  ils  sont  furieux,  honteux,  et  tout  le  monde 
ici  meurt  de  faim,  surtout  les  janissaires  et  les  arraez,» 
qui  vivent  exclusivement  des  bénéfices  du  pillage. 

1.  Voir  Cervantes,  Trato  de  Argel,  j.  v.  —  //occfo,  cliap.  xxi,  3°. 


94 


CHAPITRE   IV. 


Ail  milieu  de  cette  crise,  (Servantes  résolut  de  ne 
plus  attendre,  voyant  que  tout  serait  perdu  s'il  tardait 
davantage.  Il  ne  pouvait  plus  nourrir  ses  complices. 
Force  était  d'abandonner  son  ami  Sosa,  à  qui  son  état 
de  faiblesse  ne  permettait  aucune  tentative  violente.  Sosa 
lui-même  engagea  Cervantes  à  partir  et  à  exécuter  un 
projet  qui  rendrait  des  chrétiens  à  l'Espagne  ^ 

On  était  au  mois  d'août  1577.  Cervantes  conféra  avec 
son  frère  ;  Rodrigo  se  munit  des  lettres  de  recomman- 
dation qui  étaient  préparées,  il  se  racheta  en  réunissant 
les  deux  rançons  en  une  seule,  et  il  promit  d'envoyer  un 
navire  dont  il  confierait  le  commandement  à  un  homme 
qui  connût  la  côte.  Il  tint  parole,  un  brigantin  partit 
sous  la  conduite  d'un  marin  de  Majorque,  appelé  Yiana. 
Cervantes  était  prêt.  Le  20  septembre,  il  alla  embrasser 
Sosa  et  lui  dire  adieu  ;  puis,  s'échappant  d'Alger,  il 
vint  retrouver  dans  la  grotte  ses  compagnons  fugitifs. 
Ceux-ci,  privés  de  jour,  plongés  dans  la  terre  humide, 
é [aient  malades  et  exténués.  Il  les  releva  en  leur  faisant 
entendre  ce  mot  de  liberté  que  jamais  il  ne  prononce 
dans  ses  écrits  sans  émotion  et  éloquence.  «  La  liberté, 
dit-il  quelque  part,  c'est  le  trésor  donné  à  l'homme  par 
le  ciel.  Pour  la  liberté  comme  pour  l'honneur,  on  doit 
jouer  sa  vie,  car  le  premier  des  maux  est  la  servitude.  » 

Huit  jours  se  passèrent.  Le  28,  arriva  le  brigantin,  qui 
s'approcha  de  nuit.  Comme  il  préparait  un  signal , 
quelques  Maures  qui  passaient  Taperçurent  dans  l'ombre 
et  donnèrent  l'alarme.  Aussitôt  le  navire  s'éloigna.  Re- 
vint-il plus  tard?  Ici  les  témoignages  sont  contradic- 
toires. Les  uns  disent  que  Yiana  revint  mal  à  propos, 


1.  A  efectuar  una  cosa  de  tanta  onra  y  servicio  de  Dios. 


LA  CAPTIVITÉ.  95 

fut  surpris,  enveloppé  par  les  Maures  et  fait  prisonnier. 
D'autres  accusent  les  marins  chrétiens  d'avoir  tout  perdu 
par  leur  hésitation  ^ 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  hommes  de  la  grotte,  à  qui  le 
Dorador  apportait  des  vivres ,  demeurèrent  dans  leur 
retraite.  Mais  bientôt  le  Dorador  ne  reparut  plus  ;  le 
3\  septembre  au  matin,  on  entendit  un  bruit  d'armes, 
et  de  chevaux ,  le  jardin  fut  investi  par  une  dizaine  de 
cavaliers  turcs  et  vingt-quatre  soldats  de  pied  armés 
d'escopettes  et  d'alfanges.  Le  chef  de  la  garde  d'Hassan 
les  conduisait.  On  était  trahi.  Le  Dorador  avait  livré  le 
secret  de  l'évasion  au  roi  d'Alger,  qui  calcula  aussitôt 
le  bénéfice  qu'il  en  tirerait  en  mettant  les  esclaves  de 
rachat  dans  son  bagne,  et  surtout  en  impliquant  dans 
la  conspiration  l'ami  de  Cervantes,  le  frère  Olivar.  L'ar- 
gent des  Rédempteurs  l'empochait  de  dormir. 

Les  soldats  turcs  s'emparèrent  d'abord  du  jardinier 
navarrais  et  cernèrent  la  grotte.  Cervantes  n'eut  que  le 
temps  de  dire  quelques  mots  rapides  à  ses  compagnons 
épouvantés  : 

—  L'unique  chance  de  salut  pour  vous,  leur  dit-il  à 
la  hâte,  est  de  m'accuser  tous. 

Et  il  les  prévint  lui-même  en  s'avancant  vers  le  chef 
de  la  garde. 

—  Je  déclare,  dit-il  que  personne  parmi  ces  chrétiens 
n'est  coupable.  Moi  seul,  je  suis  l'auteur  du  complot  et 
je  les  ai  entraînés  à  fuir^. 

1.  Dans  l'enquête  de  1580,  on  lit  à  l'art.  7  ,  qui  fut  rédigé  sous 
les  yeux  de  Cervantes  :  «  Habiendo  Uegado  una  noche  al  mismo 
puerto,  por  faltar  el  dnimo  a  los  marineros  y  no  querer  sallar  en  tierra 
a  dar  aviso  a  los  que  estaban  eseondidos,  no  se  efecluô  la  liuida.  » 
Cervantes  les  accuserait  donc  nettement  de  timidité. 

2.  Voir  l'enquête  de  1580,   art.   9".  —  «  Ninguno  de  estos  cris- 


\)i5  CHAPITHI':    IV. 

On  reriit  légulièremenl  cl  on  transmit  an  lui  la  dé- 
('laralioii  de  Cervantes.  Au  milieu  des  cris  et  des  in- 
jures de  la  population,  on  ramena  les  fugitifs  à  Alger, 
où  Hassan  les  fit  mettre  dans  son  bagne.  Cervantes  seul 
fut  amené  devant  lui  pour  subir  un  interrogatoire  dont 
tout  le  monde  devinait  Fintention.  Il  s'agissait  de  com- 
promettre le  frère  Olivar,  en  le  supposant  du  complot. 
Olivar  lui-même,  qui  savait  le  plan  du  roi,  se  regarda 
comme  perdu.  Il  envoya  au  docteur  Sosa  les  vases  sacrés, 
les  ornements  sacerdotaux  et  tout  ce  qui  servait  au 
culte,  afm  de  sauver  ces  objets  de  toute  profanation  ;  et 
il  attendit  son  sort. 

—  N'ayez  pas  peur,  dit  Cervantes  aux  chrétiens  qui 
le  virent  passer,  je  vous  sauverai  tous'. 

On  tremblait.  L'agitation  était  grande  dans  la  ville. 
L'interrogatoire  fut  long  et  captieux.  Hassan  employa 
tour  à  tour  la  séduction,  la  menace  et  les  surprises.  Il 
ne  voulait  qu'un  nom.  Cervantes  répondit  toujours  qu'il 
était  seul  coupable  et  refusa  de  désigner  un  seul  com- 
plice, ni  directement,  ni  indirectement.  Hassan  devint 
furieux,  l'Espagnol  demeura  impassible.  Cervantes  eut 
à  choisir  entre  la  mort  et  un  aveu.  Il  n'hésita  pas.  Per- 
sonne ne  douta  plus  de  son  supplice. 

Tout  à  coup  Hassan  s'apaisa.  Il  le  fit  reconduire  dans 
son  bagne  et  charger  de  fers,  mais  il  garda  le  silence 
sur  ses  intentions.  Etait-il  subjugué  par  la  fermeté  de 
Cervantes?  Conservait-il  l'espoir  de  lui  arracher  une 

lianos  que  aqui  estan  tiene  culpa  en  este  negocio,  porque  yo  solo  he 
sido  el  autor  del  y  el  que  les  ha  inducido  a  que  se  huyesen.  » 

1 .  Déclaration  de  Crislobal  de  Villalon.  «  A  el  dijo  Cervantes,  cuando 
iba  a  presentarse  al  rey,  que  no  se  escondiese  ni  tuviese  miedo,  pues 
a  todo  defenderia  y  a  si  no  mas  ecliaria  la  culpa,  » 


i 


LA  CAPTIVITÉ.  97 

parole  conlre  les  Rédempteurs?  Nul  ne  l'a  jamais  su; 
tous  les  témoins  et  tous  les  captifs  avouent  que  l'ascen- 
dant de  Cervantes  leur  paraît  inexplicable.  Sosa  lui- 
même,  qui  note  jour  par  jour,  dans  son  cachot,  les  évé- 
nements, n'ose  pas  juger  les  projets  d'Hassan,  et  écrit 
simplement  dans  son  mémoire  :  «  Cervantes  l'a  échappé 
belle;  tous  nous  pensions  que  le  roi  le  ferait  tuer^  » 
La  lutte  est  ouverte,  l'issue  est  douteuse,  et  cela  dure 
trois  années.  Le  prince  pirate  achète  Cervantes  à  Dali 
Mami ,  pour  500  écus,  double  le  prix  de  sa  rançon 
et,  le  tenant  sous  sa  main,  il  joue  avec  sa  proie. 
Au  fond,  c'est  une  tragédie  dont  tous  les  personnages 
et  toutes  les  scènes  excitent  l'attention  d'Alger.  Jean 
le  Navarrais  est  pendu  par  son  maître  avec  l'auto- 
risation du  roi.  Le  Dorador  se  meurt  d'un  autre  sup- 
plice, qui  est  plus  lent,  mais  plus  terrible.  Le  mépris 
public  le  tue.  Il  erre  seul,  égaré,  sombre,  puis  il  se 
décide  à  entrer  chez  Talcade  juif  Mahamet,  qui  tient 
dans  les  chaînes  le  vénérable  Sosa  ;  il  descend  dans  le 
cachot,  et  le  voilà,  cet  homme  dont  les  mains  sont  libres, 
qui  supplie  le  prisonnier  d'accueillir  sa  défense,  de  l'ab- 
soudre et  de  l'amnistier.  Sosa  l'écoute  avec  calme  et  lui 
répond  doucement  qu'il  ne  peut  laver  le  traître  de  la 
trahison.  Le  Dorador  s'en  va,  ulcéré,  emportant  avec  lui 
la  rage  qui  le  mine  ;  il  met  deux  ans  à  mourir. 

Cependant  le  frère  Olivar  continue  son  travail  de 
missionnaire  sous  le  coup  qui  le  menace,  et  Cervantes, 
pressé  de  nouveau  par  Hassan  de  nommer  ses  complices, 
répond  toujours  :  —  i/e,  me  adsum  qui  feci^  comme 
le  Nisus  de  Virgile  ou  comme  la  Médée  des  Grecs;  car 

1.  Sin  duda  el  oscapo  de  unabaena,  porque  pensabamos  todos  que 
le  mandasc  matar  el  rey. 


98  CHAPTTRR   IV. 

(•/est  là  une  situadoii  comme  les  anciens  les  aimaient, 
héroïque  dans  sa  réalilc,  celle  dont  parle  Sénèqu(;  le 
stoïcien  :  a  II  n'est  pas  de  plus  beau  spectacle  que 
rhomme  de  bien  aux  prises  avec  la  fortune.  » 

La  vérité  de  ces  faits  nous  est  attestée  par  les  témoi- 
gnages les  plus  nombreux  et  les  plus  irréfragables.  Mais 
ce  que  nous  savons  à  peine,  ce  qui  est  révélé  seulement 
par  des  indices  rares,  successifs  et  découverts  de  jour 
en  jour,  c'est  l'autre  genre  de  courage  qu'il  fallut  à 
Cervantes  pour  donner  à  tous  ses  compagnons  l'exemple 
de  la  gaieté,  de  la  confiance  et  de  l'espoir.  Ce  n'était 
pas  assez  de  résister  lui-même,  il  fortifia  les  autres.  Il 
faut  le  suivre,  non  plus  année  par  année,  mais  d'une 
seule  traite  pendant  la  période  d'entreprise  et  d'audace 
qui  s'étend  de  1577  à  i580.  C'est  une  véritable  cam- 
pagne dont  le  plan,  la  stratégie,  les  feintes  et  toute  la 
suite  indiquent  une  persévérance  admirable  soutenue 
par  une  grandeur  croissante  de  conception.  La  hauteur 
des  vues  succède  au  désir  personnel  de  la  liberté , 
désormais  il  veut  davantage,  il  entre  de  plain-pied  dans 
le  rêve  politique  d'une  conspiration  générale  :  son  pre- 
mier coup  de  main  sera  un  coup  d'État.  En  attendant,  il 
couvre  sa  marche,  il  dissimule,  et  il  s'amuse  à  sauter 
avec  ses  chaînes  dans  le  bagne  d'Hassan,  pour  se  dis- 
traire, dit-il. 

Le  bagne  d'Hassan  est  un  triste  séjour.  Qu'on  imagine 
un  quadrilatère  vide  et  nu,  dans  lequel  des  hommes 
mal  vêtus  et  oisifs  sont  entassés,  un  parc  à  bétail  où  les 
têtes  sont  taxées,  un  entrepôt  de  marchandise  humaine. 
L'abattement  règne  dans  cette  enceinte  populeuse  et 
morne.  Tous  misérables,  tous  dévorés  d'ennui  et  altérés 
de  liberté,  les  captifs  ne  parlent  entre  eux  que  de  la 


LA  CAPTIVITÉ.  99 

ronron  (jui  ne  vif'iK  p,s.  Leurs  oiirdiens  entretiennent 
chez  enx  cette  idée  fixe  par  des  coups,  des  vexations  et 
des  outrages. 

Cervantes,  qui  aime  l'action  et  adore  la  liberté  souffre 
plus  qu'un  autre,  et  quelquefois,  en  soni^eant  qu'il 
mourra  loin  de  sa  famille,  il  sent  les  larmes  lui  venir 
aux  yeux.  Mais  l'âme  des  poètes  cache  des  trésors  sur 
lesquels  n'a  jamais  de  prise  le  bâton  du  garde-chiourme 
Oui  donc  méconnaîtra  lo  divin  pouvoir  des  lettres  en 
voyant  Cervantes  se  relever  de  l'abjection  et  ranimer 
ses  camarades  en  leur  parlant  de  poésie  et  d'histoire  ' 

«  Parlons  de  nos  guerres,  dit-il,  chantons  nos  cam- 
pagnes. »  Et  l'on  célèbre  les  Espagnols  morts  à  la  Gou- 
lette,  comme  Périclès  faisait  l'éloge  des  Athéniens  morts 
a  Platée.  On  se  reprend  à  ces  souvenirs  dont  la  tristesse 
est  mêlée  de  gloire.  Un  Italien,  appelé  Rnffino,  compose 
un  récit  historique  des  expéditions  de  Tunis 

—  Courage  !  lui  dit  Cervantes,  la  main  qui ,  chargée 
de  chaînes, écrit  ainsi,  deviendra,  une  fois  libre,  la  main 
éloquente  d'un  Tite-Live  moderne. 

Que  le  destin  cruel  ne  courbe  plus  ta  têle. 
Que  la  fortune  un  jour  daigne  briser  tes  fers 
Tu  seras  couronné,  -  crois-moi,  je  suis  prophète. 
De  lauriers  toujours  verts  ! 

Cervantes  trouve  des  rimes  et  prend  part  à  ces  nobles 
distractions  littéraires ,  quand  il  s'agit  de  rendre  du 
cœur  aux  captifs.  Il  ne  leur  propose  pas  l'oubli,  mais  les 
grands  souvenirs.  Oue  de  vers  n'a-t-il  pas  écrits  qui  sont 
aujourd'hui  perdus  !  Il  en  portait  souventà  Antonio  Sosa 
•1  en  demandait  à  ce  Pedro  de  Aguilar,  dont  il  rap- 
pelle, dans  la  nouvelle  du  Captif,  les  deux  sonnets  sur 


100  CHAPITRE   IV. 

la  Cioulellc.  On  vient  de  retrouver  à  Gènes  ceux  qu'il 
adressa  à  Ruflino  et  dont  je  cite  un  passage'.  Ouelque 
trouvaille  que  l'avenir  nous  réserve,  soyons  sûrs  qu'elle 
nous  montrera  le  poëte  ranimant  les  âmes  autour  de  lui 
par  l'amour  de  la  poésie  et  des  lettres. 

Un  jour,  il  organisa  au  bagne  la  représentation  d  une 
comédie  espagnole.  Il  se  trouvait  là  une  cjuarantaine  de 
prêtres  captifs,  qui  disaient  la  messe,  prêchaient  et  don- 
naient la  communion  chaque  dimanche.  Les  musulmans 
gardent  l'usage  de  cette  tolérance,  malgré  les  haines  de 
races.  Cervantes,  au  temps  de  Noël,  se  rappela  les  fêtes 
religieuses  de  son  pays,  les  souvenirs  de  son  enfance  et 
les  vers  populaires  qu'il  avait  entendu  réciter  par  Lopc 
de  Rueda.  Il  les  savait  par  cœur;  Tauto-pastoral  de  la 
vieille  Espagne,  moitié  légende,  moitié  églogue,  lui  re- 
vint en  mémoire  avec  la  veste  de  peau  des  bergers  tra- 
ditionnels et  la  crèche  et  l'étable.  On  joua  au  bagne  un 
noël  dramatique  de  Rueda.  Il  fut  convenu  que  les  captifs 
du  dehors  seraient  invités.  Les  gardiens  du  bagne  y  con- 
sentirent, à  la  condition  que  les  chrétiens  payeraient  un 
droit  d'entrée.  La  représentation  laissa  à  désirer,  il  y 
eut  des  cris,  des  querelles  à  la  porte  et  des  interrup- 
tions de  plus  d'un  genre  ;  mais  la  journée  fut  si  vive  et 
si  gaie,  que  Cervantes,  plus  tard,  la  racontait  dans  la 
scène  suivante'^  : 

Le  Gardien  Baxi  [parlant  à  un  Maure).  —  Pour  dix  écus  je 
n'en  donnerais  pas  ma  part!  Asseyez-vous...  Qu'on  ne  laisse  en- 


1.  M.  Ripa  de  Meana  a  adressé  au  savant  bibliothécaire  de  Madrid, 
M.  liarlzeinbusch ,  ces  pièces  inconnues  qui  accompagnent  le  livre  de 
Ruffino  intitulé  :  Sopra  la  desolazioiie  delà  Goletta  et  di  forte  di  Tuni^i. 

2.  Voir  les  Bagnes  d'Alger,  u\^  journée. 


LA  CAPTIVITÉ.  lOi 

trcr  personne,  à  moins  de  payer  deux  âpres  bien  trébuchants.,.. 
Les  Espagnols  vont  jouer  une  belle  comédie, 

(Ici  les  chrétiens  arrivent  enfouie.) 

Le  Gardien.  —  Où  vas-tu,  chrétien? 

Le  Chrétien.  —  Je  vais  entendre  la  messe. 

Le  Gardien.  —  Paye  ! 

Le  Chrétien.  —  Comment,  paye?  on  paye  ici? 

Le  Gardien.  —  Voilà  un  vieillard  encore  bien  neuf. 

Le  Maure.  —  Deux  âpres,  ou  bien  passe  ton  chemin. 

Le  Chrétien.  —  Je  ne  les  ai  pas. 

Le  Maure.  —  Eh  bien  ,  va  te  faire  pendre  ailleurs! 

Un  gentilhomme  ofîre  de  payer  pour  lui.  Il  entre. 
Mais  un  autre  captif  bataille  encore  à  la  porte.  (Test 
Tristan  le  sacristain. 

—  Laissez-moi  entrer.  Tenez!  voilà  un  mouchoir  que  j'ai  volé  à 
un  juif  il  n'y  a  pas  une  demi-heure.  Prenez-le  en  gage  ou  payez- 
m'en  la  valeur. 

Ce  personnage  est  le  bouffon  de  l'endroit  ;  bruyant, 
taquin,  il  harcèle  les  juifs  et  les  musulmans.  Taisez- 
vous,  lui  dit-on,  «  on  commence  le  colloque  de  Rueda.  » 

El  coloquio  se  comience 

Que  es  del  gran  Lope  de  Rueda 

Impreso  por  Timoneda 

Que  en  vejez  al  tiempo  vence. 

—  Avez-vous  des  vestes  de  peau?  demande  un  gentilhomme. 
Entendra-t-on  des  cantares  ?  Qui  dira  la  loa  (  prologue)  ? 

—  On  n'a  rien  de  tout  cela.  Elle  est  misérable  la  comédie  dos 
captifs,  elle  est  pauvre,  affamée,  malheureuse,  nue  et  ahurie! 

—  Eh  bien  ,  s'écrie  un  autre  gentilhomme,  que  la  bonne  vo- 
lonté soit  la  bienvenue  ! 

La  pièce  commence;  on  voit  entrer  en  scène  leherger 
(Tuillaume.  Il  débite  quelques  vers  d'une  pastorale  de 


102  CHAPITRE  IV. 

Uueda  S  vers  charmaiils  pour  les  exiles,  paroles  rus- 
tiques entendues  jadis,  échos  lointains  des  impressions 
d'enfance,  qui  n'ont  de  sens  et  de  saveur  que  pour 
l'oreille  espagnole. 

Tout  à  coup  le  berger  s'arrête.  Un  Maure  s'est  pré- 
cipité dans  le  bagne  en  criant  :  — Alerte,  chrétiens, 
alerte!  qu'on  ferme  les  portes. 

Au  dehors,  un  tumulte  affreux  agite  la  rue.  On  ap- 
porte bientôt  un  chrétien  blessé.  Les  janissaires,  dit-on, 
massacrent  tous  les  chrétiens  qu'ils  rencontrent.  Au 
milieu  du  bruit  et  des  voix  confuses,  on  apprend  enfin 
la  cause  du  désordre.  Les  Algériens  avaient  cru  aper- 
cevoir en  mer  une  flotte  chrétienne.  C'était  une  illusion  : 
quelques  nuages  lointains ,  bizarrement  éclairés  par  le 
soleil,  avaient  été  pris  pour  des  vaisseaux;  déjà  les  peu- 
reux distinguaient  des  galères  nombreuses ,  leurs 
proues ,  leurs  rames  ;  déjà  on  voyait  don  Juan ,  le 
vainqueur  de  Lépante,  descendre  à  terre.  C'est  alors  que 
les  janissaires  se  mirent  à  exterminer  les  chrétiens  et 
vinrent  tuer  jusqu'à  la  porte  du  bagne  :  le  sang  cou- 
lait de  toutes  parts,  quand  les  nuages  se  dissipèrent  el 
avec  eux  les  terreurs  des  musulmans. 

Une  fête  interrompue  par  une  boucherie,  l'épouvante 
se  traduisant  par  la  férocité,  la  comédie  des  prisonniers 
terminée  en  tragédie,  voilà  l'étrange  et  fidèle  tableau  de 
la  vie  au  bagne  d'Alger.  Il  ne  manque  à  ces  contrastes 
qu'un  seul  trait  :  c'est  l'auteur  de  Don  Quichotte  prépa- 
rant au  milieu  des  réjouissances  de  Noël  une  conspira- 
tion générale.  Cervantes,  tandis  qu'il  semblait  oublier 
ses  projets  d'évasion,  formai l  un  vasle  plan  :  soulever 

l.  Ils  n'ont  été  consoi'vés  (jne  dans  ce  [tassai^e  de  (Servantes,  où 
MoraUn  les  a  recueillis.  Voir  MoraUn ,  Caialogo,  etc. 


LA   CAPTIVITÉ.  103 

duii  seul  coup  tous  les  captifs,  concerter  leur  insurrec- 
tion avec  une  descente  de  Philippe  II  à  Alger,  et  réta- 
blir sur  cette  côte  la  domination  espagnole,  tel  était  son 
rêve.  Son  ambition  allait  plus  loin  que  celle  des  capi- 
taines qui  avant  lui  avaient  organisé  des  conspirations. 
On  avait  vu  se  soulever  ainsi ,  en  1531 ,  sept  cents 
esclaves  de  Sargel;  en  15S9,  huit  mille  prisonniers  de 
Mostaganem,  commandés  par  Martin  de  Gordoue.  Mais 
leurs  mouvements,  mal  combinés,  échouèrent  par  lin- 
discipline  des  soldats  de  ce  temps-là,  tous  aventuriers. 
Cervantes  voulait  la  destruction  d'Alger,  ce  nid  de  pi- 
rates, ou  la  conquête  de  la  côte;  selon  lui,  Faction  réu- 
nie de  la  flotte  de  Philippe,  de  la  garnison  espagnole 
d'Oran  et  des  captifs,  devait  assurer  le  résultat  de  Ten- 
treprise.  Il  y  avait  à  Alger  quinze  mille  captifs  au 
moins  \  L'idée  de  les  réunir  sous  sa  conduite  et  de  pré- 
parer lui-même  par  son  activité  le  succès  de  son  plan  le 
transporta  d'enthousiasme,  u  Tels  furent  son  héroïsme 
et  son  industrie,  écrit  un  contemporain  '\  que  si  la  for- 
tune y  eût  répondu,  il  aurait  rendu  au  roi  Philippe  II  la 
ville  d'Alger.  »  Ame  courageuse  et  gaie ,  il  se  mit  à 
l'œuvre  et  sollicita  tour  à  tour  à  Alger,  à  Madrid,  à 
Oran,  les  princes,  les  capitaines  et  le  roi. 

Les  événements  parurent  favoriser  son  audace.  Une 
flotte  et  une  armée  furent  réunies  par  Philippe  II  sur 
les  côtes  de  l'Espagne  du  sud.  Le  bruit  courut  qu'il  allait 
envahir  l'Afrique.  Ses  yeux,  disait-on,  avaient  été  ra- 
menés vers  l'Afrique  par  la  bataille  d'Alcazar,  où  tom- 

1.  Cervantes  dit  quinze  mille  dans  le  Trato ,  vingt  mille  dans  la 
le! Ire  à  Vasquez.  Haedo  dit  vingt-ciru]  mille. 

2.  Rodriuo  Mendez  de  Siiva.  —  Ascendencia  de  Nuno  Alphonse, 
f.  (iO.  Voir  Navarrele,  p.  ;'*G7  et  57  i. 


104  CHAPITRE   IV. 

bèrent  trois  rois.  (Tétait  en  1579.  Le  roi  Sébastien  de 
Portugal  vint  soutenir  dans  le  Maroc  le  parti  du  préten- 
dant au  trône,  Mahomet,  contre  son  rival,  Muley-Ma- 
luch.  Il  fut  vaincu  et  tué;  son  allié  se  noya;  le  vainqueur 
lui-môme,  Muley-Maluch,  mourut  de  ses  blessures.  Aus- 
sitôt Philippe  II  fit  de  grands  préparatifs  de  guerre. 
Tout  le  monde  pensa  qu'il  allait  fondre  sur  l'Afrique. 
En  réalité,  il  se  tenait  prêt  à  envahir  le  Portugal  dès  que 
ce  pays  serait  sans  maître.  Le  roi  Henri ,  successeur 
de  Sébastien,  dont  les  jours  étaient  comptés,  ne  pou- 
vait défendre  longtemps  son  royaume. 

Philippe  dissimula  son  projet  véritable  et  laissa  ré- 
pandre le  bruit  d  une  invasion  prochaine  en  Afrique.  Cette 
rumeur  causa  une  agitation  profonde  sur  toute  la  côte 
barbaresque.  Musulmans  et  chrétiens  en  parlaient  tous 
avec  des  sentiments  contraires.  On  épiait  les  nouvelles, 
ou  dénombrait  les  vaisseaux  qui  se  réunissaient  sous  le 
commandement  du  marquis  de  Santa-Cruz,  on  savait  que 
des  troupes  arrivaient  d'Italie  et  d'Allemagne  pour  se 
joindre  aux  levées  espagnoles  et  que  le  duc  d'Albe  avait 
sous  ses  ordres  36,000  hommes. 

Hassan  força  les  captifs  à  reconstruire  les  murailles 
d'Alger;  ils  furent  accablés  de  travaux  et  surveillés  de 
près.  Quant  à  Cervantes,  on  le  tint  enchaîné.  ((Lorsque 
mon  estropié  espagnol  est  sous  bonne  garde,  disait 
Hassan,  je  suis  sûr  de  la  ville,  des  prisonniers  et  du 
port^  » 

Il  se  trompait,  il  comptait  trop  sur  les  chaînes  pour 
contenir  le  démon  dont  Cervantes  était  possédé.  C'est 
alors  môme  que  le  captif  écrivit  à  Philippe  II  : 

1 .  Unédo, 


LA  CAPTIVITÉ.  lOo 

a  Haut  et  puissant  seigneur...  que  le  courroux  de  ton 
âme  s'allume.  Ici  la  garnison  est  nombreuse,  mais  sans 
force,  sans  remparts,  sans  abri.  Chacun,  sur  le  qui- 
vive,  épie  Tarrivée  de  la  flotte  pour  s'enfuir.  Vingt  mille 
chrétiens  se  trouvent  dans  cette  prison;  tu  en  as  la 
clef...  '.  » 

Cervantes  n'avait  sans  doute  qu'une  médiocre  con- 
fiance dans  les  intentions  de  Philippe  II.  Il  chercha  un 
intermédiaire  puissant  et  bien  placé  qui  pût  lui  servir 
d'interprète.  Il  choisit  Mateo  Yasquez,  secrétaire  du  roi, 
à  qui  il  adressa  une  longue  supplique  écrite  en  vers. 
Dans  ce  poëme,  il  rappelait  ses  services,  il  peignait  l'is- 
lamisme faible  à  la  fois  et  triomphant;  il  faisait  appel 
enfin  à  la  haute  vertu  de  Mateo  Yasquez.  Ce  n'était  pas 
là  une  flatterie,  comme  on  le  croirait,  ni  un  mot  banal. 
Cervantes  apercevait  au  milieu  de  la  cour,  foyer  d'am- 
bitions rivales  et  d'intrigues  jalouses,  le  secrétaire  du 
roi  comme  un  esprit  élevé,  sérieux  et  digne  de  com- 
prendre les  grands  intérêts  de  l'Espagne.  J'ai  trouvé 
dans  un  carton  de  la  Bibliothèque  nationale  de  Madrid 
un  feuillet  sur  lequel  Mateo  Yasquez  a  écrit  pour  lui- 
môme  les  maximes  de  conduite  qu'il  se  proposait  de 
suivre.  Rien  de  plus  simple  et  de  plus  noble  que  ce  plan 
inspiré  par  l'expérience  quotidienne  et  par  le  désir  de  la 
justice.  Cervantes  ne  le  flatte  donc  pas  quand  il  le  dis- 
tingue de  la  foule  des  courtisans. 

Si  j'ai  quelque  expérience,  lui  dit-il  dans  sa  lettre  en  vers,  et 
que  je  ne  m'abuse  pas,  voici  la  cour  :  une  multitude  travaillée 
d'une  seule  pensée,  d'un  seul  désir. 

1.  Je  ne  donne  ici  qu'un  fragment  de  ceUe  leUre,  découverte  ré- 
cemment, et  que  l'on  trouvera  plus  loin  (chap.  v).  Voir,  pour  la  date 
que  je  lui  attribue,  mes  Nofcs. 


106  CHAPITRE   IV. 

On  rêve  la  clef  d'or,  on  se  dispute  entre  vingt  personnes  une 
charge  unique,  on  brigue  l'ambassade,  poste  que  la  haute  con- 
fiance donne. 

Là,  chacun  pour  soi.  Ils  sont  deux  mille  qui  visent  au  but 
pour  leur  compte,  il  n'y  on  aura  qu'un  dont  la  flèche  donnera 
dans  le  blanc, 

Et  celui-là  peut-être  n'a  jamais  importuné  personne,  jamais 
attendu,  l'estomac  vide,  jusqu'après  vêpres,  à  la  porte  orgueil- 
leuse d'un  grand. 

Celui-là  n'a  pas  fait  de  l'argent  un  trafic,  il  n'a  pas  prêté,  ni 
emprunté.  Il  n'a  de  commerce  qu'avec  la  vertu.  En  elle  et  en 
Dieu  il  a  mis  sa  confiance. 

C'est  de  vous,  Seigneur,  qu'on  pourrait  dire,  et  je  le  dis,  et  je  le 
dirai,  ma  voix  ne  se  taira  pas,  que  la  vertu  seule  vous  a  conduit, 

Qu'elle  a  eu  seule  le  pouvoir  de  vous  élèvera  ce  degré  de  bon- 
heur où  vous  êtes,  favori  humble,  dénué  d'ambition. 

Heureuse  et  belle  fut  l'heure  où  le  discernement  royal  décou- 
vrit le  mérite  abrité 

Dans  cette  sereine  intelligence  qui  fait,  avec  votre  loyauté  et 
votre  discrétion,  la  puissance  de  votre  vertu  ! 

Je  ne  sais  si  les  vers  de  Cervantes  étaient  bons,  mais 
l'accent  en  est  pur  et  grave.  Ce  n'est  pas  là  le  ton  des 
adulateurs. 

Dans  ce  monde,  dit  encore  le  poète,  rien  ne  se  fait  sans  tra- 
vail. Le  sentier  laborieux  de  la  vertu  est  le  plus  sûr  et  le  plus 
court. 

On  ne  sait  pas  quel  accueil  fut  fait  à  la  lettre  de  Cer- 
vantes. Philippe  II,  uniquement  préoccupé  du  Portu- 
gal, n'attaqua  pas  Alger.  La  démonstration  simulée  de 
sa  flotte  n'eut  d'autre  résultat  que  de  jeter  la  ville  en- 
tière dans  un  état  de  fièvre  (  t  de  crainte  qui  se  traduisit 
en  violences.  Les  passions,  irritées  déjà  par  la  famine, 
la  mortalité  et  les  exaclions  du  roi,  devinrent  si  fu- 
rieuses que  l'anarchie  se  mit  dans  la  population.  On  vil 
les  janissaires  se  révolter  et  l'aire  couler  des  Ilots  de  sang. 


LA  CAPTIVITÉ.  107 

Les  captifs,  regardés  comme  l'ennemi  commun,  furent 
maltraités,  privés  de  nourriture,  écrasés  de  travaux.  Les 
maîtres  devinrent  plus  cruels  et  les  supplices  plus  nom- 
breux. Au  milieu  de  ce  délire  général,  Hassan  se  mainte- 
nait par  la  terreur  et  dépassait  tout  le  monde  en  férocité. 

c(  La  faim  et  le  dénûment  pouvaient  bien  nous  fatiguer 
quelquefois,  dit  Cervantes  \  et  presque  toujours,  mais 
rien  ne  nous  fatiguait  comme  d'entendre  et  de  voir  à 
chaque  pas  les  cruautés  inouïes  dont  mon  maître  usait 
envers  les  chrétiens.  Chaque  jour  il  pendait  quelqu'un, 
il  empalait  celui-ci,  il  coupait  les  oreilles  à  celui-là  pour 
le  moindre  motif  ou  sans  motif;  et  les  Turcs  eux-mêmes 
disaient  qu'il  le  faisait  pour  le  plaisir  de  le  faire  et 
parce  que  son  naturel  était  d'être  le  bourreau  du  genre 
humain.  » 

Les  chrétiens  notaient  jour  par  jour  les  événements 
d'Alger;  on  tenait  registre  des  supplices  ou  des  aposta- 
sies, dont  il  était  dressé  procès-verbal  et  dont  on  rendait 
compte  aux  familles  intéressées.  Il  est  curieux  de  retrou- 
ver ici  quelques-unes  des  notes  écrites,  de  1S78  à  J580, 
par  Antonio  Sosa,  par  Becerra,  l'auteur  du  Golateo^ 
ennemi  juré  de  «  la  canaille  turque,  »  et  par  le  capitaine 
Geronimo  Ramirès,  ami  et  compatriote  de  Cervantes. 

Faire  mourir  les  chrétiens  sous  le  bâton,  dit  l'un,  c'est  la 
cruauté  la  plus  familière  à  ces  barbares,  envers  les  esclaves  chré- 
tiens, et  la  chose  la  plus  quotidienne.  Ils  la  font  si  aisément  qu'il 
suffit  d'un  caprice,  d'une  fantaisie,  sans  raison  aucune,  pour 
qu'ils  laissent  un  chrétien  à  terre,  moulu  comme  du  sel  et  demi- 
mort.  Ils  frappent  à  tour  de  bras,  et  non-seulomcnl  ils  ouvrent 
les  épaules  du  ti^alheureux,  mais  ils  lui  rompent  les  os,  puis  ils  le 
retournent  et  lui  donnent  autant  de  coups  sur  le  ventre  et  sur 

1.  Lt;  C(ii>tij. 


los  nuAPiTUi-:  iv. 

l'estomac.  Ils  pilent  les  entrailles  et  battent  la  peau  de  l'homme 
comme  un  tambour....  Ensuite  ils  le  frappent  sur  le  gras  de  la 
jambe  pour  ne  pas  laisser  une  partie  du  corps  sans  douleur,  ils  le 
pendent,  la  tôle  en  bas,  et  le  bàtonncnt  sur  la  plante  des  pieds; 
enfm  ils  le  couchent  sur  une  table,  fixent  ses  mains  et  déchargent 
sur  elles  des  coups  de  corbache  qui  causent  une  douleur  nerveuse 
épouvantable.  Quand  ils  se  fatiguent  de  frapper,  le  chrétien  ne 
bouge  plus  de  la  place  où  on  l'a  mis,  et  s'il  n'est  pas  mort,  il  vit 
peu  d'heures  ou  peu  de  jours. 

Qu'on  n'accuse  pas  d'exagération  celui  qui  écrit  ces 
lignes  :  il  donne  une  liste  nominale  et  précise  qui  le 
justifie  : 

Ainsi  fut  tué  dernièrement  le  bon  frère  Louis  Grasso,  Sicilien 
(7  juillet  i;)78).  —  Ainsi,  par  le  gardien  dubagne royal,  le  père 
Lactancio  de  Police,  franciscain  de  Sicile.  —  Ainsi  le  roi  Hassan 
a-t-il  tué  de  sa  main  Juan  Francisco,  jeune  et  brave  Napolitain 
(16  septembre  1578).  —  Ainsi  Cadi  Raez,  esse  Turco  y  gran  bor- 
racho,  l'ancien  capitaine  de  Biserte,  a-t-il  tué  de  sa  main  et  à 
coups  de  bâton  le  vieux  Juan,  Sicilien  (15  octobre  1578). —  Ainsi 
le  roi  a-t-il  exécuté  dans  sa  maison  le  mayorquin  Pedro  Soler,  qui 
avait  essayé  de  fuir  à  Oran  (12  décembre  1578).  —  Ainsi  est 
mort  un  Catalan,  nommé  Peroto,  qui  ne  lui  disait  pas  à  son  gré 
ce  qu'il  voulait  savoir  de  la  flotte  espagnole  (13  janvier  1579). 
—  Ainsi  le  même  Hassan,  qui  règne  aujourd'hui,  a-t-il  fait  expirer 
sous  le  bâton  le  courageux  Espagnol  Cuellar,  qui  avait  conçu  l'au- 
dacieux projet  de  s'enfuir  du  port,  la  nuit,  avec  trente  chrétiens 
(20  février  1579).  —  Ainsi  le  capitaine  de  la  mer  Mami  Arnaut, 
renégat  albanais,  a-t-il  tué  de  ses  mains  avec  l'aide  de  ses  rené- 
gats, en  un  seul  jour,  le  Français  Jean  Gascon,  les  Italiens  Felipe 
et  Pedro  ses  esclaves,  parce  qu'ils  avaient  évité  d'aller  en  course 
et  s'étaient  cachés  :  le  sang  que  fit  jaillir  le  bâton  fut  si  abondant 
et  cette  bête  féroce  s'en  montra  si  avide  qu'un  témoin  oculaire 
m'a  dit  avoir  vu  dans  la  cour  un  véritable  ruisseau,  et  qu'aujour- 
d'hui on  n'a  pas  encore  pu  en  laver  la  trace. —  Ainsi  Borrasquilla, 
ce  cruel  renégat  génois,  capitaine  de  galère,  a-t-il  massacré 
deux  chrétiens  qui  s'étaient  absentés  pour  qu'il  ne  les  conduisît 
pas  à  Constantinople  (1579).  —  Ainsi  le  renégat  corse  Hassan 
a-t-il  tué  lui-même  leGrecGeorgio,  son  esclave,  parce  qu'il  avait 


LA   CAPTIVITÉ.  109 

couché  (]eliors  pendant  doux  nuils  (157Uj.  — ■  Ainsi  le  gardien 
du  bagne  a-t-il  tué  le  pauvre  Calabrais  Simon  qui  ne  s'était  pas 
rendu  au  travail (J579).  —  Ainsi  le  roi  Hassan  a-t-il  fait  tuer  en 
sa  présence  et  chez  lui  leBiscayen  Juan,  surpris  dans  sa  fuite  sur 
le  chemin  d'Oran  (  1579). —  Ainsi  ce  même  roi  fit-il  tuer  un  autre 
jeune  Espagnol  appelé  Lorencio,  pris  dans  les  mêmes  circons- 
tances. 11  mit  deux  jours  à  mourir  (  1 580  ).  —  Ainsi  les  janissaires 
firent-ils  mourir  sous  le  bâton  le  pauvre  Vénitien  Louis.  —  Et 
enfin  ainsi  mourut,  il  y  a  quelques  jours,  l'honorable  Yicencio 
Lachitea,  gentilhomme  sicilien....  J'en  citerais  bien  d'autres  qui, 
depuis  trois  ans  que  nous  sommes  à  Alger,  ont  été,  de  cette 
façon,  ou  mutilés  ou  mis  à  mort. 

Cette  litanie,  qui  ne  s'arrête  pas  là,  est  incomplète, 
car  elle  ne  comprend  qu'un  genre  de  supplices.  «Par- 
tout je  rencontre  dans  les  bagnes,  sur  les  galioles,  à  la 
messe,  des  hommes  à  qui  on  a  coupé  le  nez  ou  les 
oreilles,  rompu  les  bras  ou  les  jambes,  crevé  les  yeux. 
Ils  portent  ainsi  les  marques  de  leurs  croyances.  Si 
Notre-Seigneur  me  laisse  sortir  de  captivité,  je  donnerai 
les  noms  des  martyrs  que  j'ai  vus  ici.  » 

Telle  est  l'horrible  situation  des  captifs.  Le  plus 
modéré  de  ceux  qui  en  parlent  est  Cervantes,  et  c'est 
aussi  le  plus  résolu  de  ceux  qui  bravèrent  Hassan. 

En  vain  lui  rappelle-t-on  la  triste  lin  des  malheu- 
reux qui  ont  essa}é,  par  la  fuite  ou  la  révolte,  de  sor- 
tir de  misère.  Les  uns  meurent  de  faim  sur  les  routes, 
les  autres  sont  engloutis  avec  l'embarcation  qu'ils  ont 
construite,  ou,  comme  Tltalien  Trinqueta,  rejetés  par  la 
tempête.  D'autres  assaillent  le  patron  d'une  galiote, 
comme  firent  les  rameurs  de  Kar-Hassan ,  en  rade  de 
Tétouan  (1577);  quelques  hardis  soldats  s'emparent  en 
1579  de  la  Casilba  à  Tunis.  Mais  presque  toujours  ces 
hommes,  désarmés,  peu  nombreux,  n'échappent  à  la 
servitude  que  par  la  mort.  Pour  vingt  qui  se  sauvent, 


ilO  CHAPITRE   IV. 

des  milliers  siiccoinheiil.  On  leur  donne  rcsh-apride,  on 
les  pend  an\  antennes.  TjCs  corsaires,  tonjonrssnr  leurs 
t(ardes,  redoublent  de  ])arbarie.  En  mer,  ils  coupent  le 
nez  à  tout  chrétien  qui  laisse  tomber  sa  rame  on  qui  la 
mêle  anx  rames  de  ses  compagnons;  à  terre,  ils  muti- 
lent les  captifs,  pour  l'exemple  ;  car  à  terre  ils  s'enivrent, 
et,  une  fois  ivres,  ils  tuent. 

Cervantes  sait  tout  cela  et  n'en  tient  pas  compte.  Il 
songe  de  nouveau  à  fuir.  Quand  on  le  mène  au  travail, 
il  observe  le  port,  d'où  il  voudrait  partir  :  mais 
toutes  les  barques  sont  sans  rames.  Il  regarde  tour  à 
tour  la  mer  et  la  terre  qui  toutes  deux  l'ont  trahi.  Il 
sonde  l'esprit  et  les  dispositions  des  hommes  qu'il 
rencontre  et  qu'il  veut  utiliser.  Maures  ou  Juifs,  rené- 
gats même,  il  les  examine  tous,  sans  distinction  de 
classes,  car  il  a  reconnu  chez  plus  d'un  mécréant  des 
sentiments  de  pitié  et  chez  bien  des  renégats  un  désir 
de  rentrer  en  Europe,  dont  il  peut  se  servir. 

Il  y  a  des  renégats,  en  effet,  qui  ont  coutume,  lorsqu'ils  ont 
l'intention  de  retourner  aux  pays  chrétiens,  d'emporter  avec 
eux  quelques  attestations  des  captifs  de  qualité,  où  ceux-ci  certi- 
fient, dans  la  forme  qu'ils  peuvent  employer,  que  ce  renégat  est 
homme  de  bien,  qu'il  a  rendu  service  aux  chrétiens  et  qu'il  a 
l'intention  de  s'enfuir  à  la  première  occasion  favorable.  11  y  en  a 
qui  recherchent  ces  certificats  avec  bonne  intention  ;  d'autres, 
par  adresse  et  pour  en  tirer  parti.  Ces  derniers  viennent  nous 
voler  et,  s'ils  font  naufrage,  ou  s'ils  sont  arrêtés,  ils  tirent  leurs 
certificats  et  disent  qu'on  verra  par  ces  papiers  qu'ils  avaient 
le  dessein  de  revenir  à  la  foi  chrétienne,  que  c'est  pour  cela 
qu'ils  étaient  venus  en  course  avec  les  autres  Turcs.  Ils  se  préser- 
vent ainsi  du  premier  mouvement  d'horreur,  se  réconcilient  avec 
l'Église,  sans  qu'il  leur  en  coûte  rien,  et,  dès  qu'ils  trouvent  leur 
belle,  ils  retournent  en  Berbérie  faire  le  même  métier  qu'auparavant. 
Mais  il  en  est  d'autres  qui  font  sincèrement  usage  de  ces  papiers. 


LA   CAPTIVTTK.  1  I! 

les  recliorchent  à  bonne  intention  el  restent  dans  les  pays  clin-- 
tions.  Un  de  ces  renéj;ats  était,  l'ami  dont  je  viens  de  parler,  lequel 
avait  des  attestations  de  tous  nos  camarades,  où  nous  rendions  de 
lui  le  meilleur  témoignage  qu'il  fût  possible.  Si  les  Mores  eussent 
trouvé  sur  lui  ces  papiers,  ils  l'auraient  brûlé  tout  vif*. 

Cervantes  trouva  successivement  parmi  les  renégats 
et  parmi  les  Maures  deuK  hommes  dévoués  qui  l'aidè- 
rent dans  sa  troisième  et  dans  sa  quatrième  évasion. 
Un  Maure  se  chargea  de  porter  à  Martin  de  Gordoue , 
qui  commandait  à  Oran,  une  lettre  de  Cervantes  où  il 
annonçait  qu'il  gagnerait  cette  place  avec  quatre  gentils- 
hommes espagnols.  Le  chemin  était  si  long  et  la  cam- 
pagne si  gardée  qu'il  n'y  avait  pas  d'espoir  de  réussir 
si  la  garnison  ne  venait  pas  en  aide  aux  fugitifs.  Cer- 
vantes demandait  qu'on  envoyât  au-devant  de  lui  une 
escorte  sûre.  Son  émissaire  parvint  heuceusement  jus- 
qu'au territoire  d'Oran,  mais  là  il  fut  découvert,  pris  et 
fouillé.  On  le  ramena  à  Alger,  oii  en  l'empala. 

Cervantes,  dont  la  lettre  fut  connue,  devait  rece- 
voir  deux  mille  coups  de  hâton. 

Pour  la  troisième  fois  on  lui  fit  grâce.  Comment  lui 
pardonnait-on  un  crime  qu'on  punissait  de  mort  chez 
les  autres?  Peut-être  le  renégat  Maltrapillo  (Morato 
Raez)  qui  était  Espagnol  et  qui  avait  du  crédit,  parla- 
t-ilensa  faveur.  C'est  une  conjecture  assez  vraisemhlable. 
Quoi  qu'il  en  soit,  Cervantes  fréquentait  désormais 
les  renégats ,  qui  setds  lui  paraissaient  capables  de  le 
secourir.  Il  y  avait  alors  à  Alger  un  nommé  Abd-el- 
Rhaman  qui  était  un  licencié  de  Grenade  et  qui  s'ap- 
pelait jadis,  en  Espagne,  le  licencié  Giron.  Cervantes, 
trouvant  dans  son   cœur  des  souvenirs  de   la   patrie 

1 .   Voir  le  Captif. 


l  12  CHÂPITHb:   IV. 

absente  el  des  regiels  de  la  loi  tialiie,  re\horla  à  ren- 
trer dans  le  sein  de  l'Eglise.  On  convint  bientôt  de  re- 
tourner en  Espagne  sur  un  navire  que  Ton  achèterait 
et  que  Ton  armerait.  Cervantes  fut  assez  habile  pour 
se  faire  prêter  la  somme  nécessaire  par  deux  marchands 
valenciens  qui  résidaient  à  Alger,  Fun  nommé  Onofre 
Exarque,  Vautre  Balthazar  Torrès.  Abd-el-Rhaman 
acheta  un  bateau  de  douze  bancs,  et  tout  se  prépara  pour 
le  départ.  Cervantes,  plein  de  joie,  voulut  faire  partager 
son  bonheur  à  soixante  captifs  de  choix. 

C'est  alors  qu'il  fut  trahi.  Hassan  fut  informé  du 
projet  de  son  esclave,  sans  peut-être  en  savoir  le  détail, 
mais  pourtant  avec  certitude.  Il  le  laissa  voir  assez 
clairement  pour  que  les  conjurés  comprissent  que  leur 
tentative  avortait.  On  trembla.  Les  deux  marchands 
s'attendaient  à  être  saisis.  Ils  croyaient  que  Cervantes, 
interrogé,  ne  pourrait  éviter  de  les  nommer. 

—  Partez,  lui  dirent-ils.  Nous  payerons  votre  rançon 
et  vous  quitterez  Alger  sur  le  premier  vaisseau  qui  va 
mettre  à  la  voile. 

Cervantes  refusa.  Il  dit  aux  marchands  de  se  tran- 
quilliser. On  pourrait  le  torturer  et  le  tuer  sans  le 
forcer  à  nommer  ni  à  compromettre  personne.  Il  exi- 
geait seulement  que  tout  le  monde  observât  un  silence 
absolu  sur  le  complot,  tandis  que,  lui,  il  aviserait  aux 
moyens  d'éviter  les  premiers  effets  de  la  colère 
d'Hassan. 

Cela  dit,  il  s'échappa  du  bagne  et  alla  se  cacher 
chez  un  ancien  camarade,  l'alferez  Diego  Castellano. 

Aussitôt  Hassan  fit  annoncer  par  le  crieur  public  que 
quiconque  donnerait  asile  à  Cervantes  serait  puni  de 
mort.  L'alferez  fit  semblant  de  ne  pas  entendre;  mais 


LA  CAPTIVITÉ.  il3 

son  hôte,  comprenant  qu'on  allait,  pour  lui ,  tuer  Gas- 
tellano  et  torturer  les  chrétiens,  se  livra. 

On  lui  lia  les  mains,  on  lui  mit  une  corde  au  cou,  et 
on  recommença  Tinterrogatoire  tant  de  fois  inutile, 
cette  fois  en  assurant  le  coupable  qu'il  périrait  s'il  n'a- 
vouait pas  le  nom  de  ses  complices.  Cervantes  n'avoua 
pas.  —  ((C'est  moi,  dit-il,  qui  ai  imaginé  ce  nouveau 
plan  avec  quatre  cohalleros  qui  sont  maintenant  hors 
d'Alger.»  Quant  aux  autres,  ils  ne  devaient,  prétendait- 
il,  être  associés  au  projet  qu'au  moment  de  l'exécution. 

Soit  que  Maltrapillo  intervint  encore,  soit  que  la  gé- 
nérosité   de   Cervantes   exerçât   une   influence   autour 
de  lui,  il  fut  épargné  par  Hassan.  Comment  Cervantes 
échappa- l-il  tant  de  fois  à  la  rage  de  son  maître?  Pour 
moi,  en  le  suivant  de  près  dans  ces  années  d'épreuves, 
je  suis  frappé  de  voir  l'action  mystérieuse  d'un  grand 
caractère  sur  les  événements  et  les  hommes  qui  l'en- 
tourent.   Au  milieu    d'une   population    bigarrée,    qui 
change  incessamment ,  parmi  la  foule  des  soldats  et  des 
docteurs  captifs,  il  occupe  un  rang  exceptionnel.  Les 
Frères  de  la  Merci,  les  marchands  chrétiens,  les  rené- 
gats de  toute  nation  lui  reconnaissent  une  supériorité 
qui  est  toute  morale.   ((On  admirait,  dit  le  témoin  Pe- 
drosa,  son  courage  et  son  caractère.»  Ce  témoignage 
est  confirmé  par  tous  ceux  qui  l'ont  vu  à  Alger  et  même 
par  ses  ennemis.  Où  l'on  voit   éclater  l'ascendant   de 
Cervantes,    c'est    dans    la    colère    même    de    certains 
hommes  que  son  influence  gêna  et  irrita.   Il  s'en  esl 
trouvé  plusieurs,  en  divers  temps  et  en  divers  lieux, 
qui  se   sont   révoltés   contre  le  prestige  attaché  à   son 
nom.    Avellaneda    nous    offrira   plus   tard   un   vivant 
exemple    de    ce   sentiment    de   malaise    éprouvé    par 

8 


i  14  CHAPITRE  IV. 

des  esprits  de  second  ordre  en  face  du  génie.  Ici,  en 
Afrique,  ce  fut  un  Espagnol  de  Montemolin,  nommé 
Blanco  de  la  Paz,  qui  ne  pouvant  supporter  la  grandeur 
de  ce  prisonnier,  voulut  l'abaisser.  «Il oublia,  ditNava- 
rete,  qu'il  était  religieux  dominicain.»  Il  épia  Cer- 
vantes, et  c'est  lui  qui  découvrit  le  projet  concerté  avec 
le  licencié  Giron;  aussitôt  il  en  informa  un  renégat 
appelé  Gajuan,  qui    était   au  service  du   roi  d'Alger. 

Blanco  de  la  Paz,  nature  audacieuse  et  jalouse,  pour 
laquelle  c'était  un  impérieux  besoin  de  se  subordonner 
autrui,  ne  rougit  pas  un  instant  de  sa  trahison.  Son 
but  était  de  se  faire  craindre  et  d'envoyer  à  la  mort 
Cervantes.  Il  comptait  bien  que  celui-ci,  en  assumant 
toute  la  responsabilité  du  complot,  se  perdrait.  Le 
coup  fait,  il  eut  toute  l'impudence  d'un  délateur  triom- 
phant. Fier,  la  menace  à  la  bouche,  il  railla  ceux  qu'il 
avait  vendus.  Les  amis  de  Cervantes  lui  ayant  marqué 
leur  mépris,  il  les  dénonça.  Les  Frères  Rédempteurs 
étant  dévoués  au  prisonnier ,  il  leur  dit  :  —  ce  Yous  me 
devez  le  respect.  Je  suis  commissaire  du  Saint-Office!  » 

On  sait  ce  que  voulait  dire  un  pareil  mot.  Blanco, 
agent  de  cette  confrérie,  était  inviolable  et  devenait,  de 
fait,  le  supérieur  politique  des  religieux.  —  «Montrez 
vos  lettres  royales,  lui  répondit  l'un  d'eux,  justifiez  de 
votre  mandat,  y) 

Blanco  ne  montra  rien.  Il  requit  majestueusement 
Jean  Gil,  de  l'ordre  de  la  Trinité,  et  le  frère  Antonio 
de  la  Bella,  et  les  Théatins  portugais,  de  le  reconnaître 
pour  tel  et  de  lui  obéir.  Puis  notre  inquisiteur  se  rendit 
au  cachot  de  Sosa  et  somma  le  docteur  de  faire  acte 
de  soumission  en  prenant  ses  ordres. 

L'intègre  et  placide  Sosa  pria  Blanco  de  vouloir  bien 


LA  CAPTIVITÉ.  115 

montrer  ses  pouvoirs.  Il  rengagea  ensuite,  puisque  les 
pouvoirs  manquaient ,  à  prendre  garde  au  Saint-Office, 
qui  pourrait  bien  lui  faire  un  mauvais  parti,  à  éviter  les 
scandales,  à  s'en  aller  par  où  il  était  venu  *  et  à  lui 
laisser  la  paix. 

Blanco  ne  perdit  rien  de  son  assurance  et  continua 
ses  menées  contre  Cervantes.  Il  ne  réussit  qu'à  moitié. 
Hassan  lui  donna  pour  toute  récompense  un  écu  d'or  et 
une  jarre  de  beurre.  Il  se  contenta  d'exiler  à  Fez  le 
licencié  Giron  et  de  soumettre  Cervantes  à  un  travail 
accablant,  jusqu'au  jour  où  il  pourrait  l'emmener  à 
Constantinople.  Ce  jour  n'était  pas  très-éloigné ,  car  le 
gouvernement  d'Hassan  expirait.  A  tout  prendre ,  le  roi 
agissait  plus  humainement  que  le  dominicain.  On  peut 
croire  qu'il  était  touché  du  caractère  brillant  et  géné- 
reux pour  lequel  Blanco  avait  conçu  une  haine  si  pro- 
fonde. Du  moins  se  garda-t-il  de  Foutrager. 

c(  Cet  homme  si  cruel,  écrit  lui-même  Cervantes  '\ 
s'arrêta  devant  un  soldat  espagnol,  un  nommé  Saavedra, 
qui  avait  fait  des  choses  dont  on  se  souviendra  pendant 
longues  années  chez  ces  peuples  ;  cela  pour  recouvrer  sa 
liberté.  Jamais  Hassan  ne  le  frappa,  jamais  il  ne  le  fit 
frapper  ou  ne  lui  dit  une  parole  insultante.  Ce  soldat 
pourtant  fît  alors  des  actes  dont  le  moindre  nous  fit  re- 
douter à  tous  qu'il  ne  fût  empalé.  » 

Cependant  Cervantes  ne  sortait  pas  d'esclavage.  Sa 
famille  et  ses  amis  essayèrent  en  vain  de  le  racheter.  Son 
père  mourut  à  la  tâche.  Après  avoir  tout  sacrifié  pour 
composer  les  deux  rançons  qui  se  fondirent  en  une 
seule  (en  1577),  il  avait  requis  un  alcade  de  cour  de 

1.  Que  se  fuese  en  buen  liora. 

2.  Don  Quichotte  :  Le  CapUf. 


H(j  CHAPITRE   IV. 

faire  une  enquête  en  forme  sur  les  services  et  l'idenlilè 
de  Michel  de  Cervantes.  Le  dédale  des  formalités  qu'on 
l'obligeait  à  subir  usa  son  temps  et  ses  forces.  Le  vieux 
genti homme  s'était  même  résigné  à  faire  preuve  de  pau- 
vreté! Il  vint  à  mourir.  Son  fds,  Rodrigo,  sa  femme, 
Leonor,  et  sa  fille,  Andréa,  réunirent  leurs  efforts  pour 
mener  à  bonne  fm  l'entreprise.  Elles  trouvèrent,  je  ne 
sais  comment,  300  écus  qu'elles  envoyèrent  aux  Ré- 
dempteurs. Elles  adressèrent  au  roi  une  supplique  qui 
eut  son  effet,  car  le  roi  ordonna  d'attribuer  à  cett(» 
famille  deux:  mille  ducats  que  l'on  prendrait  sur  la  vente 
d'une  cargaison  valencienne  envoyée  à  Alger.  Mais  la 
cargaison  se  vendit  soixante  ducats.  Les  Rédempteurs 
n'apportèrent  à  Alger  pour  racheter  Cervantes,  le  29  mai 
1580,  que  le  denier  de  la  veuve  et  la  cotisation  du 
roi.  Hassan  refusa  ces  petites  sommes;  toute  espérance 
semblait  perdue.  En  cette  année  singulièrement  fatale, 
Cervantes  voyait  Philippe  abandonner  définitivemenl 
l'expédition  d'Afrique  pour  entrer  en  Portugal,  et  le  roi 
d'Alger,  Hassan,  préparer  le  vaisseau  qui  devait  le  ra- 
mener à  Constantinople.  Tout  se  dénouait  contre  ses 
vœux  et  il  quittait  Alger  pour  la  Turquie.  Déjà  il  était  à 
bord  du  vaisseau  en  partance,  lorsque  le  frère  Gil  le 
sauva.  Ce  moine  fit  une  quête  parmi  les  marchands,  prit 
quelque  chose  sur  l'argent  delà  Merci,  promit  de  payer  en 
or  d'Espagne  et  enfin  arracha  Cervantes  des  mains  du  roi. 
L'épreuve  était  donc  finie.  Cervantes  ne  pensa  pas^ 
ainsi.  Plein  de  gratitude  pour  les  Pères,  il  se  promit  de 
leur  rendre  un  jour  un  public  témoignage  de  son  respect, 
et  il  tint  parole  ^  Mais  sa  première  résolution,  quand 

1 .   Voir  l'Espagnole  anglaise. 


LA  CAPTIVITÉ.  117 

il  lut  libre  dans  Alger,  fut  d'obliger  Blanco  de  la  Paz  à 
une  explication  publique.  Son  honneur  lui  semblait  mis 
en  question  et  il  savait  que  les  ennemis  les  plus  dignes 
de  mépris  peuvent  calomnier  avec  succès  un  honnête 
homme  quand  il  ne  se  défend  pas.  Blanco  en  effet, 
voyant  combien  Cervantes  avait  d'amis  à  Alger,  essaya 
de  rédiger  un  mémoire  contre  lui  pour  l'envoyer  en  Es- 
pagne, où  sa  haine  le  poursuivait  d'avance.  Il  alla  trou- 
ver les  captifs  mis  à  la  chaîne  dans  les  cachots  et  leur 
promit  son  appui,  de  l'argent,  leur  liberté,  s'ils  voulaient 
témoigner  contre  Cervantes  * .  Il  échoua  dans  sa  tenta- 
tive. L'indignation  des  chrétiens  éclata  de  toutes 
parts,  ce  fut  une  clameur  universelle;  on  voulut  le 
faire  mourir  sous  les  coups.  Sosa  intervint  et,  pour  les 
contenir,  il  leur  montra  l'habit  de  Blanco  qu'ils  devaient 
respecter. 

Abhorré  de  tous,  livré  à  la  rage  et  à  l'isolement,  Blanco 
tenta  encore  un  coup  d'audace.  Il  accusa  un  pauvre 
prêtre,  Domingo  Becerra,  qu'il  voulut  faire  passer  pour 
l'auteur  de  la  délation  qui  avait  livré  Cervantes.  En 
présence  de  pareilles  infamies,  Cervantes,  déjà  mûri  par 
l'expérience,  voyant  ses  amis  indignement  calomniés, 
sentant  que  sa  propre  carrière  serait  entravée  par  un 
misérable,  résolut  de  le  déjouer  par  des  mesures  éner- 
giques et  sûres.  Il  exigea,  avant  de  quitter  le  sol  d'Alger, 
deux  enquêtes  et  posa  lui-même  deux  ordres  de  ques- 
tions. —  Le  moine  Blanco  avait-il  agi  comme  doit  le 
faire  un  prêtre,  c'est-à-dire  visité  les  pauvres,  assisté 
les  malades,  etc.  ?  —  Le  soldat  Cervantes  de  Saavedra 
avait-il,  oui  ou  non,  tout  fait  pour  sauver  l'élite  des 

1 .   Dispositions  du  capitaine  Lopino  et.  de  Cas'ellano. 


H8  CHAPITRE  IV. 

chrétiens  captifs  [la  flor  de  los  Cristianos  cautivos  en 
Argel  )  ? 

Cervantes  écrivit  en  même  temps  au  frère  Gil  la  lettre 
suivante  : 

Illustre  et  très-révérend  seigneur, 

Michel  de  Cervantes,  né  à  Alcala  de  Hénarès  en  Castille,  au- 
jourd'hui  se  trouvant  en  cette  ville  d'Alger,  racheté  et  prêt  à 
aller  en  liberté,  dit  :  qu'étant  sur  le  point  de  partir  pour  l'Es- 
pagne, c'est  une  chose  qu'il  désire  et  qui  lui  importe  de  faire  une 
information  par  témoins  sur  sa  captivité,  sa  vie,  ses  mœurs  et 
ce  qui  concerne  sa  personne,  afin  de  présenter  l'information,  si 
besoin  en  est,  au  conseil  de  S.  M.  et  de  réclamer  quelque  grâce. 
Et  comme  dans  cette  ville  d'Alger  il  n'y  a  pas  d'homme  chargé 
d'administrer  la  justice  entre  les  chrétiens,  comme  Votre  Pater- 
nité en  faisant  le  rachat  des  captifs  par  l'ordre  et  avec  le  mandat 
de  S.  M.  la  représente  en  cela,  et  représente  sous  ce  même  rap- 
port S.  S.  le  souverain  pontife,  dont  les  délégués  apostoliques 
sont  ici  les  Rédempteurs,  religieux  de  l'œuvre  de  la  T.  S.  Trinité: 
en  conséquence,  pour  que  ladite  information  ait  force  et  autorité, 
il  supplie  V.  P.  de  vouloir  interposer  son  autorité  et  ordonner  à 
Pedro  de  Ribera,  greffier  et  notaire  apostolique,  qui  au  nom  de 
S.  M.  remplit  cet  office  pour  les  chrétiens,  dans  le  pays  d'Alger, 
depuis  plusieurs  années,  qu'il  prenne  les  témoins  que  moi,  ledit 
Cervantes,  je  produirai  sur  les  articles  ci-joints. 

Ce  fut  sans  doute  une  journée  curieuse  et  grave  que 
celle  où  les  témoins  assignés  par  Cervantes  vinrent  chez 
le  notaire  apostolique  répondre  sur  les  vingt-cinq  arti- 
culations qu'il  avait,  selon  toute  apparence,  rédigées  lui- 
même.  On  entendit  successivement  Alonso  Aragones  de 
Cordoue  déclarer  que  Cervantes,  homme  pur  et  hon- 
nête, l'eût  sauvé  sans  la  trahison  de  Blanco  ;  Hernando 
de  Yega  attester  l'ascendant  moral  du  poëte  ;  Jean  de 
Yalcazar  révéler  les  bienfaits  de  Cervantes  envers  les 
malheureux,  ses  charités  secrètes,  sa  bonté  pour  les  en- 


LA  CAPTIVITÉ.  il!) 

fanls,  l'adresse  avec  laquelle  il  en  sauva  cinq  qu'il 
trouva  moyen  de  faire  évader.  —  J'étais  dans  la  grotte 
du  jardin,  dit  Luis  de  Pedrosa.  Nous  devons  notre  salut  à 
sa  générosité  qui  lui  a  valu  beaucoup  de  réputation  et  de 
gloire.  Sa  prudence  et  son  esprit  sont  dignes  d'une  cou- 
ronne !  —  J'étais  un  des  fugitifs,  dans  l'affaire  du  licen- 
cié Giron,  dit  le  capitaine  Lopino.  Tous  il  nous  a  sau- 
vés, tous  nous  l'aimons  et  sa  vertu  excile  notre  envie. 

Chacun  vint  à  son  tour  ajouter  un  trait  à  la  biogra- 
phie de  Cervantes.  Un  religieux  de  l'ordre  des  Carmes 
avoua  franchement  qu'il  avait  été  l'ennemi  de  Cervantes. 
«  On  m'avait  dit  tant  de  mal  de  lui  !  mais  je  l'ai  vu  et 
je  suis  devenu  son  ami,  comme  tous  les  captifs  qui  ont 
pu  connaître  son  caractère.  » 

—  «  Pour  moi,  dit  un  autre,  don  Diego  de  Benavidcs, 
je  suis  venu  de  Constantinople  ici.  J'ai  demandé  s'il  y 
avait  à  Alger  des  hommes  de  naissance ...  On  m'a  répondu  : 
Il  y  a  surtout  un  homme  d'honneur,  noble,  vertueux, 
bien  né,  ami  des  caballeros;  c'est  Michel  de  Cervantes. 
J'allai  le  trouver,  il  me  donna  sa  chambre,  ses  habits, 
son  argent.  En  lui  j'ai  trouvé  un  père  et  une  mère.» 

Les  déclarations  du  frère  Gil  et  de  Sosa  confirmèrent 
solennellement  les  faits  allégués  par  une  foule  de  captifs. 
Sosa  écrivit  la  sienne  dans  les  fers,  et  rappela,  avec  un 
mélange  de  dignité  et  d'attendrissement,  que  ses  prin- 
cipes lui  auraient  interdit  des  relations  aussi  fréquentes 
avec  Cervantes,  s'il  n'avait  pas  estimé  le  caractère  de  ce 
grand  chrétien  qu'il  crut  bien  des  fois  appelé  au  mar- 
tyre. 

Ainsi  fut  vaincu  le  prétendu  inquisiteur.  Cervantes 
pouvait  rentrer  l'honneur  sauf  dans  sa  patrie.  Deux 
enquêtes  avaient  été  faites  :  l'une  en  1578,  en  Espagne, 


iW  CHAPITRE  IV. 

à  la  demande  de  son  père;  l'autre  à  Alger,  en  1579. 
Conservées,  ce  sont  les  preuves,  par-devant  notaire, 
des  faits  que  je  viens  de  raconter.  «  Ah  !  dit  Haedo,  en 
parlant  de  cette  captivité  courageuse,  elle  eût  été  un 
grand  bonheur  pour  les  chrétiens,  bien  qu'elle  fût  une 
des  plus  dures  d'Alger,  si  Michel  Cervantes  n'avait  pas 
été  vendu  par  ses  compagnons  eux-mêmes.  Il  a  soutenu 
tous  les  captifs  au  risque  de  sa  vie.  Cette  vie,  il  a  failli 
quatre  fois  la  perdre  (qu'on  le  menaçât  de  l'empaler, 
ou  de  le  pendre,  ou  de  le  brûler  vif),  pour  l'entre- 
prise qu'il  faisait  de  rendre  à  beaucoup  d'hommes  la 
liberté.  Et  si  son  courage,  son  habileté,  ses  plans  avaient 
été  secondés  de  la  fortune,  Alger  appartiendrait  aujour- 
d'hui aux  chrétiens,  car  il  ne  visait  pas  à  moins  ^  w 

Cervantes  n'a  jamais  mis  par  écrit  le  récit  de  ses 
aventures.  «  Si  le  temps  me  le  permettait ,  dit  le 
Captif,  je  vous  dirais  quelques-unes  des  choses  que  fit 
un  soldat  nommé  Saavedra;  cela  vous  intéresserait  et 
vous  surprendrait,  mais  revenons  à  mon  histoire.  »  C'est 
une  simple  tentation.  Sa  captivité  lui  inspira  tout  d'abord 
une  pensée  plus  élevée  et  plus  impersonnelle,  celle  de 
combattre  l'islamisme  et  d'éclairer  l'Espagne  sur  la  ligne 
politique  qu'elle  devait  suivre. 

Quant  à  lui-même,  il  en  rapportait  sur  la  terre  natale 
une  qualité  acquise  en  route  :  la  patience.  «  Aprendiô 
a  tener  paciencia  en  las  adversidades  ^  » . 

1.  HcBdOy  Dial.  ii^ ,  sur  les  Martyrs. 

2.  Prologue  des  Nouvelles. 


CHAPITRE    V 


L'ISLAMISME 


Cervantes  avait  fait  un  serment  :  «  Si  jamais  je  rentre 
en  Espagne,  écrivait-il  à  Mateo  Yasquez,  j'adresserai  un 
appel  à  Philippe  II  contre  l'esclavage.  »  Malgré  la  misère 
qui  le  saisit  à  son  retour,  malgré  les  campagnes  qu'il  dut 
faire  encore  et  qui  Téloignèrent  de  Madrid  pendant  plu- 
sieurs années,  le  jour  vint  où  il  exécuta  son  projet.  Com- 
ment cet  homme  qui  revenait  estropié,  sans  fortune,  sans 
pain,  sous  la  livrée  de  l'esclavage,  déhris  inutile  d'une 
victoire  lointaine  et  jouet  ohscur  d'une  destinée  mau- 
vaise, pouvait-il  proposer  au  roi  de  rétablir  la  domina- 
tion espagnole  sur  la  Méditerranée  et  de  changer  de 
politique?  Quel  moyen  avait-il  de  se  faire  entendre? Ne 
pouvant  être  écouté  à  la  cour,  il  se  fit  ailleurs  une  tri- 
bune publique  :  sa  tribune  fut  le  théâtre. 

Le  théâtre  espagnol,  si  brillant  au  dix-septième  siècle, 
existait  à  peine  en  1584,  époque  probable  de  la  tenta- 
tive de  Cervantes.  A  cette  date,  la  passion  de  Madrid  était 
de  voir  donner  la  sarabande  par  les  Andalouses ,  en  dé- 
pit des  prédicateurs.  Un  autor^  c'est-à-dire  un  directeur 
de  troupe,  engageait  quelques  bouffons,  un  escamoteur, 


122  CHAPITRE  V. 

un  danseur  de  corde  et  un  essaim  de  jeunes  Sévillanes  ; 
il  arrivait  à  Madrid,  annonçait  une  pastorale  onnnpaso, 
et  louait  la  cour  d'une  vieille  maison  pour  y  dresser  son 
échafaud  dramatique.  La  foule  se  pressait  autour  des  ac- 
teurs nomades;  elle  écoutait  d'une  oreille  distraite  le 
dialogue  des  comédies  italiennes  qui  commençaient  à 
s'introduire,  ou  quelques  traductions  du  théâtre  ancien, 
—  puis  on  contemplait  le  bayle  nacional. 

Cervantes,  en  écrivant  pour  le  théâtre,  ne  tient  pas 
compte  du  goût  des  Espagnols  pour  la  sarabande.  Il  s'em- 
pare des  planches,  renvoie  les  danseuses,  laisse  les  ber- 
gers dans  la  coulisse,  exile  même  le  gracioso^  idole  du 
public,  et  fait  paraître  à  leur  place  les  captifs  d'Alger,  à 
la  figure  grave  et  à  la  voix  sévère,  qui  réclament  de  leur 
pays,  au  nom  de  sa  gloire  et  de  son  intérêt,  une  assis- 
tance énergique  :  ces  hommes  parlent  de  l'Espagne  aux 
Espagnols,  comme  jadis  les  chœurs  de  la  tragédie  grecque 
parlaient  aux  fils  de  Miltiade  de  la  liberté  des  Hellènes. 
Cervantes,  écrivant  la  Vie  d'Alger,  obéit  à  la  même  in- 
spiration patriotique  que  le  vieil  Eschyle  écrivant  les 
Perses,  et  c'est  encore  la  lutte  de  l'Occident  civi- 
lisé contre  l'Orient  qui  est  le  fond  du  tableau.  Eschyle, 
plus  heureux,  fit  son  œuvre  en  poète  et  en  triomphateur. 
Cervantes,  quand  il  fait  entendre  aux  Espagnols  les  me- 
naces des  multitudes  mahométanes,  ne  flatte  pas  une 
patrie  victorieuse,  il  montre  la  sienne  humiliée,  vaincue, 
esclave.  L'entreprise  est  téméraire  dans  sa  générosité, 
et  douloureuse.  Il  en  assume  la  responsabilité  et  fait  en- 
trer en  scène,  pour  interpeller  le  roi  et  la  nation,  un  sol- 
dat de  don  Juan,  Saavedra,  c'est-à-dire  lui-même. 

Au  milieu  de  la  foule  captive,  Cervantes-Saavedra 
passe  lentement,  absorbé  dans  ses  pensées.  Gentilhomme 


L'ISLAMISME.  Ï23 

en  haillons,  soldat  prisonnier,  ses  privations  et  ses 
maux  roccupent  moins  que  l'honneur  flétri  du  nom  es- 
pagnol. Quand  son  regard  rencontre  les  captifs  oubliés 
par  l'Europe,  les  renégats  qui  la  bravent,  les  enfants 
que  l'islamisme  lui  enlève,  ce  spectacle  lui  fait  venir  la 
rougeur  au  front  et  les  larmes  aux  yeux.  Il  est  plongé 
dans  cet  abattement  sombre,  quand  tout  à  coup  son  ami 
Alvarez  accourt  et  lui  annonce  d'une  voix  brève  et  pré- 
cipitée une  grande  nouvelle  :  Philippe  II  va  faire  une 
descente  en  Afrique  ! 

Alvarez.  —  Laisse  là  tes  plaintes,  Saavedra,  et  m'écoute!  Le 
grand  Philippe  prépare  la  guerre.  La  nouvelle  est  certaine;  une 
frégate  de  Biserte  serait  arrivée  cette  nuit,  où  se  trouvait  le 
captif  qui  a  rendu  la  vie  à  mon  espérance  morte.  Le  malheureux 
a  perdu  sa  liberté  en  allant  de  Malaga  à  Barcelone.  L'orgueilleux 
corsaire  Mami  l'a  fait  prisonnier.  Il  a  les  façons  d'un  homme 
de  qualité  et  l'air  d'un  soldat  qui  a  vu  la  guerre. 

Il  ajoute  quiine  foule  de  capitaines  espagnols  ou 
étrangers  se  réunissent  autour  de  Philippe,  à  Badajoz. 
Quel  est  le  dessein  du  roi  ?  nul  ne  le  sait  ;  tout  le  monde 
se  garde  de  trop  parler  à  cet  égard.  Mais  sans  doute  la 
chrétienté  rassemble  ses  forces. 

Saavedra.  —  Gieux!  entr'ouvrez-vous,  envoyez-nous  prompte- 
ment  le  libérateur  qui  mettra  fin  à  cette  lutte  amère,  et  qui  peut- 
être  déjà  foule  le  sol  de  ce  pays. 

Le  jour  où  j'arrivai,  vaincu,  sur  ce  rivage^...  je  laissai 
échapper  de  mes  yeux  les  larmes  que  mérite  un  si  éclatant 
désastre.... 

Mais  si  le  ciel  n'est  pas  conjuré  contre  moi  avec  le  malheur, 
si  la  mort  ne  fixe  pas  ma  dépouille  sur  cette  terre. 

Le  jour  où  je  me  verrai  plus  heureux,  où  le  sort,  la  faveur 
peut-être  me  permettront  de  m'agenouiller  devant  Philippe, 

1.  J'ai  cité  au  chap    iv  les  vers  que  j'omets  ici. 


124  CHAPITRE   V. 

Ma  langue,  glacée  d'abord  par  sa  royale  présence,  se  déliera, 
ma  langue  téméraire,  incapable  de  flatter  ou  de  mentir, 

Dira  :  Puissant  soigneur,  toi  dont  la  puissance  tient  les  nations 
sauvages  ployées  sous  le  joug, 

A  qui  les  noirs  Indiens  envoient  avec  leurs  présents  l'hom- 
mage du  vassal,  pour  qui  elles  tirent  l'or  de  ses  retraites. 

Ah!  que  dans  ton  cœur  royal  le  courage  soit  réveillé  par  la 
honte  :  une  bicoque  persiste  à  outrager  ton  sceptre! 

Leur  race  est  nombreuse,  leur  force  n'est  rien.  Ils  sont  nus, 
mal  armés,  ils  n'ont  pour  se  défendre  ni  un  fort,  ni  un  mur,  ni 
un  rocher. 

Chacun  d'eux  regarde  du  côté  où  viendront  tes  armes,  pour 
sauver  sa  vie  par  la  fuite. 

De  cette  prison  si  dure  et  si  affreuse  où  meurent  quinze  mille 
chrétiens,  c'est  toi  qui  tiens  les  clefs; 

Tous  ici,  tous  avec  moi,  les  mains  jointes,  le  genou  en  terre, 
au  milieu  de  nos  sanglots  et  des  tortures  qui  nous  étreignent, 

Nous  te  supplions,  puissant  seigneur,  de  tourner  des  regards 
miséricordieux  vers  nous,  les  tiens,  qui  gémissons  ici. 

Et  puisque  la  discorde  s'apaise,  après  tant  de  soucis  et  de 
fatigues,  puisque  tu  peux  aller  en  avant. 

Fais,  grand  roi,  que  l'oeuvre  commencée  par  ton  père  bien- 
aimé  avec  tant  d'audace  et  de  valeur  soit  achevée  par  ta  main. 

Qu'ils  te  voient  en  marche,  et  l'épouvante  se  mettra  dans  cette 
race  barbare,  dont  j'annonce  d'avance  le  trouble  et  la  ruine. 

Qui  peut  douter  que  ton  cœur  royal  laisse  voir  sa  bonté,  en 
apprenant  le  désespoir  sans  relâche  de  tant  de  malheureux  ? 

Mais,  hélas!  mes  paroles  trahissent  mon  indignité  et  la  fai- 
blesse de  mon  génie,  quand  j'ose,  moi,  si  petit,  parler  à  une 
Altesse  si  haute. 

L'heure  présente  est  mon  excuse,  et  d'ailleurs  j'impose  silence 
à  toutes  mes  plaintes,  redoutant  que  ma  plume  ne  t'offense. 

On  m'appelle  au  travail,  et  j'y  retourne  pour  y  mourir! 

Voilà  une  scène  éloquente  et.  décisive.  Eh  bien ,  cette 
apostrophe  de  Saavedra  à  Philippe  II  est  celle  précisé- 
ment que  Cervantes  avait  écrite  dans  sa  lettre  à  Mateo 
Vazquez  ;  il  ly  découpe,  cinq  ou  six  ans  plus  tard,  pour 
la  placer  dans  le  Trato  deArgel^  tableau  moral  dont  elle 


L'ISLAMISME.  125 

est  le  point  de  lumière.  Ainsi  tient-il  son  serment.  Le  roi 
n'a  pas  compris  sa  supplique,  il  en  fait  un  drame  entier. 
Le  drame ,  on  le  devine ,  n'est  pas  plus  heureux  ;  on 
n'écoutait  guère  les  conseils  d'un  soldat  mutilé  de  don 
Juan  d'Autriche  qui  ose  adjurer  Philippe  IL  Cervantes 
persiste  à  demander  au  roi  un  retour  offensif  vers  le 
Midi.  Il  écrit,  après  le  Trato,  une  nouvelle  pièce  et  l'in- 
titule les  Bagnes  d'Alger.  Il  compose,  sur  les  mœurs 
africaines  et  sur  Oran ,  le  Brave  Espagnol;  sur  Con- 
stantinople  et  le  sérail,  la  Grande  Sultane. 

Les  œuvres  se  suivent  et  se  renouvellent  autour  du 
même  sujet  général,  comme  les  combats  partiels  sur  un 
même  champ  de  bataille.  On  ne  sait  plus  le  nombre  de 
ces  drames  ;  mais  parmi  ceux  dont  on  a  gardé  au  moins  le 
souvenir  et  le  titre,  figurent /«  Gran  Turquesca^  la  Ba- 
talla  naval,  Jérusalem ,  qui  intéressent  Lépante ,  la 
Terre-Sainte  et  la  Turquie.  L'inspiration  de  Cervantes, 
quand  il  veut  soulever  les  âmes  espagnoles  contre  l'inva- 
sion orientale,  est  inépuisable  autant  que  sincère.  Après 
les  pièces  de  théâtre,  elle  lui  dicte  des  nouvelles  comme 
r Amant  Généreux,  comme /e  Captif,  qu'il  insère  vingt 
ans  après  dans  Don  Quichotte.  Puis  à  travers  les  pages 
d'un  poëme,  d'une  pastorale,  d'un  roman,  il  jette  des 
digressions  épisodiques,  des  épigrammes  involontaires, 
des  strophes  irritées  qui,  fugitives  comme  des  éclairs, 
éclatent  et  passent  sans  raison  apparente. 

Comme  il  emprunte  tous  les  genres,  il  emploie  tous  les 
tons.  Il  conseille,  il  prie,  il  menace,  il  s'indigne.  Sur  la 
scène  de  Madrid,  il  s'agenouille  devant  le  roi;  ailleurs,  il 
tempère  ses  avis  par  des  éloges  et  fait  passer  à  la  faveui- 
de  ménagements  oratoires  les  vérités  malsonnanles  ; 
mais  partout  il  répète  avec  insistance,  sans  jamais  dévier 


i2C  CHAPITRE   V. 

de  sa  ligne,  qu'il  faut  rétablir  la  suprématie  espagnole  sur 
la  Méditerranée.  Pendant  trente  ans  on  s'écarte  de  plus 
en  plus  de  cette  politique;  pendant  trente  ans,  son  apos- 
tolat, commencé  sur  la  plage  africaine,  continue  :  il 
s'exerce  encore  à  la  veille  de  sa  mort.  En  1614,  écrivani 
le  Voyage  au  Parnasse^  il  interpelle  Madrid,  la  capitale 
des  Espagnes,  qui  ne  s'occupe  des  Turcs  que  par  la 
gazette,  qui  oublie  la  grande  cause  pour  les  petites  que- 
relles littéraires,  et  qui  contient  plus  de  poètes  que  de 
soldats.  ((Le  grand  maître  de  Malte  demande  des  guer- 
riers à  FEspagne  ;  elle  dépêche  une  flotte  de  rimeurs 
qu'elle  envoie  à  Apollon  ! . . .  Madrid  parle  du  Turc 
tous  les  jours  à  la  promenade  ;  on  l'élève,  on  l'abaisse, 
en  causant,  comme  dans  la  gazette  de  Yenise  !  Adieu 
Madrid  !  » 

Dans  ces  lignes  mordantes,  où  le  capitaine  se  trahit 
sous  le  poëte,  on  reconnaît  l'homme  qui  apostropha  le 
roi,  qui  porte  en  lui  une  pensée  nourrie  avec  amour  et 
qui  la  laisse  échapper  à  tout  propos,  comme  une  vérité 
essentielle,  supérieure  aux  questions  d'art.  Quand  un 
pareil  sentiment  l'anime,  gardons-nous  de  lui  demander 
la  perfection  du  style  ou  les  grâces  de  Don  Quichotte.  Il 
laisse  jaillir  de  son  cerveau  des  improvisations  qui  soula- 
gent sa  colère  et  qui  ne  satisfont  pas  son  goût  d'artiste. 
Il  oublie  sa  répulation  d'écrivain  pour  la  cause  qu'il  plaide, 
qui  est  l'urgence  de  sauver  les  captifs  et  de  changer  de 
politique.  L'intérêt  dramatique  est  sacrifié  à  l'intérêt  na- 
tional. Un  esprit  d'action  et  d'entreprise  l'emporte;  ses 
œuvres  sont  des  coups  de  hardiesse  et  des  appels  à  la  na- 
tion. Il  les  écrit  pour  un  soir,  il  les  fait  trop  vite,  et  il  les 
refait,  avec  une  obstination  extraordinaire,  comme  une 
toile  de  Pénélope. 


L'ISLAMISME.  127 

Cette  pensée,  enthousiaste  et  politique,  qui  dure  autant 
que  sa  vie,  il  faut  la  suivre  tout  entière,  d'une  seule  vue. 
Je  dois  donc  interrompre  ici  la  biographie  de  Cer- 
vantes, et  Ton  me  pardonnera  de  m'arrêter  à  cette 
question,  si  Ton 'songe  que  ce  travail  de  l'auteur  de 
Don  Quichotte  s'est  perdu  en  route,  pour  ainsi  dire,  à 
mi-chemin  de  la  postérité,  et  que  nous  avons  à  faire  un 
voyage  de  découverte.  Personne,  à  ma  connaissance  du 
moins,  n'a  raconté  la  lutte  de  Cervantes  contre  l'isla- 
misme. Cette  partie  de  son  œuvre,  brisée,  incomplète, 
se  présente  par  fragments  disjoints  qui  déroutent  la  cri- 
tique. Isolé  et  jugé  à  part,  le  Trato  de  Ai^gel  a  paru  si 
fastidieux  à  quelques-uns  qu'il  a  été  rejeté  de  l'édiTtion 
espagnole  parBlas  de  Nasarre,  et  de  la  traduction  fran- 
çaise du  théâtre  par  M.  Alphonse  Royer  K  Ainsi  du 
reste.  Phénomène  bizarre!  le  plus  grand  écrivain  de 
TEspagne  consacre  la  moitié  de  son  œuvre  à  dire  une 
vérité,  cela  naturellement,  sans  pédantisme,  avec  Tardeui- 
naïve  de  la  conviction,  avec  la  vivacité  d'impressions 
d'un  témoin  oculaire  :  et  cet  effort  d'un  homme  de  génie 
reste  ignoré. 

Je  ne  prétends  pas  exagérer  le  rôle  de  Cervantes  ;  ce 
n'est  ni  un  grand  prêtre  de  la  croisade,  ni  un  grand 
peintre  composant  un  tableau  magistral  du  monde  musul- 
man et  barbaresque.  C'est  un  soldat,  un  captif,  un  gen- 
tilhomme espagnol,  qui  s'impatiente  de  voir  qu'on  se 
trompe. 

La  pensée  politique  de  Cervantes  n'est  pas  immédiate  ; 
elle  se  forme  pendant  dix  ans  de  campagne  ou  de  servi- 
tude (1570-1580),  à  côté  de  don  Juan  d'abord,  à  Lépante, 

1.  M.  Royer  en  donne  une  courte  analyse. 


12K  CHAPITRE   V. 

à  Navarin,  à  la  Gouletle,  puis  au  milieu  de  ces  prison- 
niers d'Alger,  qui,  recueillant  des  notes,  amassent  des 
preuves  et  dressent  jour  par  jour  la  liste  des  martyrs.  Il 
noM  ni  le  premier  qui  v  songe,  ni  le  seul.  Gela  même 
rend  sa  tentative  sérieuse  et  fait  voir  qu'elle  n'est  point 
une  idée  singulière  et  individuelle. 

Dans  les  cachots  d'Alger,  dans  les  provinces  espa- 
gnoles que  baigne  la  Méditerranée,  dans  le  royaume  des 
Deux-Siciles,  il  se  trouve  des  soldats,  des  prêtres,  des 
marins  qui,  attristés  de  voir  l'Espagne  mise  à  rançon 
par  les  Barbaresques,  veulent  protester  hautement. 
Cervantes  a  des  amis  politiques  et  comme  des  collabora- 
teurs, entre  autres  le  capitaine  Geronimo  Ramirez,  Do- 
mingo Becerra  et  surtout  Antonio  de  Sosa.  Mais  il  les 
dépasse  tous  en  activité,  en  énergie;  il  devient  leur 
interprète  et  leur  devancier. 

Le  docteur  Sosa  avait  fait  le  môme  serment  que  Cer- 
vantes. En  1581,  quand  il  sortit  de  captivité,  ses  mains 
affranchies  étaient  pleines  de  notes  sur  l'état  des  côtes 
barbaresques,  notes  écrites  par  ses  amis  et  par  lui.  II 
les  porta  à  Diego  de  Hsedo,  archevêque  de  Palerme,  en 
lui  démontrant  la  nécessité  d'instruire  l'Europe  et  l'Es- 
pagne de  ce  qui  se  passait.  Ce  prélat.  Espagnol  de  nais- 
sance et  de  cœur,  placé  en  Sicile  comme  en  un  poste 
d'observation  et  témoin  des  ravages  des  Turcs,  ac- 
cueillit l'idée  d'avertir  l'Espagne  en  lui  présentant 
le  tableau  véridique  et  détaillé  des  événements.  Il 
avait  un  neveu  bénédictin ,  l'abbé  Diego  de  Haedo , 
qu'il  désirait  pour  coadjuteur  et  pour  héritier;  c'est  lui 
qui  fut  chargé  de  ce  travail  méritoire.  Le  bénédictin  se 
mit  à  l'œuvre;  mais,  hélas  !  il  ne  se  pressa  pas,  et  trente 
années  s'écoulèrent  avant  qu'il  publiât  son  livre. 


L'ISLAMISME.  -129 

Philippe  II  étail  mort  depuis  quatorze  ans  quand 
parut  l'ouvrage  intitulé  : 

Topographie  et  Histoire  générale  d'Alger,  distribuée  en 
cinq  traités,  où  Ton  verra  des  événements  étranges,  des  morts 
terribles  et  des  supplices  recherchés,  qu'il  convient  de  faire  con- 
naître à  la  chrétienté,  accompagné  de  beaucoup  de  doctrine, 
d'élégance  et  de  soin. 

Dédié  au  très-illustre  seigneur  don  Diego  de  Hsedo,  archevêque 
de  Palerme,  président  et  capitaine  général  du  royaume  de  Sicile. 

Par  le  maître  frère  Diego  de  H^edo,  abbé  de  Fromesta,  de 
l'ordre  du  patriarche  Saint-Benoît,  natif  du  val  de  Garrança  à 
Valladolidi. 

Quel  livre  éloquent  il  aurait  pu  écrire  s'il  eût  connu 
la  simplicité!  Quelle  opportunité  avait  cette  description, 
faite  d'un  coup  et  spontanément  !  Le  frère  Hsedo  voulut 
y  mettre  du  sien.  Il  chercha  des  commentaires  dans  la 
Bible,  des  citations  dans  l'antiquité  grecque  et  latine,  et 
des  déclamations  partout.  Il  fut  pédant,  et  l'ouvrage  se 
noya.  L'esclavage  lui  fournit  cinq  ou  six  thèses,  dont  la 
principale  établit  que  Nemrod  est  le  véritable  inventeur 
de  la  servitude.  L'état  moral  des  Mahométans,  admirable 
sujet  d'étude  pour  Sosa,  fut  l'occasion  pour  Hsedo  d'une 
glose  sur  l'Apocalypse. 

«  Je  ne  voudrais  pas  dire  du  mal,  écrit-il,  mais  la  bête  aux 
sept  têtes,  dont  parle  sait  Jean  dans  l'apocalypse,  me  représente 
bien  Mahomet  et  les  sept  péchés  capitaux  en  honneur  à  Alger... 
Là  on  adore  les  vices  et  on  les  couronne...  Commençons  par  la 
superbe,  qui  est  la  mère  de  tous  les  vices...  » 

Je  soupçonne  le  frère  d'avoir  employé  pour  ses  ser- 
mons les  notes  qu'il  possédait  et  d'avoir  prêché  son 
livre  au  lieu  de  l'écrire.  Pourtant  il  y  aurait  de  Tinjus- 

1 .  Par  Diego  de  demandez  de  Cordova  y  Oviédo ,  imprimeur  de 
livres,  1G12,  aux  frais  de  Antonio  Coello ,  marchand  de  livres. 


i:{0  CHAPITRE   V. 

tice  et  (le  l'ingratitude  à  ne  pas  signaler  le  soin  et  la 
conscience  de  Hœdo.  On  ne  saurait  oublier  ni  son  zèle, 
ni  rutilité  d'un  livre  qui  nous  a  conservé  des  faits  nom- 
breux, des  dates  précieuses,  un  magnifique  témoignage 
sur  Cervantes  et  la  preuve  comme  la  trace  d'un  mouve- 
ment d'esprit  étouffé  par  Philippe  II. 

«  Pourquoi  donc,  s'écrie-t-il,  les  princes  chrétiens,  les  grands, 
les  puissants,  ceux  qui  tiennent  le  gouvernement  et  le  pouvoir 
sur  la  terre  se  taisent-ils  si  longiemj)S?  Où  est  la  charité?  où  est 
l'amour  de  Dieu?  où  est  le  zèle  de  sa  gloire?  où  est  le  désir  de 
son  service?  où  est  la  pitié  humaine  et  la  compassion  des  hommes 
pour  les  hommes?  » 

Il  ne  peut  trouver  de  mots  assez  énergiques  pour 
peindre  la  détresse  de  <(  ceux  qui  boivent  ce  calice  de 
fiel  et  d'amertume,  »  ni  de  tableaux  trop  effrayants  de 
leurs  misères. 

'<  Tout  cela  est  réel,  ajoute-t-il,  et  tout  cela  n'est  rien  auprès 
de  tout  ce  que  l'on  pourrait  dire  à  bon  droit.  Qu'on  en  parle 
comme  on  voudra,  il  est  de  toute  certitude  qu'on  ne  saurait  ima- 
g-iner  ou  feindre  rien  au  monde  de  plus  digne  de  larmes  et  de 
compassion  î  » 

Dans  les  vieux  feuillets  jaunis  du  livre  d'Hciedo  on 
entend  encore  l'accent  même  des  captifs  qu'il  met  en 
scène.  On  y  voit,  au  fond  d'un  cachot,  le  docteur 
Sosa  causant  avec  le  chevalier  de  Saint-Jean ,  Antonio 
Gonzalez  de  Terres;  le  dialogiie  est  grave.  Sosa  devine 
le  triomphe  de  l'islamisme  et  juge  avec  une  sévérité 
prophétique  la  tiédeur  de  l'Espagne.  Antonio  l'écoute 
douloureusement  et  lui  dit  : 

(,  —  Je  reste  émerveillé  d'entendre  toutes  ces  choses.  Ce  récit 
me  laisse  comme  en  suspens...  Comment  croire  que  chaque  jour 
encore  les  choses  se  passent  ainsi,  que  chaque  Espagnol  y  est 
exposé,  et  que  la  chrétienté  est  si  distraite!...  » 


L'ISLAMISME.  131 

«  —  La  chrétienté  ne  sait  plus,  répond  Sosa,  que  délivrer  un 
captif  de  la  servitude  et  de  la  misère  ;  c'est,  de  toutes  les  œuvres 
de  charité  qui  peuvent  se  faire  en  ce  monde,  l'œuvre  suprême.... 
Rien  de  plus  triste  que  de  voir  la  charité  mise  en  oubli  par  la 
race  chrétienne  qui  en  a  fait  son  caractère,  sa  marque  spéciale, 
son  insigne.  C'est  par  là  que  nous  nous  distinguons  les  uns  des 
autres,  chez  nous,  et  parmi  les  religions  diverses.  » 

Ainsi  les  voix  du  temps  parlent  encore  dans  ce  livre  ; 
il  est  vrai  qu'elles  se  mêlent  un  peu  confusément,  sans 
ordre,  sans  critique  ;  on  dirait  plusieurs  échos  entendus 
à  la  fois. 

Hsedo  ne  voulait  rien  perdre  du  dossier  qu'il  dé- 
pouillait. Il  réunit  avec  scrupule  tout  ce  qu'il  savait  de 
l'histoire  et  de  la  topographie  d'Alger^  ;  il  donna  fidèle- 
ment le  nombre  des  supplices  et  le  nombre  des  fontaines. 
Compter  les  fontaines  !  Gela  irritait  Cervantes,  qui  ne 
pouvait  ignorer  l'aventure  des  notes  de  Sosa  et  qui, 
dans  un  chapitre  de  Persiles  ^,  semble  railler  un  peu  la 
longue  patience  de  Hgedo.  Attendre  un  quart  de  siècle 
pour  sauver  les  captifs  !  Laisser  courir  en  attendant 
mille  erreurs  sur  les  Turcs  et  perdre  le  temps  à  com- 
poser des  descriptions  oiseuses  d'Alger  ou  de  Cherchell  ! 
Dites  la  vérité  simple,  nue,  sévère,  la  vérité  morale 
surtout.  Où  est  la  force,  où  est  la  faiblesse  de  l'ennemi? 
Quelles  fautes  avons-nous  commises?  Quelles  réformes 
sont  nécessaires?  Songeons  à  La  Valette,  à  Charles- 
Quint,  à  Doria,  à  don  Juan,  à  Santa-Cruz,  à  tant  de 
sang  et  d'efforts  dépensés  pour  une  cause  que  les  uns 
oublient,  que  les  autres  calomnient.  Cervantes,  avec 
l'impatience  d'un  esprit  sérieusement  actif,  entreprend 

1.  V.  Hxdo,  f.  43. 

2.  Persiles  et  Sigismonde  (part.  H,  chap.  x). 


\:\2  CHAVITIJK    V, 

alors,  (iii  vivant  do  Pliilippo  li,  en  1^84,  do  dire  l(; 
premier  ce.qu'imprimera,  en  1612,  Haedo,  le  temporisa- 
teur. Et  il  s'adresse  à  la  foule,  au  roi,  à  tous,  publique- 
ment, sans  relâche,  pour  leur  faire  comprendre  un 
fait  nouveau  qu'il  a  vu  de  près,  à  savoir  que  les  rené- 
gats et  les  pirates  tiennent  entre  leurs  mains  l'avenir  de 
l'Espagne. 

La  grande  erreur  de  l'Espagne,  sa  plus  excusable 
illusion  était  alors  de  croire  qu'elle  n'avait  plus  à  lutter 
contre  l'islamisme. 

Pour  saisir  le  sens  et  la  portée  de  la  polémique  en- 
gagée par  Cervantes,  il  est  nécessaire  de  se  représenter 
la  marche  des  événements  à  la  fin  du  moyen  âge  et  au 
début  des  temps  modernes.  Qu'on  se  la  figure  au  quin- 
zième siècle,  triomphante  :  elle  sort  d'une  croisade  de 
sept  cents  ans  contre  les  Arabes  ;  elle  atteint  son  but 
séculaire  en  réunissant  l'Aragon  et  la  Castille  sous  le 
sceptre  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  en  organisant  l'unité 
nationale ,  en  enveloppant  Grenade ,  dernier  boule- 
vard de  rislam.  La  soumission  du  Sud,  la  découverte 
de  rAmérique,  l'avènement  de  Charles-Quint,  pré- 
sagent de  magnifiques  destinées  au  pays  du  Cid;  l'Es- 
pagne, libre  enfin  de  ses  mouvements,  prend  vis-à-vis 
de  l'Europe  l'attitude  fière  d'une  nation  qui  a  sauvé 
l'ancien  monde  et  découvert  le  nouveau.  Mais,  dans  le 
même  temps,  l'invasion  turque  a  succédé  à  l'invasion 
arabe. 

De  1453  à  1520,  l'Europe  se  laisse  pénétrer  par  les 
Turcs,  et  tout  est  à  recommencer  pour  l'Espagne.  C'est 
un  second  duel.  Les  Ottomans,  sortis  d'Asie,  possèdent 
Constantinople  et  Belgrade;  ils  entament  les  pays  Slaves. 
Ils  se  font  une  marine  qui  domine  le  bassin  oriental 


L'ISLAMISME.  133 

de  la  Méditerranée.  Mahomet  II,  Sélim  I",  Soliman, 
fondent  un  empire  qui  grandit  d'heure  en  heure.  Ils 
prennent  Rhodes  et  Chypre;  ils  assaillent  Malte.  Bientôt 
la  Grèce ,  l'Italie  et  l'Espagne  seront,  Allah  aidant,  les 
trois  étapes  de  leurs  conquêtes.  Ainsi,  au  moment  où 
Charles-Quint  prétend  au  premier  rang  parmi  les  sou- 
verains de  la  chrétienté,  il  voit  paraître  en  face  de  lui 
Soliman.  Obligé  de  lutter  contre  les  Turcs  sur  tous  les 
points  à  la  fois,  il  essaye  de  défendre  le  Nord-Est  en 
groupant  l'Allemagne  et  en  plaçant  Ferdinand,  son  frère, 
en  Hongrie;  il  protège  le  Sud  en  attaquant  Tunis  et 
Alger,  en  donnant  Malte  aux  chevaliers  de  Saint-Jean 
de  Jérusalem.  Mais  ce  n'est  pas  tout  :  à  l'intérieur  de 
l'Espagne,  les  Morisques  se  révoltent,  ils  s'agitent,  ils 
entretiennent  la  division  du  pays,  et  remettent  en  ques- 
tion l'unité  de  la  Péninsule.  Donnant  la  main  à  leurs 
frères  d'Afrique,  ils  introduisent  de  nouveau  l'Islam 
en  Europe  ;  et  Charles  -  Quint  meurt  sans  les  avoir 
domptés. 

Sous  Philippe  II,  le  bassin  occidental  de  la  Méditer- 
ranée est  envahi.  La  mer  mahométane,  qui  gagne. sur 
la  mer  chrétienne,  se  couvre  de  champions  nouveaux, 
qui  apportent  à  Mahomet  une  force  inconnue  et  re- 
nouvellent l'impulsion  donnée  aux  peuples  de  l'Orienl 
par  l'islamisme.  Ce  sont  les  pirates,  aventuriers  si 
l'on  veut,  mais  habiles,  actifs,  se  succédant  les  unsau\ 
autres  sans  interruption;  ils  deviennent  un  instrument 
redoutable  dans  les  mains  des  sultans.  Cervantes,  sur 
le  champ  de  bataille  où  il  est  jeté,  observe  avec  éton- 
nement  la  marine  grandissante  des  Turcs,  leur  armée 
disciplinée  et  surtout  leurs  corsaires,  qu'il  mettra  en 
scène  tout  à  l'heure.  Notre  poète  contemple  avec  tris- 


134  CHAPITRE  V. 

tesse  et  avec  amour  cette  vallée  méditerranéenne 
(comme  parle  Dante),  qui  est  la  vallée  commune  des 
peuples  du  Midi,  et  voit  quel  danger  il  y  a  pour  l'Eu- 
rope à  ne  pas  la  défendre. 

Gomment  étaient  nés  ces  pirates  sans  nombre?  D'où 
venait  leur  puissance  qui  défia  l'Europe  de  1500  à 
1830?  Ils  furent  produits  par  la  décadence  même  des 
peuples  du  Midi.  Quand  les  rivages  de  la  Méditerranée, 
envahis,  laissés  sans  défense,  saccagés  et  désorganisés, 
n'offrirent  plus  de  sécurité  aux  populations  chrétiennes, 
les  pirates  naquirent  dans  les  provinces  écrasées  par  le 
choc  do  l'Orient  et  de  l'Occident.  Les  pauvres  gens  qui 
habitaient  les  villages  misérables  des  îles  grecques  dé- 
peuplées, les  pêcheurs  qui  cherchaient  leur  vie  dans 
quelque  coin  des  côtes  italiennes,  ne  sachant  aucun 
moyen  d'échapper  à  la  misère  et  à  l'oppression ,  se 
jetaient  sur  la  mer.  On  partait  sur  une  barque,  on  sur- 
prenait un  petit  navire  mal  défendu,  et  on  se  faisait 
écumeur.  Quelques  chevriers  ou  quelques  pâtres , 
enfants  qu'on  enlevait  sur  des  rochers  déserts,  ser- 
vaient de  rameurs.  Bientôt  on  se  trouvait  assez  fort 
pour  assaillir  des  villages  ou  même  pour  surprendre  un 
port  de  la  côte.  Ainsi  se  formait  un  pirate. 

Mais  dès  qu'il  voulait  s'agrandir,  garder  ses  prises, 
ou  s'assurer  un  port  dans  les  gros  temps,  il  se  trouvait  en 
face  des  Ottomans  ou  des  Chrétiens;  il  était  forcé  de  se 
mettre  au  service  des  uns  ou  des  autres  et  d'obtenir 
en  échange  leur  protectorat.  Or,  l'Espagne  orgueil- 
leuse témoignait  un  mépris  absolu  à  ces  forbans,  aux- 
quels jamais  elle  n'eût  accordé  aucun  rang  social.  Venise 
les  rejetait  également  comme  les  ennemis  de  son  com- 
merce. Au  contraire,  l'esprit  des  Osmanlis  était  sym- 


L'ISLAMISME.  ,     i3o 

pathique  à  ces  hommes  d'action ,  auxiliaires  utiles, 
forces  spontanées,  qu'ils  appelaient  à  eux,  sans  dis- 
tinction d'origine.  «  Les  nations  chrétiennes,  dit  un 
historien,  étaient  toutes  encore  des  sociétés  aristocra- 
tiques; l'esprit  d'égalité  régnait  dans  la  nation  turque. 
L'homme  de  cœur  pouvait  aspirer  à  tout,  et  le  sultan 
allait  chercher  au  plus  épais  de  la  foule,  et  jusque 
parmi  les  esclaves,  le  plus  brave  et  le  plus  habile  pour 
en  faire  un  pacha  ou  un  vizir  *.  »  Entre  la  société  mu- 
sulmane et  la  société  chrétienne,  les  pirates  n'avaient 
donc  pas  à  hésiter.  Ils  se  donnèrent  au  sultan.  Bientôt 
ils  lui  offrirent  de  conquérir  pour  lui  les  plages  afri- 
caines, et  cinquante  ans  leur  suffirent  pour  établir  la 
domination  ottomane  sur  tout  le  littoral. 

Les  trois  fils  d'un  potier  de  Lesbos  accomplirent 
cette  tâche.  L'aîné,  Aruch,  surnommé  Barberousse, 
homme  de  petite  taille,  trapu,  au  teint  bistre,  dont 
l'œil  étincelant  révélait  seul  la  capacité,  avait  pris 
pour  le  seconder  ses  deux  frères,  Isaac  Béni  et  Kaïr 
Eddin,  dit  aussi  Barberousse.  En  1304,  il  enlevait  deux 
galères  du  pape  Jules  II  et  s'offrait  lui-même  au  roi  de 
Tunis,  qui  bientôt  lui  donna  les  îles  Gelves  pour  n'avoir 
pas  à  les  défendre.  Cruel  à  la  guerre,  doux  en  paix, 
d'une  générosité  royale,  d'un  grand  courage,  il  attirait 
à  lui  tous  les  aventuriers  des  îles  grecques.  Peu  à  peu 
il  eut  sous  ses  ordres  douze  galiotes  et  commanda  une 
véritable  armée.  «  On  venait  à  lui,  dit  naïvement 
Ilœdo,  comme  nous  autres  Espagnols,  nous  allons  aux 
mines  des  Indes,  pour  s'enrichir  ^.  »  Il  s'attaqua  alors 

t .   Histoire  moderne^  V.  Diiruy. 

2.  Con  tan  gran  codicia  como  los  Espanoles  passamos  a  las  mina? 
(le  las  Indias. 


130  CHAPITRE  V. 

aux  Génois  qui  pochaient  le  corail  à  Tabarcah  et  aux 
Espagnols  qui  tenaient  Bougie. 

Doué  d'une  habileté  profonde  et  ne  doutant  de  rien, 
il  conçut  le  hardi  projet  de  conquérir,  pour  le  compte 
des  Turcs  et  pour  le  sien,  le  littoral  de  l'Afrique,  de 
Tunis  à  Oran.  Les  Génois  de  Doria  dispersèrent  sa 
flottille,  les  Espagnols  du  comte  Pedro  Navarro  le  re- 
poussèrent de  Bougie,  où  il  eut  le  bras  cassé;  mais  ces 
échecs  mêmes  lui  donnaient  une  célébrité  et  un  rôle 
qu'il  sut  agrandir. 

En  1516,  lorsque  mourut  Ferdinand  le  Catholique, 
Alger  s'affranchit  de  la  domination  espagnole,  prit  pour 
roi  Sélim  Eutémi  et  appela  à  son  aide  Barberousse.  Le 
corsaire  vient  en  toute  hâte  ;  il  s'empare  d'abord  de  Sar- 
gel,  qui  était  le  rendez- vous  des  Morisques  d'Espagne  et 
d'Afrique,  et  dont  il  tue  le  roi  Kar-Asan.  Puis  il  entre 
dans  Alger,    en  promettant   d'exterminer  la   garnison 
chrétienne  qui  occupe  l'île  voisine.  Il  la  cerne  en  vain, 
sans  pouvoir  amener  à  une  capitulation  la  poignée  de 
braves  espagnols  qui  s'est  jetée  dans  le  fort.  Irrité  de 
leur   défense  et  compromis   aux    yeux  des  siens,   il 
prend  un   parti  extrême;  il  va  trouver  Sélim  Eutémi 
qui  prenait  un  bain,  il  l'étouffé,  se  fait  roi  lui-même, 
et  tient  sous  un  joug  de  fer  la  ville  et  les   Arabes. 
Alger  opprimé  se  tourne  de  nouveau  du  côté  des  chré- 
tiens. On  sauve  le  fds  d'Eutémi;  on  l'envoie   au  comte 
de  Gomarès  qui  commande  à  Oran  ;  celui-ci  le  fait  pas- 
ser en  Espagne,  où  Ximenez  lui  donne  10,000  hommes 
de  troupes.  En  même  temps  on  organise  à  Alger  une 
conspiration  contre  l'usurpateur.  Menacé  de  tous  côtés, 
Barberousse  ne  faiblit  pas;  il  attend  l'arrivée  des  chré- 
tiens; une  tempête  les  disperse.  Il  laisse  grandir  lacon- 


L'ISLAMISME.  137 

spiralioli  dont  il  est  informé,  et,  au  moment  où  elle  va 
éclater  à  la  mosquée,  il  attaque  lui-même  les  conspira- 
teurs et  les  massacre.  Gela  fait,  il  reprend  l'exécution 
de  son  grand  projet.  Bientôt  la  côte  tout  entière,  de 
Tunis  au  Maroc,  obéit  à  Barberousse,  excepté  Oran, 
qui  le  gêne  et  l'inquiète. 

Oran  était  redoutable,  et  Barberousse,  qui  le  sait,  évite 
cette  place  jusqu'au  moment  où  il  pourra  l'investir  avec  des 
forces  considérables.  Mais  un  jour  qu'il  revenait  des  fron- 
tières du  Maroc,  le  marquis  de  Gomarès  apparaît  tout  à 
coup  en  rase  campagne  et  barre  le  passage  au  corsaire 
couronné.  Barberousse  élude  la  bataille.  Il  amuse  le  mar- 
quis jusqu'à  la  nuit,  et  il  s'écbappe  à  la  faveur  de  l'ob- 
scurité. Il  était  déjà  sur  les  bords  du  Huenda,  à  luiit 
lieues  de  distance,  quand  il  sent  sur  lui  les  troupes  espa- 
gnoles qui  l'avaient  suivi.  Il  use  alors  d'un  stratagème  : 
il  sème  sur  sa  route  l'or,  l'argent,  les  joyaux,  les  étoffes 
précieuses.  Le  marquis  montre  lui-même  ces  richesses  à 
ses  soldats  et  leur  crie  :  «  En  avant,  jusqu'à  la  rivière  1 
l'enjeu  de  la  partie,  c'est  Barberousse!  »  On  marche  sur 
l'or,  on  passe,  on  atteint  Barberousse,  qui,  traqué,  en- 
veloppé, acculé,  se  défend  avec  un  seul  bras  et  meurt 
comme  un  lion.  Le  marquis  plante  la  tête  de  sa  victime 
sur  une  lance;  les  soldats  se  partagent  le  butin.  Le  roi 
de  Fez,  qui  accourait  avec  vingt  mille  cavaliers,  aper- 
çoit la  tète  de  Barberousse,  tourne  bride  et  reprend  le 
chemin  par  lequel  il  est  venu. 

Ces  événemen's,  qui  s'accomplissaient  au  printemps 
de  l'année  1318,  furent  pour  Gharies-Quint  et  pour  le 
sultan  une  révélation.  Ils  comprirent  que  sur  le  rivage 
de  l'Afrique,  qui  devenait  un  théâtre  de  guerre,  les  pi- 
rates étaient  une   force  véritable.  Désormais  il   entra 


138  CHAPITRE  V. 

dans  les  desseins  et  la  politique  des  Turcs  d'accepter  le 
protectorat  d'Alger  et  de  soutenir  jusque  sur  les  côtes 
espagnoles  leurs  coreligionnaires  fixés  sous  le  nom  de  Mo- 
risques  à  Valence,  à  Murcie,  et  dans  toute  l'Andalousie. 
Le  frère  de  Barberousse,  Kayr  Eddin,  était  devenu 
son  successeur  ;  en  1532,  la  Porte  lui  donna  l'autorisation 
formelle  de  soumettre  toute  la  Barbarie.  Déjà  il  avait  pris 
Collo,  occupé  Bone,  gagné  le  roi  de  Guco,  massacré  à 
Alger  la  garnison  de  l'île.  Aidé  par  Soliman,  il  prit  Tunis, 
Bougie,  Biserte,  il  fortifia  la  Goulette,  et,  quand  l'ar- 
gent lui  manqua  pour  solder  des  troupes  de  plus  en  plus 
considérables,  il  alla  le  prendre  tantôt  chez  les  Arabes, 
tantôt  sur  les  côtes  de  l'Italie.  Habile  comme  son  frère, 
il  se  rendit  à  Constantinople  les  mains  pleines  de  pré- 
sents ;  quelque  temps  après ,  il  avait  renversé  le  Grand 
Pacha,  il  était  mis  à  la  tête  des  armées  et  fait  général  de 
la  mer.  Dans  ce  poste,  il  fut  maître  de  la  Méditerranée 
tout  entière,  qu'il  sillonnait  continuellement  avec  une 
flotte  considérable,  son  oeuvre  et  sa  gloire.  Doria  lui 
laissait,  dit-on,  le  passage  libre  et  craignait  en  l'affron- 
tant quelque  grand  désastre.  Tous  les  rivages  tremblaient 
à  le  voir  passer,  et  les  canons  des  forts  se  taisaient  de- 
vant lui.  Un  jour  pourtant  le  fort  de  Gaëte  envoya  un 
boulet  au  vaisseau  de  Kayr  Eddin;  celui-ci  débarqua  et 
prit  le  fort.  11  y  rencontra  une  jeune  Espagnole,  fdle  du 
capitaine  don  Diego  Gaitan;  elle  lui  plut,  il  l'épousa, 
mit  en  liberté  le  capitaine  et  se  rembarqua  marié. 
Aventurier  de  race  et  amiral  de  fortune ,  il  concertait 
au  milieu  de  ces  courses  des  projets  politiques  qui  me- 
naçaient Naples,  Rome  et  toute  l'Italie.  Cet  homme, 
qui  s'était  baltu  toute  sa  vie  ,  alla  mourir  tranquille- 
ment, en  1548,  à  Gonslantinople,  où  il  se  construisit  un 


L'ISLAMISME.  '  139 

tombeau  et  une  mosquée  offerts  à  la  vénération  des  mu- 
sulmans. 

Telle  était  Tinfluence  de  son  nom  que  le  jour  où  l'on 
apprit,  en  Afrique,  qu'il  était  mort,  cette  nouvelle  seule 
détermina  la  signature  d'un  traité  de  paix. 

L'admiration  des  musulmans  était  naturelle  pour  les 
corsaires  qui  avaient,  de  1504  à  1548,  porté  le  croissant 
de  Constantinople  à  Alger,  refoulé  les  garnisons  chré- 
tiennes et  donné  à  la  marine  de  Sélim  une  puissance  for- 
midable. On  établit  sur  le  littoral  africain  trois  places 
d'armes,  défendues  par  trois  capitaines  de  la  mer  :  Tunis, 
Tripoli  et  Alger.  Ces  postes  furent  confiés  aux  disci- 
ples et  aux  successeurs  des  trois  Barberousse.  Ainsi  s'é- 
tablit sur  la  côte  la  puissance  barbaresquc  qui  brava  les 
souverains  de  l'Europe  pendant  trois  cents  ans  et  qui 
contribua  à  la  ruine  des  trois  péninsules  méridionales. 
Ils  eurent  pour  esclave  Cervantes  au  seizième  siècle  et 
saint  Vincent  de  Paul  au  dix-septième  ;  il  dépendit  de 
leur  caprice  de  les  mettre  à  mort ,  c'est-à-dire  de  sup- 
primer les  écrits  de  l'un  et  les  actes  de  l'autre,  l'œuvre 
du  génie  et  l'œuvre  de  la  charité. 

Charles-Quint  pressentit  leur  influence.  Ses  expédi- 
tions à  Tunis  et  à  Alger,  la  ligue  défensive  qu'il  forma 
avec  le  pape  Paul  III  et  Venise,  les  traités  môme  qu'il 
proposa  à  l'Ouchaly,  prouvent  qu'il  comprenait  l'impor- 
tance prise  par  les  rois  de  la  mi  r  sur  l'échiquier  poli- 
tique de  l'Europe.  Mais  ses  flottes  furent  dispersées  par 
la  tempête.  Ses  alliances  n'étaient  pas  sûres,  les  propo- 
sitions qu'il  chargea  Lorenzo  Manuel  de  porter  à  l'Ou- 
chaly furent  rejett'es  avec  hauteur  et  moquerie,  a  Celui- 
là  est  un  grand  fou,  disait  le  corsaire,  qui  prend  conseil 
de  son  ennemi.»  La  douleur  de  Charles-OuinI,  douleur 


J40  CHAPITRE   V. 

généreuse  d'un  esprit  élevé,  raccompagna  jusqu'au  tom- 
beau. Enfermé  dans  le  monastère  de  Yuste  et  détaché 
en  apparence  des  choses  de  la  terre,  il  suivait  du  regard 
les  événements;  il  pressait  son  fils  de  fortifier  les  côtes 
de  la  Catalogne.  Dans  son  testament,  il  recommanda  la 
délivrance  des  captifs  d'Alger  et  consacra  à  leur  rachat 
30,000  ducats  ^  Pendant  ses  derniers  jours,  il  demanda 
des  nouvelles  de  la  Hotte  turque  qui  s'avançait  avec  cent 
trente  voiles  de  Gonstantinople  à  Sorrente,  à  l'île  dElhe 
et  aux  Baléares.  «  Sa  Majesté  en  est  si  affectée,  écrivait 
Gastelu  à  Yasquez,  que  nous  ne  parvenons  pas  à  l'en  dis- 
traire et  à  l'en  consoler,  »  Enfin  il  apprit  que  les  Turcs 
enlevaient  dans  l'île  de  Minorque  des  populations  en- 
tières, et  il  mourut,  comme  Gharlemagne,  en  contemplant 
l'invasion  de  son  empire  par  les  Barbares.  FA  pourtant 
la  tendresse  de  ses  serviteurs  lui  cacha  que  la  puissance 
espagnole  venait  de  recevoir  une  terrible  atteinte  en 
Afrique  par  la  mort  du  vieux  comte  d'Alcandète,  gouver- 
neur d'Oran,  défait  et  tué  à  Mazagran,  en  1S58. 

L'aristocratie  espagnole  soutenait  la  lutte  contre  les 
forbans  avec  un  sublime  et  inutile  courage,  depuis  un 
demi-siècle.  Elle  se  jetait  héroïquement  dans  de  mau- 
vaises places  clair-semées  sur  la  côte  inhospitalière,  forts 
isolés,  mal  bâtis,  qu'on  ne  ravitaillait  guère,  et  là,  résis- 
tait jusqu'à  la  dernière  heure.  Aux  îles  Gelves  périssait 
le  duc  d'Albe,  don  Garcia  de  Tolède  (1510);  etàBougie, 
Pedro  de  Navarro  (1510).  A  Alger,  un  capitaine  gentil- 
homme résistait  dans  le  fort  de  l'île  à  l'assaut  d'un  peuple; 
à  Oran,  une  suite  de  généraux,  le  marquis  de  Comarès, 
les  comtes  d'Alcandète  maintenaient  contre  Alger,  Tlem- 

1.  Voir  Mi(jnct,  Charles-Quint,  p.  38G  et  siiiv. 


L'ISLAM  ISMK.  141 

cen  cl  Fez  le  (Irapeaii  espagnol.  Ils  y  épiiisaieiil  leur  cou- 
rage et  leur  sang.  Ces  soldats,  dont  je  renonce  à  citer  les 
traits  de  bravoure  et  dont  les  noms  seuls  forment  une 
longue  liste  de  héros,  ne  purent  empêcher  ni  le  massacre 
de  la  Goulet  te,  ni  la  chute  du  fort  d'Alger,  dont  le  com- 
mandant Martin  de  Yargas  fut  supplicié.  La  lutte  con- 
tinua, désespérée  et  furieuse,  sur  lous  les  rivages  et  sur 
toute  la  mer  ;  les  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem 
firent  de  Malte  un  nouveau  théâtre  de  gloire  et  d'épreuves  ; 
la  noblesse  espagnole  poursuivit  à  Lépante  et  à  Tunis  sa 
croisade  éclatante  et  infructueuse.  —  Mais  elle  put 
vaincre  les  Turcs,  elle  ne  les  abattit  pas. 

La  race  turque  étail  forte;  le  secret  de  sa  puissance 
n'était  pas  seulement  dans  le  fanatisme,  ni,  comme  on  Ta 
pensé,  dans  ce  fatalisme  qui  pousse  en  avant  les  Asiatiques. 
Ce  petit  peuple  ne  peut  pas  être  comparé  aux  multitudes 
orientales  que  la  faim  jadis  avait  jetées  sur  TEurope, 
comme  un  jour  d'été  fait  naître  des  nuées  d'insectes  éphé- 
mères. C'était  un  peuple  guerrier  très-discipliné,  très- 
fidèle  à  ses  maximes,  et  qui  joignait  à  ces  qualités  romaines 
un  usage  digne  encore  de  Home  :  il  s'assimilait  les  forces 
des  peuples  vaincus  au  lieu  d'en  tarir  la  source.  Il  faisait 
des  concessions  à  qui  se  soumettait  ;  il  ouvrait  ses  rangs 
à  qui  le  voulait;  les  plusgrands  honneurs  étaient  réservés 
aux  hommes  énergiques  ou  intelligents  qui  se  distin- 
guaient à  son  service,  et  s'il  est  vrai  de  dire  qu'il  faisait 
des  amulettes  avec  les  ossements  de  Scanderberg,  il  faut 
ajouter  qu'il  se  faisait  des  soldats  et  des  généraux  avec  la 
tleurde  la  jeunesse  chrétienne. 

En  asservissant  les  populations,  ite  se  hâtèrent  de  trans- 
former leurs  esclaves  en  soldats  ou  en  marins  ;  les  Slaves 
du  bas  Danube  leur  donnèrent  ce  corps  d'élite  connu  sous 


142  CHAPITRE  V. 

le  nom  de  Janissaires^  qui  lui  le  premier  corps  de  trou- 
pes permanent.  Les  Grecs  des  îles  leur  fournirent  des 
gens  de  main  qui  avaient  la  pratique  de  la  mer.  Les 
lils  du  potier  de  Lesbos,  non-seulement  soumirent  l'Afri- 
que du  Nord  au  joug  ottoman  ,  mais  encore  formèrent 
une  école  d'écumeurs  de  mer,  où  furent  dresses  leurs 
lieutenants  et  leurs  successeurs,  les  Dragut,  les  Uchaly, 
les  Hassan  Aga,  tous  enfants  de  l'Europe. 

Cervantes,  mêlé  à  ces  hommes,  étudia  sur  toute  la 
Méditerranée  leur  organisation  et  y  démêla  un  plan 
suivi.  Il  compta  leurs  ports  de  relâche,  les  îles  Fabiana, 
Formentera  et  Saint-Pierre,  véritables  échelles  de  la 
piraterie  placées  auprès  de  l'Espagne,  de  la  Sicile  et  de 
la  Sardaigne.  Il  les  vit  embusqués  dans  toutes  les  cri- 
ques, Fceil  au  guet,  la  jambe  étendue  \  attendant  au  pas- 
sage le  vaisseau  chrétien,  comme  Taraignée  sa  proie. 

Et  l'Europe  les  ravitaillait  !  Elle  payait  un  double 
tribut,  elle  fournissait  et  le  butin  et  les  pillards.  A  Alger, 
Cervantes  compta,  parmi  les  patrons  des  navires  turcs, 
le  Hongrois  Jafer,  l'Albanais  Mami  Arnaut ,  le  Grec 
Dali  Mami,  le  Génois  Féru  Raez,  l'Espagnol  Morato  Raez  ; 
parmi  les  alcades,  l'Anglais  Jafer,  le  Sarde  Morato  Che- 
libi,  le  Corse  Alpichinino.  Partout  ses  yeux  ne  rencon- 
traient que  des  chrétiens  travaillant  pour  le  compte  de 
leurs  ennemis,  dans  le  port,  dans  les  chantiers,  dans  les 
bazars.  Et  quel  spectacle  que  celui  du  marché  !  On  voyait 
sur  le  Socco  des  corsaires  italiens  et  grecs  vendre  à 
l'encan  des  esclaves  grecs  et  italiens,  tandis  que  la  Porte 
présidait  tranquillement  à  la  traite. 

L'indiffnation  de  Cervantes  fut  celle  de  tous  les  sol- 

1 .   Se  estan  pierna  tendida  y  a  placer,  aguardando  al  paso  los  navios 
chrislianos  que  vienen  a  meterse  en  sus  manos.  (Hœdo.) 


L'ISLAMISME.  143 

dats,  de  tous  les  chrétiens  prisonniers;  mais  son  esprit 
observateur  ne  s'arrêta  pas  à  des  pi'otestations  vaines. 
Sans  doute,  il  débuta  par  des  colères  généreuses.  Il 
s'écria  d'abord,  comme  le  poëte  Herrera  : 

«  Le  tyran  superbe,  se  confiant  dans  la  grandeur  de  ses  flottes, 
y  fait  travailler  injustement  nos  frères,  dont  il  ploie  la  tête  et  les 
mains  au  service  de  son  empire.  Avec  leurs  bras  vigoureux  il  a 
abattu  les  cèdres  les  plus  élevés  de  la  montagne,  il  a  pris  l'arbre 
le  plus  droit  et  le  plus  haut  de  la  forêt...  L'eau  que  buvaient  ses 
racines  n'est  pas  à  lui  !  Le  sol  que  foulent  ses  pieds  audacieux  ne 
lui  appartient  pas  !  » 

Poésiemagnifique,maispoésie.  Plus  tard  il  pensa  comme 
Sosa,  le  fier  docteur  qui  s'écriait  :  a  Les  Turcs  et  les  Ja- 
nissaires sont  de  viles  canailles,  des  porchers,  des  vilains, 
ou,  comme  on  dit,  des  chacals!  Les  renégats,  ramassis 
de  brigands,  sont  les  immondices,  le  rebut  de  la  chré- 
tienté !  En  connaissez-vous  un  seul  qui  soit,  je  ne  dis 
pas  hidalgo  ou  noble,  mais  bien  né  et  dans  une  condi- 
tion moyenne  ?  »  Cervantes  fut  gagné  à  cette  colère.  Sous 
la  plume  d'un  prisonnier,  tant  de  mépris  pour  ses  maîtres 
révélait  une  âme  inflexible  et  hautaine.  11  pensa  peut-être 
encore  comme  l'abbé  Hœdo,  qui,  à  son  tour,  écrivait: 
«  Les  renégats  sont  renégats  parce  qu'ils  aiment  la  vie 
libre  et  charnelle  dont  vivent  les  Turcs.  »  Mais  le  bon 
sens  viril  de  Cervantes  lui  disait  que  la  poésie,  la  no- 
blesse et  la  foi  ne  guérissaient  pas  l'incurable  plaie  faite 
à  l'Espagne  par  les  Turcs, les  renégats  et  les  Morisques. 

Maudire  est  aisé,  juger  est  difficile  :  combattre  est 
meilleur,  c'est  le  devoir  d'un  homme.  Quand  Cervantes 
eut  écouté  cinq  années  durant  les  plaintes  d'un  peuple 
d'exilés,  quand  il  reconnut  l'inutilité  des  victoires  de 
don  Juan,  l'impuissance  de  l'Europe  et  l'effet  terrible 


144  CHAl'lTJîK  V. 

{{(t^  auto-da-fé ,  quand  il  vit  la  marine  de  l'Espagne 
])ravée,  son  commerce  interrompu,  ses  soldats  esclaves, 
ses  enfants  enlevés,  sa  population  intérieure  divisée, 
son  or  d'Amérique  absorbé  par  Gonstantinople ,  il 
regarda  d'un  œil  profond  et  les  Turcs  et  les  renégats, 
ces  aventuriers  aux  noms  orientaux,  débris  européens 
armés  contre  l'Europe.  Pourquoi  cette  poignée  de  Turcs 
avait-elle  recruté  une  armée  de  transfuges?  Gomment 
arrivait-il  que  leur  domination,  établie  artificiellement 
sur  la  plage  africaine,  et  d'abord  sans  leur  concours,  y 
fût  devenue,  en  cinquante  ans,  invincible?  C'était  le 
sujet  continuel  de  ses  réflexions,  quand  il  considérait 
Alger,  dont  les  fondateurs  n'étaient  ni  mores,  ni  turcs, 
ni  vraiment  musulmans. 

Cervantes  douta  alors  de  Texcellence  des  institutions 
européennes.  Malgré  son  mépris  pour  les  fanatiques 
indigènes  et  les  marabouts  stupides,  il  lui  sembla  que  les 
renégats  étaient  trop  intelligents  pour  que  leur  défec- 
tion ne  fût  pas  un  symptôme  grave,  digne  d'inquiéter 
l'Europe.  Les  dédains  de  l'Espagne  Thonoraient  sans 
doute, mais  la  trompaient  sur  Fétat  des  choses.  La  fierté 
de  Sosa  était  mêlée  de  préjugés  exclusifs  et  d'opinions 
trop  injurieuses  pour  n'être  pas  un  peu  puériles.  Don 
Juan  suivait  trop  à  la  lettre  les  plans  de  Charles-Quint. 
L'aristocratie  castillane  prenait  le  champ  de  bataille 
pour  le  champ  d'un  tournoi.  L'Inquisition  provoquait  de 
terribles  représailles.  Cervantes  pénétra  peu  à  peu  ces 
vérités  et  corrigea  la  pensée  extrême  ou  aveugle  de  ses 
amis.  Une  évolution  se  faisait  en  lui ,  qu'il  eût  voulu 
justifier  et  faire  approuver  des  Espagnols.  Bref,  il  osa 
comparer  les  deux  sociétés  musulmane  et  chrétienne.  La 
politique  de  Philippe  II  qui  laissait  grandir  les  Turcs  et 


L'ISLAMISME.  145 

lesMorisques,  tandis  qu'il  écrasait  les  chrétiens  du  Nord, 
lui  parut  absolument  contraire  aux  intérêts  de  la  nation 
et  de  la  foi.  Il  pensa  qu'on  devait  agir  en  sens  inverse, 
user  de  tolérance  vis-à-vis  de  TAllemagne  et  d'intolérance 
à  l'égard  des  Morisques. 

Pour  faire  comprendre  à  son  pays  qu'un  dissident  n'est 
pas  un  ennemi,  qu'un  protestant  n'est  pas  un  traître, 
Cervantes  fait  asseoira  la  même  table  Ricote,  pèlerin  héré- 
tique, et  Sancho,  qui  est  «  catholique  irréprochable  ». 
Pourquoi  ne  boiraient-ils  pas  ensemble  ?  ils  choquent  leurs 
verres  en  s'écriant,  dans  le  jargon  de  la  langue  franque  : 
Espagnoli  y  Tudesqiii^  tuto  iino  bon  compagno  !  Et 
liicole  explique  pourquoi  il  a  été  demeurer  en  Alle- 
magne : 

«  J'ai  voulu  tout  voir  avant  de  choisir  mon  asile  (dit  Ricote), 
la  France,  l'Italie  et  l'Allemagne.  C'est  en  Allemagne  qu'il  m'a 
paru  qu'on  pouvait  vivre  le  plus  librement.  Les  iiabitants  ne  regar- 
dent pas  à  mille  délicatesses.  Chacun  y  vit  comme  il  veut,  parce 
que  l'on  vit,  dans  la  plus  grande  partie  du  pays,  avec  la  liherté 
de  conscience,  » 

Ce  texte  est  décisif.  Cervantes  voit  un  abîme  entre  les 
deux  adversaires  que  l'Espagne  combat,  l'im  au  nord, 
qui  est  un  frère  égaré,  l'autre  au  sud ,  qui  est  l'ennemi 
irréconciliable.  C'est  au  sud  qu'elle  livre  son  vrai  combal  ; 
elle  a  en  face  d'elle  des  peuples  nés  pour  la  détruire,  des 
Turcs  qui  attaqueront  toujours  les  Nazaréens ,  des 
Arabes  qui  ne  pactiseront  jamais  avec  les  Roumi,  des 
pirates  qui  renient  l'Europe  tout  entière ,  des  Moris- 
ques eniin  qui  dévorent  l'Espagne. 

1.  Pasé  a  Italia,  llegiié  a  Alemania,  y  alli  me  pareciô  que  s(3  podia 
vivir  con  mas  libcrlad,  porque  sus  liabitadores  no  miran  en  muclias 
delicadezas;  cada  iino  vive  conio  quierc ,  porcjue  on  la  niayor  parlo 
dolla  se  vive  con  libcrlad  de  concicncia.  [D.  Q.,  p.  II,  c-hap.  nv.) 

10 


146  CHAPITRE  V. 

Cervantes  est  implacable  contre  les  Morisques.  Ceux 
d'Afrique  «  viennent  piller  au  point  du  jour  et  s'en  re- 
tournent dormir  chez  eux  »  ;  ceux  de  Catalogne  appel- 
lent la  guerre  à  l'intérieur.  Les  uns  et  les  autres  sont 
coupables  de  haute  trahison.  Ce  crime  ne  peut  plus  être 
toléré.  Depuis  plus  de  cent  ans  on  les  presse  en  vain  de 
choisir  entre  l'Orient  et  l'Occident  ;  ils  se  dérobent  à  cette 
obligation  et  gardent  sur  le  soi  de  l'Espagne  une  position 
inexpugnable  en  attendant  l'heure  où  les  Turcs  débar- 
queront et  viendront  arborer  le  croissant  sur  les  mos- 
quées andalouses. 

Aux  yeux  de  Cervantes,  leur  présence  est  celle  de 
l'ennemi  dans  la  place.  Dans  la  Nouvelle  où  il  a  exprimé 
sa  pensée  la  plus  directe,  c'est-à-dire  dans  le  Dialogue 
du  chien  Berganza  avec  le  chien  Scipion,  Berganza  dit 
rudement  : 

«  J'ai  vu  de  près  et  j'ai  servi  un  Morisque  ;  je  prenais  plaisir  à 
étudier  la  vie  de  mon  maître,  et,  par  elle,  celle  de  tous  les  Mo- 
risques  qui  vivent  en  Espagne.  Que  d'élranges  choses  je  pourrais 
te  conter,  ami  Scipion,  sur  cette  canaille  morisque  1  S'il  fallait 
entrer  dans  les  particularités,  je  n'aurais  pas  fini  en  deux  mois. 
Mais  cependant  il  faut  que  je  t'en  dise  quelque  chose.  Il  y  aurait 
miracle  si,  parmi  cette  foule,  il  s'en  trouvait  un  qui  crût  sincè- 
rement à  la  sainte  loi  chrétienne.  Leur  but  est  de  battre  monnaie 
et  de  garder  l'argent  monnayé;  pour  l'acquérir,  ils  travaillent  et 
ne  mangent  pas.  Qu'un  réal  entre  en  leur  pouvoir,  s'il  est  seule- 
ment double,  ils  le  condamnent  à  la  prison  perpétuelle  et  à  une 
éternelle  obscurité.  Gagnant  toujours  et  ne  dépensant  jamais,  ils 
rassemblent  la  plus  grande  partie  de  l'argent  qui  circule  en 
Espagne.  Ils  sont  sa  tirelire,  son  ver  rongeur,  ses  pies  et  ses  be- 
lettes; ils  ramassent  tout,  cachent  tout  et  dévorent  tout.  Re- 
marque qu'ils  sont  nombreux,  que  chaque  jour  ils  enfouissent 
peu  ou  beaucoup  et  qu'une  fièvre  lente  consume  la  vie  aussi  bien 
qu'une  fièvre  maligne.  Gomme  leur  nombre  s'accroît  sans  cesse, 
celui  des  enfouisseurs  s'accroît  aussi,  et  ils  croîtront  de  la  sorte 


L'ISLAMISME.  <47 

à  l'infini,  car  chez  eux  ni  les  hommes  ni  les  femmes  n'entrent  au 
couvent.  Tous  se  marient,  tous  multiplient;  d'ailleurs  la  guerre 
ne  les  décime  point,  ni  aucun  exercice  fatigant.  Ils  nous  volent 
en  toute  sûreté,  et,  avec  les  produits  de  nos  biens  qu'ils  reven- 
dent, ils  deviennent  riches.  Ils  n'ont  point  de  valets,  tous  le  sont 
d'eux-mêmes.  Ils  ne  dépensent  rien  pour  faire  étudier  leurs 
enfants  :  la  science  pour  eux,  c'est  de  nous  voler. 

Cervantes  demanda  formellement  l'expulsion  des  Mo- 
risques,  non  par  intolérance  religieuse,  mais  par  néces- 
sité politique.  Quand  deux  races  sont  irréductibles,  leur 
séparation  peut  seule  éviter  la  guerre  civile.  De  quelque 
façon  qu'on  juge  son  opinion,  il  importe  d'en  comprendre 
le  mobile.  En  16i0,  quand  le  terrible  édit  d'expulsion  est 
rendu,  Cervantes  ne  triomphe  pas  ;  il  prend  la  parole  * 
pour  plaindre  les  victimes.  Il  peint  avec  attendrissement 
la  misère,  la  douleur,  les  regrets  des  exilés.  Il  attire  sur 
eux  la  sympathie  publique,  et  déplorant  encore  une  fois 
cju'ils  se  soient  tournés  obstinément  vers  l'islamisme, 
il  ose  leur  conseiller  le  séjour  de  la  France  ou  môme 
celui  de  l'Allemagne,   pays  protestant.  Il  en   eût  dit 
davantage;  mais  il  ne   pouvait  pas,   sous  Philippe  II, 
plaider  la  cause  qu'il  défendait.  Des  personnages  plus 
influents  que  lui  avaient  payé  de  leur  vie  cette  audace, 
tels  que  l'aixhevêque  Carranza,  brûlé  comme  fauteur  de 
la  liberté  de  conscience.  C'est  indii^ectement,  en  met- 
tant en  scène  l'islamisme,  qu'ilïaisait  entendre  sa  pensée. 
On  devait,  disait-il,  combattre  avant  tout  les  renégats  et 
les  Turcs,  et  pour  les  combattre,  les  connaître.  Les 
renégats  étaient  insolents,  avides  et  traîtres;  ils  osaient 
tout  pour  acquérir   des  richesses  et  du  pouvoir.  Mais 
combien  d'entre  eux  ne  seraient  pas  devenus  mahomé- 

1,   Don  Quicliolte,  p.  H;  cliap.  Liv. 


148  CHAPITRE  V. 

tans  et  combien  reviendraient  en  Europe,  si  l'Europe  était 
moins  imprévoyante!  La  société  chrétienne  laisse  enlever 
ses  enfants,  et,  une  fois  captifs,  elle  les  oublie.  Un  jour,  les 
Turcs  saisissent  sur  les  côtesdela  Galabre  un  jeune  homme 
de  vingt  ans  et  le  font  esclave.  Il  subit  son  sort  et  ne  trahit 
pas  sa  foi.  Mais  les  années  se  succèdent  et  aucun  espoir 
de  délivrance  ne  vient  le  soutenir  au  milieu  des  outrages. 

Il  avait  ramé  quatorze  ans  sur  les  galères  du  Grand  Seigneur. 
A  trente-quatre  ans  passés,  il  reçut  un  soufflet  d'un  Turc  pen- 
dant qu'il  ramait.  Pour  pouvoir  s'en  venger,  il  renia  sa  foi. 
C'était  un  homme  si  courageux,  qu'il  devint  roi  d'Alger  sans 
passer  par  les  routes  basses  et  ignobles  que  prennent  habituel- 
lement les  favoris  du  Grand  Seigneur.  Ensuite  il  fut  général  de 
la  mer.  C'est  la  troisième  charge  de  l'empire.  Il  était  Calabrais 
d'origine  et  moralement  homme  de  bien.  Ses  captifs,  dont  le 
nombre  fut  de  trois  mille,  étaient  traités  avec  beaucoup  d'hu- 
manité*. 

Cervantes  parle  ici  de  FUchaly,  ce  redoutable  adver- 
saire. Voilà  quels  hommes  la  chrétienté  laissait  perdre. 

Les  Turcs  ne  sont  ni  aussi  méprisables  qu'on  le  dit, 
ni  aussi  puissants  qu'on  le  croit!  pense  Cervantes.  Au 
lieu  de  les  maudire  en  les  redoutant  et  de  les  in- 
sulter en  les  laissant  faire ,  il  faut  démêler  les  vraies 
causes  de  leur  prestige  et  pénétrer  le  secret  de  leur  fai- 
blesse. c(  La  grande  journée  de  Lépante  a  désabusé  le 
monde  et  toutes  les  nations  de  l'erreur  dans  laquelle  on 
était  quand  on  croyait  les  Turcs  invincibles  sur  mer^.  » 
En  principe  ,  ils  n'ont  pas  la  puissance  morale  qui 
crée  et  soutient  les  grands  empires;  leur  fondation, 
tout  artificielle ,  n'est  pas  solide ,  parce  qu'elle  repose 
sur  la  force.  L'intérêt  est  leur  guide  et  la  violence  leur 

1 .  Don  Quichotte.  Le  captif. 

2.  Don  Quichotte^  i,  39. 


l'islamisme.  149 

moyen  ;  aussi  sont-ils  haïs  des  Africains,  et  ils  auront 
contre  eux,  le  jour  où  TEspagne  le  voudra,  la  haine 
proverbiale  de  Turc  à  More.  L'argent  est  leur  maître. 
Chez  eux^  tout  est  vénal. 

Tout  se  vend,  tout  s'achète;  les  charges  ne  se  gagnent  pas 
par  le  mérite,  mais  s'acquièrent  à  prix  d'argent.  Ceux  qui  les 
donnent  volent  ceux  qui  s'en  font  pourvoir,  et  ceux-ci  épuisent 
les  revenus  d'un  office  pour  en  acquérir  un  autre  plus  lucratif. 
Tout  cet  empire  est  fondé  sur  la  force,  ce  qui  marque  qu'il  n'est 
pas  durable;  et  il  ne  durerait  pas,  selon  moi,  si  nous  ne  le  sou- 
tenions sur  nos  épaules,  en  quelque  sorte,  par  nos  fautes  ^ 

Les  fautes  de  l'Espagne,  Cervantes  les  indique.  Elle 
a  une  mauvaise  marine  et  une  fausse  politique,  tandis 
que  la  famille  des  sultans  fait  preuve  d'une  sagacité  héré- 
ditaire^ et  qu'ils  ont  une  marine  bien  organisée  dont  les 
manoeuvres  sont  d'une  rapidité  merveilleuse.  Cervantes 
décrit  une  de  leurs  descentes  en  Sicile  :  avant  que  les 
sentinelles  des  tours  de  la  marine  aient  pu  les  signaler, 
ils  ont  jeté  l'ancre,  ils  débarquent,  ils  enlèvent  des 
chrétiens,  et  ils  reprennent  la  mer  à  force  de  rames. 
L'expédition  accomplie  «  avec  leur  diligence  accou- 
tumée, ))  ils  osent  envoyer  à  Trapani  môme  des  agents 
qui  traitent  de  gré  à  gré  la  question  des  rançons.  Qu'une 
voile  latine  paraisse  à  l'horizon,  que  la  flotte  de  Malte 
ou  que  l'escadre  de  Sicile  viennent  à  passer  par  là,  les 
corsaires  ont  disparu  quand  elles  arrivent.  «  En  un  clin 
d'oeil,  tous  les  Turcs  qui  sont  à  terre,  l'un  préparant 
son  dîner,  l'autre  lavant  son  linge,  se  trouvent  à  bord 
avec  une  promptitude  inouïe»  et  ils  voguent  vers  les 
côtes  barbaresques. 

1 .  L'Amant  généreux. 

2.  La  sagacidad  que  todos  los  de  su  casa  Uenen.  [D.  (J.j  i,  39.) 


ioO  CHAPITRE  V. 

La  môme  discipline  qui  préside  à  leurs  usages  mili- 
taires se  retrouve  dans  leurs  institutions  civiles.  Quand 
le  cadi  parle,  tout  le  monde  obéit,  «  tant  est  grand  le 
respect  que  portent  aux  cheveux  blancs  de  leurs  magis- 
trats les  gens  de  cette  secte  maudite...  Il  juge  sans  actes 
de  procédure,  sans  demandes  ni  répliques,  séance 
tenante.  »  Sans  doute,  «  il  dépêche  son  monde  du  bout 
du  doigt  et  termine  les  affaires  en  un  tour  de  main  ;  » 
mais  on  évite  les  longs  procès  «  parmi  ces  barbares  :  le 
sont-ils  en  cela  '  ?  » 

Ainsi  les  Turcs  ont-ils  de  bonnes  coutumes  qui,  à 
défaut  de  puissance  véritable,  leur  donnent  du  moins 
une  supériorité  accidentelle.  Grâce  à  leur  activité  et  à 
leur  souplesse  d'intelligence,  ils  ont  pénétré  en  Europe, 
renversé  tous  les  boulevards  de  l'Occident  et  semé  de 
ruines  toute  la  mer  chrétienne.  Il  n'est  pas  un  soldat 
italien  ou  espagnol  qui  n'ait  été  saisi  de  douleur  en  con- 
templant les  débris  des  cités  abattues.  Cervantes  en  a 
fait  le  tableau  dans  la  nouvelle  de  r Amant  généreux, 
qui  s'ouvre  par  l'entretien  d'un  captif  et  d'un  renégat 
en  face  de  Nicosie  détruite. 

0  ruines  douloureuses  de  Nicosie  l'infortunée  !  dit  le  cap- 
tif. Le  sang  est  à  peine  séché  de  vos  défenseurs  malheureux 
et  vaillants  !  Si  vous  preniez  le  sentiment ,  ensemble  nous 
pourrions,  dans  la  solitude  où  nous  sommes,  pleurer  nos  dis- 
grâces ;  les  tourments  partagés  s'adoucissent.  Vous  n'êtes  pas 
sans  espérance,  ô  tours  et  murailles  injustement  abattues!  Vous 
pouvez  un  jour  vous  relever,  quoique  la  cause  pour  laquelle 
on  vous  relèvera  soit  moins  noble  que  celle  pour  qui  vous  tom- 
bez. Mais  moi,  misérable,  que  puis-je  espérer  dans  la  détresse 
extrême  où  je  me  trouve?...  —  Ainsi  s'exprimait  un  captif.  Il 
parlait  aux  ruines  et  comparait  leurs  misères  aux  siennes,  comme 
si  elles  eussent  été  capables  de  l'entendre.... 

1.  \o\r  l'Amant  généreux. 


L'ISLAMISME.  '  i51 

Un  renégat  s  approche  du  captif  et  lui  dit  : 

Tu  auras  de  quoi  pleurer,  si  tu  t'abandonnes  à  ces  contempla- 
tions. Qui  a  vu,  il  y  a  deux  ans,  cette  île  de  Chypre,  riche,  célèbre, 
dans  sa  prospérité  et  son  repos,  jouissant  de  toute  la  félicité 
humaine,  et  voit  aujourd'hui  ses  habitants  bannis,  captifs  ou  mi- 
sérables, comment  peut-il  ne  pas  déplorer  un  si  grand  désastre? 
Mais  ces  choses  n'ont  pas  de  remède... 

Puis,  d'un  ton  plus  bas,  le  renégat  ajoute  : 

—  Ricardo,  la  fortune  m'a  fait  revêtir  ce  costume  que  je  dé- 
teste.... Tu  n'ignores  pas  le  désir  ardent  que  j'ai  de  ne  point 
mourir  dans  ce  culte  que  je  semble  professer.  Si  je  n'étais  pas 
plus  utile  autrement,  j'irais  confesser  et  publier  à  haute  voix  la 
foi  de  Jésus -Christ,  de  laquelle  m'éloignèrent  mon  âge  si  faible  el 
ma  raison  plus  faible  encore.  Une  telle  confession  doit  me  coûter 
la  vie;  mais  pour  ne  point  perdre  celle  do  l'âme,  je  donnerais 
volontiers  celle  du  corps. 

Si  TEspagne  faisait  appel  à  ces  renégats,  si  elle  déli- 
vrait ces  captifs,  si  elle  reprenait  ses  enfants  et  son 
bien  par  un  effort  soutenu  et  concerté,  la  résistance  des 
Turcs  ne  saurait  être  longue.  Cervantes  essaye  de  le 
lui  rappeler  dans  les  ouvrages  que  nous  allons  voir. 


LA   VIE    D  ALGER. 

De  tous  les  écrits  de  Cervantes  contre  l'islamisme,  le 
plus  important  est  la  Vie  d  Alger  [El  trato  de  Argel). 
Ce  n'est  pas  une  œuvre  d'art,  c'est  un  acte  d"honnête 
homme.  On  a  jugé  au  point  de  vue  littéraire  ce  drame 
improvisé  ;  il  a  paru  inférieur  à  ceux  de  l'habile 
Lope  de  Vega  et  indigne  de  notre  goût  raffiné.  Il  ne 
ressemble,  en  effet,  ni  aux  pièces  françaises  qui  roulent 
sur  l'amour,  ni  aux  pièces  espagnoles  qui  mêlent  les 


152  CHAPITRE  V. 

quolil)ets  du  gracioso  aux  aventures  liêroïques  des  gen- 
tilshommes. Le  canevas  grossier  de  Fintrigue  est 
celui-ci  :  —  Deux  amants,  Aurelio  et  Silvia,  tombent 
aux  mains  des  Algériens  et  sont  sépares.  Ils  se  re- 
trouvent dans  la  maison  d'un  Turc  appelé  Yousouf,  qui 
a  pour  femme  Zara  ;  mais  ils  se  retrouvent  pour  se  perdre, 
car  Yousouf  aime  Silvia  et  en  fait  confidence  à  Aurelio, 
tandis  que  Zara  aime  Aurelio  et  l'avoue  àZafe.  Cette  situa- 
tion, ainsi  analysée,  est  d'une  crudité  maussade,  mais  Cer- 
vantes n'a  pas  ainsi  conçu  le  scénario.  Les  analyses  super- 
ficielles sont  perfides.  Pour  le  génie  de  Cervantes,  la 
situation  n'est  qu'un  prétexte;  le  vrai  sujet  est  la  lutte 
morale  de  deux  races,  l'antagonisme  de  deux  lois  reli- 
gieuses, le  conflit  de  la  femme  orientale  et  de  la  femme 
européenne.  Les  figures  sont  d'une  réalité  franche. 
Point  de  créations,  si  l'on  veut,  mais  des  personnages 
qui  ont  vécu;  point  d'intrigue  savante,  mais  une  trame 
faite  d'idées,  de  passions,  de  croyances,  toute  en  pro- 
fondeur. Oublions  le  reste,  et  assistons  tout  d'abord  à 
l'assaut  donné  aux  âmes  chrétiennes  par  l'islamisme. 

La  belle  Zara,  aux  yeux  noirs,  toute  parée  d'or  et  de 
perles,  s'avance  vers  Aurelio,  le  gentilhomme  espagnol 
que  le  sort  a  fait  son  esclave.  Derrière  elle  marche  la 
vieille  Fatima,  qui  sait  les  philtres  et  pratique  les  en- 
chantements. Son  mépris  pour  les  chrétiens  égale  son 
respect  pour  les  antiques  superstitions  de  l'Orient.  On 
dirait  la  fatalité  accompagnant  l'amour.  Elle  veut  que  la 
beauté  de  sa  jeune  maîtresse  triomphe  en  paraissant. 

Zara.  —  Aurelio! 
Aurelio.  —  Maîtresse! 

Zara.  —  Maîtresse?..,  Si  je  l'étais,  maîtresse  de  toi,  lu  enten- 
drais ma  prière,  au  lieu  de  me  fuir. 


L'ISLAMISME.  153 

AuRELio.  —  Puisque  je  suis  ton  esclave,  ta  volonté  est  là 
mienne. 

Ainsi  s'engage  le  dialogue,  ingénument  effronlé  de  la 
part  de  Zara,  fier,  courtois,  embarrassé  et  secrètement 
méprisant  de  la  part  d'Aurelio.  La  musulmane  s'humilie 
bientôt,  malgré  les  conseils  de  Fatima. 

AuRELio.  —  Ne  vois-tu  pas  que  je  suis  un  chrétien  et  que  ma 
situation  est  celle  d'un  misérable? 
Zara.  —  L'amour  nous  fait  tous  égaux.  Donne-moi  la  main... 

La  vieille  Fatima  s'indigne.  Une  fille  de  Mahomet 
s'abaisser  devant  un  chrétien  !  Elle  veut  abandonner  Zara. 
Celle-ci  la  retient.     , 

Zara.  —  Amie,  tu  dis  vrai...  Je  ne  nie  pas  cela...  mais  que 
ferai-je?  L'amour,  c'est  le  feu!  et  ma  volonté,  c'est  la  cire! 

Quand  on  invoque  la  doctrine  de  la  fatalité,  Fatima 
n'a  rien  à  répondre.  Aurelio,  à  qui  elle  s'adresse  alors, 
se  retranche  sur  son  honneur  [en  su  pundonor  se 
retira) . 

Aurelio.  —  Gomment  vouloir  que  j'entende  des  paroles  d'a- 
mour, quand  je  suis  enchaîné? 

Zara.  —  Ne  t'inquiète  pas  de  tes  chaînes;  nous  sommes  deux 
pour  te  les  ôter. 

Aurelio.  —  Mieux  vaut  me  les  laisser.  Je  ne  veux  pas  tomber 
d'un  malheur  dans  un  autre. 

Zara.  —  De  quel  malheur  parles-tu? 

Aurelio.  —  Quand  mon  corps  sera  délivré,  je  tomberai  dans 
d'autres  fers,  plus  douloureux  pour  l'âme. 

Fatima.  —  Les  chrétiens  ont-ils  des  âmes? 

Aurelio.  —  Oui,  des  âmes  assez  grandes  et  assez  riches  pour 
que  Dieu  les  ait  rachetées. 

Fatima.  —  Fausseté!...  Vos  âmes,  si  vous  en  avez,  sont  de 
diamant,  puisque  l'amour  les  trouve  si  dures...  Aurelio,  décide- 
toi  ;  ne  fais  pas  fi  de  mes  conseils,  ne  sois  pas  si  ami  de  tes 


154  CHAPITRE  V. 

idées  entêtées.  Tu  te  vois  privé  de  la  liberté,  dans  les  fers, 
pauvre,  nu,  épuisé,  victime  de  la  nécessité,  exposé  à  tous  les 
maux,  à  la  bastonnade,  au  supplice  des  soufflets,  aux  mazmor- 
ras,  aux  cachots,  où  tu  seras  plongé  du  jour  dans  la  nuit. 
Au  contraire,  on  te  promet,  avec  la  liberté,  de  beaux  vête- 
ments. Plus  de  fers,  plus  de  nourriture  immonde  ;  mais  le 
couscoussou,  le  pain  blanc,  la  volaille  en  abondance  et  du  vin  de 
France,  si  tu  veux  boire  du  vin.  Te  demande-t-on  l'impossible? 
Non.  Il  s'agit  de  renoncer  au  travail  excessif  pour  passer  une 
vie  agréable,  joyeuse  et  la  plus  douce  du  monde.  Profite  de  la 
chance  qui  s'offre  à  toi.  Ne  fais  pas  l'innocent;  tu  as  montré  du 
cœur.  Regarde  ta  maîtresse  Zara,  dis-moi  de  quoi  elle  est  digne; 
contemple  l'éclat  resplendissant  de  son  visage  qui  obscurcit  le 
soleil;  admire  sa  jeunesse,  pense  à  ses  trésors,  à  son  nom,  à  sa 
réputation.  C'est  ton  salut  qui  vient  frapper  à  ta  porte  et  Rap- 
peler. —  Ah!  ma  Zara!  où  elle  pose  ses  pieds,  il  y  a  des  mil- 
liers d'hommes  qui  voudraient  poser  leurs  lèvres!... 

Cet  idéal  barbaresque  ne  séduit  pas  Aurelio,  qui  ré- 
pond froidement  : 

--  Gela  est  le  mal,  même  devant  la  loi  de  Mahomet,  contre 
laquelle  vous  prêchez. 

—  Laisse  là  Mahomet!  s'écrie  Zara,  il  n'est  plus  mon  Dieu. 
L'amour  est  mon  seul  maître,  il  a  envahi  et  assujetti  mon  âme. 

Mais  les  promesses  de  Fatima  comme  ses  menaces,  la 
beauté  de  Zara  comme  sa  colère  et  son  amour,  restent 
sans  effet  et  sans  espoir.  Les  deux  femmes  se  retirent, 
la  rage  dans  le  cœur. 

Aurelio,  demeuré  seul,  se  met  en  prière. 

Yousouf  paraît,  joyeux  et  plein  de  projets. 

YousouF.  —  Écoute,  Aurelio...  j'ai  acheté  une  esclave  qui  est 
la  beauté  et  l'honnêteté  mêmes.  Je  l'aime,  elle  me  dédaigne.  Toi 
qui  es  chrétien  comme  elle,  peut-être  sauras-tu  l'apprivoiser.  Si 
tu  y  réussis,  tu  es  libre! 

Aurelio.  —  De  quelle  nation  est-elle? 

Yousouf.  —  On  la  dit  Espagnole. 


LISLAMISME.  1 5o 

AuRELio.  —  Son  nom? 
YousouF.  —  Silvia. 

AuRELio.  —  Il  y  avait  sur  notre  vaisseau  une  femme  de  ce 
nom. 
YousouF.  —  C'est  elle-même. 

Silvia  est  la  fiancée  (VAiirelio.  I.a  situation  est  ter- 
rible dans  sa  vulgarité  même  ;  la  jalousie  devient  pour 
Aurelio  une  seconde  tentation.  Le  gentilhomme  dissi- 
mule sa  douleur,  promet  tout  et  se  hâte  de  quitter 
Yousouf. 

Silvia  entre  en  scène,  et  Yousouf  lui  parle  avec  res- 
pect. 

Yousouf.  —  Silvia,  séchez  vos  pleurs.  Faites  trêve  à  cette 
douleur  farouche.  Je  ne  vous  ai  pas  achetée  pour  être  mon  es- 
clave, mais  pour  être  ma  souveraine...  Tenez!  j'imagine  que 
votre  malheur  n'a  été  si  grand  que  pour  vous  préparer  une  vie 
plus  heureuse.  La  fortune  qui  a  mis  des  rois  dans  la  servitude 
ne  trouble  pas  l'ordre  habituel  de  ses  lois  quand  elle  atteint  votre 
grandeur  plus  que  royale.  Essuyez  donc  ces  beaux  yeux  qui  nous 
font  esclaves  quand  ils  nous  regardent  et  qui,  s'ils  se  détournent 
de  nous,  emportent  notre  âme  avec  eux.  Ne  dérobez  plus  votre 
beauté  divine  sous  ce  voile  blanc  qui,  semblable  à  la  neige,  nous 
cache  la  clarté  du  ciel. 

—  Conduisez-moi  à  Zara,  votre  femme  et  ma  maîtresse,  ré- 
pond Silvia. 

II  y  a  dans  cette  scène  quelque  chose  de  l'apparition 
calme  et  pure  d'Andromaque  esclave  de  Pyrrhus.  La 
figure  de  Silvia  n'est  qu'entrevue  ;  mais  elle  est  digne  de 
ce  caractère  d' Aurelio,  qui  représente  la  dignité  sévère 
de  l'Espagne  chrétienne. 

—  Connaissez-vous  Aurelio?  dit  Zara  à  Silvia. 

—  Oui,  répond  Silvia,  c'est  un  jeune  homme  à  la  figure  grave 
et  de  nation  espagnole. 

De  rostro  grave  y  de  nacion  hùpana. 


450  CHAPITRE  V. 

Aurdio  n'est  pas  au  bout  des  épreuves.  Contre  lui 
on  prépare  des  incantations  magiques  et  terribles,  toute 
la  science  de  l'Orient  (Zoroastria  ciencia).  Yoici  Fatima 
qui  revient,  entourée  de  tous  les  attributs  des  sor- 
cières, le  pied  droit  déchaussé,  la  robe  sans  ceinture, 
le  visage  tourné  vers  la  mer,  le  bras  cerclé  d'un  collier 
de  pierres  recueillies  dans  les  nids  d'aigles;  on  dirait 
un  personnage  de  Shakspeare.  Elle  commence  ses  con- 
jurations; elle  tient  une  figure  de  cire  qui  représente 
Aurélio  et  dont  elle  perce  le  cœur.  C'est  l'envoûtement 
du  moyen  âge. 

Cervantes,  qui  tient  par  son  éducation  aux  traditions 
et  aux  symboles  du  temps  de  Dante,  exprime  par  la 
y  voix  des  personnages  allégoriques  le  sens  de  sa  pensée 
et  l'intention  morale  de  son  œuvre.  Il  enveloppe  la  sor- 
cière de  furies  qui  lui  soufflent  les  mauvais  conseils. 

—  Laisse  tes  enchantements!  disent-elles.  On  les  méprise 
quand  on  s'appuie  sur  le  Christ.  Appelle  à  ton  aide  la  Néces- 
sité, à  qui  on  ne  résiste  pas  et  l'Occasion. 

Les  deux  divinités  apparaissent  et  nous  entendons, 
comme  dans  un  vieux  mystère,  le  dialogue  des  puis- 
sances mauvaises  qui  assiègent  le  château  de  l'âme  {la 
roca  del  pecho  encastillado  de  un  cristiano  ) . 

Aurelio  épuisé,  sans  forces,  presque  nu,  couché  sur 
le  sol,  est  pressé  d'un  côté  par  la  Nécessité,  tandis  que 
de  l'autre,  il  voit  sourire  l'Occasion.  Il  ne  peut  même 
plus  répondre  à  leurs  paroles  qu'il  écoute  d'un  air 
hébété,  et  qu'il  répète  machinalement. 

L'Occasion.  —  Je  sais  un  moyen,  si  tu  voulais,  de  sortir  de 
cette  misère  tout  de  suite,  sans  obstacle  et  à  peu  de  frais. 

AuRELio.  —  Oui,  un  moyen  de  sortir  de  cette  misère  tout  de 
suite,  sans  obstacle  et  à  peu  de  frais. 


L'ISLAMISME.  157 

L'Occasion.  —  Il  ne  faut  qu'aimer  ta  maîtresse  Zara  ou  seule- 
ment donner  des  signes  d'amour. 

AuRELio.  —  Il  ne  faut  que  l'aimer,  —  ou  feindre  de  l'aimer.  — 
Oui!  —  L'apparence  suffirait!  —  Mais...  comment,  —  quand  on 
n'aime  pas,  feindre  l'amour? 

La  Nécessité.  —  Quand  la  nécessité  te  force! 

AuRELio.  —  Oui,  la  Nécessité! 

L'Occasion.  —  Et  l'Occasion  s'offre  à  toi,  extraordinaire. 

AvRELio  {se ranimant).  —  Oui,  l'Occasion  s'offre...  —  Non! 
L'Occasion  n'a  pas  le  pouvoir  de  détourner  de  ce  qui  est  bien, 
et  de  ce  qu'il  doit  à  lui-même,  mon  sang  de  gentilhomme  [mi 
hidalga  sangre). 

L'assaut  redouble.  —  Qu'est-ce  que  l'honneur?..  Une 
chimère.  Pourquoi,  si  Aurelio  na  pas  de  témoins, 
n'obéirait-il  pas  à  l'appel  de  la  liberté  et  aux  charmes 
de  Zara.  Elle  traverse  la  scène,  brillante  et  aimal)le. 
Malgré  lui,  Aurelio  la  suit,  déjà  il  est  vaincu,  déjà  il 
marche  vers  l'abjuration ,  quand ,  tout  à  coup,  il  se 
rejette  en  arrière. 

—  Quel  guide  suis-tu,  Aurelio?  Loin  de  moi  une  pensée  d'er- 
reur, une  pensée  de  vilain...  Je  suis  chrétien  et  mourrai  en  chré- 
tien ! 

Ainsi  triomphe  la  fermeté  d' Aurelio.  Mais  la  tenta- 
tion sera-t-elle  aussi  vaine,  quand  elle  s'adressera  à 
des  êtres  faibles? 

Cervantes  fait  passer  sur  la  même  scène  un  jeune 
espagnol  appelé  Juan,  qui  a  pris  l'habit  mauresque  et 
renié  sa  foi.  On  l'appelle  : 

—  Juan! 

—  Je  me  nomme  Soliman;  si  vous  me  taquinez,  je  le  dirai  au 
maître. 

Et  l'enfant  menace  les  Chrétiens,  il  repousse  son  frère 
Francisco  qu'il  ne  veut  pas  embrasser  : 


158  CHAPITRE   V. 

—  Qu'y  a-t-il  de  plus  beau  que  d'être  Maure!  Vois  donc  les 
jolis  habits  qu'on  m'a  donnés.  J'en  ai  d'autres  plus  riches  encore, 
plus  élégants,  en  brocart  d'or.  Sais-tu  que  le  couscoussou  est 
délicieux?  Rien  n'est  bon  comme  le  pilaf.  Fais-toi  musulman  et 
tu  diras  comme  moi.  Je  te  le  conseille,  fais-le... 'Mais  je  te  laisse, 
car  parler  avec  les  Chrétiens,  c'est  une  souillure. 

Il  s'en  va  d'un  pas  grave,  insolent  et  ridicule. 

—  Y  a-t-il  un  spectacle  plus  malheureux  sur  la 
terre?....  s'écrie  alors  le  captif  Alvarez;  puis,  s'adres- 
sant  aux  spectateurs,  il  les  supplie  de  penser  au  rachat 
des  captifs  : 

—  Rachetez!  dit-il.  —  Ah!  que  l'aumône  est  bien  employée 
qui  rachète  des  enfants!  Dans  leur  âme,  la  foi  n'a  pas  encore  jeté 
des  racines  assez  fortes.  Puissent  les  cœurs  chrétiens  redevenir 
charitables  et  être  moins  avares  de  leurs  secours!  Tirer  de  pri- 
son le  chrétien  captif,  l'enfant  surtout,  dont  la  volonté  est  faible 
encore,  c'est  l'œuvre  sainte,  excellente,  qui  renferme  en  elle  seule 
toutes  les  œuvres,  car  elle  sauve  du  même  coup  l'âme  et  le  corps. 
Celui  que  vous  rachetez,  vous  l'arrachez  à  la  tentation,  vous  le 
ramenez  de  la  terre  d'exil  dans  sa  patrie,  vous  le  dérobez  aux 
mille  hasards  qui  le  circonviennent,  aux  tortures  de  la  soif,  à  la 
perversion  des  conseils  qu'on  lui  donne....  0  secte  infâme  de 
Mahomet,  que  tu  triomphes  aisément  des  cœurs  simples! 

A  cette  adjuration  se  mêlent  les  accents  de  déses- 
poir et  de  rage  des  autres  captifs,  personnages  secon- 
daires, mais  essentiels  dans  cette  composition  qui  doit 
faire  tableau  et  frapper  l'esprit  oublieux  des  specta- 
teurs. 

Cervantes  eût  voulu  mettre  sous  leurs  regards  Alger 
tout  entier;  il  eût  voulu  montrer  aux  Espagnols  les  ré- 
sultats funestes,  non-seulement  de  leur  négligence, 
mais  aussi  de  leur  système  oppressif  et  inquisitorial. 
Mais  comment  le  faire  sans  se  brouiller  avec  les  inqui- 
siteurs? Voici  ce  qu'il  imagina. 


L'ISLAMISME.  lo9 

Sur  la  scène,  un  homme  se  précipite,  essoufflé,  dé- 
solé, pâle  d'épouvante.  Il  vient  d'assister  au  supplice 
du  prêtre  Michel  de  Aranda,  (peine  du  talion  infligée 
à  l'Espagne  par  l'Afrique),  et  il  raconte  à  la  foule  émue 
le  détail  horrihle  de  sa  mort  : 

—  Je  l'ai  vu  aujourd'hui,  le  serviteur  de  Dieu,  au  pouvoir  d'une 
populace  demi-nue....  Il  ne  mourait  pas  entre  deux  larrons,  mais 
entre  mille.  Ce  prêtre,  ce  juste,  marchait  au  milieu  d'une  horde 
sans  loi,  exténué,  ployé  en  deux,  mais  heureux  de  mourir  pour 
sa  foi.  Parmi  tout  ce  peuple,  c'était  à  qui  lui  redoublerait  le  sup- 
plice; celui-ci  le  souffletait  à  dix  reprises,  celui-là  lui  arrachait 
sa  barbe  blanche.  On  avait  lié  d'une  corde  grossière  ces  mains 
qui  avaient  si  souvent  offert  l'hoslie.  A  son  cou  était  attachée 
une  autre  corde  tirée  à  l'envi  par  une  nuée  de  Maures.  Autour  du 
malheureux,  pas  un  ami.  Son  regard  ne  découvrait  à  l'entour  et 
au  loin  qu'un  peuple  de  bourreaux.  Leur  fureur  satanique  était 
telle,  que  celui-là  eût  passé  pour  mauvais  mahométan  qui  ne 
l'aurait  pas  frappé...  Bientôt  la  populace,  qui  s'ingénie  à  décou- 
vrir quelque  nouveauté  de  supplice,  apporte  en  grande  quantité 
du  bois  sec  et  dépouillé  dont  elle  forme  un  vaste  cercle,  à  distance 
de  lui.  Celte  couronne  enferme  le  saint  personnage.  Malgré  l'im- 
patience que  tous  avaient  de  le  voir  expirer,  on  allume  douce- 
ment et  de  loin  un  feu  qui  lui  ménagera  de  longs  tourments... 

Et  le  captif  Sébastien  raconte  avec  quelle  atroce  len- 
teur les  habits  du  supplicié  furent  consumés  ;  récit  d'un 
grand  effet  pour  les  Espagnols  d'alors,  contemporains, 
compatriotes  ,  coreligionnaires  de  Michel  de  Aranda. 
Cervantes  le  prolonge  à  dessein  pour  en  venir  au  trait 
final,  à  la  conclusion  téméraire  qui  est  celle-ci  :  —  Plus 
d'auto-da-fé  ! 

L'énoncer  en  ces  termes  était  impossible.  Les  Espa- 
gnols du  seizième  siècle  applaudissaient  précisément 
au  théâtre  à  cette  férocité  fanatique  que  Cervantes  con- 
damnait. Un  auteur  dramatique  qui  voulait  réussir  flat- 
tait, au  lieu  de  les  blâmer,  les  passions  religieuses,  témoin 


160  CHAPITRE  V. 

Lope  de  Yega,  qui,  dans  la  Découverte  du  nouveau 
monde^  préconise  l'usage  de  supplicier  les  sauvages  en 
les  baptisant.  Le  dernier  tableau  de  cette  pièce  est  épou- 
vantable :  le  poëte  montre  avec  orgueil  la  croix  plantée 
sur  le  sol  américain  et  les  chefs  indigènes  mis  en  croix. 
Triste  commentaire  de  cette  parole  :  Vous  irez  et  sau- 
verez les  gentils.  Le  public  était  enthousiasmé  d'un 
tel  spectacle. 

Dans  un  pareil  temps,  Las  Casas,  le  libérateur  des 
Indiens,  ne  trouvait  qu'un  moyen  de  les  soustraire  à  la 
mort  :  il  proposait  à  l'Espagne  de  les  réduire  tous  en 
esclavage.  De  même  pour  les  condamnés  de  l'Inquisition, 
dont  le  supplice  était  une  solennité  publique,  la  seule 
chance  de  salut  était  de  les  dérober  à  Féchafaud.  Cer- 
vantes propose  de  les  punir  autrement.  Alvarez,  qui 
vient  d'entendre  le  récit  de  Sébastien,  glisse  à  la  hâte 
ces  étranges  paroles  à  l'adresse  du  public  : 

Eh  bien  !  n'est-ce  pas  assez  que  nous  soyons  captifs,  sans  être 
plus  misérables  encore  !  Si  on  brûle  les  morts  là-bas  (en  Espagne), 
on  brûle  ici  les  vivants.  Que  Valence  emploie  d'autres  moyens 
pour  punir  les  renégats  qui  ne  sont  pas  condamnés  par  la  loi. 
Ils  peuvent  périr...  par  le  poison. 

Ce  n'est  pas  Cervantes  qui  parle,  c'est  Alvarez,  homme 
colère,  impatient,  indiscret,  qui  gourmande  le  peuple 
espagnol  à  tort  et  à  travers,  et  que  Saavedra  essaye  de 
calmer  un  peu. 

—  Tu  prêches,  réplique  Alvarez,  et  tu  perds  ta  peine  !  Moi,  je 
veux  luir.  —  Mais  tu  périras  en  route?  —  Qu'y  faire,  Saavedra? 
Les  miens  sont  morts.  J'ai  un  frère.  Il  s'est  mis  en  possession  de 
notre  patrimoine  et  des  biens  qui  nous  restent  avec  tant  d'avi- 
dité, qu'il  ne  peut  pas  aujourd'hui,  me  sachant  dans  les  fers, 
distraire  un  réal  de  son  patrimoine  pour  me  délivrer. 


L'ISLAMISME.  161 

Alvarez  exécute  son  projet,  il  s'échappe.  Le  drame 
change  de  théâtre  ;  nous  sommes  transportés  sur  la  route 
d'Oran,  au  milieu  d'une  solitude  effrayante  et  d'une 
nature  meurtrière,  que  l'homme  ne  saurait  traverser 
sans  l'aide  de  ses  semblables  ou  sans  l'assistance  mira- 
culeuse de  Dieu. 

Alvarez  s'avance  les  habits  en  désordre,  les  chaussures 
en  lambeaux,  les  pieds  gonflés,  le  corps  déchiré  par  les 
ronces.  Il  a  épuisé  sa  petite  provision  de  pain,  il  ne 
trouve  plus  d'eau  ;  la  nuit  qui  tombe  lui  cache  la  trace 
légère  du  sentier  qu'il  suivait  ;  les  premiers  hurlements 
des  bêtes  féroces  se  font  entendre.  Tourmenté  de  la  faim, 
de  la  soif,  incapable  d'aller  plus  loin,  il  se  laisse  tomber 
par  terre. 

Cervantes  introduit  ici  une  légende  qui  complète  la 
partie  mystique  du  drame  et  s'adresse  surtout  à  la  foi 
castillane.  En  tombant,  Alvarez  a  murmuré  une  prière  à 
la  Yierge.  Cet  acte  de  confiance  suprême  sauve  le  fugitif. 
Auprès  de  lui  passent  des  Maures  qui  poursuivent  un 
autre  captif;  il  les  regarde  passer,  invisible  pour  eux. 
Un  lion  paraît,  Alvarez  le  suit  sans  crainte,  et  guidé 
par  lui,  arrive  enfin  à  Oran'. 

—  Je  retrouve  la  liberté,  s'écrie-t-il.  0  Vierge  pure! 
ma  liberté  se  dévoue  à  ton  service. 

Ce  sont  les  paroles  de  saint  François  d'Assise,  c'est 
le  vœu  du  solitaire  du  Montserrat.  Cervantes  se  sert 
avec  intention  des  idées  de  la  chevalerie  mystique.  En 
effet,  la  Vierge  sauve  le  soldat  dont  la  patrie  oublie  le 
courage,  lesservices  et  la  misère.  Tout  a  son  but  dans 

1 .  Les  lions  ont  joué  un  rôle  semblable  dans  les  histoires  de  tous 
les  temps,  depuis  Androclès  jusqu'au  Cid.  Voir  le  poëme  du  Cid  et  le 
R,omanccro, 

11 


162  CHAPITRE  V. 

le  drame.  Les  miracles,  les  allégories  mythologiques, 
chaque  rôle,  chaque  scène,  tous  les  récits  et  tous  les 
événements,  offraient  un  sens  profond  à  l'Espagne  du 
temps.  Cervantes  ne  songe  pas  à  la  postérité  ;  son  art 
est  de  faire  passer  son  acte. 

Mais  ce  n'est  pas  tout,  il  parle  aussi  à  l'Espagne  de 
ses  intérêts  modernes.  Il  indique  à  l'aristocratie  castil- 
lane ses  nouveaux  devoirs.  Elle  a  gardé  les  préjugés 
d'un  autre  temps.  Un  gentilhomme  ne  daigne  pas  mettre 
la  main  à  la  rame  quand  les  corsaires  poursuivent  le  na- 
vire sur  lequel  il  se  trouve.  Les  castes  sociales  sont 
tranchées;  des  marins,  des  commerçants  et  des  hidal- 
gos, réunis  sur  le  même  vaisseau,  forment  trois  es- 
pèces d'êtres  radicalement  distinctes  qui,  à  l'heure 
du  danger,  ne  s'entr'aident  pas.  La  fraternité,  même 
accidentelle,  entre  les  fils  d'un  même  pays,  semble- 
rait une  mésalliance!  Cervantes  commence  ici  même 
sa  première  campagne  contre  l'orgueil  aristocratique.  Il 
n'y  met  ni  la  grâce  de  Shakspeare^  ni  la  gaieté  irré- 
sistible du  Don  Quichotte.  Toujours  sérieux,  il  fait  en- 
tendre indirectement  des  conseils  pratiques  sur  l'état  de 
la  marine  espagnole  et  la  puérilité  funeste  du  poiîit 
d'honneur  castillan,  —  ce  point  d'honneur  qui,  de  1500 
à  1789,  a  joué  un  rôle  si  considérable  dans  l'histoire  de 
l'Espagne  et  dans  la  nôtre. 

Deux  marchands  barbaresques  sont  en  scène  ;  l'un 
d'eux  vient  de  débarquer,  il  a  fait,  aux  dépens  de  l'Eu- 
rope, une  course  avantageuse. 

—  Vous  avez  fait  un  bon  voyage,  lui  dit  son  confrère.  On  dit 
pourtant  que  les  galères  de  Naples  vous  ont  donné  la  chasse. 

1 .   Dans  la  Tempête. 


L'ISLAMISME.  i63 

—  Oui,  en  effet...  Mais  la  chasse  espagnole  n'est  pas  sérieuse. 
Les  navires  sont  embarrassés  par  leur  propre  poids.  Il  faut  en 
campagne  avoir  l'allure  dégagée,  pouvoir  fuirTennemi  aussi  bien 
que  l'atieindre;  sinon  le  brigand  qui  chasse  donne  dans  le  pan- 
neau. Sachez  bien  (si  vous  ne  le  savez  pas)  que  les  galères  des 
chrétiens  marchent  sans  mains  et  sans  pieds.  Comment  cela?  le 
voici  :  la  marchandise  les  écrase,  et,  quand  elles  veulent  nous 
poursuivre,  elles  n'atteignent  pas  en  six  jours  le  moindre  ponton. 
Nous  autres  nous  sommes  armés  à  la  légère  et  libres  comme  la 
flamme.  On  nous  donne  la  chasse?  nous  faisons  tète  au  vent;  à  bas 
les  voiles  et  toutes  les  œuvres  mortes,  —  le  mât  et  les  antennes  en 
croix, simplement,  —  et  on  file,  contrôle  vent,  sans  peine. Mais  les 
chrétiens!  leur  amour-propre  leur  défend,  quand  ils  sont  dans 
un  mauvais  pas,  de  mettre  la  main  à  la  rame  pour  sortir  de  péril  ; 
ce  serait  un  déshonneur.  Nous,  en  attendant,  nous  rapportons 
chez  nous  peu  d'honneur  et  beaucoup  de  butin. 

Sourire  de  Xhonneur^  ou  le  discuter,  rien  de  plus 
grave  alors.  Examiner  ce  mot  sonore  qui  servait  d'apa- 
nage aux  gentilshommes,  de  drapeau  aux  capitaines,  de 
principe  social  à  l'Espagne  aristocratique,  c'était  déjà 
mettre  en  question  l'idée  castillane  par  excellence.  Cer- 
vantes indique,  touche  et  passe.  Il  y  a  une  autre  scène, 
plus  brève  encore,  et  dont  l'intention  est  aussi  périlleuse. 
Le  poëte  ose  rappeler  l'occasion,  deux  fois  perdue,  de 
prendre  Alger.  Don  Juan  d'Autriche  aurait  pu  s'en  em- 
parer si  son  roi  et  maître  ne  l'avait  pas  envoyé  en 
Flandre ,  où  il  finit  misérablement  sa  courte  et  belle 
carrière.  Philippe  II  aurait  dû  faire  une  descente  en 
1579.  On  voit  passer  en  ricanant  au  milieu  des  captifs 
espagnols  une  bande  d'enfants  maures,  de  morillos^  qui 
s'écrient  : 

—  Don  Juan  pas  venir!  vous  pas  fuir!  mourir  ici! 
Saavedra  s'avance  alors  pour  tancer  les  enfants. 

—  Son  frère  viendra,  Tilluslrc  Philippe.  11  serait  déjà  venu  si 


164  CHAPITRE  V. 

l'indocilité  et  l'orgueil  des  luthériens  de  Flandre  n'avaient  pas 
fait  à  sa  couronne  une  offense  impudente. 

Cervantes  ment  un  peu,  il  le  sait.  L'illustre  frère  ne 
vint  pas  ,  et  Torgueil  des  luthériens  ne  fut  point 
abattu.  Mais  Philippe,  qui  assiste  à  la  représentation, 
doit  en  même  temps  jouir  avec  complaisance  de  la 
terreur  produite  par  son  nom  et  entendre  les  huées 
et  les  injures  dont  on  accable  l'Espagne.  Le  poëte 
ne  veut  rien  de  plus.  Il  montre  Alger  tour  à  tour 
tremblant  et  triomphant.  «Ce  fut  chose  risible,  dit 
Hœdo,  de  voir  les  Turcs  flatter  et  caresser  les  chré- 
tiens, quand  ils  s'attendaient  d'un  instant  à  l'autre 
à  l'invasion  ^  »  Et  ce  fut  chose  terrible  que  de  voir  la 
réaction,  quand  ils  furent  rassurés.  Que  de  supplices! 
quels  coups  !  quels  outrages  !  comme  le  marché  des  es- 
claves reprit  son  cours! 

Cervantes  ne  manque  pas  de  faire  voir  à  Philippe  la 
gloire  d'Hassan.  Le  roi  d'Espagne  assiste  aux  exploits 
du  roi  d'Alger.  C'est  le  tableau  principal  de  la  cin- 
quième journée.  On  se  souvient  de  deux  gentilshommes, 
Antonio  de  Tolède  et  Francisco  de  Yalence,  qui  furent 
prisonniers  à  Alger  et  qui  prêtèrent  leur  aide  à  Cer- 
vantes. Hassan  ne  put  pas  mettre  la  main  sur  eux;  on 
les  vendit  à  Tétouan  pour  les  dérober  à  son  avidité. 
Il  est  fait  allusion  à  ce  détail  dans  la  scène  suivante  : 

(Des  serviteurs  arrivent.  Ils  apportent  un  canapé  avec  quatre  coussins  pour  le 
roi.  Il  s'assied.  Quatre  ou  cinq  Maures  lui  font  cortège,  et  devant  lui  se  place  le 
petit  renégat  Juanico.) 

Le  roi.  —  La  rage  et  la  douleur  m'étouffent!  Je  ne  puis  parler! 
et  ce  qui  me  fait  perdre  la  tête,  c'est  de  voir  que  don  Antonio 
de  Tolède  m'ait  ainsi  échappé  des  mains.  Les  Arraez  impudents 

1.  Haido,  p.  30 r 


L'ISLAMISME.  165 

ont  eu  peur  que  je  ne  leur  prisse  leur  chrétien.  Ils  l'ont  emmené 
en  toute  hâte  et  l'ont  vendu  à  Tétouan  sept  mille  ducats.  Un  ca- 
ballero  si  illustre,  si  puissant,  vous  l'avez  donné  pour  rien,  viles 
canailles!  Avez-vous  donc  soif  d'argent?  La  somme  vous  paraît- 
elle  si  énorme  pour  que  vous  ayez  donné  par-dessus  le  marché 
un  second  prisonnier  qui  à  lui  seul  valait  davantage?  Francisco 
de  Valence  ne  pouvait-il  payer  pour  son  compte  une  rançon  plus 
forte? Enfin!...  ils  ont  été  aidés  par  le  hasard,  qui  a  plus  de  pou- 
voir que  mon  activité.  Le  hasard  fait  et  ratifie  les  marchés  mieux 
que  la  science  humaine.  Ils  savaient  tout,  le  moment,  les  con- 
jonctures, et  ils  se  sont  enfuis  pour  ne  pas  se  trouver  en  ma  pré- 
sence. Si  je  trouvais  ici  don  Antonio,  il  me  payerait  cinquante 
mille  ducats! 

Hassan  continue  d'exhaler  sa  rage.  Il  est  inconsolable. 
En  vain  lui  amène-t-on  des  gens  à  punir,  des  fugitifs  à 
martyriser,  des  Espagnols  à  humilier.  Le  bâton  fait  son 
office,  le  sang  coule,  et  le  roi  d'Alger  ne  jouit  pas  de 
toutes  ces  distractions.  Il  a  manqué  une  excellente 
affaire. 

Malgré  l'ironie  de  ces  dernières  scènes,  le  funèbre 
spectacle  des  supplices  rend  trop  douloureuse  l'atten- 
tion du  spectateur.  C'est  le  défaut  essentiel  du  Trato 
de  Argel.  Cette  œuvre,  toute  sérieuse,  toute  tragique, 
déplut  sans  doute  à  l'Espagne,  qui  y  voyait  la  plage 
africaine  comme  un  lieu  d'exécutions,  comme  un  théâtre 
de  sa  honte.  Cervantes  comprit  qu'il  ne  fallait  plus  dépas- 
ser la  mesure  de  la  tristesse. 

Il  changea  de  ton  et  écrivit  des  tragi-comédies. 


LES   BAGNES   D  ALGER. 

Le  Trato  était  une  protestation  directe,  ardente  et 
absolue,  mêlée  à  peine  de  quelques  concessions.  La 


/ 


166  CHAPITRE  V. 

pièce  se  terminait  d'une  manière  sanglante  et  sombre. 
Cervantes,  en  poursuivant  son  entreprise,  voulut  com- 
poser une  pièce  moins  tragique,  dont  le  dénoùment 
serait  heureux.  Il  fit  les  Bagnes  d Alger ^  dont  la  fin 
est  un  mariage  ^  : 

Il  accorda  le  rire  à  son  public;  les  épisodes  plaisants 
eurent  leur  place,  et  le  gracioso  son  rôle.  Des  carica- 
tures se  mêlèrent  au  drame.  Le  sujet  fut  moins  vaste  et 
la  peinture  plus  simple.  En  mettant  encore  sous  les 
yeux  des  Espagnols  les  affronts  impunis  qu'on  leur  in- 
fligeait, le  poète  s'attache  à  un  fait  capital  et  odieux  : 
la  traite  des  blancs.  On  verra  tour  à  tour  le  marche  où 
se  fait  la  vente  des  chrétiens,  le  bagne  où  on  les  parque 
comme  dans  un  entrepôt  ou  un  abattoir,  et  le  rivage 
espagnol  où  l'on  vient  prendre  cargaison.  —  La  pre- 
mière scène  est  celle  des  enlèvements. 

C'est  la  nuit;  on  aperçoit  une  plage  espagnole,  sans 
doute  la  côte  Catalane.  A  travers  l'obscurité,  l'œil  de- 
vine un  village  enveloppé  de  murailles  et  une  tour  ou 
atalaya,  élevée  sur  la  hauteur  pour  surveiller  la  mer 
et  sonner  la  cloche  d'alarme.  Tout  repose,  tout  dort. 

Un  homme  arrive  à  pas  de  loup  :  c'est  Yousouf,  le 
renégat,  qui  vient  de  débarquer  avec  le  corsaire  Cau- 
rali.  Il  connaît  chaque  sentier  du  pays  et  chaque  pierre 
du  village,  qui  est  le  sien. 

Yousouf.  —  Un  à  un!  venez  en  silence!  Voici  le  sentier,  voici 
l'endroit,  c'est  à  ce  côté  de  la  montagne  qu'il  faut  s'attacher. 

Caurali.  —  Prends  garde,  Yousouf,  de  le  tromper.  Tu  payeras 
de  ta  vie  ton  erreur. 

1 .   a  Ma  pièce,  dit-il  lui-même,  a  un  autre  dénoijmenl.  » 

F  aqiii  da  esle  Irato  /in, 
Que  no  la  tiene  cl  de  Arijel. 


L'ISLAMISME.  167 

YousouF.  --  No  t'inquiète  pas!  Fais  préparer  par  tes  hommes 
le  fer  et  le  feu. 

Caurali.  —  Quel  point  as-tu  choisi,  Yousouf,  pour  donner 
l'assaut? 

YousouF.  —  La  Sierra.  Ce  côté-là  est  fortifié  naturellement, 
on  ne  le  garde  pas.  Je  vous  l'ai  dit,  je  suis  né  et  j'ai  grandi  sur 
cette  terre,  j'en  connais  bien  les  avenues  et  les  issues,  et  je  sais 
par  où  la  guerre  doit  se  faire. 

Tout  à  coup  les  lorches  s'alkiraeiil,  les  Maures  pous- 
sent de  grands  cris,  se  précipitent  et  mettent  le  feu. 
On  voit  apparaître  derrière  la  muraille  un  vieillard  à 
demi  nu  : 

—  Dieu  me  protège!  qu'arrive-t-il?  Les  Maures  ont  débarqué. 
Nous  sommes  perdus!  malheur!...  Mes  amis,  qui  vous  perdez, 
aux  armes!  aux  armes!  La  vigilance  des  sentinelles  a  été  trom- 
pée, les  atalayas  dorment,  tout  est  sommeil  (todo  es  sueno).  Oh! 
si  je  pouvais  sauver  mes  chers  bien-aimésl... 

Il  court  à  ses  enfants  que  l'incendie  menace.  Survient 
un  autre  personnage  vêtu  d'une  vieille  soutane,  effare, 
narquois  et  ridicule.  C'est  un  sacristain  dont  Cervantes 
fait  un  cjracioso. 

—  Les  Turcs  sont  ici!...  Alors  je  serai  mieux  dans  la  lour 

que  dans  la  sacristie Je  me  sens  le  cœur  tout  désarmé,  je 

meurs  d'effroi.  Pas  un  fanal  à  la  marine!  aucun  atalaya  n'allume  : 
mauvais  signe,  qui  ne  laisse  pas  de  doute  sur  notre  ruine.  Pour 
moi,  qui  suis  personne  d'Église  et  non  pas  homme  de  guerre, 
je  sais  mieux  faire  danser  le  battant  de  la  cloche  que  tirer 
1  epée... 

Il  sonne  la  cloche.  Le  village  s'éveille.  On  accourt  en 
foule,  on  se  réfugie  vers  la  tour.  Les  Turcs,  placés  en 
embuscade  sur  le  chemin,  s'emparent  de  tous  ceux  qui  se 
présentent,  tandis  qu'une  troupe  de  corsaires  pille  les 
maisons  en  flammes.  Le  vieillard,  qui  revient  avec  deux 


168  CHAPITRE   V. 

enfants  tremblants  de  froid  et  tout  en  pleurs,  est  saisi.  Le 
sacristain,  voyant  des  ennemis  partout,  perd  la  tôte  et 
revient  se  faire  prendre.  Caurali  pousse  vers  la  mer 
les  prises  et  les  prisonniers.  Les  hommes  chargés  de 
butin  traversent  la  scène  en  courant.  L'un  d'eux  entraîne 
une  belle  jeune  fille  chrétienne,  appelée  Gostanza.  On  se 
rembarque  à  la  hâte,  et  les  rames  plongent. 

—  Nous  arrivons  pour  être  témoins  de  leur  fuite, 
s'écrient  naïvement  les  arquebusiers,  qui  accourent  enfin, 
et  à  quoi  bon?  Malgré  les  malédictions  du  capitaine,  qui 
maudit  la  lenteur  des  siens,  le  corsaire  a  levé  l'ancre 
et  se  dirige  sur  Alger. 

Cependant,  le  fiancé  de  Gostanza  la  cherche.  Il  in- 
terroge les  maisons,  le  fort,  la  montagne,  le  rivage.  Tout 
est  désert.  La  douleur  et  l'amour  le  rendent  fou;  il  gra- 
vit un  rocher  qui  domine  la  mer.  De  loin,  il  aperçoit 
le  vaisseau  qui  emporte  sa  proie  : 

Il  étend  ses  ailes,  il  agite  ses  pieds,  il  a  pris  sa  course.  En 
vain  je  lui  montre  le  signal  de  rachat,  de  paix  et  d'alliance;  en 
vain  ma  voix  s'élance  de  ma  poitrine  et  je  m'efforce  de  crier  :  ils 
ne  vont  pas  jusqu'où  va  mon  désir.  0  Gostanza,  ma  bien- aimée! 
ma  douce  et  honnête  épouse! 

Fernando  (c'est  le  nom  du  gentilhomme)  prodigue 
les  adjurations  les  plus  touchantes  à  celle  qu'il  a  perdue. 
Personne  ne  lui  répond.  Il  prend  alors  une  résolution 
désespérée;  du  haut  du  rocher  il  se  précipite  à  la 
mer. 

Tandis  que  ces  événements  s'accomplissent  en  Cata- 
logne, Cervantes  nous  transporte,  sans  transition,  à 
x41ger,  où  nous  arrivons  avant  Caurali.  L'aurore,  qui 
vient  d'éclairer  la  fuite  du  corsaire,  jette  à  peine  ses 


L'ISLAMISME.  100 

premières  lueurs  sur  la  côte  d'Afrique  que  nous  voyons 
s'ouvrir  les  portes  du  bagne  : 

—  Holà!  au  travail,  chrétiens!  s'écrie  le  gardien  Baxi  que 
suit  un  captif  muni  de  papier  et  d'encre  et  qui  va  faire  l'appel. 
Que  personne  ne  reste  en  dedans,  malade  ou  sain!  Allons, 
hâtez-vous!  Si  j'entre,  mes  bras  vous  donneront  des  jambes. 
Tout  le  monde  au  travail,  même  les  papaz  (les  prêtres)  et  les 
caballeros.  Allons!  vile  canaille,  faudra-t-il  vous  appeler  deux 
fois?... 

Les  captifs  sortent;  on  les  envoie  aussitôt  à  l'ouvrage, 
ceux-ci  à  la  marine,  ceux-là  au  bois,  d'autres  aux  rem- 
parts. «Il  y  a  à  faire  pour  tous,»  dit  l'esclave  qui  écrit 
leurs  noms  sur  un  registre.  «  Pourtant,  si  les  caballe- 
ros veulent  payer?...  » 

Ce  détail  permet  à  Cervantes  de  retenir  en  scène 
deux  gentilsliommes  qui  payent  pour  s'affranchir  du 
travail.  Triste  privilège  !  dit  l'un  d'eux. 

ViBANCo.  —  Pour  moi,  quand  je  ne  travaille  pas,  je  n'en  suis 
que  plus  fatigué  et  rompu.  Le  bagne  est  un  supplice.  Au  con- 
traire, une  distraction  à  mon  chagrin,  c'est  de  voir  la  campagne 
ou  de  voir  la  mer. 

LoPE.  —  Pour  moi,  je  m'afflige  de  les  voir.  La  mélancolie  en- 
tretenue dans  mon  âme  par  l'absence  de  la  liberté  exige  la  soli- 
tude morne  et  non  pas  le  mouvement  de  la  foule.... 

Un  chrétien  arrive,  la  tête  enveloppée  d'un  linge  san- 
glant. Il  est  poursuivi  par  Zarahoja ,  personnage  histo- 
rique, type  parfait  de  la  brutalité  turque. 

Zarahoja.  —  Ne  vous  l'avais-je  pas  dit,  chien  insensé,  que  si 
vous  preniez  la  fuite  par  terre,  je  vous  traiterais  ainsi? 

Il  a,  en  effet,  coupé  les  oreilles  au  captif. 

Le  Chrétien.  —  11  est  grand  l'attrait  du  mot  Liberté! 
Zarahoja.  —  Ingrat,  je  t'ai  conseillé  de  fuir  par  mer;  mais  tu 


no  CHAPITRE  V. 

as  l'esprit  mal  fait,  tu  ne  connais  pas  d'obstacles,  tu  veux  tou- 
jours fuir  par  la  terre. 

Le  Chrétien.  —  Oui,  jusqu'à  ce  que  je  sois  en  terre. 

Zarahoja.  —  Voilà  trois  fois  que  ce  chien  s'enfuit  par  là,  et 
j'ai  payé  trente  doubles  à  ceux  qui  l'ont  livré. 

Le  Chrétien.  —  Double  la  serrure  des  prisons,  ou  tu  m'as 
perdu.  Tu  aurais  beau  me  mutiler  entièrement  et  me  réduire  à 
un  état  plus  misérable  encore,  si  grand  est  mon  désir  d'être  libre, 
que  je  m'arrangerai  pour  fuir.  Par  la  terre,  ou  le  vent,  ou  le  feu, 
je  vise  à  la  liberté,  et  j'entreprendrai  tout.  Tu  peux  te  livrer  à 
ta  colère...  Qu'importe  le  rameau  coupé,  si  les  racines  mêmes  de 
l'arbre  ne  sont  pas  arrachées?  A  moins  que  tu  ne  me  coupes  les 
pieds,  rien  ne  m'empêchera  de  fuir. 

Le  Gardien.  —  Zarahoja  n'est-il  pas  Espagnol  ? 

Zarahoja.  —  Évidemment.  A  son  courage,  ne  le  voit-on  pas? 

Il  pousse  le  captif  dans  le  bagne  en  se  promettant  de 
revendre  aux  Rédempteurs  un  homme  aussi  difficilQ  à 
garder. 

On  entend  alors  un  coup  de  canon,  signal  de  l'arrivée 
d'un  corsaire  dans  le  port.  Presque  aussitôt  on  annonce 
que  Gaurali  appi^oche  et  que  le  roi  d'Alger  va  au-devant 
de  lui.  Tout  le  monde  se  précipite  vers  le  port. 

Par  un  changement  de  scène  familier  au  théâtre  du 
temps,  nous  sommes  tout  à  coup  dans  le  port  d'Alger. 
Le  roi  d'Alger,  Hassan  Pacha,  le  cadi,  le  gardien  Baxi 
arrivent,  escortés  d'une  foule  nombreuse  ;  Zarahoja  les 
rejoint  en  boitant.  On  entend  sonner  \eschirimias  et  des 
cris  de  joie  retentissent  dans  les  airs.  L'éloge  de  Gaurali 
est  dans  toutes  les  bouches.  Un  seul  homme  écoute  avec 
colère  et  dans  un  silence  farouche  ces  éclats  de  joie. 
C'est  Ha  zen,  renégat,  honteux  de  l'être.  Il  regarde  d'un 
air  sombre  Yousouf ,  le  renégat  sans  honte,  «  le  bon 
Maure  et  le  bon  soldat,  »  comme  on  l'appelle. 

Bientôt  Gaurali   débarque  ;  il  veut  baiser  les  pieds 


L'ISLAMISME.  171 

d'Hassan,  qui  s'y  refuse.  Le  roi  d'Alger  ouvre  ses  bras 
au  corsaire  et  fait  à  Yousouf  le  même  honneur.  On  ra- 
conte brièvement  les  résultats  de  l'expédition.  «  L'Espa- 
gne vous  a  enrichis  !  »  dit  le  cadi  en  ricanant. 

Hassan.  —  Combien  de  captifs? 

Yousouf.  —  Cent  vingt. 

Hassan.  —  S'y  trouve-t-il  des  hommes  bons  pour  la  rame?  V 
a-t-il  des  artisans? 

Yousouf.  —  Je  les  crois  tels  que  le  plus  faible  te  contentera. 

Le  Cadi.  —  Y  a-t-il  des  enfants? 

Yousouf.  —  Pas  plus  de  deux,  mais  d'une  beauté  merveil- 
leuse, comme  tu  vas  le  voir  tout  de  suite. 

Le  Cadi.  —  L'Espagne  les  élève  si  beaux! 

Yousouf.  —  Ceux-là,  tu  les  admireras,  et  j'imagine  que  tous 
deux  sont  mes  cousins. 

Hazen  écoute  avec  liorreur  cet  homme  qui  annonce 
lui-même  la  ruine  de  son  village  et  la  captivité  des 
siens. 

Gependanton  amène  le  vieillard,  ses  enfants,  le  sacris- 
tain et,  parmi  divers  captifs,  don  Fernand  «  qu'on  a 
péché  comme  un  poisson.  » 

Hassan  avise  un  Espagnol  qui  a  l'air  vigoureux. 

Hassan.  —  Qui  est  celui-là? 

Caurali.  —  Je  ne  sais. 

Le  Captif.  —  Seigneur,  je  suis  charpentier. 

Hazen  (à  part).  —  0  pauvre  chrétien  naïf!  désormais  il  n'y  a 
pas  d'argent  qui  puisse  te  ramener  à  bon  port.  Celui  qui  est  ou- 
vrier ne  saurait  espérer,  sa  vie  durant,  de  s'affranchir  de  leurs 
mains.  * 

(Hassan  aperçoit  le  sacristain.) 

Hassan.  —  Celui-ci  est  papaz? 

Le  Sacristain.  —  Je  ne  suis  pas  pape.  Je  suis  un  pauvre  sa- 
cristain et  j'ai  à  peine  une  cape  à  moi. 
Le  Cadi.  —  Comment  t'appelles-tu? 
Le  Sacristain.  —  Tristan. 


J72  CHAPITRE  V. 

Hassen.  —  Ton  pays? 

Le  Sacristain.  —  Il  n'est  pas  sur  la  carte.  Mon  pays  est  Mol- 
lorido,  un  village  caché  là-bas,  dans  la  Gastille  vieille.  (A  part.) 
Ce  chien  m'ennuie  fort.  Que  le  ciel  me  garde  ! 

Hassan.  —  Quel  est  ton  métier? 

Le  Sacristain.  —  Sonneur,  musicien  du  ciel,  comme  lu  le 
verras. 

Hazen.  —  Il  a  perdu  la  tète,  ou  bien  il  aime  la  plaisanterie. 

Hassan.  —  Tu  joues  de  la  flûte?  ou  des  chirimias?  ou  bien  tu 
chantes? 

Le  Sacristain.  —  En  quaUté  de  sacristain,  je  sonne  le  ding, 
dong,  dang!  à  toutes  les  heures  du  jour. 

Le  Cadi.  —  Ne  sont-ce  pas  les  cloches,  comme  vous  appelez 
cela  chez  vous? 

Le  Sacristain.  —  Oui,  seigneur 

Hassan.  —  Tu  ne  sais  pas  manier  la  rame? 

Le  Sacristain.  —  Non,  seigneur,  je  me  casserais,  car  je  suis 
tout  disloqué. 

Le  Cadi.  —  Tu  garderas  les  troupeaux. 

Le  Sacristain.  —  Je  suis  extrêmement  frileux  en  hiver,  et  ne 
me  parlez  pas  de  la  chaleur  en  été. 

Hassan.  —  Ce  chrétien  est  bouffon. 

Nous  retrouverons  partout  ce  gracioso,  brave  homme, 
chez  qui  les  idées  sont  brouillées,  très-sacristain  et  un 
peu  athée,  un  picaro  d'Eglise.  Le  vieillard  qu'on  a  pris 
dans  le  même  village  est  scandalisé  de  le  voir  piller  les 
Juifs  et  donner  la  comédie  aux  Turcs. 

Le  Sacristain.  —  Bah  !  il  n'y  a  que  cela  :  patienter  et  nous 
recommander  à  Dieu,  car  c'est  une  sottise  que  de  se  laisser 
mourir. 

Le  Vieillard.  —  Vous  avez  la  conscience  large  ;  vous  mangez 
gras  les  jours  maigres. 

Le  Sacristain.  —  Quel  enfantillage!  Je  mange  ce  que  me 
donne  mon  maître. 

Le  Vieillard.  —  Mal  vous  en  prendra. 

Le  Sacristain.  —  Il  n'y  a  pas  ici  de  théologiens. 


L'ISLAMISME.  173 

Le  vieillard,  qui  tient  à  honneur  de  pratiquer  sa  reli- 
gion, en  ce  pays  surtout,  insiste  encore  : 

Le  Sacristain.  —  Vous  vous  mettez  à  me  prêcher  quand  vous 
me  voyez  ;  eh  bien,  moi,  quand  je  vous  verrai,  je  me  mettrai  à 
déguerpir. 

Le  Vieillard.  —  Déjà  tourner  au  maU  Dieu  veuille  prévenir 
votre  chute! 

Le  Sacristain.  —  Gela,  non!  En  ce  qui  touche  la  foi,  je  suis 
de  bronze. 

Le  brave  homme  est  fier  de  sa  servitude.  Il  est  esclave 
de  janissaire  !  a  Mon  maître  Mami  est  soldat,  Turc  et 
honnête:  bon  chien,  qui  n'aboie  pas  après  moi  et  ne  me 
mord  pas.  » 

A  ces  paroles,  le  vieillard  ne  répond  que  par  un  grave 
retour  sur  ses  propres  enfants  : 

Le  Vieillard.  —  0  ciel  !  conserve  leur  blancheur  à  ces  her- 
mines, et  si  tu  vois  jamais  que  la  honteuse  puissance  de  Mahomet 
menace  de  les  entraîner,  ôte-leur  d'abord  la  vie!... 

Autre  figure  :  un  Juif  entre  en  scène. 

Le  Vieillard.  —  N'est-ce  pas  un  Juif? 

Î.e  Sacristain.  —  Sa  coiffure  le  dit,  et  sa  chaussure,  et  sa 
méchante  mine  de  pauvre  hère.  Un  Turc  porte  sur  la  tête  une 
simple  couronne  de  cheveux  bien  lissés,  un  Juif  porte  les  siens  sur 
le  front,  un  Français  sur  l'oreille,  et  un  mulet  Espagnol,  qui  se 
moque  des  autres,  les  porte,  Dieu  me  garde!  par  tout  le  corps... 
Holà!  Juif,  écoute. 

Le  Juif.  —  Que  me  veux-tu,  chrétien? 

Le  Sacristain.  —  Que  tu  charges  ce  baril  sur  tes  épaules  et 
le  portes  chez  mon  maître. 

Le  Juif.  —  C'est  jour  de  sabbat.  Je  ne  peux  me  livrer  à  aucun 
travail.  Ne  compte  pas  que  je  le  porte,  quand  tu  me  tuerais. 
Laisse  venir  demain,  quoique  ce  soit  dimanche,  je  te  porterai 
deux  cents  barils. 

Le  sacristain  fond  sur  le  Juif,  qu'on  a  grand'peine  à 


174  CHAPITRE  V. 

tirer  de  ses  mains.  Tristan  est  tellement  insupportable 
que  les  Juifs  se  cotisent  pour  le  racheter. 

Le  Sacristain.  —  C'est  comme  je  vous  le  dis;  voilà  ce  qui 
arrive.  Ils  m'ont  racheté  et  donné  la  liberté  graciosamente.  Ils 
disent  que  de  cette  manière  ils  assurent  leurs  enfants,  leurs  ha- 
bits, leurs  meubles  et  tout  ce  qu'ils  possèdent.  Moi,  j'ai  donné 
ma  parole  de  ne  rien  leur  dérober  d'ici  à  mon  retour  en  Espa- 
gne... Dois-je  la  tenir?  Je  ne  sais,  par  Dieu! 

Entre  un  chrétien,  qui  annonce  l'arrivée  des  Rédemp- 
teurs conduits  par  frère  Jorge  de  Olivar,  homme  de  tête 
et  de  cœur. 

La  joie  du  sacristain  n'a  plus  de  bornes.  Il  pourra  donc 
retourner  en  pays  chrétien  avec  l'argent  israélite,  et 
sonner  ses  belles  cloches  d'Espagne,  et  jouir  des  béné- 
fices du  métier. 

Quand  verrai-je  mon  bahut  plein  de  ces  bocligos  *  que  m'ap- 
portent les  riches  veuves  pour  les  pauvres  qui  meurent?  Quand?... 

Ces  bouffonneries  sont  des  intermèdes  glissés  par 
Cervantes  dans  ce  drame  pour  faire  trêve  aux  idées  péni- 
bles. Lorsque  Tristan  n'est  pas  là,  l'auteur  revient  éner- 
giquement  à  son  sujet.  Le  supplice  des  Espagnols,  celui 
des  enfants,  celui  d'un  renégat  repentant,  sont  les  trois 
thèmes  principaux  qu'il  développe. 

On  amène  au  roi  Hassan  un  esclave  fugitif. 

Le  Roi.  —  Qui  est  celui-là? 

Le  Maure.  —  Un  Espagnol  qui  fuit  toujours.  Cette  fois-ci  est 
la  vingt  et  unième. 

Le  Roi.  —  Je  donnerais  quatre  jours  d'audience  qu'on  m'a- 
mènerait toujours  des  Espagnols! 

On  pousse  devant  Hassan  un  autre  prisonnier,  et  on 

1 .  Pains  de  fleur  de  farine. 


L'ISLAMISME.  175 

expose  son  crime.  Cet  homme  a  construit  un  radeau 
avec  un  paquet  de  roseaux  et  une  vingtaine  de  cale- 
basses, il  a  fait  de  son  corps  un  mât,  de  ses  bras  des  an- 
tennes, de  sa  chemise  une  voile,  et  il  est  parti. 
Ou'espérait-il  ? 

Le  Chrétien.  —  J'attendais  que  le  vent  me  jetât  quelque 
part. 

Le  Roi.  —  En  un  seul  mot,  tu  es  Espagnol? 
Le  Chrétien.  —  Je  ne  dis  pas  non  I 

Ils  sont  incorrigibles. 

—  Pourquoi  lutter  contre  eux?  demande  le  roi  au  cadi  qui 
fouette  un  enfant,  c'est  peine  perdue  de  se  fatiguer  à  cela.  L'en- 
fant est  Espagnol.  Rien  n'y  fera,  ni  tes  finesses,  ni  tes  colères, 
ni  les  peines,  ni  les  promesses.  11  ne  changera  pas.  Ah  !  tu  con- 
nais mal  cette  canaille  entêtée,  impudente,  dure,  féroce,  fière, 
arrogante,  opiniâtre,  indomptable  et  intrépide!  Avant  de  les  voir 
musulmans,  tu  les  verras  mourir. 

Le  martyre  des  enfants,  peint  tour  à  tour  dans  la  Vie 
d'Alger  et  dans  les  Bagnes^  forme  un  drame  à  part. 
J'en  reprends  la  première  partie  dans  le  Trato. 

Un  crieur  amène  sur  le  marché  une  famille  espa- 
gnole : 

Le  Crieur.  —  Qui  veut  acheter  les  petits?  et  le  vieux?  et 
la  vieille?  Ils  sont  en  bon  état.^Cent  écus  celui-ci,  —  deux  cents 
celui-là.  —  Sinon,  non! 

Juan.  —  Mère,  qu'est-ce  qu'ils  font,  ces  Maures?  Est-ce  qu'ils 
nous  vendent? 

La  Mère.  —  Oui,  mon  fils,  notre  malheur  les  enrichit. 

Le  Crieur.  —  Y  a-t-il  un  acheteur  qui  veuille  ensemble  lu 
mère  et  l'enfant? 

La  Mère.  —  Quelle  souffrance  terrible!  Elle  est  plus  amère 
que  la  mort! 

Le  Père.  —  Soyez  calme;  si  Dieu  ordonne  qu'il  en  soit  ainsi, 
il  sait  pourquoi  il  le  fait. 


d76  I  CHAPITRE  V. 

Le  crieur  allume  les  enchères,  vante  sa  marchandise, 
ouvre  la  houche  des  enfants,  comme  celle  d'un  cheval, 
et  enfin  vend  séparément  les  prisonniers. 

L'arrachement  est  cruel.  Les  petits  se  plaignent  de 
leurs  parents  qui  les  abandonnent. 

La  mère  enfin  demande,  en  échange  de  cette  douleur 
éternelle  qui  commence,  le  droit  de  parler  un  moment  à 
son  fils  Juan. 

—  Tu  ne  connais  pas,  lui  dit-elle,  le  malheur,  et  tu  es  sa  proie. . . 
et  ne  pas  le  connaître  c'est  ton  bonheur.  Chère  âme,  voici,  puis- 
que je  ne  te  verrai  plus,  ce  que  je  te  demande  :  n'oublie  jamais 
de  réciter  l'Ave  Mauia.  — La  reine  de  bonté,  pleine  de  grâces  et 
pleine  de  vertus,  un  jour  brisera  ta  chaîne. 

On  étouffe  le  bruit  de  sa  voix;  on  la  menace,  on  l'en- 
traîne, pleurante  et  pleine  de  pressentiments  sinistres. 

Dans  le  Trato,  l'un  des  enfants  se  fait  Turc.  Dans  les 
Bagnes^  ils  prennent  tous  deux  l'habit  mauresque,  mais 
ils  ne  fléchissent  pas.  Le  père,  qui  les  rencontre,  se 
trompe  tout  d'abord  à  leur  costume  : 

—  Ne  sont-ce  pas  mes  enfants?  Ils  sont  parés  comme  pour  la 
joie  et  les  fêtes!  0  mes  chers  petits  que  je  retrouve  avec  bonheur, 
quelle  est  cette  toilette  somptueuse?  Qu'avez-vous  fait  de  ces 
habits  qui  montraient  par  tant  de  marques  que  vous  étiez  de  mo- 
deste origine,  mais  que  vous  étiez  des  brebis  du  Christ? 

Juan.  —  Père,  ne  vous  attristez  pas  de  cette  vue...  L'habit  ne 
défait  pas  ce  que  le  cœur  veut  faire. 

Ils  remettent  à  leur  père  une  croix  qu'ils  ont  dérobée 
aux  regards  des  Turcs. 

Ici  le  drame,  attendri  et  comme  suspendu,  s'arrête. 
Il  se  transforme  en  élégie.  Les  captifs  qui  se  rencontrent 
se  parlent  du  pays  lointain. 


L'ISLAMISME.  177 

—  Restons  encore,  disent-ils.  Restons  !  et  chantons 
ensemble  la  romance  que  tu  as  composée,  Julio. 

Julio,  Fernando,  Ambrosio  sont  d'autres  esclaves. 
Ambrosio  cache  sous  les  habits  d'un  jeune  garçon  la 
beauté  d'une  jeune  fille,  et  son  nom  véritable  est  Cata- 
lina.  Nous  reverrons  plus  tard  ce  personnage  qui  fut 
célèbre. 

Julio  chante  la  romance  des  exilés.  Gomment  traduire 
cette  poésie ,  sans  lui  enlever  l'accent  de  la  langue  es- 
pagnole et  du  Midi?  Il  faut  l'omettre. 

Francisco.  —  Père,  fais-leur  chanter  cette  chanson  que  ma 
mère  disait  dans  noire  village. 

Le  Vieillard.  —  Comment  disait  la  chanson  ? 
Francisco. 

Ando  enamorado 

No  dire  de  quien, 

Alla  miran  ojos 

Donde  quieren  bien. 

Le  Vieillarb,  —  Elle  vient  tout  à  propos.  Les  yeux  de  l'âme 
regardent  de  ce  rivage  infâme  vers  la  patrie  pour  qui  nous  sou- 
pirons, qui  nous  fuit  et  ne  nous  entend  pasl 

A  son  tour,  Ambrosio,  Gatalina  chante  des  couplets 
émus. 

Gatalina.  —    Je  chante,  je  parais  joyeuse,  et  je  porte  avec 
moi  la  douleur. 
Juan.  —  Silence!  le  cadi  vient!... 

Le  cadi  est  en  colère.  Il  disperse  le  rassemblement  et 
menace  tout  le  monde.  Ce  digne  magistrat  a  entrepris  de 
gagner  à  Mahomet  les  enfants  espagnols.  Francisco  se 
moque  de  lui  et  se  met  en  prière. 

—  Que  fais-tu  là? 

—  Je  prie. 


178  CHAPITRE  V. 

—  Pour  qui? 

—  Pour  moi,  qui  suis  un  pécheur. 

—  Très-bien.  Et  quelle  est  ta  prière? 

—  Celle  que  je  sais,  l'Ave  Maria^  et  une  autre  que  ma  mère 
m'a  apprise,  bonne  à  l'heure  de  sa  mort. 

—  Laquelle? 

~  Je  crois  en  Dieu  le  Père. 

—  Par  Allah  !  tu  joues  ta  vie. 

—  Et  encore  les  quatre  Oraisons,  que  je  sais,  pour  te  con- 
fondre, et  qui  sont  des  boucliers  contre  tes  inventions  odieuses. 

Le  cadi,  enrageant,  ordonne  de  tuer  Francisco. 

—  Eh  bien!  s'écrie  Francisco,  en  rejetant  l'habit  mauresque, 
loin  de  moi  ces  habits!  J'entrerai  d'un  pas  plus  léger  dans  la  voie 
du  martyre. 

On  emmène  l'enfant.  Bientôt  le  bruit  se  répand  parmi 
les  captifs  que  Francisco  est  supplicié.  Un  chrétien  court 
au  bagne  et  annonce  qu'il  l'a  vu  attaché  à  une  colonne, 
inondé  de  sang  et  à  demi  mort.  Le  père  de  Francisco, 
qui  est  là  et  entend  ces  paroles,  se  précipite  pour  voir 
son  enfant.  Il  le  voit,  mais  pâle  et  près  de  mourir.  «  Un 
rideau  s'entr'ouvre ,  et  on  aperçoit  Francisco  attaché, 
sous  l'aspect  le  plus  capable  d'exciter  la  pitié  K  » 

Ici  un  trait  effrayant  et  tout  espagnol.  Francisco  souffre 
trop. 

—  Détachez-moi,  dit-il  d'une  voix  mourante.  Que  je  meure  en 
paix. 

—  Non!  dit  le  père.  Meurs  comme  le  Christ.  Va  au  ciel  sans 
que  tes  pieds  touchent  la  terre. 

Et  emhrassant  son  fils,  il  recueille  sur  les  lèvres  de 
Tenfant  «  cette  helle  âme  qui  remonte  vers  Celui  qui  la 
créa.  » 

1.  En  la  forma  que  pueda  mover  a  mas  piedad. 


L'ISLAMISME.  \19 

Le  martyre  du  renégat  Hazen  est  moins  terrible  ;  il  ne 
meurt  pas  sous  nos  yeux,  mais  les  scènes  où  il  paraît 
sont  peut-être  plus  poignantes.  Cet  homme,  Espagnol  de 
naissance,  a  conçu  autant  de  haine  pour  le  traître  You- 
souf  qu'il  éprouve  d'amour  pour  l'Espagne,  sa  patrie, 
la  «  terre  promise  » . 

Hazen.  —  J'ai  l'âme  fatiguée,  dit-il  aux  gentilshommes  captifs, 
de  voir  que  ce  chien  infâme  vend  le  sang  de  sa  race  et  le  répand 
comme  celui  d'une  race  ennemie.  Que  Dieu  me  soit  en  aide.... 
Adieu!  Restez;  jamais  vous  ne  me  verrez  plus!  Que  Dieu  vous 
donne  la  liberté! 

ViBANCO.  —  Prenez  garde,  Hazen,  à  ce  que  vous  faites. 

Hazen  s'approche  alors  de  Yousouf  à  qui  il  veut 
parler. 

Hazen  {à  part).  —  Dieu  pousse  ma  volonté! 

YousouF.  —  Sois  bref;  j'ai  affaire. 

Hazen.  —  Bien  !  Je  ne  le  parlerai  donc  pas  de  ton  âme.  Tu 
ne  suis  aucune  loi,  ni  celle  de  la  Grâce,  ni  celle  des  Livres 
Saints.  Tu  ne  vas  ni  à  l'église  ni  à  la  mosquée...  Soit!  Mais  je 
n'aurais  jamais  cru  que  tu  en  vinsses,  dans  ta  barbarie,  jusqu'à 
oublier  la  loi  de  la  nature... 

Hazen  accuse  Yousouf  de  trahison. 

YousouF.  —  Pour  Dieu,  Hazen,  tu  m'étonnes. 

Hazen.  —  Tu  n'es  pas  étonné  de  vendre  tes  parents,  vieux  et 
jeunes,  de  vendre  ton  pays,  ô  mécréant,  et  tu  t'étonnes  de  mes 
paroles  ! 

Yousouf  regarde  Hazen  dans  les  yeux,  et  s'écrie  : 

—  Sans  nul  doute  tu  es  chrétien! 

—  Tu  dis  bien,  répond  Hazen. 

Et  il  poignarde  Yousouf. 

Aux  cris  de  la  victime,  on  accourt.  Le  cadi  reçoit  la 


ISO  CHAPITRE  V. 

dernière  plainte  du  renégat  moribond.  Hazen  confesse 
publiquement  sa  foi,  et  demande  à  être  entendu  de  tous, 
afin  d'expier  ses  erreurs. 

Le  cadi  donne  aussitôt  Tordre  de  l'empaler. 

—  Chrétiens!  s'écrie  Hazen,  pendant  qu'on  l'entraîne,  je  vais 
mourir,  mourir  non  pas  mahométan,  mais  chrétien.  Ainsi  paye- 
rai-je  la  vie  de  honte  et  de  souillure  que  j'ai  menée  jusqu'au- 
jourd'hui. Vous  le  direz  en  Espagne  à  mes  frères,  si  vous  pouvez 
un  jour  les  revoir. 

Cet  adieu  du  martyr  touche  la  foule  assemblée,  et  le 
cadi  se  hâte  de  lui  faire  couper  la  langue,  pour  faire 
taire,  dit-il,  ces  étranges  Espagnols  qui  se  font  tuer  de 
gaieté  de  cœur. 

Le  pauvre  cadi  se  donne  une  peine  inutile,  comme  le 
ui  disait  Hassan.  Il  n'élouffera  ni  la  voix  d'Hazen,  que 
Cervantes  fait  entendre  en  Espagne,  ni  la  voix  des  en- 
fants, ni  celle  des  femmes;  car  il  y  a  une  femme  dans 
cette  même  pièce,  qui  y  joue  un  grand  rôle,  une  maho- 
métane  qui  rejette  à  son  tour  Tislamisme  et  dont  la 
conduite  est  éloquente.  C'est  Zara,  qui  sera  plus  tard  la 
Zoraïde  de  la  nouvelle  du  Captif,  création  à  part,  qui  se 
rattache  à  une  série  d'études  toute  spéciale. 


LA   FEMME    MUSULMANE.  —    ZARA   ET   ZORAIDE.  —  LE   CAPTIF 
ET   LES    BAGNES    d'aLGER. 

C'est  une  entreprise  originale  de  Cervantes  et  qu'il  a 
renouvelée  plusieurs  fois,  de  peindre  la  femme  de  l'O- 
rient et  de  marquer  ainsi,  sous  une  nouvelle  forme,  la 
lutte  morale  dont  il  a  été  témoin. 


L'ISLAMISME.  iS\ 

Rien  de  plus  curieux  que  de  comparer  les  porlrails 
de  la  femme  musulmane  essayés  par  lui  successivement 
dans  ses  nouvelles,  ses  drames  sérieux  et  ses  comédies  : 
—  Halima,  dans  r Amant  généreux^  —  Arlaxa,  dans  le 
Brillant  Espagnol^  —  la  Zara  violente  de  la  Vie 
d'Alge7\  et  la  Zara  aimable  des  Bagnes  ;  —  la  fugitive 
Zoraïde,  dans/e  Captif; — et  la  sultane,  dans  Catalina 
de  Ovicdo.  Le  sujet  l'intéresse  vivement  comme  philo- 
sophe ou  comme  écrivain.  Il  y  revient  toujours  et  chaque 
fois  il  change  de  pinceaux.  Au  fond  de  ce  travail  d'es- 
prit se  retrouve  une  idée  profondément  nationale. 

Oublions  les  œuvres  de  nos  poètes  modernes  qui  ont 
inventé  ou  rêvé  la  femme  d'Orient.  Les  vieux  Castillans 
avaient  vu  de  leurs  yeux  les  fdles  de  leurs  ennemis,  ces 
enfants  brunes  de  l'Afrique  et  de  l'Asie,  peu  semblables 
aux  filles  blondes  des  Goths  et  des  Suèves.  L'ardeur  de 
leur  sang,  l'éclat  éphémère  de  leur  beauté,  leur  influence 
voluptueuse  sur  la  vie  arabe,  étaient  rappelés  dans  le 
romancero  espagnol  comme  les  caractères  propres  d'une 
race  païenne  et  sauvage.  A  la  jeune  Africaine,  belle  et 
adorée  à  quatorze  ans,  oubliée  à  vingt,  qui  se  permet 
tout,  on  opposait  l'enfant  plus  pâle  et  moins  brillante 
de  l'Occident  sévère,  qui,  se  faisant  une  beauté  de  sa 
pudeur  et  un  charme  de  sa  réserve,  cherche  une  liberté 
plus  haute  et  exerce  une  séduction  plus  durable.  Elles 
figuraient  toutes  deux  dans  l'histoire,  dans  les  traditions 
et  dans  les  chants  des  Espagnes.  On  avait  vu  Zara,  c'est- 
à-dire  la  Fleur,  maîtresse  d'Abd-el-Rhaman,  venir 
s'asseoir  triomphante  sur  les  bords  du  Guadalquivir,  où 
l'émir  lui  avait  élevé  un  palais  d'or,  de  jaspe  et  de 
marbre;  ce  palais  formait  une  ville  qui  tout  entière 
s'appelait  Zara.  Au  contraire,  dans  le  nord,  à  Burgos, 


i82  CHAPITRE  V. 

les  femmes  chrétiennes  vivaient  simplement,  sur  les 
bords  de  l'Arlanzon,  à  Tombre  des  châteaux  défendus 
par  les  rudes  fils  de  Pelage.  Ainsi  vécut  Ghimène,  épouse 
du  Gid  ;  et  tandis  qu'on  admettait  cette  femme  au 
banquet  de  Thonneur  chevaleresque ,  toute  TEspagne 
maudissait  la  fdle  du  comte  Julien,  qui  avait  livré  l'Es- 
pagne aux  Arabes,  cette  Kava,  dont  le  souvenir  était 
magique  et  funeste  comme  celui  d'Hélène  dans  la  poésie 
grecque . 

«  La  Kava  Rhoumia,  dit  Gervantes,  c'était  la  mau- 
vaise chrétienne,  par  qui  l'Espagne  fut  perdue.  » 

Gervantes,  en  mettant  le  pied  sur  le  sol  musulman, 
y  porte  la  pensée  familière  de  cette  opposition  nourrie 
et  entretenue  par  une  lutte  séculaire.  Il  ne  cherche  pas 
à  Alger  la  gracieuse  fiction  inventée  par  la  poésie  mo- 
derne d'une  créature  idéale,  houri,  aimée  ou  bayadère, 
la  fille  et  l'orgueil  de  l'Orient,  être  aérien,  vivant  d'a- 
mour, perdue  dans  un  nuage  de  parfums  et  aperçue  de 
loin,  au  fond  du  sérail,  comme  dans  un  paradis.  Il  sait 
bien  que  les  Gircassiennes  sont  moins  vaporeuses,  que 
l'amour  n'est  pas  là,  et  que  tout  harem  est  fondé  sur  le 
mépris  des  femmes. 

Il  est  frappé  tout  d'abord  de  leur  avilissement.  Voi- 
lées et  enfermées,  on  peut  croire  que  l'amour  jaloux 
les  cachait  aux  profanes  comme  des  trésors.  En  réa- 
lité, une  double  méfiance  arme  les  musulmans  contre 
leurs  femmes  et  contre  le  dehors,  et  ils  abrègent  les 
soucis  d'une  surveillance  fatigante  en  entourant  de 
murs  une  propriété  difficile  à  garder.  L'ignorance,  la 
bestialité,  l'ennui  de  ces  femmes  sont  les  premiers  traits 
que  remarqua  Gervantes  et  dont  il  composa  leur  per- 
sonnage. Il  les  voyait  de  près,  car  les  Turcs  ne  se  dé- 


L'ISLAMISME.  183 

fiaient  pas  de  lui,  tenant  dans  le  même  mépris  leurs 
femmes  et  leurs  esclaves  * . 

Il  lui  parut  alors  qu'un  trait  précieux  de  notre  civi- 
lisation est  la  liberté  morale  des  femmes.  Il  opposa  avec 
énergie  les  deux  types  que  lui  offrait  la  société  musul- 
mane et  la  société  chrétienne.  En  face  d'Halima ,  la 
femme  turque,  il  plaça  Léonisa,  la  jeune  fille  sicilienne, 
si  forte  dans  sa  pureté,  si  douce  au  milieu  des  épreuves^. 
Instinctivement  il  en  vint  à  réfléchir  à  la  condition  gé- 
nérale des  femmes  ;  il  dit  son  mot  sur  leur  rôle,  sur  leurs 
droits,  sur  leur  place  parmi  nous,  mais  avec  tant  de  grâce 
que  son  génie  resta  aussi  capricieux  que  son  objet  et 
librement  divers  comme  la  nature.  Toujours  observant, 
toujours  en  quête  de  la  vérité,  il  pénétra  de  plus  en 
plus  dans  le  secret  des  âmes  féminines.  La  délicatesse 
de  son  regard,  la  profondeur  de  son  analyse,  la  variété 
de  ses  inventions  gagnaient  chaque  jour  à  ce  travail.  Ce 
fut  un  progrès  continuel.  Ainsi  créa-t-il  deux  admirables 
caractères  :  celui  de  Rosine,  de  la  femme  enfermée  par 
Bartolo  et  que  les  grilles  ne  défendent  pas  ;  et  celui 
de  la  femme  libre  sous  le  ciel,  de  la  Esméralda,  que 
la  vie  des  bohémiens  ne  peut  corrompre  ^  «  Celle  qui 

1 .  Puisque  je  touche  cette  question  ,  qu'il  me  soit  permis  de  dé- 
fendre Cervantes  d'un  reproche  injuste.  M.  Royer,  dans  l'analyse 
dédaigneuse  qu'il  a  donnée  des  Baùos ,  critique  l'invraisemblance  de 
la  scène  où  l'on  voit  un  captif  chréUen  dans  le  harem  du  corsaire  Cau- 
rali.  Cela  serait  contraire  aux  usages  musulmans.  Cervantes  lui-mcme 
explique  à  plusieurs  reprises  que  «  les  femmes  mauresques  ne  se  lais- 
«  sent  voir  d'aucun  Turc,  d'aucun  More,  sans  l'ordre  de  leur  père  ou 
«  de  leur  mari ,  mais  qu'elles  se  laissent  voir  et  entretenir  par  les  chré- 
«  tiens,  plus  qu'il  ne  serait  raisonnable.  »  (Voir  Don  Quichotte,  les 
Bagnes,  V Amant  (jéncreux  et  le  Brillant  Espagnol.) 

2.  \o\r  l'Amant  généreux. 

3.  Voir  le  Jaloux  et  la  Bohémienne. 


184  CHAPITRE  V. 

a  besoin  d'être  gardée,  écrivait  plus  tard  Goldsmith,  ne 
vaut  pas  la  peine  qu'on  la  garde.  »  La  môme  pensée 
inspira  à  Cervantes  ses  plus  charmantes  créations. 

Parcourir  son  œuvre,  y  étudier  les  portraits  successifs 
qu'il  a  saisis,  c'est  faire  une  visite  dans  l'atelier  d'un 
maître.  On  y  observe  une  idée  persistante  exprimée  sous 
vingt  aspects.  Le  peintre  a  essayé  sur  une  foule  de  toiles 
la  même  figure,  changeant  de  proche  en  proche  les  tons, 
les  couleurs,  le  dessin  même  et  les  lignes.  A  travers  ces 
retouches  on  sent  mûrir  la  pensée  que  l'on  vient  de  voir 
germer.  Entrons  dans  l'atelier  de  Cervantes. 

La  femme  vulgaire,  banale,  ennuyeuse  et  ennuyée, 
est  Halima,  qui  fuit  son  mari  et  que  son  mari  fuit. 
Jamais  l'islamisme  n'engendra  une  créature  plus  mau- 
vaise et  plus  nulle.  A  ses  côtés,  on  aperçoit  le  profil 
effrayant  de  Fatima  la  sorcière,  rude,  sèche,  savante 
dans  l'art  du  mal,  absolue  comme  l'ignorance  et  vieille 
comme  la  tradition.  Elle  fait  contraste  avec  la  tête  lu- 
mineuse de  Zara  l'orientale,  jeune  femme  stupide  et 
Hère,  tour  à  tour  insolente  et  brisée  par  un  dédain,  ne 
connaissant  au  monde  que  sa  beauté  et  son  plaisir,  — 
l'Asie  en  personne.  La  loi  tient  cette  femme  enfermée 
et  son  caprice  élude  la  loi.  Plus  loin  est  la  femme  arabe, 
Arlaxa ,  reine  sauvage  d'un  monde  nomade ,  dont  l'âme 
se  passionne  pour  le  courage  des  capitaines  espagnols. 
Déjà  ici  la  figure  s'éclaire  d'une  lumière  plus  intelli-- 
gente  et  plus  généreuse. 

Yoici  une  seconde  Zara,  qui  rêve  la  beauté  parfaite 
et  pure;  son  visage  est  calme  et  son  œil  profond.  Elle 
porte  sur  la  poitrine  une  croix.  Des  images  invisibles 
semblent  voltiger  autour  de  son  front  et  captiver  sa 
pensée.  Elle  aperçoit  dans  le  lointain,  comme  une  vision. 


L'ISLAMISME.  18o 

l'auréole  deLéla  Marien,  c'est-à-dire  de  la  Vierge,  sym- 
bole de  riionneur  féminin.  Elle  admire  la  constance  des 
gentilshommes  chrétiens  et  se  fie  à  la  parole  d'un  Cas- 
tillan pour  la  conduire  dans  un  monde  où  les  femmes 
disposent  librement  de  leur  âme.  Par  elle  l'Orient  est 
vaincu.  C'est  Théroïne  des  Bagnes  d Alijer. 

Rentrons  dans  le  bagne  pour  y  suivre  cette  aventure. 
Don  Lope,  gentilhomme  captif,  s'y  trouve,  seul  avec 
Yibanco.  Ils  sont  accablés  de  tristesse.  Tout  à  coup 
don  Lope  saisit  le  bras  de  son  compagnon,  et  lui  montre 
une  fenêtre  qui  donne  sur  la  cour  du  bagne. 

—  Lève  les  yeux,  regarde  de  ce  côté,  Vibanco...  Ne  vois-iu 
pas  un  mouchoir  blanc  pendu  au  bout  d'un  long  roseau? 

Une  main  de  femme  tient  ce  roseau.  Mais  auquel  des 
deux  s'adresse  le  message?  Yibanco  s'approche,  le  ro- 
seau se  relève  et  lui  échappe. 

—  L'aventure  n'est  pas  faite  pour  moi,  don  Lope.  Viens!  A  ion 
tour  d'essayer. 

Lope  s'approche,  le  roseau  s'abaisse,  il  saisit  le  mou- 
choir et  l'entr 'ouvre. 

—  Il  y  a  là  onze  écus  d'or,  puis  un  doublon.  C'est  de  rigueur  : 
c'est  le  VaUr  noster  du  rosaire!... 

La  gaieté  rentre  dans  l'âme  des  captifs.  Ils  bénissent  la 
«  manne  céleste  »  qui  leur  tombe.  Don  Lope  salue  à 
l'espagnole  la  bienfaitrice  invisible;  Yibanco  fait  des 
salamalecs^  «pour  le  cas,  dit-il,  où  elle  serait  mo- 
resque. » 

Sur  ces  entrefaites,  le  renégat  Hazen  pénètre  dans  la 
la  cour  et  vient  droit  aux  captifs.  Il  leur  propose  de 
fuir;  il  va  se  procurer  une  galiote.  La  mer  est  belle,  les 


186  CHAPITRE    V. 

tlols  sont  doux  —  «  Dis-nous  d'abord  quelle  femme 
habite  là,  »  répond  Lope. 

Hazen  explique  que  c'est  Zara,  fille  d'Hadji-Mourad, 
un  des  plus  riches  d'entre  les  Maures.  Elle  est  si  belle 
que  le  roi  de  Maroc,  Muley  Maluch,  l'a  demandée  en 
mariage.  Elle  a  été  élevée  avec  des  soins  infinis  par  une 
esclave  espagnole  appelée  Juana  de  Renteria,  «  une 
grande  matrone,  le  trésor  de  la  chrétienté,  la  couronne 
des  captives.  » 

L'élève  de  Juana  de  Renteria  guettait  sans  doute  le 
départ  du  renégat.  A  peine  a-t-il  quitté  le  bagne  que  le 
roseau  reparaît. 

—  Yoilà  une  pêche  divine,  dit  Yibanco,  bien  qu'elle 
nous  vienne  de  Mahomet. 

Yibanco  regarde  de  loin,  car  il  ne  peut  pas  bouger  le 
pied  sans  qu'aussitôt  le  roseau  ne  se  retire.  11  faut  se 
résigner;  don  Lope  est  choisi  par  Zara.  Un  petit  billet, 
mêlé  cette  fois  aux  doublons,  exprime  avec  une  mer- 
veilleuse simplicité  la  grande  pensée  de  la  jeune 
fille. 

«  Mon  père,  qui  est  très-riche,  eut  pour  captive  une  chré- 
tienne qui  m'a  nourrie  et  qui  m'enseigna  tout  le  christianisme. 
Je  sais  les  quatre  Oraisons,  la  lecture,  l'écriture  ;  cette  lettre  est 
de  ma  main  Elle  m'a  dit,  la  chrétienne,  que  Léla  Marien,  ap- 
pelée par  vous  sainte  Marie,  m'aimait  beaucoup,  et  que  je  serais 
emmenée  par  un  chrétien  dans  son  pa^s.  J'en  ai  vu  beaucoup 
dans  ce  bagne,  par  les  fentes  de  cette  jalousie,  et  aucun  ne  m'a 
paru  bien,  si  ce  n'est  toi.  Je  suis  belle,  j'ai  en  mon  pouvoir 
beaucoup  d'argent  à  mon  père.  Si  tu  veux,  je  t'en  donnerai 
beaucoup  pour  que  tu  te  rachètes.  Vois  comment  tu  pourras 
m'emmèner  dans  ton  pays,  où  tu  te  marieras  avec  moi  :  si  tu 
ne  le  voulais  pas,  cela  n'empêcherait  rien,  parce  que  Léla  Marien 
prendra  soin  de  me  donner  un  mari.  A  l'aide  du  roseau,  tu 
pourras  me  répondre  au  moment  où  il  n'y  a  personne  dans  le 


L'ISLAMISME.  187 

bagne.  Fais-moi  savoir  comment  tu  t'appelles,  quel  est  ton  pays 
et  si  tu  es  marié.  Ne  te  fie  à  aucun  Maure,  à  aucun  renégat.  Moi, 
je  m'appelle  Zara,  et  qu'Allah  te  protège.  » 

Lope,  après  avoir  lu  cette  lettre,  cherche  en  vain  à 
apercevoir  celle  qui  Ta  écrite  :  ce  n'est  pas  môme  une 
apparition,  c'est  un  songe.  Il  la  devine,  cachée  derrière 
les  épais  rideaux  d'une  fenêtre  silencieuse.  Mais  la  pru- 
dence l'arrache  à  cette  contemplation.  Tout  rentre  dans 
l'ordre  habituel.  —  Nous  ne  retrouverons  Zara  que  dans 
la  maison  du  corsaire  Gaurali,  avec  la  captive  Gonstanza 
et  la  moresque  Halima.  C'est  là  que  Cervantes  nous  in- 
troduit, dans  la  seconde  journée.  On  y  aperçoit  tout 
d'abord  Halima,  femme  de  Caurali,  qui  regarde  d'un 
œil  curieux  sa  captive  chrétienne  : 

Halima.  —  Gomment  te  trouves-tu,  chrétienne? 

Gonstanza.  —  Bien,  senora;  puisque  c'est  à  vous  que  j'ap- 
partiens, mon  sort  est  plus  doux. 

Halima.  —  Il  est  plus  doux  encore  quand  on  s'appartient  à 
soi-même.  La  perte  de  la  liberté  est  le  plus  grand  des  maux.  Je 
le  sais,  moi...  je  le  sais,  sans  être  esclave. 

Gonstanza.  —  Je  pensais  bien  que  vous  ne  l'étiez  pas,  senora. 

Halima.  —  Tu  pensais  le  contraire  de  la  vérité.  Je  suis  su- 
jette de  mon  mari  ;  ma  destinée  me  fait  bondir  le  cœur  ! 

Gonstanza.  —  Un  époux  courageux  et  bon  donne  à  sa  femme 
la  sérénité  de  l'esprit. 

La  dialogue  est  interrompu  par  Zara  qui  arrive,  étin- 
celante  de  beauté  et  de  douleur.  Elle  a  vu  le  supplice 
du  renégat  Hazen  et  elle  en  parle  avec  une  indignation 
imprudente. 

—  Je  l'ai  vu  mourir,  s'écrie-t-elle;  il  avait  tant  de  bonheur, 
que  j'ai  cru  qu'il  ne  mourrait  pas! 

—  Pourquoi  y  allais-tu?  demande  Gaurali. 

—  Je  suis  une  curieuse  impertinente,  dit-elle,  et  j'ai  pleuré 
parce  que  j'ai  le  cœur  fait  d'humanité,  j'ai  un  cœur  de  femme. 


188  CHAPITRE  V. 

Elle  renvoie  Caurali,  qui  parait  pou  content  et  qui 
laisse  dans  le  harem  don  Fernando. 

Zara.  —  Ils  sont  étrarjges,  ces  chrétiens! 

Hallma.  —  Regarde  leur  visage;  il  est  pâle,  et  leurs  mains  . 
elles  sont  blanches. 

Fernando.  —  Je  vais  me  retirer,  sur  votre  ordre. 

Halima.  —  N'aie  pas  de  crainte  inutile.  Jamais  un  captif 
n'excite  les  soupçons  d'un  Maure.  On  n'est  pas  jaloux  d'un  chré- 
tien. Garde  pour  ton  pays  cette  honnête  réserve. 

Fernando.  —  J'obéis. 

Zara.  —  Viens  ici,  chrétien,  et  dis-moi.  Dans  ton  pays,  est- il 
des  hommes  qui  donnent  leur  parole  sans  la  tenir? 

Fernando.  —  Des  vilains,  peut-être. 

Zara.  —  Même  si  l'on  a  donné  en  secret  sa  foi,  sa  parole  ou  sa 
main?... 

Fernando.  —  Quand  même  on  n'aurait  d'autres  témoins  que  le 
ciel,  on  prouve  toujours  que  l'on  était  vrai. 

Zara.  —  On  est  loyal  et  fidèle  même  envers  un  ennemi? 

Fernando.  —  Envers  tous.  La  promesse  d'un  hidalgo  ou  d'un 
caballero  est  une  dette. 

Halima.  —  Que  t'importe  de  savoir  les  vertus  ou  les  vices  de 
ces  hommes  qui  après  tout  sont  des  chiens? 

Zara  (à  part). —  Allah!.,,  fais  qu'ils  soient  hidalgos;  ceux  sur 
qui  tu  as  fait  tomber  mon  choix! 

Halima.  —  Que  dis-tu,  Zara? 

Zara.  —  Rien.  Laisse-moi  seule',  veux-tu,  avec  cet  honnête 
esclave. 

Halima.  —  Tu  aimes  donc  bien  à  t'instruire? 

Zara.  —  A  qui  le  savoir  ne  plaît-il  pas? 

Le  gentilhomme,  objet  de  l'attention  des  musulma- 
nes, souffre  de  ces  discours. 

Zara,  quand  on  la  distrait  de  son  but,  est  mutine  et 
mordante.  Elle  se  débarrasse  d'Halima,  comme  de  Cau- 
rali, d'un  coup  et  d'un  mot,  en  se  jouant.  Elle  met  dans 
un  sourire  tout  son  mépris.  La  grossièreté  d'Halima,  le 
métier  de  Caurali,  la  vie  d'Alger,  la  loi  musulmane  qui 


L'ISLAMISME.  189 

meuble  le  sérail  de  femmes,  tout  autour  d'elle,  jusqu'à 
l'air  qu'elle  respire,  tout  lui  pèse,  la  froisse  et  Tétouffe. 
Active  et  résolue,  elle  exécute  sans  retard  son  difficile 
projet.  Lope  et  Yibanco  sont  rachetés  pour  20,000  écus. 
Ils  devront  se  trouver  le  même  jour  sur  la  route,  hors 
de  la  ville,  du  côté  de  la  porte  Babalvète.  Là  ils  la  ren- 
contreront elle-même ,  au  milieu  de  plusieurs  femmes, 
toutes  enveloppées  comme  elle  de  leurs  voiles  blancs. 
Dans  le  nombre  est  Gonstanza. 

Zara.  —  Constanza,  dit  Zara,  regarde  ces  hommes  et  dis-moi 
s'ils  ont  l'air  de  gentilshommes.  Demande-lui  si  sa  femme  est 
belle,  car  il  est  peut-être  marié. 

Constanza.  —  Es-tu  marié? 

Lope.  —  Non,  senora,  mais  je  le  serai  bientôt  avec  une  Mau- 
resque chrétienne. 

Il  faut  avouer  que  don  Lope  mêle  à  ses  réponses 
quelques  agudezas  dans  le  goût  de  son  temps  et  de  sa 
nation.  Mais,  en  dépit  du  bel  esprit,  toute  la  scène 
est  d'une  fraîcheur  et  d'une  pureté  charmantes.  La  belle 
Zara  va  devant  elle,  en  quête  de  Fidéal,  d'un  pas  libre 
et  jeune,  sans  savoir  si  Lope  sera  son  époux,  le  prenant 
pour  guide  d'abord  et  se  mettant  d'ailleurs  sous  la  garde 
de  Léla  Marien. 

Cet  enthousiasme  pourtant,  ce  feu  de  conversion  et 
ces  projets  de  fuite  sont  arrêtés  tout  à  coup.  Halima 
annonce  à  Zara  qu'un  roi  demande  sa  main.  Le  célèbre 
Muley  Maluch,  le  plus  noble  et  le  plus  respecté  des  sou- 
verains d'Afrique,  a  obtenu  d'Hadji  Mourad  l'honneur  de 
prendre  Zara  pour  femme  et  pour  reine.  Halima,  déjà 
fière  d'être  l'amie  d'une  reine,  tombe  de  son  haut,  quand 
Zara  se  refuse  à  cette  élévation  qui  l'abaisse. 

Zara.  —  Quelle  amère  nouvelle! 


190  CHAPITRE  V 

IIalima.  —  Tu  es  une  sefiora  bien  renchérie! 

Zara.  —  Non!  je  n'ai  pas  d'orgueil,  j'ai  de  l'ennui....  J'avais 
résolu  de  ne  pas  me  marier  maintenant.  J'attendais  que  le  ciel 
décidât  mon  sort...  sur  un  autre  plan. 

Halima.  —  Allons I  tu  seras  reine! 

Zara.  —  Je  n'aspire  pas  si  haut.  Dans  un  état  plus  humble,  je 
trouverais  un  bonheur  plus  grand. 

Halima.  —  Eh  bien ,  moi,  j'en  jure  par  ma  vie,  Zara,  lu  as  un 
amour! 

Halima  voulait  une  raison,  elle  l'a  trouvée  :  cette  femme 
vulgaire,  qui  ne  soupçonne  pas  qu'elle  ait  une  âme,  fait 
penser  à  la  nourrice  qui,  clans  Shakespeare,  s'entretient 
avec  Desdemone.  On  se  rappelle  la  scène  :  Desdemone 
et  sa  nourrice  parlent  de  la  fidélité  et  de  l'amour  ;  elles 
ne  se  comprennent  pas  ;  leur  langage  est  fait  des  mêmes 
mots  et  d'idées  différentes.  La  nourrice,  qui  croit  ingé- 
nument aux  petits  intérêts  de  la  vie ,  n'en  devine 
même  pas  l'intérêt  majeur  et  sublime;  naïvement  stu- 
pide,  corrompue  sans  le  savoir,  elle  plaint  par  bonté 
d'âme  les  esprits  capables  de  passion  et  de  sacrifice , 
elle  contemple  dans  Thébétement  l'inintelligible  pureté 
de  Desdemone.  Telle  est,  auprès  de  Zara,  qui  refuse 
une  couronne,  la  Mauresque  Halima.  A  peine  Halima 
est-elle  sortie,  que  Zara,  oppressée,  se  précipite  vers 
Gonstanza  et  lui  dit  : 

—  Soy  crisHana^  soy  cristiana! 

Le  véritable  dénûment  du  drame  serait  là,  dans  ce 
cri  de  la  jeune  fille  qui  renie  Mahomet  et  qui  va  fuir 
enterre  chrétienne.  Cervantes  a  déroulé  sous  nos  yeux 
ce  qu'il  voulait  peindre,  la  révolution  religieuse  dont 
un  cœur  de  femme  est  le  théâtre. 

Mais,  pour  plaire  à  la  foule,  la  troisième  journée  de- 


L'ILSLAMISME.  191 

vait  finir  par  un  spectacle  moins  abstrait  ;  elle  se  termine 
par  une  petite  comédie,  qui  repose  sur  un  quiproquo 
et  un  coup  de  théâtre.  On  fait  semblant  d'accorder  Zara 
à  Muley-Maluch,  et  on  la  lui  ravit;  nous  assistons  au 
défdé  d'une  noce. 

Ici,  dit  Cervantes,  la  noce  se  mettra  en  route  dans  l'ordre  sui- 
vant :  Halima  d'abord,  un  voile  sur  la  figure,  occupant  la  place 
de  Zara.  On  la  porte  sur  un  palanquin  à  dos  d'hommes.  Puis  la 
musique,  les  torches  en  feu,  les  guitares,  les  voix,  —  de  grandes 
réjouissances.  On  chante  des  cantares^  que  je  donnerai. 

Peut-être  voulait-il  amuser  le  public  par  la  singula- 
rité des  chants  arabes. 

Lope  et  Yibanco  regardent  passer  le  cortège  et  de- 
mandent quel  est  ce  mariage.  —  C'est,  leur  dit-on, 
Zara,  qui  épouse  Muley-Maluch,  futur  roi  de  Fez. 
Lope  est  tremblant.  Tout  à  coup  une  voix  l'appelle  : 
c'est  Zara,  restée  chez  son  père. 

—  0  miracle  de  l'amour  1  s'écrie  Lope.  Vous  m'apportez  le 
salut  dans  la  détresse,  le  secours  dans  la  ruine,  la  liberté  dans 
la  prison,  la  vie  et  la  joie  dans  la  mort!... 

Il  se  jette  aux  genoux  de  la  jeune  fille  et  lui  baise  les 
pieds,  en  lui  prodiguant  des  paroles  de  respect,  de  dé- 
vouement et  d'amour.  Zara  le  relève. 

—  Il  n'est  pas  bien,  dit-elle,  que  des  lèvres  chrétiennes  s'ou- 
blient auprès  d'une  femme  maure.  Tu  as  vu  à  mille  signes  que 
je  suis  tienne  ;  ce  n'est  pas  à  cause  de  toi ,  mais  pour  le  Christ 
et  parce  que  je  suis  sienne.  Plus  de  tendresses;  réserve-les  pour 
un  autre  temps Quand  pars-tu  pour  l'Espagne? 

Elle  le  presse  d'exécuter  leur  glorieux  projet.  Lope, 
rempli  de  confiance  et  d'enthousiasme,  s'engage  à  y 
jouer  sa  vie. 


d92  CHAPITRE  V. 

—  Je  suis  chrétien,  Espagnol  et  gentilhomme;  je  le  donne 
encore  ma  foi  et  ma  parole  de  faire  ce  que  je  dois.  Donne-moi 
tes  mains,  sefiora,  en  attendant  le  jour  où  je  te  presserai  dans 
mes  bras. 

—  Non!...  mais  plutôt  je  te  baiserai  les  pieds,  car  tu  es  chré- 
tien et  je  suis  Mauresque. 

Ils  se  séparent  et  vont  assurer  leur  fuite,  qui  s'ac- 
complit le  lendemain. 

Cette  peinture,  dit  Cervantes  en  terminant,  n'est  pas  tirée  de 
l'imagination.  La  vérité  l'a  faite,  qui  invente  bien  mieux  que  la 
fiction.  A  Alger  se  conserve  encore  ce  conte  d'amour  et  ce  doux 
souvenir...  On  y  retrouverait  la  fenêtre  et  le  jardin. 

L'histoire  ne  semble  pas  confirmer  ce  fait.  Zara 
épousa  ce  Muley-Maluch,  qui  en  1576,  à  Alger,  excitait 
l'admiration  universelle  par  sa  courtoisie,  son  caractère 
et  son  intelligence.  C'était  un  brillant  cavalier  qui,  se- 
lon Antonio  de  Herrera,  parlait  le  turc,  Fallemand, 
l'italien,  l'espagnol  et  le  français,  possédait  une  biblio- 
thèque précieuse  et  jouait  du  luth  comme  un  prince 
italien.  Ambitieux,  il  soutint  les  armes  à  la  main  ses 
droits  au  royaume  de  Fez,  et  mourut  dans  cette  entre- 
prise, en  1578,  sur  le  célèbre  champ  de  bataille  d'Al- 
cazar-Kébir.  Zara,  sa  veuve,  se  rendit-elle  alors  en  pays 
chrétien?  On  l'ignore.  Quoi  qu'il  en  soit,  notre  poète, 
s'il  a  altéré  l'histoire,  n'a  du  moins  inventé  ni  le  per- 
sonnage, ni  la  physionomie  de  cette  jeune  fille,  gagnée 
à  la  civilisation  chrétienne.  Moins  touché  de  l'exacti- 
tude des  faits  que  de  la  vérité  morale,  il  s'est  emparé 
de  cette  figure  pour  la  faire  passer  du  monde  de  l'his- 
toire dans  le  monde  de  Fart.  Il  se  plut  si  bien  à  cette 
étude,  que  vingt  ans  après,  dans  la  nouvelle  du  Captifs 


L'ISLAMISME.  i93 

il  racontait  une  seconde  fois  l'aventure  de  Zara  qu'il 
amenait  en  Espagne  sous  le  nom  de  Zoraïde.  Il  est  vrai 
que  la  jeune  fille,  dans  le  trajet,  changea  singulièrement 
d'aspect. 


ZORAÏDE.    —   LE   CAPTIF. 

Quand  Cervantes  écrit  le  Captifs  qui  paraît  avec 
Don  Quichotte,  il  a  vieilli,  il  contemple  de  loin  Alger, 
il  se  joue  au  milieu  des  souvenirs  de  la  captivité... 
hœc  olim  meminisse  juvabit  !  Il  relit  en  souriant 
l'épisode  dramatique  des  Bagnes  et  s'aperçoit  qu'il 
manque  quelque  chose  au  caractère  de  Zara.  Dans  l'hé- 
roïne, il  a  oublié  la  femme  ;  dans  la  fi  ère  musulmane,  il 
a  oublié  la  fille  d'Eve,  à  qui  il  doit  tenir  compte  et  de 
sa  grâce  native  et  de  sa  dissimulation  naturelle.  Zoraïde 
n'est  plus  simplement  la  jeune  fille  du  drame,  héroïne 
de  pied  en  cap,  si  résolue,  si  prompte  à  la  réplique. 
Cervantes,  en  nous  la  présentant  de  nouveau,  l'éclairé 
d'un  nouveau  jour,  et  à  peine  pose-t-el!e  le  pied  sur  la 
terre  d'Espagne  qu'on  s'aperçoit  de  la  métamorphose. 
Dès  qu'elle  entre  dans  l'auberge  où  se  trouvent  réunis 
don  Quichotte,  Luscinde  et  Dorothée,  «  en  détachant 
son  voile  elle  découvre  un  visage  si  ravissant,  que  Do- 
rothée la  trouve  plus  belle  que  Luscinde  et  Luscinde 
plus  belle  que  Dorothée.  )^  Le  trait  n'est  pas  de  la  même 
plume  que  les  tableaux  des  Bagnes  d'Alger.  Un  Cer- 
vantes d'un  autre  âge ,  le  maître  en  ironie  que  tout  le 
monde  sait,  vient  de  se  montrer,  à  sa  mianière,  discrè- 
tement, sans  accuser  son  intention.  Il  dissimule  même 
son  sourire  ;    on   croirait   qu'il  veut  nous   donner  le 

13 


194  CHAPITRE  V. 

change,  car  il  mêle  à  son  nouveau  récit  les  aventures 
lamentables  du  père  de  Zara,  lequel,  furieux,  pleurant, 
désespéré,  se  jette  à  l'eau,  quand  il  apprend  que  sa  fille 
est  chrétienne  ;  mais  ce  personnage,  que  Ton  repêche 
et  que  Ton  pend  par  les  pieds  pour  lui  faire  rendre 
Teau  qu'il  a  bue,  manque  d'effet  tragique  quand  il  a  la 
tête  en  bas.  Tout  au  contraire,  la  physionomie  de  la 
jeune  fille  est  touchée  d'un  pinceau  fin  et  délicat.  Plus 
de  cothurne  tragique,  elle  n'est  plus  en  scène.  Yoici 
qu'elle  révèle,  avec  une  candeur  diabolique,  son  carac- 
tère propre  et  familier,  voici  les  ruses  amoureuses  qu'elle 
emploie  avec  beaucoup  d'aisance  pour  tromper  son  père. 
C'est  une  âme  excellente ,  sincère  dans  sa  foi  et  habile 
dans  ses  passions ,  pure  jusqu'au  fond  de  l'âme  et  co- 
quette jusqu'au  bout  des  ongles ,  la  plus  douce,  la  plus 
charmante,  la  plus  perfide  des  créatures,  très-chré- 
tienne et  très-femme;  un  portrait  que  Montaigne  eût 
envié. 

Avant  tout  elle  est  belle,  elle  est  parée,  elle  a  pour 
ses  bijoux  des  soins  pieux.  Aux  bras,  elle  porte  des 
bracelets  inestimables,  aux  pieds  deux  carcadj  d'or  pur, 
incrustés  de  diamants,  et  sur  la  tête,  sur  le  cou,  aux 
oreilles,  dans  les  boucles  de  ses  cheveux,  un  torrent  de 
perles  qui  l'inondent.  Son  adresse  égale  sa  beauté. 
Quand  le  captif  entre  dans  le  jardin  d'Hadji-Mourad, 
sous  prétexte  de  cueillir  des  salades,  elle  improvise  en 
un  clin  d'œil  une  comédie  où  elle  joue  son  rôle  comme 
pas  une.  En  présence  même  de  son  père,  elle  concer- 
tera son  plan  d'évasion  avec  le  chrétien.  Elle  accourt  à 
son  amant  le  mépris  aux  lèvres. 

—  Tu  t'es  racheté,  lui  dit-elle.  En  vérité,  si  tu  avais  appar- 
tenu à  mon  père ,  j'aurais  fait  en  sorte  qu'il  ne  te  donnât  pas 


L'ISLAMISME.  195 

l)our  deux  fois  autant  ;  car  vous  autres  chrétiens ,  \ous  mentez 
en  tout  ce  que  vous  dites,  et  vous  vous  faites  pauvres  pour 
tromper  les  Maures.  —  Cela  peut  bien  être,  madame;  mais  je 
te  proleste  que  j'ai  dit  à  mon  maître  la  vérité,  que  je  la  dis  et  la 
dirai  à  toutes  les  personnes  que  je  rencontre  en  ce  monde.  — 
Et  quand  t'en  vas-tu?  —  Demain,  à  ce  que  je  crois,  lui  dis-je. 
11  y  a  ici  un  vaisseau  de  France  qui  met  demain  à  la  voile,  et  je 
pense  partir  avec  lui.  —  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  attendre  qu'il 
arrivât  des  vaisseaux  d'Espagne  pour  t'en  aller  avec  eux,  plutôt 
qu'avec  des  Français,  qui  ne  sont  pas  vos  amis?  —  Non,  si  tou- 
tefois il  y  avait  des  nouvelles  certaines  qu'un  bâtiment  arrive 
d'Espagne  ,  je  me  déciderais  à  l'attendre  ;  mais  il  est  plus  sûr  de 
m'en  aller  dès  demain. 

La  conversation  continue  ainsi,  et  le  père  sert  d'in- 
terprète, —  parce  que,  dit  Cervantes,  il  sait  mieux  la 
langue  franque. 

On  va  plus  loin,  on  écarte  Hadji-Mourad  au  moyen 
d'un  stratagème  pendant  quelques  secondes.  Le  captif 
serre  la  jeune  femme  sur  son  cœur.  Surpris  dans  cette 
position  par  le  vieillard  qui  revient,  il  se  trouble. 

Mais  Zoraïde,  adroite  et  prudente,  ne  voulut  pas  ôler  les  bras 
de  mon  cou;  au  contraire,  elle  s'approcha  plus  près  encore,  et 
posa  sa  tête  sur  ma  poitrine,  en  pliant  un  peu  les  genoux,  et 
donnant  tous  les  signes  d'un  évanouissement  complet.  Moi,  de 
mon  côté,  je  feignis  de  la  soutenir  contre  mon  gré. 

Ainsi  tout  y  est,  jusqu'à  l'art  de  s'évanouir. 

La  bonhomie  narquoise  de  Cervantes  semble  trahir  la 
vieille  cause  si  sérieuse  qu'il  soutenait.  Il  n'en  est  rien. 
Devenu  peintre  de  mœurs,  il  achève,  il  est  vrai,  d'une 
façon  nouvelle,  le  portrait  que  jadis  il  avait  dessiné  sous 
un  aspect  tout  spécial;  il  le  réduit  aux  proportions  hu- 
maines ;  il  corrige  la  pleine  lumière  par  des  ombres  qui 
donnent  au  modèle  la  perfection  en  lui  donnant  la  réa- 
lité. Zara  était  un  rôle,  Zoraïde  est  une  nature.  Mais 


196  CHAPITRE  V. 

sur  le  point  essentiel ,  Cervantes  ne  se  dédit  pas  ;  cette 
femme  musulmane  répudie  toujours  les  mœurs  et  les 
croyances  de  l'Orient.  Elle  repousse  même  «  avec  beau- 
coup de  dépit  et  de  grâce  »  le  nom  de  Zoraïde,  qui  n'est 
qu'un  diminutif  aimable  du  mot  Zara.  Elle  veut  s'appe- 
ler Marie  et  compter  parmi  ces  femmes  de  l'Occident 
«  que  les  Turcs  eux-mêmes  estiment  plus  que  celles  de 
leur  nation,  car  ils  tiennent  à  grand  honneur  de  les 
prendre  pour  épouses  légitimes.  »  Ce  fait  capital,  la 
supériorité  de  la  femme  chrétienne  reconnue  par  les 
musulmans,  est  assez  grave  aux  yeux  de  Cervantes  pour 
qu'il  y  revienne  encore  dans  la  tragi-comédie  bouffonne 
qu'il  écrit  sous  Philippe  III. 


LA    GRANDE   SULTANE. 

Le  sujet  de  cette  nouvelle  œuvre  était  historique.  Un 
jour,  vers  l'an  1585,  un  navire  espagnol,  allant  de 
Malaga  à  Oran,  fut  pris  par  un  raïs  appelé  Mourad, 
qui  vendit  à  Tétouan  quelques-uns  de  ses  prisonniers, 
entre  autres  une  petite  fille  appelée  Catalina.  Celle-ci 
grandit  et  devint  si  belle,  que  Mourad,  la  retrouvant 
quatre  ans  après,  la  crut  digne  du  Grand  Seigneur,  la 
racheta  et  la  conduisit  à  Constantinople.  On  lui  donna 
des  habits  musulmans  et  le  nom  de  Zoraïde,  qu'elle  re- 
fusa de  porter.  Sa  fierté,  qui  se  montrait  en  toutes 
choses,  la  plaça  si  haut  dans  l'estime  du  Grand  Seigneur 
qu'il  l'épousa  et  la  fit  grande  sultane.  Son  bonheur, 
dans  ce  poste,  fut  d'être  la  protectrice  des  chrétiens  et 
d'introduire  en  Orient  les  usages  et  la  littérature  de 
l'Espagne.  Les  vaisseaux  vénitiens  lui  apportaient  les 


L'ISLAMISME.  197 

comédies  de  Lope  de  Yega  qu'elle  faisait  jouer  au  sé- 
rail, ou  les  chansons,  les  jacaras,  qm  rappelaient  aux 
captifs  les  accents  de  leur  pays. 

Son  aventure,  qui  fit  du  bruit  à  Yalladolid,  où  la 
cour  se  trouvait  en  1602,  servit  de  texte  à  la  pièce  tragi- 
comique  de  Cervantes,  mélange  de  mascarade  et  d'al- 
lusions graves,  assemblage  bizarre  et  tout  espagnol  de 
caractères  disparates  :  la  sultane  y  joue  le  rôle  de  Pau- 
line dans  Polyeucte  et  le  sultan  celui  du  Grand  Turc 
dans  Molière. 

Le  sultan  Mourad  marche  avec  une  majesté  incom- 
parable, devant  laquelle  s'incline  la  foule  asiatique.  Six 
mille  soldats  l'escortent;  le  peuple  se  précipite  sur  son 
passage  et  lui  lance  des  placets  que  les  pages  recueillent 
proprement  dans  des  sacs  de  soie. 

Les  eunuques  s'empressent  à  lui  faire  leur  cour  et  à 
lui  signaler  les  femmes  qui  méritent  un  regard  de  lui  ; 
car  il  aime  la  beauté,  sans  s'inquiéter  de  l'origine  ou  de 
la  religion.  Rustem  et  Mami  sont  en  querelle,  parce 
qu'on  n'a  pas  encore  présenté  au  maître  la  captive  es- 
pagnole récemment  achetée,  Gatalina.  On  la  lui  amène. 
Il  est  ébloui,  fasciné  par  cette  beauté  merveilleuse,  et, 
dans  un  mouvement  de  passion,  il  met  aux  pieds  de 
l'Espagnole  sa  turquerie  et  son  Empire.  Elle  sera  sul- 
tane, ou  plutôt  elle  sera  la  dame  d'un  chevalier  turc, 
d'un  Amadis  de  Gonstantinople  qui  perd  la  tête  pour 
elle  et  lui  adresse  des  vers  comme  ceux-ci  : 

L'amour  est  mon  maître  et  seigneur  ; 
Je  vous  parle  sous  sa  puissance. 
Vous  êtes  centre  de  mon  cœur  : 
Je  suis  votre  circonférence  ! 

Gatalina,  peu  séduite  de  cette  position,  laisse  dire  le 


i98  CHAPITRE  V. 

sultan  énamouré.  Elle  aime  mieux,  dit-elle  à  l'eunuque 
Rustem,  mourir  que  de  supporter  une  telle  union. 
N'est-ce  pas  un  mortel  péché  que  d'épouser  un  infidèle? 

Rustem.  —  Distinguons.  C'est  un  péché,  quand  on  peut  fuir. 
Quand  on  ne  le  peut  pas,  il  y  a  contrainte.  Qui  est  contraint 
n'est  pas  libre.  La  volonté  qui  n'est  pas  libre  est  innocente. 

Catalina.  —  Je  serai  martyre;  je  préfère  la  mort  au  péché. 

Rustem.  —  On  n'est  martyr  que  lorsqu'il  s'agit  de  confesser 
sa  foi. 

Catalina.  —  L'occasion  s'en  présente,  et  je  la  saisirai. 

Rustem.  —  Silence  1  voici  Mami. 

Mami.  —  Le  Grand  Seigneur  veut  te  voir. 

Catalina.  —  0  malheur  ! 

Mami.  —  Tu  parles  mal,  sefiora. 

Catalina.  —  Je  parlerai  toujours  ainsi. 

—  Le  Grand  Turc,  Mourad,  arrive. 

MouRAD.  —  Catalina  ! 

Catalina.  —  Voilà  mon  nom. 

MouRAD.  —  Catalina  l'Ottomane  !  ainsi  je  t'appellerai. 

Catalina.  —  Je  suis  chrétienne.  Mon  nom  est  de  Oviedo; 
c'est  un  nom  de  gentilhomme,  illustre  et  chrétien. 

MouRAD.. —  Le  nom  ottoman  n'est  pas  méprisable. 

Catalina.  —  C'est  vrai  ;  pour  la  hauteur  et  l'arrogance ,  vous 
passez  tout  le  monde. 

Le  dialogue  continue  sur  ce  ton  ;  Catalina  redouble 
de  fierté. 

—  Tes  libertés  m'étonnent,  s'écrie  le  sultan  ;  elles  sont  plus 
que  d'une  femme  [masque  de  mujer)...  Eh  bien  ,  tu  seras  sultane I 

Le  sultan,  qui  rêve  l'union  de  l'orgueil  espagnol  et  de 
Torgueil  ottoman  (quel  lion  doit  naître  d'un  tel  ma- 
riage !),  permet  à  Catalina  de  rester  chrétienne. 

Mourad.  —  Je  n'ai  pas  charge  de  ton  âme. 

Rustem.  —  Qu'en  dis- tu?  Mami. 

Mami.  —  Le  pouvoir  d'une  femme  est  grand  ! 


L'ISLAMISME.  199 

MouRAD.  —  Levez  la  tête,  sefiora,  que  mes  yeux  puissent 
voir  dans  les  vôtres  le  pouvoir  de  Dieu  ou  celui  de  la  nature , 
à  qui  Allah  donne  le  secret  de  faire  des  miracles  par  la  beauté  ! 

Plus  loin,  dans  une  scène  touchante  et  simple,  Mou- 
racl  est  encore  plus  tolérant.  Il  s'approche  à  pas  de 
loup  de  Gatalina  qui  ne  ne  le  voit  pas,  et  il  la  contemple. 
Elle  est  seule,  recueillie,  dehout,  un  rosaire  dans  les 
mains.  Elle  prie  à  demi-voix  la  Yierge  : 

—  Étoile  qui  luis  sur  la  mer  du  monde  et  dont  l'influence 
calme  les  tempêtes!  dans  ma  détresse,  je  me  remets  entre  tes 
mains.  Je  n'ai  à  moi  que  ma  volonté,  je  ne  peux  garder  que 
mon  intention,  je  te  l'offre,  très-sainte  Marie.  {Apercevant  le 
sultan.)  Quoi!  grand  seigneur,  tu  viens  ici? 

—  Prie,  Gatalina,  prie!  Sans  l'aide  divine,  les  biens  des  hommes 
durent  peu.  Invoque-la,  elle,  je  n'en  éprouve  pas  de  crainte; 
invoque  ta  Léla  Marien.  Pour  nous  aussi,  c'est  une  sainte. 

Gatalina,  sûre  de  rester  chrétienne,  demande  encore 
une  grâce,  celle  d'avoir  des  habits  chrétiens.  On  amène 
un  vieux  tailleur  espagnol;  celui  qui  se  présente  est 
le  père  de  la  sultane.  Tandis  que  Mourad  parle  de  cou- 
vrir de  perles  et  de  diamants  sa  fiancée,  le  tailleur  la 
serre  dans  ses  bras,  sous  prétexte  de  lui  prendre  me- 
sure, puis  il  lui  dit  tout  bas,  à  l'oreille  : 

—  Plût  à  Dieu  que  mes  bras  pussent  l'emporter  dans  la  terre, 
et  que  ta  grandeur  se  changeât  en  bassesse!... 

—  Assez,  père!  murmure  Gatalina,  je  ne  puis  supporter  ces 
reproches.  Le  cœur  me  manque. 

Elle  s'évanouit.  Le  sultan  qui  observait  les  gestes  trop 
familiers  du  tailleur,  ordonne  de  l'empaler.  Mais  non  ! 
Cervantes  sauve  le  vieillard  ;  il  veut  terminer  son  drame 
par  des  fêtes,  des  danses  et  des  incidents  comiques.  Il 
rend  à  Mourad  toute  sa  bonne  humeur  par  un  moyen 


200  CHAPITRE  V. 

grotesque.  Le  sultan,  par  distraction  et  par  habitude, 
jette  le  mouchoir  à  une  captive,  qui  par  parenthèse  se 
trouve  être  un  jeune  homme.  A  celle  vue,  Gatalina  se 
fâche  et  réclame  le  divorce. 

—  Elle  est  jalouse  1  s'écrie  le  sultan.  Et  la  jalousie  est  fille  de 
l'amour! 

Mourad  est  ravi.  Dans  sa  joie  il  répand  des^râces  et 
des  pardons  à  tort  et  à  travers.  Il  affranchit,  il  marie, 
il  bénit  tout  le  monde.  Il  fait  grâce  même  à  Madrigal,  le 
gracioso,  le  railleur,  qui  était  réservé  au  supplice  le 
plus  e\quis. 

Ce  Madrigal  égayé  toute  la  pièce  par  ses  querelles  avec 
le  cadi.  Surpris  aux  pieds  d'une  femme,  on  Ta  con- 
damné à  être  jeté  à  la  mer  dans  un  sac,  à  moins  qu'il  ne 
se  fasse  musulman  ou  qu'il  n'épouse  la  femme.  Il  choi- 
sit le  sac,  aimant  mieux  la  mort  naturelle  que  les  deux 
autres. 

—  Mais,  ajoute-t-il,  je  sais  que  ce  n'est  pas  cette  fois,  mon 
bon  seigneur,  que  je  dois  mourir. 

—  Comment!  si  je  te  condamne,  moi  le  juge  suprême.  On 
n'appelle  jamais  des  sentences  que  je  rends. 

—  Très-bien;  mais  j'aurais  la  pierre  au  cou,  que  je  ne  me 
noierais  pas.  Je  me  tirerais  d'affaire.  Cela  vous  étonne?  Faites 
sortir  ces  deux  hommes,  je  vous  dirai  comment  j'entends  les 
choses. 

—  Laissez-le,  vous!  Je  veux  voir  comment  il  s'y  prend  pour 
échapper  à  la  mort. 

Madrigal  s'explique.  Il  a  le  don  de  faire  parler  ou  de 
faire  taire  les  animaux  à  son  gré.  Cervantes  emprunte 
ici  les  vieux  contes  du  roman  d'Apollonius  de  Tyanes, 
si  répandu  dans  la  Péninsule. 

—•  Apollonius,  dit  Madrigal,  était  l'aïeul  de  mes  aïeux.  11 


l'islamisme.  201 

comprenait  le  chant  des  oiseaux,  le  cri  du  canard,  les  trilles  du 
rossignol,  les  roucoulements  de  la  tourterelle.  Ce  don,  il  l'a 
légué  aux  miens  et  à  moi.  Or,  les  oiseaux,  ce  matin,  disaient  que 
je  ne  mourrais  pas,  et  que  ,  tout  au  contraire,  certain  juge  mé- 
créant mourrait  dans  six  jours  {Ici  le  cadi  devient  pâle)  ^  s'il  ne 
réparait  pas  par  une  expiation  et  une  ablution  le  mal  qu'il  a  fait 
à  deux  Maures  et  à  une  veuve. 

—  Des  Maures?  il  y  en  a  bien  cinquante,  et  des  veuves  per- 
sécutées, plus  de  cent.  A  qui  ferai-je  réparation? 

—  J'écouterai  le  rossignol ,  il  me  dira  leur  nom. 

Sur  cette  donnée,  les  plaisanteries  sont  inépuisables. 
Mais  Madrigal,  pour  mieux  sauver  sa  vie,  offre  impru- 
demment d'apprendre  à  parler  à  Télépliant  du  Grand 
Seigneur. 

Le  cadi  le  prend  au  mot  et  désormais  le  poursuit 
chaque  jour  en  lui  réclamant  l'exécution  de  sa  promesse. 
Madrigal  lui  enseigne,  dit-il,  toutes  les  langues  qu'il 
sait,  la  gerigonza  que  marmottent  les  aveugles,  le 
basque  qui  lutte  d'antiquité  avec  l'éthiopien,  le  berga- 
masque  d'Italie,  le  gascon  de  France,  le  vieux  grec,  la 
langue  de  la  hampa  (qui  est  la  bohème  de  Séville),  les 
douceurs  du  valencien  et  du  portugais,  bref  tous  les  pa- 
tois, les  dialectes  et  les  argots  qui  vivent  encore,  floris- 
sants et  inextricables,  dans  les  pays  du  Midi.  Cervantes 
raille  en  passant  la  division  indéfinie  des  peuples  et  des 
langues  sur  la  Méditerranée. 

Au  milieu  de  ces  plaisanteries,  l'esprit  sévère  de  la 
longue  croisade  entreprise  par  Cervantes,  semble  tout  à 
fait  disparaître.  Mais  si  l'on  prend  garde  à  certaines 
scènes,  rapides,  à  peine  ébauchées,  qui  se  placent  tout 
à  coup  entre  deux  lazzis,  on  s'apercevra  de  la  persis- 
tance de  l'idée  politique.  Je  n'en  citerai  qu'une  pour 
terminer,  celle  où  le  sultan  donne  audience  à  l'ambas- 


202  CHAPITRE  V. 

sadeur  de  Perse.  Les  Persans,  on  le  sait,  étaient  aux 
yeux  des  Turcs  ce  qu'en  Europe  les  protestants  étaient 
aux  yeux  des  catholiques.  Un  schisme  analogue  au  nôtre, 
opposant  les  Schiites  aux  Sonnites,  partageait  en  deux 
les  forces  mahométanes.  Cervantes,  qui  sans  doute  trou- 
vait utile  d'entretenir  en  Orient  la  dissidence  et  de  la 
faire  cesser  en  Occident,  jette  dans  sa  pièce  une  allusion 
directe  à  ce  double  fait.  La  réception  de  Tambassadeur 
est  orageuse.  Au  moment  où  il  entre,  on  le  fouille  pour 
voir  s'il  ne  cache  pas  des  armes.  Le  sultan  est  caché 
derrière  des  rideaux  de  taffetas  vert.  Quatre  pachas  as- 
sis sur  des  coussins  et  des  tapis  bigarrés  attendent  avec 
une  mauvaise  humeur  solennelle.  Les  rideaux  s'entr'ou- 
vrent,  le  Grand  Turc  apparaît.  L'ambassadeur  alors  de- 
mande la  paix  au  sultan  :  aussitôt  on  se  récrie. 

—  Tu  la  demandes,  ô  barbare,  maudit,  infidèle!  parce  que  tu 
ne  comptes  plus  sur  l'alliance  du  roi  d'Espagne. 

L'ambassadeur  réplique  que  la  Perse  sera  toujours 
ralliée  de  ce  grand  roi  d'Espagne  a  dans  les  États  du- 
quel le  soleil  ne  se  couche  jamais.  » 

—  A  la  porte!  {echadîe  fuera!)  s'écrie  le  premier  pacha;  c'est 
un  chrétien.  La  Perse  infidèle  fait  autant  de  mal  à  Gonstanti- 
nople  que  la  Flandre  à  l'Espagne. 

Sous  une  forme  indirecte,  l'avis  était  clair.  Cer- 
vantes, quand  il  écrivit  cette  pièce,  avait-il  vu  ce  Fi- 
gueroa  de  Yalladolid  qui  venait  de  négocier  avec  la 
Perse  ?  Ce  qui  du  moins  ne  saurait  faire  l'objet  d'un 
doute,  c'est  qu'il  fut  jusqu'à  la  fm  de  sa  carrière  préoc- 
cupé des  progrès  de  l'islamisme  turc. 

Résumons  ici  ce  chapitre.  Cervantes  essaya  d'exciter 


L'ISLAMISME.  203 

our  à  tour  rindignation  ou  le  ridicule  contre  un  peuple 
qui  alors  effrayait  l'Europe,  qui  plus  tard  y  demeura  fixé 
comme  un  corps  étranger  et  qui  aujourd'hui  encore  y 
suscite  l'interminable  question  d'Orient.  Ayant  vu  à 
Lépante,  à  Alger,  à  Oran,  comment  l'Espagne  perdait 
le  fruit  de  ses  victoires,  rougissant  de  penser  qu'un  roi 
puissant,  actif,  servi  par  des  armées  et  des  flottes  ma- 
gnifiques, était  insulté  et  rançonné  par  des  corsaires,  il 
entreprit  d'être  le  défenseur  des  martyrs  et  des  soldats, 
Tavocat  des  oubliés,  le  conseiller  utile  de  son  pays,  en 
montrant  à  l'Espagne  la  ruine  de  son  pouvoir  et  de  son 
influence  sur  la  Méditerranée.  Il  compara  les  deux  so- 
ciétés, chrétienne  et  musulmane,  l'orgueil  de  l'honneur 
opposé  à  l'orgueil  de  la  force  ;  il  protesta  contre  les 
auto-da-fé  et  laissa  voir  son  respect  pour  la  liberté  de 
conscience  de  l'Allemagne.  Quelle  fut  la  dernière  pen- 
sée de  cet  observateur?...  Il  n'a  pas  été  libre  de  la  dire 
et  nous  l'ignorons.  Mais  je  suis  frappé,  en  relisant  ses 
œuvres,  de  voir  qu'il  a  marqué  le  fait  essentiel  et  capi- 
tal qui  depuis  bien  des  siècles  sépare  l'Orient  de  l'Occi- 
dent, je  veux  dire  la  différence  originelle  de  l'intelli- 
gence asiatique  et  de  l'intelligence  européenne.  Ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  de  développer  cette  considération,  assez 
nouvelle  pour  sembler  paradoxale,  que  nous  avons  ex- 
pliquée ailleurs  ^  Il  suffit  d'établir  que  Cervantes  avait 
entrevu  la  cause  séculaire  d'une  lutte  qui  au  fond  est 
celle  des  idées.  Les  races  pour  lui  étaient  irréductibles, 
parce  que  les  intelligences  étaient  incompatibles.  C'est 
dans  un  passage  d'une  nouvelle  [le  Curieux  indiscret)^ 
qu'il  a  dit  son  dernier  mot  à  cet  égard. 

1.  Voir  nos  Études  sur  la  Chine, 


204  CHAPITRE  V. 

Aux  Musulmans,  on  ne  peut  rien  faire  entendre  (en  fait  d'idées 
abstraites  et  de  doctrines  religieuses)  par  des  déductions  tirées 
de?  raisonnements  de  l'intelligence  ou  fondées  sur  des  articles  de 
foi;  il  faut  leur  apporter  des  exemples  palpables,  intelligibles, 
indubitables,  des  démonstrations  mathématiques  qui  ne  se  puis- 
sent nier,  comme  lorsqu'on  dit  :  Si  de  deux  parties  égales  nous 
ètons  des  parties  égales,  celles  qui  restent  sont  encore  égales;  et, 
comme  ils  n'entendent  pas  même  cela  sur  de  simples  paroles,  il 
faut  le  leur  mettre  sous  les  yeux ,  le  leur  démontrer  avec  les 
mains  ; —  et  pourtant  personne  ne  peut  venir  à  bout  de  les  con- 
vaincre. 

Mais  terminons  ce  long  chapitre,  qui  nous  a  fait  an- 
ticiper sur  la  vie  entière  de  Cervantes.  Nous  venons  de 
voir  par  avance  quelles  phases  traversa  son  génie.  Cette 
croisade  n'est  qu'une  partie  de  son  œuvre;  il  est  temps 
de  reprendre  le  récit  de  sa  vie  et  l'histoire  de  ses  tra- 
vaux au  point  où  nous  les  avons  laissés,  en  1580. 


CHAPITRE  VI 


VIE    NOMADE    DE    CERVANTES 


1580—1598 


Cervantes,  pendant  ses  campagnes  et  sa  captivité, 
avait  pris  en  haine  les  mécréants,  en  adoration  la  liberté 
et  «  en  patience  les  maux.  »  Quand  il  revint  en  Espagne, 
plein  de  ses  idées  et  maître  de  sa  personne,  l'exercice 
delà  liberté  lui  fut  moins  nécessaire  que  l'exercice  de  la 
patience  ;  sans  doute  il  eut  d'abord  un  éclair  de  bonheur. 
«  Nous  baisâmes  à  genoux  le  sol  de  la  patrie  (dit  le  captif), 
puis,  les  yeux  baignés  de  douces  larmes  de  joie,  nous 
rendîmes  grâces  à  Dieu...  La  vue  de  la  terre  d'Espagne 
nous  fit  oublier  tous  nos  malheurs,  toutes  nos  misères. 
Il  semblait  que  d'autres  que  nous  les  avaient  éprouvés, 
si  grand  est  le  bonheur  de  recouvrer  la  liberté  perdue  !  » 
Mais  cette  allégresse  fut  de  courte  durée.  Le  soldat 
estropié  rentrait  au  pays  sans  argent  et  sans  carrière  ; 
son  père  était  mort,  sa  mère  achevait  de  vivre,  son 
frère  était  à  l'armée,  ses  amis  dispersés  cherchaient 
fortune  au  loin. 

La  cour,  les  ministres,  le  roi,  tous  ceux  qui  pou- 


206  CHAPITRE  VI. 

vaient  quelque  chose  pour  rancien  captif,  étaient  à 
Badajoz,  avec  l'armée  qui  surveillait  le  Portugal.  L'Es- 
pagne entière,  occupée  de  cette  conquête  prochaine, 
ne  fit  guère  attention  aux  exilés  qui  revenaient. 

Cervantes  n'hésita  pas  longtemps  sur  ce  qu'il  avait  à 
faire.  Il  reprit  du  service  et  fit  les  campagnes  de  1581, 
1582,  i583.  Lishonne  devint  son  nouveau  camp  et  il 
comhattit  aux  Açores.  On  a  trop  ouhlié  cet  épisode  de 
sa  vie  militaire,  cette  rencontre  ohscure  pour  nous,  ter- 
rihle  pour  les  hommes  du  seizième  siècle.  C'est  là  que 
se  livrèrent  les  combats  du  vieux  Santa-Cruz  et  du 
brillant  Strozzi,  combats  à  mort,  dont  le  seul  souvenir 
effrayait  Brantôme  lui-même  :  Brantôme  se  refuse  à  par- 
ler de  Santa-Cruz,  du  vainqueur  qui  tua  le  vaincu,  de 
l'amiral  qui  fit  jeter  à  la  mer  Strozzi,  blessé  et  vivant. 
Les  passions  en  effet  se  déchaînaient  ardentes  et  féroces 
autour  de  ces  îles,  qui  tenaient  pour  le  prieur  Antonio 
de  Ocrato,  prétendant  au  trône  de  Portugal,  contre  Phi- 
lippe n.  La  France  et  l'Angleterre  avaient  pris  parti 
pour  le  prieur.  «En  soutenant  h  rébellion  des  Terceires, 
dit  Navarrete,  elles  voulaient  s'emparer  des  trésors 
apportés  des  colonies  par  nos  flottes  et  nos  galions.  Ces 
deux  cours  agirent  avec  dissimulation,  ocidta  y  dissi- 
mulamente ,  et ,  ajoute  naïvement  l'historien  espa- 
gnol, une  escadre  française  prit  la  mer.  »  Cette  escadre 
occulte  qui  manifeste  à  voiles  déployées  sa  dissimulation, 
cette  rébellion  d'un  pays  autonome  qui  défend  son  indé- 
pendance, font  honneur  au  patriotisme  aveugle  de  Navar- 
rete. En  réalité,  une  question  d'intérêt  européen  devait 
se  vider  sur  le  champ  de  bataille  des  Açores.  On  s'y 
préparait  de  très-loin.  L'Espagne,  maîtresse  de  Lis- 
bonne, y  réunit  ses  vétérans  d'Italie  et  de  Flandre, 


VIE  NOMADE.  207 

troupes  d'élite,  vieux  capitaines  endurcis,  que  Lope  de 
Figueroa  tenait  prêtes  à  agir  au  premier  signe  de  Santa- 
Gruz . 

Il  y  eut  trois  campagnes;  celle  de  d581  fut  stérile, 
faute  d'accord  entre  les  chefs.  Celle  de  1582,  plus 
sérieuse,  fut  marquée  par  la  défaite  et  la  mort  de  Strozzi 
qui  commandait  notre  escadre.  Sans  doute,  quand  Cer- 
vantes assista  à  la  batail  le  des  Açores,  il  était  sur  le 
vaisseau  appelé  le  Saint-Matthieu.  En  juin  1S83  on|re- 
vint  donner  Tassant  au  fort  principal  des  îles,  commandé 
par  un  capitaine  français.  La  garnison  était  brave,  le  fort 
inaccessible  aux  canots.  L'alferez  Francisco  de  La  Rua 
et  Rodrigo  de  Cervantes  se  jetèrent  à  la  nage,  entraînant 
les  soldats  par  leur  exemple,  et  escaladèrent  le  rocher, 
qui  fut  pris.  On  mit  les  deux  hommes  à  Tordre  du  jour 
de  la  petite  armée. 

J'imagine  que  Cervantes  supporta  avec  peine,  dans 
cette  action,  l'impuissance  de  sa  main  gauche.  Lépante 
fit  tort  aux  Terceires,  pour  lui  ;  mais  le  nom  de  sa 
famille  résonna  en  Espagne  et  en  Portugal,  où  Ton 
admirait  le  courage  des  Saavedras.  Le  retour  fut  un 
triomphe. 

Aussi  Lisbonne,  pour  Cervantes,  paraît-elle  avoir  été 
une  Capoue ,  dans  laquelle  il  oublia  sa  blessure  et  ses 
misères  pour  les  aventures  galantes  et  les  plaisirs  de 
tout  genre.  C'est  là  qu'il  eut  sa  lille  naturelle,  Isabel  de 
Saavedra,  dont  il  ne  voulut  jamais  se  séparer,  là  qu'il 
écrivit  sa  pastorale,  Galatée,  là  enfin  que  le  soldat  se 
fit  décidément  poëte  et  écrivain.  On  ignore  les  détails 
de  ce  printemps  portugais  ;  mais  il  n'est  pas  douteux 
que  Cervantes  ne  soit  alors  entré  volontairement  dans 
les  carrières  civiles.  Le  métier  du  soldat  lui  devenait 


208  CHAPITRE  VI. 

impossible.  L'année  suivante,  en  revenant  à  Madrid,  il 
songea  à  fixer. sa  vie. 

Le  12  décembre  1584,  il  épousa  une  personne  d'Es- 
quivias,  petite  ville  voisine,  dona  Catalina  de  Palacios 
y  Salazar  y  Vozmediano  ;  c'était  un  mariage  comme 
Cervantes,  avec  sa  manière  de  penser  et  d'agir,  devait 
le  faire,  très-pauvre  et  très-honorable.  Catalina  de  Voz- 
mediano était  d'une  famille  noble  et  n'avait  pour  dot 
que  quelques  pièces  de  terre.  Le  contrat  passé  devant 
maître  Alonso  de  Aguilera,  et  qui  nous  a  été  conservé, 
compte  dans  l'apport  de  la  mariée  une  demi-douzaine 
de  poules  !En  le  lisant  on  comprend  que  Cervantes  soit 
parti  le  plus  vite  possible  d'Esquivias  pour  Madrid ,  où 
il  chercha  à  vivre  de  sa  plume. 

Il  débuta  dans  les  lettres  par  la  publication  de  sa 
pastorale  et  continua  par  le  théâtre.  Tout  d'abord  il 
réussit,  et  deux  ou  trois  ans  se  passèrent  à  établir  sa 
réputation.  Les  pièces  se  succédaient,  la  mode  naissante 
du  Ihéâtre  favorisait  l'ambition  de  Cervantes  ;  mais  alors 
parut  un  jeune  écrivain,  né  pour  le  théâtre,  d'une  verve 
prestigieuse,  d'une  fécondité  inépuisable,  qui  confisqua 
la  scène  à  son  profit.  «Il  s'empara,  dit  Cervantes,  de  la 
monarchie  comique,  y)  C'était  Lope  de  Vega.  Les  chefs 
de  troupe  lui  sacrifièrent  aussitôt  les  autres  poètes,  et 
Cervantes,  qui  croyait  avoir  trouvé  une  petite  fortune, 
modesle  et  fixe,  à  Madrid,  éprouva  une  déception  d'au- 
tant plus  grande  que  l'échec  pour  lui  était  une  véritable 
ruine.  Sa  seconde  carrière  lui  échappait  comme  la 
première  ;  sa  double  vocation  pour  les  armes  et  pour  les 
lettres  était  encore  brisée  par  l'ironie  du  sort.  Enfin 
sa  quarantième  année  sonnait  en  1587  et  ne  lui  appor- 
tait que  l'éternelle  perspective  de  la  pauvreté. 


1 


VIE  NOMADE.  209 

Il  céda  à  la  nécessité  et  prit  courageusement  une  réso- 
lution douloureuse.  Il  se  résigna  à  sacrifier  ses  travaux 
littéraires,  ses  lectures,  ses  goûts,  et  jusqu'à  sa  vie  de 
famille,  en  adoptant  une  existence  nomade  et  les  fonc- 
tions de  commissaire  aux  vivres.  On  préparait  alors  en 
grande  hâte  cette  flotte  immense  qui  ne  fut  qu'un  épou- 
vantait, V invincible  Armada.  Pour  l'approvisionner 
ainsi  que  les  navires  destinés  aux  Indes,  un  conseiller 
des  finances,  Antonio  de  Guevara,  nommé  pour- 
voyeur général  des  armées,  choisit  quatre  agents  secon- 
daires. Cervantes  fut  un  de  ces  agents.  Il  se  mit  en 
route,  seul,  courant  les  villages  de  l'Andalousie,  ache- 
tant des  grains  et  de  l'huile  et  remplissant  de  son 
mieux  les  fonctions  les  plus  répulsives  à  son  libre  génie. 
Séville  était  son  quartier  général.  Il  aimait  cette  grande 
cité,  où  se  trouvait  une  branche  de  la  famille  de  Saa- 
vedra,  et  où  il  pouvait  à  son  gré  se  perdre  dans  la  foule. 
c(  Là,  dit-il,  les  petits  ne  s'aperçoivent  pas,  et  les  grands 
mêmes  s'effacent.  »  Après  chaque  course,  il  venait 
retremper  son  esprit  dans  l'atelier  du  peintre  Pacheco  ; 
puis  il  repartait  et  allait  explorer  les  villes  de  l'Anda- 
lousie méridionale.  Combien  il  eut  d'ennuis  dans  ce 
métier,  combien  il  y  rencontra  de  fripons,  je  ne  saurais 
le  dire  ;  mais  son  caractère  vif  lui  attira  plus  d'un  em- 
barras, et  ce  qu'il  y  gagna  déplus  clair  fut  d'être  excom- 
munié. 

Le  fait  semble  étrange  ;  il  est  exact.  Cervantes  avait 
eu  à  recevoir  et  à  emmagasiner  une  récolte  qui  provenait 
d'une  propriété  ecclésiastique  d'Ecija.  Le  clergé  régulier 
d'Espagne  était  alors  en  guerre  ouverte  avec  Philippe  II, 
à  qui  il  refusait  l'impôt.  Les  moines  appuyaient  leur 
refus  sur  une  bulle  du  pape;  à  leur  tour  les  alcades 

H 


210  CHAPITRE  VI. 

usaient,  pour  ol)tenir  des  approvisionnements,  du  droit 
de  réquisition.  Cervantes  se  trouvait  chaque  jour  entre 
les  belligérants.  Chargé  de  prendre  le  hléd'Ecija,  comme 
agent  du  roi,  il  le  prit  malgré  les  moines  et  fut  frappé 
d'excommunication.  Aussitôt  il  se  hâta  de  se  pourvoir 
contre  un  tel  arrêt ,  et ,  ne  pouvant  pas  consumer  son 
temps  à  se  défendre,  il  remit  à  un  tiers  le  pouvoir  sui- 
vant, signé  le  24  février  1588. 

Sachent  tous  ceux  qui  verront  celte  lettre,  que  moi,  Michel 
de  Cervantes  Saavedra,  serviteur  du  roi,  notre  seigneur,  rési- 
dant en  cette  cité  de  Séville,  j'accorde  et  reconnais  que  je  donne 
plein  pouvoir  autant  que  de  droit,  pour  le  cas  où  il  sera  requis  et 
nécessaire,  à  Fernando  de  Silva,  habitant  de  ladite  cité  de  Séville, 
avec  la  faculté  de  substituer  qui  il  voudra  et  de  révoquer  les 
substitués,  et  d'en  nommer  d'autres,  comme  et  quand  il  lui  sem- 
blera, —  à  cet  effet  spécial  que,  pour  moi  et  en  mon  nom,  il  puisse 
paraître  et  paraisse  devant  le  Proviseur  et  le  Juge-Vicaire  géné- 
ral de  cette  cité  de  Séville  et  de  l'archevêché,  et  devant  le  Vicaire 
de  la  ville  d'Écija ,  et  devant  les  autres  juges  et  justiciers  quel- 
conques ;  —  afin  qu'il  leur  demande  en  droit  et  les  supplie  de 
me  faire  absoudre,  soit  présent,  soit  absent,  de  la  censure  et 
excommunication  qui  a  été  prononcée  contre  moi  pour  avoir  pris 
et  mis  à  part  le  blé  des  fabriques  de  ladite  ville  d'Écija ,  pour  le 
service  du  roi  notre  seigneur  et  par  ordre  et  commission  du 
licencié  Diego  de  Valdivia,  alcade  de  l'audience  royale  de  Séville 
et  juge  de  la  commission  instituée  pour  saisir  lesdits  pain,  blé 
et  orge^ 

Fatigué  de  ces  fonctions  qui  étaient  passagères,  et  de 
ces  débats  dont  l'effet  pouvait  être  durable ,  Cervantes 
essaya  plusieurs  fois  de  servir  autrement  le  roi.  Il  fut 
envoyé  en  Afrique,  où  il  porta  des  lettres  à  Mostaganem 
et  à  Oran  ;  mais  ce  voyage  ne  contribua  pas  davantage  à 
attirer  sur  lui  l'attention  royale.  Alors,  désespéré,  misé- 

1.  Publié  par  don  José  Âsensio.  —  Séville,  1864. 


VIE  NOMADE.  2i  i 

rable ,  réduit  à  l'extrémité ,  il  se  décida  à  quitter  l'Es- 
pagne. On  peut  lui  appliquer  à  ce  propos  ce  qu'il  dit* 
du  vieux  Garrizalès  : 

Dans  la  grande  cité  de  Séville,  il  trouva  toutes  les  occasions 
suffisantes  d'achever  le  peu  qui  lui  restait.  Se  voyant  si  à  court 
d'argent,  n'étant  guère  mieux  pourvu  d'amis,  il  essaya  du  remède 
employé  par  tant  de  gens  perdus  dans  cette  ville,  qui  est  de 
passer  aux  Indes,  refuge  des  désespérés  d'Espagne,  église  des 
banqueroutiers ,  asile  inviolable  des  homicides  ,  paradis  des 
joueurs,  qui  y  gagnent  à  coup  sûr,  appeau  des  femmes  libres, 
où  la  plupart  des  hommes  trouvent  un  leurre  et  quelques-uns, 
en  petit  nombre,  une  ressource. 

Gomme  le  pauvre  Scarron  qui,  au  siècle  suivant,  de- 
mandait à  fuir  en  Amérique,  comme  mademoiselle  d'Au- 
bigné,  qui  avant  d'être  marquise  de  Maintenon,  voulait 
s'expatrier,  ainsi  notre  poète  essaya-t-il  de  mettre  les 
mers  entre  lui  et  sa  patrie.  En  mai  1590  il  adressa  au 
roi  un  mémoire  dans  lequel  il  rappelait  ses  services  et 
demandait  un  office  aux  Indes.  La  Nouvelle-Grenade  ou 
Soconusco,  disait-il,  lui  convenaient  à  merveille.  Son 
mémoire  fut  bien  accueilli  d'abord.  Il  allait  donc  entrer 
dans  une  voie  nouvelle  d'aventures.  Déjà  il  se  préparait 
à  l'exil,  quand  une  influence  qu'on  ignore  suspendit  l'ef- 
fet des  promesses  royales. 

Gervantes  retomba  dans  la  même  situation.  Il  subit 
son  sort  et  alla  solliciter  auprès  du  nouveau  provéditeur, 
Pedro  de  Isunza,  une  nouvelle  commission. 

—  Ah  !  dit-il  2,  la  pauvreté  fait  taire  le  point  d'honneur  ;  elle 
envoie  les  uns  à  la  potence,  les  autres  à  l'hôpital,  et  elle  fait 
passer  les  autres  sous  les  portes  de  leurs  ennemis  avec  force 

1.  V.  la  nouvelle  du  Jaloux  estramadurien. 

2.  \.  le  Mariage  trompeur. 


212  CHAPITRE  VI. 

prières  et  soumissions,  ce  qui  est  l'une  des  plus  grandes  misères 
qui  puissent  arriver  à  un  infortuné. 


Il  recommença  l'odyssée  vulgaire  de  la  veille  ;  on  le 
revit  à  Teba,  à  Aguilar,  à  Marmolejo,  à  Alcaudete,  par- 
tout dans  le  Midi,  achetant  du  blé  pour  les  galères  de 
l'Espagne,  en  1591  et  1592,  avec  trois  adjudants.  Une 
seconde  fois  la  ville  d'Ecija  lui  porta  malheur  ;  il  fut  en- 
gagé dans  une  affaire  litigieuse  et  condamné  à  la  restitu- 
tion de  trois  cents  fanègues  de  blé.  —  Il  changea  encore 
de  fonctions.  En  1594  il  alla  à  Madrid  soumissionner  un 
emploi  de  finances;  on  le  chargea  de  recouvrer  les  im- 
pôts en  retard  dans  la  province  de  Grenade.  Après  avoir 
fourni  à  grand  peine  son  cautionnement,  Cervantes  des- 
cendit en  Andalousie  comme  collecteur,  muni  de  la  pro- 
vision royale  et  armé  de  la  haute  vare  de  justice.  Il 
avait  à  recouvrer  deux  millions  de  maravédis,  opération 
difficile  dans  un  temps  et  dans  un  pays  qui  concevaient 
mal  les  droits  de  la  couronne,  et  pour  un  homme  de  la 
nature  de  Cervantes,  qui  n'étail  pas  né  comptable.  De 
toutes  les  ((  imprudences  »  qu'il  fit,  qu'il  dut  faire  et 
dont  il  s'accuse,  la  plus  grave  fut  de  donner  sa  confiance 
à  un  négociant  appelé  Simon  Freire  de  Lima,  qui  lui 
proposa  de  porter  à  Madrid  et  de  remettre  au  trésor 
une  partie  des  sommes  dues  à  TÉtat.  Simon  Freire  fit 
banqueroute.  Cervantes,  cité  devant  la  cour  de  justice  en 
septembre  1597,  paya  la  peine  de  sa  confiance.  On  exa- 
mina tout  à  coup  sa  caisse  ;  on  y  surprit  un  découvert 
de  2,6 il  réaux,  et  on  le  jeta  en  prison.  Il  fut  bientôt 
remis  en  liberté  sous  caution.  Mais  il  était  désormais 
enlacé  dans  toutes  les  chicanes  d  un  procès.  Suspect, 
poursuivi,  pauvre  d'ailleurs,  appelé  tour  à  tour  à  Se- 


VIE  NOMADE.  213 

ville,  à  Madrid,  à  Yalladolid,  pour  répondre  à  ses  juges, 
il  passa  par  les  misères  et  les  prisons  de  FAndalousie, 
de  la  Gastille  et  de  la  Manche.  Les  juges  lui  reprochaient 
son  déficit,  les  contribuahles  qu'il  forçait  à  payer  lui  fai- 
saient un  mauvais  parti.  D'autres  l'accusaient  davoir 
pris,  je  ne  sais  dans  quelle  circonstance,  les  eaux:  de  la 
Guadiana.  On  assure  qu'en  traversant  un  jour  le  village 
d'Argamasilla,  dans  la  Manche,  il  déplut  à  l'alcade  et 
aux  habitants,  qui  l'emprisonnèrent.  Excommunié,  con- 
damné, soumis  aux  interrogatoires  des  conseillers  du  roi, 
des  juges  et  des  alcades ,  servant  tout  le  monde  pour 
vivre,  et  toujours  errant,  le  pauvre  Cervantes  parut 
succomber  sous  la  charge.  C'est  au  milieu  de  ces  épreuves 
qu'il  disparaît  comme  un  noyé  sous  les  vagues.  On  le 
suit  des  yeux  avec  peine  jusqu'en  1398,  alors  il  échappe 
au  regard;  nulle  induction,  nul  document  ne  permettent 
de  deviner  sa  vie.  De  1598  à  1603,  il  s'éclipse.  Un  seul 
fait  est  certain,  c'est  que  le  solda t-poëte  vit  dans  la  mi- 
sère, et  qu'il  y  a  quelque  part,  dans  l'Andalousie  ou 
dans  la  Manche,  une  prison  où  il  médite  ,  où  il  tra- 
vaille, où  il  écrit  les  premières  pages  de  Don  Qui- 
chotte. 

En  effet,  ce  vaillant  esprit,  à  travers  cette  vie  nomade, 
n'a  pas  cessé  d'étudier,  d'observer  et  d'écrire.  Le 
commissaire  aux  vivres,  le  collecteur  d'impôts  a  grandi 
à  cette  école  du  malheur  et  de  la  réalité. 

Pendant  une  vingtaine  d'années  qui  s'écoulent  entre 
son  retour  d'Afrique  et  la  publication  du  Don  Qui- 
chotte, il  s'exerce  à  l'art  difficile  de  la  pensée,  il  essaye 
tous  les  genres,  il  manie  et  mûrit  son  propre  génie  avec 
une  persévérance  extrême,  inventant  toujours,  sans  im- 
primer  Jamais   :   c'est  le  pénible  et  obscur  prélude 


214  CHAPITRE  VI. 

d'un  grand  critique  qui,  tour  à  tour,  cède  et  résiste  à 
son  temps,  jusqu'au  jour  où  il  entrera  en  pleine  posses- 
sion de  lui-même  et  de  sa  force. 

J'ai  essayé  de  deviner  et  de  marquer  les  étapes  de  son 
progrès  d'esprit,  à  travers  la  variété  confuse  de  ses 
œuvres.  Yoici  le  résultat  de  mes  recherches. 


DEBUTS   LITTERAIRES.   —  GALATEE.   —  NUMANCE.  —    L  AMANT 
GÉNÉREUX.  —  LE  BRILLANT  ESPAGNOL. 

En  J580,  Cervantes,  revenant  en  Espagne,  y  apporte 
avec  lui  les  rêves  patriotiques  qui  lui  dictent  des  œuvres 
énergiques  comme  le  Trato^  où  il  entre  plus  d'action 
que  de  littérature.  Il  veut  tout  oser  pour  réveiller  la 
société  espagnole  qui  lui  semhle  endormie.  Mais  il  la 
trouve  dans  une  situation  singulière,  barbare  et  raf- 
finée tout  à  la  fois,  ardente  et  paresseuse,  nourrissant 
de  vieilles  idées  et  affectant  la  jeunesse  d'imagination, 
pleine  de  mouvement  et  de  vie,  et  arriérée  de  cent  ans 
dans  la  marche  des  peuples.  Elle  donne  le  ton  à  l'Eu- 
rope, qu'elle  combat,  et  ne  reçoit  aucun  conseil  ni  de 
l'exemple,  ni  de  l'expérience,  ni  de  l'évidence.  Toute 
puissante,  héroïque  et  entêtée,  elle  est  satisfaite  d'elle- 
même  et  elle  applaudit  aux  poètes  du  siècle  d'or  qui 
lui  chantent  sa  propre  gloire.  La  littérature  participe 
de  tous  les  caractères  de  la  société  ;  férocité  naïve  dans 
les  conceptions  dramatiques  et  subtilité  ingénieuse  dans 
le  style  ;  esprit  de  guerre,  et  esprit  d'amour  ;  des  auto- 
da-fé  sur  la  scène  et  des  pastorales  ;  une  rudesse  im- 
placable dans  la  pensée,  une  volupté  énervante  dans  les 
vers.  La  littérature  est  galante;  elle  vient  du  Midi,  de 


VIE   NOMADE.  215 

Séville,  de  Valence  et  de  Lisbonne,  qui  envoient  à  Ma- 
drid et  dans  les  vieilles  cités  sévères  du  Cid  et  d'Alphonse 
le  Savant  un  souffle  de  plaisir,  de  mollesse  et  de  non- 
chalance. 

Les  capitaines  les  plus  bronzés  lisent  avec  attendris- 
sement les  églogues  amoureuses  de  Boscan  et  les  idylles 
élégiaques  de  Garcilaso  de  la  Yega.  A  Valence,  le  vieux 
soldat  Gristobal  do  Virués  invente  des  drames  d  amour 
remplis  de  larmes,  de  meurtres  et  d'aventures.  Le  Por- 
tugal lit  encore  la  pastorale  de  Ribeyro ,  la  Menina  è 
Moça,  et  se  passionne  pour  la  Diana  Enamorada  de 
Montemayor,  qui  fera  le  tour  de  l'Europe.  Au  fond  de 
toutes  ces  œuvres,  on  reconnaît  aisément  l'influence  sé- 
duisante et  l'irrésistible  douceur  de  l'Italie,  qui  a  inventé 
les  travestissements  ingénieux  des  bergères  princesses 
et  des  bergers  poètes.  Lèlia,  par  exemple,  cette  jeune 
femme  qui  court  le  monde  sous  l'habit  de  velours  d'un 
page  de  quinze  ans,  est  uneSiennoise  qui  a  paru  d'abord 
sur  la  petite  scène  de  Intronati  dans  la  pièce  intitulée 
GVinganni  ^  d'où  elle  est  passée  à  Lisbonne  dans  la 
Diana  de  Montemayor,  et  à  Lyon  dans  les  Abusés  de 
Charles  Estienne.  Elle  est  le  symbole  achevé  de  l'influence 
italienne  au  seizième  siècle;  elle  porte  en  Europe  le 
modèle  de  Y  imbroglio^  des  déguisements  et  des  galantes 
escapades.  Elle  apprend  à  vivre  à  l'Espagne,  qui  est 
naïve  encore,  et  elle  ensorcelle  la  France,  qui  se  pré- 
tend raisonnable. 

Quand  Cervantes  pénètre  dans  la  société  littéraire  de 
son  temps,  il  est  accueilli  par  le  sonnet  courtois,  la  pas- 
torale coquette,  la  tragi-comédie  violente  et  bigarrée,  le 
roman  de  chevalerie  qui  meurt  comme  le  phénix  pour 
renaître  de  lui-même,  et  enfin  la  légion  innombrable  des 


216  CHAPITRE  VI. 

romances,  des  séguidilles,  des  épi  grammes  que  produi- 
sent les  académies  ;  car  les  académies  à  la  mode  italienne 
s'intronisent  à   Madrid.  Fernand  Gortès  a   la   sienne, 
comme  à  Milan  le  marquis  de  Pescaire.  En  \^8i,VAca- 
demia  Imitatoria  réunit  un  de  ces  groupes  littéraires 
qui  se  piquent  de  politesse  sociale,  de  vanité,  d'esprit, 
d'élégance  et  daffectation.  Là,  on  se  loue  les  uns  les 
autres,  on  fait  Tapolliéose  de  Fart  et  surtout  de  l'artiste. 
On  s'y  hait  et  on  s'y  complimente.  C'est  un  besoin  nou- 
veau, et  si  impérieux,  que,  ces  académies  mourant  très- 
vite,  on  les  recompose  toujours.  Après  la  Imitatoria, 
viendra  celle  des  Nocturnes,  et  celle-ci,  après  avoir 
disparu,  sera  ressuscitée  par  les  Montagnards  du  Par- 
nasse. Malheur  à  celui  qui  n'est  pas  d'une  coterie  litté- 
raire!... Hors  de  là  point  de  salut.  Cervantes,  qui  plus 
tard  railla  impitoyablement  ces  petites  choses  S  dut  alors 
s'affilier  aux  sociétés  de  beaux  esprits,  parler  la  langue  du 
pays,  suivre  le  goût  du  temps  et  composer  les  petites 
pièces  que  Voltaire  lui  reproche  si  fort.  Il  dut  aussi  don- 
ner au  public  les  prémices  de  son  esprit,  «  las  primi- 
cias  de  su  corto  ingenio  »  :  il  imprima  une  pastorale. 
C'est  la  Galatée  publiée  en  1584. 

L'usage  était  de  mettre  en  scène,  dans  quelque  ou- 
vrage mêlé  de  poésie  et  de  prose,  ses  amis  et  sa  maî- 
tresse. Ainsi  firent  Yiccente  Espinel  dans  la  Casa  de  la 
Memoina,  Gil  Polo  dans  le  Canto  de  Turia,  et  Lope  de 
Vega  dans  le  Laurel  de  Apollo.  Cervantes,  qui  voulait 
c<  que  son  caractère  lui  fît  des  amis  »,  eut  la  faiblesse 
d'adopter  ce  cadre  facile  et  ce  genre  banal.  Au  centre 
de  sa  pastorale,  il  plaça  Galatée  (sa  femme,  dit  le  bon 

\.  Dans  le  prologue  de  Bon  Quichotle,  dans  le  Dialogue  des  Chiens, 
dans  la  dédicace  au  comte  de  Lémos. 


VIE  NOMADE.  217 

Navarrete,  mais  les  dates  indiquent  mieux  la  Portugaise 
qui  fut  mère  d'Isabelle);  il  se  peignit  lui-même  sous  les 
traits  d'Elicio,  pasteur  venu  des  bords  du  Tage,  et  il- 
réunit  autour  de  lui  Mendoza,  qui  fut  Meliso,  Montalvo, 
qui  devint  Siralvo,  Ercilla,  reconnaissable  dans  Larsileo, 
Artieda  cbangé  en  Artidoro,.  Figueroa,  Lainez,  Bara- 
bona  de  Soto  sous  les  noms  de  Tirsis,  de  Damon  et  de 
Lauso.  Tout  ce  monde,  rassemblé  dans  une  campagne 
aimable,  sur  les  bords  du  Hénarès,  devisant  d'amour  et 
de  poésie,  formait  un  tableau  choisi  de  la  vie  idéale.  Le 
peintre  ne  ménagea  pas  les  couleurs.  Il  prodigua  tous 
les  trésors  du  style  sur  sa  composition  artificielle ,  si 
bien  qu'aujourd'hui  encore  la  Galatée,  illisible  pour 
des  Français,  garde  pour  les  Espagnols  le  charme  et 
l'harmonie  du  premier  jour. 

Cervantes  ne  s'abusait  pas  sur  les  défauts  de  l'œuvre 
et  du  genre,  tous  deux  factices,  disait-iP,  «  comme  les 
églogues  des  anciens.  Rien  de  moins  vrai,  que  de  faire 
philosopher  des  pâtres,  mais  on  sait  bien  qu'ils  n'ont  de 
pastoral  que  l'habit.  »  Ce  sont  réellement  des  poètes.  Or 
la  poésie  est  pour  la  vieille  et  rude  Gastille  un  élément 
de  politesse  et  de  grandeur;  elle  enrichit  la  langue,  elle 
nous  apprend  à  devenir  maîtres  [ensefiorearsé)  de  l'élo- 
quence. En  ce  sens  il  voulait  qu'on  admirât  les  vers  «  du 
fameux  Garcilaso  de  la  Yega  et  ceux  du  très-excellent 
Camoens,  qu'il  faut  lire  dans  sa  langue  [en  su  misma 
lengua  portuguesa).^^  Il  dédiait  Galatée  à  l'Italien  Co- 
lonna  et  proposait  aux  écrivains  de  son  pays,  avec  l'exemple 
de  l'Italie,  l'introduction  d'un  art  plus  libre  et  d'une 
langue  plus  élégante.   «  Les  esprits  rigoureux  qui  vou- 

1 .  Prologue  de  Galatée. 


218  CHAPITRE  VI. 

laient  contenir  dans  la  concision  d'une  langue  austère 
le  style  castillan  reconnaîtraient  enfin  qu'un  champ 
était  ouvert,  large  et  fécond,  où  la  langue  pouvait  dé- 
ployer sa  facilité  et  sa  douceur,  sa  gravité  et  son  élo- 
quence, en  même  temps  que  la  pensée  se  donnerait 
carrière  dans  toute  sa  diversité,  qu'elle  fût  grave  et  spi- 
rituelle, ou  délicate  et  élevée.  » 

Ainsi  un  ouvrage  de  littérature  demi-galante,  conçu 
dans  un  esprit  de  complaisance,  était  exécuté  avec  le 
souci  plus  viril  d'un  progrès  national  et  d'une  étude 
d'art.  Cervantes  offrait  à  ses  amis  et  au  public  un  livre 
de  novateur  qui  était  en  même  temps  un  de  ces  ouvra- 
ges exquis  et  châtiés  que  les  Italiens  appellent  testi  di 
lingua.  Les  poètes  reçurent  dans  leurs  rangs  ce  débu- 
tant venu  de  loin  et  célébrèrent  le  soldat  qui,  disaient- 
ils,  avait  sauvé  de  mille  aventures  une  vie  précieuse  et 
un  génie  de  poëte.^ 

Cervantes  avait  fait  un  acte  hardi  en  imprimant  Ga- 
latée;  imprimer  était  grave,  en  ce  temps-là.  Bien  des 
rimeurs,  dit-il  lui-même,  refusaient  de  soumettre  au 
jugement  du  public  leurs  improvisations,  ou  bien  ils  hé- 
sitaient longtemps,  coji  temor  de  infamia.  Quand  l'au- 
teur de  Galatée  eut  payé  sa  bienvenue,  il  cessa  d'impri- 
mer. Il  écrivit  pour  vivre,  il  jeta  hâtivement  sur  le  pa- 
pier ses  idées  politiques  ou  littéraires,  il  aborda  tous  les 
genres  :  le  théâtre,  la  nouvelle,  le  roman.  Ses  pièces,  qui 
demeurèrent  manuscrites,  se  perdirent  en  partie;  celles 
qu'il  reprit  et  publia  beaucoup  plus  tard  furent  impri- 
mées avec  une  négligence  extrême.  Il  retoucha  les  nou- 
velles^ et  l'on  s'en  aperçoit  à  des  marques  disparates  qui 
embarrassent  l'examen.  Ses  œuvres  ne  portent  donc  ja- 
mais leur  date  véritable  ;  leur  suite,  leur  trace  est  perdue 


VIE  NOMADE.  219 

à  chaque  pas,  et  jusqu'ici  rien  ne  permet  d'en  ressaisir 
l'enchaînement  et  la  succession. 

En  présence  de  cette  difficulté,  j'ai  essayé,  par  une 
comparaison  attentive  des  textes,  de  suppléer  au  défaut 
de  renseignements  précis.  Dans  l'œuvre  de  Cervantes, 
le  ton  et  les  idées  changent  souvent  ;  il  parle  tantôt  en 
philosophe,  tantôt  en  railleur,  tantôt  en  poëte.  Il  mêle 
ces  rôles  avec  une  grâce  infinie  dans  son  Don  Quichotte, 
qui  est  l'expression  complète  de  son  génie  divers.  Mais 
ailleurs,  il  y  a  dans  chacune  de  ses  œuvres  une  pensée 
dominante ,  une  couleur  particulière ,  soit  un  accent 
de  jeunesse,  soit  un  ton  de  maturité,  ce  qui  révèle 
son  âge.  Il  est  certain  que  la  doctrine  de  pardon  et  de 
charité  contenue  dans  la  seconde  partie  de  Persilès  et 
Sigismonde  date  de  la  fin  de  sa  vie.  Il  me  paraît  impos- 
sible, au  contraire,  qu'il  ait  composé  en  même  temps 
les  œuvres  de  rêverie,  d'amour  et  de  colère,  où  Ton 
voit  briller  confusément  son  idéal  de  gentilhomme,  ses 
souvenirs  de  race  et  son  ardeur  contre  Mahomet.  L'en- 
thousiasme qu'il  éprouve  pour  la  gloire  des  armes,  pour 
l'honneur  espagnol,  pour  l'art  italien,  appartient  à  une 
période  de  jeunesse  qui  n'exclut  aucune  ambition  ni 
aucune  espérance.  J'ai  donc  réuni  et  rapproché  tout 
d'abord  les  écrits  imprégnés  de  ces  sentiments  patrio- 
tiques, de  ces  fiertés  de  caste  et  de  ces  inspirations  ju- 
véniles ^ 

La  tragédie  de  Numance  est  la  plus  importante  de  ces 

1.  Aux  œuvres  de  ceUe  période,  que  je  vais  citer,  il  faudra  peut- 
être,  si  on  les  découvre  jamais,  ajouter  à  la  même  date  (entre  1584 
et  1598)  :  La  Amaranta  6  la  del  Maijo ,  la  Unica  y  bizarra  Arsinda , 
el  Bosque  amoroso  et  laConfusa.  Tous  ces  écrits  sont  perdus,  comme  la 
pastorale  intitulée  Filena. 


v/ 


220  CHAPITRE  VI. 

œuvres.  Le  style  en  est  élevé  et  la  donnée  seule  du 
drame  est  singulièrement  heureuse;  car  s'il  y  a  dans  le 
caractère  historique  de  la  nation  espagnole  un  trait  de 
grandeur  incontesté ,  c'est  assurément  l'esprit  séculaire 
d'indépendance  qui  lui  a  fait  soutenir  tant  de  sièges 
fameux.  On  sait  comment  elle  a  résiste^  aux  armes  étran- 
gères depuis  Scipion  jusqu'à  Ahd-el-Rhaman,  et  depuis 
les  invasions  arahes  jusqu'aux  guerres  de  l'empire.  Au 
commencement  de  notre  siècle,  quand  Saragosse  fut  as- 
siégée, on  joua  dans  cette  ville  la  tragédie  de  Cervantes, 
et  les  spectateurs,  en  l'applaudissant,  s'applaudissaient 
eux-mêmes  et  s'encourageaient.  Cervantes ,  ce  jour-là , 
eut  l'honneur  posthume  de  rapprocher ,  à  travers 
vingt  siècles,  les  défenseurs  de  Tantique  Numance  et 
ceux  de  la  moderne  Saragosse. 

Il  avait  composé  toute  sa  pièce  avec  autant  d'amour 
filial  pour  son  pays  que  de  fierté  en  face  des  autres  na- 
tions. Il  évoquait,  il  faisait  apparaître  dans  Numance 
ruinée,  superbe  et  muette ,  l'Espagne  elle-même,  qui 
jurait  de  n'être  pas  a  l'esclave  des  nations  étrangères.  » 
Lui,  qui  ailleurs  a  dit  les  fautes  de  sa  patrie,  célèbre  ici 
sa  gloire.  C'est  vers  1586  qu'il  écrit  Numance.  Il  ad- 
mire sans  réserve  et  exalte  les  espérances  publiques, 
comme  les  ambitions  royales  de  ce  moment-là.  Les 
souvenirs  du  passé  lui  semblent  un  présage  de  la 
grandeur  future.  A  ses  yeux,  la  conquête  récente  du  Por- 
tugal, gage  d'une  puissance  nouvelle,  prépare  l'achè- 
vement de  l'unité  territoriale.  Philippe  II  a  ressaisi  la 
vieille  Lusitanie  «  autrefois  découpée  dans  le  manteau 
de  la  vieille  Castille  »;  Cervantes  jette  alors  un  cri  de 
triomphe,  et  en  montrant  la  chute  de  l'antique  Numance , 
il  fait  voir  comment  s'est  relevée  l'Espagne  moderne. 


VIE  NOMADE.  221 

Pour  traduire  cette  pensée  patriotique  sur  un  théâtre 
mesquin  et  sans  ressources,  le  poëte  emprunte  tour  à 
tour  la  pompe  naturelle  de  la  langue  castillane,  si  fière 
et  si  sonore,  le  grand  vers  souple  et  large  des  Italiens, 
et  le  moule  grec  de  la  tragédie  d'Eschyle.  La  concep- 
tion de  l'œuvre,  supérieure  à  l'œuvre  même,  est  d'une 
magnificence  hardie  :  ici  l'acteur  est  un  peuple,  la  scène 
est  une  ville  qui  -meurt,  le  sujet  même  est  l'héroïsme 
d'une  indépendance  vulnérable,  mais  immortelle,  qui 
devient  la  tradition  d'une  race  entière  et  le  mot  de  son 
histoire.  Dès  l'abord,  Cervantes,  plein  de  sa  pensée, 
jette  sur  le  premier  plan  les  deux:  adversaires,  Numance 
et  Rome.  L'exposition  est  tout  entière  dans  l'anxiété  de 
Scipion  qui ,  chargé  de  réduire  la  cité  rebelle,  médite 
profondément.  —  «  La  tâche  que  le  sénat  m'a  commise, 
dit-il ,  est  lourde  et  difficile.  »  Pour  vaincre  un  tel 
peuple,  il  faut  se  vaincre  soi-même,  renoncer  aux  mœurs 
des  proconsuls ,  arracher  les  soldats  à  Vénus  et  à  Bac- 
chus ,  chasser  du  camp  les  courtisanes ,  et  commencer 
une  campagne  virile  comme  celh  s  des  premiers  temps 
de  Rome.  Scipion  montre  à  son  armée  «  ce  nid  de  Nu- 
mance ,  »  d"où  une  poignée  d'Esprgnols  humilie  le 
nom  romain,  qui  fait  trembler  le  reste  du  monde.  Il 
rejette  toute  négociation  avec  ces  fiers  ennemis,  dont  les 
ambassadeurs,  parlant  en  alliés  plutôt  qu'en  sujets,  osent 
dénoncer  les  exactions  romaines  avec  l'accent  sévère  de 
notre  Paysan  du  Daniihe.  Tout  l'effort  des  vétérans,  tout 
le  courage  de  Marius  et  de  Jugurtha,  tout  le  génie  de  Sci- 
pion, Conspirent  contre  Numance;  il  ne  faut  pas  moins 
pour  abattre  cette  noble  ville ,  qui  est  le  poste  avancé 
de  la  Castiile  et  la  clef  de  la  vallée  du  Duero.  Elle  tom- 
bera donc  ;  mais  Cervantes ,  anticipant  sur  les  siècles, 


222  CHAPITRE  VI. 

annonce  la  vengeance  en  même  temps  que  la  défaite.  Il 
introduit  dans  le  drame  les  figures  allégoriques  du 
Duero  et  de  l'Espagne,  ou  plutôt,  par  un  anachronisme 
généreux ,  c'est  la  Gastille  du  moyen  âge  qui  se  montre 
couronnée  des  tours  et  des  châteaux  héraldiques  [cas- 
tillos). 

L'Espagne.  —  Ciel  vaste  et  resplendissant,  soleil  dont  l'in- 
fluence a  répandu  sur  mon  sol  plus  de  richesses  et  de  grandeur 
que  sur  les  autres  pays,  que  ta  pitié  s'émeuve  de  mon  infortune 
amère!  S'il  est  vrai  que  tu  viennes  en  aide  aux  affligés,  secours 
dans  une  pareille  épreuve  l'Espagne  malheureuse.  Elle  a  assez 
souffert  !  Jadis  les  volcans  ont  tordu  ses  bras  vigoureux  ;  ses  en- 
trailles ont  été  ouvertes  jusque  dans  les  royaumes  sombres  ;  ses 
richesses  ont  été  données  à  mille  tyrans;  ses  rivages  ont  été 
occupés  par  les  Phéniciens  et  les  Grecs  !  Ce  fut  ta  volonté  ou  ce 
fut  ma  faute.  Mais  serai-je  toujours  l'esclave  des  nations  étran- 
gères, et  ne  verrai-je  pas  l'air  de  la  liberté  faire  flotter  mes  éten- 
dards?... 

Noble  Duero,  toi  dont  les  ondes  sinueuses  arrosent  une  grande 
partie  de  mon  sein  ;  toi  qui  dans  tes  eaux  roules  toujours  des 
sables  d'or,  comme  le  Tage  aimable  ;  toi  dont  les  nymphes  fugi- 
tives viennent,  à  travers  l'ombrage  des  bois  et  la  verdure  des 
prés,  chercher  les  eaux  claires;  toi  à  qui  on  n'a  refusé  aucune 
faveur,  ne  refuse  pas  de  prêter  l'oreille  à  ma  prière. 

Le  Duero  apparaît.  Il  déclare  que  le  dernier  jour  de 
Numance  est  venu,  mais  il  annonce  les  châtiments  de 
l'avenir,  la  résurrection  des  vaincus  et  la  domination  de 
l'Italie  par  l'Espagne,  —  el  espanol  cuchillo  sobre  el 
cuello  Tomano.  a  Alors,  s'écria-t-il ,  alors,  Espagne 
bien-aimée,  quelle  envie  te  porteront  les  nations  étran- 
gères !  )) 

Telle  est  la  première  journée.  La  suite  du  drame  est 
effrayante  :  Le  poète  entreprend,  avec  l'énergie  des  dra- 
matruges  espagnols,  de  peindre  la  ruine  de  Numance  et  le 


VIE  NOMADE.  223 

suicide  d'une  ville.  Le  spectacle  d'une  place  assiégée  et  ré- 
duite, l'angoisse  d'un  peuple  qui  se  débat  dans  les  étreintes 
d'une  mort  prochaine,  la  faim  et  la  rage  qui  s'emparent 
de  tous,  l'impossibilité  de  fuir  ou  de  combattre,  de  vivre 
ou  de  mourir,  les  efforts  désespérés  et  stériles  des  jeunes 
gens  qui  veulent  lutter,  des  femmes  qui  veulent  com- 
battre, des  prêtres  qui  consultent  des  oracles,  c'est  là 
une  mise  en  scène  terrible.  Le  cercle  tracé  par  la  fata- 
lité autour  de  Numance  se  resserre  d'heure  en  heure, 
tandis  que  les  liens  qui  attachent  l'homme  à  la  vie,  la 
tendresse  des  mères,  l'amour  des  jeunes  gens,  les  lon- 
gues pensées  des  chefs,  vont  se  dénouant  peu  à  peu.  Enfin 
un  cri  féroce  et  sublime,  un  cri  de  joie  unanime  et  d'af- 
franchissement se  fait  entendre  dans  la  ville  quand  on 
adopte  l'idée  d'un  massacre  ou  d'un  incendie  univer- 
sels. Trois  figures  se  dressent  au  cœur  delà  cité  :  —  Je 
suis,  dit  l'une,  la  Guerre,  que  les  mères  détestent.  — 
Je  suis  la  Maladie,  s'écrie  la  seconde.  —  Je  suis  la  Faim, 
dit  la  troisième  ;  écoutez  les  gémissements,  les  cris,  les 
sanglots  des  femmes  qui  furent  belles...  Il  n'est  pas  une 
place,  il  n'est  pas  un  refuge,  ni  une  rue,  ni  une  maison, 
qui  ne  regorge  de  cadavres  et  ne  ruisselle  de  sang,  le  fer 
tue,  le  feu  brûle,  la  volonté  condamne  !... 

En  effet,  le  sacrifice  se  consomme  :  à  l'enfant  qui  de- 
mande du  pain  en  pleurant,  on  donne  le  coup  mortel  ; 
réponse  est  égorgée  par  l'époux,  la  destinée  fait  du  père 
le  bourreau  de  son  fils...  Puis  le  silence  s'étend  sur  la 
ville.  Scipion  et  Marius,  qui  regardent  de  loin  les  rem- 
parts sans  défenseurs,  et  qui  ont  écouté  sans  les  com- 
prendre les  derniers  sanglots  du  peuple  mourant,  s'in- 
quiètent et  se  consultent.  Marius,  impatient,  prend  son 
casque  et  son  bouclier;  il  s'élance  vers  la  muraille. 


y 


224  CHAPITRE  VI. 

SciPiON.  —  Marius!  tiens  ton  bouclier  plus  haut,  ton  corps 
ployé,  ta  tête  couverte...  Courage!...  Te  voilà  en  haut...  Que 
vois-tu  ? 

Marius.  —  Dieux  sacrés  1... 

Il  n'en  peut  dire  davantage.  les  Romains  se  précipi- 
tent sur  ses  pas  dans  Numance.  Ni  une  maison  debout, 
ni  un  homme  vivant,  ni  la  moindre  coupe  d"or  qui  puisse 
être  le  butin  du  soldat.  Tout  a  péri.  Pourtant  on  décou- 
vre enfin,  au  sommet  d'une  tour,  un  jeune  homme. 
L'épouvante  l'avait  poussé  à  s'y  réfugier.  Ce  dernier  des 
Numantins,  qui  a  le  nom  de  Yiriathe,  reprend  courage 
à  la  vue  de  Scipion ,  dont  il  lui  faudra  suivre  le  char 
triomphal. 

—  Moi  seul ,  lui  dit-il,  j'ai  les  clefs  de  la  ville  morte. 
Et  il  se  précipite  sur  les  rochers. 

—  Tu  as  vaincu  le  vainqueur!  dit  Scipion  au  cadavre  tombé 
à  ses  pieds. 

—  Ainsi,  dit  en  terminant  Cervantes,  ainsi  le  courage  de 
Numance  prélude-t-il  aux  destinées  de  la  forte  Espagne.  Les 
enfants  de  tels  pères  seront  leurs  dignes  héritiers, 

Cervantes  a  écrit  Niimonce  sur  le  ton  de  la  tragédie 
classique,  se  refusant  la  liberté  d'allures  qui  est  une  des 
grâces  de  son  génie.  Ailleurs,  au  contraire,  il  improvise, 
sous  l'empire  de  la  même  idée  générale,  des  œuvres 
toutes  différentes.  Au  lieu  d'évoquer  dans  une  tragédie 
l'Espagne  historique  et  traditionnelle  comme  une  abstrac- 
tion grandiose,  il  esquisse  d'une  main  facile  le  portrait 
familier  de  l'Espagnol  m.oderne  jeté  à  travers  le  monde, 
soit  en  Italie,  soit  en  Afrique. 

h' Amant  généreux  est  un  souvenir  sicilien  de  la  vie 
de  soldat  et  des  campagnes  contre  les  Turcs.  L'Espagnol 


VIE  NOMADE.  22iî 

Ricardo  promène  sa  jeunesse  fière,  pauvre  et  jalouse  au 
milieu  d'une  contrée  où  Télégance  des  mœurs,  la  dou- 
ceur du  ciel,  la  volupté  répandue  sur  toutes  choses 
amollissent  et  raffinent  les  passions.  La  belle  Léonisa, 
dont  il  s'éprend,  lui  préfère  un  jeune  homme  «aux  blan- 
ches mains,  aux  cheveux  bouclés,  à  la  voix  mielleuse, 
habile  aux  paroles  d'amour,  tout  parfumé  d'ambre  et 
d'essences,  tout  chamarré  de  plumes  et  de  brocart.  »  Le 
monde  les  aime  ainsi,  et  Léonisa,  en  vraie  femme,  est 
esclave  et  reine  du  monde.  Ricardo  éprouve  à  cette  vue 
des  transports  de  colère  et  des  tentations  de  vengeance 
presque  sauvages.  Un  jour  il  se  présente,  lui  seul,  en  face 
des  Siciliens  réunis  dans  un  jardin,  au  bord  de  la  mer. 
Il  aperçoit  Léonisa  à  demi  appuyée  sur  Cornelio,  son 
amant,  à  quelque  distance  de  sa  famille.  La  fureur, 
«  l'enfer  »  s'emparent  de  lui  : 

—  Te  voilà  heureuse!  s'écrie-t-il ,  approche-toi  de  lui!  Plus 
près  encore!  Que  le  lierre  s'enlace  au  tronc  inutile!  Frise  et 
boucle  les  cheveux  du  Ganymède  qui  t'appelle  nonchalamment  .. 
Orgueilleuse  et  imprudente  fille!...  tu  crois  qu'il  ne  t'arrivera 
pas  ce  qui  arrive  toujours,  selon  la  loi  et  l'usage;  tu  crois  qu'il 
sera  fidèle,  qu'il  voudra,  qu'il  saura  l'être,  cet  enfant  que  l'opu- 
lence rend  vaniteux ,  la  bonne  mine  arrogant ,  le  peu  d'âge 
inexpérimenté,  la  naissance  outrecuidant,  et  qu'il  estimera  un 
trésor  inestimable ,  et  qu'il  connaîtra  ce  que  la  maturité  et  l'ex- 
périence connaissent?...  Et  toi,  enfant,  qui  t'imagines  gagner  à 
ton  aise  un  prix  que  la  générosité  de  ma  passion  mérite  mieux 
que  tes  oisifs  caprices,  pourquoi  ne  te  lèves-tu  pas  du  lit  de 
fleurs  sur  lequel  tu  reposes  et  ne  viens-tu  pas  m'arracher  une 
âme  qui  t'abhorre  !  Ce  n'est  pas  ta  conduite  qui  me  blesse,  c'est 
la  grossièreté  de  ton  esprit,  incapable  d'apprécier  le  bien  que  te 
donne  la  fortune.  Il  faut  que  tu  l'estimes  peu  pour  ne  pas  te  lever 
et  le  défendre  1  Tu  dérangerais ,  n'est-ce  pas,  l'art  et  la  symé- 
trie de  ton  galant  costume!  Si,  autrefois,  la  même  humeur  paci- 
fique eût  été  le  partage  d'Achille,  les  armes  brillantes  et  l'acier 

15 


320  CHAPITRE  VI. 

poli  que  lui  montrait  Ulysse  n'auraient  servi  de  rien.  Allons! 
va-t'en!  va  jouer  avec  les  femmes  de  ta  mère;  soigne  tes  che- 
veux et  n'oublie  pas  tes  mains,  faites  pour  dévider  les  blancs 
écheveaux  et  non  pour  saisir  l'épée. 

Dans  celte  scène,  où  les  vieux  souvenirs  homériques  se 
mêlent  étrangement  aux  impressions  juvéniles  de  la  vie 
italo-espagnole,  on  devine  quelque  chose  des  pensées  de 
Cervantes ,  alors  qu'il  regardait  d'un  œil  curieux  les 
mœurs  de  Palerme,  de  Messine  et  de  Trapani.  Peut- 
être  a-t-il  lui-même  ressemblé  à  son  héros,  tour  à 
tour  généreux  et  sauvage,  qui  a  l'âme  ouverte  à  toutes 
les  passions  nobles  et  qui  déteste  ce  qu'il  voit  du 
monde,  c'est-à-dire  le  plaisir  sans  affection  et  l'ap- 
parence de  l'amour  alliée  au  plus  élégant  égoïsme. 
Gornélio  n'est  pas  brave  ;  il  abandonne  sa  fiancée  quand 
les  Turcs  font  invasion  dans  le  jardin  et  s'emparent 
d'elle.  Ricardo  offre  le  peu  qu'il  possède  pour  la  rache- 
ter ;  il  la  suit  dans  la  captivité ,  à  travers  mille  aven- 
tures ,  dans  lesquelles  la  constance  et  la  pureté  de  son 
amour  font  contraste  avec  la  brutalité  turque  ;  il  la  sauve 
enfin,  et,  par  un  dernier  trait  de  générosité,  il  la  rend 
à  Gornélio,  l'homme  qu'elle  a  choisi.  Léonisa,  vaincue 
par  tant  de  désintéressement,  repousse  Ganymède  et 
préfère  Achille. 

Tout  cela  est  un  peu  jeune.  Le  «  déplorable  »  Ricardo 
gémit  toujours  ;  il  pleure  «  avec  une  telle  abondance  qu'il 
humecte  le  sol  » ,  et  Léonisa ,  quand  elle  ne  s'évanouit 
pas ,  verse  des  larmes  a  qui  le  disputent  en  valeur  aux 
perles  de  l'Orient  ».  Mais  r Amant  généreux  est,  si 
l'on  peut  s'exprimer  ainsi ,  la  note  tendre  de  l'héroïsme 
castillan,  tel  que  l'a  conçu  un  jour  Cervantes.  La  note 
bruyante  et  sonore  résonne  au  contraire  dans  le  Brillant 


VIE  NOMADE.  227 

Espagnol,  comédie  vive,  pleine  de  mouvement  et  de 
rodomontades ,  œuvre  intermédiaire  qui  touche  à  l'his- 
toire et  au  roman ,  fantaisie  demi-enthousiaste ,  demi- 
ironique.  Les  dialogues  étranges  des  soldats,  les  pres- 
sentiments des  femmes  ,  bizarres  et  profonds ,  les 
madrigaux  et  les  coups  d'épée,  les  alertes,  les  combats , 
les  assauts,  toute  une  variété  d'inventions  et  d'incidents 
forme  la  trame  légère  et  diaprée  de  ce  petit  drame  de 
Cervantes. 

Le  héros  s'appelle   Fernando  de   Saavedra.    Est-ce 
l'auteur  lui-même?  est-ce  un  de  ses  ancêtres?  C'est  du 
moins  un  des  défenseurs  d'Oran ,  un  soldat  des  comtes 
d'Alcaudete  ,   un  tueur  de   Maures  [matamoros)  par 
excellence,  ce  Les  galants  de  Milianah,  les  Elches  de 
Tlemcen  et  les  Levantes  deBone  ont  éprouvé  sa  valeur.» 
Yif  comme  la  poudre ,  il  a  l'esprit  libre,  le  cœur  chaud 
et  l'âme  aventureuse.  Toutes  les  femmes  sont  éprises 
de  sa  personne  ou  même  de  sa  renommée.  Arlaxa,  vé- 
ritable reine  mauresque ,  lui  dévoue  toutes  les  rêveries 
de  son  imagination  :  elle  est  heureuse  et  adulée ,  les 
chefs  du  pays  se  disputent  sa  main  et  l'entourent  de 
compliments  et  d'hommages  orientaux  ;  elle  a  pour  fiancé 
le  vaillant  Ali-Muzel  et  pour  adorateur  le  chérifNacor, 
le  plus  ennuyeux  des  chérifs ,  mais  le  plus  soumis  des 
esclaves  ;  pourtant  elle  est  triste ,  elle  songe ,  et  tandis 
qu'elle  distribue  les  présents  autour  d'elle ,  corbeilles 
de  pain  blanc,  vases  de  miel,  fruits  savoureux,  son 
cœur  est  tenté  dun  caprice  tyrannicpie.  Elle  veut  voir 
Saavedra  ;  elle  exige  de  ses  amants  qu'ils  le  lui  amènent 
prisonnier,  sans  blessure  et  sans  rançon. 

Ali-Muzel  se  résigne  ;  il  arrive  bientôt  sous  les  murs 
d'Oran  ;  il  attache  son  cheval  au  tronc  d'un  palmier,  et. 


228  CHAPITRE  VI. 

(1  une  voix  hautaine,  il  adresse  un  défi  aux  soldats  espa- 
gnols. 

— -  Écoutez-moi,  gens  d'Oran,  caballeros  et  soldats,  vous  qui 
écrivez  vos  exploits  avec  notre  sang  dans  la  poussière,  je  suis 
Ali-Muzel,un  Maure  de  ceux  qu'on  appelle  les  galants  de  Milianah, 
aussi  vaillants  que  nobles.  Ce  n'est  pas  Mahomet  qui  me  conduit 
ici,  et  je  ne  viens  pas  éprouver  dans  le  champ  si  la  vérité  ou 
l'erreur  est  de  son  côté.  C'est  un  autre  dieu  qui  m'amène,  un 
dieu  plus  brillant,  tour  à  tour  superbe  comme  un  lion  furieux  et 
doux  comme  un  agneau.  Ce  dieu  qui  me  pousse  obéit  à  une  Mau- 
resque qui  est  reine  par  la  beauté  et  dont  je  suis  esclave. 

Ali-Muzel  le  dit  lui-même ,  il  n'est  pas  question  ici 
de  Mahomet  ni  de  l'islamisme.  Nous  nous  égarons  dans 
les  régions  chevaleresques  de  l'Arioste.  Fernando  est  un 
Roland  appelé  en  champ  clos  par  les  Sarrasins.  Son  gé- 
néral lui  défend  d'accepter  le  défi.  Placé  entre  l'hon- 
neur qui  lui  ordonne  d'accepter  et  la  loi  militaire  qui 
le  retient  à  son  poste,  il  n'hésite  pas  :  il  franchit  la  mu- 
raille; mais,  arrivé  trop  tard,  il  se  jette  en  pays  arabe  ; 
bientôt  il  est  dans  le  douar,  en  face  d'Arlaxa,  qu'il  in- 
quiète et  étonne,  sans  se  nommer.  Là  se  croisent  les 
aventures  et  les  personnages  les  plus  variés.  A  côté  de 
Fernando,  d'Ali-Muzel,  d'Arlaxa,  apparaît  une  belle 
jeune  fille,  déguisée  en  page,  Margarita  :  c'est  une 
Espagnole  qui  cherche  partout  son  fiancé,  don  Fernando, 
au  grand  désespoir  d'un  vieux  parent,  Vozmediano, 
qu'elle  entraîne  à  sa  suite.  Toutes  les  têtes  sont  folles  de 
jeunesse,  d'ambition  et  d'amour,  et  tout  le  monde  l'avoue. 

—  Je  vis  d'extravagance,  dit  quelque  part  Fernando,  et  je 
m'appelle  Lozano  (le  Gai).  Le  monde  est  plein  de  nouveautés! 

—  J'ai  une  âme  généreuse  qui  aime  le  péril  et  défie  la  mort, 
dit  Arlaxa. 

—  Je  suis,  dit  Margarita,  le  papillon  qui  vole  autour  de  la 


VIE  NOMADE.  229 

flamme...  Monsieur  mon  gouverneur,  vous  êtes  plein  de  raison  , 
mais  j'ai  jeté  la  cape  au  taureau  et  je  ne  puis  plus  la  reprendre. 
—  Moi,  dit  un  autre  personnage,  soldat  mendiant  et  glouton  , 
qui  demande  l'aumône  pour  les  âmes  du  purgatoire,  moi,  je 
mange  pour  six  et  je  me  bats  pour  sept.  Je  demande  pour  les 
âmes  que  la  guerre  emporte  et  je  partage  l'aumône  avec  elles. 
De  la  sorte,  je  soulage  du  même  coup  leurs  maux  et  ma  faim, 
et  je  suis  tour  à  tour  au  service  de  mon  ventre  ou  de  mon  épée. 

Ce  dernier  rôle,  que  j'oubliais,  de  Buytrago,  le  soldat 
mal  payé ,  famélique  et  vantard ,  est  une  figure  observée 
par  Cervantes  à  Oran.  «  Je  l'ai  vu ,  »  dit  l'auteur,  a  cela 
se  passe  ainsi.  »  Et  il  peint  avec  soin  cet  homme,  qui 
porte  l'épée  sans  fourreau ,  pendue  à  une  corde ,  qui 
déclame  comme  Rodomont ,  mange  comme  Gargantua  et 
psalmodie  comme  un  frère  quêteur.  On  le  voit,  les  traits 
d'observation  succèdent  aux  traits  de  fantaisie;  le  gra- 
cioso  grotesque  et  réel  circule  à  travers  le  personnel 
chevaleresque  d'un  drame  arabe;  les  souvenirs  de  tous 
genres  se  rencontrent  dans  l'esprit  de  l'auteur,  qui  met 
en  scène  sa  famille  sous  le  nom  de  Saavedra ,  celle  de  sa 
femme  sous  le  nom  de  Yozmediano,  et,  avec  les  comtes 
d'Alcaudete,  toute  la  tradition  militaire  des  exploits  espa- 
gnols autour  d'Oran.  Bigarrure  perpétuelle,  jeu  d'ima- 
gination ,  que  les  amis  de  l'auteur  comprenaient  mieux 
que  nous.  C'est  un  exemple,  pour  le  dire  en  passant,  de 
ces  compositions  libres  qui  déconcertent  la  gravité  des 
aristarques,  qui  n'appartiennent  à  aucun  genre  et  qui 
doivent  être  jugées  comme  elles  ont  été  écrites,  en  toute 
liberté.  Et  cela  est  vrai  à  dire  de  certaines  œuvres,  plus 
bizarres  encore,  plus  décidément  contraires  à  ce  que 
nous  attendons  de  Cervantes,  où  la  littérature  de  cheva- 
lerie se  déploie  avec  tout  son  bagage  d'enchanlemenls  et 
de  déguisements. 


230  CHAPITRE  VI. 


OEUVRES   CHEVALERESQUES.    —    LA    MAISON    DE    LA   JALOUSIE.  —  LE 
LABYRINTHE   d' AMOUR.    —    PERSILES   ET   SIGISMONDE. 

Fernando  de  Saavedra  et  Ali-Muzel  étaient  copiés  sur 
les  Roland ,  les  Renaud  et  les  Ferragut  des  épopées  du 
moyen  âge.  Cervantes  a  fait  mieux  ou  pis;  Renaud  lui- 
même  figure,  avec  ses  amis  et  ses  ennemis,  dans  une  de 
ses  pièces,  la  Maison  de  la  Jalousie^,  où  brille  aussi  la 
coquette  Angélique,  et  je  reconnais  la  proche  parente  de 
celle-ci  dans  la  Rosamire  d'une  autre  comédie,  intitulée  le 
Labyrinthe  â! Amour'^.  Cervantes  s'amuse,  en  écrivant  le 
Labyrinthe,  essai  bizarre  de  théâtre  chevaleresque  et 
galant ,  à  tailler  pour  la  scène  une  petite  nouvelle  pleine 
d'aventures,  de  déguisements,  de  défis  d'armes  et  d'a- 
mours, dont  rhéroïne  est  la  belle  Rosamire,  accusée 
dans  son  honneur  et  vengée  en  champ  clos.  Tous  les 
personnages  sont  italiens.  Leur  ton  est  tragique,  leurs 
aventures  sont  lamentables  ;  mais  le  sang  ne  coule  pas.  Il 
suffit  que  des  malheurs  imaginaires  forcent  tout  le  monde 
à  se  travestir  agréablement,  la  princesse  en  paysanne  et 
la  jeune  fille  en  chevalier.  Le  dénoûment  rendra  à  cha- 
cun son  habit  et  son  sexe,  son  nom  et  son  mari.  Yoilà 
ce  qu'on  aime  en  1S88,  et  ce  que  Cervantes  compose  un 
beau  matin  pour  le  théâtre  :  le  Labyrinthe  d'Amour^ 
promène  l'imagination  du  temps  dans  ses  dédales  favo- 
ris. Il  ne  serait  pas  impossible  que  cette  mauvaise  pièce 
ait  paru  exquise  au  public  ;  mais ,  chose  singulière  !  l'au- 
teur ne  se  trompait  pas  sur  le  mérite  des  œuvres  à  la 

1 .  La  Casa  de  los  Zelos, 

2.  Laberinto  de  Amor. 


VIE  NOMADE.  231 

mode.   Je   n'en   veux   de  preuve  que  la  composition 
étrange  de  la  Maison  de  la  Jalousie. 

Cette  nouvelle  pièce  est  une  sorte  de  féerie ,  d'opéra  à 
machines ,  qui ,  pour  nous  faire  traverser  le  monde  che- 
valeresque tout  entier,  se  sert  de  mille  changements  à 
vue  et  d'un  personnel  semblable  à  une  armée.  Je  recon- 
nais Boiardo  à  chaque  pas  ;  Cervantes  s'empare  de  Re- 
naud, de  Roland,  de  Bernard  de  Carpio,  des  magiciens 
comme  Merlin  et  Maugis ,  et  jette  tous  les  chevaliers  à  la 
poursuite  de  l'errante  Angélique.  J'y  retrouve,  en  même 
temps,  la  pastorale  à  la  mode  :  autour  de  la  belle  Cloris, 
il  rassemble  Rustico  ,  le  balourd,  Lauso,  le  pâtre  élé- 
giaque,  et  Corinto,  le  railleur.  Paladins  et  bergers  se 
livrent,  dans  les  palais  de  Charlemagne  ou  dans  les  forêts 
d'Ardennes,  aux  querelles  et  aux  désespoirs,  aux  aven- 
tures et  aux  rivalités  qui  font  de  ce  monde  une  Maison 
de  la  Jalousie,  ou,  si  l'on  veut,  une  maison  des  fous. 
L'intrigue  est  confuse,  la  géographie  du  drame  inextri- 
cable et  le  style  des  personnages  plus  alambiqué  que 
celui  de  Théophile  Yiaud  et  de  Gongora.  En  voici  un 
exemple.  Le  poignard  célèbre  dont  on  a  dit  :  //  en 
rougit,  le  traître!  joue  ici  déjà  un  rôle  solennel. 
Renaud,  voyant  Angélique  morte ,  saisit  sa  dague  et  jure 
de  creuser  à  sa  belle  «  un  petit  tombeau  dans  son  cœur  ». 

Otra  sepultura  esquiva 
Abrireis,  daga,  en  my  pecho! 

Rien  n'est  plus  fade  et  plus  froid  que  le  langage  de 
tout  ce  monde  si  aimé  du  seizième  siècle ,  des  dames 
éplorées,  des  amazones,  des  enchanteurs,  des  cheva- 
liers maures  et  français.  Cervantes,  pour  mieux  encom- 
brer la  scène,  y  appelle  des  personnages  allégoriques, 


232  CHAPITRE  VI. 

le  Soupçon,  la  Curiosité,  le  Désespoir,  qui  a  la  corde  au 
cou  et  le  poignard  à  la  main.  A  entendre  ces  abstractions 
bavardes,  à  voir  cette  recherche  étourdie  et  ce  faux 
goût,  on  se  croirait  à  mille  lieues  du  bon  sens  viril  qui 
éclatera  dans  Don  Quichotte.  Eh  bien,  tandis  qu'on  s'é- 
gare avec  surprise  sur  les  bords  du  fleuve  du  Tendre , 
le  cri  bouffon  d'un  perroquet  se  fait  entendre.  L'oiseau, 
qui  parle  le  bergamasque  comme  ferait  un  acteur  nar- 
quois de  la  Comedia  deU  arte ,  se  moque  de  la  pasto- 
rale. Ij' Amour  fait  chorus  avec  le  perroquet.  L'Amour 
est  déguisé  en  riche  bourgeois,  vêtu  de  velours,  muni 
d'or  et  très-sceptique  ;  il  assure  que  le  cœur  des  belles 
ne  se  paye  pas  de  belles  phrases.  Cloris  elle-même  avoue 
avec  grâce  qu'elle  aime  mieux  une  perle  qu'un  joli  vers 
et  un  collier  qu'un  sonnet.  Le  berger  Gorinto  fait  rica- 
ner sa  guitare  en  l'honneur  du  désintéressement  de  Cloris. 
Cette  poésie  fantasque  est  la  première  ébauche  de  la 
comédie  allégorique  et  railleuse  de  l'Amour  et  de  l'In- 
térêt, insérée  plus  tard  dans  Don  Quichotte. 

Lorsque  Renaud,  éploré  et  dameret,  interroge  les  bois 
et  les  montagnes ,  les  paysans  et  les  bergers  sur  le  sort 
d'Angélique,  il  arrive  tout  à  coup  que  ce  terrible  homme 
devient  ridicule. 

Renaud.  —  Berger,  as-tu  vu  d'aventure,  entre  ces  ombrages 
épais,  un  miracle  de  beauté  pour  qui  je  souffre  mille  morts?  As-tu 
vu  de  beaux  yeux  qui  paraissent  deux  étoiles,  et  des  cheveux 
qui  ne  sont  pas  des  cheveux,  mais  de  l'or?  As-tu  vu  un  front 
qui  semble  être  un  spacieux  rivage  sur  lequel  se  déroulent  des 
flots  de  perles  orientales?  As-tu  vu  une  bouche  qui  exhale  une 
odeur  parfumée  et  des  lèvres  qui  humilient  le  fin  corail?  Dis, 
as-tu  vu  un  cou  blanc,  colonne  qui  supporte  ce  ciel,  et  une  poi- 
trine de  neige  où  vient  s'amortir  le  feu  d'amour? 

CoRiNTo.  —  A  te  dire  la  vérité,  je  n'ai  pas  vu,  en  ces  mon- 


VIE  NOMADE.  233 

tagnes,  des  choses  si  riches,  si  étranges  et  de  si  haut  prix.  Et 
pourtant,  si  tout  cela  avait  passé  par  ici,  il  serait  facile  à  un  cu- 
rieux comme  moi  de  le  voir.  Un  rivage  spacieux ,  deux  étoiles , 
un  trésor  de  cheveux  en  or,  comment  dissimuler  cela?  Et  le  par- 
fum que  tu  dis  m'aurait  fait  venir  d'une  lieue...  Mais  je  n'ai 
trouvé  dans  ce  bois  que  trois  pieds  de  porc  et  des  pieds  de 
mouton. 
Renaud.  —  Veillaque  !  tu  oses  te  moquer  de  Renaud  ! 

En  effet,  on  se  moque  de  Renaud.  Sans  préambule, 
sans  transition,  Cervantes  manque  de  respect  aux  héros 
qu'il  vient  de  mettre  en  scène ,  et  il  donne  à  penser  que 
les  héroïnes  sont  des  folles.  Marfise,  qui  défiait  très- 
vaillamment  Charlemagne ,  a  l'air  d'une  énergumène 
très-peu  catholique ,  quand  elle  s'écrie  : 

—  Peu  m'importe  le  Christ!  et  quant  à  Mahomet,  qu'on  ne 
m'en  parle  pas!  Mon  dieu,  c'est  mon  bras. 

Tantôt  Cervantes  leur  prête  des  paroles  héroïques , 
tantôt  des  agudezas.  Ici ,  il  nous  entraîne  dans  les  pures 
folies  des  inventions  chevaleresques;  là,  il  évoque  le 
génie  de  la  France  et  le  génie  de  l'Espagne  qui  invitent 
ces  deux  nations  à  d'autres  combats. 

—  Sors  des  forêts  où  ton  caprice  t'ëgare  ,  dit  Merlin  lui-même 
à  Bernard  de  Carpio  ;  la  France  courageuse  doit  humilier  son 
noble  front  devant  loi. 

Que  penser  des  dissonances  et  des  métamorphoses 
de  Cervantes?  Il  semble  qu'il  s'abandonne  au  courant 
chevaleresque,  et  tout  à  coup  il  le  remonte.  Au  moment 
où  il  obéit  à  la  mode ,  il  réclame  son  indépendance.  C'est 
une  inconséquence  qui  l'amuse,  un  caprice  qui  le  dédom- 
mage. Mais,  malgré  tout,  il  faut  constater  ce  mélange 
contradictoire  d'entraînement  et  de  résistance.  Il  ne  l'a 
jamais  expliqué;  plus  tard,  seulement,  il  semble  indi- 


234  CHAPITRE  VI. 

qiier  comment  il  s'est  démenli  lui-même.  «  Ces  inven- 
tions, dit-il,  dans  Don  Quichotte^  sont  des  jeux  d'es- 
prit que  Ton  permet  d'imprimer  et  de  vendre,  parce 
qu'on  suppose  qu'il  ne  se  trouvera  personne  d'assez  igno- 
rant et  d'assez  simple  pour  croire  véritable  aucune  des 
histoires  qui  s'y  racontent.  »  Et  lorsqu'il  voit  que  ces 
mensonges  à  la  douzaine  troublent  les  têtes ,  il  jette  du 
contre-poison  dans  ses  œuvres  de  chevalerie.  «  Si  j'en 
avais  le  temps,  ajoute-t-il,  et  si  j'avais  un  auditoire  à 
propos,  je  dirais  sur  les  romans  de  chevalerie  et  sur  ce 
qui  leur  manque  pour  être  bons  des  choses  qui  ne  se- 
raient peut-être  pas  sans  profit,  ni  sans  plaisir.  » 

Un  jour  Cervantes  conçut  une  idée  critique  des  plus 
originales  :  il  écrirait  un  roman  de  chevalerie  très-sérieux. 
Tous  les  personnages  seraient  de  sa  création;  la  scène 
serait  l'Europe  moderne.  On  y  verrait  un  homme  aux 
prises  avec  la  destinée;  surmontant  de  vrais  périls  au 
moyen  de  vertus  véritables,  et  une  femme  que  les  épreuves 
trouvent  forte  et  grande  sans  que  jamais  elle  cesse  d'être 
simple.  Cet  ouvrage,  écrit  avec  le  soin  le  plus  religieux, 
et  à  loisir,  serait  ce  le  meilleur  ou  le  pire  des  livres 
espagnols.»  C'est  ce  qu'il  dit  lui-même  de  son  roman 
intitulé  les  Travaux  de  Persiles  et  de  Sigismonde  ^ 
roman  de  chevalerie  destiné  à  renouveler  et  à  relever 
un  genre  qui,  à  ses  yeux,  ne  manque  pas  de  dignité. 

Ce  projet  ne  réussit  pas.  Cervantes  garda  en  porte- 
feuille son  roman  réformateur.  Il  l'abandonna  longtemps, 
le  reprit  plus  tard ,  écrivit  la  seconde  partie  pendant  les 
dernières  années  de  sa  vie ,  avec  les  mêmes  idées ,  mais 
sur  un  ton  nouveau ,  et  enfin  laissa  derrière  lui  en  mou- 
rant un  manuscrit  précieux ,  étrange ,  énigmatique ,  qui 
devait  étonner  ses  admirateurs. 


VIE  NOMADE.  23o 

Persiles,  publié  en  1616,  parut  comme  une  œuvre 
posthume,  dont  on  n'avait  pas  la  clef.  Jusqu'ici  la  cri- 
tique Ta  jugé  très-diversement  :  les  uns  y  voient  des 
allusions  continuelles  à  la  politique  contemporaine  ;  les 
autres,  découragés  par  l'ennui  qui  s'exhale  des  romans 
de  chevalerie,  ont  jugé  le  livre  sommairement.  Tous,  je 
crois,  ont  accepté  la  date  donnée  par  l'imprimeur  et 
attribué  au  dix -septième  siècle  une  œuvre  qui  paraît 
être  une  tentative  du  seizième ,  fort  originale  et  fort 
significative. 

Il  y  a  deux  parties  dans  Persiles,  très-distinctes.  La 
seconde,  toute  philosophique,  est,  selon  moi,  l'œuvre 
de  sa  vieillesse;  la  première,  toute  chevaleresque,  dut 
être  écrite  trente  ans  plus  tôt.  Cette  première  partie  ne 
révèle  ni  la  grandeur  du  plan ,  ni  même  la  pensée  de 
l'auteur.  On  y  aperçoit  d'abord  un  archipel  d'îles  per- 
dues dans  les  mers  hyperboréennes ,  comme  l'île  Bar- 
bare et  l'île  de  Neige,  où  se  rencontrent  des  loups- 
garous,  des  corsaires,  des  animaux  fantastiques  et  des 
hommes  de  l'autre  monde.  Trois  personnes  débarquent 
sur  l'île  de  Neige  :  une  dame  mystérieuse,  et  deux  cava- 
liers qui  se  la  disputent  les  armes  à  la  main.  Les  com- 
battants meurent  de  leurs  blessures  et  la  dame  d'émo- 
tion. On  les  ensevelit  tous  les  trois  côte  à  côte,  et  l'on  se 
rembarque.  De  telles  inventions  font  douter  que  Per- 
siles soit  de  Cervantes.  On  abandonne  alors  ce  ro- 
man de  terres  polaires,  dont  la  lecture  est  glaciale.  Eh 
bien,  si  l'on  persiste,  au  contraire,  si  l'on  cherche  avec 
plus  de  patience  l'idée  et  l'intention  de  l'auteur,  la  sur- 
prise pénible  qu'on  a  éprouvée  cesse  peu  à  peu ,  on 
saisit  le  plan;  l'itinéraire  des  pèlerins  Persiles  et  Si- 
gismonde  se  dessine. 


236  CHAPITRE  VI.  . 

Jetés  à  travers  le  monde,  ils  sont  éprouvés  tour  à  tour 
par  la  barbarie  et  la  civilisation.  Ils  partent  de  Tex- 
trême  Nord  pour  venir,  d'aventure  en  aventure,  jus- 
qu'en Espagne,  jusqu'à  Rome,  la  métropole  du  monde 
moderne.  Chemin  faisant,  ils  apprennent  à  connaître 
l'Europe,  et,  dans  des  rencontres  successives,  ils  écou- 
tent Antonio ,  le  rude  soldat  espagnol;  Rutilio,  le  maître 
de  danse  italien,  très-délié;  Sosa,  le  Portugais,  pour  qui 
l'amour  est  une  passion  furieuse.  L'Irlande,  qui  garde 
la  science  hibernienne,  l'Angleterre,  le  Danemark,  la 
France,  tous  les  pays  septentrionaux  leur  offrent  des 
aspects  nouveaux.  Ils  descendent  ensuite  au  midi ,  dans 
les  cités  espagnoles  et  italiennes.  Dans  cette  longue 
course,  les  pays  du  Nord,  tout  à  l'heure  si  étrangers, 
reprennent  une  physionomie  intéressante.  Cervantes  , 
qui  les  ignore,  se  plaît  à  y  voir  je  ne  sais  quoi  de  pur  et 
de  sauvage.  Il  y  recherche  la  fraîcheur  d'impressions  des 
terres  vierges ,  il  y  peint  la  jeunesse  de  la  nature  et  celle 
de  l'âme  :  car  il  donne  à  ses  héros  la  gravité,  la  vigueur 
et  toutes  les  qualités  saines  et  primitives  que  l'imagina- 
tion des  poètes  suppose  aux  peuples  lointains.  Au  pla- 
tonisme galant  des  livres  de  chevalerie,  Cervantes  a 
substitué  le  platonisme  sans  le  savoir  d'un  prince  bar- 
bare qui  a  fait  vœu  d'amour  chaste  et  fidèle.  Persiles 
est  un  Ulysse  chrétien,  un  Amadis  philosophe,  dont  les 
aventures  [trabajos)  sont  des  épreuves  morales.  Ce 
prince,  venu  de  si  loin,  nous  surprend  d'abord;  on  sou- 
rit de  sa  naïveté,  trop  cimmérienne.  Mais  ne  lisez  pas 
Persiles  dans  une  traduction.  Le  texte  espagnol  a  une 
grandeur  qui  tient  et  à  la  langue  et  au  style.  Cervantes 
voulut  écrire'  son  roman  avec  une  pureté  soutenue ,  page 
par  page,  s'arrétant  aux  épisodes  comme  à  des  oasis, 


VIE  NOMADE.  237 

s'abandonnant  à  des  joies  descriptives  et  laissant  les  an- 
nées venir  sans  publier  jamais  cette  œuvre  bien-aimée. 
Je  l'ai  dit,  il  échoua  dans  son  entreprise.  Persiles  ne 
fut  ni  le  meilleur,  ni  le  pire  des  livres  ;  mais  ce  fut  Tessai 
d'une  conception  qui,  plus  tard,  tenta  bien  des  écri- 
vains, et,  plus  heureuse  alors,  fit  le  tour  du  monde.  En 
effet,  ce  héros  sauvage  que  Cervantes  a  rêvé,  qu'il  a 
placé  dans  un  lointain  poétique,  en  opposition  avec  la 
vie  sociale  de  son  temps ,  cet  homme  ingénu  et  chaste , 
qui  vit  dans  la  liberté  de  la  nature,  par  delà  les  mers, 
il  est  apparu  un  jour  sur  l'Océan  à  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  écrivant  Paul  et  Virginie.  Fénelon  en  a  fait 
un  néophyte  voguant  à  travers  l'antiquité,  dans  son 
Télémaque.  Jean-Jacques  Rousseau  a  prétendu  élever 
de  ses  propres  mains  cet  Emile  au  cœur  honnête. 
Daniel  de  Foe  l'a  mis  aux  prises  avec  la  nécessité  dans 
l'île  de  Robinson.  Et  nous-mêmes  ,  en  des  jours  de 
doute ,  de  colère  et  d'agitation  morale ,  nous  avons  vu 
nos  poètes  emmener  au  loin  ce  même  héros  de  roman ,  à 
qui  ils  donnaient ,  sinon  le  calme  ,  du  moins  la  diversion 
d'un  voyage  à  travers  les  montagnes  et  les  mers.  Cha- 
teaubriand l'a  porté  dans  les  savanes,  lord  Byron  lui  a 
fait  parcourir  le  Nord  et  le  Midi ,  Alfred  de  Musset  l'a 
enlevé  jusqu'aux  sommets  alpestres  du  Tyrol.  Aucun 
d'eux  n'a  songé  au  Persiles  de  Cervantes;  mais  l'œuvre 
de  l'auteur  espagnol  était  une  singulière  anticipation  sur 
l'avenir,  et,  si  je  ne  me  trompe  pas  sur  la  date  de  cette 
conception,  il  faut  encore  la  rapprocher  des  pages  de 
Shakspeare  et  de  Montaigne  sur  la  vie  sauvage. 


238  CHAPITRE  V.. 


CONTES   D  AMOUR   ITALIENS. 

J'ai  essayé  d'éclaircir  la  période  obscure  de  la  vie  de 
Cervantes  qui  s'écoule  en  Andalousie  et  la  partie  cheva- 
leresque de  son  œuvre  littéraire.  Si  j'ai  pu  jeter  quelque 
jour  sur  cette  époque,  il  résulte  de  ce  qui  a  été  dit 
que  Cervantes  ne  réalisa  pas  et  ne  put  réaliser  les  espé- 
rances politiques  dont  le  Trato  de  Argel^ovXo,  la  trace, 
ni  les  projets  d'art  dont  la  Galatée  est  l'expression. 
Depuis  le  moment  où  l'avènement  de  Lope  de  Vega 
l'exile  de  Madrid ,  il  ne  publie  rien ,  à  moins  qu'on  ne 
tienne  compte  d'une'  ode  insignifiante  envoyée  à  un  con- 
cours, pour  la  canonisation  de  saint  Hyacinthe.  Mais  il 
écrit  beaucoup.  Au  milieu  de  ses  peines  d'esprit,  son 
génie  est  en  travail.  Sa  pensée,  pleine  d'alternative,  cor- 
respond à  sa  vie  nomade.  Il  cherche  sa  voie  au  hasard, 
sans  méthode  et  sans  calcul ,  selon  l'occasion ,  pendant 
les  intervalles  d'une  vie  d'affaires  très-agitée  qui  le  dé- 
tourne de  son  but  et  qui  le  trouble.  En  dépit  de  tout,  il 
lit,  il  étudie,  il  compose,  et  s'il  n'a  jamais  l'heureuse 
liberté  d'esprit  qui  permet  au  talent  de  se  poser  et  de 
mûrir  sous  l'action  d'une  pensée  continue,  comme  mûrit 
la  grappe  sous  le  soleil ,  du  moins  il  s'occupe  du  style  et 
de  la  langue  ;  il  conçoit  des  plans  et  il  entrevoit  des  des- 
sins nouveaux.  Au  retour  de  ses  excursions,  il  rapporte 
à  Séville  son  butin,  qu'il  destine  soit  au  peintre   Pa- 
checo,  soit  au  directeur  du  théâtre  Osorio. 

Car  Cervantes  n'a  pas  renoncé  au  théâtre.  J'en  ren- 
contre la  preuve  dans  un  document  assez  curieux  pour 


VIE  NOMADE.  239 

que  je  doive  le  rappeler  ^  C'est  un  contrat,  daté  de  1592, 
qui  commence  ainsi  : 

Sache  quiconque  verra  ceci ,  que  moi ,  Michel  de  Cervantes 
Saavedra,  habitant  de  Madrid,  résidant  à  Séville,  je  reconnais 
avoir  passé  le  contrat  suivant  avec  vous ,  Rodrigo  Osorio ,  autor 
de  comédie,  habitant  de  Tolède,  présentement  à  Séville.  —  Je 
m'oblige  à  composer  prochainement  et  à  vous  livrer,  aussitôt  que 
je  le  pourrai,  six  comédies,  sous  les  titres  et  sur  les  sujets  que  je 
voudrai,  pour  que  vous  les  fassiez  représenter.  Je  vous  les  remet- 
trai écrites  avec  tout  le  soin  convenable,  une  à  une,  à  mesure  que 
je  les  composerai.  Dans  les  vingt  jours  qui  suivront  la  remise  de 
chaque  comédie,  vous  serez  tenu  de  la  donner  au  public.  Si  l'on 
reconnaît  que  c'est  une  des  meilleures  comédies  représentées  en 
Espagne,  vous  devrez  me  payer  cinquante  ducats,  soit  le  jour 
de  la  représentation ,  soit  dans  la  semaine. 

Osorio  stipule  que  les  comédies  de  Cervantes  seront 
écrites  avec  soin  ;  précaution  utile  et  qui  s'explique  quand 
on  lit  le  théâtre  si  négligé  de  Cervantes.  Évidemment , 
il  n'écrit  pas  pour  la  scène  avec  le  même  scrupule  que 
pour  la  lecture.  Au  spectateur,  au  public  rassemblé,  à  la 
foule  vulgaire  et  impatiente ,  à  ceux  qui  aiment  le  bruit 
et  le  mouvement ,  il  offre  des  improvisations  rapides  qu'il 
abandonne  à  leur  sort.  Au  contraire,  quand  il  entre  dans 
l'atelier  de  Pacheco,  le  maître  de  Yelasquez ,  quand  il  va 
causer  chez  le  peintre  Jauregui ,  quand  il  veut  soumettre 
quelque  ouvrage  au  divin  Herrera ,  son  esprit  s'éveille 
et  se  surveille.  C'est  alors  un  conte  délicat,  une  épi- 
gramme  exquise,  une  œuvre  fine  et  choisie  qu'il  apporte. 
De  là  cette  différence  extraordinaire  qui  se  remarque 
entre  son  théâtre  et  ses  nouvelles. 

Dans  les  nouvelles,  le  détail  du  style  et  l'harmonie  de 
la  composition  sont  toujours  en  progrès.  Lorsqu'il  les 

1 .  Voir  Niievos  Dociimeutos ,  par  don  José-Maria  Âsensio. 


240  CHAPITRE  VI. 

publiera  plus  tard,  il  dira  ou  laissera  dire  dans  le  pri- 
vilège qu'il  a  voulu,  en  les  écrivant,  montrer  «  la  hau- 
teur et  la  fécondité  de  la  langue  castillane.  »  D'ailleurs, 
c'était  le  moment  où  l'on  accueillait  en  Espagne  ce  genre 
élégant  et  souple  qui  se  prête  à  tout.  En  1590,  on  pu- 
bliait à  Tolède  les  nouvelles  de  Ginthio,  et  le  traducteur 
disait  :  «  Jusqu'ici  on  a  peu  connu  en  Espagne  ce  genre  de 
livres  ;  on  n'a  pas  commencé  à  traduire  les  contes  d'Italie 
et  de  France.  »  Depuis  deux  siècles,  l'influence  des 
poètes  français  et  italiens  s'était  exercée  sur  la  Pénin- 
sule; mais  les  conteurs  en  prose  vinrefit  les  derniers. 
Encore  se  borna-t-on  à  les  traduire.  Cervantes  voulut 
qu'on  les  imitât.  Toujours  ambitieux  pour  son  pays,  il 
lui  semblait  qu'on  devait  rivaliser  avec  les  étrangers, 
disputer  à  la  France  l'originalité  piquante  des  sujets, 
emprunter  à  l'Italie  la  grâce  libre  de  son  art,  et  allier  à 
ces  qualités  venues  d'ailleurs  l'esprit  d'héroïsme  de  la 
vieille  Espagne.  Ainsi  composa-t-il  ses  nouvelles.  Tout 
d'abord ,  il  étudia  le  style  et  le  ton  du  genre ,  et  par  con- 
séquent l'Italie  plutôt  que  la  France.  Il  parla  comme 
Dubellay  appelant  les  Gaulois  au  siège  de  Rome.  Écri- 
vons, disait-il  à  Mosquera  de  Figueroa,  comme  les  Tos- 
cans et  les  Grecs , 

A  par  del  griego  y  escritor  toscano. 

Nourri  de  l'Arioste,  de  Boiardo,  de  Tansilo,  plein  des 
souvenirs  de  ses  campagnes,  Cervantes,  qui  parlait  tou- 
jours de  Naples  comme  de  «  la  plus  délicieuse  ville  de 
l'univers,  »  qui  avait  même  la  coquetterie  d'adresser  la 
parole  à  ses  vieux  camarades  en  pur  toscan ,  propageait 
avec  enthousiasme  l'influence  de  ses  maîtres,  et  pour 


VIE  NOMADE,  244 

élargir  la  langue  espagnole,  il  versait  à  pleines  mains 
clans  ses  écrits  les  italianismes. 

Le  concert  de  la  courtoisie  espagnole  et  de  l'élégance 
italienne,  rapprochées  sans  contraste,  est  le  fond  et 
comme  le  sujet  de  la  nouvelle  intitulée  Cornélia.  Cer- 
vantes nous  jette,  par  une  nuit  d'été,  dans  une  rue  de 
Bologne ,  bordée  de  galeries  de  marbre.  Bientôt  on 
entend  dans  l'ombre  un  cliquetis  d'épées;  des  hommes 
se  battent  sans  dire  mot ,  le  pavé  étincelle ,  les  épées  se 
croisent;  une  aventure  imprévue  se  dénoue.  L'un  des 
combattants  perd  dans  la  lutte  son  chapeau,  qui  est  orné 
d'une  tresse  de  diamants  resplendissante.  On  sait  dès 
lors  qu'il  s'agit  d'un  prince  italien,  que  sans  doute  pour- 
suivent ses  ennemis,  ses  rivaux,  ou  les  frères  offensés 
de  quelque  jeune  fille  séduite.  En  effet,  des  femmes  pas- 
sent et  fuient;  un  enfant  est  emporté  dans  ses  langes.  Au 
milieu  de  ce  désordre  surviennent  deux  jeunes  gentils- 
hommes, don  Juan  de  Gamboa  et  don  Pedro  de  Isunza. 
Ils  appartiennent  à  l'université  espagnole ,  fondée  par  le 
cardinal  Albornoz,  à  Bologne.  Ils  sont  pieux,  spirituels, 
galants,  pleins  de  libéralité  et  de  politesse,  «  très-éloi- 
gnés,  ajoute  Cervantes,  de  l'arrogance  qu'on  reproche  à 
leur  nation.  »  Leur  arrivée  sauve  le  prince  Alphonse 
d'Esté,  duc  de  Ferrare,  qui  se  battait  seul  contre  plu- 
sieurs ,  et  leur  protection  pleine  de  réserve  rassure  la 
femme  dont  ils  ont  surpris  les  secrets  d'amour,  Cornélia 
BentiboUi.  Cervantes,  en  leur  donnant  ce  rôle  chevale- 
resque et  simple ,  s'amuse  à  les  engager  dans  un  imbro- 
glio italien ,  qui  se  complique  de  l'histoire  vulgaire  d'un 
page  en  bonne  fortune  et  se  prolonge  par  un  assemblage 
de  procédés,  d'artifices,  de  moyens  d'intérêt  qui  man- 
quent leur  but.  Ce  qu'il  faut  détacher  de  cette  nouvelle, 

16 


242  CHAPITRE  VI. 

c'est  un  type  de  gouvernante ,  traité  avec  beaucoup  d'es- 
prit, la  silhouette  du  prêtre  italien,  «  riche  et  amateur 
des  arts  »,  et  surtout  la  figure  de  cette  Gornélia  Benti- 
bolli  (une  Bentivoglio,  dont  la  prononciation  castillane 
altère  le  nom);  la  beauté  de  son  visage,  la  naïveté  de 
son  aventure,  l'admiration  qu'elle  inspire,  s'harmonisent 
bien  avec  la  splendeur  du  ciel  méridional  et  l'esprit 
d'amour  qui  fait  la  vie  italienne;  elle  semble  être  le 
symbole  de  ce  sens  du  beau  qui  guide  et  entraîne  alors 
Cervantes. 

Le  même  souffle  l'anime ,  quand  il  écrit  l'histoire 
des  Deux  Jeunes  Filles^  ce  nouvelles  Bradamantes,  nou- 
velles Marfises  » ,  qui ,  abandonnées  par  un  même  amant, 
se  mettent  en  campagne  pour  retrouver  a  leur  perfide 
Énée,  leur  Bireno  trompeur  ».  L'élégance  et  la  beauté 
de  ces  deux  amazones  qui  chevauchent  à  travers  l'Es- 
pagne, leur  étrange  aventure,  lorsque  toutes  deux,  aper- 
cevant Marco  Antonio,  l'infidèle,  aux  prises  avec  ses 
ennemis,  viennent  se  battre  à  ses  côtés,  tout  cela  est 
italien ,  sauf  quelques  traits  de  gongorisme  venus  direc- 
tement de  Madrid. 

Léocadie,  cette  figure  de  femme  que  Florian  emprunta 
à  une  autre  nouvelle  de  Cervantes ,  intitulée  la  Force  du 
sang,  Léocadie  est  encore  éclairée  de  la  même  lumière  ;  on 
y  reconnaît  le  type  magnifiquement  beau,  mais  trop  géné- 
ral et  trop  semblable  à  lui-même ,  de  l'héroïne  des  nou- 
velles italiennes.  Rodolfo,  qui  enlève  Léocadie,  est,  lui 
aussi ,  un  de  ces  amants  du  beau  que  l'on  connaît  déjà  ; 
Cervantes  ne  manque  pas  de  le  faire  voyager  en  Italie. 
C'est  de  là  qu'il  écrit  à  sa  mère,  quand  elle  lui  propose 
de  le  marier  :  «  Donnez-moi  une  femme  qui  me  plaise , 
si  vous  voulez  que  sans  gauchir  nous  portions  ensemble 


VIE  NOMADE.  243 

le  joug  où  le  ciel  nous  aura  attachés...  Il  en  est  qui  re- 
cherchent l'esprit,  d'autres  l'argent,  d'autres  la  heauté. 
Moi,  je  veux  la  beauté.  »  Il  refuse  d'épouser  celle  qu'il 
n'a  pas  vue.  Mais  au  retour,  quand  il  aperçoit  Léocadie 
qui  descend  les  degrés  de  la  maison  paternelle,  éblouis- 
sante de  jeunesse,  couverte  de  velours,  la  chevelure 
émaillée  de  diamants,  sa  taille  élégante  se  détachant  sur 
un  fond  lumineux,  il  est  fasciné  par  cette  apparition. 
Cervantes  a  placé  à  Tolède  cette  histoire  qu'il  dit  véri- 
table ;  il  avait  choisi  Barcelone  et  la  Catalogne  pour  théâtre 
des  exploits  des  Deux  Jeunes  Filles^  ainsi  prend-il  en 
Espagne  le  cadre,  les  personnages  secondaires  et  les 
ressorts  moraux  de  l'action  ;  mais,  malgré  ces  précau- 
tions, je  sens  toujours  qu'il  copie  un  genre,  qu'il  ne 
s'abandonne  pas  à  son  originalité  propre  et  qu'enfin 
l'art  étranger  qu'il  imite  domine  chez  lui  l'observation 
personnelle. 


LE   MARIAGE.    —  NOUVELLES  ET   INTERMEDES. 

Le  jour  où  Cervantes  laissa  l'observation  se  développer 
dans  son  œuvre,  il  fut  profondément  original,  même  à 
travers  ses  emprunts.  Alors  il  joignit  à  l'étude  des  fi- 
gures celle  des  sentiments  et  des  idées,  des  erreurs  hu- 
maines et  des  passions,  celle  en  un  mot  de  la  nature 
vraie  et  vivante.  Pour  surprendre  ce  progrès  de  son  es- 
prit il  suffit  de  lire  l'admirable  nouvelle  du  Curieux  in- 
discret. L'homme  tel  que  le  représente  Pascal,  l'être 
qui  s'agite  sur  la  terre  et  se  fuit  lui-même,  l'esprit  cu- 
rieux ,  inconsistant ,  que  ne  satisfait  aucune  condition 
de  la  vie,  l'âme  errante  qui  se  trouve  inquiète  dans  le 


2'f4  CHAPITRE  VI. 

repos  et  misérable  dans  le  bonheur ,  tout  cela  est  per- 
sonnifié dans  Anselme,  qui  demande  au  monde  plus 
que  le  monde  ne  peut  donner.  Anselme  a  une  femme 
vertueuse  ;  il  est  comblé  de  tous  les  biens  de  la  for- 
tune; il  a  un  ami  sans  pareil.  Il  se  prend  à  vouloir  que 
sa  femme  soit  plus  que  vertueuse  et  à  éprouver  lui- 
môme  la  solidité  de  l'amour,  de  l'amitié,  de  la  vie. 
L'enfant  brise  son  jouet  pour  le  mieux  connaître.  Un 
jour  il  dit  à  son  ami  Lotbaire  :  ((  Depuis  longtemps  un 
désir  me  presse  et  me  tourmente,  si  étrange,  si  bizarre, 
si  hors  de  l'usage  commun,  que  je  m'étonne  de  moi- 
même,  que  je  m'accuse  et  me  gronde,  que  je  voudrais 
le  taire  et  le  cacher  à  mes  propres  pensées...  je  fuis  le 
bien,  je  cours  après  le  mal;  regarde-moi  comme  atteint 
de  ces  maladies  qu'éprouvent  les  femmes  dans  leur 
grossesse,  lorsqu'elles  prennent  fantaisie  de  manger  de 
la  terre...  Je  veux  que  tu  éprouves  l'or  de  la  vertu  de 
Camille;  alors  je  tiendrai  mon  bonheur  comme  sans 
égal,  je  pourrai  dire  que  le  vide  de  mes  désirs  est  com- 
blé et  que  j'ai  reçu  en  partage  la  femme  forte,  celle  dont 
le  sage  a  dit  :  qui  la  trouvera?  » 

Lotbaire  refuse  de  tenter  la  femme  de  son  ami.  An- 
selme le  conjure  et  le  presse  de  céder.  Lotbaire  obéit , 
mais  en  apparence,  il  ne  parle  pas  à  Camille  ;  Anselme  le 
surveille  et  le  surprend.  Lotbaire  se  dérobe  encore;  il 
assure  que  la  jeune  femme  l'a  repoussé;  Anselme  le  con- 
sole, lui  donne  de  l'argent  et  des  bijoux  pour  séduire 
Camille  et  l'installe  dans  sa  demeure.  En  vain  Lotbaire 
lui  dit-il  :  «  La  femme  vertueuse  est  comme  un  miroir  de 
cristal,  clair  et  brillant,  mais  qui  se  tache  et  s'obscurcit 
au  moindre  souffle  qui  l'atteint.  Il  faut  en  user  avec  elle 
comme  avec  les  reliques,  l'adorer  sans  la  toucher  ;  il  faut 


VIE  NOMADE.  245 

la  garder  comme  un  beau  jardin  rempli  de  roses  et  de 
toutes  sortes  de  fleurs.  Dis-moi,  Anselme ,  si   le   ciel 
t'avait  fait  maître  et  possesseur  légitime  d'un  diamant 
le  plus  fin ,  aussi  parfait  que  permet  de  l'être  la  nature 
de  cette  pierre  précieuse  ;  si  tu  en  avais  toi-même  une 
opinion  semblable,  si  tu  ne  savais  rien  qui  pût  te  l'ôler , 
dis-moi,  serait-il  raisonnable  qu'il  te  prît  fantaisie  dap- 
porter  ce  diamant,  de  le  mettre  entre  une  enclume  et 
un  marteau,  et  d'éprouver  à  tour  de  bras  s'il  est  aussi 
dur  et  aussi  fin  qu'on  le  dit?  »  Anselme  n'écoute  rien; 
il  forge  lui-même  son  déshonneur.  La  pauvre  femme, 
dont  l'esprit  se  trouble  enfin  et  que  Lothaire  finit  par 
aimer,  ne  résiste  pas  quand  on  lui  parle  avec  adoration 
de  sa  beauté ,  et  alors  en  quelques  jours  elle  apprend  à 
mentir,  elle  est  à  la  merci  de  sa  suivante ,  la  honte  et 
la  fausseté  prennent  place  au  foyer,  tranquille  naguère, 
des  deux  époux ,  le  malheur  et  la  ruine  arrivent  à  la 
suite.  Lothaire  assiste  «  à  la  tragédie  de  son  honneur,  » 
et,  comme  il  l'a  voulu,  à  la  comédie  des  choses  hu- 
maines. Un  matin,  il  se  trouve  seul  dans  la  maison  dé- 
serte. c(  Imprudent!  dit  Cervantes,  tu  as  la  mine  d'or, 
tu  veux  creuser  la  terre  plus  loin  encore  pour  trouver 
•les  nouveaux  filons  d'un  trésor  inconnu  et  tu  fais  tout 
écrouler.  » 

Ainsi  se  développe  en  se  fortifiant  le  génie  de  Cer- 
vantes. Dans  cette  œuvre  savante  se  montre  enfin  la 
réalité  morale  qu'il  devait  étudier  avec  tant  'de  profon- 
deur. Sans  doute  le  Curieux  indiscret  est  encore  à  demi 
une  nouvelle  italienne  ;  Cervantes  y  rappelle  à  chaque 
instant  ses  modèles,  il  cite  l'Arioste  qui  l'inspire  et 
Luigi  Tansilo  dont  il  lit  lespoëmes;  sans  doute  aussi, 
quand  il  mêle  à  ces  allusions  des  passages  de  l'Écriture, 


2t0  CHAPITRE  VI. 

des  mois  de  Plularquc  cl  des  acrostiches  du  poêle  espa- 
gnol Barahona,  il  compromet  la  partie  forte  et  bien 
pensée  du  récit.  Il  avoue  môme  des  hésitations  étranges, 
quand  il  vante  le  style  de  sa  nouvelle  et  en  excuse  l'in- 
vraisemblance. Mais,  en  dépit  de  lui-même,  il  faut  re- 
connaître ici  la  marque  de  son  génie,  l'observation  su- 
périeure et  neuve,  la  sagacité  instinctive,  l'attention 
pénétrante  portée  dans  les  études  morales. 

Cette  question  du  mariage  qu'il  a  déjà  touchée  plu- 
sieurs fois,  le  préoccupe.  Il  y  revient  avec  persistance, 
comme  un  homme  qui  chercherait  à  résoudre  une  énigme  ; 
si  bien  qu'il  est  piquant  de  le  suivre  dans  ses  études  de 
mœurs,  où  les  variétés  du  mariage  se  déroulent  devant 
lui  sans  qu'il  ose  choisir.  Quel  problème  en  effet  !  Les 
jeunes  gens,  comme  le  Basile  de  Don  Quichotte^  qui 
n'entendent  qu'à  leur  plaisir,  ont-ils  raison  contre  les 
parents  de  Quiterie,  qui  n'entendent  qu'à  l'intérêt?  Qui 
agit  le  mieux  du  Curieux  indiscret,  dont  l'amour  im- 
prudent ouvre  la  porte  au  malheur,  ou  du  Vieillard 
jaloux,  dont  l'amour  cerbère,  fermant  la  porte  à  la  li- 
berté, la  ferme  aussi  à  l'amour?  Tous  deux  succombent 
à  leur  propre  folie.  Descendons  avec  Cervantes  plus  bas 
encore.  Deux  de  ses  intermèdes  :  la  Cave  de  Sala- 
manque  et  le  Rufîan  veuf  nous  montrent,  dans  la  de- 
meure pacifique  et  bourgeoise  de  Pancracio  et  dans  le 
taudis  orageux  du  bravo  Trampagos,  deux  ménages 
également  bouffons.  Ainsi  de  degré  en  degré,  de  chute 
en  chute,  toujours  des  périls  nouveaux.  Est-ce  à  dire 
qu'il  se  raille  du  mariage?  Non,  il  se  raille  de  l'homme, 
et  il  contemple  la  femme  comme  un  mystère.  On  se 
souvient  peut-être  d'un  apologue,  fugitif  et  inexpliqué, 
qu'il  a  placé  au  hasard  dans  un  chapitre  de  Don  Qui- 


VIE  NOMADE.  '  247 

chotte.  Un  clievrier  attache  une  jeune  et  jolie  chèvre  à 
ses  côtés  :  ce  Tu  es  femme,  lui  dit-il,  reste  là,  si  tu 
peux!  »  Ainsi  parle  le  devoir  au  caprice.  Cervantes  se 
demande  comment  on  mettra  d'accord  la  loi  sociale  et  la 
loi  de  nature.  Le  vieux  Garrizalès,  tout  à  Theure,  en 
mourant,  nous  dira  que  Dieu  seul  en  a  le  secret.  Mais 
le  monde  pense  d'une  façon  plus  légère,  étant  de  l'avis 
de  Sancho,  qui  s'intéresse  moins  au  bonheur  du  mariage 
de  Basile  qu'à  la  magnificence  des  noces  de  Gamache. 
Sancho  et  le  monde  ont  l'appétit  cruel.  Là  dessus,  Don 
Quichotte,  qui  est  d'une  autre  complexion,  essaie  de  re- 
dresser son  écuyer.  Il  conseille  la  prudence  en  de  telles 
matières.  Que  ses  conseils  aimables  sont  timorés  !  Il  veut 
qu'on  se  défie  de  l'amour  et  qu'on  ne  laisse  pas  les  jeunes 
gens  se  marier  à  leur  fantaisie.  Yoici  quelques-unes  de 
ses  maximes  : 

—  Les  jeunes  filles,  si  on  les  laissait  libres  de  choisir,  pren- 
draient le  valet  de  leur  père  ou  le  premier  spadassin  débauché 
qui  passerait  dans  la  rue,  fier  et  pimpant.—  Le  mortel  ennemi  de 
l'amour,  c'est  la  pauvreté.  Pour  le  pauvre  honorable  (si  tant  est 
qu'un  pauvre  puisse  être  honoré),  une  femme  belle  est  un  bijou 
qui  lui  sera  enlevé  avec  l'honneur.  La  beauté,  en  général,  est  un 
appât  sur  lequel  s'abattent  les  aigles  royaux  et  les  oiseaux  de  la 
haute  volée  ;  mais  la  beauté  pauvre  est  attaquée  par  les  milans 
et  les  plus  vils  oiseaux  de  proie.  —  Un  ancien  sage  disait 
qu'il  n'y  a  dans  l'univers  qu'une  seule  femme  bonne,  et  que 
chaque  mari  doit  croire  que  c'est  la  sienne.  —  Pour  moi,  je  con- 
seillerais à  qui  veut  se  marier  de  tenir  compte  de  la  considéra- 
tion plus  que  de  la  fortune.  Une  femme  vertueuse  ne  l'est  pas , 
si  elle  ne  le  paraît.  —  Enfin ,  le  mariage  est  indissoluble  ;  il  ne 
s'agit  pas  d'une  marchandise  que  l'on  puisse  rendre,  changer 
ou  céder,  mais  d'un  lien  qui ,  une  fois  jeté  autour  du  cou ,  se 
change  en  nœud  gordien  et  ne  se  détache  jamais  que  tranché  par 
la  faux  de  la  mort. 

Cervantes  n'a  pas  essayé  de  dénouer  ce  nœud  gor- 


248  CHAPITRE  VI. 

dicn.  Il  a  Iracé  des  lahleaux  divers,  lanlôL  sérieux,  (an- 
tôl  comiques,  pleins  d'enseignements  indirects;  s'il  a 
dit  quelque  part  sa  conclusion,  c'est  quand  il  se  moque 
agréablement  des  époux  innombrables  qui  veulent  rompre 
leur  chaîne,  dans  l'intermède  intitulé  :  le  Juge  des  Di- 
vorces. 

Cervantes  institue  un  magistrat  pour  écouter  les  griefs 
réciproques  des  gens  mariés.  Le  juge  des  divorces  entre 
en  scène,  suivi  d'un  greffier  et  d'un  procureur.  A  peine 
est-il  sur  son  siège  qu'une  femme  accourt  :  «  Divorce  ! 
divorce! »  s'écrie-t-elle.  Mariana  est  la  plus  malheureuse 
des  créatures  ;  elle  a  épousé  un  squelette,  une  anato- 
mie  ;  elle  a  marié  son  printemps  à  l'hiver.  Sa  beauté 
s'est  flétrie  auprès  d'un  malade  qui  la  transforme  en 
sœur  d'hôpital.  Bref,  qu'on  fasse  une  loi  par  laquelle 
les  mariages  seront  cassés  tous  les  trois  ans.  Libre  à  qui 
le  voudra  de  renouveler  le  sien  comme  un  bail.  Le  mari 
répond  que  son  mariage  date  de  vingt-deux  ans,  que  ce 
sont  autant  d'années  de  martyre,  que  Mariana  le  soigne 
à  rebours,  qu'elle  le  bat,  qu'elle  l'assourdit,  qu'elle  le 
rend  fou.  «  J'étais  frais  comme  un  enfant  quand  j'allai 
ramer  sur  la  galère  du  mariage.  »  Le  juge  déclare 
que  les  époux  ont  mangé  leur  pain  blanc  le  premier  :  si 
Mariana  l'exige,  on  la  séparera  en  la  mettant  au  cou- 
vent. A  ces  mots,  Mariana  pousse  des  cris  affreux  et 
s'enfuit. 

Arrive  un  soldat  leste  et  pimpant,  qui  se  campe  avec 
joie  devant  le  tribunal  et  reçoit  les  injures  de  sa  femme, 
comme  un  soldat  doit  recevoir  l'averse,  tranquillement  : 

—  Cet  homme  est  une  poutre,  s'écrie  doîia  Guiomar.  Il  ne  fait 
rien  et  ne  distingue  pas  sa  main  droite  de  sa  main  gauche.  Le 
matin,  il  va  à  laf  messe;  de  là,  il  va  médire  à  la  porte  de  Guada- 


VIE  NOMADE.  249 

lajara.  L'après-midi,  il  est  dans  les  maisons  de  jeu,  et  le  soir,  il 
compose  des  sonnets.  Ah  !  je  suis  une  femme  victime  et  ver- 
tueuse! 

Le  mari,  enchanté  de  l'entendre,  soutient  qu'elle  a 
raison. 

—  Je  demande  la  séparation,  dit-il.  J'avoue  que  je  suis  inu- 
tile, car  on  ne  fait  rien  d'un  soldat  marié.  Je  reconnais  quedona 
Guiomar  est  femme  d'honneur,  et  à  "tel  point  que  sa  vertu  très- 
développée  suffit  à  couvrir  une  mauvaise  nature,  des  jalousies 
sans  motifs,  des  cris  sans  raison,  des  dépenses  sans  fortune  et  un 
grand  mépris  pour  son  mari  pauvre.  Oui,  madame,  si  la  vertu 
que  vous  gardez  par  considération  pour  votre  naissance,  pour 
vous-même  et  pour  votre  religion,  est  une  vertu  paresseuse,  que- 
relleuse, grondeuse,  si...  mais  non,  seigneur  juge!  dona  Guio- 
mar est  sans  défaut,  je  suis  une  poutre,  et,  par  mesure  de  bon 
gouvernement.  Votre  Grâce  doit  nous  condamner. 

Entrent  un  médecin  et  sa  femme,  Aldonza  de  Minjaca. 
Le  médecin  offre  quatre  raisons  valables  pour  divorcer  ; 
la  femme  en  présente  quatre  cents,  dont  la  principale  est 
que  son  mari  s'est  donné  comme  médecin,  tandis  qu'il 
fait  simplement  des  ligatures  :  or  un  chirurgien  n'est 
que  la  moitié  d'un  médecin.  Le  juge,  effrayé  des  quatre 
cents  raisons  qu'on  lui  promet,  déclare  que  la  cause  est 
entendue  et  fait  entrer  un  nouveau  couple. 

—  Seigneur  juge ,  je  suis  portefaix ,  je  ne  le  nie  pas ,  mais 
vieux  chrétien  et  homme  de  bien,  puisqu'il  le  faut.  Pour  sûr,  à 
l'heure  qu'il  est,  je  serais  syndic  de  la  Confrérie  de  la  Balle, 
n'était  que  certaines  fois  je  prends  un  peu  de  vin,  ou  c'est  le  vin 
qui  me  prend;  mais  suffit...  Là-dessus,  il  y  a  beaucoup  à  dire. 
Le  seigneur  juge  saura  seulement  qu'un  jour  Bacchus  m'avait 
ébloui,  et  je  promis  d'épouser  cette  créature.  Je  l'établis  au  mar- 
ché... Eh  bien!  elle  est  si  revêche  que  personne  ne  vient  à  sa  bou- 
tique sans  batailler  avec  elle  sur  le  faux  poids;  elle  injurie  cha- 
cun jusqu'à  la  quatrième  génération.  Il  faut  pour  la  défendre  que 


2o0  CHAPITRE  VI. 

je  lionne  mon  épée  plus  luisante  qu'un  trombone.  Et  nous  no 
gagnons  point  de  quoi  payer  les  amendes.  Sôparez-nous,  seigneur 
juge,  et  je  veillerai  avec  soin  au  charbon  qu'on  vous  portera. 

Ainsi,  dans  chaque  condition,  on  se  plaint  du  joug  du 
mariage.  Le  juge  laisse  dire  et  ne  sépare  personne.  Bien 
lui  en  prend,  car  voici  deux  époux,  brouillés  l'année 
précédente,  qui  viennent  le  remercier  de  ne  pas  les  avoir 
désunis  ;  une  troupe  de  chanteurs  les  accompagne,  qui 
répète,  comme  un  chœur  joyeux,  la  leçon  finale  de  Cer- 
vantes :  c(  Le  plus  mauvais  accord  vaut  mieux  que  le 
meilleur  divorce.  » 

La  Cave  de  Salamanque^  je  l'ai  dit,  est  une  peinture 
du  mariage  bourgeois ,  comme  Trampagos  est  un  ta- 
bleau bizarre,  repoussant,  hardi,  de  l'intérieur  d'un 
spadassin.  Qui  pourrait  analyser,  sans  les  altérer  et  les 
détruire,  ces  frêles  et  vives  compositions,  où  le  détail, 
le  ton,  le  jeu  de  scène,  donnent  le  sens  de  l'œuvre  et  font 
le  charme  des  caractères?  Pancracio,  honnête  homme, 
qui  veut,  comme  les  étudiants,  voir  la  Cave  où  s'amu- 
sent les  ribauds  de  Salamanque,  éveille  la  curiosité  de  sa 
femme  et  subit  la  mésaventure  conjugale  qui  en  est  le 
résultat  avec  la  joie  aveugle  d'un  personnage  d'Alfred 
de  Musset.  Trampagos,  un  des  héros  de  carrefour  qui 
habitent  les  quartiers  interlopes,  essaie  d'avoir  un  mé- 
nage, et,  moitié  pleurant,  moitié  riant,  il  raconte  les 
fantastiques  laideurs  de  la  femme  qu'il  a  perdue  hier  et 
qu'il  remplace  aujourd'hui.  Ces  caprices  de  la  plume  de 
Cervantes,  dignes  de  tenter  le  crayon  de  Goya,  sont  des 
éclairs  de  vérité,  ou,  si  l'on  veut,  des  étincelles.  Youloir 
les  saisir  au  passage  et  les  arrêter  serait  inutile ,  serait 
triste,  et  peut-être  même  irait  contre  la  pensée  de  l'au- 
teur ;  car  il  se  dérobe  volontiers,  quand  il  emploie  cette 


VIE   NOMADE.  2ol 

forme  souple  el  fuyante  de  rintermède.  Il  traite  alors  ses 
personnages  comme  des  ombres  chinoises  qu'on  ne  peut 
mettre  dans  la  lumière  du  jour  sans  qu'elles  s'éva- 
nouissent. 

A  cet  égard,  veut-on  surprendre  ses  habitudes  de 
composition.  Il  existe  de  lui  deux  œuvres  sur  le  même 
sujet,  un  intermède  et  une  nouvelle.  C'est  un  seul  et 
même  personnage  que  le  Vieillard  jaloux^  qu'il  appelle 
Ganizarès,  et  que  le  Jaloux  Estramadurien  ^  qu'il 
nomme  Garrizalès  ;  c'est  l'homme  que  nous  connaissons 
sous  le  nom  de  Bartolo,  depuis  que  Beaumarchais  et 
Rossini  lui  ont  donné  une  double  immortalité.  Mais 
quelle  différence  entre  le  vieillard  de  Tintermède  et  ce- 
lui de  la  nouvelle  !  Le  Ganizarès  de  l'intermède  est  un 
masque  de  la  comédie  italienne,  dont  l'âge,  le  costume, 
les  infirmités  rappellent  tous  les  Ghremyle  de  l'antiquité 
et  tous  nos  Ghrysale.  On  y  reconnaît  un  symbole  popu- 
laire, qui  est  l'incarnation  d'une  raillerie  traditionnelle. 
Là,  rien  d'original;  mais  quand  Gervantes  le  reprend  à 
loisir  et  le  place  au  cœur  d'une  de  ses  ISouvelles^  alors 
ce  vieillard  imbécile,  victime  de  sa  femme,  dupe  de  sa 
nièce,  souffre- douleur  de  sa  voisine,  se  transforme  peu 
à  peu.  Ge  n'est  plus  un  masque  de  comédie,  c'est  un 
homme,  ni  un  type  général,  mais  un  caractère.  Il  est 
martyr  de  lui-même,  victime  de  sa  propre  jalousie  et  dupe 
de  l'illusion  qu'il  s'est  faite  sur  son  âge.  Il  y  a  ici  bas  des 
ridicules  tragiques  et  des  erreurs  mortelles.  Gette  jalou- 
sie, qui,  tout  à  l'heure  et  en  passant,  n'était  pour  nous 
qu'un  travers  bouffon,  à  la  regarder  de  près  c'est  une 
épouvantable  douleur.  Gervantes,  qui  s'est  amusé  d'a- 
bord des  infirmités  séniles  de  Ganizarès,  s'arrête  et  ob- 
serve dans  Garrizalès,  dans  la  passion  qui   l'entraîne, 


252  CHAPITRE  VI. 

dans  la  juslice  qui  le  châtie,  réiernelle  infirmité  de  l'es- 
prit humain. 

Philippe  de  Garrizalès  a  usé  et  abusé  de  la  vie.  Riche 
et  prodigue,  beau  cavalier  et  galant  par  excellence,  il  a 
mangé  sa  fortune  dans  les  plaisirs.  Il  s'est  ruiné,  il  est 
parti  pour  les  Indes,  il  y  a  gagné  ISO, 000  piastres  et  il 
revient  chargé  d'années,  de  richesses  et  de  bonnes  in- 
tentions, car  il  est  résolu  à  vivre  en  sage.  Mais  que 
faire  de  ses  lingots  et  de  ses  soixante-quinze  ans?...  Il 
se  marie,  il  se  croit  en  droit  d'épouser  une  enfant  qui 
serait  sa  petite-fiUe,  de  l'attacher  à  sa  vie  et  de  l'enfer- 
mer. Il  est  jaloux;  il  place  Léonor  dans  une  maison  à 
part,  dont  les  fenêtres  sont  fermées,  les  terrasses  entou- 
rées de  murs,  la  porte  gardée  par  un  nègre  et  tous  les 
abords  défendus.  Les  appartements  mêmes  sont  tendus 
de  tapisseries  qui  ne  représentent  que  des  femmes,  des 
fleurs  ou  des  bocages  ;  une  duègne  suit  partout  la  nou- 
velle mariée,  et  Garrizalès  se  fait  nuit  et  jour  «  l'argus 
de  ce  qu'il  aime.  » 

La  pauvre  jeune  fdle  qui  a  donné,  sans  le  savoir,  son 
âme  et  sa  vie  pour  vingt  mille  ducats,  croit  adorer  son 
mari.  D'ailleurs  les  riches  parures  qui  ont  remplacé  son 
pourpoint  de  taffetas  et  son  jupon  de  serge,  les  distrac- 
tions enfantines  qui  laissent  son  esprit  dormir,  son  igno- 
rance enfin,  la  préservent  quelque  temps  ;  mais  il  y  a  des 
duègnes  en  Espagne  et  des  séducteurs  à  Séville.  Cer- 
vantes raconte  (avec  des  malédictions  contre  les  femmes 
mauvaises  conseillères)  le  siège  de  la  maison  fermée  et 
la  capitulation  de  la  place.  L'Agnès  est  entraînée,  sans  le 
comprendre,  dans  l'abîme  d'où  elle  sort  innocente  encore 
et  pourtant  compromise  à  jamais.  Un  jour  Garrizalès  se  ré- 
veille seul  ;  il  trouve  sa  maison  bouleversée  par  la  pré- 


VIE  NOMADE.  253 

sence  d'un  jeune  homme.  Cette  conclusion  prévue  semble 
la  même  que  celle  du  Curieux  indiscret.  Cervantes  pour- 
tant continue  son  récit;  il  n'a  pas  tout  dit;  une  scène 
manque  à  l'aventure. 

Carrizalès  doit  venger  son  déshonneur.  Il  saisit  son 
épée,  mais  la  rejette  bientôt.  Il  fait  appeler  les  parents 
de  sa  femme  et  attend  seul,  désespéré,  sur  son  lit  soli- 
taire l'arrivée  du  jour,  du  monde  et  de  Léonor.  Celle-ci 
vient  la  première  et,  quand  elle  voit  pleurer  le  vieil- 
lard, elle  pleure  avec  lui,  elle  l'enlace  de  ses  bras,  igno- 
rant que  son  imprudence  est  découverte.  Carrizalès  ne 
lui  révèle  rien.  Il  la  regarde  d'un  œil  hébété,  recevant 
chaque  parole  et  chaque  caresse  comme  autant  de  coups 
de  lance.  Il  sourit  du  rire  d'une  personne  en  démence. 
—  «  Ecoutez,  dit-il  enfin  à  la  famille  assemblée ,  la 
crainte  du  mal  dont  je  vais  mourir  m'a  fait  garder  ce  bi- 
jou avec  toute  la  prudence  imaginable.  J'ai  donné  tout  à 
votre  fille  ;  je  l'ai  fait  servir  par  des  esclaves.  C'étaient 
des  œuvres  qui  méritaient  que  je  gardasse  le  bien  qui 
m'avait  tant  coûté.  Mais  nulle  diligence  humaine  ne 
peut  détourner  le  châtiment  que  la  volonté  divine  in- 
flige à  ceux  qui  ne  mettent  point  en  elle  leurs  désirs  et 
leurs  espérances.  Je  dis  donc,  mes  parents  et  seigneurs, 
que  cette  femme  mise  au  monde  pour  ma  perte,  m'a 
trahi  à  l'aide  d'une  duègne...  Ma  vengeance  sera  unique, 
et  c'est  de  moi-même  que  je  la  tirerai  comme  de  celui 
qui  est  le  coupable.  J'aurais  dû  considérer  combien 
étaient  mal  assortis  les  quinze  ans  de  cette  enfant  et 
mes  soixante-quinze  ans.  C'est  moi  qui  ai  fabriqué  mon 
tombeau,  comme  le  ver  à  soie,  et  ce  n'est  pas  toi  que 
j'accuse,  ô  fille  qu'on  entraîna!  » 

Carrizalès,   avant  de  mourir,  écrit  un  testament  en 


2o4  CHAPITRE  VI. 

vertu  duquel  Léonor,  héritière  de  ses  biens,  devra  épou- 
ser le  jeune  Loaisa,  qui  a  causé  la  mort  d'un  vieillard 
«  dont  les  cheveux  blancs  ne  l'avaient  jamais  offensé  n) . 
Mais  la  pauvre  femme,  navrée,  ayant  horreur  d'elle-même, 
de  Loaisa  et  du  mariage,  s'ensevelit  dans  un  couvent. 
Dans  cette  dernière  page  l'idée  de  la  sanction  morale 
est  marquée  par  Cervantes  d'une  manière  si  transpa- 
rente qu'il  serait  superflu  de  la  faire  ressortir.  Mais 
que  l'on  suive  un  moment  cette  pensée  et  toutes  les  con- 
sidérations qui  en  naissent,  on  verra  dans  quelle  route 
de  vérité  Cervantes  engage  ses  lecteurs.  Évidemment  cet 
observateur  devient  philosophe,  a  de  cette  philosophie 
moyenne  et  intime  dont  parle  M.  Paul  Janet  dans  son 
livre  de  La  Famille,  qui  s'approche  un  peu  plus  de  la 
vie  réelle  que  de  la  philosophie  ordinaire.  »  Rien  n'est 
plus  grave  que  la  question  de  la  famille.  Un  écrivain  ne 
saurait  ni  la  traiter  ni  la  résoudre  sans  décider  en  même 
temps  sur  l'individu  et  sur  l'État,  sur  les  siens  et  sur 
lui-même.  Cervantes,  dans  toutes  ses  nouvelles  sans  ex- 
ception, montre  avec  un  scrupule  religieux  quelle  est  la 
responsabilité  morale  de  l'homme.  Pourquoi  donc  lors- 
qu'il écrit  un  intermède  tant  d'insouciance?...  C'est 
que  les  personnages  des  intermèdes  appartiennent  à  un 
monde  d'aventure,  très  en  dehors  de  la  vie  sociale, 
que  Cervantes  a  placé  dans  un  cadre  à  part,  et  que  voici. 


L  ESPAGNE   PICARESQUE. 

Nous  venons  de  voir  Bartolo  :  Figaro  n'est  pas  loin. 
Cervantes  l'a  rencontré  vingt  fois  à  Séville,  lui,  et  sa 
mère  anonyme,  et  ses  acolytes.  Séville  est  la  seconde 


VIE   NOMADE.  255 

patrie  de  Cervantes ,  on  a  même  voulu  pendant  long- 
temps qu'elle  fût  la  première.  Il  en  connaît  les  détours, 
les  mœurs  et  les  habitants;  il  les  compare  entr'euxetavec 
le  reste  de  l'Espagne,  car  il  a  passé  en  revue,  dans 
sa  vie  errante,  et  les  pays  où  il  gagnait  son  pain,  et  les 
ports  où  il  approvisionnait  les  flottes,  et  les  prisons 
dans  lesquelles  il  fut  plongé.  A  lui  il  appartient  de 
parler  des  gens  de  hasard.  Ses  malheurs  l'ont  fait  sa- 
vant. Il  vous  dira  à  point  nommé  quelles  industries  mys- 
térieuses recèlent  «  le  faubourg  aux  Perches  deMalaga, 
les  îles  de  Riaron,  le  compas  de  Séville,  l'aqueduc  de 
Ségovie,  l'oliverie  de  Valence,  les  rondes  de  Grenade, 
les  haras  de  Cordoue,  les  guinguettes  de  Tolède,  et 
surtout  la  plage  de  San  Lucar.  »  Qui  sait  mieux  que 
lui  la  vie  des  pêcheurs  de  thon  dans  les  madragues  de 
Zahara?...  Et  qui  ose  parler  des  picaros,  s'il  n'a  pas  vu 
ce  pandœmonium  des  madragues  ? 

Arrière,  ô  vous,  picaros  de  cuisine,  sales,  gras  et  luisants, 
pauvres  pour  rire,  faux  perclus,  coupeurs  de  bourse  du  Zocodover 
ou  de  la  Plaza  de  Madrid,  beaux  diseurs  d'oraisons,  portefaix  de 
Séville,  serviteurs  de  la  hampa,  et  toute  la  troupe  innombrable 
qu^enferme  ce  nom  de  picaros  !...  Baissez  pavillon,  rendez-vous, 
ne  vous  appelez  pas  picaros,  si  vous  n'avez  pas  suivi  deux  années 
de  cours  de  l'académie  de  la  pêche  du  thon!  Là  seulement,  là 
est  dans  son  centre  le  concert  du  travail  et  de  la  paresse,  là  est 
la  saleté  propre,  l'embonpoint  ferme,  la  disette  au  milieu  des 
repues  franches,  le  vice  pur  sans  masque,  le  jeu  sans  trêve,  la 
bataille  à  toute  heure,  la  mort  à  tout  moment,  le  coup  de  langue 
à  chaque  pas,  la  danse  comme  à  la  noce,  la  séguidille  comme 
imprimée,  la  romance  avec  son  refrain  et  la  poésie  sans  motif. 
On  chante  ici,  là  on  jure;  à  droite  on  bataille ,  à  gauche  on  joue, 
et  partout  on  vole.  Là  se  campe  la  liberté  et  se  déploie  le  tra- 
vail. C'est  là  que  bien  des  pères  de  grande  maison  envoient  re- 
prendre leurs  fils,  ou  viennent  eux-mêmes,  et  c'est  là  qu'ils  les 
trouvent,  et  c'est  de  là  que  les  fils  ne  partent  qu'avec  douleur, 


256  CHAPITRE  VI. 

comme  si  en  les  arrachant  de  cette  vie  on  les  conduisait  à  la 
mort  K 

Que  de  figures  connaît  Cervantes,  et  quelles  figures! 
Il  a  dans  l'esprit  tout  un  personnel  :  le  gachupin,  jeune 
voleur  qui,  après  un  mauvais  coup,  fuira  aux  Grandes- 
Indes,  —  le  trainel,  ou  le  valet  de  Rufian,  à  la  trogne 
jaspée,  —  le  crocheteur,  qui  met  trop  de  zèle  à  votre 
déménagement,  —  le  porteur  d'eau  asturien,  —  la  ser- 
vante galicienne,  —  le  muletier  andalou,  qui  porte  bien 
la  chemise  de  toile,  le  collier  de  peau  de  buffle  et  Tépée 
sans  ceinturon,  —  le  joueur  de  tous  pays,  qui  joue  à  la 
triomphe  dans  un  cabaret  de  Tolède,  auK  osselets  à  Ma- 
drid, à  la  bassette  sur  les  parapets  de  Séville,  —  le  bul- 
dero,  colporteur  qui  vend  avec  indulgences  les  saintes 
bulles  de  la  croisade  contre  les  maures,  cent  ans  après 
que  la  croisade  est  finie;  tous  les  vagabonds,  les  liber- 
tins, les  enfants  du  plaisir,  les  amis  des  tripots,  les 
habitués  des  tavernes,  toute  la  gent  de  carrefour,  gente 
de  barrio,  comme  dit  l'Espagne;  —  en  un  mot,  le 
monde  des  picaros. 

Le  picaro  espagnol  a  une  physionomie  à  lui.  Sans 
doute,  il  est  de  la  vieille  race  des  fourbes  de  comédie 
dont  Plante  et  Molière  nous  ont  laissé  le  portrait,  comme 
eux  disert  et  retors,  comme  eux  armé  de  ruses  contre 
les  pères  et  les  vieillards,  et  plein  de  mépris  pour  le 
bourgeois;  c'est  le  valet  de  Marot,  pipeur,  larron,  men- 
teur, au  demeurant  le  meilleur  fils  du  monde.  Mais  il 
joint  ici  aux  traits  de  famille,  à  la  malice  et  à  l'entrain, 
à  la  dextérité  des  mains  et  à  l'agilité  des  jambes,  un  ca- 
ractère spécial,  la  fierté  sobre,  et  à  travers  ses  haillons, 

1.  La  Fregona. 


VIE  NOMADE.  2o7 

qui  ressemblent  aux  franges  d'un  manteau  royal,  on  de- 
vine autant  d'orgueil  que  de  détresse.  Son  dédain  pour 
tous  est  sincère  ;  la  paresse  pour  lui  est  un  signe  de  no- 
blesse. Quand  elle  le  met  aux  prises  avec  la  faim,  il  at- 
taque tête  haute  la  loi  etl'alguazil,  persuadé  qu'un  gen- 
tilhomme picaro,  déguenillé  comme  Job  et  déclassé 
comme  le  génie,  a  des  droits  imprescriptibles  sur  la 
propriété  du  marchand,  ou  de  l'homme  d'Église,  ou  du 
voyageur.  Manière  de  voir,  dira-t-on,  antisociale  et  pré- 
maturée. En  effet,  il  y  a  dans  la  tête  de  ce  frondeur  une 
fermentation  étrange  d'idées  communistes  ;  c'est  un  pré- 
curseur de  Figaro,  et  il  couve  les  insolences  futures  du 
Barbier  de  Séville. 

Sa  hardiesse  lui  a  valu  des  admirateurs  ;  il  n'a  jamais 
manqué  de  peintres.  Lazarille  de  Termes  et  Guzman 
d'Alfarache  ont  inauguré  la  galerie  de  portraits  connue 
sous  le  nom  de  littérature  picaresque,  et  Cervantes  l'a 
enrichie  de  vingt  figures  de  bretteurs,  d'aventuriers  et 
de  donneurs  d'estafilades.  Il  a  mis  je  ne  sais  quelle 
ambition  jalouse  de  connaisseur  émérite  à  les  peindre 
mieux  que  personne  et  à  les  opposer  aux  lectures  éner- 
vantes de  l'époque,  aux  romans  de  chevalerie,  aux  pas- 
torales et  aux  métamorphoses  d'Ovide.  «Je  conterai,  di- 
sait-il, des  métamorphoses  sociales  bien  supérieures  à 
celles  du  poète  au  grand  nez  (Ovidius  Naso)  ;  et  des 
aventures  d'auberge  plus  curieuses  que  celles  des  da- 
moiselles  de  Dannemarc.  J'ai  des  picaros  capables  d'en 
remontrer  au  fameux  Guzman  d'Alfarache.  »  Il  se  fit 
tout  à  coup  l'émule  de  Mendoza  et  de  Mateo  Aleman, 
comme  il  avait  été  l'émule  des  nouvellistes  italiens,  et  il 
dépassa  ses  rivaux  par  le  feu  du  dialogue,  la  vigueur  des 
traits  et  la  richesse  de  l'invention.  Dés  qu'il  entra  dans 

17 


258  CHAPITRE  VI. 

cette  voie  d'observation  populaire,  il  trouva  une  nou- 
velle source  d"art,  et  sans  div-orcer  avec  la  grâce  de  Tlta- 
lie,  il  emprunta  une  virilité  audacieuse  et  plus  originale 
à  l'étude  de  son  pays.  C'est  alors  que  ses  Nouvelles  mé- 
ritèrent le  reproche  que  leur  a  fait  Avellaneda  ,  d'être 
de  véritables  comédies  de  mœurs.  Désormais  il  n'imitait 
plus  les  dessins  d'autrui,  il  copiait  la  nature  et  le  nu. 

Quelle  n'était  pas  la  variété  de  ses  modèles,  dans  un 
pays  où,  aujourd'hui  encore,  les  différences  de  costume 
et  de  mœurs  sont  tranchées  d'une  ville  à  l'autre  ?  Il  étu- 
diait curieusement  les  races  qui  s'y  mêlent  sans  se  fon- 
dre ;  il  était  au  courant  des  us  et  coutumes  des  cazal- 
leros  de  Yalladolid ,  des  auberginois  de  Tolède  ,  des 
baleineaux  de  Madrid,  des  savonneurs  de  Gétafe  ^  Les 
dialectes  des  provinces,  les  patois  des  campagnes  et  l'ar- 
got des  confréries  n'avaient  pas  de  secrets  pour  lui.  Il 
connaissait  à  merveille  le  Bohémien  qui  zézaye  et  le 
Catalan  qui  gasconne.  Et  s'il  savait  le  langage  de  chaque 
peuple,  il  savait  encore  mieuK  la  langue  indéfinissable  de 
chaque  classe  d'hommes  :  celle  du  voleur,  celle  du  faux 
mendiant,  celle  de  la  duègne  hypocrite.  Le  tableau  s'élar- 
gissait tous  les  jours  sous  ses  regards.  Campé  sur  quelque 
place  soleilleuse  ou  perdu  dans  les  défilés  de  la  Sierra 
Morena,  blotti  dans  une  auberge  de  l'Andalousie  ou  pri- 
sonnier dans  un  hameau  sauvage  de  la  Manche,  il  passait  sa 
revue.  Il avaitpour  champ  d'observation  l'Espagne  entière. 

Si  celui  qui  lit  ce  livre  a  parcouru  l'Espagne,  ou  si  du 
moins  il  a  vu  les  figures  de  Callot,  gueux  bien  drapés, 
matamores  sublimes  et  faméliques,  il  imaginera  aisément 
les  rencontres  de  Cervantes;  s'il  a  interrogé  des  yeux  les 

1 .  V.  Don  Quichotte. 


VIE  NOMADE.  259 

paysages  désolés  ou  les  rues  fourmillantes  que  Gustave 
Doré  dessine  d'un  crayon  si  spirituellement  vrai,  il  com- 
prendra comment  dans  ce  milieu,  fait  d'aspects  bizarres^ 
d'étrangetés  continuelles  et  de  misères  pittoresques, 
Cervantes  observa  la  réalité  dans  sa  puissance.  Il  saisis- 
sait vivantes  les  figures  dont  il  a  composé  tout  un  per- 
sonnel picaresque.  Les  rendez-vous  du  vagabondage  et 
du  vol  l'attiraient  comme  des  révélations.  Indigné  de  ces 
hontes,  ému  de  cette  pauvreté,  il  écoutait,  il  étudiait, 
il  notait  avec  un  esprit  de  vérité  implacable.  Ainsi  a-t-il 
composé  ses  oeuvres  picaresques  :  la  Fausse  Tante,  qui 
dévoile  les  mystères  de  Salamanque,  Rinconete  et  Cor- 
tadillo,  où  se  déploient  les  mystères  de  Séville,  la  Ser- 
vante de  Tolède,  la  Petite  Bohémienne  de  Madrid,  Pe- 
dro de  Urde  Malas,  qui  est  partout  à  la  fois;  tableaux 
admirables,  confus,  si  l'on  veut,  comme  le  monde  qui  s'y 
agite,  mais  vrais  et  traversés  tour  à  tour  de  boutades  sa- 
tiriques ou  de  veines  inattendues  de  poésie  et  d'amour. 
Le  premier  en  date  fut  probablement  celui  de  la  vie 
de  Salamanque.  Depuis  Régnier  jusqu'à  Balzac,  on  n'a 
pas  mieux  étudié  la  comédie  sociale.  Voici  dans  une  rue 
de  Salamanque  deux  femmes  qui  passent,  l'une  âgée, 
l'autre  jeune,  toutes  deux  nobles  et  dignes.  Celle  qui 
passe  pour  être  la  tanle  a  l'austérité  d'une  matrone. 
Coiffes  blanches  comme  la  neige,  plissées  sur  le  front, 
mante  de  soie,  gants  blancs  et  neufs,  long  chapelet  aux 
grains  sonores,  c'est  une  demi-béate  (inedio  beata).  Elle 
s'avance,  pompeuse,  tenant  d'une  main  une  canne,  faite 
d'un  jonc  des  Indes,  à  bec  d'argent;  elle  donne  l'autre 
main  à  un  homme  qui  porte  le  manteau  rayé,  la  toque 
de  Milan,  le  baudrier  et  la  rapière;  c'est  son  écuyer. 
Devant  eux  marche  une  jeune  fille  de  dix-huit  ans,  qui 


2(i()  CHAPITRE  VI. 

a  le  leinl  vermeil,  les  sourcils  lins  et  dessinés,  et  des 
yeux  noirs  Lien  fendus,  où  le  regard  nonchalant  semble 
endormi.  Tout  dans  la  personne  de  l'enfant,  son  air  hon- 
nête et  sa  démarche  d'oiseau,  ses  beaux  cheveux  blonds 
et  frisés ,  jusqu'à  ses  pantoufles  de  velours  noir,  ornées 
d'argent  bruni,  et  ses  gants  parfumés  à  l'ambre,  tout  res- 
pire l'élégance,  et  son  nom  est  charmant  :  Esperanza. 
Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  elle  se  nomme  encore 
dona  Esperanza  cle  Torralva,  Meneses  y  Pacheco ,  et  sa 
tante  se  fait  appeler  tout  du  long  dona  Claudia  de  Aslu- 
dillo  y  Quinones. 

«  Les  étudiants  de  Salamanque  se  trompent  fort, 
quand  ils  osent  donner  une  sérénade  à  ces  dames  de  haut 
parage.  Leur  porte,  bien  fermée,  ne  s'ouvre  que  pour 
donner  passage  à  une  duègne  scandalisée,  impérieuse  et 
superbe,  qui  les  prie  de  se  retirer,  a  Madame,  dit-elle, 
madame  n'est  pas  de  celles  que  vous  pensez!  Elle  est 
très-noble,  très-honnôte,  très-retirée,  très-avisée,  très- 
lisante,  très-écrivante ,  et  elle  ne  vous  accueillerait  pas 
quand  vous  la  couvririez  de  perles  !  » 

Les  étudiants  se  retirent,  moins  convaincus  de  la 
sainteté  d'Esperanza  que  de  leur  pauvre  mine  qui  leur 
vaut  cet  échec.  Ils  vont  conter  l'aventure  à  un  riche 
gentilhomme,  de  ceux  qu'on  appelle  à  Salamanque  des 
généreux.  Celui-ci,  dès  le  lendemain,  fait  savoir  à  la 
duègne  qu'il  mène  grand  train  et  qu'il  souhaite  l'hon- 
neur de  lui  parler.  La  duègne  arrive,  essoufflée.  Il  la 
reçoit  avec  courtoisie.  Il  lui  offre,  pour  s'essuyer  le  front, 
un  mouchoir  de  dentelle,  pour  prendre  des  forces  une 
boîte  de  marmelade  sèche,  et  pour  se  rafraîchir  la  bou- 
che deux  rasades  de  ce  vin  del  Santo  que  récoltent  les 
moines  de  l'Escurial.  La  duègne,  toute  rouge  et  toute 


VIE  NOMADE.  261 

ravie,  entame  l'éloge  de  la  vertu  de  sa  maîtresse.  — «Je 
crois  tout  cela,  lui  répond  don  Félix,  mais,  foi  de  gen- 
tilhomme !  je  vous  donne  une  mantille  de  soie  à  cinq 
pointes,  si  vous  me  dites  la  vérité.»  La  duègne,  touchée 
au  cœur,  dit  la  vérité  toute  nue;  et  d'ailleurs  nous  al- 
lons l'entendre  de  la  bouche  même  de  la  fausse  tante  ; 
car  Cervantes,  comme  le  diable  boiteux,  enlève  le  toit 
des  maisons  et  nous  fait  assister  au  conciliabule  de  dofia 
Quinones  et  de  doiia  Esperanza,  sa  nièce.  Il  est  neuf 
heures  du  soir,  tout  dort  dans  la  maison  silencieuse. 
x\utour  d'un  braseroX^^  deux  femmes  sont  assises. 

«  Ne  pense  pas,  dit  la  vieille  femme  à  Esperanza, 
que  nous  soyons  ici  à  Plasencia,  à  Zamora,à  Toro,  pays 
habités  par  des  gens  simples  et  bons,  sans  malice  et 
sans  défiance.  Nous  sommes  à  Salamanque,  que  le  monde 
entier  appelle  la  mère  des  sciences,  dont  les  cours  sont 
suivis  et  les  maisons  peuplées  par  dix  ou  douze  mille 
étudiants,  jeune  race  capricieuse,  hardie,  libre,  entraî- 
née, prodigue,  spii^ituelle,  diabolique  et  de  belle  hu- 
meur. Yoilà  leur  façon  générale,  mais  il  y  a  des  signes 
particuliers,  car  ils  sont  tous  étrangers,  de  provinces 
différentes,  et  leurs  caractères  ne  se  ressemblent  pas. 

«  Les  Biscayens  ne  sont  pas  nombreux;  ils  ont  peu  de 
langue,  mais  ils  ont  bourse  pleine  quand  ils  se  piquent  au 
jeu.  Les  Manchois  sont  des  casseurs  de  vitres,  des  «  Dieu 
me  garde!  »  Ils  mènent  l'amour  à  coups  de  poing.  Il 
y  a  une  masse  ^  d'Aragonais,  de  Yalenciens,  de  Catalans; 
tiens-les  pour  une  espèce  polie,  parfumée,  bien  élevée 
et  mieux  habillée,  mais  rien  de  plus  :  dans  la  colère  ils 
sont  féroces;  ils  n'entendent  pas  la  plaisanterie.  Quant 

1 .   Una  mu  su. 


262  CHAPITRE  Vl. 

aux  Castillans,  tiens-les  pour  des  hommes  aux  pensées 
nobles,  qui  donnent  quand  ils  ont  et  qui  ne  reçoivent 
rien  quand  ils  ne  peuvent  donner.  Les  gens  d'Estrama- 
dure,  c'est  tout  ce  qu'on  veut;  ils  sont  comme  le  métal 
des  alchimistes  qui  devient  argent  près  de  largent ,  et 
cuivre  près  du  cuivre.  Avec  les  Andalous,  ma  fille,  il  faut 
avoir  quinze  sens  et  non  pas  cinq,  tant  ils  ont  de  finesse 
et  de  perspicacité  dans  fesprit  ;  tous  rusés  et  sagaces, 
jamais  cuistres.  Le  Galicien  ne  se  porte  pas  en  compte; 
ce  n'est  pas  quelqu'un.  L'Asturien,  qui  vit  de  crasse  et 
de  graisse,  n'est  bon  que  le  samedi.  Et  les  Portugais  ! 
comment  peindre  leur  caractère  et  leurs  qualités  ! 
Comme  ils  ont  le  cerveau  brûlé,  autant  de  fous,  autant 
de  marottes,  mais  la  folie  de  presque  tous,  tu  peux  y 
compter,  c'est,  même  dans  la  misère,  c'est  l'amour...  » 

Ainsi  les  mœurs,  les  idées,  les  allures  de  chaque  peuple 
sont-elles  passées  en  revue  par  Cervantes,  à  travers  le  spec- 
tacle général  d'une  ville  «  où  il  vient,  dit-il,  beaucoup 
de  monde  pour  apprendre  les  lois  et  beaucoup  plus  pour 
les  enfreindre  ».  —  Il  poursuit  son  voyage  autour  de 
l'Espagne  picaresque;  suivons-le. 

Un  soir,  par  exemple,  il  arrive  dans  une  auberge,  celle 
du  Sevillano  à  Tolède,  ou  bien  celle  du  Molimiio,  au  bout 
de  la  plaine  d'Alcudia,  sur  la  frontière  de  l'Andalousie 
et  de  la  Castille.  Les  servantes,  Maritorne  ou  Arguello , 
aux  grosses  joues,  à  la  tête  touffue,  au  corsage  débraillé, 
se  querellent  en  courant.  Les  muletiers  vocifèrent  entre 
eux.  Les  porteurs  d'eau ,  couchés  à  terre ,  jouent  à  la 
prime  et  se  menacent  de  l'œil.  L'aubergiste  gronde  ;  il 
est  en  peine  :  il  ne  sait  pas  lire  et,  voulant  savoir  le  con- 
tenu d'un  papier  couvert  d'écriture,  il  cherche  querelle 
à  sa  femme. —  «  Lisez-moi  cela,  vous  qui  êtes  poète.  — 


VIE  NOMADE.  263 

Je  ne  suis  pas  poêle,  réplique  la  femme;  j'ai  seulement 
de  l'esprit  et  je  récite  mes  oraisons  en  latin.  —  En  es- 
pagnol, ça  vaudrait  mieux.  Yotre  oncle  le  curé  vous  a 
déjà  dit  que,  quand  vous  priez  Dieu  en  latin,  vous  dites 
mille  sottises  et  ne  priez  rien  du  tout.  —  C'est  de  Ten- 
vie,  parce  qu'on  me  voit  tenir  mes  heures  en  latin,  sur 
le  bout  du  doigt,  et  me  promener  tout  à  travers,  comme 
dans  une  vigne  vendangée!  »  Cervantes  note  le  dia- 
logue, qui  reparaîtra  dans  quelque  nouvelle.  Mais  voici 
venir  deux  enfants  de  quatorze  à  quinze  ans,  qui  se 
rencontrent  sous  l'auvent  de  l'auberge  et  se  saluent. 
Ceux-là  sont  courtois,  sans  se  connaître.  Leurs  souliers 
en  sandales  de  corde,  leur  coiffure  hasardeuse,  leur  teint 
brûlé,  leurs  mains  noires,  et  avec  tout  cela  leur  impu- 
dence et  leur  bonne  santé,  révèlent  des  picaros  dans 
leur  fleur.  A  leurs  guenilles,  ils  devinent  qu'ils  sont 
chevaliers  de  la  même  industrie.  —  «  De  quel  pays  est 
Votre  Grâce,  seigneur  gentilhomme,  et  où  portez-vous 
vos  pas?  —  J'ignore  où  je  suis  né,  seigneur  chevalier, 
et  je  ne  sais  où  je  vais.  —  Votre  Grâce  connaît-elle 
quelque  métier?  —  Je  découpe  au  ciseau  fort  délicate- 
ment et  mes  doigts  visitent  les  poches  avec  une  ponc- 
tualité irréprochable.  —  Pour  moi,  dit  l'autre,  je  sais 
couper  en  laissant  un  as  par-dessous  ;  je  suis  versé  dans 
la  connaissance  du  qiiinola  et  du  lansquenet.  )>En  même 
temps  il  tire  d'un  vieux  col  à  la  wallonne,  qui  s'enroule 
autour  de  son  cou  en  festons  noirâtres,  un  jeu  de  cartes 
de  forme  ovale  et  de  couleur  inconnue  ;  et  passant  de 
la  doctrine  à  l'application,  il  propose,  d'un  air  candide, 
à  un  gros  muletier  une  partie  sur  le  coin  d'un  banc. 
Le  muletier,  dépouillé  en  un  tour  de  main,  enrage.  Sa 
colère  vient  compléter  le  désordre  et  le  bruit  général. 


264  CHAPITRE  VI. 

qui  vont  toujours  croissant  et  que  ia  nuit  seule  apai- 
sera. Encore  la  nuit  sera-t-elle  courte,  car  on  entend 
bientôt,  sous  les  fenêtres,  le  son  d'une  guitare,  qui  met 
sur  pied  tous  les  hôtes  de  l'auberge.  Ils  se  trouvent 
réunis  comme  par  enchantement ,  sur  la  route,  où  ils 
entament,  à  la  clarté  de  la  lune,  des  boléros,  des  ségui- 
dilles,  que  les  uns  chantent,  que  les  autres  dansent,  et 
dans  lesquelles  la  gaieté  brutale  du  monde  picaresque 
éclate  en  mille  contorsions.  Cervantes  sourit,  note  dans 
sa  mémoire  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  emporte  sa 
moisson  et  prend  la  route  de  Séville. 

Séville  est  la  seconde  patrie  de  Cervantes  ;  longtemps 
on  a  voulu  que  ce  fût  la  première,,  tant  il  y  a  vécu.  Il  a 
vu,  quand  il  travaillait  à  l'approvisionnement  des  flottes, 
jouer  tous  les  ressorts  d'une  administration  servie  par 
des  picaros.  Les  mystères  de  Séville  seront  racontés 
dans  une  de  ses  Nouvelles  ^ .  Il  connaît  tous  les  braves 
gens  qui  circulent  entre  la  tour  de  l'Or  et  la  poterne  de 
l'Alcazar,  et  qui  «  s'amusent  comme  des  rois  » .  Voici 
le  portefaix,  à  qui  l'on  confie  sans  garantie  et  sans  con- 
trôle les  provisions  de  l'État;  il  a  trois  paniers  de 
jonc  pour  mettre  la  viande,  le  poisson  et  les  fruits,  un 
petit  sac  de  toile  pour  mettre  le  pain.  Il  déjeune  che- 
min faisant  de  ce  qu'il  porte,  et  il  dévalise  un  peu  les 
maisons  où  on  l'envoie.  Voici  les  braves  d'Andalousie, 
le  bouclier  à  la  ceinture,  portant  pistolet,  longue  épée, 
bas  de  couleur,  jarretières  à  rosette,  col  à  la  wallonne 
et  chapeau  à  large  bord.  Rien  n'est  plus  doux  que  leur 
vie,  bien  que  l'un  d'eux,  Chiquiznaque,  soit  mal  avec 
la  police,  et  que  l'autre,  Main-de-Fer,  ait  eu  une  main 

1.  Rinconele  et  Corladillo. 


VIE  NOMADE.  265 

roiipée  par  autorité  de  justice.  Cet  homme  déguenillé 
qui  semble  attendre  quelqu'un  est  le  Petit-Loup,  de 
Malaga  ;  il  a  des  mains  merveilleuses  qui  au  jeu  ne 
perdent  jamais.  Ce  prêtre  qui  assiste  d'un  air  doux  au 
débarquement  des  voyageurs  n'est  pas  un  prêtre;  il 
entend  mieux  les  cartes  que  le  latin.  Quand  arrive 
d'Amérique  un  négociant  gonflé  d'or,  il  lui  ofïre  ses 
services,  qui  ne  sont  jamais  sans  profit  pour  lui.  Il  ex- 
ploite c(  le  Péruvien  ».  Non  moins  honnêtes  sont  les 
deux  hommes  chauves  qui  passent  là-bas  gravement  et 
sans  parler.  Leur  office  est  de  regarder  avec  soin  com- 
ment s'ouvrent  les  portes  des  maisons,  quelle  est  l'épais- 
seur des  murs  et  quelles  personnes  touchent  de  l'argent. 
Ils  sont  frelons  {abispones).  C'est  une  des  premières 
charges  de  la  hampe. 

La  hampa  est  la  société  formée  entre  tous  ces  person- 
nages qui  se  tiennent  entre  eux .  Le  brigandage  à  Séville  est 
organisé  ;  on  paye  patente  de  voleur,  et  tout  le  monde  rend 
des  comptes  au  seigneur  Monipodio,  (de  père  à  tous  », 
le  maître,  le  protecteur,  le  supérieur  de  la  confrérie, 
chez  qui  on  se  réunit  le  dimanche.  «  Il  donne  audience 
aujourd'hui,  »  dit  Cervantes,  venez  le  voir  et  l'entendre. 
En  effet,  il  nous  introduit  dans  une  maison  de  mauvaise 
apparence,  qui  est  la  Cour  des  Miracles  de  Séville.  Le 
lieu  est  modeste  comme  la  demeure  de  la  vertu  :  un 
patio  carrelé  en  briques ,  meublé  d'un  banc  à  trois 
jambes,  d'une  cruche  ébréchée,  d'une  natte  de  jonc  et 
d'un  pot  de  basilic  ;  sur  les  côtés,  deux  salles  basses,  où 
l'on  aperçoit  des  fleurets,  des  boucliers  de  liège,  un 
coffre  sans  couvercle  et  une  image  de  Notre-Dame.  Là 
habite  Monipodio,  là  il  apparaît  sur  l'escalier  branlant  : 
il  porte  un  long  manteau  de  serge,  un  chapeau  à  larges 


266  chapitrp:  VI. 

bords,  de  grandes  chausses  de  toile  et  iiue  épée  courte 
pendue  à  un  baudrier  de  cuir.  Sa  taille  est  haute ,  sa 
barbe  noire  ;  ses  yeux  sont  enfoncés,  ses  sourcils  joints  ; 
il  est  calme  et,  quand  il  arrive,  les  bravaches  réunis 
dans  la  cour,  les  frelons,  les  portefaix  se  taisent  à  son 
aspect.  «  Je  suis  ici  pour  rendre  la  justice,  dit-il  douce- 
ment. —  Et  que  personne  ne  s'avise  de  violer  le  plus  pe- 
tit règlement  de  notre  ordre,  ajoute-t-il  en  jetant  le  feu 
par  les  yeux.  »  Il  fait  une  leçon  aux  compères  sur  les 
choses  relatives  à  leur  état  ;  mais  il  la  fait  dans  sa  langue 
qui  est  la  gerigonza  ou  la  germania,  langue  des  frères, 
a  Enfants,  dit-il,  n'ayez  jamais  de  logis  connu  ni  de  de- 
meure fixe,  ne  dites  pas  vos  noms,  car  si  la  chance 
tournait  autrement  qu'elle  ne  doit,  il  n'est  pas  bon 
qu'on  trouve  inscrit  sous  le  paraphe  du  greffier  que  le 
nommé  un  tel  a  été  fouetté  ou  pendu,  choses  qui  son- 
nent mal  aux  oreilles.  N'avouez  jamais,  ne  chantez 
pas,  si  le  bourreau  vous  donne  les  angoisses.  Quel 
murcien  (voleur)  n'a  pas  soufïert  aux  finibiis  terrœ 
(la  potence),  à  la  main  chaude  et  aux  gurapes  (le  fouet 
et  les  galères)?  Un  brave  ne  desserre  pas  les  dents,  ou, 
si  sa  langue  doit  décider  de  sa  vie,  il  sait  qu'un  non  n'a 
pas  plus  de  lettres  qu'un  oui.  »  Ainsi  parle  Monipodio, 
puis  il  tire  de  sa  poche  la  liste  des  confrères;  il  y  inscrit 
les  novices,  il  donne  de  l'avancement  aux  anciens,  il 
détermine  l'emploi  de  chacun  ;  celui-ci  sera  fleuriste 
(voleur  au  jeu"),  celui-là  basson  (coupeur  de  bourses). 
Il  distribue  le  butin  de  la  veille  et  les  postes  du  lende- 
main ;  il  désigne  les  maisons  où  se  feront  des  guzpata- 
ros  (trous  au  mur)  et  les  personnes  qui  devront  être  bala- 
frées. Ce  dernier  point  est  important.  Monipodio  reçoit 
de   toute  la  ville  des  commandes  secrètes  ;  tel  veut  se 


VIE   NOMADE.  267 

venger  d'un  ennemi  et  le  fait  bâtonner  ;  tel  veut  moins 
et  se  contente  de  faire  effrayer  un  rival  ;  tel  veut  davan- 
tage et  demande  qu'on  coupe  la  figure  à  sa  victime,  ou 
bien  qu'on  répande  contre  elle  un  petit  écrit  calom- 
nieux. Monipodio  tient  la  comptabilité  avec  soin,  il  a 
son  mémoire  des  coups  de  bâton ,  son  cahier  des  bala- 
fres et  son  registre  des  offenses  communes,  c'est-à-dire 
des  petites  mésaventures  bénignes,  des  taches,  des  esto- 
cades, des  huées  qu'il  délivre  au  plus  bas  prix.  Une 
frayeur  de  vingt  écus  est  déjà  grave  et  coûteuse. 

Quand  Monipodio  a  tout  réglé,  alors  on  apporte  du 
vin,  on  s'assied  en  rond  autour  de  la  natte  de  jonc,  les 
langues  se  délient,  la  gaieté  vient  vite,  et  les  propos 
hardis,  et  les  danses.  Une  femme  joue  du  tambour  de 
basque  avec  sa  pantoufle,  une  autre  de  la  mandoline 
avec  un  balai  de  jonc,  Monipodio  fait  des  castagnettes 
avec  une  assiette  cassée.  Une  séguidille  s'improvise, 
paroles  et  musique.  Le  crescendo  va  son  train...  Mais 
tout  à  coup  un  enfant  accourt  qui  donne  l'alerte;  c'est 
la  sentinelle  de  la  rue  qui  a  vu  apparaître  l'alcade  de 
justice.  Le  Gaudearnus  de  la  hampe  s'arrête,  le  silence 
se  fait,  et  le  vide,  car  tout  le  monde  a  disparu  en  un 
clin  d'œil  par  les  toits  et  les  terrasses.  Monipodio  seul 
est  ferme  au  poste.  L'alcade  passe  son  chemin  et  Moni- 
podio rappelle  ses  enfants;  il  reprend  sa  leçon.  Pour- 
quoi avoir  peur  de  Ja  justice?  on  y  a  des  amis;  l'algua- 
zil  des  vagabonds  est  plein  d'humanité.  «  Il  nous  donne 
la  poule  pourvu  qu'il  en  ait  une  patte.  Aimons  nos  bien- 
faiteurs, qui  sont  :  le  procureur  qui  nous  assiste, 
l'alguazil  qui  nous  avertit,  le  bourreau  qui  s'apitoie,  le 
greffier  de  bonne  composition  qui  fait  du  crime  une  faute 
el  de  la   faute   une  peccadille ,    et  l'homme   enfin  qui 


208  CHAPITRE  VI. 

arrête  la  foule  quand  elle  crie  au  voleur,  et  dit  :  Laissez 
ce  pauvre  diable!  » 

Monipodio  sait  vivre  ;  il  a  ordonné  à  chacun  de  son- 
ger au  repos  de  son  âme;  il  fait  prélever  sur  le  butin 
une  part  pour  les  messes  et  pour  le  casuel  du  prêtre. 
En  effet,  la  hampa  est  pieuse,  l'ordre  «  sert  Dieu  »;  on 
récite  son  chapelet,  on  vole  moins  le  vendredi,  les  fre- 
lons entendent  la  messe  chaque  jour  avec  une  dévotion 
exemplaire,  et  la  receleuse  Pipota  prie  le  ciel  pour 
tous.  La  voici  qui  entre  dans  la  salle  basse  et  qui  s'age- 
nouille devant  l'image  de  la  Vierge.  Elle  est  épuisée  par  les 
austérités  et  les  oraisons.  «Avant  qu'il  soit  midi,  je  dois 
aller  faire  mes  dévotions  et  porter  mes  petits  cierges  à 
Notre-Dame  des  Eaux  et  au  saint  crucifix  de  Saint- Au- 
gustin, ce  queje  ne  manquerais  jamais  de  faire,  qu'il  neige 
ou  qu'il  vente...  Il  se  fait  tard,  donnez-moi  un  coup  de 
vin,  si  vous  en  avez,  pour  consoler  cet  estomac  qui  va 
toujours  mal.  —  Vous  allez  en  boire!  s'écrie  La  Esca- 
lanta.  Et  elle  donne  à  la  très-dévote  vieille  une  tasse 
pleine  que  celle-ci  prend  à  deux  mains  et  dont  elle  souffle 
l'écume.  —  Tu  en  as  mis  beaucoup,  ma  fille,  mais  Dieu 
me  donnera  des  forces  pour  tout  !  Et  y  appliquant  ses 
lèvres,  d'un  trait,  sans  s'y  prendre  à  deux  fois,  elle 
transvase  le  vin  dans  son  estomac.  —  Il  est  de  Guadal- 
canal,  dit-elle,  et  il  a  un  arrière-goût,  ce  petit  mon- 
sieur !  Dieu  te  console,  ma  fille,  comme  tu  m'as  conso- 
lée! mais  j'ai  peur  que  ceci  ne  me  fasse  mal...  —  Non, 
mère,  dit  Monipodio  :  il  a  trois  ans.  —  Je  l'espère  en 
la  sainte  Vierge,  dit  Pipota.  Petites,  voyez  si  vous  avez 
quelques  cuartos  pour  les  cierges.  —  Tenez,  dit  La 
Gananciosa,  en  voici  deux;  je  vous  prie  de  mettre  un 
cierge  pour  moi  à  monsieur  saint  Michel  et  un  à  mon- 


VIE  NOMADE.  2G0 

sieur  saint  Biaise;  et  j'en  voudrais  un  à  madame  sainte 
Lucie,  en  qui  j'ai  grande  dévotion,  pour  guérir  les 
yeux.  —  Tu  feras  bien,  ma  fdle ,  et  ne  sois  pas  regar- 
dante; il  est  bien  important  de  porter  ses  cierges  devant 
soi  avant  Iheure  de  la  mort  et  de  ne  pas  compter  sur  ceux 
de  ses  héritiers. . .  Enfants,  amusez-vous,  vous  êtes  dans  la 
saison.  La  vieillesse  viendra  et  vous  pleurerez  le  temps 
perdu,  comme  je  le  pleure.  Recommandez-moi  à  Dieu 
dans  vos  prières,  je  vais  le  prier  aussi  pour  moi  et  pour 
vous,  afin  qu'il  nous  protège  dans  notre  dangereux  mé- 
tier et  nous  préserve  des  surprises  de  la  justice.  » 

Ce  mélange  d'idées  contradictoires,  cette  union  de  la 
foi  et  du  crime,  qui  est  le  concert  de  toutes  ces  disso- 
nances et  qui  forme,  dit-on,  le  système  moral  du  brigand 
chez  les  races  du  Midi,  Cervantes  le  fait  ressortir  avec 
un  relief  digne  de  Molière.  Il  exprime  même  sa  pensée 
par  la  bouche  de  Rinconete  et  celle  de  Cortadillo, 
deux  enfants  qu'il  introduit  dans  la  hampa  comme  des 
novices,  afin  de  donner  à  son  tableau  l'intérêt  d'une 
nouvelle.  Ils  arrivent  en  Andalousie  pleins  d'admiration 
pour  Séville.  —  «  Chaque  pays  a  sa  coutume;  obéissons 
à  la  coutume  de  celui-ci.  Séville  étant  le  premier  pays 
du  monde,  sa  coutume  sera  la  plus  sage  de  toutes.  »  Ils 
entrent  chez  Monipodio,  et  apprennent  là  comment  la 
piété  peut  faire  bon  ménage  avec  le  mal . 

Ils  s'étonnaient  de  la  sécurité  de  ces  gens  qui,  souillés  de  vols, 
d'homicides  et  d'offenses  à  Dieu,  ont  la  confiance  d'aller  au  ciel 
pourvu  qu'ils  ne  manquent  pas  à  leurs  dévotions  ;  ils  s'étonnaient 
de  voir  la  vieille  Pipota,  receleuse  des  voleurs,  qui,  pourvu  qu'elle 
allume  des  cierges,  compte  entrer  toute  vêtue  et  chaussée  au 
paradis.  —  Comment,  disaient-ils  à  un  portefaix,  peut-on  faire 
métier  en  même  temps  de  voler  et  de  servir  Dieu?  —  Moi, 
répondit  brusquement  cet  homme,  je  ne  me  mêle  pas  de  théo- 


270  CHAPITRE  VI. 

logie.  JVIais  n'ost-il  pas  pire  d'être  liërélique  ou  renégat,  ou  par- 
ricide? —  Tout  cela  ne  vaut  rien,  se  dit  le  jeune  Corladillo... 
Mais  il  était  émerveillé  de  voir  l'obéissance  gardée  à  Monipodio 
et  l'aveugle  négligence  de  la  justice  dans  celte  fameuse  cité  de 
Séville! 

On  sent  que  la  colère  et  la  satire  vont  éclater  sous  la 
plurne  de  Cervantes.  Il  faudrait  tout  dire  sur  cette  aca- 
démie du  brigandage,  et  aussi  sur  d'autres  picaros,  les 
virotes,  les  matons,  qui  sont  d'une  classe  plus  élevée.  Il 
promet  d'écrire  un  jour  l'histoire  complète  des  mystères 
de  Séville.  Mais  il  hésite,  car  ces  étrangetés sont  dans  les 
mœurs  espagnoles ,  et  les  mœurs  sont  une  puissance 
redoutable.  Sur  de  tels  usages,  «  qui  donnent  une  belle 
matière  à  discourir,  le  silence  est  imposé  par  des  rai- 
sons fortes  »,  dit-il  dans  la  nouvelle  du  Jaloux.  C'est 
là  pourtant  qu'il  a  tracé,  sous  la  figure  de  Loaïsa,  un 
portrait  des  viroles,  des  jeunes  gens  désœuvrés,  fils  des 
bourgeois  riches,  qui  forment  à  Séville  une  brillante 
confrérie  de  picaros  beaux  diseurs  et  bien  vêtus , 
qui  s'entr'aident  pour  violer  les  lois.  Personne  n'ose 
rien  contre  les  «  coureurs  de  carrefours  »,  la  gente  de 
barrio.  Les  hommes  de  Monipodio  sont  pendus  quel- 
quefois, mais  les  autres  circulent  assez  librement,  et  le 
nombre  est  grand  de  ceux  qui,  emportés  par  l'esprit 
d'aventure ,  prennent  la  clef  des  champs  et  vivent  aux 
dépens  de  lEspagne.  Il  sort  de  tous  les  rangs  de  la  so- 
ciété espagnole  des  déserteurs  qui  deviennent  des  picaros 
volontaires.  Cervantes  ailleurs  a  raconté  l'histoire  «d'un 
picaro  décent,  vertueux,  bien  élevé  et  spirituel  ». 
C'est  dans  l'admirable  nouvelle  intitulée  l'Illustre 
Servante  [Fregona). 

ABurgos  vivait  un  jeune  gentilhomme,  noble  et  riche, 


VIE   NOMADE.  271 

appelé  Garriazo  ;  c'était  presque  un  enfant.  La  maison 
paternelle  Tennuyait;  ni  les  fêtes  de  Burgos,  ni  les  re- 
pas délicats,  ni  la  chasse  ne  pouvaient  lui  plaire.  Il  était 
pensif  et  mélancolique.  Un  jour  il  déclare  à  son  père 
qu'il  voulait  aller  étudier  à  Salamanque  avec  son  ami 
Avendano.  Il  part,  muni  de  la  bénédiction  de  sa  famille, 
au  milieu  des  pleurs  de  sa  mère  ;  il  emmène  deux  do- 
mestiques et  un  précepteur  à  barbe  blanche.  Arrivé  à 
Yalladolid,  il  se  sauve,  il  écrit  qu'il  s'en  va  en  Flandre 
faire  la  guerre,  il  vend  sa  mule  et  son  épée,  achète  des 
bas  bruns ,  de  grandes  chausses,  un  mantelet  à  deux 
pans,  et  se  met  en  route  à  pied  en  chantant  des  ségui- 
dilles  à  plein  gosier.  Il  marche  vers  son  but,  qui  n'est 
autre  que  la  pêche  du  thon  à  Zahara.  Le  voilà  libre, 
heureux ,  bravant  la  fatigue,  le  chaud  et  le  froid,  cou- 
chant sur  un  tas  de  blé  ou  dans  le  pailler  d'une  auberge, 
se  querellant  partout,  et  toujours  prêt  à  mettre  deux 
pieds  de  dague  dans  le  ventre  de  son  adversaire.  Il  ne 
s'enivre  jamais,  il  est  noble,  généreux  et  libéral  ;  c'est 
un  prince  dans  ses  actions.  Si  le  gentilhomme  estpicaro, 
le  picaro  est  gentilhomme.  Il  veut  seulement  s'affran- 
chir et  aller  devant  lui  à  la  grâce  de  Dieu. 

Une  aventure  chasse  l'autre.  Carriazo  et  son  camarade 
Avendano ,  en  arrivant  dans  une  auberge  à  l'entrée  de 
Tolède,  aperçoivent  une  jeune  paysanne  de  quinze  ans, 
au  visage  angélique;  elle  porte  une  jupe  et  un  corsage 
verts,  un  collier  d'étoiles  de  jais,  un  cordon  de  Saint- 
François  à  la  ceinture  avec  un  trousseau  de  clefs,  et  aux 
oreilles  deux  petites  poires  de  verre.  Ses  cheveux,  où 
se  mêlent  les  nuances  du  châtain  et  du  blond,  retombent 
sur  ses  épaules  en  longues  tresses.  Elle  est  simple  et 
belle.  En  la  voyant,  Avendaiio,  ému,    s'arrête;    il  se 


272  CHAPITRE  VI. 

fait  valet  d'auberge  à  côté  de  la  belle  servante,  et,  tout 
en  inscrivant  sur  le  livre  des  comptes  le  blé  et  l'orge 
donnés  aux  muletiers,  il  écrit  au  verso,  par  mégarde,  des 
strophes  amoureuses  qu'il  remet  à  la  Fregojia.  Elle  s'en 
soucie  peu.  —  uEUe  est  dure  comme  un  marbre,  disent 
les  gens  de  la  maison,  farouche  comme  une  montagnarde 
de  Sayagun  et  revêche  comme  une  ortie,  quoiqu'elle  ait 
une  mine  de  bonne  année  et  une  figure  de  Pâques.  — 
C'est,  dit  un  autre,  un  bijou  réservé  pour  un  comte  ou 
un  archipretre.  —  Elle  a  un  cilice  collé  aux  chairs,  dit 
un  troisième;  elle  se  nourrit  ^'Ave  Maria,  )> 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  servante  est  une  perle  égarée. 
Avendailojurede  la  recueillir,  et  le  gentilhomme  épouse 
hardiment  la  servante.  Cervantes,  il  est  vrai,  se  hâte 
d'en  consoler  le  lecteur  et  lui  découvre  que  la  jolie  fille 
est  de  très-bonne  maison,  en  relevant  ce  dénoûment  de 
comédie  par  des  détails  ingénieux  ;  mais  il  marque  la  vé- 
ritable pensée  de  la  nouvelle^  celle  des  métamorphoses 
sociales  de  l'Espagne,  dans  ce  dialogue  des  deux  jeunes 
gens ,  l'un  ne  rêvant  que  madragues,  l'autre  ne  pen- 
sant qu'à  la  Fregona. 

—  Ah!  dit  Garriazo,  la  belle  chose  pour  un  don  Thomas  do 
Avendaiîo,  fils  de  don  Juan  de  Avendano,  et  qui  est  gentilhomme 
au  premier  titre,  riche  à  souhait,  jeune  à  ravir,  spirituel  à  mer- 
veille, d'être  perdu  d'amour  pour  une  servanle  d'auberge  du 
Sevillano!  —  C'est  tout  à  fait  ce  qui  me  semble,  répond  Aven- 
dano, quand  je  vois  un  don  Diego  Garriazo,  fils  d'un  chevalier 
d'Alcantara,  en  passe  d'hériter  du  majorât  paternel,  chez  qui 
tout  est  noble,  le  corps  et  l'esprit,  devenir,  avec  toutes  ces 
qualités  de  race,  amoureux  de  qui?...  Peut-être  de  la  reine 
Genièvre!  Non  pas!  mais  de  la  madrague  de  Zahara,  qui  est, 
je  crois,  une  tentation  plus  laide  que  celle  de  saint  Antoine! 

Tels  sont  les  deux  types  de  ces  picaros  improvisés 
que  l'Espagne  recèle  en  grand  nombre. 


VIE   NOMADE.  273 

En  veut-on  un  troisième  exemple?  Venez  au  milieu 
des  bois,  la  nuit.  Voici,  au  milieu  d'une  troupe  d'hommes 
au  costume  bizarre,  un  jeune  cavalier  de  bonne  mine  qui 
s'assied  sur  un  tronc  de  liège  dans  une  cabane  ornée  de 
rameaux  et  tapissée  dejoncs.  On  fait  cercle  autour  de  lui; 
on  lui  met  entre  les  mains  un  marteau  et  des  tenailles. 
Puis  deux  hommes  s'approchent  et,  en  jouant  de  la 
guitare,  lui  ordonnent  de  faire  deux  cabrioles.  Après  cette 
cérémonie,  on  passe  deux  fois  autour  de  son  bras  nu  un 
ruban  de  soie.  Cela  veut  dire  qu'il  change  de  vie,  qu'il 
entre  dans  des  liens  nouveaux  et  qu'il  se  marie.  «  Nous 
te  livrons  cette  jeune  fille,  lui  dit-on,  la  fleur  et  la  crème 
de  beauté  des  bohémiennes  d'Espagne.  »  Andrès,  le 
gentilhomme,  qui  a  quitté  Madrid  et  sa  famille  pour 
suivre  la  belle  Preciosa,  est  le  type  du  bohémien  volon- 
taire. 

Cervantes,  à  |cette  occasion,  raconte  la  vie  des  bo- 
hémiens. Il  a  vu  de  près  dans  l'Espagne  du  Sud,  à 
Valence,  à  Murcie,  à  la  Porte-de-Terre  à  Cadix,  dans 
le  faubourg  de  Triana  à  Sèville,  ces  gitanos  aux  dents 
blanches,  à  la  peau  brune  et  au  regard  sauvage.  Il  a  vu 
danser  dans  les  rues  de  Madrid  les  gitanas  au  corps 
souple  et  au  pied  fin ,  qui  s'en  retournaient  le  soir,  à 
l'heure  de  VAve  Maria ,  dans  leur  campement  de  Santa- 
Barbara,  hors  de  la  ville.  Cette  horde,  avec  ses  oripeaux 
bariolés,  qui  représente  la  barbarie  au  milieu  de  la  ci- 
vilisation, forme  un  ordre  qui  a  ses  fondements  politi- 
ques et  ses  raisons  naturelles*,  une  société  à  part,  qui 
a  ses  statuts  comme  la  hampa,  et  comme  elle,  vit  au 
sein  et  aux  dépens  de  la  société  espagnole.  «  Nous  veil- 

1 .  Orden  puesla  en  razon  y  en  politicos  fundamenfoa. 

18 


274  CHAPITRE  Vï. 

Ions  de  jour  et  nous  volons  de  nuit,  dit  un  vieux  gitano, 
nous  apprenons  à  tout  le  monde  la  vigilance;  prenez 
garde  où  vous  mettez  votre  bien.  C'est  pour  nous  qu'on 
élève  le  bétail,  que  les  arbres  donnent  des  fruits,  les 
vignes  du  raisin,  les  potagers  des  légumes.  Nous  vivons 
dt^  notre  industrie  et  de  notre  bec,  avec  toutes  sortes  de 
talents.  Nous  ne  portons  pas  les  insignes  de  notre  ordre 
sur  la  poitrine,  mais  sur  les  épaules,  quand  la  justice 
nous  marque  ;  mais  alors  la  question  ne  nous  fait  pas 
crier.  En  prison  on  chante,  à  la  torture  on  se  tait.  Nous 
sommes  souvent  martyrs,  jamais  confesseurs.  Nous  sa- 
vons que  Ton  ne  prend  pas  de  truites  à  braies  sèches, 
et  que  dans  la  vie  tout  est  sujet  à  des  périls  divers.  Le 
marin  navigue  malgré  les  naufrages,  le  soldat  combat 
malgré  le  carnage ,  le  bohémien  vole  malgré  le  fouet.  » 
«  —  Il  est  né  pour  cela,  dit  Cervantes.  Fils  de  voleurs, 
élevé  parmi  des  voleurs,  il  étudie  le  vol  jusqu'au  dernier 
degré  de  la  perfection.  »  Maquignon  incomparable,  s'il 
dérobe  une  mule,  il  change  en  un  clin  d'œil  la  robe  de 
l'animal,  son  poil,  ses  tares,  son  air,  son  allure  même 
(en  lui  versant  du  vif-argent  dans  les  oreilles),  et  le 
transforme  si  bien  qu'il  le  revend  au  propriétaire.  De 
tous  ces  vols,  il  n'a  aucune  honte,  étant  convaincu  que 
les  biens  terrestres  appartiennent  à  tout  le  monde.  Dans 
son  campement ,  «  tout  est  en  commun ,  excepté  les 
femmes.  » 

—  «Regarde  bien  les  jeunes  filles;  choisis  ta  femme, 
dit  encore  le  vieux  gitano  à  Andrès.  Mais  sache  que  nous 
observons  d'une  manière  inviolable  la  loi  des  liaisons. 
Point  d'infidélité  chez  nous ,  ni  de  jalousie.  Si  une 
femme  est  jamais  coupable,  nous  la  tuons  et  l'enterrons 
dans  les  montagnes ,  comme  on  fait  d'un  animal  nuisible.» 


VIE   NOMADE.  275 

Cette  justice  sommaire,  qui  rappelle  les  mœurs  des 
Germains  et  qu'à  leur  sujet  Tacite  a  mise  en  relief,  Cer- 
vantes n'ose  pas  la  blâmer.  Malgré  lui,  en  comparant 
la  société  galante  de  son  temps  et  la  communauté  sau- 
vage des  bohémiens,  il  remarque  des  traits  à  l'avantage 
de  ceux-ci.  Andrès  le  gentilhomme  abdique,  dit-il,  la 
vanité  de  son  lignage  en  voyant  la  mâle  simplicité  de 
ces  nomades.  Il  apprend  d'eux  à  jouir  de  la  nature,  à 
lire  l'heure  dans  le  ciel,  à  faire  de  la  caverne  une  mai- 
son ,  d'une  baraque  un  palais ,  du  vallon  et  du  rocher 
un  nid  d'ombre ,  de  la  neige  un  rafraîchissement  et  de 
la  pluie  un  bain  salutaire.  «  Nous  nous  contentons  de 
ce  que  nous  avons;  nous  vivons  gaiement.  Nous  sommes 
seigneurs  des  campagnes ,  des  forêts ,  des  monts ,  des 
fontaines  et  des  fleuves.  L'orgueil  de  l'honneur  ne  nous 
donne  point  de  soucis,  ni  l'ambition  d'insomnies;  nous 
ne  nous  levons  point  avant  le  jour  pour  présenter  des 
requêtes.» 

De  proche  en  proche ,  Cervantes  se  sent  gagné  à  la 
vie  des  tribus  errantes  ;  avec  elles  il  pénètre  dans  les 
solitudes  où  la  vie  est  libre ,  d'où  Ton  voit  «  comment 
l'aurore  chasse  et  balaye  les  étoiles  du  ciel  et  comment, 
avec  l'aube  sa  compagne,  elle  réjouit  l'air  en  parais- 
sant.» C'est  dans  ce  paysage  hardi  et  alpestre  qu'il  fait 
halte,  comme  Salvator  Rosa,  au  milieu  des  brigands, 
et  c'est  là  que  se  montre,  comme  dans  son  cadre  natu- 
rel ,  la  jeune  et  chaste  Préciosa.  Elle  aussi,  elle  apprend  à 
Andrès  ce  qu'il  ignore;  c'est-à-dire  la  longue  épreuve 
d'un  amour  vrai ,  sans  galanterie ,  sans  méfiance  et  sans 
retour. 

Je  ne  peindrai  pas  ici  Préciosa ,  car  la  France  la  con- 
naît; la  bohémienne  nous  est  venue  avec  ses  grelots,  son 


276  CHAPITRE  VI. 

tambour  de  basque  et  sa  fierté  magnifique,  dans  Notre- 
Dame  de  Paris.  Yictor  Hugo ,  en  s'emparant  de  cette 
gracieuse  figure,  en  a  fait  une  création  nouvelle  qui  lui 
appartient.  Mais  la  Esmeralda  est  bien  ce  bijou  précieux 
[Preciosa]^  cette  fleur  de  jeunesse  et  de  pureté  sauvage, 
que  Cervantes  a  découverte  au  milieu  de  la  bohème  espa- 
gnole, et  sauvée.  Yoici  la  différence  essentielle  des  deux 
auteurs  :  notre  grand  poëte  a  jeté  la  bohémienne  avec  plus 
d'art  et  de  passion  violente  dans  des  crises  plus  dra- 
matiques. Il  l'a  conduite  dans  la  hampa  de  Monipodio, 
dont  il  a  fait  la  Cour  des  Miracles ,  et,  par  une  vivante 
étude  d'archaïsme ,  il  a  ressuscité  autour  d'elle  tout  le 
Paris  du  Moyen  Age.  Cervantes,  dominé  par  une  autre 
idée,  peint  moins  le  passé  que  le  présent;  il  montre 
la  bohème  et  la  hampa  comme  deux  légions  distinctes 
et    contemporaines  ;  il  explique  leur   vie    antisociale. 
c(  Nous  n'avons  pas  d'autre  gagne-pain  que  notre  finesse 
et  notre  ruse,   dit  la  gitanilla.  Aussi  pas  un  bohémien 
n'est-il  boiteux  de  l'entendement.  Chez  nous,  on  se  dé- 
gourdit vite  et  on  ne  se  laisse  moisir  par  aucun  côté.  » 
Elle  dit  et  se  glisse  dans  Madrid,  en  dansant,  en  chantant 
et  en  raillant  tout  le  monde ,  alcades  et  gentilshommes , 
la  ville  et  la  cour  :  c'est  une  figure  satirique. 

Un  lieutenant  de  police  et  sa  femme ,  chez  qui  elle 
a  dansé ,  ne  pouvant  pas  trouver  une  obole  pour  la 
payer,  elle  les  contemple  avec  étonnement  pendant  qu'ils 
fouillent  et  retournent  en  vain  leurs  poches  vides. 
c(  Vous  ne  vendez  donc  pas  la  justice ,  seigneur  lieu- 
tenant? Yous  faites  des  modes  nouvelles?  Yous  mourrez 
de  faim.  Il  faut  vendre  la  justice.  Je  me  suis  laissé 
dire  qu'il  faut  tirer  de  l'argent  d'un  office  pour  en  sol- 
liciter d'autres  avec  succès.  »  C'est  un  des  traits  sans 


VIE  NOMADE.  277 

nombre  qu'elle  lance  d'un  air  mutin  à  la  société  régu- 
lière et  qui  trahissent  la  préoccupation  de  Cervantes, 
visible  d'ailleurs  et  sensible  dans  toutes  ses  nouvelles 
picaresques,  (c  Vous  avez  un  démêlé  avec  la  justice,  dit 
l'aubergiste  du  Sevillàno  ^  Il  y  a  moyen  d'adoucir  le 
corrégidor.  Il  veut  du  bien  à  une  religieuse  sa  parente, 
qui  dépend  de  son  confesseur.  Or  je  parlerai  à  ma  blan- 
chisseuse ,  celle-ci  parlera  à  sa  fille ,  sa  fille  à  la  sœur 
d'un  certain  moine,  cette  sœur  au  moine  son  frère,  le 
moine  au  confesseur  de  la  religieuse,  et  si  la  religieuse 
donne  un  billet  pour  le  corrégidor,  on  peut  tout  espé- 
rer, —  pourvu  que  l'on  graisse  les  mains  de  la  justice, 
car  c'est  une  machine  qui,  non  graissée,  crie  plus  qu'une 
charrette  à  bœufs.  »  C'est  à  croire  que  l'aubergiste  a  lu 
Voltaire.  Les  bohémiens,  qui  sont  toujours  en  guerre 
avec  la  justice,  en  disent  beaucoup  plus  long.  Us  savent 
le  tarif  auquel  ils  se  rachètent  :  pour  ceci,  donner  un 
pot  d'argent,  pour  cela  un  collier  de  perles,  pour  tout, 
s'armer  des  armes  du  grand  Philippe.  C'est  le  nec  plus 
ultra  :  à  leur  aspect,  le  procureur  le  plus  morose  se 
sent  fidèle  sujet,  et  se  met  à  sourire.  L'ironie  quel- 
quefois va  plus  loin  et  atteint  plus  haut.  Le  lieutenant 
honnête ,  qui  étonne  si  fort  Préciosa  et  à  qui  elle  veut 
couper  ses  pans  d'habit  pour  en  faire  des  reliques,  donne 
une  nouvelle  preuve  d'innocence  en  conseillant  à  la  bo- 
hémienne d'aller  à  la  cour.  «A  la  cour!  où  tout  s'achète 
et  se  vend  !  Encore  s'ils  me  voulaient  pour  mon  esprit, 
j'irais;  mais  il  y  a  des  palais  où  l'on  ne  veut  que  des 
jongleurs ,  et  ils  y  réussissent  mieux  que  les  gens  d'es- 
prit.—  Allons,  petite  fille,  interrompit  une  vieille  bohé- 

1 .   V.  la  Frcgona. 


278  CHAPITRE  VI. 

mienne,  ne  parle  pas  davantage  ;  ne  te  fais  pas  si  fine. 
Tu  te  casserais  par  la  pointe  !  » 

C'est  à  vous,  mon  esprit,  à  qui  je  veux  parler, 

aurait  dit  Boileau.  Cervantes  s'interdit  d'aller  plus  loin, 
se  morigène  et  se  contient,  en  poursuivant  cette  élude 
de  plus  en  plus  profonde  de  son  pays  et  de  son  temps. 
Le  monde  qu'il  observe  est  plein  d'éléments  hostiles, 
d'affiliations  honteuses  et  de  dissolvants  de  toute  sorte. 
C'est  la  société  régulière  qui  est  amoureuse  d'aventures, 
corrompue ,  vénale  et  volontairement  picaresque  ;  c'est 
le  désordre  antisocial  qui  est  organisé,  réglé  rigoureu- 
sement et  soumis  à  une  économie  savante  et  active  !.. 
Ce  spectacle ,  qui  se  déroule  devant  lui  sous  toutes  les 
faces,  tente  sa  colère  et  lui  apporte  des  inspirations 
violentes. 

Que  d'événements  encore,  pendant  sa  vie  nomade,  ont 
blessé  son  patriotisme.  En  1587,  il  prépare  à  Séville 
le  départ  de  VArinada,  dont  le  nom  seul  devient  un 
souvenir  amer  pour  un  cœur  espagnol.  En  1S91,  il  as- 
siste à  l'étrange  querelle  de  la  ville  de  Ségovie  avec  le 
couvent  d'Ubéda.  La  ville  réclame  le  corps  de  feu  Jean 
de  la  Croix,  le  directeur  mystique.  Le  couvent  le  garde. 
Ségovie  fait  voler  le  cadavre  qu'on  emporte ,  en  cou- 
rant, la  nuit,  par  monts  et  par  vaux  :  Cervantes  pensera 
à  ce  pieux  scandale,  en  écrivant  l'épisode  du  mort  voya- 
geur, dans  Don  Quichotte. 

En  1596,  le  l^*"  juillet,  un  fait  incroyable,  s'il  n'était 
vérifié  par  l'hisloire,  révéla  tout  à  coup  l'état  réel  de 
faiblesse  et  d'incurie  où  se  trouvait  l'Espagne.  La  flotte 
de  l'amiral  anglais  Howard  entra  à  Cadix  sans  rencon- 
trer de  résistance;  le  comte  d'Essex  débarqua,  s'empara 


VIE  NOMADE.  279 

de  la  ville,  la  pilla  pendant  vingt-quatre  jours,  y  mit  le 
feu  et  se  retira  tranquillement.  C'était  un  malheur  et  un 
outrage  ;  il  s'y  joignit  un  ridicule.  Pendant  qu'Essex 
était  à  Cadix,  on  réunit  à  Séville  les  troupes  destinées  à 
le  combattre  un  jour;  le  capitaine  Becerra  commença 
leur  instruction,  et  le  duc  de  Medina-Celi  se  prépara 
gravement  à  diriger  le  siège  de  Cadix.  Quand  tout  fut 
prêt ,  les  Anglais  étaient  partis.  Cervantes  vit  à  Séville 
les  troupes  empanachées ,  leurs  instructeurs  bruyants  et 
tout  le  fracas  du  capitaine  Becerra,  qu'il  appelait  dans 
sa  colère  Becerro  (le  veau).  Il  vit,  en  ce  cruel  mois  de 
juillet  1596,  les  retardataires  faire  une  rentrée  solen- 
nelle dans  Cadix  en  ruine,  avec  une  majesté  lente  qui 
achevait  de  les  peindre.  Le  vieux  soldat  n'y  tint  pas; 
il  écrivit  la  boutade  suivante  : 

Cette  procession,  qu'on  appelle  une  armée, 
Fait  la  semaine  sainte  en  juillet,  à  propos; 
C'est  une  confrérie  (on  l'avait  mal  nommée) 
Qui  met  le  peuple  en  joie,  —  et  l'Anglais  en  repos! 

lis  portaient  des  milliers  de  plumes  aux  chapeaux; 
Le  vent  ayant  soufflé  sur  la  foule  emplumée, 
Enleva  chacun  d'eux,  Goliath  ou  pygmée. 
En  moins  de  quinze  jours,  ils  étaient  tous  capots! 

Le  Becerro,  beuglant,  mit  ses  troupes  en  file, 
L'univers  tout  entier  fut  dans  l'ébranlement, 
La  terre  retentit,  le  ciel  se  remplit  d'ombre!... 

Puis,  dans  Cadix  enfin,  d'un  pas  grave  et  tranquille, 

Le  duc  de  Médina  vint  triomphalement, 

—  Quand  le  comte  d'Essex  fut  parti  sans  encombre*. 

Rodomontades  et  néant ,  orgueil  et  faiblesse ,  luxe  et 

1 .   L'ordre  des  rimes  est  ici  copié  de  Cervantes. 


280  CHAPITRE  VI. 

misère,  que  de  contradictions  étaient  cachées  dans  la 
gloire  du  règne  de  Philippe  II  !  Cervantes  les  sentait 
partout,  dans  l'administration  des  finances,  de  la  guerre 
et  de  la  justice ,  dans  la  constitution  sociale  et  dans  les 
mœurs  publiques.  Il  citait  volontiers  le  dicton  espagnol 
qui,  dans  son  Doîi  Quichotte^  reparaît  souvent  :  Alla 
van  leyes  do  quieren  reyes!  ainsi  vont  les  lois  que  le 
veulent  les  rois!...  Philippe  II  avait  prodigué  à  son 
caprice  les  richesses  de  l'Espagne  et  sacrifié  les  hommes. 
Don  Juan  d'Autriche ,  Mondejar,  Santa -Gruz  étaient 
frappés  de  disgrâce  au  moindre  signe  d'indépendance. 
Il  faisait  assassiner  Escovedo  et  voulait  la  tête  du 
meurtrier,  son  émissaire.  Les  procès  de  foi  s'ajou- 
tant  à  ces  drames  politiques,  ensanglantaient  l'Espagne 
appauvrie  ,  démantelée ,  vaincue  d'avance ,  et  on  lui 
répondait,  quand  elle  s'inquiétait,  par  un  seul  mot  :  la 
raison  d'État  !  «  La  Raison  d'État!  s'écrie  Cervantes  % 
une  grande  dame,  la  meilleure  des  raisons  quand  les 
autres  sont  mauvaises.  )) 

En  1S98,  l'Espagne  subit  deux  atteintes  nouvelles  : 
le  traité  de  Vervins  et  la  mort  de  Philippe  II  qui,  mal- 
gré ses  fautes ,  avait  les  mérites  d'un  roi  passionnément 
laborieux:.  Peut-être  ces  événements  considérables  réveil- 
leraient-ils la  nation  ?...  Non ,  mais  la  mort  du  roi  fut 
l'occasion  de  scènes  singulières ,  de  grandes  cérémonies 
et  de  petites  querelles,  dont  Cervantes  nous  a  gardé  le 
souvenir.  A  Séville,  on  avait  dressé  un  catafalque  pom- 
peux en  l'honneur  du  feu  roi  ;  les  inquisiteurs  et  les  juges 
de  la  cour  suprême  vinrent  prendre  place  à  l'entour  ; 

1 .  Una  senora  que  a  mi  parecer  llaman  por  ahi  razon  de  estado , 
que  cuando  con  ella  se  cumple  se  ha  de  descumplir  con  otras  razones 
muchas.  [Coloquio  de  los  perros.) 


VIE   NOMADE.  281 

mais  la  question  de  préséance  n'avait  pas  été  réglée.  Inqui- 
siteurs et  juges  se  disputèrent  le  premier  rang;  le  prêtre 
qui  officiait  dut  quitter  l'autel.  On  en  référa  au  roi  et  le 
roi  à  son  conseil.  Un  mois  se  passa  ainsi.  Pendant  ce 
temps ,  les  Andalous  venaient  visiter  le  catafalque  que 
Pacheco  avait  admirablement  orné  ;  chacun  disait  son 
mot;  c'était  toujours  une  forfanterie.  Cervantes,  ami  du 
peintre,  écoutait  avec  surprise  les  exclamations  vides  de 
sens  des  soldats,  des  bravaches,  des  valentons,  pressés 
au  pied  du  monument.  Il  en  a  mis  deux  en  scène  dans 
un  sonnet  moqueur,  bizarre ,  étrangement  composé, 
dont  j'imite  la  structure.  C'est  d'abord  un  soldat  qui 
parle  : 

Ah!  jour  de  Dieu!  quels  chefs-d'œuvre  éclatants! 
Quelle  machine!  et  qu'avec  allégresse 
Moi,  je  paîrais,  messieurs  les  assistants, 
Pour  en  pouvoir  dépeindre  la  richesse  ! 

Par  Jésus-Chrisl!  la  plus  petite  pièce 
Vaut  son  poids  d'or  et  doit  durer  cent  ans. 
Noble  Séville!  en  grandeur,  en  noblesse, 
Nous  égalons  Rome  à  ses  plus  beaux  temps. 

L'âme  du  mort  viendra  du  paradis, 
(Où  pour  jamais  elle  a  marqué  sa  place), 
Pour  visiter  un  tombeau  si  gentil  ! 

—  Un  Valenton  s'écria  :  Cadédis! 
Seigneur  soldat,  j'approuve  Votre  Grâce, 
Et  qui  dira  le  contraire  a  menti, 

11  dit.  Do  son  épée  il  empoigne  la  garde , 
Enfonce  son  chapeau,  de  travers  nous  regarde, 
Et  puis...  Et  voilà  tout,  notre  brave  est  parti. 

Voilà  l'oraison  funèbre  de  Philippe  II  à  Séville.  Les 
questions  de  préséance  et  de  vanité,  les  débats  ridicules 


28a  CHAPITRE   VI. 

et  les  gascorinades  se  croisent  autour  de  son  ombre.  Si 
Brantôme  passait  par  là,  il  prendrait  des  notes  à  foison. 
Cervantes  en  a  pris  beaucoup  depuis  dix  ans  ;  quelques- 
unes  ,  on  le  voit,  nous  sont  parvenues.  Je  viens  de 
marquer  dans  son  œuvre  le  point  où  se  montrent  quel- 
ques vérités  sociales  et  politiques  qui  prennent  un  accent 
d'amertume  et  d'ironie.  Il  incline  peu  à  peu  à  la  satire. 
Ses  nouvelles  cachent  dans  leur  gaieté  même  une  pointe 
aiguë  de  haute  raillerie.  Par  exemple,  Cortadillo,  le 
coupeur  de  bourses,  est  surnommé  Cortadillo  el  bueno, 
«  comme  on  disait  jadis  Guzman  le  brave.  »  L'Espagne 
a  eu  des  grands  hommes  ;  elle  a  maintenant  des  picaros 
qui  sont  grands.  Elle  eut  aussi  des  castillans  honnêtes; 
aujourd'hui  le  rufian,  qui  s'est  fait  aubergiste,  après  une 
vie  de  vagabondage  et  de  vol ,  dira  à  Don  Quichotte  : 
«  Entrez ,  seigneur,  je  [suis  le  castellano  (  le  châtelain 
ou  le  castillan)  de  ce  pays.  »  Allusions  fugitives  que 
Cervantes  laisse  échapper. 

Quand  il  fait  danser  joyeusement  le  monde  pica- 
resque, écoutez  les  paroles  qu'il  lui  prête.  L'Espagne, 
depuis  L^84,  est  folle  de  danses  :  la  sarabande  et  la  cha- 
conne  sont  en  vogue  ;  sur  les  routes,  dans  les  prisons, 
au  théâtre ,  à  la  cour,  partout  des  bayles  picarescos, 
Cervantes  les  place  toujours  dans  ses  tableaux  de  mœurs. 
«  Qu'on  joue  les  folies  à  la  mode,  s'écrie  un  muletier ^ 
et  nous  saurons  remplir  la  mesure  jusqu'au  goulot  !  » 
On  joue  alors  la  chaconne  qui  est  venue  d'Amérique  et 
toute  récente  : 

Cette  Indienne,  un  peu  mulâtresse,  a  commis,  dit  la  Renom- 
mée, plus  de  sacrilèges  et  d'iniquités  qu'Aroba, 

1 .   V.  I«  Frerjona. 


VIE  NOMADE.  283 

Cette  Indienne,  qui  règne  sur  la  foule  des  servantes,  la  troupe 
des  pages  et  l'armée  des  laquais  , 

Dit  et  jure  qu'elle  est  la  fleur  du  panier,  malgré  la  danse  du 
Zambapalo, 

Et  que  la  chaconne,  —  c'est  la  vie  bonne  ! 

C'est  le  refrain  toujours  ramené  par  Cervantes  : 
«  Dansez ,  dit-il ,  que  le  rire  bouillonne ,  que  les  pieds 
soient  de  vif-argent  :  c'est  la  santé,  c'est  h  vida  ôona^y) 
comme  on  dit  en  patois,  et  comme  on  dira  bientôt  dans 
toutes  les  classes  et  dans  l'Espagne  entière  : 

Que  de  fois  "la  chaconne,  cette  noble  danse,  a  essayé  déjà, 
avec  la  sarabande  joyeuse,  le  pesame  et  le  perramora, 

De  se  glisser  dans  les  couvents  par  les  fentes,  et  dans  l'hon- 
nête quiétude  des  cellules  sacrées! 

Que  de  fois  on  la  blâme,  et  combien  l'adorent  en  la  blâmant! 
L'ami  du  plaisir  est  convaincu  (et  le  niais  pense  avec  lui)  que  la 
chaconne  est  la  vie  bonne  ! 

La  divine  mode^  dit  Cervantes,  est  la  danse  chantée,  qui 
fait  tout  oublier.  Celle  des  rufians  ou  celle  des  maures? 
celle  des  gitanos  ou  celles  des  sauvages?...  qu'importe! 
Voici  «  le  vaillant  Escarraman ,  sorti  des  galères  pour 
la  terreur  de  la  justice,  »  qui  vient  enseigner  au  monde 
la  légèreté  et  le  royal  entrain,  avec  la  Répulida,  la  Cos- 
colina  et  la  Pizpita,  ses  compagnes.  Il  mêlera  la  sara- 
bande toute  neuve  «  à  la  danse  du  Roi  Alphonse  le  Brave, 
gloire  des  temps  anciens.  Il  dansera  d'or  et  le  musicien 
jouera  d'argent  •.  » 

Au  fond  ce  n'est  point  la  verve  intarissable  de  ces  ré- 
jouissances qui  déplaît  à  Cervantes:  il  est  du  Midi,  il  aime 
le  feu,  le  mouvement  et  la  vie.  Il  n'espère  pas,  comme 
les  prédicateurs  de  Madrid ,  corriger  les  mœurs  ;  mais 

i .  V.  Trampagos. 


284  CHAPITRE  VI. 

la  confusion  morale  qui  éclate  dans  les  fêtes  comme  dans 
les  institutions  de  son  pays  le  frappe  de  plus  en  plus. 
Tous  y  contribuent,  depuis  le  misérable  picaro  jus- 
qu'à l'homme  politique.  Ils  ont  une  disposition  merveil- 
leuse à  mêler  le  bien  et  le  mal,  le  vrai  et  le  faux,  etcette 
disposition  agit  sur  la  littérature.  On  voit  se  répandre 
et  grandir  le  goût  des  corruptions  de  l'esprit,  et  cela  à  la 
faveur  même  de  ces  danses  voluptueuses  et  violentes.  Les 
danses  se  sont  emparées  du  théâtre ,  car  «  elles  sont 
le  sel  des  comédies ,  et  sans  elles  une  pièce  ne  vaut 
rien,  »  dit  franchement  un  Espagnol.  La  muse  drama- 
tique prend  pour  attributs  l'épée  et  la  guitare  des  An- 
dalous,  la  mantille  et  l'éventail.  Taner^  cantar,  baylar, 
pourrait-on  écrire  sur  la  toile.  Les  sérénades  nocturnes 
portent  le  même  coup  à  la  poésie  lyrique ,  qui  est  faite 
de  débris  du  romancero ,  d'improvisations  galantes  et 
de  pointes  ridicules.  Enfin  la  pastorale,  les  petits  vers 
et  les  romans  de  chevalerie ,  lectures  ordinaires  des 
femmes  et  des  jeunes  gens ,  achèvent  d'entraîner  l'Es- 
pagne dans  cette  folie  universelle,  qui  l'éloigné  chaque 
jour  de  1?  vérité,  du  beau  et  de  l'action. 

Dans  la  Tia  fiiigida ,  Cervantes ,  préludant  à  la  cri- 
tique qu'il  va  diriger  contre  le  siècle,  nous  fait  entendre 
une  sérénade  à  demi  littéraire  dans  le  goût  du  temps. 
Les  étudiants  de  Salamanque,  grands  dénicheurs  de 
coiffes  [deshollinadores) ,  s'assemblent  sous  les  fenêtres 
d'Esperanza,  avec  des  grelots,  une  mandoline,  une  cor- 
nemuse, une  harpe  et  un  poëte  à  la  mode  du  jour.  Le 
poëte  souffle  au  chanteur  un  sonnet  dont  voici  la  fin  : 


1,  PelMcer.  —  «  Los  bayles...  que  es  la  salsa  de  las  comedias  y  no 
valen  nada  sin  elles.  « 


VIE   NOMABK.  285 

Mon  Espérance  est  petite,  elle  est  naine; 
Mon  Espérance  a  dix-neuf  ans  à  peine, 
Mais  pour  la  vaincre ,  il  faut  être  un  géant. 

Qui  ne  voudrait,  Espérance  gentille, 

Servir  ta  grâce?...  Ah!  pour  que  mon  feu  brille, 

Jetez  du  bois  dans  mon  foyer  ardent  !... 

Yoilà ,  dit  Cervantes ,  «  leur  sonnet  excommunié , 
pièce  sublime  par  l'admirable  trait  final  sur  le  bois  et 
le  feu,  comme  par  l'antithèse  du  géant  et  de  la  naine.  » 
Mais  comme  Esperanza  ne  le  goûte  pas,  on  lui  chante 
d'autres  vers  pour  la  supplier  de  se  montrer  : 

Si  l'éclat  de  vos  yeux  se  cache , 
Voilé  par  des  nuages  froids. 
S'ils  sont  obscurcis  une  fois , 
Pour  vos  soleils  c'est  une  tache. 

De  l'océan  de  mon  Eimui 
Si  vous  n'apaisez  pas  l'orage, 
Le  Désir  en  moi  fait  naufrage , 
Et  mon  Espérance  avec  lui. 

C'est  de  vous  seule  que  j'espère 
La  vie  au  milieu  de  la  mort, 
Le  salut  sur  la  rive  amère, 
La  joie  au  sein  du  déconfort. 

Le  sonnet  d'Oronte  n'est  pas  plus  alambiqué,  et  la 
critique  de  Molière ,  au  siècle  suivant ,  n'est  pas  plus 
directe.  Avouons-le,  Cervantes  a  devancé  Molière  sur 
ce  champ  de  bataille.  Il  prenait  le  rôle  d'Alceste  dès  le 
moment  où  il  composait  la  Tia  fingida.  Mais  cette  nou- 
velle, qui  restait  manuscrite,  n'était  lue  que  des  connais- 
seurs. De  tout  ce  que  je  viens  d'analyser,  rien,  excepté 
Galatécj  ne  reçut  les  honneurs  de  l'impression.  Le  jour 
vint  où  Cervantes  se  résolut  tout  à  coup  à  mettre  fin  à 


286  CHAPITRE  VI. 

sa  vie  nomade,  à  revenir  à  la  cour,  à  reparaître,  à 
adresser  au  public  un  ouvrage  de  longue  haleine,  dans 
lequel  il  dirait  sa  pensée  critique,  et  enfin  quil  impri- 
merait. Les  traverses  de  sa  vie  suspendirent  encore 
l'exécution  de  son  plan  pendant  quelques  années;  mais 
il  travailla  où  il  put, et  tout  à  coup,  en  1603,  on  le  vit 
arriver  à  Valladolid,  armé  d  un  beau  livre. 


CHAPITRE  VU 


LA  CRITIQUE  —  DON  QUICHOTTE 


Il  y  a  à  Yalladolid  une  pauvre  maison,  étroite  et  basse, 
serrée  entre  les  auberges  d'un  faubourg,  près  d'un  ruis- 
seau vide  et  profond  qu'on  appelle  TEsguéva.  C'est  là 
que  vint  babiter  Cervantes  en  1603,  à  l'âge  de  cin- 
quante-sept ans.  J'ai  visité,  avec  une  émotion  que  je  ne 
puis  rendre,  cette  demeure,  située  sur  le  Rastro,  hors 
de  la  ville,  et  que  ne  signale  ni  une  pierre,  ni  une 
inscription*.  Un  escalier  usé  conduit  aux  deux  modestes 
cbambres  qu'habita  Cervantes  :  l'une,  où  sans  doute  il 
couchait,  est  une  pièce  carrée,  dont  le  plafond  à  solives 
saillantes  est  peu  élevé  ;  l'autre ,  espèce  de  cuisine 
sombre  donnant  sur  les  toits  des  appentis  voisins ,  con- 
tient encore  son  cantarelo ,  c'est-à-dire  la  pierre  creusée 
de  trous  ronds,  où  se  posaient  les  cruches  pleines  d'eau 
[cantaros). kN^ç^Xm  étaient  sa  femme,  dona  Catalina,  sa 
tille  Isabel,  qui  avait  vingt  ans,  sa  sœur  dona  Andréa,  sa 

1.  Un  écrivain  de  VaUadolid,  M.  Maria  Bueno ,  qui  a  bien  voulu 
être  mon  guide  en  cette  ville ,  proteste  avec  énergie ,  dans  un  de  ses 
ouvrages,  contre  l'abandon  où  on  laisse  la  demeure  de  Cervantes. 


288  CHAPITRE  VII. 

nièce  Conslanza,  et  une  parente  appelée  dona  Magdelena. 
Une  servante  s'ajoutait  encore  à  la  tribu,  dont  elle 
était  le  maître  d'hôtel.  Où  logeait  tout  ce  monde?... 
Quoi  qu'il  en  soit,  on  travaillait  en  famille.  Les  femmes 
gagnaient  leur  vie  en  brodant  les  costumes  de  cour. 
Yalladolid ,  séjour  adopté  par  le  nouveau  roi  et  par  le 
duc  de  Lerme ,  était  encombré  alors,  comme  plus  tard 
Versailles ,  de  gentilshommes ,  de  grands  d'Espagne  et 
de  généraux.  Les  pauvres  gens  vivaient  de  cette  affluence. 
Le  marquis  de  Yillafranca,  revenant  d'Alger  à  la  cour, 
fit  faire  son  habit  de  gala  par  la  famille  du  soldat  poète 
qu'il  connaissait.  Cervantes  s'occupait  soit  à  tenir  les 
comptes  des  ouvrières,  soit  à  régler  les  affaires  de  quel- 
ques seigneurs ,  soit  à  terminer  le  long  procès  que  lui 
avait  intenté  le  Conseil  des  finances. 

Le  soir,  tandis  que  l'aiguille  des  femmes  courait  sur 
l'étoffe,  il  prenait  la  plume,  et  alors,  sur  le  coin  d'une 
table,  il  écrivait  ses  pensées.  C'est  là  qu'il  fit  le  prologue 
du  livre  qu'il  composait  depuis  longtemps  avec  amour  et 
où  il  avait  employé  toute  la  force  de  son  génie  ;  en  l'appor- 
tant avec  lui  à  Yalladolid,  il  éprouvait  des  alternatives 
d'espérance  et  de  crainte,  sentant  bien  que  c'était  la 
maîtresse  pièce  de  son  œuvre.  «  Lecteur  inoccupé,  écri- 
vait-il à  la  première  page,  tu  m'en  croiras  sur  parole, 
je  n'ai  pas  besoin  de  te  le  dire  avec  serment ,  je  vou- 
drais que  ce  livre ,  enfant  de  mon  esprit ,  fût  le  plus 
beau,  le  plus  brillant  et  le  plus  spirituel  qu'on  puisse 
imaginer.»  Depuis  vingt  ans  que  la  Galatée àyait  paru, 
Cervantes  n'avait  rien  publié  ;  et  tandis  que  la  Galatée 
était  l'aimable  apologie  de  toute  la  littérature  du  temps, 
le  livre  qu'il  allait  imprimer  ressemblait  à  une  éclatante 
raillerie  contre  la  même  littérature.  Ce  retour  offensif 


LA  CRITIOUK.  .  289 

était  donc  en  même  temps  une  résurrection  et  comme 
une  palinodie.  Quel  livre  d'ailleurs  !  Et  comment  l'ap- 
peler? Ni  pastorale,  ni  nouvelle,  ni  roman;  une  œuvre 
conçue  en  dehors  des  voies  tracées  et  des  genres  con- 
venus, mêlée  des  choses  les  plus  diverses,  où  s'entre- 
lacent, comme  dans  une  trame  chatoyante,  les  traits  de 
poésie  naturelle  et  les  traits  d'ironie  houffonne  ;  une 
création  toute  personnelle  par  l'indépendance  de  la 
pensée,  et  au  fond  un  jugement  universel  qui  met  en 
cause  l'Espagne  entière ,  ses  goûts  et  ses  mœurs ,  ses 
héros  et  ses  écrivains  :  car  Don  Quichotte  est  un  juge- 
ment. Cervantes  appelle  son  pays  à  se  connaître  lui- 
même  ou  à  se  reconnaître  dans  l'image  qu'il  lui  pré- 
sente. Témérité  étrange,  et  qui  le  paraîtra  davantage  à 
qui  saura  que  l'auteur  a  eu  cette  audace  quand  il  était 
en  prison. 

Hélas!  dit-il  aNec  une  humilité  moqueuse  aux  bonnes  gens 
dont  il  entrevoit  la  surprise,  cet  enfant  de  mon  esprit  a  été  conçu 
dans  une  prison,  là  où  se  trouve  le  rendez-vous  des  ennuis  et 
le  concert  des  bruits  sinistres.  Les  inventions  aimables  et  fécondes 
(de  vos  écrivains  ordinaires)  naissent  dans  la  douceur  de  la  cam- 
pagne, sous  un  ciel  serein,  au  murmure  des  fontaines,  à  la  faveur 
du  calme  de  l'âme.  Mon  génie  rude  et  inculte  n'a  pu  mettre  au 
monde  pour  cettehistoire  qu'un  être  maigre,  ratatiné  (rtDe//a7ia(/o), 
fantasque,  plein  de  pensées  étranges  et  diverses,  qui  jamais  ne 
hantèrent  l'imagination  d'autrui. 

Ainsi,  il  l'avoue,  il  se  singularise.  En  revenant  au 
milieu  des  beaux,  esprits  et  des  courtisans,  il  s'isole  en 
face  d'eux;  et  il  demande  le  jugement  du  peuple,  qu'il 
invoque  respectueusement  comme  «  l'arbitre  séculaire,  » 
mais  dont  il  ne  sollicite  ni  indulgence,  ni  pardon  : 

Pour  moi,  je  ne  veux  pas  suivre  l'usage  et  le  courant;  je  ne 
veux  pas,  comme  font  d'autres,  te  supplier,  ô  très-cher  lecteur, 

19 


290  .         CHAPITRE  VII. 

avec  (les  Uirmcs  dans  les  yeux,  de  pardonner  ou  d'oublier  les 
fautes  de  mon  œuvre. 

Non  !  c'est  un  combat  sans  merci ,  qui  veut  une  sen- 
tence sans  faiblesse  : 

Juge,  dit  Cervantes  au  lecteur,  juge  ce  fils  de  mon  esprit; 
tu  n'es  pas  son  parent,  tu  n'es  pas  son  ami ,  tu  as  ton  âme  dans 
ton  corps,  tu  as  ton  libre  arbitre,  comme  le  plus  huppé.  Tu  es 
maître  chez  toi,  comme  le  roi  est  maître  de  ses  impôts...  Te  voilà 
indépendant,  délié  de  toute  obligation  et  de  tout  respect.  Dis 
sur  cette  histoire  ton  opinion  franchement,  sans  crainte  ni  dé- 
tours ! 

L'écrivain  convie  la  nation  à  se  jtiger  ;  s'il  gagne  sa 
cause ,  il  aura  remporté  ce  rare  succès  d'obtenir 
du  suffrage  universel  la  condamnation  d'une  erreur 
publique.  Mais  sera-t-il  vainqueur?  Le  livre  est  une 
grande  nouveauté,  l'auteur  est  déjà  vieux:  et  la  victoire 
aime  la  jeunesse,  ce  Gomment,  dit-il,  comment  ne  pas 
me  troubler  en  pensant  à  ce  que  dira  le  vieux  législa- 
teur qu'on  appelle  le  public,  quand  il  me  verra,  après 
tant  d'années  où  j'ai  dormi  dans  le  silence  de  l'oubli, 
paraître  maintenant  et  apporter  dans  la  plénitude  de 
mon  âge  une  légende...  »  Ici  l'ironie  se  fait  jour.  Ren- 
trant dans  son  sujet,  l'auteur  reprend  sa  verve  :  «  Une 
légende,  dit-il,  sècbe  comme  un  jonc ,  faite  au  rebours 
des  autres  livres,  sans  imagination,  sans  grand  style, 
sans  concetti^  sans  érudition  ni  doctrine,  sans  commen- 
taires à  la  marge  et  sans  annotations  à  la  table!  »  Et, 
disant  cela,  Cervantes  commence  à  railler,  il  prélude  à 
l'attaque,  il  s'anime  peu  à  peu  et  se  joue  du  danger; 
enfin  il  s'échauffe  tout  à  fait,  il  se  jette  au  travers  des 
sottises  contemporaines ,  et  avec  quelle  fougue  il  monte 
à  l'assaut  !  quel  éclat  de  raison  !   quelle  sève  î  quelle 


LA  CRITIQUE.  291 

ivresse  de  vérité  !  quelle  exaltation  de  bon  sens!  quelle 
joie  saine  dans  cette  droiture  d'esprit  et  de  goût  !  Quelle 
jeunesse  bien  portante  il  oppose  aux  maladies  morales, 
aux  déviations  intellectuelles  et  aux  pâleurs  littéraires 
de  son  temps  !  La  critique  pour  lui  n'est  pas  cette  ma- 
trone sévère ,  au  visage  décoloré ,  dont  la  sécheresse 
épouvante.  Ennemi  des  pédants  qui  se  pavanent  sous 
ses  yeux,  il  les  prend  pour  cibles  et  non  pour  modèles. 
D'eux  il  n'imitera  rien,  ni  le  ton,  ni  les  idées.  L'indi- 
gnation même,  l'indignation  classique,  dont  Juvénal  a 
dit  qu'elle  fait  les  bons  vers,  ne  le  tente  pas  :  a  Si  l'in- 
digné est  un  niais,  écrit-il  quelque  part^  l'indignation 
est  une  niaiserie.  »  Déclamer  est  aisé  ;  la  satire  est  sou- 
vent obscure  et  toujours  elle  nous  contriste.  La  critique 
qu'il  aime,  son  génie  la  fera  transparente,  son  cœur  pas- 
sionnée et  jeune,  son  entrain  contagieuse.  La  vraie  ex- 
piation des  sottises  des  hommes,  c'est  la  comédie  qu'elles 
donnent.  Il  écrira  la  comédie  de  son  temps,  qu'il  a  vue 
de  près,  où  même  il  joua  son  rôle,  car  il  fut  ébloui 
tout  le  premier  et  peut  dire  des  illusions  et  des  aven- 
tures de  son  siècle,  comme  le  pieux  Énée  :  Quorum 
pars  magna  fui!  S'il  s'écarte  de  ses  compagnons  de 
route  ,  il  ne  se  donne  pas  pour  un  misanthrope,  ni  pour 
un  ermite ,  encore  moins  pour  un  poëte  incompris  et 
jamais  pour  un  prophète,  pour  un  voyant,  pour  un  lynx 
qui  perce  les  ténèbres  de  l'avenir  ;  c'est  un  homme  de 
bon  sens  qui  a  vu  bien  des  choses,  qui  a  fait  sa  provision 
d'expérience  et  d'observations,  de  fautes  et  de  mé- 
comptes. Une  certaine  perspicacité  naturelle  lui  donne 
des  prévisions  instinctives.  Il  pressent,  il  redoute  quel- 

1.    Viaje  al  Parnaso. 


292  CHAPITRE  VII. 

que  chose  ;  il  craint  qu'on  ne  se  trompe ,  il  voudrait 
éclairer  là-dessus  bien  des  gens.  Mais  on  n'éclaire  pas 
sans  flamme;  il  fait  sa  critique  étincelante,  radieuse  et 
comme  diaprée  de  mille  feux.  Tantôt  elle  est  somptueuse 
et  descriptive,  tantôt  noble  et  attendrie,  tantôt  d'une 
jovialité  franche.  Elle  emprunte  aux  poêles  leur  élé- 
gance, aux  enfants  leur  franc  rire,  aux  femmes  leur  se- 
cret de  plaire  et  ne  laisse  croire  à  personne  qu'elle  soit 
profondément  savante.  Cet  art  merveilleux  qui  met  l'in- 
vention dans  la  critique  et  fait  prendre  la  raison  même 
pour  l'imagination  dans  sa  puissance  et  dans  sa  fleur,  est 
le  triomphe  du  génie  méridional. 

D'expliquer  comment  un  homme  en  prison,  accablé 
par  le  malheur  et  la  pauvreté,  a  pu  garder  une  pareille 
liberté  d'esprit,  je  ne  l'essayerai  pas.  Dans  ce  livre  uni- 
que, le  plus  gai  du  seizième  siècle,  il  y  a  un  long  cou- 
rage; car  Don  Quichotte  est  l'œuvre  de  quinze  années 
au  moins  d'études  et  de  misère.  La  première  partie, 
commencée  à  Séville  ou  à  Argamasilla,  achevée  en  1603, 
publiée  en  1604,  est  d'un  railleur;  la  seconde,  venue 
dix  ans  plus  tard,  est  d'un  philosophe.  Durant  ces  inter- 
valles, le  conte  se  transforme  peu  à  peu  sous  la  main 
de  l'auteur,  comme  ces  notes  de  Pascal  qui  ont  formé 
un  livre  tout  à  la  fois  brisé  et  large.  Jour  par  jour  Cer- 
vantes y  recueille  ses  jugements.  Mille  allusions  aux 
hommes  et  aux  idées  du  temps  font  passer  devant  nous 
le  siècle  tout  entier,  et  la  littérature  du  moyen  âge  qui 
agit  sur  le  siècle.  C'est  une  mine  d'observations  inépui- 
sable. 

Cette  variété  si  pleine  a  ouvert,  comme  on  devait  s'y 
attendre,  une  vaste  carrière  à  Tinterprétation.  Que  d'é- 
crivains ont  essayé  de  trouver  le  sens  de  Don  Qui- 


LA  CRITIQUE.  293 

chotte  ^  les  uns  expliquant  le  détail,  les  autres  donnant 
d'un  coup  et  à  vue  du  pays  leur  appréciation  décisive  ! 
On  composerait  une  curieuse  bibliothèque  des  commen- 
taires savants  publiés  sur  ce  livre  joyeux.  Il  y  en  a  de 
politiques.  Le  chevalier  de  la  Manche  n'est-il  pas,  dit- 
on,  le  duc  de  Lerme,  ou  Philippe  II?  —  Il  ressemble 
surtout,  quand  il  se  bat  contre  les  moulins,  à  Charles- 
Quint  tirant  Tépée,  dans  sa  jeunesse,  contre  les  figures 
armées  des  grandes  tapisseries;  et  on  notera  que  Cer- 
vantes ,  quand  il  brûle  les  livres  ridicules ,  fait  tomber 
dans  le  feu  ,  comme  par  mégarde  ,  les  apologies  de 
Charles-Quint,  la  Carolea^  le  Carlo  Famoso^  le  Léon 
de  Espana.  —  On  se  trompe,  dit  Daniel  de  Foë,  le  che- 
valier de  la  Triste-Figure  n'est  autre  que  le  duc  de 
Medina-Sidonia,  raillé  ouvertement  dans  un  sonnet  de 
Cervantes.  D'autres  pensent  que  c'est  toute  la  politique 
et  toutes  les  institutions  du  temps  que  Fauteur  a  en  vue. 
Ainsi  Puigblanc  reconnaît  une  caricature  de  l'Inquisi- 
tion dans  l'épisode  d'i\ltisidore.  Un  auteur  inconnu  a 
mis  habilement  son  interprétation  sous  le  nom  de  Cer- 
vantes qui ,  voulant ,  dit-il ,  réveiller  les  intelligences 
endormies,  a  découvert  lui-même  le  sens  de  ses  allu- 
sions, dans  ce  pamphlet  de  la  Fusée  qui  a  donné  lieu  à 
tant  de  discussions  '. 

—  Tout  au  contraire,  dit  Yicente  Salva,  Cervantes  a 
fait  une  œuvre  littéraire,  un  livre  de  chevalerie,  destiné  à 
surpasser  tous  les  autres,  en  se  dégageant  de  ce  qu'ils 
avaient  d'absurde. — Non,  interrompent  de  savants  juges, 

1.  El  Bitscapic,  mot  à  mot  le  serpenteau,  le  cherche-pieds,  n'a 
plus  que  l'intérêt  des  livi-es  anonjmes.  Je  ne  m'y  arrête  donc  pas.  Je 
me  borne  à  signaler  ce  fait,  que  les  admirateurs  de  ce  petit  livre  poli- 
tique sont  presque  tous  Galiciens  ou  Portugais. 


294  CHAPITRE  VII. 

Cervantes  a  fait  le  portrait  ou  la  caricature  des  personnes 
de  son  temps.  Leduc  qui  reçoit  don  Quichotte  n'est  autre 
que  le  duc  de  Yillahermosa.  Dulcinée  est  Timage  d'Ana 
Zarco  de  Morales,  fdlede  Tunique  hidalgo  qui  vivait  chez 
les  Morisques  du  Toboso,  et  on  le  prouve  en  renver- 
sant les  lettres  de  son  nom.  Don  Quichotte  est  la  figure 
ridiculisée  d'un  parent  de  la  femme  de  Cervantes, 
qui  s'était  opposé  à  son  mariage,  à  moins  qu'il  ne  repré- 
sente un  alcade  ou  un  gentilhomme  du  bourg  d'Argama- 
silla,  où  Cervantes  fut  prisonnier. 

Parmi  toutes  les  hypothèses  que  l'on  présente,  les 
unes  n'ont  pris  de  la  consistance  qu'à  force  d'être  répé- 
tées; les  autres,  dues  à  des  hommes  de  science  et  d'esprit 
comme  M.  Hartzembusch ,  Guerra  y  Orbe,  Cayetano 
Rosell  et  La  Barrera,  jettent  une  curieuse  lumière  sur  les 
origines  de  l'œuvre.  Il  est  certain  que  l'auteur  a  pris  son 
bien  partout,  comme  Molière,  et  que  les  villages  comme 
les  villes  lui  ont  donné  cette  ample  comédie  à  cent  actes 
divers  dont  parle  La  Fontaine.  Je  crois  volontiers  que 
la  Lucinda^  chantée  par  Lope  de  Yega  avec  tant  de 
vanité  galante  et  ridicule,  est  quelquefois  venue  à  la 
pensée  de  Cervantes,  quand  il  parlait  de  l'Andalouse  Cas- 
sildée  de  Yandalie  ou  de  la  Manchoise  Dulcinée  du  To- 
boso. Il  est  vraisemblable  qu'il  n'a  pas  vu  sans  rire  le 
personnage  qui  figure  encore  à  Argamasilla,  peint  dans 
l'église,  avec  sa  nièce,  Rodrigo  Pacheco,  hijodalgo 
unique  et  incomparable,  que  les  filles  du  peuple  ont 
depuis  appelé  don  Quichotte.  Cervantes  s'amuse  évidem- 
ment de  quelques  ridicules  contemporains,  quand  il 
place  dans  l'académie  d'Argamasilla  le  Monicongo  et  le 
Paniaguada,  le  Caprichoso  et  le  Burlador,  le  Cachidia- 
blo  et  le  sacristain  Tiquitoc.  Il  joue  avec  les  noms  comme 


LA  CRITIQUE.  295 

avec  les  vanités  humaines.  Les  mots  Rocinante  et  Panza 
ont  un  sens,  comme  aussi  don  Quijote  qui  veut  dire  cuis- 
sard, mais  qui  devient  tour  à  tour  quijada,  mâchoire, 
etquesada,  tarte  au  fromage.  Le  railleur  s'amuse  de  son 
propre  nom  :  Cervantes  se  traduit  en  arabe  Ben-En- 
geli,  dont  Sancho  fait  Berengena^  aubergine.  Ailleurs  le 
mot  Cervantes,  qui  se  prononce  en  castillan  et  qu'il  signait 
Cerhantes,  se  transforme,  par  une  assonnance  toute  mé- 
ridionale, QïiBerganza.  De  même  dans  toutes  ses  œuvres  : 
tantôt  il  y  mêle  les  noms  de  ses  amis  et  des  siens,  comme 
Isunza,  Campuzano,  Yozmediano,  Saavedra;  tantôt  il 
marque  la  transfiguration  morale  de  ses  personnages  par 
la  métamorphose  de  leur  nom,  comme  lorsqu'il  appelle 
Zara  Zoraïde  ou  Ganizarès  Garrizales.  L'étudiant  qui  se 
fait  picaro  et  commence  à  ourdir  sa  trame  s'appelle  dès 
lors  Urdialês,  et  le  valet  de  ferme  qui  se  fait  bohémien 
se  baptise  Urdemalas. 

Cervantes  est  plein  de  ces  fantaisies  et  il  les  sème  à 
pleines  mains  dans  son  roman  critique.  Au  seuil  même  de 
l'œuvre  apparaît,  comme  une  énigme,  Urgande  la  dé- 
connue, c'est-à-dire  la  fée  du  moyen  âge,  subtile  et  mys- 
térieuse, la  dona  Urraque  des  légendes,  et  autour  d'elle 
un  cortège  de  vieux  vers,  de  refrains  tronqués  et  de.  stro- 
phes vermoulues. 

Yoilà  son  but,  s'écrie  lord  Byron  :  attaquer  la  poésie 
du  moyen  âge,  le  monde  chevaleresque  et  tout  ce  qui  est 
noble.  c(  De  tous  les  romans,  c'est  le  plus  désolant, 
d'autant  plus  qu'il  nous  fait  sourire...  Quelle  doulou- 
reuse leçon  morale  doit-on  tirer,  quand  on  réfléchit,  de 
ce  vrai  poëme  épique!  Redresser  les  torts,  venger  les 
opprimés,  est-ce  un  projet  qu'il  faille  reléguer  parmi  les 
rêves  illusoires  de  notre  imagination?  Sera-ce  un  ridicule 


296  CHAPITRE  VIL 

de  courir  après  la  gloire  en  dépit  de  tous  les  obstacles,  et 
Socrale  lui-même  ne  serait-il  que  le  don  Quichotte  de  la 
sagesse?  Un  sourire  de  Cervantes  a  anéanti  la  chevalerie 
espagnole;  dune  seule  épigramme,  il  a  rompu  le  bras 
droit  à  sa  patrie.  L'Espagne,  à  dater  de  ce  jour,  n'en- 
fanta plus  que  rarement  des  héros.  Au  contraire,  quand 
ce  roman  vint  la  charmer,  le  monde  entier  s'ouvrait 
devant  ses  brillants  guerriers.  Telle  fut  l'action  du  génie 
de  Cervantes.  Toute  sa  gloire  d'écrivain  fut  acquise  au 
prix  de  la  ruine  de  sa  patrie  ^  » 

Ainsi,  l'auteur  de  Don  Quichotte  aurait  fait  la  déca- 
dence qu'il  voulut  conjurer,  il  en  serait  l'auteur  parce 
qu'il  en  fut  le  témoin!  Pour  l'avoir  prévue,  il  l'aurait 
causée!  Non,  nous  avons  vu  ses  œuvres  de  la  pre- 
mière heure,  toutes  chevaleresques.  Cervantes  n'était 
pas,  comme  Byron,  un  gentilhomme  mécontent  de  sa 
patrie  qui  s'imagine,  en  réclamant  pour  don  Juan  des 
privilèges  de  caste,  réclamer  la  liberté.  Cervantes  était 
un  gentilhomme  vaincu  qui,  ne  gardant  plus  l'espoir  du 
triomphe,  s'instruisait  par  sa  défaite,  et,  sans  abdiquer 
le  fier  souvenir  de  son  passé,  acceptait  loyalement  les 
enseignements  de  la  vie  présente.  Il  n'attaque  pas  la 
noblesse,  qu^Avellaneda  lui  reproche  d'aimer  trop;  il 
n'a  pas  un  mot  d'ironie  contre  les  prétentions,  les 
préjugés  et  Toutrecuidance  des  hommes  plus  heureux 
que  lui  qui  le  dédaignent.  Rien  chez  lui  de  ces  pas- 
sions envieuses  et  de  ces  influences  de  haine  qu'en 
tout  temps  et  en  tout  pays  les  convulsions  sociales  lais- 
sent après  elles,  comme  les  inondations  leur  limon.  Il  parle 
delà  noblesse  avec  justice,  delà  chevalerie  avec  l'éloquence 

].  B^Ton ,  Don  Juan,  chant  xiu^. 


LA  CRITIQUE.  297 

d'iin  amour  déçu,  et  de  son  pays  avec  une  telle  absence 
de  haine  que  sa  gaieté  cordiale  gagne  sa  patrie  entière. 

Son  objet  est  plus  noble  et  plus  vaste  :  c'est  Tesprit  même 
de  son  temps .  Gardons-nous  de  réduire  son  dessein  aux  pro- 
portions inférieures  d'une  satire  ou  d'une  personnalité; 
s'il  en  était  ainsi,  le  livre  perdrait  d'un  coup  son  intérêt  uni- 
versel .  N'essayons  pas  davantage  de  rapporter  ses  figures  à 
un  modèle  exclusif.  Combien  de  paysannes  de  l'Attique 
a  vues  le  sculpteur  grec  qui  fait  une  statue  immortelle? 
Où  sont  les  femmes  du  Transtevère  dont  le  peintre  ro- 
main étudia  la  beauté  puissante?  Quand  Cervantes  a-t-il 
rencontré  la  noble  et  étrange  figure  du  chevalier  qui  sur- 
vit au  moyen  âge?  Je  pourrais  croire  et  dire  qu'il  son- 
geait à  Quixada,  le  mentor  de  don  Juan  d'Autriche,  ou  à 
Quesada,  le  gouverneur  de  la  Goulette,  qui  fut  pris  avec 
lui  autrefois,  —  deux  hommes  auxquels  les  interprètes 
n'ont  pas  songé. 

Mais  le  détail  de  sa  pensée  est  infini  et  déborde  un 
cadre  si  étroit,  tandis  que  la  portée  de  l'œuvre  et  le  point 
où  elle  vise  sont  beaucoup  plus  élevés  et  plus  nets.  Le  but 
de  Cervantes,  son  but  unique,  est  la  haute  critique  des 
idées  :  surprendre  les  idées  fausses,  les  sentiments  fac- 
tices et  les  erreurs  contagieuses,  leur  donner  une  forme 
sensible  et  un  relief  extraordinaire,  les  mettre  en 
scène  et  les  livrer  au  sourire  ;  cela  fait,  dresser  l'épi- 
taphe  du  merveilleux  qui  est  un  mensonge,  de  l'amour 
platonique  qui  est  une  hypocrisie,  du  roman  efféminé 
qui  est  un  poison,  de  l'orgueil  féodal  et  de  la  manie  che- 
valeresque, qui  sont  des  anachronismes,  c'est  l'œuvre 
exquise  qu'il  se  propose  d'accomplir.  Et,  chose  étrange, 
il  y  apporte,  avec  sa  gaieté  intarissable,  je  ne  sais  quoi 
d'aventureux,  de  noble  et  de  chevaleresque.  Lorsqu'il 


298  CHAPITRE  VII. 

arrive,  en  1603,  à  Yalladolid,  avec  son  manuscrit, 
lorsque,  dans  son  prologue,  il  s'avance,  seul  et  résolu, 
demandant  le  champ  clos  et  présentant  le  défi  à  son 
temps,  cet  homme,  qui  veut  rompre  en  visière  à  toutes 
les  chimères  de  Tesprit  public,  ressemble  aux  preux 
d'autrefois  qui  combattaient  pour  leur  dame. 

Cervantes  combat  pour  la  vérité,  qu'il  croit  plus  belle 
que  la  beauté  môme.  C'est  là  ce  qui  le  guide  ou  le  ra- 
mène quand  il  traverse,  avec  tant  de  caprice  apparent, 
des  sujets  si  divers.  La  matière  de  l'ouvrage ,  qui  est 
l'illusion  des  hommes ,  se  multiplie  et  se  transforme 
devant  lui,  toujours  nouvelle,  sans  fin  ;  il  va  à  la  suite,  il 
s'abandonne ,  soutenu  par  cette  même  passion  du  vrai 
qui  est  l'inspiration ,  l'unité  et  l'harmonie  secrète  du 
livre.  Yoilà,  je  crois,  l'explication  générale. du  Don 
Quichotte;  mais  pour  le  comprendre  dans  sa  variété ,  il 
faut  quelques  approches.  J'essayerai  de  raconter  ici  l'his- 
toire de  ce  chef-d'œuvre  et  de  le  replacer  un  instant 
dans  les  conditions  où  il  fut  conçu,  développé  et  mûri. 

Si  je  devais  assigner  une  date  à  la  composition  pre- 
mière de  Don  Quichotte,  ce  serait  l'année  1S98.  Cer- 
vantes est  en  prison ,  il  lit  et  médite  ,  il  songe  à  sa  vie 
passée  qui  lui  semble  un  singulier  rêve,  à  la  littérature 
dont  il  saisit  l'étrange  légèreté,  à  Philippe  II,  qui  vient 
de  mourir,  et  à  l'Espagne  qui  s'endort  au  bruit  des  séré- 
nades. C'est  de  lui-même  qu'il  rit  d'abord;  il  s'amuse 
des  bouffées  d'orgueil  et  d'héroïsme  qui  jadis  lui  mon- 
taient au  cerveau,  quand  il  se  fit  soldat;  il  s'étonne  de 
l'ardeur  naïve  qu'il  a  mise  à  composer  son  élégante  et 
menteuse  Galatée^  quand  il  se  fit  recevoir  parmi  les 
poètes  à  la  mode.  Cet  homme  qui  a  voulu  conquérir 


LA  CRITIQUE.  299 

Alger  et  conseiller  Philippe  II ,  ce  brave  Saavedra  était 
un  vrai  chevalier  errant;  le  voilà  mort  et  Cervantes 
raille  son  ombre.  Mais  Tesprit  de  chimère  qu'il  étouffe 
en  lui,  il  le  trouve  dans  toute  l'Espagne,  grandi,  puissant 
et  faussé  encore  par  un  mélange  d'idées  moins  nobles 
et  moins  sincères.  Dans  la  vie  de  hasard  des  picaros 
qui  se  disent  libres ,  dans  la  paresse  des  gentilshommes 
qui  s'enorgueillissent  d'être  inutiles ,  dans  les  rêveries 
des  femmes  et  des  jeunes  gens  qui  prennent  le  raffine- 
ment de  la  galanterie  pour  l'idéal  de  l'amour,  Cervantes 
reconnaît  partout  un  même  esprit  d'aventure  et  d'ex- 
travagance ;  et  tandis  qu'il  essaye  de  démêler  l'étrange 
confusion  de  l'imagination  espagnole,  il  la  découvre  en 
quelque  sorte  sous  sa  main,  tout  exprimée  et  toute 
vivante  :  c'est  le  roman  de  chevalerie  qui  sert  d'expres- 
sion à  la  chimère  publique.  Là  est  le  magasin  des 
inventions  et  des  enchantements  que  l'on  rêve.  Là 
sont  les  modèles  et  les  types  sur  lesquels  on  se  règle , 
Amadis,  Primaleon,  Florisandro ,  Lisuarte,  Lépolème, 
Platir,  Olivant,  Bélianis,  etc.,  héros  de  roman  qui  pour- 
fendent l'univers  et  en  apportent  les  débris  aux  pieds 
d'Oriane  ou  de  Madasime.  Cette  vision  sublime,  dans 
laquelle  l'honneur  et  l'amour  platonique  se  donnent  la 
main,  est  chose  très-grave  et  très-noble  aux  yeux  de 
tous.  C'est  une  folie  sérieuse,  «  une  extravagance  raison- 
nable, »  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  est  plus  naïve. 
Cervantes  l'observe  avec  une  admiration  croissante  et 
s'écrie  :  «  C'est  une  folie  tellement  inouïe  que  je  ne  sais 
si,  voulant  l'inventer  et  la  fabriquer  à  plaisir,  on  trou- 
verait un  esprit  assez  ingénieux,  pour  l'imaginer*.  » 

1.   Voir  Don  Quichotte,  i,  30. 


aOO  CHAPITRE  VII. 

Nous  nous  rimaginons,  aujourd'hui  que  nous  avons  \u 
la  France  du  dix-septième  siècle  se  passionner  pour 
VAst7'ée  et  la  Clélie ,  et  l'Angleterre  du  dix-huitième 
prendre  fait  et  cause  ij^our  Clarisse  Harlowe.  Mdiis  alors, 
en  J598  et  en  Espagne,  la  vogue  merveilleuse  des  Ama- 
dis  était  quelque  chose  comme  une  épidémie  céréhrale 
dont  personne  n'osait  rire.  Un  jour,  un  seigneur  rentre 
chez  lui  et  trouve  sa  femme  en  pleurs  :  «  Qu'avez-vous? 
quel  malheur  est-il  arrivé?  lui  dit-il.  — Seigneur,  Ama- 
dis  est  mort!  »  On  ne  voulait  pas  que  le  romancier  mît 
fin  aux  jours  de  ses  héros.  L'infant  don  Alonso  intervint 
personnellement  auprès  de  i'auteur  de  l'Amadis  por- 
tugais pour  le  supplier  de  refaire  le  chapitre  dans  lequel 
était  sacrifiée  la  senora  Briolana.  Ces  êtres  de  fantaisie 
prenaient  un  corps  et  une  réalité  dans  l'esprit  de  tout 
le  monde.  Il  était  reconnu  de  tous  que  le  roi  Arthur 
de  Bretagne  reviendrait  un  jour.  Julian  del  Gastillo, 
qui  écrivait  en  1S87,  affirme,  faut-il  l'en  croire?  qu'au 
moment  où  Philippe  II  épousa  Marie  d'Angleterre ,  il 
dut  réserver  les  droits  du  roi  Arthur  et  promettre  de 
lui  céder  le  trône  quand  il  reviendrait.  Les  fictions  che- 
valeresques devenaient  des  articles  de  foi.  Un  gentil- 
homme, Simon  de  Silveyra,  jura  un  jour  sur  l'Évangile 
qu'il  tenait  pour  certain  et  véridique  l'histoire  d'Amadis 
des  Gaules  ^ 

Que  dire  à  cet  argument  ?  Comment  lutter  contre  des 
chimères  devenues  des  convictions?  A  celui  qui  mettait 
en  question  la  seule  réalité  des  héros  de  roman,  on  ré- 
pondait que  c'était  douter  de  l'Espagne  môme ,  de  sa 
gloire,  de  son  passé  et  de  l'histoire  entière.  Quand  Ger- 

1     V.  Franyois  de  Poiiugal ,  An  de  GalaïUeric. 


LA  CRITigUE.  301 

vantes  osa  soutenir  la  proposition  formulée  dans  son 
Don  Quichotte^  à  savoir  que  «  les  livres  de  chevalerie 
sont  des  menteurs  inutiles  et  nuisibles  à  la  république, 
qu'on  fait  mal  de  les  lire,  plus  mal  de  les  croire  et  plus 
mal  encore  de  les  imiter ,  »  Cervantes  fit  un  coup 
d'État. 

Cervantes ,  avant  d'ouvrir  le  feu ,  examina  l'armée 
ennemie.  Il  voulut  lire  tous  les  romans,  les  connaître 
tous,  les  juger  sans  en  excepter  un  seul,  ce  qu'il  fit 
avec  l'exactitude  d'un  bibliophile.  Il  a  devancé  sur  ce 
point  l'érudition  moderne  qui  procède  depuis  un  siècle 
au  dénombrement  des  vingt-quatre  Amadis,  des  douze 
pairs  de  France,  des  vingt-cinq  chevaliers  de  la  Table- 
Ronde  et  des  compagnons  sans  nombre  de  Godefroi  de 
Bouillon.  Il  a  su  comme  nous  l'origine  réelle  et  l'anti- 
quité effrayante  de  ces  types  des  Tristan  et  des  Lancelot 
que  toutes  les  nations  de  l'Europe  se  sont  empruntés 
successivement.  Le  moindre  d'entre  eux  avait  déjà  au 
temps  de  Cervantes  deux  ou  trois  cents  ans  d'existence  ; 
mais  leur  costume ,  leur  rôle  et  leurs  paroles  d'amour 
leur  donnaient  une  jeunesse  apparente.  Cervantes  recon- 
nut dans  ces  protées  autant  de  Mathusalems.il  dénonça 
toul  d'abord  à  l'Espagne  leur  jeunesse  d'emprunt.  C'était 
le  passé,  c'était  le  moyen  âge,  c'était  enfin  l'esprit  étran- 
ger, qui  se  personnifiaient  et  se  survivaient  sous  le 
masque  élégant  des  Amadis.  Don  Quichotte  lui-même 
est  chargé  de  déclarer  leur  antique  origine  : 

Vos  Grâces,  dit-il,  n'ont-elles  pas  lu  les  chroniques  et  les 
annales  d'Angleterre,  où  il  est  question  des  fameux  exploits  du 
roi  Arthur,  que  dans  notre  idiome  castillan  nous  appelons  le  roi 
Artus,  et  duquel  une  antique  tradition  reçue  dans  tout  le  royaume 
de  la  Grande-Brelagne  raconte  qu'il  ne  mourut  pas,  mais  qu'il 


302  CHAPITRE   VII. 

fut,  par  art  d'enchantcmenl,  changé  pn  corbeau,  et  que,  dans  la 
suite  des  temps,  il  doit  venir  reprendre  sa  couronne  et  son 
sceptre,  ce  qui  fait  que,  depuis  celle  époque  jusqu'à  nos  jours, 
on  ne  saurait  prouver  qu'aucun  Anglais  ait  tué  un  corbeau.  Eh 
bien ,  dans  le  temps  de  ce  bon  roi  fut  institué  ce  fameux  ordre 
de  chevalerie  appelé  la  Table-Piondc,  et  se  passèrent  de  point  en 
point,  comme  on  les  conte,  les  amours  de  don  Lancelot  du  Lac 
et  d(;  la  reine  Genièvre,  amours  dont  la  confidente  et  la  média- 
trice était  la  respectable  duègne  Ouintagnone.  Depuis  lors,  et  de 
main  en  main,  cet  ordre  de  chevalerie  alla  toujours  croissant  et 
s'étendant  aux  diverses  parties  du  monde.  Ce  fut  en  son  sein 
que  se  rendirent  fameux  et  célèbres  par  leurs  actions  le  vaillant 
Amadis  de  Gaule,  avec  tous  ses  fils  et  petits-fils,  jusqu'à  la  cin- 
quième génération,  et  le  valeureux  Félix-Mars  d'Hyrcanie,  et  cet 
autre  qu'on  ne  peut  jamais  louer  assez,  Tirant  le  Blanc  ;  et  qu'en- 
fin, presque  de  nos  jours,  nous  avons  vu,  entendu  et  connu  l'in- 
vincible chevalier  don  Bélianis  de  Grèce. 

«  Quelle  progression  douce  et  charmante  de  hauts 
faits  amoureux  et  guerriers!  »  dit-il  encore,  en  voyant 
surgir  du  fond  du  neuvième  et  du  dixième  siècle,  re- 
naître et  se  succéder  les  chevaliers  de  fantaisie. 

De  fait,  c'est  un  arhre  généalogique  immense  dont  les 
racines  sont  cachées  sous  la  terre  et  dont  les  branches 
couvrent  l'Europe.  Cette  ramification  luxuriante  s'est 
projetée  dans  les  œuvres  modernes  de  l'Arioste,  de 
Wieland,  de  Spencer,  et  est  venue  finir  dans  les  feuilles 
légères  de  la  bibliothèque  bleue.  Tel  était  le  nombi^e 
des  héros  de  roman  qu'il  a  fallu  pour  les  classer,  grou- 
per les  types  célèbres  par  familles  et  par  dynasties,  rap- 
porter à  de  grands  cycles  les  contes  nomades  et  par- 
tager par  régions  géographiques  le  monde  des  épopées 
romanesques.  Le  moyen  âge  même  faisait  ainsi  lorsqu'il 
distinguait  la  matière  de  Bretagne  et  la  matière  de 
France^  c'est-à-dire  les  histoires  du  roi  Arthur  et  celles 
de  l'empereur  Ghaiiemagne.  Ce  nom  général  était  fort 


LA  CRITIQUE.  303 

juste;  les  récits  poétiques  formaient  une  matière  abon- 
dante et  fusil)le  qui  coulait  dans  tous  les  sens,  une  sorte 
de  lave  ardente  qui  descendait  de  proche  en  proche , 
de  contrée  en  contrée,  se  moulant  sur  chaque  terrain 
nouveau ,  tandis  que  le  foyer  d'éruption  restait  perdu 
dans  les  vapeurs  fumeuses  et  lointaines  d'un  sommet 
oublié. 

Pour  mesurer  la  puissance  et  l'effort  du  génie  de 
Cervantes  qui  a  osé  arrêter  le  cours  de  cette  invasion 
séculaire,  il  faudrait  suivre  ici  et  retracer  en  détail  les 
migrations  du  roman  de  chevalerie.  Ce  serait  une  entre- 
prise trop  vaste.  Mais  reconnaissons  du  moins  qu'il  y 
avait  quelque  chose  de  presque  invincible  dans  le  mou- 
vement qu'il  combattait ,  mouvement  frivole  dans  sa 
cause  et  sérieux  dans  ses  effets.  En  définitive ,  si  les 
familles  romanesques  ont  joui  d'une  pareille  longévité, 
c'est  que  les  influences  intellectuelles  sont  profondes  et 
durables;  c'est  que  les  idées  littéraires,  si  vagues  qu'elles 
paraissent,  possèdent  une  incroyable  puissance  de  trans- 
mission ;  c'est  enfin  que  les  héros  de  roman ,  ridicules 
ou  magnifiques,  représentent  l'imagination  de  l'Europe 
et  sont  l'expression  d'un  idéal  universel ,  contemplé 
successivement  par  tous  les  peuples.  Ce  commerce  des 
esprits ,  ces  échanges  des  nations,  tiennent  à  l'histoire 
morale  du  moyen  ûge  et  aux  origines  les  plus  intimes 
de  chaque  peuple.  Il  n'est  pas  exact  de  dire  avec 
M.  Ticknor,  bon  juge  d'ordinaire,  mais  historien  pro- 
testant d'un  peuple  catholique ,  que  la  crédulité  reli- 
gieuse de  l'Espagne  explique  sa  littérature  chevale- 
resque. Elle  a  reçu  d'ailleurs  les  romans  de  chevalerie 
dont  je  vais   indiquer  sommairement  l'itinéraire. 

Cette  littérature  voyageuse  est  venue,  comme  le  dit 


304  CHAPITHE  VII. 

Cervantes,  de  Bretagne,  c'est-à-dire  d'un  pays  à  moitié 
français,  à  moitié  anglais.  Dans  la  vieille  Armorique,  au 
bord  de  TOcéan,  au  milieu  d'une  nature  vierge  et  sévère, 
les  Celtes,  refoulés  par  Rome  et  par  les  Germains,  com- 
posèrent les  premiers  des  légendes  où  éclatèrent  leurs 
regrets  et  leurs  espérances.  Tour  à  tour  elles  retra- 
çaient l'histoire  d'Arthur,  le  roi  vaincu,  qui  devait  res- 
susciter, ou  celle  de  Merlin  l'enchanteur,  qui  savait  les 
mystères  des  choses,  et  de  la  fée  Viviane,  qui  était  la 
nature  môme  dans  sa  vie  et  sa  fécondité  éternelles. 

Cette  poésie  de  race,  spontanée,  sauvage  et  grandiose, 
où  se  mêlèrent  bientôt  des  récits  d'amour,  passa  peu  à  peu 
chez  les  Bretons  d'Angleterre  et  chez  les  Normands  de 
France.  Mise  en  latin  et  en  français,  elle  dépouilla,  avec 
son  costume  originel,  le  ton  grave  et  rêveur  des  souve- 
nirs celtiques.  Chaque  peuple  y  choisit  et  y  ajouta  ce 
qui  lui  plaisait.  Les  Normands  la  firent  active  et  nette, 
les  Champenois  la  rendirent  railleuse  et  coquette,  l'Al- 
lemand Wolfram  d'Eschembach  s'en  servit  comme  d'un 
instrument  de  polémique  religieuse.  Ainsi  se  répan- 
dirent les  romans  de  la  matière  de  Bretagne  au  milieu 
de  l'Europe  carlovingienne  et  féodale. 

Aleurtour,  les  romans  delà  matière  de  France  étaient 
nés  au  temps  de  Charlemagne,  dont  ils  racontaient  les  ex- 
ploits ou  les  revers  dans  des  chansons  de  geste  beaucoup 
plus  positives  que  les  rêves  bretons.  Dès  le  milieu  du 
dixième  siècle,  notre  pays  offrait  aux  chanteurs  de  toute 
l'Europe  une  doul)le  moisson  de  contes  qui,  chantés  par 
les  trouvères ,  ornés  par  les  troubadours  ,  applaudis  de 
château  en  château,  portés  en  Europe  par  les  voyageurs 
et  en  Orient  par  les  croisades,  s'acclimatèrent  partout 
et  traversèrent  les  siècles  comme  les  pays,  sans  vieillir, 


LA  CRlTlgUE.  305 

sans  s'aiTcter,  sans  mourir,  car  de  nouveaux  poètes  les 
transformaient  incessamment.  Renouvelés  et  rajeunis  par 
le  voyage  même,  les  plus  antiques  paraissaient  nou- 
veaux, grâce  à  la  distance  des  temps  ou  des  lieux.  D'ail- 
leurs ils  recevaient  chemin  faisant  des  éléments  nou- 
veaux; avec  une  souplesse  merveilleuse,  les  héros  des 
vieux  romans  se  faisaient  Texpression  de  la  société  nou- 
velle. Les  phénix  d'autrefois  renaissaient  de  leurs  cen- 
dres. Le  seizième  siècle  les  accueillit  comme  des  nou- 
veau-nés. Jamais  ils  n'eurent  plus  d'éclat  et  de  fraîcheur 
qu'alors.  Il  semblerait  pourtant  que  la  fin  du  moyen  âge 
dût  marquer  celle  de  leur  règne.  Mais  les  fictions  roma- 
nesques venaient  de  recevoir  une  forme  nouvelle  qui 
leur  donna  une  jeunesse  de  ton  extraordinaire.  La  Cas- 
tille  avait  créé  l'admirable  conte  à'Amadis  de  Gaule  \ 
Le  premier  Amadis,  en  effet,  parut  un  chef-d'œuvre, 
et  l'Europe  entière  l'admira  ;  même  aux  yeux  de  Cer- 
vantes qui  le  combat,  c'était  une  composition  supérieure 
à  toutes  les  autres  du  môme  genre.  Le  Tasse  en  vantait 
la  grâce  et  la  noblesse.  La  critique  y  reconnaît  encore 
un  modèle  de  langue.  Mais  le  secret  de  l'influence 
d'Amadis,  c'est  qu'il  est  l'expression  ardente,  élevée  et 
sincère  des  sentiments  d'une  race.  L'héroïsme  grave  de 
la  Gastille  respire  encore  dans  toutes  ces  pages ,  à  tel 
point  que  d'Herberay  des  Essarts ,  voulant  traduire 
A?nadis  en  français,  demande  la  permission  de  l'adou- 
cir, de  l'humaniser  et  de  retrancher  les  hautes  réflexions 
qu'on  y  trouve  en  abondance  sur  l'honneur,  sur  la  gloire 

1.  Voir,  pour  Thistoire  des  romans  de  chevalerie,  le  Tabîemi  delà 
Littérature  française  au  qnalorzième  siècle ,  par  M.  Victor  I^eclerc,  le 
travail  de  M.  Ch,  d'Héricaull  sur  V Épopée  française^  celui  de  M.  Louis 
Molaiid  ,  les  Origines  littéraires. 

50 


306  CHAPITRE  V]I. 

et  sur  Tamour.  Ce  romnn  néanmoins  était  venu  origi- 
nairement, comme  les  autres,  de  Tétranger;  Amadis 
de  Gaule,  ou  plutôt  de  Galles,  fut  Breton,  Picard  et 
Portugais  avant  d'être  Castillane  Mais  un  jour  la  Cas- 
tille  le  reçut,  elle  se  l'appropria.  Elle  incarna  en  lui 
son  orgueil,  sa  valeur,  la  dignité  naturelle  de  ses  façons, 
tous  les  traits  de  son  caractère  national.  Amadis  est  le 
symbole  de  l'honneur  castillan  ;  sans  doute  il  aime  une 
femme ,  il  admire  la  beauté  de  sa  maîtresse  Oriane ,  il 
traverse  mille  aventures  pour  lui  plaire  et  la  mériter  ; 
mais  il  respecte  surtout  en  elle  la  parole  qu'il  lui  donna 
de  l'aimer.  Oriane,  à  son  tour,  a  pour  Amadis  une  ten- 
dresse sévère,  virile,  qui  ne  ressemble  ni  aux  caprices 
despotiques  ,  ni  aux  troubles  d'amour  des  héroïnes 
ordinaires.  Tous  deux  sont  dominés,  comme  les  che- 
valiers qui  les  entourent ,  par  une  ambition  morale 
qui  est  leur  passion  réelle  :  tous  deux  ont  l'émulation 
du  courage  et  de  l'activité.  Amadis  quitte  Oriane  pour 
l'honorer  en  allant  chercher  des  victoires;  Oriane,  à  son 
tour,  cède  de  bon  cœur  son  empire  à  celui  de  la  gloire. 
Elle  dit  en  souriant  à  don  Brian  de  Monjaste  : 

Je  crains  que  votre  cœur  ne  soit  pas  tellement  subjugué  et  en- 
chaîné par  les  choses  de  l'amour  {aficionado  a  las  cosas  de  las 
miigeres)  qu'elles  puissent  en  rien  vous  distraire  ou  vous  détour- 
ner de  votre  but.  En  effet,  ajoute  l'auteur,  don  Brian,  malgré 
sa  jeunesse  et  sa  grande  beauté,  se  donnait  aux  armes  et  aux 
choses  de  cour  (cosas  de  palacio)  plus  volontiers  qu'il  ne  se  lais- 
sait passionner  et  subjuguer  par  aucune  femme. 

La  Gastille  adopta  avec  enthousiasme  un  roman  où 
elle  se  reconnaissait  elle-même.  Mais  cet  Amadis  de 

1.  Voir,  pour  la  discussion  des  origines,  une  llièse  de  M.  Baret. 


LA  CRITIQUE.  307 

Gaule,  on  essaya  de  le  recommencer,  et  il  ouvrit  la  porte 
à  d'autres  livres  de  chevalerie,  d'un  esprit  différent,  ou 
même  entièrement  opposé,  comme  T histoire  de  Tirant  le 
Blanc  de  la  Boche  Salée,  Chevalier  de  la  Jarretière , 
qui,  par  ses  hauts  faits  de,  chevalerie,  devint  prince  et 
César  de  l'empire  grec.  C'était  une  œuvre  valencienne 
ou  limosine  des  plus  galantes. 

—  Bénédiction  !  dit  le  curé  quand  il  aperçoit,  dans  la  biblio- 
thèque de  don  Quichotte,  Tirant  à  côté  d'Amadis,  vous  avez  là 
Tirant  le  Blanc!  Donnez-le  vite,  compère,  car  je  réponds  bien 
d'avoir  trouvé  en  lui  un  trésor  d'allégresse  et  une  mine  de  diver- 
tissements. C'est  là  que  se  rencontrent  don  Kyrie-Eleison  de 
Montalban,  un  valeureux  chevalier,  et  son  frère  Thomas  de  Mon- 
talban,  et  le  chevalier  de  Fonséca,  et  la  bataille  que  livra  au 
dogue  le  brave  Détriant,  et  les  finesses  de  la  demoiselle  Plaisir- 
de-ma-vie,  avec  les  amours  et  les  ruses  de  la  veuve  Reposée,  et 
madame  l'Impératrice,  amoureuse  d'Hippolyte,  son  écuyer.  Je 
vous  le  dis  en  vérité,  seigneur  compère,  pour  le  style,  ce  livre 
est  le  meilleur  du  monde.  Les  chevaliers  y  mangent,  y  dorment, 
y  meurent  dans  leurs  lits,  y  font  leurs  testaments  avant  de  mou- 
rir, et  l'on  y  conte  mille  autres  choses  qui  manquent  à  tous  les 
livres  de  la  même  espèce.  Et  pourtant  je  vous  assure  que  celui 
qui  l'a  composé  méritait,  pour  avoir  dit  tant  de  sottises  sans  y 
être  forcé,  qu'on  l'envoyât  ramer  aux  galères  tout  le  reste  de  ses 
jours. 

Tous  les  romans  de  chevalerie  qui  s'étaient  introduits 
par  Valence  et  Lisbonne  acquirent  tout  à  coup  une  in- 
fluence extraordinaire  sur  TEspagne,  qui  les  lut  comme 
on  lit  de  Thistoire.  Elle  trouva  dans  les  chansons  de 
geste  de  la  matière  de  France  un  souvenir  historique 
des  batailles  livrées  par  elle  aux  Sarrasins,  dans  les 
aventures  de  la  Table-Ronde  un  récit  fidèle  des  actions 
merveilleuses  de  sa  vieille  noblesse  et  des  temps  féo- 
daux.   Bientôt  il  lui  sembla  que  le  monde   des  che- 


308  CHAPITRE  VII. 

valiers ,  avec  ses  lignages  lointains ,  ses  exploits  fabu- 
leux et  sa  courtoisie  héréditaire ,  était  l'image  môme 
d  un  passé  plein  de  gloire. 

De  1350  à  1600,  l'Espagne  prend  au  sérieux  ces 
annales  fantastiques,  et  le  roman,  complice  de  l'orgueil 
national,  est  non-seulement  admiré  et  lu  partout,  mais 
encore  imité  et  mis  en  action.  Pour  prendre  rang  parmi 
les  claros  varones  de  Castilla^  on  va  présenter  le  combat 
à  tout  venant,  comme  fit,  en  J440,  Ruy  Diaz  de  Men- 
doza,  à  l'occasion  du  mariage  du  prince  don  Enriquc. 
On  prépare  les  jeunes  gens  aux  pas  d'armes ,  commiO 
jadis.  Les  mœurs  et  l'éducation  du  treizième  siècle  se 
ravivent  au  quinzième  et  au  seizième  sous  l'influence 
du  roman.  A  son  tour,  le  roman  se  multiplie  à  la  faveur 
de  cet  engouement  général.  Après  VAmadis,  paraît  aie 
Ra?neau  qui  sort  des  quatre  livres  d'Amadis  de  Gauky 
appelé  les  Prouesses  du  très-vaillant  chevalier  Esplan- 
dian.  »  Ce  livre  des  Prouesses  [las  Sergas,  ip^(OL)  a  été 
écrit  c(  en  grec  »  par  maître  Hélisabad,  chirurgien 
d'Amadis.  —  «  Brûlez-le,  dit  le  curé,  il  ne  faut  pas  tenir 
compte  au  fils  du  mérite  du  père.  »  On  produit  ensuite 
Florisando ,  neveu  d'Amadis,  puis  Lisiiart ,  fils  d'Es- 
plandian ,  puis  le  célèbre  Amadis  de  Grèce ,  prince  et 
chevalier  de  l'Ardente-Épée ,  dont  l'histoire  a  été  ra- 
contée en  grec  par  le  sage  Alquife.  —  «  Envoyez  à  la 
basse-cour,  dit  le  curé,  tout  ce  lignage  des  Amadis,  et 
le  berger  Darinel  et  la  reine  Pintiquiniestra  !  » 

Mais  Lisuart  a  eu  pour  fils  Anaxartes  et  ce  Florisel  de 
Niquée ,  dont  la  vie  fameuse  fut  racontée  par  Zirphéa , 
reine  d'Argine,  et  transcrite  par  le  noble  chevalier  Feli- 
ciano  de  Silva.  —  Quel  admirable  style,  raffiné,  entor- 
tillé et  digne  ^de  ravir  don  Quichotte,  surtout  dans  les 


LA  CRITIQUE.  309 

lettres  galantes  ou  les  cartels  de  défi!  s'écrie  Cervantes. 
C'est  là  qu'on  trouve  : 

La  raison  de  la  déraison  qu'à  ma  raison  vous  faites  affaiblit 
tellement  ma  raison  qu'avec  raison  je  me  pla.ins  de  votre  beauté; 
et  de  môme  on  y  lit  encore  :  Les  hauts  deux  de  votre  divinité  qui 
divinement  par  le  secours  des  étoiles  vous  fortifient  et  vous  font 
méritante  des  mérites  que  mérite  votre  grandeur. 

Les  écrivains  relisent  toutes  les  fictions  de  la  matière 
de  Bretagne  et  en  font  des  rapsodies  toutes  neuves  pour  sa- 
tisfaireTappétit  des  lecteurs.  Le  roi  Artus  et  l'enchanteur 
Merlin,  la  reine  Genièvre  el  Lancelot,  Tristan  et  la  reine 
Iseult ,  s'emparent  de  nouveau  des  imaginations.  Les 
héros  de  la  matière  de  France ,  Gharlemagne  ,  Roland  , 
Renaud,  Ganelon,  Fierabras,  leur  disputent  la  vogue. 
De  son  côté  arrive  la  jolie  légende  provençale  de  Pierre 
et  de  Maguelonne,  qui  traversent  les  airs  sur  leur  cheval 
de  bois.  —  «Nous  avons  la  cheville  qui  faisait  tourner  le 
cheval ,  dans  la  galerie  d'armes  de  nos  rois ,  »  dit  Cer- 
vantes, et  il  y  a  joint  ala  trompe  de  Roland,  aussi  longue 
qu'une  grande  poutre,»  avec  le  baume  de  Fierabras,  qui 
permet,  quand  un  chevalier  est  fendu  par  le  milieu  du 
corps,  de  le  rajuster  exactement.  Cervantes  fait  sa 
collection;  il  demande  à  tous  l'épée  de  Chariot,  fds  de 
Gharlemagne,  qui  frappa  Baudouin  de  vingt-deux  coups, 
afin  de  lui  enlever  sa  femme,  «  histoire  sue  des  enfants 
comme  des  jeunes  gens ,  vantée,  que  dis-je?  crue  des 
vieillards,  et  avec  tout  cela  véritable  comme  les  mi- 
racles de  Mahomet.  »  Que  de  héros  encore  !  les  Palme- 
rin,  don  Clivante  de  Laura,  le  présomptueux  Félix  Mars 
ou  Florismars  d'Hircanie,  et  ce  prince  don  Belianis  de 
Grèce,    qui    est  couvert  de  cicatrices,  mais  invincible 


3i0  CHAPITRE  VII. 

et  immortel!  Cette  dernière  iiistoire  fut  dictée  à  un 
avocat  de  Madrid  par  Tencbanteur  Friston.  L'aventure 
de  Lépolème ,  chevalier  de  la  croix ,  vint  de  chez  les 
Arabes  entre  les  mains  d'un  pieux  auteur  qui  voulait 
inaugurer  le  romande  chevalerie  chrétien.  —  ((Derrière 
la  Croix  se  tient  le  diable ,  dit  le  curé  de  Don  Qui- 
chotte, ï)  En  effet  il  s'opéra  bientôt  un  mélange  bizarre 
des  idées  les  plus  sérieuses  et  des  conceptions  les  plus 
folles. 

Dans  ce  ?nare  magmim  des  aventures,  comme  l'ap- 
pelle Cervantes,  les  écrivains  mystiques  introduisirent 
des  légendes  sacrées  et  toute  une  caballeria  celestial; 
les  poètes  de  cour,  une  galanterie  élégante  déguisée  sous 
les  raffinements  d'un  platonisme  menteur;  les  historiens, 
des  traditions  et  des  chroniques  qui  semblaient  de  l'his- 
toire; les  capitaines  devenus  écrivains,  leurs  rodomon- 
tades; les  captifs  rachetés,  leurs  faux  mémoires;  les 
érudits,  leurs  lectures,  leur  arabe,  leur  grec,  chacun 
son  caprice,  son  goût  et  ses  rêveries.  Dans  le  même 
temps,  les  héroïnes  de  FArioste  arrivaient  d'Italie,  les 
types  indiens  et  sauvages  venaient  du  nouveau  monde, 
les  nymphes  pastorales  du  fond  de  l'antiquité;  enfin 
le  romancero  gardait  toujours  du  moyen  âge  les  populaires 
souvenirs,  les  grands  noms  et  les  débris  de  poésie  ly- 
rique. Tout  se  mêla  dans  l'imagination  du  temps. 

Il  arrive  toujours,  quand  on  mêle  l'histoire  et  le  ro- 
man, que  l'histoire  a  tort.  Quand  le  faux  avoisine  le 
vrai,  il  le  corrompt.  La  partie  noble  ou  élégante  de 
la  littérature,  en  subissant  le  contact  du  faux  goût, 
se  vicia.  La  foule  sacrifia  l'or  au  clinquant.  Bien- 
tôt les  héros  historiques  parurent  moins  beaux  que 
les  héros  de  roman;  le  Cid  fut  immolé  à  Palmerin  et  à 


LA  CRITIQUE.  311 

Galaor  ;  VAmadis  de  Gaule  pâlit  en  face  de  VAmadis  de 
Grèce;  la  grâce  de  TArioste  plut  moins  que  l'afféterie 
de  Gongora. 

On  disait,  écrit  Cervantes,  que  le  Cid  Ruy  Diaz  avait  sans  doute 
été  bon  chevalier,  mais  qu'il  n'approchait  point  du  chevalier  de 
l'Ardente-Épée ,  lequel,  d'un  seul  revers,  avait  coupé  par  la 
moitié  deux  farouches  et  démesurés  géants.  On  faisait  plus  de  cas 
de  Bernard  del  Garpio,  parce  que,  dans  la  gorge  de  Roncevaux, 
il  avait  mis  à  mort  Roland  l'enchanté,  s'aidant  de  l'adresse  d'Her- 
cule quand  il  étouffa  Antée,  le  fils  de  la  Terre,  entre  ses  bras; 
et  on  estimait  fort  le  géant  Morgan. 

En  effet,  on  disputait  sérieusement  sur  la  valeur  rela- 
tive de  tous  ces  héros  imaginaires.  Il  entrait  dans  l'édu- 
cation régulière  d'un  jeune  homme  d'avoir  u  une  con- 
naissance complète  de  toutes  les  choses  relatives  à  la 
chevalerie.  »  Les  femmes  voulaient  qu'on  se  modelât  sur 
Tristan,  par  exemple,  quand  il  se  jette  à  la  mer;  qu'on 
recommandât  son  âme  à  sa  dame  d'abord  et  ensuite  à 
Dieu,  si  l'on  en  trouvait  le  temps.  Elles  se  laissaient 
déifier  de  bonne  grâce  et  récompensaient  l'amour,  pourvu 
qu'il  fût  désintéressé.  Les  extravagances  devinrent  une 
mode,  et  la  mode  fut  bien  vite  un  code.  C'est  ainsi 
que  la  même  folie  gagna  tout  un  peuple,  ignorants  et 
savants,  vilains  et  gentilshommes,  gens  de  cour  et  gens 
d'église.  Le  chanoine  de  Don  QuicJioite  avoue  qu'il 
oublia  souvent  la  logique  de  Yillalpando  pour  les  li- 
vres de  chevalerie.  Sainte  Thérèse  et  Ignace  de  Loyola 
font  un  aveu  semblable;  et  les  écrivains  les  plus  graves, 
en  condamnant  avec  énergie  ces  lectures,  témoignent  de 
l'influence  qu'elles  exercent.  Il  y  eut  de  nombreuses 
protestations,  qui  durèrent  deux  cents  ans,  car  la  lutte 
se  continue  du  quatorzième  siècle  au  seizième,  d'Ayala 


312  CHAPITRE   VII. 

à  Cervantes.   Le  connétable  Ayala  s'accuse  d'avoir  lu 
dans  sa  jeunesse  trop  de  romans. 

Libros  de  devaneos  é  mentiras  probadas, 

Amadis  é  Lanzarotes  é  burlas  é  sacadas, 

En  que  perdi  mi  tiempo  a  muy  malas  jornadas! 

Le  chroniste  de  Charles-Quint,  Pedro  Mexia,  supplie 
ses  lecteurs  d'accorder  à  l'histoire  un  peu  de  l'attention 
qu'ils  donnent  a  à  des  billevesées  [trufasij  mentiras)^  à 
ces  Amadis  et  à  ses  Lisuart,  qu'on  devrait  bannir  d'Espa- 
gne comme  chose  contagieuse  et  nuisible  à  l'Etat.  » 
Les  Certes  se  saisirent  de  la  question.  En  15o3  et  en 
1«^55,  on  interdit  la  vente  des  romans  de  chevalerie  dans 
les  colonies  ;  on  voulut  même  qu'en  Espagne  ils  fussent 
brûlés  publiquement.  Mais  les  mœurs  étaient  plus  fortes 
que  les  lois.  Louis  Yivez  avait  essayé  d'agir  sur  les 
esprits  mêmes  en  composant ,  en  ï  o23 ,  son  livre 
De  la  femme  chrétienne^  où  il  écrit  contre  le  roman 
le  chapitre  intitulé  qui  non  legendi  scriptores  :  liste 
des  livres  défendus  qui  sans  doute  fut  pour  plus  d'un  la 
liste  des  livres  intéressants.  En  vain  les  docteurs  s'ar- 
maient-ils  de  leur  éloquence,  les  magistrats  de  la  loi, 
l'Eglise  de  l'index  pour  arrêter  le  flot  montant  de  ces 
terribles  lectures.  L'imprimerie  les  répandait  avec  une 
intarissable  profusion  :  bientôt  la  vogue  des  romans 
fut  une  sorte  de  conflagration  universelle,  et  il  sembla 
que  rien  au  monde  ne  pourrait  étouffer  l'incendie. 

Cervantes  prit  la  plume  :  il  dessina  d'une  main  légère 
trois  figures.  La  première  fut  celle  du  parfait  chevalier  : 
—  un  hidalgo  maigre  de  corps,  sec  de  visage,  à  cheval 
sur  une  bête  qui  n'avait  que  la  peau  elles  os,  traversant 
le  monde,  comme  les  douze  pairs  de  Gharlemagne,  pour 


LA  CRITIQUE,  313 

tuer  le  traîlre  Ganelon  et  secourir  les  dames  al'lligées  ; 
ce  n'était  pas  un  gentilhomme  de  cour,  dameret  et  oisif, 
mais  bien  un  homme  d'action  qui  voulait  ramener 
le  temps  heureux  de  la  chevalerie  errante  et  servir 
de  modèle  aux  siècles  présents  comme  au  siècles  futurs.,  i/ 
«  Mes  parures  sont  les  armes,  et  je  me  rfeposerê'n  com- 
battant,  »  telle  était  sa  devise ,  empruntée  au  roman- 
cero : 

Mis  arreos  son  las  armas, 
Mi  descanso  el  pelear. 

11  avait  nettoyé  les  pièces  d'une  armure  moisie  de 
son  arrière-grand-père  et  s'était  armé  de  pied  en  cap 
d'une  salade  attachée  avec  des  rubans  verts,  d'un  bou- 
clier qui  était  unetarge  antique,  d'une  lance  préférable 
aux  arquebuses,  d'un  hausse-col,  d'un  corselet  et  de 
cuissards  rongés  et  rouilles;  puis  il  s'était  mis  en  route,  . 
suivant  son  chemin,  ou  plutôt  le  chemin  de  son  destrier, 
qui  s'appelait  Rossinante.  Tel  était  l'homme  qui  appa- 
raissait tout  d'abord  dans  le  roman  et  que  Cervantes 
nomme  Monsieur  de  l'Armure,  on  don  Cuissard,  en 
espagnol  don  Quixote. 

Mais  il  est  de  l'essence  d'un  chevalier  errant  d'être 
amoureux,  dit  Thidalgo.Un  chevalier  sans  amour  est  un 
arbre  sans  feuilles  et  sans  fruit,  ou  un  corps  sans  àme. 
D'ailleurs,  s'il  lui  arrive  de  réduire  à  merci  quelque 
géant  félon,  à  qui  Tenverra-t-il  demander  grâce? 

J'ai  une  dame,  son  nom  est  Dulcinée,  sa  patrie  le  Toboso,  vil- 
lage de  la  Manche,  sa  qualité,  au  moins  celle  de  princesse,  et  ses 
charmes  sont  surhumains,  car  en  elle  viennent  se  réunir  tous  les 
attributs  de  la  beauté  que  les  poètes  donnent  à  leurs  maîtresses. 
Ses  cheveux  sont  des  tresses  d'or,  son  front  des  Champs  Élyséens,    - 


314  CHAPITRE  VII. 

ses  sourcils  des  arcs-en-ciel,  ses  yeux  des  soleils,  ses  joues  des 
roses,  ses  lèvres  du  corail,  ses  dents  des  perles,  son  cou  de 
l'albâtre,  son  sein  du  marbre,  ses  mains  de  l'ivoire,  sa  blan- 
cheur celle  de  la  neige. 

Et  de  plus,  elle  n'existe  pas,  ce  qui  achève  de  la  rendre 
parfaite  et  convient  d'ailleurs  merveilleusement  à  la 
chasteté  amoureuse  de  l'âge  mûr. 

Cervantes  personnifie  en  deux  traits  la  chevalerie  et 
le  platonisme.  Ce  n'est  pas  tout  :  entre  ces  deux  figures, 
il  fait  apparaître  la  grosse  tête  ronde  et  riante,  poilue  et 
joyeuse  du  vilain,  du  laboureur,  de  Sancho,  qu'il  a  été 
chercher  dans  les  vieux  contes  populaires  et  qu'il 
oppose  aux  héros  de  roman. 

Il  attache  ce  personnage  aux  pas  de  don  Quichotte  en 
qualité  d'écuyer,  et  les  lance  tous  deux  sur  la  grande 
route,  où  ils  commencent  la  chevauchée  du  monde. 
—  «  Ami  Sancho  !  s'écrie  don  Quichotte  en  prenant  le 
chemin  de  Port-Lapice,  c'est  ici  que  nous  allons  mettre 
les  mains  jusqu'aux  coudes  dans  ce  qu'on  appelle  aven- 
tures. »  Ils  s'y  plongent,  ils  accomplissent  exactement 
toutes  les  cérémonies  et  tous  les  exploits  des  chevaliers  : 
la  veillée  des  armes,  les  épreuves,  les  défis,  la  pénitence 
d'Amadis  sur  la  roche  Pauvre,  le  serment  du  marquis 
de  Mantoue  de  ne  pas  folâtrer  avant  d'avoir  vengé  son 
neveu  Baudouin.  Don  Quichotte  imite  tout  avec  une 
exactitude  irréprochable;  son  histoire,  idéal  et  repré- 
sentation fidèle  de  la  littérature  chevaleresque,  est  la 
quintessence  du  genre. 

La  suprême  difficulté  était  de  peindre  sous  une  forme 
saisissable  le  platonisme.  Dans  un  lointain  favorable  on 
devine  la  figure  de  Dulcinée,  la  femme  imaginaire,  à 
laquelle  s'adresse  le  culte  suprême ,  le  soupir  passionné 


LA  CRITIQUE.  3i5 

et  le  message  de  rigueur.  El  elle  naît  de  Tesprit  comme 
rillusion;  elle  sort  du  dialogue,  sous  nos  yeux. 

—  Mes  amours  et  les  siens,  dit  don  Quichotte,  ont  toujours  été 
platoniques,  sans  dépasser  une  honnête  œillade  et  encore  de  loin 

en  loin Dis-moi,  Sancho,  où,  quand  et  comment  lu  as  trouvé 

Dulcinée.  Que  faisait-elle?  que  lui  as-tu  dit?  que  t'a-telle  ré- 
pondu? quelle  mine  a-t-elle  faite  à  la  lecture  de  ma  lettre?  qui 
te  l'avait  transcrite?  Enfin,  tout  ce  qui  te  semblera  digne,  en  cette 
aventure,  d'être  demandé  et  d'être  su ,  dis-le-moi.  Quand  tu  es 
arrivé  près  d'elle,  que  faisait  cette  reine  de  beauté?  A  coup  sûr, 
tu  l'auras  trouvée  enfilant  un  collier  de  perles,  ou  brodant  avec 
un  fil  d'or  quelque  devise  amoureuse  pour  le  chevalier  son  captif. 
—  Je  l'ai  trouvée,  répond  Sancho  (le  menteur),  qui  vannait  du 
blé  dans  sa  basse-cour.  —  Eh  bien,  touchés  par  ses  mains,  ces 
grains  de  blé  se  convertissaient  en  perles.  Mais  as-tu  fait  atten- 
tion si  c'était  du  pur  froment,  bien  lourd  et  bien  brun?  —  Ce 
n'était  que  du  seigle  blond ,  répliqua  Sancho.  —  Je  t'assure 
qu'après  avoir  été  vanné  par  ses  mains,  ce  seigle  aura  fait  du 
pain  de  fine  fleur  de  froment  Mais  passons  outre.  Quand  tu  lui 
as  donné  ma  lettre,  l'a- t-elle baisée?  l'a-t-elle élevée  sur  sa  tête? 
a-t-elle  fait  quelque  cérémonie  digne  d'une  telle  épîtrc?  Qu'a-t- 
elle  fait  enfin?  —  Mon  garçon,  m'a-t-elle  dit,  mettez  cette  lettre 
sur  ce  sac.  —  0  discrète  personne!  s'écria  tlon  Quichotte, 
c'était  pour  la  lire  à  son  aise  et  en  savourer  toutes  les  expres- 
sions. Continue,  Sancho.  Pendant  quelle  achevait  sa  tâche,  quel 
entretien  eùles-\ous  ensemble?  quelles  questions  te  fil-elle  à  mru 
sujet?  et  que  lui  répondis-tu?  aclièxe  enfin,  conte-moi  tout,  sans 
me  faire  tort  d'une  syllabe.  —  Je  ne  l'ai  pas  vue  assez  à  mon 
aise  pour  avoir  observé  ses  attraits  en  détail  et  l'un  après  l'autre; 
mais  comme  cela....  en  masse....  elle  me  semble  bien. 

Dulcinée  du  Toboso  disparaît  dans  la  poussière  de 
seigle,  la  divinité  se  dérobe.  La  femme  idéale  est  dans  le 
nuage. 

Ruiner  Tempire  de  la  galanterie,  abattre  Tautel  dressé 
aux  femmes  par  les  poètes,  c'était  le  dernier  coup. 
La  parodie  était  complète,  et  si  joyeuse,  si  claire  pour 


:\\()  ciiAPiTRi':  vr. 

tons  (ju'im  ôclal  de  rire  iiiii\crs(3l  acc-ueillit  les  Irois 
figures  dessinées  par  Cervantes.  L'histoire  courut  aussi- 
tôt la  ville  et  la  cour;  l'Espagne  entière  la  voulut 
connaître.  Il  fallut  faire  coup  sur  coup  des  éditions 
nouvelles.  Les  Flandres  se  hâtèrent  de  réimprimer  le 
le  livre;  la  France  le  traduisit;  toute  TEurope  le  lut. 
Ce  fut  un  de  ces  grands  succès  populaires  et  universels 
qui  forcent  les  obstacles,  en  un  mot,  une  révolution. 

Elle  atteignait  non-seulement  les  vieux  romans  de  che- 
valerie, mais  tous  les  genres  faux  de  la  littérature.  Cer- 
vantes, à  la  faveur  de  cette  fiction,  dont  je  n'ai  rappelé 
ici  que  la  donnée  principale,  glissait  dans  son  roman  soit 
des  allusions,  soit  des  critiques  directes,  qui  le  mettaient 
en  guerre  ouverte  avec  tous  les  vices  littéraires  de  son 
temps.  Les  écrivains  qu'il  jugeait,  depuis  les  plus  illus- 
tres, comme  Lope  de  Yega,  jusqu'aux  plus  petits,  se 
prirent  de  haine  contre  lui.  Ils  n'osèrent  pas  d'ahord  se 
révolter  publiquement.  La  vogue  de  Do7i  Quichotte  les 
avait  étourdis.  Mais  Cervantes  les  vit  autour  de  lui  pré- 
parer leurs  armes.  Il  sentit  les  effets  continuels  de  leur 
mécontentement  dix  années  durant,  de  1604  à  1614. 

Tandis  que  le  vieil  écrivain  rassemblait,  avant  de 
mourir,  ses  œuvres,  et  notamment  ses  Nouvelles  exem- 
plaires, tandis  qu'il  rentrait  sa  moisson,  on  forgeait 
l'espèce  de  machine  infernale  qui  éclata  enfin,  au  bout 
de  dix  ans. 

AVELLANEDA 

En  1614  parut  un  ouvrage  intitulé  :  Skcond  volum;-: 

DE  l'ingénieux  hidalgo   DON  QuiCHOTTE  DE    LA  MaNCHK, 

contenant  le  récit  de  sa  ti^oisiènie  sortie  et  le  cinquième 


LA  OUlTIUl'b:-  ''^\1 

livre  de  ses  aventures.  Ce  livre,  que  tout  le  monde  à 
première  vue  dut  croire  de  Cervantes,  était  signé  d'un 
autre  nom  écrit  en  lettres  plus  petites  :  Composé  par 
le  licencié  Alonso  Fernandez  de  Avellaneda^  naturel 
de  la  ville  de  Tordesillas. — Tarragone.  Imprimé  par 
Felipe  Roberto.  1614. 

Il  faut  parler  de  ce  livre  qui  fut  un  événement  dans 
la  vie  de  Cervantes,  et  qui  aujourd'hui  encore  est  un 
sujet  de  discussion.  Le  Sage  lui  a  fait  Fhonneur  de  le 
traduire  en  Tembellissant  et  d'y  mettre  une  préface  qui 
place  Avellaneda  au-dessus  de  Cervantes.  M.  Germond 
Delavigne,  qui  connaît  bien  l'Espagne,  l'a  traduit  à  son 
tour,  l'a  défendu,  et,  à  force  de  le  défendre,  est  arrivé 
à  immoler  la  seconde  partie  du  Don  Quichotte  de  Cer- 
vantes à  la  Suite  composée  par  Avellaneda. 

Avant  tout,  c'était  une  mauvaise  action.  L'inconnu 
qui  s'emparait  du  droit  de  continuer  l'ouvrage  détour- 
nait à  son  profit  la  vogue  d'un  roman  qui  pouvait  tirer 
Cervantes  de  la  misère.  Sous  ce  nom  d' Avellaneda,  nom 
de  guerre,  se  cachait  un  rival  et  un  ennemi.  La  pre- 
mière ligne,  le  premier  mot  du  livre  annonçaient  l'hos- 
tilité la  plus  violente.  Le  prologue  n'était  qu'une  longue 
injure.  Voici  (en  combattant  ici  M.  Germond  Delavigne, 
je  citerai  sa  traduction,  pour  ne  pas  disputer  sur  les 
termes),  voici  comment  il  débute  : 

L'histoire  de  don  Quichotte  de  la  Manche  est  presque  entière- 
ment une  comédie;  elle  ne  peut  et  ne  doit  donc  pas  aller  sans 
prologue.  Voilà  pourquoi  j'écris  celui-ci  en  tête  de  cette  Seconde 
pa'rtie  des  hauts  faits  du  héros;  mais  au  moins  le  ferai-je  moins 
fanfaron  et  moins  provocateur  que  le  prologue  placé  par  Michel 
de  Cervantes  Saavedra  en  tête  de  sa  première  partie,  et  plus 
humble  que  certain  autre  qui  précède  ses  Nouvelles  (satiriques 
plutôt  qu'exemplaires),  mais -réellement  ingénieuses.  Sans  doute. 


:\\X  CHAPITRE  VII. 

il  ne  trouvera  rien  qui  soit  ingénieux  dans  l'histoire  qui  va 
suivre;  il  n'y  a  ici  ni  la  supériorité  de  son  talent,  ni  l'abondance 
de  relations  fidèles  qui  se  rencontrèrent  sous  sa  main. 

Ici  le  texte  contient  une  parenthèse  que  le  traducteur 
rejette  par  bon  goût  et  par  pudeur,  mais  qu'il  res- 
titue dans  les  notes  finales.  Avellaneda  vient  de  parler 
de  la  main  de  Cervantes  : 

Je  mets  sa,  et  avec  intention,  car  Cervantes  nous  apprend 
lui-même  qu'il  n'a  qu'une  main  ;  aussi  pouvons-nous  dire  de  lui 
que,  vieux  par  les  années  autant  que  jeune  par  l'esprit,  il  a  plus 
de  langue  que  de  mains. 

Ceci  n'est  qu'une  injure  et  une  lâcheté  vulgaire.  La 
suite  est  plus  habile  : 

Sans  doute  encore  il  se  plaindra  de  mon  travail,  il  dira  que  je 
lui  enlève  le  profit  de  sa  seconde  partie;  mais  du  moins  il  devra 
reconnaître  que  tous  devx  nous  tendons  vers  une  même  ^n,  c'est- 
à-dire  combattre  à  outrance  la  lecture  pernicieuse  des  mauvais 
livres  de  chevalerie,  si  répandue  parmi  les  gens  de  la  campagne 
et  parmi  les  oisifs. 

Ainsi  rœuvre  de  Cervantes  et  Tidée  principale  de  son 
Don  Quichotte  ne  lui  appartiennent  plus  en  propre. 
Cette  forme  de  critique,  si  rare,  si  originale  et  si  ex- 
quise, il  en  partage  Thonneur  avec  autrui.  Je  me  trompe  ; 
bientôt  Avellaneda  est  au-dessus  de  Cervantes;  il  le 
dit,  il  repousse  toute  solidarité  avec  un  pamphlétaire, 
et  enfin  il  le  dénonce  comme  coupable  d'avoir  attaqué 
un  inquisiteur  : 

Toutefois  nous  différons  par  les  moyens,  car  il  a  cru  devoir 
m'attaquer,  ainsi  que  cet  autre  écrivain  que  célèbrent  avec  tant 
de  justice  les  nations  étrangères  (Lope  de  Vega),  et  à  qui  la  nôtre 
est  si  redevable  de  la  gloire  dont  il  a  entouré  le  théâtre  espagnol, 
en  produisant  un  nombre  infini  de  comédies  admirables,  écrites 


LA  CRITIQUE.  3!« 

iivec  toute  la  sévërité  de  l'art  et  avec  toute  la  gràci^  et  la  sagesse 
(ju  on  doit  attendre  d'un  ministre  du  Saint-Office. 

Et  plus  loin  ce  mot,  terrible  dans  son  hypocrisie  : 

Plaise  à  Dieu  que,  maintenant  qu'il  s'est  voué  à  la  retraite,  il 
n'aille  pas  s'en  prendre  à  l'Église  et  aux  choses  sacrées! 

Le  souhait  d'Avellaneda ,  chef-d'œuvre  de  componc- 
tion d'un  délateur  anodin,  est  suivi  d'une  théorie  sur 
la  bonne  humeur.  Avellaneda  est  un  homme  doux,  sou- 
riant : 

La  suite  qu'on  va  lire  diffère  donc  de  l'œuvre  de  Cervantes, 
car  mon  humeur  est  le  contraire  de  la  sienne,  aussi  bien  en  ma' 
Hère  d'opinion  qu'en  question  d'histoire. 

Le  pauvre  homme!  s'écrierait  Molière,  il  a  l'oreille 
rouge  et  le  teint  fleuri.  —  «  Le  pauvre  homme!  »  dit 
sérieusement  M.  Germond  Dclavigne,  comment  pou- 
vait-il lutter  contre  les  effets  de  l'idolâtrie  qu'on  avait 
en  Espagne  pour  Cervantes  ? 

Ce  mot  de  M.  Delavigne  est  cruel.  Il  fait  penser  à 
Tartufe ,  et  malgré  soi  on  trouve  en  effet  un  air  de  fa- 
mille entre  Avellaneda  qui,  s'introduisant  dans  l'œuvre 
de  Cervantes,  Tinjurie  ensuite,  et  le  béat  qui  s'installe 
dans  la  maison  d'Orgon  avec  assoz  d'impudence  pour 
l'en  chasser  lui-même.  Pourtant  Avellaneda  vise  plus 
haut;  il  parle  d'un  outrage  que  Cervantes  a  fait  à  un 
inquisiteur  et  d'un  outrage  qu'il  pourrait  faire  à  l'Eglise. 
A  travers  ce  plat  mélange  d'insinuations  cauteleuses 
et  de  ricanements  grossiers,  de  dextérité  dans  la  per- 
fidie et  d'impudence  dans  l'injure,  on  voit  poindre  la 
petite  flamme  d'un  bûcher  possible.  Avellaneda  indique 
seulement,  il  n'appuie  pas.  Il  est  embarrassé,  car  Cer- 


320  CHAPITRE   VII. 

vantes  est  pieux,  il  vient  même  de  prendre  l'habit  du 
Tiers-Ordre.  On  le  croit  bon  catholique  : 

Don  Quichotte,  dit  quelque  part  Avellanedu,  allait  assidûment  à 
la  messe  avec  son  rosaire...  Les  gens  du  village  le  considéraient 
comme  complètement  guéri. 

On  se  trompait;  il  fallut  bientôt  l'attacher  et  l'enfermer  dans 
une  maison  de  fous,  là  où  l'on  dit  autant  de  vérités  que  dans  les 
livres  de  Genève. 

Ceci  n'est  plus  dans  le  prologue,  ceci  est  dans  le  livre 
même.  J'entends  l'objection  de  M.  Germond  Delavigne, 
qui  voit  une  différence  absolue  entre  le  prologue  et  le 
livre,  et  qui  dit  :  «  Ce  fiel  d'un  cœur  haineux,  ces  gros- 
sières injures,  tout  se  trouve  dans  le  prologue  d'Avella- 
neda  ;  car,  dans  le  courant  du  livre,  nous  ne  rencontrons 
pas  un  mot  qui  sorte  du  sujet  et  qui  soit  consacré  aux 
petites  passions  de  rivalité.  »  Où  mène  la  préoccupa- 
tion!... Le  livre  entier  n'est  qu'une  caricature  perpé- 
tuelle de  la  vie  de  Cervantes,  de  ses  œuvres  et  de  ses 
nobles  rêves.  Puisque  je  suis  le  premier  à  l'avancer,  je 
dois  prouver  mon  dire  :  ouvrons  le  roman  d'Avellaneda. 

Son  don  Quichotte  est  l'image  grotesque  d'un  certain 
gentilhomme  espagnol  qui  parle  toujours  d'art  militaire 
et  qui  propose  au  roi  d'Espagne  de  combattre  les  Turcs  ; 
d'un  batailleur  qui  se  môle  un  jour  aux  comédiens  et  se 
fait  berner  par  eux,  d'un  glorieux  qui  veut  détrôner 
le  poëte  pastoral  Garcilaso ,  d'un  homme  jaloux ,  mé- 
fiant et  misérable ,  qui  sort  de  prison,  qui  est  pauvre, 
qui  mourra  sur  la  paille,  et  qu'en  attendant  on  doit,  par 
prudence,  envoyer  aux  petites  maisons.  Yoilà  un  per- 
sonnage dont  les  aventures  rappellent  singulièrement  les 
efforts  et  les  échecs  du  gentilhomme  Saavedra  dans  /es 
armes  et  les  lettres. 


LA  CRITIQUE.  321 

Le  Sancho  (rAvellaiieda  est  la  contre-partie  épaisse  de 
son  maître.  Lui  aussi,  il  prétend  fonder  sa  gloire  à  la  fois 
sur  le  sang,  sur  les  armes  et  sur  les  lettres. . .  Il  est  fameux 
parle  sang,  parce  que  son  père  était  boucher;  par  les 
armes ,  parce  qu'un  sien  oncle  était  armurier  ;  par  les 
lettres,  parce  qu'il  a  un  cousin  relieur  de  livres  à  Tolède. 
Ces  lourdes  plaisanteries  écœurent.  Mais  le  livre  qui 
nous  donne  le  spectacle  des  luttes  qu'il  faut  soutenir 
pour  défendre  ici-bas  la  double  cause  de  l'héroïsme  et 
du  bon  sens  nous  révèle  aussi  l'impression  que  laissait 
aux  ennemis  de  Cervantes  son  caractère.  Il  manquait 
évidemment  de  l'habileté,  du  sang-froid  calculé ,  de  la 
mise  en  scène  qui  font  le  succès.  Il  ignorait  l'art  et  les 
moyens  d'effet  que  lui  eût  appris  le  moindre  sophiste 
grec  et  le  premier  venu  des  mandarins  chinois.  Soldat 
de  Lépante ,  amoureux  de  son  métier,  écrivain  épris 
de  l'art  littéraire,  il  en  parlait  à  tout  venant,  comme 
La  Fontaine  parlait  de  Baruch.  Il  avait  l'enthousiasme 
indiscret.  Ce  naïf,  au  lieu  de  dicter  le  récit  de  sa  vie  et 
de  se  faire  «  le  grand  enlumineur  de  ses  actions,  »  se 
mêlait ,  en  parlant  de  ce  qu'il  avait  vu ,  d'exhorter  son 
pays  aux  grandes  entreprises.  Il  avait  la  folie  d'adresser 
à  Philippe  II,  dans  une  salle  de  théâtre,  publiquement, 
une  apostrophe  politique  sur  la  nécessité  de  combattre 
l'islamisme.  Son  discours  généreux,  j'en  retrouve  la  pa- 
rodie chez  Avellaneda,  si  abondante,  que  je  l'abrège  un 
peu. 

Don  Quichotte  est  introduit  en  la  présence  du  roi 
d'Espagne  et  des  Indes ,  de  Philippe  II ,  de  Théritier 
dlsabelle  et  de  Charles-Quint,  en  un  mot  de  VArchi- 
pampaîi^  comme  Avellaneda  l'appelle.  Il  veut  lui  adres- 
ser une  adjuration  solennelle  : 

21 


322  CHAPITRE  VII. 

Lorsqu'il  vil  (juc  le  silence  régnait  dans  la  salle  et  qu'on  at- 
tendait qu'il  parlât,  il  dit  d'une  voix  grave  et  reposée  : 

«  Magnanime,  puissant  et  toujours  auguste  Archipampan  des 
Indes,  descendant  des  Héliogabale,  des  Sardanapale  et  des  em- 
pereurs anciens,  aujourd'hui  paraît  en  votre  royale  présence  le 
ohevalier  sans  amour.  Après  avoir  parcouru  la  plus  grande  par- 
tie de  notre  hémisphère,  désenchanté  des  châteaux,  vengé  des 
rois,  conquis  des  royaumes,  subjugué  des  provinces,  affranchi 
des  empires,  j'ai  regardé  tout  le  reste  du  monde  avec  les  yeux  de 
l'attention  et  je  n*ai  vu  dans  toute  sa  rondeur  ni  roi  ni  empereur 
qui  fût  plus  digne  de  mon  amitié  et  de  mes  recherches  que  Votre 
Altesse...  Aussi  suis-je  venu,  magnanime  monarque,  auprès  de 
vous,  non  pour  apprendre  de  vos  chevaliers  la  courtoisie  ou  les 
autres  vertus,  car  je  n'ai  plus  rien  à  apprendre,  moi  qui  suis 
connu  de  tous  les  princes  de  bon  goût  pour  le  miroir  et  le  mo- 
dèle de  la  galanterie,  de  la  politesse,  de  la  prudence  et  de  la 
science  militaire,  mais  afin  qu'à  dater  de  ce  jour  vous  vouliez 
bien  me  tenir  pour  votre  véritable  ami... 

«  Il  résultera  de  notre  amitié  une  grande  terreur  pour  vos 
ennemis,  ajoute  le  chevalier.  Je  veux  qu'à  l'instant,  en  votre 
présence,  en  vienne  aux  mains  avec  moi  ce  superbe  géant  Bra- 
midan  de  Taillenclume,  roi  de  Chypre,  que  j'ai  défié  au  combat, 
il  y  a  plus  d'un  mois.  Je  veux...  trancher  sa  tête  monstrueuse  et 
l'offrir  à  la  grande  Zénobie...  à  qui  je  me  propose  de  donner  le 
royaume  de  Chypre,  jusqu'à  ce  que  ce  bras  lui  rende  le  sien, 
que  le  Grand-Turc  a  usurpé...  » 

Me  suis  je  trompé?  N'est-ce  pas  là  une  parodie  de 
l'imprudent  patriotisme  de  Cervantes  dans  la  première 
période  de  sa  vie?  Yoilà  pour  le  soldat  et  le  politique; 
voici  maintenant  pour  l'écrivain  et  pour  l'entreprise 
qu'il  a  faite  de  prendre  une  grande  place  parmi  les  au- 
teurs dramatiques.  Cervantes,  on  le  sait,  a  échoué,  il 
s'est  retiré  devant  le  succès  unique  et  exclusif  de  Lope 
de  Vega,  ce  prodige,  dit-il,  qui  s'est  emparé  du  sceptre 
de  la  monarchie  comique.  Mais  dl  est  revenu  plus  tard, 
on  l'a  mal  accueilli,  on  a  refusé  ses  pièces,  on  lui  a  même 


LA  CRITIQUE.  323 

retiré  ses  entrées.  En  1614,  il  recueille  son  œuvre  dra- 
matique, et  annonce  qu'il  la  soumettra  telle  quelle  au 
jugement  de  la  postérité.  Le  livre  d'Avellaneda  est  plein 
d'allusions  à  tous  ces  faits.  Don  Quichotte,  dit-il,  se 
rendit  un  jour  à  Alcala  de  Hénarès  (c'est  la  patrie  de 
Cervantes)  et  eut  près  de  cette  ville  (à  Madrid,  je  sup- 
pose) une  rencontre  fameuse  avec  des  comédiens.  Ceux-ci 
étaient  arrêtés  dans  une  hôtellerie.  Le  chevalier  prend 
l'hôtellerie  pour  un  château  que  jadis  il  a  voulu  con- 
quérir et  dont  on  a  l'a  repoussé  : 

Ami  Sancho,  je  me  souviens  maintenant  des  grandes  fatigues, 
des  tourments,  des  dangers  et  des  tribulations  que  nous  avons 
soufferts,  il  y  a  un  an,  dans  les  châteaux  semblables  à  celui  que 
nous  apercevons.  Toujours  il  s'y  trouvait  caché  certain  habile 
enchanteur,  mon  ennemi,  qui  cherchait  et  qui  cherche  encore  à 
me  faire  tout  le  mal  possible. 

Don  Quichotte  va  seul  en  avant  pour  tenter  de  nou- 
veau l'entrée  de  la  citadelle  dramatique.  En  vain  Sancho 
lui  conseille  de  ne  pas  s'engager  dans  de  nouveaux 
embarras.  Il  veut  déjouer  l'enchanteur;  celui  qui  «  com- 
mande aux  comédiens ,  les  domine  et  leur  fait  faire  de 
gré  ou  de  force  tout  ce  qui  lui  plaît.  »  Il  apostrophe 
ce  magicien  :  «  0  toi  qui  favorises  tous  ceux  dont  «  j'ai 
pris  la  gloire  pour  fonder  la  mienne,  rends -moi  et 
restitue  à  chacun,  avec  sa  liberté,  nos  trésors  que  tu  nous 
as  ravis.  » 

Les  comédiens  saisissent  alors  le  chevalier  par  les 
pieds,  par  les  bras,  et  retendent  par  terre.  Ils  annon- 
cent à  Sancho  qu'ils  vont  le  manger,  et  Sancho,  (Jui  les 
croit,  tremble.  Don  Quichotte,  opiniâtre  jusque  dans  la 
défaite,  répond  en  défiant  son  ennemi  :  ce  Ne  crois  pas  que 


324  CHAPITRE  VII 

tes  paroles  ou  tes  œuvres  [perjndiciales  obras)  tiioui- 
pheni  de  la  patience  de  chevalier  errant.  Dans  la  suite 
des  temps,  j'ai  la  certitude  d'échapper  à  Tenchantement. 
Il  viendra  quelque  prince  grec  qui  me  délivrera  !  )^  En 
attendant  que  la  postérité  venge  don  Quichotte,  les  co- 
médiens le  punissent  en  jouant  devant  lui  une  comédie 
de  Lope  de  Yega  :  Comenzaron  a  ensaijar  la  grava 
comedia  de  El  Testimonio  vengado,  del  insigne  Lope 
de  Vega  Carpio. 

Je  n'insiste  pas  davantage  ;  je  crois  pouvoir  conclure 
sur  ce  plagiat  diffamatoire  qui  a  surpris  la  bonne  foi  de 
quelques  écrivains.  Avellaneda  est  l'organe  de  tout  un 
parti  coalisé  contre  Cervantes  ;  il  est  le  vengeur  de  la 
médiocrité  atteinte  par  le  génie.  La  grande  critique 
inaugurée  par  Cervantes  est  calomniée  autant  que  sa 
personne.  Son  crime  est  d'être  indépendant,  d'avoir 
jugé,  de  juger  encore.  On  lit  trop  dans  son  regard  qu'il 
connaît  la  valeur  des  hommes  ;  car  Avellaneda ,  dans  sa 
diatribe,  nous  laisse  entrevoir  la  physionomie  même  de 
Cervantes,  grave  et  soucieuse,  au  milieu  de  la  littéra- 
ture contemporaine.  Selon  lui,  cet  homme  de  génie,  qui 
s'avance  seul  à  travers  les  groupes  et  les  coteries,  comme 
don  Quichotte  dans  le  monde,  est  un  esprit  distrait,  un 
cerveau  préoccupé,  un  vrai  fou,  en  un  mot,  méchant  à 
coup  siir,  et  envieux,  car  la  tristesse  et  l'air  réfléchi 
sont  des  marques  d'envie  :  «  L'envie,  s'écrie  Avellaneda, 
est ,  d'après  saint  Thomas  (et  il  cite  triomphalement  le 
chapitre  et  la  strophe) ,  l'envie  est  cette  tristesse  que 
nous  causent  le  bien  et  la  fortune  d'autrui.  »  Au  con- 
traire, l'écrivain  comme  Lope  de  Yega,  et  comme  son 
séide  Avellaneda,  a  le  sourire  bénin,  et  c'est  le  propre 
de  la  charité  :  Benigna  est^  non  agit  perperam^  dit 


LA  CRITIQUE.  32:) 

saint  Paul.  Mais  il  faut  pardonner  à  Cervantes  sa  cri- 
tique : 

Elle  a  ëlë  écrite  dans  une  prison,  et  par  conséquent  elle  s'y 
est  empreinte  d'humeur  sombre,  de  dispositions  inquiètes,  im- 
patientes, hargneuses  et  colères,  comme  il  arrive  à  tous  les  pri- 
sonniers. 

Il  faut  laisser  vieillir  et  mourir  dans  sa  solitude  ce 
malheureux  qui  n'est  pas  des  nôtres  ;  il  n'a  plus  long- 
temps à  vivre,  et  chacun  est  libre  d'achever  son  Z)o/i 
Quichotte^  qu'il  ne  terminera  probablement  pas. 

Voilà  Miguel  de  Cervantes  devenu  vieux  comme  le  château  de 
San-Cervanlès  et  tellement  maltraité  par  les  années,  que  tout 
et  tous  lui  sont  à  charge.  Il  est  si  à  court  d'amis  que,  lorsqu'il 
veut  orner  ses  livres  de  quelques  sonnets  boursouflés,  il  s'en  va 
leur  donner  pour  auteur.-^,  comme  il  le  dit  lui-même,  le  prêtre 
Jean  des  Indes  ou  l'empereur  de  ïrébizonde,  parce  qu'il  ne  trouve 
pas  sans  doute  dans  toute  l'Espagne  un  personnage  qui  ne  s'of- 
fense de  le  voir  prendre  son  nom. 

La  malédiction  jetée  contre  la  vieillesse  et  la  pauvreté 
de  Cervantes  se  retrouve  dans  un  sonnet  abominable 
glissé  entre  le  prologue  et  le  premier  chapitre,  petite 
pièce  qui ,  par  sa  place ,  est  le  premier  mot  du  livre , 
par  sa  portée,  le  mot  final  : 

u  Vous  apprendrez  ici,  dit  un  poëte  appelé  Pero  Fernandez  (est 
ce  un  prêle-nom  de  l'auteur?)  —  vous  apprendrez  que  l'homme 
qui  court  le  monde  à  si  grand  train  ne  trouve  pas  au  bout  de 
sa  vie  d'autre  repos,  »  c'est-à-dire  que  Cervantes  le'  vagabond 
mérite  sa  misère. 

On  ne  pouvait  trouver  mieux,  dira-t-on.  Pourtant  la 
bassesse  a  des  inventions  encore  plus  cruelles.  Après 
avoir   enfermé   Cervantes  dans  un  cabanon  de  fous, 


326  CHAPITRE  VIL 

Avellanecla  imagine  de  le  guérir  et  de  renvoyer  sur  la 
grande  route  comme  un  paria  qui  tend  la  main.  L'aliéné 
se  fait  mendiant  :  Sancho  le  rencontre  et  lui  donne  l'au- 
mône. 

Ah!  certes,  Le  Sage  n'aurait  pas  loué  cette  œuvre  s'il 
l'eût  comprise,  et  le  traducteur  moderne  qui  la  défend 
la  désavouera  le  jour  où  il  reconnaîtra  le  véritable  esprit 
qui  anime  celui  qu'il  appelle  un  continuateur.  D'ail- 
leurs, notons  ce  fait.  Fauteur  môme  de  Gil  Blas  n'a  pas 
cru  pouvoir  acclimater  l'œuvre  parmi  nous  sans  modi- 
fier le  style  grossier  de  l'auteur  espagnol ,  et  par  con- 
séquent faire  subir  une  métamorphose  importante  au 
roman  même. 

De  notre  temps,  l'histoire  littéraire  s'est  moins  occupée 
de  l'ouvrage  que  de  l'auteur.  Elle  a  cherché  quelle  main 
sacrilège  avait  écrit  ce  livre.  Pour  démasquer  l'écrivain 
pseudonyme ,  les  investigations  les  plus  ingénieuses  ont 
été  faites.  On  a  prononcé  plusieurs  noms.  L'auteur  fut 
un  homme  puissant,  dit-on.  Ce  fut  un  religieux  très-in- 
fluent, ajoutent  quelques-uns.  D'autres  précisent  davan- 
tage :  ce  fut  un  dominicain.  On  pense  à  Blanco  de  la 
Paz,  Estrémadurien,  camarade  de  captivité  de  Cervantes 
à  Alger  et  son  mortel  ennemi.  On  cite  Andrès  Perez , 
autre  dominicain  qui,  sous  le  nom  de  Lopez  de  Ubeda, 
publia,  en  1608,  la  Picara  Justina  11  se  serait  vengé  de 
Cervantes  qui  ne  l'admira  pas. 

M.  Delavigne  pencherait  pour  le  Bartolomé  Leonardo 
de  Argensola,  docteur  en  théologie,  qui  fut  mêlé  à  toutes 
les  intrigues  littéraires  dont  le  comte  de  Lemos  était  le 
centre,  et  qui  mourut  historiographe  du  royaume  d'A- 
ragon. Mais  le  candidat  qui  a  réuni  le  plus  de  suffrages 
est  encore  le  Père  Luis  de  Aliaga,  homme  de  basse 


LA  CRITIQUE.  327 

extraction,  devenu  le  favori  du  duc  de  Lerme  et  le  con- 
fesseur de  Philippe  III .  Lorsque  cet  Aragonais,  qui  s'é- 
tait fait  place  par  toutes  sortes  de  moyens ,  tomba  avec 
ses  maîtres,  sa  chute  fut  saluée  par  un  applaudissement 
général.  «  Le  voilà  par  terre,  »  dit  quelque  part  le  fa- 
meux comte  de  Yilla-Mediana , 

Dans  un  état  très-misérable  ; 
On  va,  dit-on,  et  c'est  probable, 
S'enquérir  de  l'inquisiteur 
Et  confesser  le  confesseur. 

Par  une  double  bizarrerie,  cet  homme  rappelait  au 
public  moqueur  tout  ensemble  le  don  Quichotte  et  le 
Sancho  Pança  de  Cervantes.  Long,  sec,  brun  comme  le 
chevalier  de  la  Manche,  il  avait  été  surnommé  par  anti- 
phrase Sancho  Pança  ;  son  extérieur  et  son  surnom  fai- 
saient naître  de  perpétuels  rapprochements  qui,  dit-on, 
l'auraient  indisposé  contre  Cervantes.  Pour  se  venger, 
il  aurait  écrit  cette  Suite  fameuse  et  choisi  pour  pseu- 
donyme le  nom  d'Avellaneda,  altération  légère  de  l'épi - 
thète  attribuée  par  Cervantes  au  héros  fds  de  son  esprit, 
sec  et  ratatiné,  dit-il,  seco,  avellanado. 

Je  ne  chercherai  pas  à  trancher  la  question  et  je 
ne  crois  point  nécessaire  de  dénoncer  ici,  à  moins  de 
preuves  irréfragables,  ni  un  dominicain,  ni  qui  que  ce 
soit.  Il  importe  moins  de  savoir  quelle  main  a  frappé 
que  de  connaître  la  pensée  et  l'esprit  qui  dirigeaient  le 
coup.  Or  le  débat  réel  est  établi  évidemment  entre  la 
littérature  à  la  mode,  celle  qui  triomphe,  et  la  haute 
littérature  critique,  celle  qui  proteste.  Parmi  les  triom- 
phateurs se  trouvait  Lope  de  Yega;  il  avait  été  jugé 
directement  par  Cervantes;  il  est  directement  défendu 


328  CHAPITRE  VII. 

par  Avellaneda.  C'est  donc  à  l'ombre  de  son  nom  et 
pour  lui  plaire  que  la  bataille  se  livre.  Quant  à  Avel- 
laneda ,  son  nom  véritable  est  peu  curieux,  à  savoir  ; 
son  pseudonyme  demeure  le  nom  de  la  médiocrité  en 
colère. 

Cervantes  lui-même  paraît  n'avoir  pas  découvert  son 
agresseur.  C'est  un  Aragonais,  dit-il,  puisqu'il  supprime 
les  articles ,  c'est  un  disciple  de  Lope  de  Yega ,  c'est 
enfin  quelque  pédant  «  sournois  et  railleur,  »  comme 
Samson  Carrasco ,  ce  bachelier  blafard  qui  a  de  l'esprit 
et  dont  Sancho  admire  la  personne  graduée  par  Sala- 
manque  :  «  Ces  gens-là,  ajoute  l'écuyer,  ne  peuvent  men- 
tir, si  ce  n'est  quand  il  leur  en  prend  envie  ou  qu'ils  y 
trouvent  leur  profit.  Le  bachelier  sait ,  sans  qu'il  y 
manque  une  panse  à'a ,  tout  le  mal  qu'on  dit  de  Yotre 
Grâce.  »  Cervantes  indique  en  passant  tout  cela ,  mais 
avant  tout  il  s'adresse  au  public  comme  à  un  tribunal 
d'honneur  ;  il  réplique  en  soldat  et  en  Castillan  : 

Vive  Dieu!  avec  quelle  impatience,  lecteur  illustre,  ou  peut- 
êlre  plébéien,  tu  dois  attendre  à  présent  ce  prologue  ^  croyant  y 
trouver  des  vengeances,  des  querelles,  des  reproches  outrageants 
à  l'auteur  du  second  Don  Quichotte!  Eh  bien!  en  vérité,  je  ne 
puis  te  donner  ce  contentement;  je  n'en  ai  pas  seulement  la 
pensée.  Que  son  péché  le  punisse,  qu'il  le  mange  avec  son  pain , 
et  grand  bien  lui  fasse. 

Ce  que  je  n'ai  pu  m'empécher  de  ressentir,  c'est  qu'il  m'ap- 
pelle injurieusement  vieux  et  manchot,  comme  s'il  avaitété  en  mon 
pouvoir  de  retenir  le  temps,  de  faire  qu'il  ne  passât  point  pour 
moi;  ou  comme  si  ma  main  eût  été  brisée  dans  quelque  taverne, 
et  non  dans  la  plus  éclatante  rencontre  qu'aient  vue  les  siècles 
passés  et  présents,  et  qu'espèrent  voir  les  siècles  à  venir. 

Il  faut  lire  tout  ce  prologue  où  éclate  son  indignation 

ï.   Le  prologue  de  la  seconde  partie  do  Don  QuiclioKe. 


LA  CRITIQUE.  329 

d'honnête  homme ,  qu'il  essaye  vainement  de  contenir. 
Il  rougit  de  penser  que  la  critique  virile  et  élevée  puisse 
jamais  passer  pour  de  la  basse  envie  : 

Une  autre  chose  encore  m'a  fâché  :  c'est  qu'il  m'appelât  en- 
vieux et  m'expliquât ,  comme  si  je  l'eusse  ignoré ,  ce  que  c'est 
que  l'envie.  11  y  en  a  deux  sorles;  celle  que  je  connais  est  l'é- 
mulation noble,  sainte  et  bien  intentionnée...  Si  l'autre  a  parlé 
pour  celui  qu'il  semble  avoir  désigné,  il  se  trompe  du  tout  au 
tout,  car  de  celui-ci  j'adore  le  génie  et  j'admire  les  œuvres. 

Nous  verrons  la  critique  affectueuse  que  Cervantes 
avait  présentée  du  théâtre  de  Lope  de  Yega.  D'ailleurs 
il  l'avait  signée.  Avellaneda  ne  signait  pas  de  son  vrai 
nom.  «  Il  doit  bien  souffrir,  ce  seigneur,  dit  Cervantes, 
il  manque  de  jour;  il  manque  d'air.»  Ici  il  se  déride, 
l'ironie  revient,  et  avec  elle  un  dédain  sincère.  Quoi 
donc  !  Avellaneda  déguise  son  nom  et  cache  sa  pa- 
trie, «  comme  s'il  avait  commis  un  attentat  de  lèse-ma- 
jesté...» Il  sent  donc  qu'il  joue  un  rôle  de  Zoïle  ;  il  traite 
Cervantes  en  homme  de  génie,  puisqu'il  l'insulte ,  et  Cer- 
vantes va  partir  de  cette  vie  avec  le  remords  de  lai  avoir 
fait  écrire  un  mauvais  livre  :  «Je  le  supplie  de  me  par- 
donner l'occasion  que  je  lui  en  donne  involontairement  ; 
car  c'est  une  tentation  du  diable ,  une  des  plus  puis- 
santes, que  de  mettre  à  un  homme  dans  la  tête  l'idée 
qu'il  peut  composer  et  publier  un  livre  qui  lui  rappor- 
tera de  la  renommée  et  de  l'argent...  »  Et  quand  l'au- 
teur pense  à  l'argent,  il  ne  fait  que  brocher,  comme  le 
tailleur  à  la  veille  de  Pâques.  Les  ouvrages  parfaits  ne 
se  font  pas  ainsi.  Ils  ne  se  font  pas  davantage  avec  des 
facéties  malséantes.'  Ni  l'obscénité,  ni  la  niaiserie  ne  suf- 
fisent pour  écrire  ,  ni  la  méchanceté.  Quelquefois  les 
cheveux  blancs  (qu'Avellaneda  reproche  à  Cervantes) 


330  CHAPITRE  Vil. 

donnent  une  maturité  et  une  force  de  jugement  favora- 
bles à  lart  de  penser.  Le  Don  Quichotte  du  vétéran  a 
réussi  par  là  ;  «  les  enfants  le  lisent,  et  les  jeunes  gens  ; 
les  hommes  le  comprennent ,  et  les  vieillards  disent  : 
c'est  bien  !  On  l'imprime  en  Flandre  et  partout;  on  le 
demande  à  Lisbonne,  à  Barcelone,  à  Yalence;  il  encourt 
déjà  douze  mille  exemplaires ,  ou  trente  mille ,  et  la 
joyeuse  histoire,  qui  ne  contient  pas  un  mot  de  mal- 
honnête, prend  le  chemin  de  s'imprimer  trente  mille 
milliers  de  fois,  si  le  ciel  n'y  remédie  !  » 

Ainsi  répond-il  ^  quand  il  touche  les  questions  d'art. 
Mais  les  pédants  viennent  au  secours  du  plagiaire  :  «  Ils 
accusent  chez  moi ,  dit  Cervantes ,  une  absence  de  mé- 
moire très-regrettable.  Par  exemple,  j"ai  dit  qu'on  a 
volé  l'âne  de  Sancho,  et,  deux  pas  plus  loin,  que  Sancho 
est  sur  son  âne.  »  En  effet  on  notait  dans  Don  Qui- 
chotte des  distractions,  des  anachronismes,  des  redites, 
des  lapsus,  dont  on  a  fait  une  collection  à'absurdos. 
Sur  ce  terrain,  Cervantes  n'a  pas  l'avantage;  il  prête  le 
flanc  aux  doctes  critiques  des  gradués  de  Salamanque, 
qui  pardonnent  l'insignifiance  correcte ,  mais  non  pas 
l'inadvertance,  parce  qu'elle  fait  tache.  —  Cela  est  vrai, 
répond  Cervantes  avec  une  gravité  ironique,  on  a  oublié 
de  tirer  au  clair  le  vol  de  l'àne,  mais  c'est  la  faute  des 
imprimeurs,  qui  ont  laissé  tomber  l'explication  qu'en 
donnait  Cid  Hamet  Ben  Engeli,  auteur  primitif  de  cette 
mémorable  histoire.  Cet  écrivain,  qui  d'ordinaire  est 
aussi  minutieux:  qu'honorable ,  avait  traité  à  fond  le 
chapitre  du  grison;  il  expliquait  et  détaillait  son  amitié 
pour  Rossinante,  à  telles  enseignes  qu^il  montre  com- 

1,   Voir  Do7î  Quichotte,  II,  chap.  ii ,  m,  iv. 


LA  CRITIQUE.  331 

ment  les  deux  bêles  se  grattaient,  comment  elles  se 
mettaient  le  cou  en  croix  l'une  sur  l'autre ,  imitant  le 
dévouement  réciproque  de  Nisus  et  d'Euryale.  Pourquoi 
ces  passages  ont-ils  été  omis?  On  ne  sait.  L'âne  dispa- 
raît par  enchantement,  comme  dans  TArioste  le  cheval  de 
Sacripant.  Malgré  tout,  il  faut  être  indulgent  pour  Gid 
Hamet,  en  considération  de  son  exactitude  habituelle; 
c'est  un  véritable  investigateur  d'atomes.  Il  marque  très- 
nettement  qu'il  y  a  cinq  mille  lieues  par  terre  d'ici  au 
royaume  de  Gandaya  (  et  quand  on  va  par  les  airs ,  en 
ligne  droite,  trois  mille  deux  cent  vingt-sept).  Ne  lui 
en  veuillez  donc  pas  s'il  commet  quelques  erreurs ,  s'il 
oublie ,  lorsque  don  Quichotte  lave  à  grandes  eaux  le 
fromage  blanc  qui  l'inonde,  de  dire  combien  il  emploie 
de  chaudronnées  d'eau.  Un  de  ses  chapitres  commence 
ainsi  :  Je  jure  comme  chrétien  catholique.  G'est  évi- 
demment une  locution  inexplicable  de  la  part  d'un 
Maure ,  invraisemblable  el  inexcusable.  Gervantes  en 
convient  humblement,  et  pour  achever  de  donner  satis- 
faction à  ses  critiques  ,  il  prétend  offrir  un  modèle 
sans  tache  de  la  manière  de  raconter.  Il  nous  propose 
l'aventure  de  la  bergère  Torralva  et  des  trois  cents 
chèvres  que  passe  le  batelier.  Sancho  en  personne  vient 
débiter  cette  «  histoire  des  histoires,  »  et  il  s'interrompt 
tout  net  quand  don  Quichotte  ne  sait  plus  au  juste  le 
nombre  des  chèvres  passées,  (c  L'histoire  finit  rigou- 
reusement, dit-il,  où  commence  l'erreur  du  compte.  » 
Gervantes  raille  ainsi  (en  vingt  passages  du  second 
volume  (leDon  Quichotte)  ses  adversaires  qu'il  dédaigne 
et  qu'il  mène  vivement.  Mais,  en  dépit  de  cette  gaieté, 
il  soufîre  quand  il  voit  le  travestissement  de  ses  créa- 
tions. La  métamorphose  de  ses  personnages  lui  cause 


332  CHAPITRE  VII. 

une  inquictucle  grave  que  Ton  sent  percer  en  lui.  Un 
enfant  qu'on  dérobe  à  sa  mère  pour  rhabiller  en  bohé- 
mien n'est  pas  plus  changé  que  le  fils  de  son  esprit,  son 
don  Quichotte,  devenu  méconnaissable.  Avellaneda  a 
fait  de  lui  un  mendiant  stupide  ;  il  a  fait  de  Dulcinée 
duToboso  une  Barbara  la  Balafrée  rebutante,  souillée 
de  tous  les  vices,  laide  de  toutes  les  laideurs,  assem- 
blage de  toutes  les  platitudes  que  peut  découvrir  une 
imagination  basse  ;  il  a  fait  de  Sancho  Pança  un  homme 
de  tréteaux,  un  goinfre  immonde  qui  ne  connaît  que 
l'alternative  de  la  gloutonnerie  et  des  combats  de  pa- 
rades, et,  quant  au  langage,  un  de  ces  beaux  esprits  de 
ruisseau  faits  pour  amuser  une  populace  dont  ils  sont 
le  rebut  et  le  jouet,  ce  C'est  à  tomber  de  surprise,  s'écrie 
Cervantes,  de  voir  sous  les  mêmes  noms  des  personnages 
si  différents!  »  Ah!  qu'on  l'attaque  lui-même  et  qu'on 
fasse  son  portrait,  si  l'on  veut,  mais  qu'on  ne  traite  pas 
aussi  mal  ses  créations.  Les  nations  étrangères  pour- 
raient les  méconnaître  à  leur  tour. 

Le  pressentiment  de  Cervantes  n'était  pas  sans  justesse. 
On  a  accepté  en  France,  on  a  loué  plus  d'une  fois  les  in- 
ventions et  les  caractères  d'Avellaneda  ;  Le  Sage  a  osé  les 
mettre  au-dessus  des  caractères  de  Cervantes.  Étrange 
erreur  d'un  homme  d'esprit  qui  connaissait  à  fond  les 
valets  de  comédie,  les  paysans  de  théâtre,  les  types  tout 
faits  *,  et  qui  un  jour  condamne,  au  nom  d'une  tradition 
de  coulisses,  la  liberté  même  de  l'observation!  Il  accuse 
le  Sancho  original  d'inconséquence  et  d'invraisemblance; 

I .  «  On  sait  que  les  comédiens  ont  multiplié  chez  eux  les  emplois  à 
l'inlini  :  emplois  de  grande,  moyenne  et  petite  amoureuse  ;  emplois 
de  grands,  moyens  et  petits  valets.  »  Beaumarchais,  Lettre  sur  la  Cri- 
tique du  Barbier  de  Séville. 


LA  CRITÏUUH.  3:13 

il  trouve  Taulre  Sancho  naturel.  On  éprouve  quelque 
embarras  à  réfuter  ce  paradoxe ,  parce  qu'il  faut  citer 
Avellaneda  pour  le  combattre  et  qu'il  est  étrangement 
grossier.  Pourtant  voici  une  scène  de  lui  :  le  lecteur  en 
jugera. 

On  est  à  table.  Les  convives  font  passer  à  Sancho  un 
melon],  il  le  mange.  On  lui  jette  un  chapon,  il  le  dévore. 
On  vide  tous  les  plats  dans  son  chaperon,  il  les  fait  dis- 
paraître dans  son  estomac. 

Don  Carlos  prit  alors  un  plat  de  boulettes  farcies  :  Sancho,  dit- 
il,  pourrlez-vous  bien  manger  deux  douzaines  de  ces  bouletles, 
si  vous  les  trouviez  à  votre  goût?  —  Je  ne  sais,  répondit  Sancho, 
ce  que  c'est  que  ces  boulettes,  et  je  n'y  ai  pas  grande  confiance, 
si  elles  ressemblent  à  celles  qu'on  jette  dans  les  rues  à  Giudad- 
Real  pour  se  défaire  des  chiens  errants.  —  Nous  n'en  sommes 
pas  là  à  votre  égard,  Sancho,  reprit  don  Carlos,  ce  sont  de  pe- 
tites boules  de  viande  délicatement  assaisonnées. 

Sancho  ne  demanda  pas  une  plus  longue  explication  et,  pre- 
nant le  plat,  il  les  engloutit  une  à  une  comme  s'il  se  fut  agi  de 
grains  de  raisin,  ce  qui  n'amusa  pas  petitement  les  convives. 
Quand  il  fut  arrivé  à  la  fin  :  —  Oh  !  les  traîtresses  et  les  sorciè- 
res, s'écria-t-il,  comme  elles  ont  bon  goût!  Je  parierais  que  ce 
sont  là  les  boules  avec  lesquelles  jouent  les  petits  enfants  dans  les 
limbes;  sur  ma  foi,  si  je  retourne  dans  mon  pays,  j'en  sèmerai 
un  bon  picotin  dans  un  jardin  que  j'ai  auprès  de  ma  maison... 

Voilà  cette  vraisemblance  que  Le  Sage  admire,  trou- 
vant naturel  un  laboureur  qui  sème  des  bouleltes.  Cer- 
vantes juge  la  scène  autrement  :  «  Est-ce  bien  vous , 
Sancho,  qui  mettez  des  bouleltes  dans  votre  sein?  — 
Non,  réplique  Sancho,  je  mange  ce  qu'on  me  donne,  je 
prends  le  temps  comme  il  vient.  Mais  je  ne  suis  pas 
glouton  et  niais  comme  l'autre.  Nous  voilà  tous  deux, 
moi  simple  et  plaisant,  mon  maître  vaillant,  discret  et 
amoureux.  » 


334  CHAPITRE  VII. 

En  voyant  la  vuli,^arité  de  la  contrelaron,  Cervantes 
se  met  à  craindre  que  Toriginal  ne  soit  trop  fin,  trop 
caché,  inaccessible  peut-être.  Puisque  le  plagiaire  se 
trompe  si  lourdement  et  que  le  fauK  monnayeur  a  passé  à 
côté  de  Tor  et  a  monnayé  du  plomb,  d'autres  peuvent  s'y 
méprendre  également.  Bref,  Cervantes  se  demande  si  on 
comprend  son  œuvre,  et  il  dit  avec  son  tour  d'esprit 
naïf  :  «  Il  faudra  faire  comme  le  peintre  d'Ubeda ,  qui , 
lorsqu'il  peignait  un  coq ,  écrivait  au  bas  en  grosses 
lettres  :  Ceci  est  un  coq.  Mon  histoire  aura  besoin  d'un 
commentaire  pour  être  comprise  ^  ! . . .  » 


LE   SENS   DE    DON   QUICHOTTE. 

Molière,  en  1663,  livra  bataille  à  monsieur  Lysi- 
das,  l'auteur  pédantesque  et  obscur  qui  le  confondait 
avec  Turlupin  et  offrait  de  faire  mieux  que  lui.  Cer- 
vantes, soixante  ans  auparavant,  en  1603,  se  débat 
contre  les  morsures  à'Avellaneda.  L'un  et  l'autre  sont 
obligés  d'expliquer  à  la  foule  leur  œuvre,  qui  est  l'é- 
tude de  l'esprit  humain,  et  leur  art,  qui  est  la  création 
de  symboles  visibles,  transparents  et  aimables.  On  ne 
les  comprend  pas  ;  on  les  accuse,  s'ils  suivent  leur  pensée 
pure,  de  perdre  terre,  s'ils  l'incarnent  dans  un  symbole 
joyeux,  de  descendre  à  la  bouffonnerie.  Ils  ont  pourtant 
(c'est  la  merveille,  c'est  le  privilège  des  maîtres,  c'est 
le  secret  de  l'originalité  et  de  la  force)  la  double  puis- 
sance d'analyser  et  de  créer. 

Les  Cervantes  et  les  Molière  s'irritent  sous  l'étreinte 

1.  Y  asî  debe  de  ser  de  mi  historia,  que  tendra  necesidad  de 
comento  para  entenderla.  [Don  Quijote,  ii,  3.) 


LA  CRITIQUE.  33.1 

des  esprits  vulgaires  ou  exciusits  qui  ne  permettent  pas 
au  génie  d'être  complexe,  divers  et  libre.  Eh  quoi  !  ils 
ont  été  chercher  la  vérité  elle-même,  ils  Font  trouvée 
nue,  ils  lui  ont  mis  un  voile,  ils  la  ramènent  sous  le  cos- 
tume décent  et  charmant  de  la  comédie  ;  ils  ont  pénétré 
avec  amertume  la  folie  et  la  fragilité  de  la  machine 
humaine,  qu'ils  connaissent  comme  un  anatomiste  sait 
le  cadavre,  et  ils  rendent  au  sujet  la  vie,  le  mouvement, 
la  gaieté  même;  en  un  mot,  ils  font  de  Tiniage  de  nos 
faiblesses  la  joie  de  nos  yeux,  et  il  arrive,  parce  que  leur 
œuvre  a  d'autant  plus  de  relief  qu'elle  a  plus  de  pro- 
fondeur, qu'elle  paraît  à  Lysidas  et  à  Avellaneda  une 
mascarade  sans  portée! 

Molière  et  Cervantes  représentent  à  leurs  persécuteurs 
qu'ils  ont  voulu  tout  à  la  fois  juger  et  sourire,  et  que 
c'est  là  une  chose  rare,  malaisée,  laborieuse.  Le  dif- 
ficile dit  Molière ,  dans  la  Critique  de  V Ecole  des 
femmes^  est  «  d'entrer  agréablement  dans  les  défauts  de 
tout  le  monde. . .  C'est  une  étrange  entreprise  que  celle  de 
faire  rire  les  honnêtes  gens.  »  —  «Ma  conclusion,  dit  à 
son  tour  Cervantes,  est  que  la  solidité  du  jugement  et  la 
maturité  de  l'esprit  font  les  bons  livres,  les  bons  contes 
et  tous  les  bons  écrits  ;  que  le  don  du  génie  est  de  plai- 
santer avec  grâce,  soit  qu'on  parle,  soit  qu'on  écrive; 
que  le  rôle  le  plus  piquant  de  la  comédie  est  le  rôle  du 
niais,  et  que  celui-là  n'est  ni  simple  ni  sot,  qui  sait  le 
paraître  sur  la  scène.  »  Puis,  avec  ce  mélange  de  fami- 
liarité et  de  grandeur  qui  est  son  style  même,  il  reven- 
dique les  droits  de  ceux  qui  cherchent  le  vrai,  qui 
essayent  des  peintures  morales  et  qui  demandent  à  une 
inspiration  supérieure  le  secret  de  leurs  fictions,  les- 
quelles ont  l'homme  pour  objet. 


330  CHAPITRK  VIL 

((  (Test  une  clioso  sncivc  (jik;  l'Iiisloirc  d'iiii  lionnno, 
parce  que  ce  doit  cire  une  chose  vraie,  et  quand  la 
vérité  est  quelque  part,  là  est  Dieu,  source  unique  du 
vrai.  »  —  «  Mais,  ajoute-t-il,  des  gens  se  trouvent 
qui  vous  composent  et  vous  débitent  des  livres  à  la  dou- 
zaine, comme  des  marchands  de  heignels!  »  Tels  sont 
les  hommes  qui  font  un  Sancho  lourd,  un  don  Quichotte 
stupidc,  deux  marionnettes,  deu\  personnages  de  bois 
et  tout  d'une  pièce!  ces  caricatures  ignobles  sont  inven- 
tées pour  les  yeux  des  manants. 

Cid  llamet  Ben  Engeli  peint  les  pensées  '  et  découvre 
les  imaginations  [pinta  pensamientos) .  Il  est  vrai  qu'il 
a  commis  la  faute,  dans  la  première  partie  de  Thisloire, 
d'intercaler  des  nouvelles;  eh  bien,  dans  la  seconde,  il 
laissera  voir,  sans  hors-d'œuvre,  les  héros  tels  qu'ils  sont. 
Il  reste  encore  du  soleil  derrière  la  montagne  !  s'écrie  San- 
cho. Cervantes  continuera  donc  sa  route  avec  plus  d'ai- 
sance que  jamais;  il  insistera  sur  l'intention  philoso- 
phique du  roman,  mais  il  étudiera  librement  l'homme 
ondoyant  et  divers.  Personne  ne  lui  coupera  les  ailes, 
il  gardera  le  droit  de  mêler  le  jugement  viril  à  l'inven- 
tion capricieuse.  Quel  plan!  Dans  ce  livre  unique,  placer 
toutes  les  richesses  acquises  à  sa  pensée,  dérober  la 
force  de  sa  conception  sous  l'élégance  du  trait,  avoir  la 
légèreté  de  la  main  et  le  naturel  du  ton;  employer  le 
récit  et  le  dialogue  à  son  gré ,  réunir  à  la  verve  mor- 
dante de  l'Espagne  la  grâce  italienne  et  la  raison  fran- 
çaise, atteindre  sans  échasses  le  style  noble  et  manier 
sans  bouffonnerie  le  badinage ,  varier  à  son  gré  la  lan- 
gage et  l'idée ,  les  personnages  et  les  physionomies , 

( .    Don  Quicholte,  ii,  40. 


LA   CRITIQUE.  337 

voilà  ce  qu'il  rcve.  L'ironie,  qui  est  sa  muse,  présente 
de  l'air  du  monde  le  plus  dégagé  et  le  plus  courtois  aux 
hommes  du  temps  cette  nouveauté  très-hardie  :  une 
critique  vivante  et  pittoresque,  qui  prend  l'allure  du 
roman  pour  le  dépasser  et  suit  la  mode  du  siècle  pour 
la  tuer  en  la  parodiant.  Lorsque  Cervantes,  dans  le  feu 
même  de  cette  entreprise,  se  sent  tout  à  coup  cerné  par 
l'esprit  d'exactitude  banale  et  de  mièvrerie  servile  qu'il 
reconnaît  en  même  temps  dans  le  calque  de  son  pla- 
giaire et  dans  les  chicanes  des  bacheliers,  il  leur  de- 
mande grâce  :  «Ayez  plus  de  miséricorde,  dit-il,  et  plus 
de  scrupule...  Considérez  combien  l'auteur  a  veillé  pour 
mettre  son  travail  en  lumière  et  laisser  le  moins  d'ombre 
possible  sur  son  œuvre!  » 

Il  avoue  donc  que  son  œuvre  est  de  celles  qu'il  faut 
éclairer.  En  réalité,  elle  est  très-complexe.  Le  sens  de 
Don  Quichotte,  sa  portée  lointaine  et  sa  profondeur 
changeante  ne  peuvent  être  compris  immédiatement 
des  contemporains  ;  ils  sont  trop  près  ;  la  perspective 
leur  manque.  Et  à  leur  tour  les  critiques  qui  vien- 
dront juger  ce  livre  d'après  des  règles  ordinaires,  en 
fixer  l'intention  et  en  réduire  le  cadre,  éprouveront 
quelque  embarras  à  se  saisir  de  personnages  fuyants  et 
allégoriques.  Le  véritable  interprèle  du  Don  Quichotte 
est  l'auteur  lui-même  ;  il  nous  révèle  son  propre  effort. 
I/analyse  que  nous  avons  faite  de  ses  œuvres  nous  a 
montré  le  progrès  d'art  qui  s'accomplissait  en  lui.  Tout 
d'abord,  il  écrit  ce  qu'il  voit  ou  ce  qu'il  lui  plaît.  Puis 
insensiblement  son  génie  a  grandi,  ses  visées  ne  sont  plus 
aussi  restreintes  que  jadis;  il  ne  se  borne  plus,  comme 
dans  le  Trato  de  Argel,  à  peindre  les  choses;  il  ne  lui 
suffit  même  plus,  comme  dans  ses  Nouvelles  picaresques , 

ri 


33.S  CHAPITRE  VII 

de  peindre  Jes  mœurs.  Désormais,  c'est  l'espril,  c"esl 
riiomme  môme  qu'il  a  pour  modèle,  et  il  joint  à  l'ob- 
servation pittoresque  la  critique  suprême,  c'est-à- 
dire  la  connaissance  intime  de  ce  qu'il  y  a  de  plus 
étrange  et  de  plus  mystérieux  dans  notre  nature.  Tra- 
vail délicat ,  auquel  il  s'est  essayé  lentement ,  peu  à 
peu,  quand  il  a  repris  le  portrait  de  Zara,  la  femme 
musulmane,  pour  en  faire  Zoraïde,  étude  plus  signifi- 
cative ;  quand  il  a  fait  un  autre  jour,  du  type  grossier  de 
Cauizarès,  la  retouche  si  forte  qui  a  donné  la  figure 
nouvelle  de  Garrizalès.  Nous,  qui  savons  ses  habitudes 
de  travail  et  comment  ses  créations  se  métamorphosent, 
nous  ne  serons  pas  surpris,  lorsqu'il  continue  Don  Qui- 
chotte^ ouvrage  de  longue  haleine,  devoir  cette  allégorie 
variée  et  multiple  se  généraliser  de  plus  en  plus. 

Don  Quichotte,  Sancho,  Dulcinée  sont  des  personni- 
fications; leurs  caractères  sont  des  symboles.  Tandis  que 
Cervantes  leur  donne  une  forme  et  un  corps ,  ils  chan- 
gent sous  sa  main,  ils  s'agrandissent  peu  à  peu  et  s'é- 
tendent. En  peignant  l'esprit  des  romans,  il  est  con- 
duit à  peindre  de  proche  en  proche  celui  de  l'Espagne , 
celui  de  son  temps,  celui  enfin  de  l'humanité.  Malgré 
lui,  sans  intention,  sans  effort,  par  liberté  d'allure,  en  se 
laissant  conduire  par  son  sujet ,  il  creuse  de  plus  en 
plus.  L'analyse  psychologique  l'entraîne;  ce  livre,  qui 
était  d'abord  une  simple  parodie  littéraire,  devient  une 
peinture  philosophique,  un  tableau  du  monde,  illimité, 
universel  ;  et  comme  Cervantes  interroge  en  môme  temps 
sa  propre  conscience,  qu'il  raille  son  passé,  qu'il  trahit 
ses  impressions  présentes,  une  autobiographie  discrète 
se  devine  à  travers  le  livre. 

Il  y  a  dans  Don  Quichotte  plusieurs  données  succès- 


LA   CRITIOUR.  33!> 

sives  qui  naissent  les  unes  dos  autres.  C'est  la  transfor- 
mation graduelle  de  l'œuvre  qui  en  fournit  rexplication. 
Ce  fait  admis,  il  est  d'un  singulier  intérêt  de  suivre  le 
progrès  de  la  pensée.  Tout  d'abord,  à  l'origine.  Don 
Quichotte  est  simplement  la  parodie ,  le  résumé  et  le 
tombeau  des  romans  de  cbevalerie.  Le  poëte  déclare  la 
guerre  aux  géants  qui  les  infestent ,  aux  empereurs  de 
Trébisonde,  aux  enchanteurs,  aux  dragons ,  aux  nains 
et  aux  écuyers,  aux  femmes  guerrières  et  aux  princesses 
amoureuses  qui  les  émaillent,  à  la  géographie  fantas- 
tique et  aux  tours  voguantes,  à  tout  le  merveilleux 
qui  s'y  déploie.  La  bibliothèque  de  don  Quichotte  ap- 
paraît donc  sur  le  premier  plan;  la  gouvernante  et  sa 
nièce  la  saccagent;  Cervantes  y  débrouille  tout  de  suite 
la  corruption  des  idées  et  en  tire  le  diagnostic  de  la  ma- 
ladie universelle.  Telle  est  la  donnée  première. 

Mais  Sancho  arrive  et  se  fait  Técuyer  de  don  Quichotte. 
D'où  vient-il?  Ce  type  n'est  pas  emprunté  aux  romans  de 
chevalerie.  Cervantes  le  prend  ailleurs,  dans  une  autre 
littérature  du  moyen  âge.  A  côté  et  en  face  des  beaux 
livres  d'aventures,  il  existe  des  récits  populaires  étranges 
dont  le  héros  est  un  vilain.  On  l'appelle  en  France 
Marcoulf;  en  Italie,  il  porte  le  nom  de  Bertoldo  et  sa 
femme  celui  de  Marculfa.  Ici  ou  là,  c'est  le  même 
homme  :  un  pauvre  diable  qui  cherche  à  vivre,  qui  n'a 
rien  à  voir  à  l'idéal  et  pour  qui  la  gloire,  l'honneur, 
l'amour  sont  les  variétés  d'un  luxe  interdit  à  lui  et  aux 
siens.  En  lutte  avec  la  vie,  il  ne  compte  que  sur  lui- 
même  et  sur  son  bon  sens.  Pour  se  guider,  il  a  une  pro- 
vision de  maximes  toutes  faites  qu'il  garde  comme  des 
articles  de  foi  et  qui  sont  comme  sa  tradition.  Il  appelle 
sagesse  des  nations  ces  sentences  populaires,  qui  con- 


310  CllAPlTRK   VIL 

tiennent  peu  de  vraie  sagesse  et  l)eaucoup  (V expérience  : 
les  Proverbes  au  vilain  forment  une  litanie  de  vérités 
égoïstes  et  méfiantes,  de  conseils  rusés  ou  de  réponses 
toutes  prêtes  qui  s'appellent  en  France  réproiiviers  ou 
respiis,  et  en  Espagne  preguntas  y  respuestas. 

Cervantes  connaissait  très -bien  ce  vieux  type  du 
vilain,  ses  aventures  et  ses  saillies ,  ses  quolibets  et  ses 
naïvetés.  Je  suppose  qu'il  avait  lu  surtout  les  facéties 
italiennes — composées  à  l'imitation  des  fabliaux  fran- 
çais. Dans  ces  vieux  contes  nomades  se  retrouvent  l'enco- 
lure de  Sancho  et  celle  de  son  grisou  bien-aimé.  Quand 
Sancho  arrive  dans  le  monde  des  chevaliers,  quand  il 
parle  si  crûment  des  femmes ,  de  -Dulcinée  et  des  duè- 
gnes ,  quand  il  met  cette  clause  dans  son  traité  avec  don 
Quichotte  qu'il  parlera,  que  sa  langue  sera  libre  et  qu'il 
ne  gardera  pas  de  secrets  ,  je  reconnais  en  lui  Bertoldo  , 
le  Lombard  originaire  de  France,  le  paysan  sauvage  et 
malin  qui  paraît  à  la  cour  du  roi  Alboin,  scandalise  les 
courtisans,  exaspère  la  reine  et  débite  des  vérités  là  où  on 
ne  les  aime  pas.  La  finesse  rustique  de  l'un  et  de  l'autre 
se  ressemble  ;  ils  cachent  beaucoup  de  malice  «  sous  le 
grand  manteau  de  leur  simplicité  ;  »  ils  sont  cousins ,  ils 
descendent  d'Ésope,  dont  ils  ont  l'aspect,  ils  précèdent 
Sganarelle  et  Gros-René ,  à  qui  ils  laisseront  leur  hé- 
ritage. Cervantes  lui-môme  semble  indiquer  les  sources 
auxquelles  il  puise,  dans  quelques  passages  où,  Técuyer 
débitant  des  proverbes  avec  une  faconde  intarissable, 
don  Quichotte  lui  dit  :  —  «  Cette  question  et  cette  réponse 
ne  sont  pas  de  toi.  —  Taisez-vous,  seigneur,  répond 
Sancho,  Hq  preguntas  y  respuestas,  je  n'aurais  pas  fini 
jusqu'à  demain.»  Sancho  avoue  qu'il  répète  les  distiques 
de  Yérino,  les  sentences  de  Caton  a  le  censureur  »  et 


LA   CRITIQUE.  3'H 

les  proverbes  du  a  commandeur  grec  »,  c'est-à-dire  de 
Guzman  le  Commentateur. 

Cervantes,  qui  a  lu  les  adages  d'Erasme,  les  recueils 
espagnols  et  les  pasquinades  italiennes ,  en  use  large- 
ment par  la  bouche  du  laboureur  mancbois,  qui  est 
l'bomme  des  champs,  le  villanus  d'autrefois,  le  vilain 
du  moyen  âge,  le  Marculf  qu'on  opposait  jadis  au  roi 
Salomon  et  à  Alboin.  Il  recueille  cette  opposition  des 
ancêtres  de  Sancho  et  des  aïeux  de  don  Quichotte.  La 
littérature  orale,  faite  de  dictons  populaires,  et  la  lit- 
térature écrite  y  riche  en  galanteries  aristocratiques  , 
s'entremêlent  dans  son  livre  et  s'y  combattent  ;  c'est  la 
lutte  du  roman  et  du  proverbe.  Rossinante  et  le  grison 
forment  un  double  symbole  qui  complète  le  contraste. 
Sancho,  monté  comme  au  moulin,  sert  de  repoussoir  à 
don  Quichotte  sur  son  destrier  ;  et  quand  tous  deux  s'a- 
vancent, chacun  sur  sa  bête,  on  croit  voir  sortir  du  fond 
du  moyen  âge  les  deux  mondes  qu'il  contenait  :  le  monde 
des  vilains  et  le  monde  des  chevaliers.  —  La  seconde 
donnée  de  don  Quichotte  est  devenue  l'antithèse  sociale 
de  deux  castes. 

Que  les  hommes  de  nos  jours ,  à  qui  l'âge  a  donné 
l'expérience  et  le  sens  des  luttes  sociales,  relisent  Bon 
Quichotte^  ils  seront  surpris  de  voir  s'engager  là ,  entre 
le  gentilhomme  et  le  rustre,  la  bataille  qui  finira  un 
jour  par  une  révolution.  Don  Quichotte,  qui  ne  pense 
qu'à  lui,  veut  que  son  écuyer  vive  de  sa  vie,  qu'il  soit 
joyeux  de  ses  victoires  et  triste  de  ses  défaites.  Il  exige 
cjue  Sancho  s'éveille  la  nuit  pour  plaindre  le  chevalier 
errant  qui  s'est  laissé  vaincre  et  que  le  ciel  châtie. 

—  Est-ce  également  par  un  châtiment  du  ciel,  répond  Sancho 
avec  humeur,  que  les  écuyers  des  chevaliers  vaincus  sont  tour- 


342  CHAPITRE  Vil. 

mentes  par  les  mouches  et  pau  la  l'auii'?...  Si  nous  autres  écuyers, 
nous  étions  fils  des  chevaliers  que  nous  servons,  ou  leurs  très- 
proches  parents,  il  ne  serait  pas  étonnant  que  la  peine  de  leur 
faute  nous  atteignît  jusqu'à  la  quatrième  génération.  Mais 
qu'ont  à  démêler  les  Panza  avec  les  don  Quichotte?  Allons,  re- 
mettons-nous sur  le  flanc  et  dormons  le  peu  qui  nous  reste  de 
la  nuit!...  Dieu  fera  lever  le  soleil,  et  nous  nous  en  trouverons 
bien. 

A  qui  Cervantes  en  veut-il  donc?  Est-ce  à  l'aristo- 
cratie? Byrona-t-il raison ?Onle croirait,  àentendre  par- 
ler Sancho,  qui  est  a  doublé,  dit  don  Quichotte,  de  je  ne 
sais  quelles  bordures  de  malice  et  de  coquinerie.  »  Mais 
Cervantes  ne  hait  pas  le  chevalier  de  la  Manche  ;  il  le  fait 
bon,  courageux  et  éloquent  ;  son  caractère  est  généreux  et 
noble  ;  il  montre  un  grand  sens  toutes  les  fois  qu'on  ne 
touche  pas  à  son  idée  fi\e.  Cette  idée  même,  quelle  est- 
elle?  L'ancienne  idée  de  Cervantes  Saavedra,  dans  ses  an- 
nées de  jeunesse  et  d'espérances  folles,  l'idée  des  grandes 
entreprises.  Don  Quichotte  dit  au  curé,  redit  au  barbier, 
répète  à  don  Antonio  que,  si  le  Turc  descend  du  Bos- 
phore ,  il  n'est  pas  besoin  que  l'Espagne  soit  sur  le 
qui-vive;  à  lui  seul,  il  se  charge  de  conquérir  la  Ber- 
bérie.  «  Si  Sa  Majesté  acceptait  mon  avis ,  je  sais  un 
expédient  qui  n'est  ni  extravagant  ni  impossible  ;  Dieu 
m'entend  !  »  Il  veut  passer,  avec  ses  armes  et  son  che- 
val, dans  l'empire  turc  et  défaire  à  lui  seul  les  Ottomans, 
en  dépit  de  leur  nombre.  Cruelle  raillerie  adressée  par 
Cervantes  à  son  illusion  passée  ! 

Je  pourrais  citer  bien  des  traits  semblables  qui  font 
reconnaître,  sous  le  masque  de  son  don  Quichotte  cou- 
reur d'aventures,  le  gentilhomme  pauvre  et  nomade, 
qui,  né  pour  les  armes  et  ami  des  lettres,  voulut,  dans 
l'une  et  l'autre  carrières,  redresser  les  erreurs  publiques. 


LA  CRITIQUE.  343 

Si  quelqu'un  en  doutait,  qu'on  lise  la  dernière  page  du 
livre,  trop  oubliée.  Personne,  dit  Cervantes,  n'a  le 
droit  de  raconter  l'histoire  de  Don  Quichotte.  C'est  à 
sa  plume  qu'il  appartient  d'écrire  sous  la  dictée  de  sa 
conscience.  «  Pour  moi  seul  naquit  don  Quichotte.  Il  a 
agi  et  j'ai  écrit.  Nous  ne  faisons  qu'un.  —  Solos  los 
dos  somos  para  en  uno .  » 

Par  conséquent,  si  l'aristocratie  est  frappée  par  Cer- 
vantes ,  c'est  à  travers  sa  personne,  sa  vie  et  son  aveu 
qu'il  fait  arriver  son  blâme.  Il  y  a  au  fond  du  roman  un 
monologue,  comme  dans  les  confessions  chrétiennes  de 
saint  Augustin  et  dans  les  confessions  philosophiques  de 
Jean-Jacques. 

Ce  n'est  pas  tout  encore  ;  les  profondeurs  morales  où 
s'engage  Cervantes  sont  éclairées  non-seulement  par  sa 
conscience  qu'il  interroge ,  mais  aussi  par  le  dialogue 
qui  s'ouvre  entre  Sancho  et  don  Quichotte. 

Quand  le  chevalier  parle ,  il  est  lyrique  ;  quand  le 
vilain  répond,  il  est  le  contraire.  L'antithèse  sociale  dis- 
paraît alors.  Ce  n'est  pas  le  chevalier  que  nous  enten- 
dons, ni  le  vilain,  c'est  la  poésie  et  c'est  la  prose.  Ce 
qui  nous  frappe  uniquement,  c'est  l'imagination  aux 
prises  avec  le  bon  sens ,  l'idéal  se  heurtant  à  la  réalité, 
l'effort  de  l'illusion  qui  tente  de  dominer  la  raison  posi- 
tive. Entre  l'homme  qui  a  horreur  de  l'évidence  et  y 
résiste  avec  un  entêtement  superbe  et  l'autre  homme  qui 
le  suit,  le  rétorque,  le  harcèle  d'en  bas;  entre  l'homme 
qui  ne  voit  que  les  idées  et  l'homme  qui  ne  voit  que  les 
choses,  il  y  a  un  duel  conlinu  :  et  on  l'admire  dans  le 
livre,  parce  qu'on  l'a  vu  dans  la  vie.  Cervantes  les  a 
écoutés,  il  répète  leurs  propres  paroles;  il  n'a  plus  de 
style  à  lui,  mais  un  style  à  eux.  Chacun  use  de  son  voca- 


341  CHAPITRE  Vil. 

bulaire  spécial  et  de  son  jargon  intellectuel.  La  conver- 
sation de  ces  deux  êtres  différents  de  nature  et  de  nour- 
riture (comme  disait  le  moyen  âge)  est  la  merveille  du 
livre;  Tart  du  conteur  triomphe  dans  les  discussions 
ingénieuses  du  maître  et  du  valet  ;  il  fait  entrevoir  dans 
leur  cerveau  avec  une  transparence  inouïe  le  jeu  de  leurs 
pensées.  En  voyant  fonctionner  les  rouages  de  chacune 
de  ces  deux  montres,  qui  ne  peuvent  jamais  se  mettre 
d'accord,  nous  reconnaissons  les  deux  grandes  familles 
qui  se  partagent  le  monde  :  celle  des  idéalistes  et  celle 
des  réalistes. 

L'antithèse  sociale  s'est  donc  agrandie  au  point  d'em- 
brasser l'humanité  entière.  Au  lieu  de  deux  castes,  on  a 
sous  les  yeux  deux  catégories  d'esprits  ;  c'est  l'antithèse 
humaine  et  universellement  vraie  ;  et  parfois  Cervantes, 
qui  se  sent  entraîné  par  son  sujet  au  delà  de  ses  limites, 
loin  de  la  donnée  première,  s'interrompt  en  riant, 
et  dit  : 

En  arrivante  écrire  ce  chapitre,  le  traducteur  de  cette  histoire 
avertit  qu'il  le  tient  pour  apocryphe,  parce  que  Sancho  y  parle 
sur  un  autre  style  que  celui  qu'on  devait  attendre  de  son  intelli- 
gence bornée  et  y  dit  des  choses  si  subtiles  qu'il  semble  impos- 
sible qu'elles  viennent  de  lui. 

En  effet,  l'argumentation  va  loin;  naïve  au  dé- 
but, la  querelle  des  deux  hommes  est  de  celles  qui 
excitent  le  fou  rire  des  enfants.  Sancho  se  contente 
d'abord  de  désabuser  son  maître,  qui  transforme  d'un 
regard  ce  qui  l'entoure,  c{ui  fait  de  l'auberge  un  château 
avec  pont-levis,  fossés  et  tourelles,  du  porcher  soufflant 
dans  un  sifflet  de  jonc,  un  héraut  d'armes  et  du  toit 
rustique  un  mur  crénelé ,  sur  lequel  un  page,  absent, 
a  son    poste    imaginaire.    Mais  peu  à  peu    le   débat 


LA  CRITIQUE.  345 

change  de  terrain  ;  il  s'agit  non  plus  cle  savoir  si  les 
moulins  sont  des  géants,  et  si  les  outres  sont  des  fan- 
tômes, mais  de  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  gloire,  par 
exemple,  ou  sur  la  vraie  beauté,  ou  sur  la  justice  so- 
ciale, ou  enfin  sur  l'honneur  des  femmes.  Questions 
délicates  à  débrouiller,  sur  lesquelles  les  deux  voyageurs 
philosophent  chacun  au  rebours  de  l'autre,  et  Cervantes, 
plus  d'une  fois,  nous  laisse  dans  l'embarras  de  décider 
qui  des  deux  a  raison. 

L'auteur  en  effet  ne  veut  conclure  ni  pour  Sancho, 
ni  pour  don  Quichotte.  «Je  vous  offre,  dit-il,  mon  récit 
retors  et  dévidé;  »  et  il  abandonne  chacun  à  ses  ré- 
flexions. Sans  doute,  à  ne  consulter  que  sa  première 
impression  de  lecture,  le  bon  Sancho  est  l'homme  rai- 
sonnable et  don  Quichotte  le  fou.  Mais  si  l'on  médite  le 
livre,  on  pensera  peut-être  autrement.  Cervantes  aimait 
l'héroïsme,  nous  le  savons;  il  adorait  la  poésie,  nous  Tal- 
ions voir.  Avant  d'examiner  la  doctrine  finale  de  don 
Quichotte,  il  faut  suivre  les  développements  de  la  pen- 
sée de  Cervantes  dans  cette  période  de  1598  à  1616,  qui 
fut  un  temps  de  maturité,  de  sève  et  de  jugement  géné- 
ral. Il  faut  écouter  ce  qu'il  dit  quand  il  parle  directe- 
ment de  la  poésie,  de  la  littérature,  de  la  société  espa- 
gnole. 


CHAPITRE  Vin 


QUESTIONS  D'ART  —  LE  THEATRE3 


La  vie  d(3  Cervantes  à  Yalladolid  et  à  Madrid,  au 
commencement  du  dix-septième  siècle,  est  une  guerre 
sans  trêve.  Il  livre  chaque  jour  une  bataille,  soit  à  la 
mauvaise  littérature,  soit  à  la  société  mal  organisée  qui 
l'entoure. 

Un  jour  il  dit  sa  pensée  sur  l'avenir  de  la  scène 
espagnole. 

Le  théâtre  de  la  Péninsule  est  alors,  on  le  sait, 
le  plus  fécond  des  théâtres,  le  plus  passionné,  le  plus 
iiitluenl  en  Europe,  mais  le  moins  parlait  de  tous;  pas 
une  pièce  de  Lope ,  ni  de  Calderon ,  n'est  restée  en- 
tière dans  la  mémoire  des  hommes,  comme  celles  de 
Sophocle  ou  de  ïérence,  de  Corneille  ou  de  Shakspeare. 
Pleines  de  feu,  d'âme  et  de  mouvement,  les  comedlas 
n'ont  pas  reçu  la  forme  pure  qui  fait  vivre  les  œuvres 
de  l'esprit.  C'est  quand  la  France  mettra  sa  marque  au 
Menteur^  au  Cid,  à  Don  Jiian,  que  l'Europe  saura  par 
cœur  les  créations  dramatiques  de  Tirso  de  Molina,  de 
Guillen  de  Castro  et  dWlarcon. 


L'ART.  347 

Cervantes  voit  cravaiice  la  destinée  du  théâtre  natio- 
nal, qui  périra,  dit-il  tout  haut,  s'il  n'est  sauvé  par  une 
réforme  décisive.  Il  rappelle  à  tous  que  le  souci  de  l'art 
est  le  secret  de  l'immortalité  et  le  seul  préservateur  des 
conceptions  originales.  Il  fait  plus,  il  ose  montrer  à  son 
pays  la  supériorité  des  nations  étrangères. 

Nos  œuvres,  dit-il,  sont  faites  aux  dépens  de  la  vérité,  au  mé- 
pris de  l'histoire,  je  dis  plus!...  à  la  honte  du  génie  espagnol,  car 
les  étrangers  qui  observent  très-exactement  les  lois  de  l'art  dra- 
matique et  qui  voient,  dans  nos  comédies,  l'absurdité  et  l'inco- 
hérence, nous  tiennent  pour  des  ignorants  et  des  barbares  M 

A  qui  Cervantes  fait-il  allusion?  Quel  auteur  natio- 
nal désigne-t-il,  et  quelles  nations  étrangères? 

—  C'est  moi,  dit  Lope  de  Vega,  qui  mérite  le  nom  de  barbare, 
moi  qui  ai  l'audace  de  donner  des  préceptes  contre  l'art,  moi 
qui  me  laisse  entraîner  au  courant  du  vulgaire,  moi  qu'appellent 
ignorant  l'Italie  et  la  France! 

Me  laman  ignorante  Italia  y  Francia! 

Ainsi  la  lutte  s'engage-t-elle  entre  Lope  de  Vega  et 
Cervantes,  entre  1598  et  1603,  à  Fépoque  où  celui-ci 
rentre  dans  la  lice  et  achève  la  première  partie  de  Don 
Quichotte.  Lope  en  ce  temps-là  publie  des  pièces  in- 
nombrables pour  le  théâtre,  des  sonnets  pour  les  acadé- 
mies, et  des  poèmes  de  tous  genres  pour  le  monde  galant 
dont  il  est  l'idole.  En  1598,  il  donne  lArcadie,  pasto- 
rale, et  la  Drayontea,  poëme  satirique  contre  l'étran- 

1.  Todo  esto  es  en  perjuicio  de  la  verdad,  y  en  nienoscabo  de  las 
hislorias,  y  aun  en  oprobrio  de  los  ingenios  cspanolcs,  porque  los 
extranjeros,  que  con  inucha  puntualidad  guaidan  las  leyes  de  la  coine- 
dia,  nos  tienen  pbr  hârbaros  é  ignorantes,  viendo  los  absurdos  y  dispa- 
parales  de  las  que  liaceuios.  [D.  Q,,  f,   i8.) 


348  CHAPlTHli  VI II. 

ger;  en  'L^)90,  Isidro  et  las  Fies  las]  de  Le  nia;  en  1002, 
la  Hermosura  de  Angelica,  en  F  honneur  de  cette  An- 
gélique dont  les  Italiens  chantaient  les  aventures  amou- 
reuses; en  1603,  el  Peregrino  en  su  patina,  livre  de 
confidences,  où  il  se  représente  comme  un  penseur  per- 
sécuté. Pourtant  la  vogue  de  son  nom  était  alors  plus 
grande  que  jamais;  il  était  le  coryphée  de  la  mode;  les 
femmes  mêmes  portaient  des  hijoux,  des  étoffes  et  des 
fleurs  à  la  Lope.  Mais  le  bonheur  de  Lope  était  troublé 
par  le  regard  de  Cervantes ,  témoin  solitaire  et  tran- 
quillement incorruptible  des  engouements  ridicules. 

Le  biographe  Navarete  assure  que  Lope  de  Yega 
et  Cervantes  étaient  unis  par  l'estime  réciproque  et  par 
Taffection.  Il  le  prouve  à  sa  manière,  en  rapportant  les 
éloges  qu'ils  se  sont  adressés  mutuellement,  et  qui 
donnent  en  effet  la  meilleure  opinion  de  leur  courtoisie. 
Mais  les  lettres  particulières  de  Lope,  qui  sont  d  une 
méchanceté  décidée,  réfutent  Terreur  généreuse  et  peut- 
être  volontaire  du  bon  Navarete.  Lope  attaque  son  ami 
avec  furie  ;  Cervantes,  de  son  côté,  loue  le  grand  homme 
tantôt  avec  une  pointe  d'ironie,  tantôt  avec  l'accent  d'une 
équité  ferme  et  grave  ;  dans  les  deux  cas,  on  sent  que  le 
coryphée  ne  lui  fait  pas  illusion.  Il  l'appelle  monstruo 
de  naturaleza,  ce  qui  veut  dire  à  volonté  génie  prodi- 
gieux ou  génie  monstrueux;  et  comme  Vega  signifie 
plaine,  il  célèbre,  dans  un  sonnet  charmant,  le  riche  ter- 
roir qui  produit  annuellement  des  moissons  diverses, 
avec  une  fécondité,  une  variété,   une  opulence  inouïe. 

Nous  avons  une  plaine  où  germe  toute  chose, 
Une  Yega  paisible  où  tout  naît  tour  à  tour. 
Du  haut  de  rHélicon  vient  l'onde  qui  l'an  ose; 
Apollon  le  regarde  avec  un  œil  d'amour. 


l.'ART.  349 

Jupiter  qui  sait  lout,  lui,  créateur  cl  cause, 
L'augmente  et  l'enrichit  de  sa  main  chaque  jour; 
Mercure  voyageur  en  passant  s'y  repose, 
Et  Minerve  y  fixa  son  éternel  séjour. 

Les  Muses  en  ce  lieu  font  un  nouveau  Parnasse; 
Vénus  même,  que  suit  la  Décence  et  la  Grâce, 
Y  fait  croître  partout  les  amours  et  les  fleurs. 

C'est  ainsi  que  la  plaine,  en  fruits  toujours  féconde, 
Produit  chaque  matin,  pour  le  plaisir  du  monde. 
Des  anges,  des  guerriers,  des  saints  et  des  pasteurs. 

Rien  n'esl  plus  aimable  que  cet  éloge,  mais,  si  Ton  \ 
prend  garde,  Cervantes  y  mêle  une  critique  par  omis- 
sion. La  quantité  Téblouit;  il  ne  parle  pas  de  la  qualité. 
Ainsi  les  sous-entendus  et  les  mots  à  double  entente 
laissent  percer  un  jugement  fin  et  un  sourire.  Ailleurs  il 
parle  sérieusement,  et,  marquant  toute  sa  pensée,  il  juge 
Lope  avec  une  admiration  très-sincère,  mais  sans  aveu- 
glement ;  il  exalte  son  génie  dramatique  et  blAme  l'usage 
qu'il  en  fait.  Un  cbef  d'école  ne  pardonne  jamais  de  tels 
griefs,  et,  pour  un  poëte,  un  juge  est  toujours  un  désap- 
probateur. 

Au  fond  il  y  avait  entre  ces  deux,  hommes  une  anti- 
nomie naturelle  beaucoup  plus  sérieuse  qu'une  rivalité 
d'esprit.  Tout  les  opposait,  leur  talent,  leur  opinion  et 
les  événements  mêmes  de  leur  vie.  Cervantes  avait  com- 
battu dans  la  glorieuse  journée  de  Lépante  ;  Lope  de 
Yega  avait  été  embarqué  sur  la  flotte  inutile  et  pom- 
peuse, sur  l'invincible  Armada.  Cervantes  professait  en 
politique  des  opinions  qui  eussent  rapproché  l'Espagne 
des  nations  européennes  et  se  mettait  naïvement  en 
contradiction  avec  les  passions  publiques;  Lope,  flat- 


3!i(l  CHAPITRE   VIII. 

tant  son  pays,  (''crivail  la  Drar/ontea  ronlrc  ^ir  FraiiciH 
Droke;\\  prouvait  dans  un  de  ses  drames  que  lEspagnc 
doit  à  elle-même,  et  non  pas  à  Christophe  Colomh,  la 
découverte  du  nouveau  monde;  dans  un  autre,  il  ap- 
plaudissait au  supplice  des  Indiens  comme  légitime , 
glorieux  et  chrétien.  Enfin  Lope  de  Yega ,  inquisiteur, 
présidait  de  sang-froid  un  auto-da-fé  (dont  Pellicer  a  pu- 
blié le  procès-verbal)  et  brillait  un  bon  nombre  de  ses 
semblables,  tandis  que  Cervantes  comprenait  en  chrétien 
le  pardon,  la  bonté  et  la  liberté  de  conscience  ;  cela  le 
plaçait  plus  loin  du  tribunal  que  du  bûcher,  et  Avella- 
neda,  ami  de  Lope,  le  poussait  doucement  plus  près  en- 
core du  bûcher  que  du  tribunal. 

Sur  le  terrain  de  la  littérature,  ils  n'étaient  pas  seu- 
lement séparés,  ils  étaient  opposés.  Lope,  de  son  pro- 
pre aveu  le  courtisan  et  l'esclave  du  succès ,  homme 
perspicace  et  très-avisé,  comprit  du  premier  coup  d'œil 
que  le  public  goûtait  peu  Fart  sévère  et  les  modèles 
antiques.  Aussitôt  il  préconisa  les  libertés  de  l'imagina- 
tion et  les  affectations  du  gongorisme  ;  il  fit  de  la  mode 
un  genre  qu  il  appela  très-habilement  art  moderne , 
arte  7iuevo;  en  face  de  lui  les  classiques,  qui  contra- 
riaient le  mouvement  et  Tinstinct  national,  semblèrent 
bientôt  aussi  pâles  que  stériles.  Cervantes,  dont  Fesprit 
aisé  et  indépendant  était  également  incapable  de  s'em- 
prisonner dans  une  tradition  ou  de  s'asservir  à  la  mode, 
voulait  que  Fart  fût  libre,  mais  d'une  liberté  forte,  labo- 
rieuse et  pure,  qui  ne  céderait  à  aucune  prétention 
d'école  et  ne  subirait  le  joug  ni  des  classiques  dont  les 
formules  étaient  étroites,  ni  des  improvisateurs  ??2o- 
dernes  dont  la  fantaisie  était  impérieuse.  Ingénument, 
le  grand  homme  cherchait  les  conditions  du  beau  et  celles 


L'ART.  :V:\] 

(run  progrès  littéraire  dont  il  faisait  une  queslion  de 
grandeur  nationale. 

Il  commença ,  avec  l'imprudence  habituelle  de  son 
caractère  ,  une  campagne  généreuse.  Tout  d'abord  il 
adjura  les  auteurs  eux-mêmes,  les  suppliant  de  croire 
qu'ils  faisaient  fausse  route  ^  Il  vanta  les  bonnes  pièces 
de  Lope  de  Yega,  d'Aguilar,  de  Tarraga,  pour  les  oppo- 
ser aux  mauvaises.  On  ne  l'écouta  qu'avec  dédain  ou 
colère.  Il  écrivit  alors  sur  le  théâtre  du  temps  le  magni- 
fique chapitre ,  d'un  accent  hardi ,  d'un  ton  sonore , 
d'une  intention  élevée,  qu'il  a  inséré  dans  la  première 
partie  de  Do7i  Quichotte^  déjà  si  pleine  de  choses,  et  qui 
demeure  comme  perdu  au  milieu  de  l'ironie  générale 
du  livre  ^.  Lope,  furieux,  lui  répondit  par  un  manifeste 
libéral  sur  le  même  sujet,  qu'il  intitula  :  Arte  niievo  de 
hacer  comcdias.  Car  ce  pamphlet  spirituel ,  au  lieu 
d'être  une  oeuvre  isolée,  est  évidemment  une  réponse 
au  chapitre  de  Cervantes.  Par  le  fragment  qu'on  vient 
de  voir,  où  Lope  relève  jusqu'aux  expressions  de  Cer- 
vantes, on  peut  reconnaître  que  les  deux  écrits  se  com- 
plètent. Jusqu'ici,  par  un  singulier  hasard,  ils  nous 
sont  venus  séparés  l'un  de  l'autre.  Il  faut  les  rapprocher 
et  en  rappeler  les  traits  essentiels  : 

De  l'aveu  de  tous,  dit  Cervantes,  les  comédies  qu'on  repré- 
sente aujourd'hui,  pièces  d'invention  ou  pièces  liistoriques,  sont 
des  ouvrages  ridicules,  sans  nulle  délicatesse,  entièrement  contre 
les  règles.  La  comédie  doit  être  l'image  de  la  vie  humaine,  un 
miroir  de  vérité  et  un  exemple  moral  :  la  nôtre  est  un  exemple 
de  sottises,  un  miroir  d'extravagances  et  une  image  de  tous  les 
égarements. 

1 .  Algunas  veces  lie  procurado  ])ersuadir  a  los  autores  que  se  enga- 
nan  en  tener  la  opinion  que  tienen. 

2.  C'est  le  quarante-huitième  chapitre. 


352  rnAPITRE  VIII. 

Les  sujets  sont  extravagants...  L'onfant  qu'on  nous  montre  à 
la  première  scène  dans  son  berceau,  a  de  la  barbe  à  la  seconde. 
Les  caractères  sont  faux  :  sur  notre  théâtre  le  vieillard  est  un 
bravache  et  l'homme  fait  est  timide.  On  transforme  un  page  en 
conseiller,  un  roi  en  crocheteur,  une  princesse  en  servante.  Les 
temps  et  les  lieux  sont  confondus.  J'ai  vu  une  comédie  dont  le 
premier  acte  se  passe  en  Afrique,  le  second  en  Asie,  le  troisième 
en  Europe.  Un  acte  de  plus,  et  l'Amérique  avait  son  tour.  J'ai 
vu  l'empereur  Héraclius  au  temps  de  Charlemagne  prendre  Jéru- 
salem à  la  tôte  des  croisés.  Et  nos  mystères!  nos  autos!  nos  faux 
miracles!  nos  pièces  profanes  mêlées  de  surnaturel!  Ëtrangetés 
destinées  au  vulgaire,  parce  qu'il  aime  les  dénoùments  à  grand 
spectacle. 

J'ai  entrepris  un  jour  de  ramener  les  auteurs.  Rien  n'y  fait; 
ils  sont  entichés  de  leur  système.  Ni  la  raison,  ni  l'évidence  ne 
peuvent  les  en  détourner.  Auteurs  et  acteurs  prétendent  que  les 
comédies  raisonnables  plaisent  aux  hommes  de  goût,  que  le  goût 
est  rare  et  que  les  extravagances  ont  pour  elles  la  multitude.  Le 
public  aime  cela,  disent-ils;  asi  las  quiere  el  vulgo....  Non  !  le 
vulgaire  ne  veut  des  sottises  que  quand  on  ne  lui  offre  pas  mieux; 
la  faute  en  est  à  vous,  qui  aux  yeux  des  autres  nations  êtes  des 
barbares;  et  vous  ne  péchez  pas  par  ignorance,  vous  savez  ce 
que  vous  faites,  vous  avouez  que  vous  écrivez  pour  autre  chose 
que  pour  la  gloire,  que  vos  pièces  sont  des  marchandises  et  que. 
pour  n'être  pas  refusés  des  directeurs,  vous  subissez  leur  vo- 
lonté, vous  livrez  la  commande. 

Le  grand  fournisseur,  on  le  devine ,  était  Lope  de 
Yega.  Cervantes,  qui  ne  veut  pas  faire  une  satire  et 
glisser  des  allusions  moroses ,  aborde  en  face  Lope  de 
Vega.  Il  le  nomme  avec  un  mélange  d'admiration  et  de 
blâme  :  «  N'avons-nous  pas  vu  un  des  plus  beaux  et 
des  plus  rares  esprits  de  ce  royaume,  pour  complaire  aux 
comédiens,  négliger  de  mettre  L^  dernière  main  à  ses  ou- 
vrages, qu'il  n'a  pas  rendus  el  qu'il  pouvait  rendre  excel- 
lents?» Noblesse  oblige  :  quand  on  s'empare  du  théâtre, 
on  l'élève. 


L'ART.  353 

—  J'écris  pour  rargent,  por  dinero,  répondit  Lope  *. 

Lope  de  Yega  éprouve  alors  contre  Cervantes  une 
haine  que  ses  flatteurs  prennent  soin  d'envenimer.  Ils 
l'invitent  à  donner  la  théorie  d'un  art  qu'il  connaît 
si  bien.  Lope  compose  son  A}'t  moderne  de  faire  des 
comédies,  moitié  apologie,  moitié  satire,  et  prenant  le 
ton  léger  du  sarcasme,  il  s'adresse  ainsi  à  une  académie 
en  vogue  : 

Nobles  amis,  qui  êtes  l'élite  de  l'Espagne,  vous  dont  l'acadé- 
mie laissera  bientôt  derrière  elle  les  académies  de  Cicéron  et  de 
Platon,  vous  voulez  que  j'écrive  un  art  dramatique  conforme  au 
goût  du  public  moderne.  La  tâche  de  législateur  est  facile; 
quand  on  n'a  rien  mis  au  théâtre,  on  connaît  bien  les  théories. 
Moi,  je  compose,  et  toujours  contre  les  règles  de  l'art. 

Non  pas  que  j'ignore  les  principes  :  à  dix  ans,  quand  j'étais 
écolier,  je  les  savais;  mais  que  voulez-vous!  La  scène,  quand  je 
l'abordai,  était  pleine  de  compositions  très-différentes  des  mo- 
dèles antiques. 

J'ai  écrit  quelquefois  selon  les  règles,  mais  j'ai  vu  le  peuple  et 
les  femmes  courir  aux  comédies  monstrueuses,  habitués  qu'ils 
étaient  aux  inventions  vulgaires  par  des  auteurs  barbares  dont 
les  idées  étaient  en  crédit.  Qui  suivra  aujourd'hui  la  Ihéorie  de  l'art 
mourra  de  faim  et  sans  gloire;  la  raison  a  toujours  tort  devant  la  mode. 
Depuis  ce  temps-là,  quand  j'écris  une  pièce,  j'enferme  toutes  les 
règles  sous  de  triples  verrous,  j'éloigne  de  mon  cabinet  Plaute  et 
Térence,  de  peur  d'entendre  leurs  cris  (car  leurs  livres  muets 
crient  vengeance  au  nom  du  vrai),  et  j'écris  selon  l'art  inventé 
par  les  favoris  de  la  foule.  Après  tout,  c'est  le  public  qui  paye 
les  sottises;  il  le  faut  servir  à  son  goût. 

Voilà  le  mot  de  son  théâtre.  Il  veut  réussir,  plaire  et 
prendre  le  vent.  D'ailleurs,  il  laisse  savoir  qu'il  connaît 
les  maîtres  et  sait  les  traditions.   Robortel  dit  sur  l'art 

l.  Voir  la  lettre  conservée  dans  la  coliecUon  du  comte  Altamira, 
el  citée  par  M.  de  Scliacl\. 

23 


354  CHAPITRE  VIII. 

dramatique  crexcellentes  choses;  qu'on  aille  y  voir.  Mais 
ne  lui  citez  pas  comme  modèle  le  vieux  Lope  de  Rueda, 
qui  met  en  scène  des  filles  de  forgeron.  L'art  moderne 
prend  ses  héroïnes  parmi  les  reines...  Et  ici  Lope  donne 
rapidement  quelques-uns  des  principes  de  «  Fart  mo- 
derne. »  Il  conseille  la  clarté,  le  mouvement  et  des  pro- 
cédés mécaniques  très-commodes.  Assurément,  ce  n'est 
pas  là,  dit-il,  de  l'art  pur,  mais  ce  qui  x^laît  en  ce  monde 
est  précisément  ce  qui  va  contre  la  loi  ;  et  parce  qu'elles 
ont  péché  contre  Tart,  on  a  vu  réussir  les  quatre  cent 
quatre-vingt-trois  pièces  écrites  par  le  barbare  Lope  de 
Vega. 

Cuatro  cientas  y  ochenta  y  très  comedias! 

Là-dessus,  Lope  quitte  le  lecteur  pour  en  improviser 
de  nouvelles.  Il  a  besoin  de  son  temps.  Il  s'en  va,  avec 
une  admirable  désinvolture,  laissant  là  le  pauvre  et  naïf 
Cervantes,  qui  a  pris  au  sérieux  l'art  dramatique.  Je  me 
trompe;  il  ne  le  laisse  qu'en  apparence;  en  réalité,  il 
signale  [et  dénonce  à  chacun  le  plus  mauvais  de  tous  les 
poètes,  le  misérable  auteur  de  Don  Quichotte.  Il  inter- 
dit à  tout  écrivain,  «si  niais  qu'il  puisse  être,  »  de  louer 
un  pareil  homme.  Le  roi  des  auteurs  met  à  l'index  le  cri- 
tique jaloux  qui  marque  tant  de  haine  pour  les  comé- 
dies de  Lope  de  Yega  *.  Contre  lui,  il  ameute  les  aca- 
démies ,  il  lance  les  médiocrités  littéraires ,  il  essaye 
même  de  soulever  le  public.  Dans  une  de  ses  pièces,  Ai- 

1.  LeUre  à  un  ami,  datée  de  Tolède  ,  le  4  août  1604  :  «  De  poêlas 
no  digo.  Muchos  en  cierncs  para  el  ano  que  viene,  pero  ninguno  hay 

tan  malo  como  Cervantes,  ni  tan  necio ,  que  alabe  é  Don  Quijoie 

A  sâtira  me  voy  mi  paso  à  paso;  cosa  par  mi  mâs  odiosa  que  mis 
librillos  a  Âlmendâres  v  mis  comedias  é  Cervantes...  » 


L'ART.  3îi5 

mer  sans  savoir  qui,  une  femme  se  moque  du  malheu- 
reux. ((  Que  Dieu  lui  pardonne!  »  dit-elle. 

Don  Quixote  de  la  Mancha 
(Perdone  Dios  â  Cervantes!) 
Fué  de  los  extravagantes, 
Que  la  corônica  ensancha. 

Quel  accueil  on  lit  à  Cervantes,  quand  il  s'avisa  de 
présenter  une  pièce  au  théâtre!  les  comédiens  tout-puis- 
sants le  rejetèrent  avec  mépris;  on  fit  mieux,  on  lui  ôta 
ses  entrées.  Le  jour  où  il  publia  ses  pièces  avec  un  pro- 
logue qui  en  appelait  des  rivaux  aux  lecteurs,  Avellaneda 
fit  la  parodie  de  son  prologue.  G^était  le  coup  de  pied 
de  l'âne. —  u  Croyez-moi,  dit  Sancho  à  don  Quichotte  ', 
ne  vous  prenez  plus  de  querelle  avec  les  comédiens  !  » 
On  lui  disait  encore  :  Cédez  au  temps,  flattez  la  foule, 
faites  jouer  un  intermède  par  un  chien  savant'^,  donnez 
au  public  des  tableaux  au  lieu  de  comédies.  Ainsi  faisait 
le  poëte  que  Cervantes  vit  un  jour  à  Séville.  Il  était  assis 
sous  un  grenadier,  se  mordant  les  ongles,  regardant  le 
ciel  et  achevant  de  composer  a  le  plus  grand  et  le  plus 
magnifique  spectacle  qu'on  ait  jamais  vu.»  «  —  Avez- 
vous  fini,  lui  dit  un  comédien  qui  survient?  —  J'achève, 
et  gaillardement!  Yoici  mon  idée  :  S.  S.  le  Pape  entre  en 
scène,  revêtue  de  ses  habits  pontificaux.  Douze  cardi- 
naux le  suivent,  tous  habillés  de  violet,  non  pas  de 
rouge  :  point  très-important.  Cela  se  passe  au  temps 
de  Mutatio  Capparum.  Un  autre  n'y  eût  pas  songé, 
on  fait  tant  de  sottises  !  Vous  imaginez-vous,  d'ici,  Fef- 

1 .  Don  Quicliolte ,  ii ,  1 1 . 

2.  Coloquio  de  los  porros. 


3:iG  ClIAr-lTRE  VIII. 

fcl  de  l'apparition? ...  Jour  de  ma  vie'!»  L'art  dra- 
matique, ainsi  compris,  est  accessible  à  tous;  il  de- 
mande peu  et  donne  beaucoup.  «La  comédie,  s'écrie 
un  jeune  poëte  imberbe  ^,  la  comédie  ouvre  au  génie 
une  large  carrière  ;  c'est  elle  qui  dérobe  notre  nom 
à  l'oubli  et  à  la  mort!...  Aussi  ferais-je  cinq  fois  le 
voyage  de  l'enfer  pour  arriver  à  faire  jouer  une  pièce 
que  j'ai  toute  prête  et  qui  s'intitule  le  Grand  Bâtard  de 
Salerne.  » 

Ce  moyen  d'arriver  est  bizarre.  Il  en  est  de  plus  siirs; 
il  vaut  mieux  être  du  monde  galant,  être  jeune  et  sur- 
tout être  riche,  comme  Pancracio,  dont  Cervantes  nous  a 
laissé  le  portrait.  Pancrace  est  l'homme  qui  peut  tout. 

On  me  saura  gré  de  traduire  ici  la  scène  charmante 
de  sa  rencontre  avec  Cervantes ,  scène  racontée  dans 
VAdjunta. 

((  Un  matin,  comme  je  sortais  du  monastère  d'Atocha, 
je  rencontrai  un  jeune  homme  de  vingt-quatre  ans  ou  en- 
viron, propret,  coquet  des  pieds  à  la  tête,  faisant  craquer 
la  soie  et  portant  un  col  à  la  wallonne,  si  haut,  si  ami- 
donné, que  pour  le  soutenir,  il  fallait,  me  disais-je,  les 
épaules  d'Atlas.  Ce  col  avait  pour  filles  deux  manchettes 
plates  qui  prenaient  naissance  aux  poignets,  s'élevaient 
en  grimpant  autour  de  la  tige  du  bras,  et  semblaient 
monter  à  l'assaut  à  la  barbe.  Non,  jamais  lierre  ambi- 
tieux ne  s'accrocha  à  une  muraille,  depuis  le  pied  jus- 
qu'aux créneaux,  comme  ces  manchettes  se  collaient  avec 
passion  au  coude  du  jeune  homme  :  en  un  mot,  dans  cet 

1 ,  Coloquio  de  los  porros. 

2.  Via  je  al  Pnrnaso. 


L\\UT.  307 

appareil  exurbilajit  le  cou  disparaissait,  le  visage  s'en- 
sevelissait, et  les  bras  n'étaient  plus!  » 

Ce  jeune  homme  aimable,  qui  aborde  (ont  le  monde, 
aborde  Cervantes  et  Tembrasse;  Cervantes  lui  rend  son 
embrassade  en  prenant  soin  de  ne  pas  le  chiffonner; 
puis  il  lui  demande  son  nom. 

—  Vous  saurez,  seigneur  Cervantes,  que  par  la  grâce  d'Apol- 
lon je  suis  poêle  ou  du  moins  le  veux  être,  et  mon  nom  est  Pan- 
crace de  Roncevaux.  Je  suis  jeune,  je  suis  riche  et  je  suis  amou- 
reux, 

—  Vous  avez  les  trois  qualités  qui  font  faire  les  trois  quarts 
du  chemin  en  poésie. 

—  Comment  cela? 

—  La  richesse!  l'amour!...  Quand  on  est  amoureux  et  riche, 
les  productions  de  l'esprit  n'ont  rien  à  craindre  de  la  cupidité  et 
tout  devient  libéral  pour  elles.  Le  poêle  pauvre,  au  contraire, 
abandonne  les  plus  divins  de  ses  enfants  et  de  ses  rêves  :  {divi- 
nos  partos  y  pensamientos),  pour  se  livrer  au  souci  de  gagner  sa 
vie  quotidienne.  —  Dites-moi,  quel  genre  de  poésie  cultive  Votre 
Grâce?  le  poëme  lyrique?  l'héroïque?  le  comique? 

—  Tous  les  genres;  je  fais  tout.  Mais  je  m'occupe  plutôt  du 
théâtre. 

—  Ainsi  Votre  Grâce  a  composé  des  comédies? 
~  Beaucoup,  mais  on  n'en  a  joué  qu'une. 

—  A-t-elle  réussi? 

—  Aux  yeux  du  peuple,  non. 

—  Et  au  goût  des  connaisseurs? 

—  Pas  davantage....  Mais  on  n'a  pas  pu  la  juger,  on  ne  l'a  pas 
même  achevée,  tout  le  monde  sifïlait.  Le  lendemain  le  directeur 
la  donna  encore  malgré  tout.  Peine  perdue  !  c'est  tout  au  plus 
s'il  vint  au  théâtre  cinq  personnes. 

Pourquoi  Cervantes  n'a-t-il  pas  pu,  comme  Molière, 
mettre  sur  la  scène  ce  personnage  qui  craque  la  soie  et 
qui  fait  tout.  On  dirait  un  portrait  avant  la  lettre  de  Mas- 
carille,  qui  dit  si  bien  : 


358  CHAPITRE  Vlll. 

—  Tout  ce  que  je  fais  me  vient  naturellement,  c'est  sans  étude. 
Les  gens  de  qualité  savent  tout  sans  avoir  jamais  rien  appris. 

Pancracio  rêve  comme  Mascarille  le  brouhaha  orga- 
nisé au  théâtre  pour  faire  un  succès  à  l'auteur. 

—  Le  suprême  plaisir  et  le  point  important,  c'est  de  voir 
sortir  la  foule  du  théâtre.  Tout  le  monde  est  content.  Le  poëte 
se  tient  à  la  porte  et  reçoit  les  félicitations  universelles  !... 

—  Ces  joies  ont  leurs  mécomptes,  répond  Cervantes.  (Et 
ramené  à  lui-même  par  cette  pensée,  il  oublie  Pancracio  pour 
faire  un  retour  sur  ses  propres  infortunes.)  Le  succès  ne  dépend 
pas  moins  du  bonheur  que  du  talent.  J'ai  vu  telle  comédie  lapi- 
dée à  Madrid',  qui,  à  Tolède,  fut  couronnée  de  lauriers Les 

comédies  sont  comme  les  jolies  femmes ,  elles  ont  leurs  bons  et 
leurs  mauvais  jours. 

—  Et  maintenant,  dit  le  jeune  homme,  avez-vous  encore  des 
pièces? 

—  J'en  ai  six,  avec  six  intermèdes. 

—  On  ne  les  joue  pas?  Et  pourquoi? 

—  Les  directeurs  ne  me  cherchent  pas,  et  moi  je  ne  vais  pas 
les  chercher. 

—  Sans  doute  ils  ignorent  que  Votre  Grâce  les  a. 

—  Ils  le  savent,  mais  ils  ont  leurs  poètes  qui  sont  leurs  com- 
mensaux; cela  leur  convient;  leur  pain  leur  suffit  sans  biscuit. 
Je  songe  à  faire  imprimer  mes  pièces;  le  lecteur  y  jugera  à  loi- 
sir ce  qui,  dans  la  rapidité  de  la  représentation,  pa?se  inaperçu 
ou  n'est  pascompris.il  y  a  pour  faire  jouer  les  comédies  comme 
pour  chanter,  une  saison  et  un  moment. 

Il  publia,  en  effet,  son  théâtre  en  1615,  précédé  d'un 
charmant  prologue  :  «  Si  tu  y  trouves  ,  ô  mon  lecteur  ! 
quelques  bonnes  choses,  et  que  tu  rencontres  le  direc- 
teur de  théâtre  qui  me  méprise,  dis-lui  que  mes  ouvrages 
ne  contiennent  pas  de  niaiseries  patentes,  que  le  vers  en 
est  naturel,  que  les  personnages  des  intermèdes  parlent 
leur  langage ,  et  qu'enfin  je  suis  en  train  de  composer 


l'art.  ■  359 

une  comédie  que  j'appelle  Jia  Méprise  des  yeux  [el 
Engano  de  los  ojos  ) .  » 

Ainsi  il  n'abandonne  ni  son  œuvre  ni  ses  idées;  tout 
au  contraire  ,  il  a  la  conviction  d'avoir  vu  juste  et  la 
conscience  d'avoir  servi  le  progrès  de  la  scène  espa- 
gnole. Dans  ce  même  prologue  ,  il  marque  simplement 
quelle  place  lui  est  due  dans  l'histoire  dramatique,  et  à 
quelle  date.  Il  a  vu,  dit-il,  naître  et  se  développer  le 
théâtre,  enfant  vigoureux  au  temps  de  Rueda,  adolescent 
avec  ïorrès  Naharro,  grand  et  magnifique  avec  Lope  de 
Vega  :  lui,  il  veut  être  placé  entre  Naharro  et  Lope; 
qu'on  lui  permette  de  revendiquer  une  gloire  qui  lui 
appartient. 

Ici  l'indulgence  et  l'équité  gracieuse  de  Cervantes  sont 
vraiment  touchantes.  Il  écrit  en  1615,  après  ces  longues 
querelles  ;  «  Lope  de  Vega,  le  grand  Lope,  a  rempli  le 
monde  de  comédies  naturelles,  heureuses,  bien  raison- 
nées  et  innombrables.  »  Il  continue  sur  ce  ton,  il  montre 
son  rival  surpassant  tous  ceux,  qui  l'aident  à  élever  V édi- 
fice, comme  Ramon,  Sanchez,  Mira  de  Mescua,  Tarraga, 
Guillen  de  Castro,  Aguilar,  Guevara  et  Galarza.  Chacun 
est  nommé  avec  un  éloge  réfléchi.  Quant  à  Cervantes, 
le  jour  où  l'on  a  joué  ses  pièces  à  Madrid,  dit-il,  l'art 
a  fait  un  pas.  Cervantes  «  a  représenté  le  premier  les 
pensées  secrètes  et  les  rêves  de  l'âme  ;  il  a  mis  à  la  scène 
des  personnages  moraux*.  »  Il  juge  fort  bien  tout  son 
théâtre  :  il  préfère  les  études  de  caractère  au  spec- 
tacle proprement  dit.  C'est  là ,  en  effet,  son  mérite  et 
son  défaut.  Dans  ses  œuvres,  dans  ses  théories  dra- 
matiques, si  éparses  et  si  contradictoires  en  apparence , 

1-  Fui  el  primero  (jue  represcnlasc  las  imaginaciones  y  los  pensa- 
mien  tos  escondidos  del  aima,  sacando  liguras  morales  al  tealro. 


360  ■  CHAPITRE   VI H. 

la  même  tendance  se  manifeste.  Quand  il  se  propose  de 
réformer  le  théâtre  (et  il  annonça,  dans  le  Coloquio^  le 
projet  d'écrire  un  livre  sur  ce  sujet),  son  but  est  de 
mettre  l'écrivain  qui  pense  au-dessus  de  l'écrivain  inté- 
ressé, de  l'acteur  nomade  et  du  a  directeur  bavard.  » 

Si  parfois  il  entre  dans  notre  discussion  célèbre  des 
unités,  il  sacrifie  aisément  les  unités  de  temps  et  de 
lieu.  Pourvu  qu'on  ne  joue  pas  sa  tragédie  de  Numance 
avec  des  arquebuses ,  il  se  montre  facile  aux  indépen- 
dances; il  a  même,  dans  une  de  ses  pièces  ^,  amené  sur 
la  scène  la  Comédie  personnifiée  qui  plaide  la  cause  de 
la  liberté  dramatique  : 

La  Comédie.  —  Le  temps  modifie  les  choses  et  perfectionne 
les  arts...  J'étais  bonne  au  temps  passé,  je  suis  bonne  encore 
aujourd'hui.  Si  je  m'écarte  des  préceptes  graves  et  des  modèles 
admirables  laissés  par  les  Sénèque,  les  Térence  et  les  Piaule,  je 
n'en  suis  pas  plus  mauvaise.  De  leurs  exemples  je  prends  une 
partie,  je  laisse  l'autre. 

Cervantes  explique  nettement  qu'en  cela  le  drame 
moderne  est  supérieur  au  drame  antique,  lequel  n'ob- 
tenait l'unité  de  temps  et  de  lieu  qu'au  moyen  du  récit. 

Je  représente  mille  choses,  dit  la  Comédie,  non  plus  en  récits 
comme  autrefois,  mais  en  actions,  et  ainsi  je  suis  forcée  de 
voyager;  je  vais  dans  tous  les  pays  où  se  passe  l'action  :  c'est 
l'œuvre  de  mon  extravagance.  La  comédie  moderne  est  comme 
la  mappemonde  sur  laquelle  on  voit  Londres  à  un  doigt  de 
Rome  et  Valladolid  assez  près  de  Gand.  Les  spectateurs  ne  m'en 
veulent  pas  quand  je  vais  d'Allemagne  en  Guinée,  sans  quitter 
les  planches  du  théâtre.  La  pensée  a  des  ailes... 

L'action,  dont  Corneille  avait  dit  qu'elle  est  le  prin- 
cipe, la  fin  et  l'âme  de  la  tragédie,  est  avant  tout  la  loi 

1.  Cristoval  de  Lugo. 


L'ART.  301 

du  théâtre  moderne,  selon  Cervantes.  Mais,  comme  les 
maîtres,  il  veut  Faction  morale,  celle  qui  révèle  Tâme, 
l'esprit,  les  caractères,  et  non  pas  Taction  extérieure  et 
violente,  dont  le  mouvement  précipité  n'est  qu'un  simu- 
lacre de  la  vie. 

Dans  une  fautre  pièce  ',  l'acteur  Pedro,  annonçant 
une  pièce  nouvelle ,  promet  solennellement  que  le  hé- 
ros c(  ne  sera  ni  matamore  ni  féroce ,  ne  massacrera 
pas,  ne  fendra  pas  les  gens  en  deux  et  ne  deviendra 
pas,  à  la  fin,  roi  d'un  certain  royaume  que  n'indique 
aucune  cosmographie.  De  ces  impertinences  et  de  beau- 
coup d'autres,  notre  comédie  s'est  affranchie.  Elle  est 
faite  d'art,  d'industrie  et  de  belles  choses.  »  Et  lui-même, 
comme  acteur,  saura  son  devoir,  qui  est  de  jouer  et  a  de 
dire  de  telle  sorte  que  le  caractère  tout  entier  se  tra- 
duise aux  regards.  » 

Rien  n'est  plus  net  et  plus  clair.  Mais  Pedro  ajoute 
qu'il  saura  «  provoquer  les  larmes,  provoquer  le  rire, 
puis  ramener  le  spectateur  du  rire  aux  larmes.  Subir 
toutes  les  impressions  pour  les  communiquer  toutes, 
voilà  ce  qui  fait  un  excellent  comédien.  »  Et  c'est  là 
que  le  pied  glisse  à  Cervantes  ;  il  ne  veut  pas  seulement 
des  caractères,  mais  il  les  veut  complexes,  libres,  varia- 
bles, pour  mieux  montrer  le  développement  de  la  pensée 
ou  de  la  passion.  L'humeur  le  tente  et  la  fantaisie. 
Qu'on  le  laisse  personnifier  à  son  aise  l'orgueil  et  la 
sottise,  le  mensonge  et  la  vanité,  mettre  à  nu  les  res- 
sorts cachés  des  vices  humains,  faire  courir  et  jouer  sa 
critique  railleuse,  son  persiflage  burlesque,  indéfini  et 
subtil,  à  travers  des  improvisations  délicieuses.  Il  logera 

1 .  Pedio  de  Urde  Malas. 


362  CHAPITRE  VIII. 

les  Tous  dans  un  iiUermède  l'ugilil";  il  jettera  sur  la 
scène  ses  idées  philosophiques,  ses  vues  sociales  et  les 
fruits  mûrs  de  son  observation.  C'est  du  moins  ce  qu'il 
me  semble  avoir  voulu  et  avoir  fait  dans  son  théâtre  si 
varié  et  si  inégal,  où  les  silhouettes  bizarres,  les  touches 
étranges,  les  figures  vagues  et  mobiles  sont  trouvées  avec 
une  sagacité  voluptueuse,  mais  mal  en  scène. 

Shakspeare  eut  les  mêmes  tentations  et  réussit  à  tra- 
duire sa  pensée  personnelle,  parce  qu'il  jouait  lui-même 
ses  œuvres ,  comme  aussi  Molière ,  et  apprenait  chaque 
soir  à  leur  donner  le  relief  nécessaire.  Cervantes ,  mê- 
lant trop  de  choses,  n'atteint  pas  la  simplicité  drama- 
tique. Il  n'a  fait  qu'une  seule  comédie  parfaite,  celle  où 
il  a  été  libre  de  nous  conduire  à  sa  suite  dans  le  dédale 
de  la  raison  humaine,  je  veux  dire  Don  Quichotte,  qui 
a  été  lu  et  imité  par  Molière. 

En  résumé,  au  théâtre,  Cervantes  est  inférieur  à  Lope 
de  Yega,  il  est  sans  peine  vaincu  par  la  fécondité  écra- 
sante, la  facilité  intarissable  et  le  mouvement  irrésistible 
de  ce  génie  essentiellement  dramatique  ;  mais  on  ne 
méprisera  ni  l'effort  de  Cervantes  pour  affranchir  le 
théâtre  espagnol  du  joug  du  vulgaire,  ni  ses  tentatives 
de  comédie.  Il  s'est  servi  du  théâtre  en  grand  homme , 
d'abord  pour  parler  à  son  pays ,  comme  Aristophane  et 
Dante,  plus  tard  pour  créer  un  théâtre  philosophique. 
En  tout  temps  une  pensée  politique  ou  une  pensée 
d'art  le  dirige,  une  haute  ambition  l'anime  ,  celle  de 
faire  du  progrès  de  la  scène  un  progrès  national.  — Ses 
contemporains  le  rejettent,  il  ne  lâche  pas  prise  :  il  pu- 
blie son  théâtre  et  laisse  à  la  postérité  le  soin  de  le  juger. 

Or  cette  sentence  qu'il  attend,  c'est  Lope  de  Yega 
qui  la  portera.  Le  lendemain  de  la  mort  de  Cervantes, 


L'ART.  363 

Lope  Jiii  emprunta  plusieurs  de  ses  pièces,  entre  autres 
les  Captifs  d Alger.  Ce  fut  une  manière  de  lui  rendre 
justice.  Lope  semblait  convenir  de  cette  vérité,  que  le 
théâtre  espagnol  eût  été  parfait  si  Ton  eût  réuni  sur  la 
même  scène  la  forte  pensée  de  Cervantes  et  le  talent  dra- 
matique de  Lope  de  Yega . 


QUESTIONS    d'art.  — II.  —  LE   POÈTE. 

Cervantes  fait  tenir  quelque  part  au  dieu  même  de  la 
poésie,  à  Apollon,  le  discours  suivant  : 

0  vous,  esprits  heureux  à  qui  appartient  l'élégance,  le  bien 
dire,  la  science  délicate  et  vraiment  savante!...  vous  en  qui  réside 
la  poésie  belle  de  sa  propre  et  naturelle  beauté  !...  ne  laissez  pas 
triompher  cette  canaille  qui  vous  brave.  Je  dis  cette  canaille 
que  l'orgueil  du  nombre  échauffe,  endiablé  et  pousse  à  sa  ruine 
—  ou  à  la  nôtre...  Vous  qui  avez  le  génie  naturel  ou  l'expérience, 
souffrirez-vous  l'impudence  de  ces  charlatans ,  de  cette  plèbe 
de  faussaires,  de  ces  artisans  de  niaiseries?  Faites  ici  un  exem- 
ple éclatant  et  mémorable,  donnez  en  ce  péril  une  preuve  de 
votre  grand  courage,  pour  leur  perte  et  pour  votre  gloire.  Armez- 
vous  le  cœur  d'une  juste  indignation,  attaquez  hardiment  celte 
tourbe  oisive,  vagabonde  et  inutile  M... 

La  tourbe  est  celle  des  mauvais  poètes,  contre  qui 
Cervantes  engage  ainsi  une  autre  bataille.  Il  dirigea 
contre  elle  une  allégorie  bouffonne  qui  rappelle  tour  à 
tour  le  Lutrin  de  Boileau,  V Apokolokyntose  de  Sénèque 
et  les  parodies  burlesques  de  Scarron.  Une  nuée  de 
poètes  se  pressait  aux  concours  des  académies  et  assié- 
geait la  porte  des  grands.  Quémandeurs  et  faméliques, 

J.    Vinje  al  Parnaso  ,  clia[).  vi. 


304  CHAl>lTRIi  Vlll. 

bavards  et  insolents,  ils  obstruaient  les  voies  de  la  lil- 
térature  et  afticbaient  leur  misère  comme  leurs  impro- 
visations avec  une  banale  impudeur.  Ai-je  besoin  de 
dire  qu"ils  se  donnaient  pour  des  génies  originaux  et 
méprisaient  Cervantes  comme  un  poêle  doit  mépriser 
un  critique?  Cervantes  baptisa  cet  le  multitude  poétique 
el  affamée  du  nom  de  poetanibreK 

La  poetambre  de  Madrid  fut  en  grande  rumeur  en 
1610  et  1612.  Le  comte  de  Lemos  partait  pour  Naples, 
et  annonçait  qu'il  emmènerait  avec  lui  les  meilleurs 
poètes.  Il  s'en  trouva  une  armée.  Les  frères  Argensola, 
qui  étaient  chargés  de  désigner  les  élus,  perdaient  la  tête. 
On  se  comptait,  on  se  disputait,  on  se  déchirait.  Cer- 
vantes fut  laissé  de  côté  par  dédain;  son  heure,  disait- 
on,  était  passée;  l'heure  des  poètes  revenait;  le  beau 
temps  avec  elle  ,  «  le  beau  temps  qui  s'était  oublié  à 
écouter  les  discours  d'un  nommé  Sancho  Pança  ^.  » 
Cervantes,  ajoutait-on,  était  vieux,  il  était  pauvre,  il 
n'avait  jamais  su  faire  un  vers,  et  enfin  il  n'appartenait 
pas  à  l'école  des  modernes.  Toute  la  jeunesse  était  du 
style  nouveau,  —  avec  lequel ,  dit  Cervantes ,  on  esca- 
ladait le  Parnasse  : 

Yo  me  atrevo 
A  profanar  del  monte  la  grandeza 
Gon  libres  nuevos  y  con  estilo  nuevo! 


s'écriait  un  jeune  homme. 

—  Attendez ,   ajoutait  un  poëtercc 


eau  de  quinze  ans , 


1.  H  ambre ,  faim.  —  La  terminaison  bre  signifie  volontiers  mnlli- 
itide,  miicliedumbre. 

2.  Parole  à  laquelle  Cervantes  fait  allusion  dans  le  Viajc ,  el  qu'il 
attribue  à  un  personnage  fort  semblable  à  Gongoi'a. 


1/ART.  an:; 

que  j'aftile  mon  épée,  c'est-à-dire  ma  plume,  et  je  leur 
taillerai  des  croupières.  Apollon ,  tu  recevras  un  coup 
de  la  main  la  plus  gaillarde  que  le  temps  ait  jamais  vue  ! 
L'idée  vint  à  Cervantes  de  raconter  en  vers  burles- 
ques Tassant  donné  au  Parnasse  par  la  poetambre ^  et 
de  défendre  la  vraie  poésie  contre  ces  profanations.  Il 
ferait  lui-même  un  Voyage^  son  dernier  voyage,  dans 
ces  régions  qu'il  avait  tant  aimées;  il  expliquerait  à  la 
jeunesse  qu'il  n'y  a  pas  de  poésie  sans  désintéresse- 
ment ,  et  il  passerait  en  revue  toute  la  littérature  une 
troisième  fois.  Jadis,  dans  sa  Galatée,  il  avait  fait  une 
apologie  trop  complaisante  des  rimeurs  ses  amis.  Sa 
rechute  serait  la  réparation  de  sa  faiblesse  ;  mais  il 
prendrait  pour  arme  l'ironie,  il  imiterait  le  style  ber- 
nesque  des  Italiens ,  qui  savent  railler.  Voici  le  début 
de  son  poëme,  qu'il  aurait  fait  exquis  s'il  eût  été  vrai- 
ment poëte,  dit-il,  et  si  les  étapes  de  sa  vie  eussent  élé 
moins  fatiguées. 

Certain  poëte  Italien,  Caporale,  né  à  Pérouse,  me  dit-on,  mais 
d'Athènes  par  l'esprit  et  de  Rome  par  le  cœur, 

Saisi  un  jour  d'un  caprice  honorable,  se  prit  à  vouloir  gagner 
le  Parnasse  et  s'enfuit  loin  de  la  cour  et  de  son  apparat  bi- 
garré. 

Il  partit  seul,  à  pied,  et  pelit  à  petit  il  arriva  en  un  lieu  où  il 
acheta  une  vieille  mule  à  la  robe  sombre  et  au  pas  chancelant. 

Jamais  grand  fantôme  ne  fut  mieux  fait  pour  effrayer  les  pol- 
trons et  moins  pour  porter  un  fardeau.  Elle  avait  beaucoup  de 
jambes  et  peu  de  forces, 

La  vue  courte  et  la  queue  longue; —  le  corps  efflanqué,  et  le 
cuir  plus  dur  que  la  peau  d'un  bouclier. 

Quant  au  caractère,  il  était  merveilleusement  entier.  Puis  elle 
bronchait  contre  toutes  choses,  au  mois  d'avril  comme  au  mois 
de  janvier. 


366  CHAPITRE  VIII. 

Quoiqu'il  on  soit,  le  vaillant  poiHe  arriva  avec  elle  au  Parnasse, 
où  le  blond  Apollon  l'accueillit  d'un  visage  serein. 

Et  quand  il  revint  seul,  sans  un  liard,  dans  sa  patrie,  il  ra- 
conta des  choses  que  la  Renommée,  dans  son  vol,  porta  d'un 
pôle  à  l'autre. 

Moi,  qui  toujours  travaille  et  toujours  veille  pour  faire  dire 
que  j'ai  l'honneur  d'être  poëte,  quoique  le  ciel  m'ait  refusé  cette 
grâce. 

L'envie  me  prit  de  livrer  mon  âme  à  une  pareille  messagère, 
de  la  faire  voyager  dans  les  airs,  de  la  transporter  sur  les  som- 
mets fameux  de  l'Œta. 

De  là  je  découvrirais  la  belle  source  de  l'Aganippe,  je  pourrais 
d'un  bond  aller  baigner  mes  lèvres  dans  ses  eaux. 

Et  la  poitrine  pleine  de  cette  liqueur  riche  et  douce,  je  passe- 
rais désormais  au  rang  des  poètes  illustres  ou  tout  au  moins  des 
poètes  magnifiques. 

Ce  rêve  rencontra  mille  obstacles,  mon  désir  resta  dans  sa 
fleur,  comme  celui  de  la  faiblesse  et  de  l'ignorance! 

Car  il  y  a  une  pierre  sur  mes  épaules,  dont  la  fortune  pesante 
m"a  écrasé  ;  je  la  vois  et  j'y  lis  inscrites  mes  espérances  avortées. 

Ce  voyage  me  parut  avoir  tant  d'étapes,  que  peut-être  ma  vo- 
lonté, ma  passion  auraient  fléchi, 

Si  au  même  instant  les  fumées  de  la  gloire  n'étaient  venues  à 
mon  aide  en  me  dérobant  la  longueur  et  les  difficultés  de  la 
route. 

Je  me  dis  alors  en  moi-même  :  Ah!  si  un  jour  je  me  voyais  sur 
la  cime  inaccessible  de  cette  montagne,  la  tête  ceinte  d'une  cou- 
ronne de  laurier, 

Je  n'envierais  plus  le  bien  dire  de  Aponte,  ni  le  feu  d'esprit  de 
Galarza,  qui  n'est  plus,  ce  poëte  dont  la  main  était  douce  et 
dont  la  langue  était  celle  d'un  capitan! 

Et  comme  une  première  illusion  entraîne  toujours,  je  me  fiai 
à  mon  désir,  j'abandonnai  mes  pieds  à  la  route  parce  que  j'avais 
abandonné  ma  tête  au  vent. 

Je  me  mis  en  croupe  sur  le  destin,  je  sautai  en  selle  sur  ma 
fantaisie,  et  je  résolus  de  faire  le  grand  voyage. 


l'art.  367 

Étrange  monture  I  direz-vous,  mais  sachez,  si  vous  ne  le  savez 
pas,  qu'on  en  use  partout  dans  le  inonde,  aussi  bien  qu'en  Cas- 
tilie. 

Il  n'est  personne  qui  puisse  se  défendre  de  l'enfourcher;  en 
voyage  on  l'accepte  toujours. 

C'est  une  monture  légère  comme  l'aigle  ou  la  flèche  qui  vo- 
lent, —  et  parfois  lourde  comme  du  plomb, 

Mais  quand  elle  porte  un  poëte,  toujours  légère.  Quel  animal 
ne  les  porterait  pas?  Ils  n'ont  pas  de  bagages. 

C'est  fatalement  l'histoire  du  poëte.  Les  richesses  lui  viendraient- 
elles  par  héritage,  il  ne  sait  pas  thésauriser  et  il  sait  perdre. 

Pourquoi  cela  est-il  si  vrai?  M'est  avis,  ô  Apollon,  notre  père 
à  tous,  que  c'est  à  cause  de  toi  qui  verses  ton  esprit  dans  le  leur. 

Et  comme  ton  esprit  ne  va  pas  s'égarer  dans  la  basse  région 
des  affaires,  ni  se  noyer  dans  l'océan  bourbeux  du  lucre. 

Ils  t'imitent:  qu'ils  écrivent  des  fictions  ou  des  vérités,  sans 
aspirer  à  gagner  dans  le  monde  des  choses,  ils  vont  devant  eux, 
sous  la  voûte  du  ciel, 

Disant  les  rudes  combats  de  Mars,  ou  bien,  avec  plus  de  dou- 
ceur, peignant  parmi  les  fleurs  Vénus  amoureuse, 

Pleurant  les  guerres,  chantant  les  amours,  laissant  passer  la 
vie  comme  un  songe,  ou  comme  passe  le  temps  pour  les  joueurs. 

Les  poètes  sont  faits  d'une  matière  douce  et  suave,  souple  et 
tendre,  ils  aiment  à  jouir  de  l'hospitalité  étrangère. 

Le  poëte  le  plus  sage  est  gouverné  par  des  fantaisies  impré- 
vues et  charmantes  :  il  est  plein  de  projets  et  son  ignorance  est 
éternelle. 

Absorbé  dans  ses  chimères,  épris  de  ce  qu'il  a  fait  lui-même, 
il  oublie  d'arriver  à  la  fortune  ou  aux  honneurs. 

Eh  bien!  voilà  ce  que  je  suis,  oui,  ô  lecteurs  qui  me  lisez, 
comme  dit  la  foule  rude  et  brutale,  je  suis  un  poète  taillé  sur  ce 
modèle. 

Je  suis  un  cygne  par  la  tête  que  j'ai  blanche,  un  corbeau  noir 
par  ma  voix  qui  est  rauque,  et  le  temps  n'a  pas  pu  polir  mon  es- 
prit, ce  tronc  noueux. 


308  CflAlMTHE  VllI. 

Et  je  n'ai  pas  pu  un  seul  jour  de  ma  vie  monter  au  haut  de  la 
roue  de  fortune  :  quand  je  vais  y  monter,  elle  s'arrête. 

Mais,  malgré  tout,  il  veut  éprouver  si  une  de  ses 
grandes  pensées  se  réalisera  jamais.  Il  dit  adieu  à  Ma- 
drid, aux  l^avardages,  aux  placets,  aux:  misères  qui  s  y 
croisent;  il  met  un  pain  blanc  dans  son  bissac  avec  huit 
miettes  de  fromage,  et  il  va.  Il  arrive  à  Garthagène, 
et  la  vue  de  la  Méditerranée  réveille  en  lui  des  souve- 
nirs qui  lui  rendent  la  fierté  et  l'esprit  d'action.  Qu'on 
lui  donne  une  frégate,  et  il  part  !  Tout  à  coup  un  dieu 
lui  apparaît,  des  ailes  aux  pieds.  Le  vieux  poëte  recon- 
naît Mercure  et  s'agenouille  dévotement. 

Le  dieu  causeur  m'ordonna  aussitôt  de  me  relever,  puis  em- 
ployant le  langage,  le  rhythme  et  l'harmonie  des  vers,  il  com- 
mença ainsi  : 

«  0  toi,  l'Adam  des  poètes,  ô  Cervantes!  pourquoi  cet  habit, 
pourquoi  cette  besace,  mon  ami  !...  »  Raillerie  d'un  dieu  qui  fai- 
sait l'ignorant. 

A  sa  question  je  répondis  :  «  Je  vais  au  Parnasse,  seigneur,  et 
je  voyage  dans  le  costume  du  pauvre.  » 

Et  lui,  il  me  dit  :  «  Esprit  surhumain,  élevé  au-dessus  même 
de  Mercure,  je  te  souhaite  toute  opulence  et  tous  honneurs, 

«  Car  après  tout,  je  sais  que  tu  es  un  vieux  et  brave  soldat,  et 
ta  main  estropiée  le  dit. 

«  Jasais  que  ta  main  gauche,  depuis  le  rude  combat  naval,  cessa 
de  te  servir  et  qu'elle  a  laissé  à  la  droite  le  soin  de  ta  gloire. 

«  Je  sais  que  ce  génie  d'invention,  extraordinaire  et  sublime, 
qu'enferme  ta  poitrine,  le  divin  Apollon  ne  te  l'a  pas  donné  en 
vain; 

«  Que  tes  œuvres  vont  jusqu'au  bout  du  monde,  portées  en 
croupe  par  Rossinante,  et  que  désormais  entre  toi  et  l'envie, 
c'est  une  guerre  ouverte. 


L'ART.  369 

«(Va  donc,  ô  rare  inventeur,  niarche  en  avant  ;  suis  ton  spirituel 
projet  et  porte  secours  à  Apollon  ;  ton  aide  lui  sera  précieuse, 

«  Si  tu  devances  l'armée  vulgaire  des  vingt  mille  avortons  qui 
se  disent  poètes  et  ne  sont  pas  bien  sûrs  de  l'être. 

«  Déjà  cette  tourbe  inutile  remplit  tous  les  chemins  et  les  sen- 
tiers pour  monter  au  Parnasse;  elle  n'est  pas  digne  de  reposer  à 
son  ombre. 

«  Allons  !  arme-toi  de  tes  vers  ;  sois  prêt  à  poursuivre  ton  voyage 
avec  moi.  Alerte!  à  notre  grande  œuvre! 

«  Avec  moi  ton  passage  est  assuré,  ne  t'embarrasse  de  rien,  ne 
te  mets  pas  en  peine  des  vivres. 

«  Et  pour  confirmer  la  vérité  de  mes  paroles,  entre  avec  moi 
dans  la  galère,  regarde  :  tu  seras  émerveillé  et  tu  prendras  con- 
fiance. » 

Je  me  croyais  le  jouet  d'une  illusion  menteuse...  Mais  j'entrai 
avec  lui  dans  la  galère,  et  je  vis  un  spectacle  qui  m'étonne 
encore. 

La  galère  était  faite,  de  la  proue  à  la  poupe,  et  du 
pont  à  la  quille,  de  vers  de  tous  genres,  sans  mélange 
de  prose  :  une  longue  élégie  formait  la  grande  vergue, 
une  cancion  épaisse,  drue  et  prolixe,  se  dressait  au 
milieu,  en  guise  de  mât  ;  des  redondilles  et  des  ségui- 
dilles  babillardes  papillotaient  dans  les  agrès,  tandis 
qu'on  voyait  flotter,  bruissantes,  les  poésies  légères  et 
licencieuses  qui  étaient  les  bannières  du  navire.  La 
proue  était  d'une  matière  bizarre,  mais  d'un  travail  exquis; 
elle  se  composait  de  sonnets  finement  sculptés.  Au  con- 
traire, deux  tercets  parallèles  et  fermes  couraient  à 
droite  et  à  gauche,  comme  rebords  du  navire,  tandis 
que  les  bancs  des  rameurs  étaient  garnis  de  ces  vers  du 
romancero,  qui  sont  gens  à  tout  faire  et  servent  comme 
on  veut.  Le  vaisseau  ainsi  fabriqué  par  Apollon  est 
venu  chercher  un  régiment  de  poètes  dont  il  a  besoin  ; 

24 


370  CHAPITRE  VIII. 

Mercure  Tamène  en  toute  hâte;  il  a  rasé  l'Italie,  n'a 
pas  touché  la  France  et  débarque  sur  la  terre  d'Espa- 
gne où  foisonnent  les  poètes.  Si  Cervantes  veutTaider  à 
enrégimenter  les  meilleurs,  le  Parnasse  sera  sauvé. 

Cervantes  fait  son  choix  comme  le  comte  de  Lémos. 
Il  passe  la  revue  des  rimeurs  et  leur  distribue  Féloge 
ironique  ou  ("ironie  élogieuse  avec  la  grâce  la  plus  dé- 
cevante. Voici  Gongora,  le  charmant,  le  spirituel,  le 
sonore,  unique  au  monde  par  le  raffinement,  «que bles- 
sera ma  louange,  parce  qu'elle  est  courte,  bien  qu'elle 
soit  extrême.  »  Yoici  Herrera  le  divin,  qui  s'élève  au- 
dessus  du  monde  et  le  perd  de  vue;  Espinel,  qui  cultive 
si  bien  la  musique  qu'il  est  le  premier  des  poètes  sur  la 
guitare.  Yoici  le  prince  d'Esquilache  et  le  comte  de  Yilla- 
Mediana,  une  foule  de  seigneurs,  dont  on  ne  peut  pas  trop 
admirer  les  vers, —  et  la  fortune  :  louons  effrontément. 
Grands  et  petits,  tous  y  passent,  les  illustres  comme 
Lope  de  Yéga  aussi  bien  que  le  misérable  et  inconnu 
Arbolanches.  On  les  choisit,  on  les  enrôle;  les  élus  par 
tent,  chantant,  rimant,  rêvant.  En  route,  on  prend  à 
Yalence,  où  se  trouve  une  armée  de  novateurs  ambi- 
tieux, une  compagnie  qu'on  surveillera;  à  Naples,  où 
sont  arrivés  les  classiques  Argensola,  Cervantes  refuse 
de  descendre  ;  il  se  querellerait  avec  les  poètes  oublieux 
de  la  poésie  et  trop  despotes.  On  arrive  chez  Apollon, 
qui  reçoit  très-poliment  le  corps  expéditionnaire  et  offre 
des  sièges  à  tout  le  monde.  Cervantes  seul  n'en  a  pas; 
il  reste  debout.  Cette  humiliation  Tirrite,  il  rappelle 
brusquement  à  Apollon  le  nombre  de  ses  œuvres  et 
l'honnêteté  de  sa  vie.  —  Résigne-toi,  répond  Apollon, 
plie  ton  manteau  et  t'assieds  dessus.  —  Seigneur,  vous 
n'avez  pas  remarqué  que  je  n'ai  pas  de  manteau. 


L'ART.  371 

Le  lendemain  la  guerre  commence.  L'assaut  donné  au 
Parnasse  par  la  poetambre  est  vaillamment  repoussé  ;  les 
coups  pleuvent,  les  livres  volent  comme  des  boulets. 
La  lutte  se  propage  sur  la  terre  et  sur  Tonde  ;  Neptune 
vient  à  l'aide  d'Apollon  et  noie  une  multitude  de  poë- 
tereaux.  Ceux-ci  surnagent;  ils  ont  été  transformés  en 
citrouilles.  La  gaieté  de  Cervantes,  gaieté  homérique, 
s'amuse  de  tous  et  de  tout.  C'est  une  raillerie  de  cy- 
clopeen  belle  humeur.  Mais,  au  milieu  de  cette  débauche 
d'esprit,  il  a  une  vision;  la  fausse  Poésie  et  la  fausse 
Gloire  lui  apparaissent.  La  fausse  Poésie  est  ivre  et 
folle,  elle  sort  des  tavernes  ou  des  noces,  son  tambourin 
à  la  main,  trébuchant  du  pied  et  de  la  langue,  livrée  à 
je  ne  sais  quel  paroxysme  convulsif  qui  l'empêche  de 
prononcer  distinctement.  La  fausse  Gloire  est  une  belle 
vierge  ou  s'en  donne  lair;  tout  ravit  dans  son  abord  et 
dans  sa  personne,  son  regard,  fier  et  tendre,  sa  voix  en- 
chanteresse et  sa  parure  brillante.  Deux  nymphes,  pleines 
de  séductions,  sont  aux  pieds  du  trône  de  la  Gloire;  leur 
gazouillement,  le  miel  de  leur  parole  trahissent  en  elles 
la  flatterie  mélodieuse  et  l'hypocrisie  au  doux  visage. 
Cervantes  contemple  le  triomphe  du  faux  avec  une  stu- 
peur d'honnête  homme.  Mais  Apollon  et  Mercure  lui 
laissent  entrevoir  dans  une  lueur  paisible  et  lointaine  la 
vraie  gloire  que  l'avenir  donne  au  labeur  sincère;  la 
vraie  poésie  paraît  simple  et  divine. 

Ceile-ci,  tu  le  vois,  est  la  beauté  décente,  l'orgueil  du  ciel  et 
de  la  terre,  la  reine  des  Muses. 

Elle  pénètre  les  mystères  et  les  révèle,  elle  effleure  le  sublime 
de  toute  science  et  le  meilleur,  qu'elle  conserve. 

En  elle  s'aperçoit,  si  lu  la  regardes  avec  attention,  l'abon- 
dance et  l'excellence  de  tout  ce  qui  est  bien. 


372  CHAPITRE  VlII. 

Avec  elle  habitent,  réunis  dans  le  même  séjour,  la  sagesse  di- 
vine et  la  sagesse  humaine,  l'art  délicat  et  l'art  sévère. 

Son  magique  pouvoir,  qui  dispose  de  l'illusion,  en- 
chante l'univers  et  agit  sur  les  âmes  avec  un  charme  im- 
pénétrable. 

A  sa  voix  les  bons  sont  ravis  et  l'adorent,  les  méchants  s'ir- 
ritent et  ne  la  comprennent  pas. 

Ses  œuvres  héroïques  ont  le  don  d'immortalité;  ses  œuvres 
lyriques  ont  la  suavité,  qui  divinise  les  choses  humaines. 

Sa  flatterie  même  est  d'un  art  si  fin  et  si  pur,  qu'on  voudrait 
moins  la  condamner  que  la  récompenser. 

Elle  agit  à  la  gloire  du  bien,  à  la  honte  du  mal,  et  avec  le 
génie  elle  montre  à  l'univers  la  bonté. 

Cervantes  la  fait  descendre  du  Parnasse,  souriante, 
aimable  et  sincère;  elle  vient  remercier  et  congédier 
ses  champions. 

Malgré  ma  pauvreté,  je  suis  honnête,  dit-elle.  Je  vous  donne 
des  trésors,  en  espérance  seulement.  Leur  possession  réelle  vous 
conduirait  à  une  immense  et  royale  paresse. 

Je  voudrais,  j'en  jure  par  la  beauté  de  cette  montagne,  cons- 
tituer une  rente  de  cent  mille  écus  au  moindre  d'entre  vous. 

Mais  cette  vallée  n'a  pas  de  mines;  elle  offre  des  sources 
pures  et  salutaires ,  et  produit  des  singes  qui  prennent  la  figure 
de  cygnes. 

Dernier  trait  de  Cervantes  contre  les  quémandeurs, 
plaisanterie  en  apparence,  au  fond  protestation  sérieuse 
en  l'honneur  de  la  poésie  qui  est  chaste,  noble  et  désin- 
téressée :  je  la  retrouve  dans  toutes  ses  œuvres.  Il 
suffit  de  ce  qu'on  vient  de  lire  pour  marquer  le  rôle 
hardi  de  Cervantes  au  milieu  de  la  littérature  contem- 
poraine. Les  poètes  furent  effrayés  et  révoltés  de  l'au- 
dace du  poëte  critique  ;  ceux  qu'il  nommait  se  fâchèrent, 
et  ceux  qu'il  ne  nommait  pas. 


L'ART.  373 

((  En  revenant  de  ce  long  voyage,  dit-il,  je  passai 
quelques  jours  à  me  reposer,  puis  je  sortis  pour  voir, 
pour  être  vu,  pour  recevoir  le  salut  de  mes  amis  et  la 
grimace  de  mes  ennemis  :  ai-je  des  ennemis?...  » 

Il  raille  comme  toujours  et  dérobe  sous  un  mot  joyeux 
l'amertume  de  son  esprit,  qui  se  sent  de  plus  en^plus  séparé 
du  siècle,  de  plus  en  plus  solitaire.  Dans  le  silence  de 
sa  «  cabane»,  comme  il  appelle  sa  pauvre  demeure,  il 
écrit  un  sonnet  pour  imprimer  en  tête  de  son  livre. 
L'usage  littéraire  est  que  les  amis  le  composent;  mais 
la  coterie  et  la  camaraderie  ne  sont  pas  là  pour  soutenir 
Cervantes.  Cette  pièce,  placée  d'abord  au  début  du  Viaje^ 
fut  ensuite  supprimée  par  l'auteur.  Un  hasard  l'a  sauvée. 


L  AUTEUR   A   SA   PLUME.  ' 

Ils  n'onl  pas  fait,  tu  vois,  pour  mon  œuvre  nouvelle 
Le  portail  poétique  et  les  vers  de  rigueur. 
Fais-les  donc,  ô  ma  plume,  et  ne  sois  plus  rebelle 
Au  rhythme  impertinent  du  sonnet  louangeur. 

A  toi  de  m'épargner  cette  peine  cruelle, 
Qui  nous  donne  du  mal  sans  donner  de  grandeur, 
De  m'en  aller  courir  de  ruelle  en  ruelle, 
Mendiant  au  hasard  l'encens  adulateur. 

Qu'ils  accrochent  leurs  vers,  leurs  sonnets  et  leurs  rimes 
Aux  puissantes  maisons,  ces  flagorneurs  infimes! 
Les  flatteurs  sont  bien  bas  et  les  flattés  bien  haut. 

A  toi,  petite  plume,  à  toi  je  te  demande, 

Pour  que  mon  œuvre  plaise,  —  et  pour  qu'elle  se  vende, 

Un  grain  de  sel...  Adieu,  je  ne  dis  plus  un  mot. 

Au  moment  où   Cervantes  protestait  contre  la  poésie 


M\  CHAPlTItK    Vin. 

honleuse,  Ilatleuse  et  lamélique,  Lope  de  Véga  méditait 
une  apologie  des  poètes,  quil  publia  plus  lard.  Dans  le 
Laurier  d' Apollon ,  il  admirait  tous  les  rimeurs  sans 
exception,  il  déclarait  ne  pas  savoir,  en  conscience,  à  qui 
donnerla  palme.  Apollonlui-mêmehésitait.  Choisir,  c'était 
se  compromettre.  Heureusement  il  se  trouvait  alors  en 
Espagne  un  roi  imbécile,  tenu  en  lisières  par  ses  minis- 
tres, méprisé  de  ses  provinces  en  révolte,  dépossédé  par 
ses  voisins  et  ses  sujets.  Olivarès  l'appelait  Philippe  IV 
le  Grand,  a  parce  que,  disait  la  diplomatie,  il  était  comme 
les  fossés  qui  sont  d'autant  plus  grands  qu'on  leur  ôte  da- 
vantage. )-  Lope  de  Yéga  fil  offrir  par  Iris,  la  messagère 
des  dieux,  le  Laurier  d'Apollon  à  Philippe  IV. 


QUESTIONS    DART.    —    III,    L  ESPRIT   DE    DECADENCE    LITTERAIRE. 

Cervantes,  en  disant  sa  pensée  sur  le  drame  et  sur  la 
poésie,  était  conduit  fatalement  à  démêler,  comme  une 
cause  essentielle  de  décadence,  à  dénoncer  la  servilité 
des  écrivains  qui  prennent  pour  règle  non  le  beau,  ni 
le  bien,  ni  le  vrai,  mais  le  goût  du  public.  En  tout  pays 
il  y  a  un  moment  où  la  foule,  dont  l'auteur  doit  se  faire 
écouter,  usurpe  le  premier  rôle  et  domine  l'auteur  : 
alors  on  appelle  du  nom  de  littérature  tout  ce  qui  satis- 
fait l'appétit  du  lecteur  :  la  mode  passe  pour  l'art,  le 
succès  pour  le  génie  et  l'applaudissement  du  grand  nom- 
bre pour  le  suffrage  de  la  nation. 

Cervantes  pensait  qu'il  y  a  deux  espèces  de  vulgaire 
(il  l'indique  quelque  part),  un  vulgaire  qui  est  la  foule 
humaine  dans  son  immensité  et  dont  la  sympathie 
instinctive  a  une  grande  valeur;  un  vulgaire  pédant,  ré- 


r/ART.  375 

pandu  dans  le  salon  et  dans  Técole,  qui  voit  la  poésie 
dans  la  rime,  le  beau  dans  le  joli  et  le  parfait  dans  le 
convenu.  Ce  dernier  est  haïssable;  il  a  introduit  dans 
l'admirable  littérature  de  TEspagne,  si  spontanée,  l'es- 
prit d'imitation  froide  et  banale,  sans  inspiration  et 
sans  vérité.  Ce  n'est  plus  un  genre  qu'il  faut  accuser 
alors,  c'est  une  méprise  générale,  c'est  la  confusion  de 
la  vraie  littérature  et  de  la  mode,  c'est  l'esprit  d'erreur 
qui  entraîne  tout  le  monde.  Cervantes  l'a  fait,  non  plus 
dans  des  ouvrages  spéciaux,  mais  partout,  à  toute  oc- 
casion, avec  l'abondance  d'une  raillerie  toujours  prête, 
embrassant  du  regard  la  littérature  tout  entière  et  lui 
rappelant,  comme  Alceste  à  Oronte,  qu'elle  sort  du  bon 
naturel  et  de  la  vérité. 

Elle  me  rappelle,  s'écrie  le  vieux  soldat,  les  gros 
vaisseaux  que  j'ai  vus  à  Lisbonne,  uniques  pour  leur 
capacité,  à  large  coque,  à  ventre  rebondi,  et  qui  con- 
tiennent des  épiceries  de  Calicut  et  de-  Goa.  Notre 
marchandise  poétique  ne  vaut  pas  mieux,  et  la  monnaie 
dont  on  la  paye  est  d'un  titre  aussi  élevé  que  celle  du 
marché  d'Alger,  que  la  hurba 

-     Moneda  berberisca,  vil  y  baja  ! 

En  effet,  malgré  son  éclat,  toute  cette  littérature,  qui 
porte  alternativement  soit  la  cape  et  l'épée,  soit  la  hou- 
lette et  la  veste  de  poil  de  chèvre,  est  artificielle.  Au 
lieu  de  conceptions  originales  et  fortes,  des  pastiches; 
au  lieu  de  grandes  entreprises  littéraires,  de  petites 
joutes  d'esprit.  L'acrostiche  est  ilorissant,  la  glose  est 
mise  au  concours  par  les  académies,  et  Lope  de  Yéga 
déclare  sérieusement  qu'il  faut  respecter  la  glose  comme 
k  une  très-ancienne  composition,  propre  à  l'Espagne  et 


376  CHAPITRE  VIII. 

inconnue  des  autres  nations.  »  Les  faiseurs  de  nouvelles 
sont  des  traducteurs  qui  pillent  le  fumier.  Les  auteurs 
de  romances  s'emparent  des  débris  des  vieux  chants  de 
la  Gastille  et  délayent  en  une  paraphrase  de  vingt  stro- 
phes quelque  refrain  populaire,  d'une  concision  énergique . 
On  remanie  les  récits  du  treizième  siècle  et  on  en  fait 
des  romans  de  style  nouveau.  Les  pastorales  ressem- 
blent étrangement  à  celles  de  Boscan  et  de  Garcilaso, 
morts  depuis  un  siècle.  «  Chacun,  s'écrie  Cervantes, 
fait  comme  il  veut,  vole  comme  il  lui  plaît.  Ce  qui  est 
sottise  en  prose,  on  le  met  en  vers.  »  Ajuster  les  quatre 
rimes  d'un  quatrain  ou  les  cinq  lignes  d'une  redon- 
dille,  escamoter  les  lettres  gênantes  du  nom  d  une  femme 
pour  confectionner  un  acrostiche,  affiner  la  pointe  d'un 
sonnet,  voilà  la  poésie. 

La  pointe  surtout,  Vagudeza  est  en  faveur;  c'est  pres- 
que un  genre.  On  sait  son  histoire,  elle  a  fait  le  tour  de 
l'Europe.  Cervantes  essaya  de  l'arrêter  à  son  point  de 
départ. 

Nous  avons,  dit-il,  au  lieu  de  la  complainte  naïve  qui  inté- 
resse la  femme  et  fait  pleurer  l'enfant,  des  pointes  d'esprit  qui 
vous  traversent  l'âme  comme  de  douces  épines  et  vous  la^brûient 
comme  la  foudre,  sans  toucher  aux  habits.  Par  exemple  :  Viens, 
ô  mort,  mais  cache  tes  pas,  et  que  je  ne  te  sente  pas  venir,  car 
le  plaisir  que  j'aurais  à  mourir  me  rendrait  la  vie. 

Cervantes  n'invente  pas;  la  strophe  est  du  comman- 
deur Estriba,  et  prise  entre  mille. 

Nous  avons  encore,  dit-il  ailleurs,  un  autre  genre  de 
littérature,  c'est  la  danse.  Rien  de  plus  à  la  mode  «  à 
Candaya,  »  que  les  séguidilles,  petites  strophes  de  pe- 
tits vers,  qui  se  chantent,  qui  se  trépignent,  qui  met- 
lent  l'âme  en  danse  ;  quand  on  les  entend,  le  corps  se 


L'ART.  377 

trémousse,  le  rire  éclate,  tous  les  sens  sont  ravis.  La 
danse  de  iépée,  la  danse  des  grelots,  la  danse  parlée  ou 
parlante,  sont  d'autant  plus  estimables  pour  des  chré- 
tiens qu'elles  viennent  des  Arabes,  comme  le  palais  de 
la  princesse  Galiana,  que  les  Maures  ont  élevé  sur  les 
bords  du  Tage;  l'Espagne  est  orientale. 

Galiana  cependant  ne  vaut  pas  Angélique,  «  créature 
légère,  fantasque,  écervelée  et  coureuse»,  qui  arrive 
tout  droit  d'Italie  et  à  laquelle  les  poètes  castillans  et 
andalous  ont  donné  une  place  d'honneur.  De  l'Italie  on 
emprunte  toute  une  poésie  nouvelle, gracieusement  ero- 
tique. On  imite  le  Roland  de  TArioste,  le  Roland  de 
Boiardo  et  les  bergers  napolitains  de  Sannazar,  mais 
surtout  leurs  bergères,  leurs  aventurières  et  cette  iVngé- 
lique,  qui  en  Espagne  se  surpasse  elle-même.  L'Arioste, 
en  terminant  son  poëme,  avait  légué  à  quelque  lyre  plus 
hardie  le  soin  de  raconter  les  dernières  folies  d'Angé- 
lique. L'Espagne,  qui  s'est  portée  héritière  de  l'Arioste, 
chante  les  Larmes  et  la  Beauté  de  cette  femme  libre. 

Tel  est,  aux  yeux  de  Cervantes,  l'aspect  général  de  la 
littérature  contemporaine  ;  de  là  ces  allusions  innom- 
brables qui  traversent  continuellement  ses  livres;  il  co- 
pie ironiquement  le  style  et  le  ton  des  rapsodies,  il 
donne  le  pastiche  de  tous  les  pastiches,  il  contrefait  les 
contrefaçons.  Don  Quichotte  est  rempli  de  pareilles  mo- 
queries... Et  d'abord  il  parodie  le  romancero  de  se- 
conde main,  qui  répète,  en  les  adultérant,  les  vieilles 
légendes.  Cervantes  rappelle  l'histoire  du  roi  arabe  de 
Saragosse,  Ben-Omar,  dont  on  a  fait  en  latin  Omaris  /î- 
lius,  puis  Marfilius^  et  en  espagnol  717^r5z7zV;,  le  fameux 
Marsille  des  poèmes  d'aventures.  Il  sourit  des  exploits 
de  Ihomme  à  la  branche  de  tiguier   [figueroa]  et  de 


378  CHAPITRE  Vlll. 

riiomme-massue  [maclmcd],  qui,  dit-on,  exterminèrent, 
chacun  avec  une  branche  d'arbre,  des  armées  arabes. 
Le  déli  adressé  par  Lara  à  toute  une  ville,  «  aux.  morts 
et  aux.  vivants,  aux  hommes  et  aux  femmes,  à  ceux  qui 
ne  sont  plus  et  à  ceux  qui  sont  nés,  aux  grands  et  aux  pe- 
tits, à  la  viande  et  au  poisson,  etc.,  »  est  examiné  gra- 
vement par  Cervantes.  Il  va  jusqu'à  railler  l'admirable 
romance  du  roi  Roderic,  qui  a  perdu  son  royaume  et 
n'a  plus  un  créneau  à  lui  ;  ou  plutôt  il  parodie  les  pa- 
raphrases; il  donne  la  sienne.  Sancho,  quittant  l'île  de 
Barataria  et  tombant  dans  une  fosse  avec  son  grison, 
s'écrie  : 

Oui  niirail  dit  que  celui  qui  se  vit  hier  intronisé  gouverneur 
d'une  ile,  commandant  à  ses  serviteurs  et  à  ses  vassaux,  se  ver- 
rait aujourd'hui  enseveli  vivant  dans  un  souterrain,  sans  avoir 
personne  pour  le  délivrer,  sans  avoir  ni  serviteur  ni  vassal!  Mal- 
heureux que  je  suis!  On  tirera  mes  os  d'ici,  quand  le  ciel  per- 
mettra qu'on  les  découvre,  secs,  blancs  et  ratisses,  et  avec  eux 
ceux  de  mon  bon  grison,  d'où  l'on  reconnaîtra  peut-être  qui 
nous  sommes,  au  moins  les  gens  qui  eurent  connaissance  que 
jamais  Sancho  Pança  ne  s'éloigna  de  son  âne,  ni  son  âne  de 
Sancho  Pança.  Pardonne-inoi,  pauvre  grison,  et  prie  la  Fortune 
de  la  meilleure  façon  que  tu  pourras  trouver,  de  nous  tirer  de 
ce  mauvais  pas  où  nous  sommes  tombés  tous  deux.  Je  te  promets, 
en  ce  cas,  de  te  mettre  une  couronne  de  laurier  sur  la  tète, 
pour  que  tu  aies  l'air  d'un  poëte  lauréat,  et  de  te  donner  double 
ration. 

De  cette  manière  se  lamentait  Sancho  Pança,  et  son  âne  l'écou- 
tait  sans  lui  répondre  un  mot,  si  grande  était  l'angoisse  que  le 
pauvre  animal  endurait. 

A  son  tour,  maître  Pierre,  le  montreur  de  marion- 
nettes, à  qui  don  Quichotte  vient  de  briser  ses  ligures 
de  bois,  redit  la  plainte  célèbre  : 

Je  suis  malheureux  à  ce  point,  que  je  puis  dire  comme  le  roi 
don  Rodéric  :  «  Hier  j'étais  Seigneur  de  l'Espagne,  et  aujourd'hui 


L'ART.  379 

jo  n'ai  pas  un  créneau  que  je  puisse  dire  à  moi.  »  Il  n'y  a  pas 
une  denfii-heure,  pas  cinq  minutes,  que  je  me  suis  vu  seigneur 
de  rois  et  d'empereurs  ! 

On  se  rappelle  les  marionnettes,  Maître  Pierre^  son 
singe  et  cette  parodie  joyeuse  où  défile  tout  le  vieux 
personnel.  Le  jongleur  montre  du  bout  de  sa  baguette 
Gaïferos  et  Charlemagne  autour  de  la  table  du  tric-trac, 
la  belle  Mélisandre  au  balcon  d'une  tour  mauresque,  le 
roi  Marsilio  avec  son  turban,  tout  le  moyen  âgeexbumé. 
Le  jeune  garçon  qui  récite  leur  bistoire  dit  grave- 
ment : 

«  Cette  histoire  véritable,  qu'on  représente  ici  devant  Vos 
Grâces,  est  tirée  mot  pour  mot  des  chroniques  françaises  et  des 
romances  espagnoles  ({ui  passent  de  bouche  en  bouche,  et  que 
répètent  les  enfants  au  milieu  des  rues.  » 

Don  Quichotte,  qui  écoute  sérieusement  leurs  aven- 
tures, prend  parti  pour  Mélisandre,  il  saccage  tout;  Maî- 
tre Pierre  ramasse  en  pleurant  les  deux  moitiés  de  l'em- 
pereur Charlemagne;  ainsi  est  traité  le  romancero  ;  on 
l'adore,  on  y  croit,  on  le  met  en  pièces,  et  la  vieille  lit- 
térature nationale  se  traîne  tout  éclopée  sur  les  tré- 
teaux. 

Après  le  faux  style  populaire,  il  y  a  le  faux  style  de 
cour.  Le  récit,  fantasque  en  apparence,  des  noces  de 
Basile  et  de  Quiteria,  est  une  déclaration  de  guerre  très- 
directe  à  rbomme  le  plus  redoutable  de  toute  la  littéra- 
ture, à  Gongora.  Ce  chef  d'école,  qui  a  marié  au  ralTine- 
ment  italien  l'hyperbole  castillane,  enseigne  à  l'Espagne 
Fart  de  torturer  les  idées  et  les  mots  par  des  inversions 
recherchées.  Il  a  trouvé  le  fin  du  fin.  Son  genre  de  style, 
((ui  est   l'afféterie  la  plus  cultivée,  a  reçu  le  nom  de 


380  CHAPITRE  VIII. 

cultisme.  Il  réussit,  à  force  d'audace  et  de  persévérance. 
Villa-Mediana  l'imite  et  porte  cette  langue  bizarre  à  la 
cour;  le  prédicateur  Paravicino  l'élève  jusque  dans  la 
chaire;  des  commentateurs  l'interprètent  pour  la  foule 
ignorante.  Ceux  qui  résistent  d'abord,  comme  Lope  de 
Véga  et  Jauregui,  finissent  par  céder.  Cervantes  ne  cède 
pas;  il  met  en  scène  Gongora  dans  la  personne  de  son 
élève  Lorenzo.  Il  ose  rire  de  l'histoire  babylonienne  et 
plaintive  de  Pyrame  et  Thisbé,  dont  Gongora  a  fait  un 
poëme  et  dont  Basile  donne  la  parodie  en  feignant  de 
mourir  d'amour. 

J'indique  seulement  cette  critique  admirable,  qu'il 
faut  lire  en  regard  de  Théophile  Yiaud  et  de  Gongora. 

Tous  les  épisodes  de  Don  Quichotte  ont  leur  portée 
et  leur  application.  Toutes  les  scènes  de  haut  et  de  bas 
comique  qui  entre-coupent  cette  histoire  sans  fin  sont 
faites  d'allusions  directes.  La  raillerie  qui  passe,  légère, 
fuyante,  parfois  burlesque  et  souvent  bizarre,  est  nour- 
rie d'observations  solides  et  de  lectures  sans  nombre. 
Elle  se  précipite  comme  une  armée  qui  donne  l'assaut, 
avec  une  confusion  apparente;  mais  un  esprit  la  guide. 
Cervantes  marche  d'un  propos  délibéré  à  son  but,  qui 
qui  est  de  chasser  les  marchands  du  temple.  Quand  il 
paraît  s'égarer  et  suivre  au  hasard  les  méandres  tracés 
par  une  fantaisie  folle,  il  tend  toujours  vers  une  même 
fin,  qui  est  de  démasquer  Tesprit  d'erreur. 

Quelle  est  la  source  du  mal?  Par  où  est  venue  l'épi- 
démie? Cervantes  finit  par  découvrir,  au  fond  du  roman 
et  au  fond  de  la  pastorale,  à  travers  le  drame  et  dans  le 
gongorisme,  un  art  comnuin  caché  sous  tout  le  reste, 
y  art  de  gokmterie,  comme  on  l'appelle  :  c'est  le  genre  le 
plus  résistant,  celui  dont  on  ne  se  lasse  pas.  Il  envahit 


L'ART.  381 

peu  à  peu  toute  la  littérature,  parce  qu'il  répond  fran- 
chement au  désir  des  lectrices.  Celles-ci,  après  tout, 
s'intéressent  moins  au  géant  Pantafilando  de  la  Sombre- 
vue ,  à  l'enchanteur  Arcalaûs,  au  sage  Alquife  et  à 
Merlin  même,  le  monarque  et  l'archive  de  la  science 
zoroastrique,  qu'aux  chevaliers  galants.  Cervantes  amène 
au  grand  jour  ce  premier  rôle,  ce  héros  larmoyant,  qui 
môle  les  doux  vers  aux  graves  lamentations.  Le  che- 
valier du  Bocage  récite  avec  des  pleurs  un  sonnet  sen- 
timental qui  est  un  chef-d'œuvre.  aMon  cœur.  Madame, 
est  ce  que  vous  voudrez,  de  cire  molle  ou  diamant;  je 
vous  l'offre,  mol  ou  dur.  Gravez-y  ce  qu'il  vous  plaira! 
la  gravure  ne  s'effacera  jamais.  » 

Dans  le  roman  àAmadis  de  Grèce,  on  voit  Florisel  de 
Niquée  abandonner  les  grandes  aventures  du  monde  pour 
les  petites  aventures  des  bergers  à  la  mode.  Il  se  fait 
pasteur.  Cervantes  n'a  garde  de  laisser  passer  un  trait 
qui  lui  semble  un  aveu.  Il  marque  très-finement  la  pente 
secrète  et  les  affinités  du  roman  à  prétentions  héroïques. 
Don  Quichotte,  au  bout  de  sa  carrière,  dit  à  Sancho  : 

Nous  achèterons  quelques  brebis,  et  toutes  les  choses  néces- 
saires à  la  profession  pastorale;  puis,  nous  appelant,  moi  le  pas- 
teur Quichottiz ,  toi  le  pasteur  Panzino ,  nous  errerons  dans  les . 
montagnes.  Le  bachelier  pourra  s'appeler  Sansonnet,  ou  le  pas- 
teur Canascon.  Le  barbier  Nicolas  pourra  s'appeler  le  pasteur 
Nicoloso,  comme  l'ancien  Boscan  s'appela  Nemoroso.  Quant  au 
curé,  je  ne  sais  trop  quel  nom  nous  lui  donnerons,  à  moins  que 
ce  ne  soit  un  dérivatif  du  sien,  et  que  nous  ne  l'appelions  le  pas- 
teur Curiambro. 

Nous  donnerons  aux  femmes  les  noms  de  ces  bergères  impri- 
mées et  gravées  dont  tout  l'univers  est  rempli,  les  Philis  ^  Ama- 
ryllis, Dianes,  Fléridas^  Galatées,  Bélisardes.  Puisqu'on  les  vend 
au  marché,  nous  pouvons  bien  les  acheter.  Moi ,  je  me  plaindrai 
de  l'absence  ;  toi,  tu  te  vanteras  d'un  amour  fidèle  ;  le  pasteur 


382  CHAPITRE   VllI. 

Carrmcon  fpra  le  dôrlaigné,  et  le  cun'^  Cvriambro  ce  qui  lui  plaira  : 
de  cette  façon,  lu  chose  ira  à  merveille. 

—  Oh  !  s'écrie  Sancho ,  oh  !  que  de  jolies  cuillers  de  bois  je 
vais  faire,  quand  je  serai  berger!  combien  de  salades,  de  crèmes 
fouettées  ! 

—  Miséricorde  1  s'écrie  don  Quichotte,  quelle  vie  nous  allons 
donner,  ami  Sancho!  Que  de  cornemuses  vont  résonner  à  nos 
oreilles!  que  de  flageolets,  de  tambourins,  de  violes  et  de  seri- 
nettes ! 

Mais  Sancho  est  un  peu  inquiet  : 

—  Quand  Sanchica,  ma  fille,  dit-il,  apportera  le  dîner  à  la 
bergerie,  gare  à  elle!  Je  ne  voudrais  pas  qu'elle  vînt  chercher 
de  la  laine  et  s'en  retournât  tondue!  Les  amourettes  et  les  mé- 
chants désirs  vont  par  là. 

I  e  fond  véritable  de  la  pastorale,  c'est  Tamour  du  /ar 
niente^  de  la  galanterie  et  du  plaisir.  Au  milieu  de  ces 
forêts  litttTaires  se  dresse  la  statue  d'une  femme  à  qui 
l'on  rend  un  culte. 

II  n'y  a  pas,  avoue  un  de  ces  faux  bergers,  il  n'y  a  pas  une 
grotte,  pas  un  trou  de  rocher,  pas  un  bord  de  ruisseau,  pas  une 
ombre  d'arbre,  où  l'on  ne  trouve  quelque  berger  qui  raconte  aux 
vents  ses  infortunes.  L'écho,  partout  où  il  se  forme,  redit  le  nom 
de  Léandra;  Léandra,  répètent  les  montagnes;  Léandra,  mur- 
murent les  ruisseaux,  et  Léandra  nous  tient  tous  indécis,  tous 
enchantés,  tous  espérant  sans  espérance,  et  craignant  sans  savoir 
ce  que  nous  avons  à  craindre. 

Suivez  cette  influence  :  vous  verrez  qu'elle  détermine 
tous  les  genres  à  la  mode.  Une  femme  qui  lit  des  vers 
veut  qu'ils  soient  faits  pour  elle,  clairement  et  mani- 
festement, dit  Cervantes.  On  met  donc  la  poésie  en 
acrostiches.  La  même  inspiration  dirige  le  Nemoroso 
ou  «  rhomme  des  bois  )^  qui  habite  la  pastorale,  et  les 
Amadis  qui  peuplent  le  roman,  a  Si  je  pouvais,  s'écrie 


L'ART.  383 

don  Quichotte,  tirer  mon  cœur  de  ma  poitrine  et  le 
mettre  ici  sur  cette  table  dans  un  plat,  on  y  verrait  re- 
tracée ma  dame  et  toutes  les  qualités  qui  la  rendent  fa- 
meuse dans  l'univers,  une  femme  belle  sans  tache,  grave 
sans  orgueil,  amoureuse  avec  pudeur,  la  courtoisie  et  la 
noblesse  môme.  « 

Les  femmes  sont  donc  tour  à  tour  l'objet  et  la  cause 
de  tout  le  bavardage  littéraire.  Mais  ces  peintures  idéa- 
les et  mensongères  ne  viennent  môme  pas  d'Espagne; 
Cervantes  en  dénonce  l'origine  dans  l'histoire  de  la  com- 
tesse aux  Trois-Basques  [Trifaldï).  La  comtesse  a  été 
séduite  par  une  diabolique  chanson  qui  débute  ainsi  : 

De  la  dolce  mi  enemiga.,.. 

Or  cette  «  douce  ennemie  »  n'est  pas  une  invention  cas- 
tillane. La  Gastille  ne  fait  que  répéter  comme  un  écho 
une  composition  italienne, 


I)e  la  dolce  mia  nemica. 


—  Strophes  d'or,  voix  de  miel  !  dit  la  pauvre  femme,  mais 
elles  m'ont  fait  tomber  dans  le  malheur,  et  j'ai  compris 
pourquoi  Platon  proposait  d'exiler  des  républiques  bien 
organisées  les  poètes  erotiques. 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  Il  restait  à  marquer  la  con- 
fusion universelle  de  ces  genres  faux,  de  ces  rapsodies, 
de  ces  influences  étrangères.  Cervantes  la  montre 
avec  une  grâce  et  une  gaieté  folle  dans  l'histoire  de 
l'effrontée  et  discrète  Altisidore,  demoiselle  de  la  du- 
chesse. La  demoiselle  est  la  Littérature  elle-même,  jeune 
Arabe  impudente,  belle  Italienne  fort  libre,  Didon 
virgilienne  très-éprise.  Espagnole  enfin  affolée  de  pasto- 
rales. Elle  apparaît  dans  son  costume  bariolé,  sous  les 


3  84  CHAPITRE  VIII. 

fenêtres  de  don  Quichotte.  Voici  d'abord  le  chant  arabe 
qu'elle  accompagne  sur  la  harpe  : 

Je  suis  jeune,  je  suis  vierge  tendre;  mon  âge  ne  passe  pas 
quinze  ans,  car  je  n'en  ai  que  quatorze  et  trois  naois,  je  le  jure 
en  mon  âme  et  conscience. 

Je  ne  suis  ni  bossue,  ni  boiteuse,  et  j'ai  le  plein  usage  de  mes 
mains;  de  plus,  des  cheveux  comme  des  lis,  qui  traînent  par 
terre  à  mes  pieds. 

Quoique  j'aie  la  bouche  en  bec  d'aigle  et  le  nez  un  peu  ca- 
mard,  comme  mes  dents  sont  des  topazes,  elles  élèvent  au  ciel 
ma  beauté. 

Ces  grâces  et  toutes  celles  que  je  possède  encore  sont  des 
dépouilles  réservées  à  ton  carquois.  Je  suis  dans  cette  maison 
demoiselle  de  compagnie,  et  l'on  m'appelle  Altisidore. 

C'est  la  romance  orientale.  Altisidore,  méprisée  de 
son  amant,  change  de  note  ;  elle  emprunte  à  l'Arioste  et 
à  Virgile  la  malédiction  plaintive  et  terrible  qui  est  sa- 
cramentelle : 

Écoute,  méchant  chevalier,  retiens  un  peu  la  bride  et  ne  tour- 
mente pas  les  flancs  de  ta  bête  mal  gouvernée.  Regarde,  perfide, 
tu  ne  fuis  pas  quelque  serpent  féroce,  mais  une  douce  agnèle 
qui  est  encore  bien  loin  d'être  brebis.  Tu  t'es  joué,  monstre  hor- 
rible, de  la  plus  belle  fille  que  Diane  ait  vue  sur  ses  montagnes 
et  Vénus  dans  ses  forêts.  Cruel  Biréno,  fugitif  Énée,  que  Barab- 
bas  t'accompagne,  et  deviens  ce  que  tu  pourras. 

Enfin  Altisidore  ne  manque  pas  à  l'obligation  sacrée 
de  mourir  de  douleur.  Son  ombre  apparaît  vêtue  à  la 
romaine,  et  chante  encore  : 

Avec  la  langue  morte  et  froide  dans  la  bouche,  je  pense  répé- 
ter les  louanges  qui  te  sont  dues.  Mon  âme,  libre  de  son  étroite 
enveloppe,  sera  conduite  le  long  du  Styx  en  te  célébrant,  et  ses 
accents  feront  arrêler  les  eaux  du  fleuve  d'oubli. 

La  strophe  est  mot  pour  mot  de  Garcilaso  de  la  Vega. 


L'ART.  385 

Ainsi  personne  n'échappe  à  Cervantes,  pas  même  ses 
amis.  Car  il  goûtait  Virgile,  il  avait  imité  TArioste,  il 
savait  par  cœur  Garcilaso.  Mais  rien  ne  l'arrête  quand 
il  voit  l'usage  et  l'abus  qu'on  fait  de  ses  modèles.  Il  dé- 
teste les  copistes,  les  plagiaires,  les  écrivains  à  la  suite; 
et  de  même  qu'il  attaque  dans  le  roman  chevaleresque 
la  fausse  aristocratie,  il  frappe  dans  la  galanterie  le  faux 
amour,  dans  le  cultisme  la  fausse  élégance,  dans  la  pas- 
torale une  nature  artificielle,  dans  l'Arioste,  dans  Vir- 
gile, dans  Garcilaso,  leurs  imitateurs  serviles. 

Qu'est-ce  que  l'armet  de  Mambrin?  Je  ne  sais  si  je  me 
trompe,  mais  j'y  vois  un  symbole.  L'Espagne  a  fait  de 
l'armet  italien  un  plat  à  barbe. 

Cet  armet  enchanté  a  dû ,  par  quelque  étrange  accident . 
tomber  aux  mains  de  quelqu'un  qui  ne  sut  ni  connaître  ni  esti- 
mer sa  valeur,  et  ce  nouveau  maître,  sans  savoir  ce  qu'il  fai- 
sait, le  voyant  de  l'or  le  plus  pur,  s'imagina  d'en  fondre  la 
moitié  pour  en  faire  argent;  de  sorte  que  l'autre  moitié  est 
restée  sous  celte  forme,  qui  ne  ressemble  pas  mal,  comme  tu 
dis,  à  un  plat  de  barbier. 

Et  ailleurs  :-  «  Que  je  rencontre  l'Arioste  parlant  sa 
propre  langue,  je  le  vénérerai,  je  l'élèverai  respectueu- 
sement au-dessus  de  ma  tête.  »  Mais  Dieu  nous  garde  des 
traducteurs  !  Don  Quichotte  entre  dans  une  imprimerie 
où  Ton  met  sous  presse  une  traduction  d'un  livre  italien. 
«  —  Mort  de  ma  vie!  s'écrie-t-il,  voilà  un  écrivain  qui 
sait  traduire  piynata  par  marmite,  piu  par  plus,  su  par 
en  haut  et  giu  par  en  bas!  Sublime  talent  qui  peut-être 
est  méconnu!»  Imitons  leur  art,  pense  Cervantes,  de- 
mandons-leur le  secret  du  beau,  la  perfection  de  la  poé- 
sie, ou  n'imitons  rien.  «  Il  y  a  deux  langues  qui  sont 
reines,  le  grec  et  le  latin;  de  celles-là  il  faut  traduire.  » 

25 


586  CHAPITRE  VIII. 

Mais  nos  imitatioTis  italiennes  «  ressenil>lent  à  des  ta- 
pisseries de  Flandre  qu'on  regarde  à  l'envers  :  on  voit 
les  ligures  traversées  de  lilsl)izarres.  » 

Il  en  est  de  même  des  prétentions  à  l'aristocratie  de 
langage  et  de  mœurs.  Cervantes  contemple,  à  côté  d'un  art 
factice,  une  société  de  précieuses.  Quand  il  entendadmirer 
comme  des  délicatesses  les  pointes  des  rimeurs  qui,  di- 
sent-ils, avivent  en  mourant,  brûlent  dans  le  froid  mor- 
tel de  leur  dame,  grelottent  dans  le  feu  de  leur  amour, 
et  tous  espèrent  sans  espoir  »  (voilà  des  traits  de  Mo- 
lière); quand  il  voit  les  poètes  diviniser  Perlerina,  qui 
est  marquée  de  la  petite  vérole,  et  dire  :  les  marques  de 
son  visage  sont  «  des  fossettes,  ou  mieux  encore  des  fos- 
ses où  viennent  s'ensevelir  les  âmes  des  amants  » 
(nouveau  trait  passé  à  Molière);  quand  enfin,  sous 
ses  yeux ,  le  bel  esprit  devient  un  titre  de  noblesse, 
l'exquis  dans  le  faux  une  distinction  sociale,  la  quintes- 
sence du  mauvais  goût  un  privilège  de  caste,  alors  Cer- 
vantes indigné  fait  avancer  Maritorne,  l'aubergiste  et  la 
fille  de  l'aubergiste. 

L'affreuse  Maritorne  se  mêle  aux  belles  lectrices  ;  elle 
admire,  dit-elle,  ces  jolies  cboses  qu'on  écrit,  qui  sont 
douces  comme  miel.  L'aubergiste  préfère  à  Gonzalve  de 
Cordoue  le  brave  don  Cirongilio  deThrace,  qui  voyage  à 
califourchon  sur  un  dragon  de  feu.  Tout  ce  qu'il  y  a 
d'ignorants  et  d'esprits  grossiers  vient  faire  chorus  avec 
les  précieuses.  Sanglante  et  dernière  allusion  à  la  plati- 
tude réelle  des  œuvres  des  lecteurs  et  des  auteurs! 

«  Exilons  de  la  république  chrétienne  ces  livres  au 
style  grossier,  faits  de  prouesses  absurdes,  d'amours  im- 
pudiques, de  courtoisies  malséantes,  de  batailles  lourdes, 
de  dialogues  niais,  de  voyages  extravagants,  sans  tact. 


L'ART.  :^87 

sans  art,  sans  originalité  et  sans  esprit  !  »  Ainsi  prononce 
le  vieux  gentilhomme,  résumant  lui-même  en  termes  di- 
rects la  pensée  de  son  œuvre.  C'est  un  grand  malheur 
pour  un  pays,  u  c'est  un  fléau  dans  l'État,  »  qu'une  lit- 
térature menteuse.  Au  contraire,  une  littérature  vraie 
est  grande,  et  avec  elle  grandit  la  nation  qui  la  voit  naî- 
tre. Cervantes  n'accepta  pas  de  ses  amis  d'autre  éloge 
que  d'avoir  mis  l'art  au  service  du  vrai. 

Con  ol  arte  qniso 

Vuestro  ingenio  sacar  de  la  mentira 
La  verdad 

lui  dit  un  poëte  au  sujet  de  ses  nouvelles.  —  J'ai  tou- 
jours aimé  la  réalité^  dit  à  son  tour  Cervantes,  dans  le 
Voyage  an  Paimasse. 

Concluons.  Au  moment  où  le  seizième  siècle  finissait, 
quand  une  mode  insensée  entraînait  toute  l'Europe, 
Cervantes  le  premier  attaqua  franchement  la  littérature 
précieuse  comme  une  littérature  barbare  ;  il  livra  ba- 
taille sur  tous  les  points  à  la  fois.  On  écrivait  divine- 
ment, à  lo  divino  :  il  eut  le  courage  d'écrire  simple- 
ment. On  osait  parler  d'art  en  s'éloignant  du  vrai,  il 
présenta  à  son  siècle  l'Apollon  du  moment,  tel  qu'il  le 
montre  dans  le  Voijage  :  découronné  de  ses  rayons  di- 
vins, en  pourpoint  et  en  haut-de-chausses,  dansant  la 
gaillarde  pendant  que  Mercure  joue  une  séguidille,  et 
laissant  flotter  au  vent  sa  chevelure  blonde,  qui  a  la 
couleur  de  l'or  faux.  C'est  un  dieugalantin  dontl'unicpie 
souci  est  de  plaire  à  tous  [dar  gusto  à  todos),  et  sur- 
tout aux  femmes. 


CHAPITRE    IX 


L'ESPAGNE    SOCIALE 


Cervantes  a  jugé  la  littérature;  cette  étude  lui  fait 
toucher  à  chaque  instant  des  vérités  sérieuses  sur  l'état 
de  l'esprit  public.  Son  travail,  sincère  et  hardi,  péné- 
trant de  plus  en  plus  loin,  atteint  un  jour  la  société 
elle-même.  Nous  le  verrons  annoncer,  avec  une  assu- 
rance extraordinaire ,  une  révolution  sociale  dont  le 
terme,  dit-il,  est  éloigné,  qu'il  ne  verra  pas,  mais  sur 
laquelle  il  compte. 

J'essaierai  ici  d'éclairer,  en  la  dégageant,  cette  par- 
tie de  son  œuvre,  dont  l'intention  n'est  pas  douteuse, 
mais  dont  la  hardiesse  même  exigeait  des  détours  et  des 
voiles.  Avant  tout,  pour  s'expliquer  sa  pensée,  il  faut 
la  replacer  dans  le  temps  et  le  milieu  où  il  vit,  où  il 
souffre,  où  ses  impressions  font  jaillir  ses  jugements. 
Jetons  un  coup  d'œil  sur  sa  vie  depuis  1603. 

Elle  se  passe  entièrement ,  sauf  quelques  jours  de 
voyage  et  d'excursion,  auprès  de  la  Corte.  Les  Espa- 
gnols appelaient  ainsi  la  capitale  désignée  par  la  pré- 
sence de  la  cour.  De  d603  à  1606,  la  cour  habita  Val- 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  389 

ladolid.  En  1606  elle  se  transporta  à  Madrid.  Cervantes 
la  suivit  dans  les  deux  séjours. 

En  arrivant  à  Yalladolid  il  avait  résolu,  avec  un  cou- 
rage admirable,  de  conquérir  sa  place  légitime,  et,  mal- 
gré le  malheur,  malgré  Tâge,  malgré  le  changement  de 
ministres,  malgré  l'activité  de  ses  jeunes  rivaux,  de  se 
faire  jour  dans  la  mêlée.  Sa  volonté  de  recueillir  son 
œuvre  et  d'y  ajouter  persista  jusqu'à  sa  mort.  Il  donna 
de  1603  à  1616  la  première  et  la  seconde  partie  de 
Do7i  Quichotte,  le  recueil  de  ses  Nouvelles,  tout  ce  qui 
a  paru  de  son  Théâtre  et  le  poëme  du  Voyage  au  Par- 
nasse. Il  laissa  en  manuscrit  le  roman  de  Persiles  et 
Sigismonde,  et  il  mourut  la  plume  à  la  main.  Peut-être, 
si  la  fatigue  et  les  privations  n'eussent  pas  abrégé  sa  vie, 
eût-il  créé  un  nouveau  chef-d'œuvre.  Il  y  a  des  heures 
où  l'esprit  rassemble  de  lui-même,  avec  une  rapidité  et 
une  aisance  merveilleuses,  tout  ce  qu'il  a  recueilli,  et  ces 
heures  de  maturité  ont  l'opulence  d'un  bel  automne.  Le 
plus  vieil  arbre  porte  alors  des  fruits  savoureux.  Aux 
grands  écrivains  cela  arrive  ;  longtemps  ils  ont  promené 
sur  le  monde  leur  observation  nomade  ou  leur  inspira- 
tion capricieuse,  recevant  et  renvoyant  tour  à  tour  le 
vague  reflet  des  choses  :  un  jour,  ces  rayons  brisés  se 
réunissent ,  se  fondent ,  s'harmonisent ,  et  la  lumière 
prismatique  devient  la  lumière  solaire.  C'est  ce  qui  ad- 
vint à  Cervantes,  lorsqu'il  donna  toute  sa  mesure  dans 
ce  Don  Quichotte  où  l'on  ne  sait  qu'admirer  le  plus  de 
la  complexité  de  la  pensée  ou  de  l'unité  de  l'œuvre. 

II  avait  étudié,  dans  ses  courses  vagabondes,  la  vie 
picaresque  des  rufians,  la  vie  hasardeuse  des  soldats,  la 
vie  provinciale  du  Nord  et  du  Midi,  la  vie  bourgeoise 
de  toutes  les  villes,  enfin,  dans  la  littérature,  la   vie 


390  CHAPITRE   IX. 

intellectuelle  de  l'Espagne.  Les  observations  et  les  pein- 
tures qu'il  avait  faites,  méditées  un  jour  dans  le  silence 
de  sa  prison  ou  dans  Thumble  retraite  de  sa  vieillesse, 
lui  donnèrent  une  vue  d'ensemble  de  la  société  espa- 
gnole. Il  apercevait  distinctement,  à  travers  l'éclat  et 
l'apparente  unité  de  la  monarchie  espagnole,  une  confu- 
sion sourde  et  orageuse,  mille  groupes  bizarres  et  op- 
posés, des  politiques  qui  au  fond  n'étaient  que  des  favo- 
ris, des  mystiques,  dont  vingt  sublimes  et  un  million  de 
fous,  des  gentilshommes  austères  mêlés  à  des  écrivains 
galants ,  puis  de  graves   inquisiteurs  condamnant  des 
bohémiennes,  appliquant  une  loi  barbare  à  des  hordes 
barbares  et  brûlant  les  plaies  sans  les  guérir.  A  travers 
cet  assemblage  de  contrastes,  on  pouvait  voir  qu'entre  les 
classes  sociales  l'écart  était  immense  :  aucune  idée  com- 
mune ne  les  rapprochait.  Peu  à  peu  il  s'était  formé  deux 
groupes  :  —  le  monde  extrasocial  des  gitanes,  des  pi- 
caros  et  des  mystiques,  qui  vivait  d'indépendance;  et  celui 
des  alcades,  des  corrégidors,  des  inquisiteurs,  qui  repré- 
sentait l'autorité   ultrasociale.   Entre   les  deux  camps 
flottaient  les  personnages  mixtes  dont  il  est  si  souvent 
question  dans  les  lettres  espagnoles,  l'alguazil  et  le  sa- 
cristain, transfuges,  gens  hybrides,  hommes  attachés 
par  leur  service  à  la  Justice  ou  à  l'Église,  mais  affiliés 
par  caractère  et  par  nature,  par  origine  et  par  intérêt, 
à  la  hampa. 

Dans  un  pays  où  la  misère  allait  chaque  jour  croissant, 
le  besoin  de  vivre  jetait  des  milliers  d'hommes  dans  la  vie 
d'aventure;  il  dépeuplait  l'Espagne,  en  exilant  aux  Indes 
ses  meilleurs  soldats;  il  envoyait  d'innombrables  rené- 
gats sur  la  côte  d'Afrique,  entin  il  décimait  cette  noblesse 
naguère  si  valeureuse,  si  pleine  d'orgueil  et  de  patrio- 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  3î}1 

tisme  :  les  gentilshommes  pauvres  formèrent  bientôt  une 
classe  nombreuse  d'honnêtes  misérables.  Ils  subirent, 
avec  un  stoïcisme  tout  espagnol ,>  la  double  loi  qui  leur 
était  faite  par  l'honneur  et  par  la  misère,  acceptant  avec 
les  exigences  de  l'un  et  les  épreuves  de  l'autre  la  né- 
cessité de  mourir  inutiles. 

L'un  des  plus  courageux  fut  Cervantes,  qui  en  souf- 
frit et  en  sourit  : 

Pourquoi  donc,  Piiuvreté  ma  mir,  t'en  prendre  toujours  aux 
hidalgos  et  aux  gens  de  naissance,  les  obliger  à  porter  à  leurs 
souliers  tant  de  pièces,  à  leurs  pourpoints  des  boutons  hétéro- 
clites, l'un  de  soie,  l'autre  de  crin,  l'autic  de  verre,  à  leur  cou 
dos  feuilles  de  chicorée,  qu'ils  appellent  des  collets ,  et  à  leurs 
jambes  des  bas  taillés  à  jour  comme  des  jalousies? 

C'étaient  là  de  critelles  petites  choses,  car  s'il  fallait 
périr,  si  par  un  phénomène  bizarre  la  caste  noble  était 
une  caste  de  parias,  du  moins  fallait-il  mourir  Ihon- 
neur  sauf.  Les  hidalgos  avaient  même  inventé ,  pour 
dérober  leur  amour-propre  au  naufrage  de  leur  fortune, 
un  mensonge  incroyable,  le  plus  étrange,  le  plus  enfan- 
tin, le  plus  inutile  qu'on  puisse  imaginer.  Ils  ne  dînaient 
pas,  mais  ils  portaient  un  cure-dents,  qui  était  un  bijou 
d'or  ou  d'argent,  le  signe  visible  d'un  invisible  repas. 
c(  Yoilà  l'hidalgo  qui  sort  de  chez  lui,  dit  Cervantes, 
l'œil  inquiet;  son  humeur  ombrageuse  croit  que  tout  le 
monde  devine  que  son  soulier  a  des  pièces,  que  son 
chapeau  a  des  taches  de  sueur,  que  son  manteau  montre 
la  corde  et  que  son  estomac  crie  famine.  Il  vient  de 
boire  de  l'eau  chez  lui,  toutes  portes  closes,  et  il  sort 
armé  de  son  cure-dents,  dont  il  fait  un  hypocrite,  »  Si- 
mulacre douloureux  et  imposteur ,  qui  devint  une 
mode  ! 


392  CHAPITRE  IX. 

Cervantes,  qui  appartient  à  Tespèce  maudite  du  siè- 
cle, ((  d'un  siècle  où  la  noblesse  a  pour  apanage  la  pau- 
vreté*, »  Cervantes,  qui  raille  en  Tavouant  la  faiblesse 
des  liidalgos,  se  distingue  pourtant  d'eux  en  un  point 
grave  :  il  travaille,  il  avait  toute  sa  vie  payé  de  sa  per- 
sonne, soit  au  champ  de  bataille,  soit  dans  les  fonctions 
de  la  vie  sociale.  Après  quarante  années  de  luttes  et  de 
déboires,  retombé  du  haut  de  son  espérance  et  de  sa  jeu- 
nesse, il  allait  à  la  mort  à  travers  le  labeur.  Lui  et  les  siens 
avaient  accepté  l'obligation  du  travail.  Ils  maniaient  en 
prolétaires  la  plume  et  l'aiguille.  Leur  bravoure,  leur 
résignation  vaillante,  leur  bonne  humeur  éclatent  dans  le 
chef-d'œuvre  qui  sortit  de  leur  pauvre  maison  et  dont 
la  gaieté  charma  l'Europe.  Eh  bien,  ce  chef-d'œuvre,  qui 
fit  la  fortune  des  libraires,  laissa  Cervantes  dans  la  pau- 
vreté. Il  le  vendit  pour  un  morceau  de  pain,  il  assista  à  la 
contrefaçon  de  son  livre,  il  vit  celui  à  qui  il  le  dédia  le 
repousser,  et  dans  le  temps  où  il  publiait  Don  Quichotte^ 
autour  de  lui  redoublèrent  la  gêne  et  la  souffrance.  Il 
arriva  même  qu'on  le  jeta  encore  en  prison,  et  cette  fois 
on  y  traîna  avec  lui  sa  femme,  sa  sœur  et  sa  fille. 

Transportons-nous  à  Yalladolid  en  1605.  Cervantes 
se  mêle,  ai-je  dit,  malgré  tout  aux  gens  de  lettres  et  aux 
gens  de  cour.  L'éclat  et  le  succès  de  Don  Quichotte  ont 
élevé  sa  réputation  assez  haut  pour  que  le  pouvoir  dai- 
gne employer  sa  plume.  En  1605,  à  l'occasion  du  bap- 
tême de  Philippe  IV,  on  appelle  la  littérature  à  servir 
d'expression  à  la  joie  publique,  Le  poëte  Espinel  est 
l'organisateur  des  fêtes;  Cervantes  en  rendra  compte.  Il 
s'intéresse  vivement  à  un  événement  d'une  grande  por- 

1 .  Voir  Dona  Catalina. 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  393 

tée  politique  ;  la  naissance  d'un  roi  peut  assurer  l'avenir 
de  l'Espagne,  a  Elle  déjoue  (dit-il,  dans  la  Gitanilla 
de  Mad^nd)  bien  des  machinations,  elle  écarte  de  la 
couronne  les  prétendants  du  dehors  et  les  oiseaux  de 
proie,  »  enfin  elle  coïncide  avec  les  traités  de  paix  con- 
clus ou  préparés  au  commencement  du  dix-septième 
siècle  et  qui  rapprochent  l'Espagne  des  puissances  du 
Nord.  L'union  qui  s'établit  entre  les  cours  de  Londres, 
de  Paris  et  de  Yalladolid  réalise  la  pensée  politique  de 
Cervantes,  pensée  qu'on  voit  paraître  dans  la  nouvelle  de 
r Espagnole  Anglaise,  où  il  parle  assez  bien  de  la  reine 
Elisabeth,  et  dans  la  Relation  des  fêtes  de  Yalladolid,  où 
il  rapporte  avec  bienveillance  la  présence  au  baptême 
de  l'ambassadeur  d'Angleterre.  Ce  dernier  récit  n'est 
que  le  tableau  exact  des  cérémonies  et  des  réjouissances. 
Il  n'y  met  pas  un  mot  qui  s'écarte  du  sujet.  Tout  est 
raconté  simplement  et  d'un  style  impersonnel.  Mais  il 
insère  dans  le  compte  rendu  le  traité  d'alliance. 

Cotte  Relation  modeste  excita  les  colères  el  les  haines 
de  ses  rivaux.  Gongora,  animé  des  mêmes  préjugés  que 
Lope  de  Yéga ,  attaqua  Cervantes  comme  un  traître 
vendu  à  l'étranger.  Lui  aussi,  il  fit  sa  relation  :  il  pré- 
senta à  sa  manière  le  baptême  de  Dominique-Philippe, 
roi  d'Espagne,  et  donna  pour  un  mensonge  politique 
l'alliance  nouvelle.         •* 

Un  fils  naquit;  notre  reine  fut  mère. 
De  huguenots  un  bataillon  s'en  vint. 
Pour  l'héberger,  on  gaspille,  on  enterre 
Un  million  de  bijoux  el  de  vin; 

On  a  joué,  pour  l'homme  d'Angleterre 
La  comédie  appelée  un  festin, 
Sans  oublier  l'autre  roi  qui  naguère,  • 
Faisant  la  paix,  la  jura  sur  Calvin  ! 


oU'f  CHAPITRE  IX. 

Un  grand  cortège  au  baptême  accompagne 
Dominico,  qui  sera  roi  d'Espagne, 
Et  du  baptême  on  fait  un  bal  masqué! 

De  compte  l'ait,  nous  perdons,  Luther  gagne, 
Et  don  Quichotte  écrit  cette  campagne 
Sur  Rossinante  au  long  corps  efflanqué. 

Un  soir,  le  27  juin  1605,  dans  le  temps  où  les  dernières 
agitations  des  fêtes  troublaient  encore  Valladolid,  Cer- 
vantes, tandis  que  les  gens  de  plaisir  couraient  la  ville, 
s'était  retiré  dans  sa  demeure.  Tout  près  de  lui  était  un 
homme  d'étude,  Thistorien  du  Guipuzcoa,  Esteban  de 
Garibay;  leurs  maisons  se  touchaient;  on  les  voit  en- 
core sur  le  Rastro,  faubourg  de  la  ville,  en  face  du 
pont  de  l'Esgueva.  Les  deux  vieillards  travaillaient 
sans  doute,  chacun  dans  son  asile,  quands  ils  enten- 
dirent pousser  un  cri  dans  la  rue ,  le  cri  d'un  homme 
qui  meurt.  Les  lois  et  les  mœurs  du  temps  dé- 
fendaient à  quiconque  de  relever  un  cadavre.  Garibay 
et  Cervantes  n'en  tinrent  compte  et  chacun  descendit 
en  toute  hâte  ;  ils  trouvèrent ,  à  l'angle  du  pont  qui 
franchit  l'Esgueva,  un  gentilhomme  à  terre,  frappé 
d'un  coup  mortel.  Il  s'était  battu  contre  un  rival  d'a- 
mour et  avait  succombé.  On  l'appelait  Gaspar  de  Ezpe- 
leta.  Les  deux  vieillards  le  transportèrent  dans  leur 
chambre,  le  débarrassèrent  de '•ses  habits  et  essayèrent 
en  vain  de  le  rappeler  à  la  vie.  Le  lendemain  la  justice 
fit  saisir  Cervantes  et  les  femmes  qui  habitaient  sous 
son  toit;  on  les  mit  tous  en  prison.  La  même  aventure 
arriva  à  lord  Byron  à  Venise,  et  il  la  raconte  avec  com- 
plaisance dans  le  cinquième  chant  de  Don  Juan.  Mais 
Byron  ne  paya  pas  sa  générosité  d'un  emprisonnement. 
■    Je  ne  sais  quelle  influence  bienfaisante  délivra  Cer- 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  3î)o 

vantes  et  les  siens  des  griffes  du  geôlier,  mais  personne 
ne  le  délivra  jamais  des  haines  sourdes  qui  le  mena- 
çaient. En  apparence,  si  on  ne  consulte  que  les  recueils 
du  temps,  il  était  fort  apprécié  du  monde  littéraire.  Les 
écrivains  rendaient  hommage  à  son  talent,  ils  Tadmet- 
(aient  dans  les  confréries  à  la  mode,  le  couronnaient  dans 
les  tournois  poétiques  et  lui  ouvraient  la  porte  des  aca- 
démies. Cervantes,  d'ailleurs,  se  faisait  des  amis  parmi 
eux.  Il  savait,  dit-il,  se  mêler  doucement  «  en  poète 
d'expérience,  »  parmi  \e  genus  irritabile  vaium.  D'ail- 
leurs, plein  d'indulgence  pour  les  hommes,  il  saisissait 
avec  ardeur  l'occasion  de  louer  cordialement  ce  qu'ils 
faisaient  de  louable.  Dans  l'incendie  des  livres  de  don 
Quichotte,  il  avait  sauvé  expressément  Toeuvre  du  Ya- 
lencien  Yiruès,  en  l'honneur  du  Montserrat,  le  poëme 
de  Rufo  sur  don  Juan  d'Autriche  et  Tépopée  de  Ercilla 
sur  l'Araucanie.  Il  nous  reste  de  lui  des  vers  aima- 
bles en  rhonneur  de  Mendoza  ,  de  Yague  de  Salas, 
de  Lope  de  Yéga  et  de  beaucoup  d'autres  poètes.  Mais 
on  y  démêlait,  avec  une  perspicacité  fort  prompte,  les 
nuances  d'ironie  légère  qui  s  y  glissaient.  En  dépit  de  sa 
courtoisie,  Cervantes  était  suspect,  il  l'était  par  l'indé- 
pendance de  son  succès,  de  ses  opinions  politiques  et 
littéraires,  de  toute  sa  vie  enfin.  Au  fond,  chacun  savait 
qu'il  n'appartiendrait  jamais  à  aucune  coterie  et  que  son 
jugement  résistait  à  l'erreur,  à  l'excès,  à  la  mode,  à 
l'esprit  de  corps,  à  tout  ce  qui  fait  la  force  des  médio- 
crités. 

Les  coteries  se  vengèrent,  on  mit  en  commun  son  es- 
prit contre  ce  rude  jouteur.  Je  ne  relèverai  pas  les  at- 
taques sans  nombre  dont  il  fut  l'objet.  Il  suffira  d'en 
citer  un  trait  bizarre,  qui  expliquera  en  même  temps  la 


I  ill 


396  CHAPITRE  IX. 

persécution  subie  par  Cervantes  et  Tinspiration  satirique 
qu'elle  provoqua  chez  lui.  On  trouve  souvent  dans  les 
écrits  de  cette  époque  des  allusions  au  château  de  San- 
Gervantes.  Dans  un  récent  voyage  à  Tolède,  au  moment 
même  où  je  regardais  ce  château,  vieille  ruine  située  en 
face  de  la  ville,  mon  guide  me  montrait  une  masure 
placée  sur  la  rampe  qui  monte  à  la  ville  et  que  Cervantes 
aurait  habitée,  selonune  tradition  locale,  pendant  quelque 
temps.  Toute  l'Espagne  connaît  les  ruines  du  château, 
parce  qu'elles  dominent  l'entrée  même  de  la  capitale 
des  rois  Goths.  Cervantes  en  face  de  San-Cervantes  !  de  là 
sans  doute  vint  à  Lope  de  Yéga  (qui  habita  Tolède  en 
1602)  ridée  d'assimiler  les  débris  illustres  du  vieux 
château  à  l'écrivain  célèbre,  qui  était  un  débris  de  Lé- 
pante.  Plaisanterie  sans  portée,  indigne  d'être  recueillie 
et  citée,  misérable  jeu  de  mots!...  Sans  doute,  mais  le 
chemin  qu'elle  fait  est  capable  d'effrayer. 

Lope  glisse  dans  ses  pièces  l'allusion  à  San-Cervan- 
tes démantelé,  on  en  rebat  les  oreilles  du  public,  on 
l'écrit  dans  les  lettres  anonymes  qui  arrivent  à  Cer- 
vantes? C'est  un  mot  d'ordre,  un  ridicule  convenu,  un 
sobriquet  indélébile,  une  injure  toujours  renouvelée, 
toujours  fraîche,  une  pierre  sous  la  main  du  premier 
venu.  Elle  agit  sur  la  foule  et  sur  les  grands.  Le  jour 
où  Cervantes,  qui  s'élève  au-dessus  de  ces  misères,  pu- 
blie la  première  partie  de  Don  Quichotte  et  la  dédie  au 
duc  de  Béjar,  en  lui  écrivant  :  «  Je  l'adresse  à  Votre 
Excellence,  parce  qu'elle  ne  favorise  pas  les  choses 
écrites  en  vue  du  vulgaire,  »  le  duc  rougit  d'une  dédi- 
cace qui  l'immortalise.  Son  aumônier,  dit-on,  lui  repré- 
sente que  Cervantes  est  un  malheureux,  un  écrivain  de 
bouffonneries.  Bientôt  le  mépris  gagne  du  terrain  con- 


L'ESPAGNE   SUCIALE.  'OUI 

Ire  le  génie;  le  comte  de  Lémos,  en  1610,  oublie  et  dé- 
laisse l'homme  à  qui  il  avait  témoigné  d'abord  une  llat- 
teuse  estime.  Avellaneda  paraît  en  1614,  qui  jette  un 
cri  de  triomphe  et  redit  dans  sa  préface  le  bon  mot  sur 
les  ruines  de  San-Gervantes.  Il  raille  le  vieux  fou  «  de 
Tolède,  »  il  baptise  Prince  des  fous  celui  qu'aujourd'hui 
l'Espagne  appelle  le  Prince  de  fesprit.  Enfin,  par  lui 
ou  par  d'autres,  les  calomnies  fatales  viennent  à  la  suite 
des  ridicules  meurtriers  ;  les  doutes  perfides  s'insinuent. 
On  se  demande  si  Cervantes  n'a  pas  mérité  sa  misère? 
Sait-on  si,  comme  agent  des  finances,  il  n'a  pas  volé 
l'État?  Sait-on  si,  comme  père,  il  n'a  pas  attiré  lui-même 
sur  le  Rastro,  autour  de  sa  fille,  Gaspar  de  Espeleta, 
à  qui  d'ailleurs  il  a  pris  ses  habits?  Sait-on  même  si 
cet  orgueilleux  Saavedra  est  vraiment  noble  et  vraiment 
gentilhomme?... 

Yoilà  quel  fut  le  progrès  d'un  ridicule  et  d'un  mot 
attaché  pendant  dix  ou  douze  ans  au  nom  de  Cer- 
vantes * . 

—  Je  sais  que  je  suis  pauvre,  répondit-il,  et  que  je 
manque  d'adresse  quand  il  faut  plaire  et  flatter. 

Cet  homme,  qui  avait  tout  supporté,  ne  supporta  pas 

1.  Voir  le  chapitre  où  don  QuiehoUe  porte  un  écriteau  et  subit  les 
huées  des  enfaals,  d  çà  et  là  vingt  passages  comme  ceux-ci  : 

—  Je  voudrais  savoir,  si  Dieu  vous  fait  la  grâce  qu'on  vous  accorde 
l'autorisation  d'imprimer  vos  livres,  ce  dont  je  doute,  h  qui  vous  pen- 
sez les  adresser.  —  H  y  a  des  seigneurs  et  des  grands  en  Espagne  à 
qui  Ton  peut  en  faire  hommage,  répondit  le  cousin.  —  Pas  beaucoup, 
reprit  don  Quichotte. 

—  Sainte  Vierge  !  s'écria  la  nièce ,  vous  vous  imaginez  être  vail- 
lant étant  vieux  ,  avoir  des  forces  étant  malade  ,  redresser  des  torts 
étant  plié  par  Fâge,  et  surtout  être  chevalier  ne  l'étant  pas  :  car,  bien 
que  les  hidalgos  puissent  le  devenir,  ce  n'est  pas  quand  ils  sont 
pauvres. 


::J9.S  CHAPITRK  IX.  { 

le  mépris.  Oiiand  le  comle  de  Lémos  et  le  duc  de  Béjar 
le  dédaignèrent,  alors  il  se  sentit  blessé  et  se  sentit 
pauvre.  Au  duc  de  Lémos  il  dit  assez  fièrement  dans  les 
vers  du  Voyage  au  Parnasse  qu'il  fallait  savoir  distin- 
guer entre  les  écrivains.  Au  duc  de  Béjar  il  ne  répondit 
qu'en  effaçant  de  la  Seconde  partie  le  nom  d'un  protec- 
teur ignorant  et  sans  volonté.  Mais  à  l'aumônier  il  ré- 
pliqua par  le  vigoureux  chapitre  de  Bon  Quichotte^ 
adressé  aux  «  ecclésiastiques  qui  gouvernent  les  maisons 
des  grands  seigneurs  et  mesurent  la  grandeur  des  grands 
à  leur  propre  petitesse.  »  On  se  rappelle  cette  protesta- 
tion. Don  Quichotte,  le  visage  enflammé  de  colère,  se 
leva  tout  debout  et  s'écria  : 


—  Quand  l'intention  d'une  remontrance  est  bonne  et  sainte, 
elle  a  d'autres  formes...  elle  s'arme  de  douceur  et  non  de  du- 
reté... N'y  a-l-il  pas  aulrechoseà  faire  que  de  s'introduire  àlort 
et  à  travers  dans  les  maisons  d'autrui  pour  en  gouverner  les  maî- 
tres? et  faut-il,  quand  on  s'est  élevé  dans  l'étroite  enceinte  de 
quelque  pensionnat,  sans  jamais  avoir  vu  plus  de  monde  que  n'en 
peuvent  contenir  vingt  ou  trente  lieues  de  district,  se  mêler 
d'emblée  de  donner  des  lois  (à  la  chevalerie)  et  de  juger  (les 
chevaliers  errants)?  Est-ce,  par  hasard,  une  vaine  occupation, 
est-ce  un  temps  mal  employé  que  celui  que  l'on  consacre  à  courir 
le  monde,  pour  en  chercher  non  point  les  douceurs,  mais  bien 
les  épines,  au  travers  desquelles  les  gens  de  bien  montent  s'as- 
seoir à  l'immoitalité?  Que  des  pédants,  qui  n'ont  jamais  foulé  les 
routes  (de  la  chevalerie),  me  tiennent  pour  insensé,  je  m'en  ris 
comme  d'une  obole.  Chevalier  je  suis,  et  chevalier  je  mourrai, 
s'il  plait  au  Très-ïlaut.  Les  uns  suivent  le  large  chemin  de 
l'orgueilleuse  ambition  ;  d'autres  celui  de  l'adulation  basse  et 
servile;  d'autres  encore  celui  de  l'hypocrisie  trompeuse.  11  s'en 
trouve  aussi  qui  suivent  la  voie  de  la  religion  sincère.  Quant  à 
moi,  poussé  par  mon  étoile,  je  marche  dans  l'étroit  sentier  (de 
la  chevalerie  errante).  Je  méprise  la  fortune  pour  exercer  cette 
profession,  mais  je  ne  méprise  pas  mon  honneur! 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  .SPH 

Voilà  dans  quelles  dispositions  et  dans  quelles  cir- 
constances il  prit  envie  à  Cervantes  de  juger  la  société 
qui  le  condamnait  par  voie  d'ostracisme.  Il  imagina  alors 
Fapologue  social,  si  hardi  et  si  obscur,  qu'il  a  intitulé  le 
Dialogue  des  chiens. 

Une  nuit,  dans  cette  ville  de  Yalladolid  où  s'empres- 
sait une  foule  ambitieuse,  il  regardait  passer  deux  chiens 
qui  portaient  des  lanternes  aux  bouts  d'un  bâton  et  un 
panier  en  guise  de  sébile.  C'étaient  les  chiens  de  l'Hô- 
pital delà  Résurrection,  qui  demandaient  l'aumône  pour 
les  malades.  On  les  appelait  les  chiens  de  Mahudcs,  et 
leurs  guides  avaient  reçu  le  sobriquet  de  frères  du  pa- 
nier [frères  capachd).  Ils  s'arrêtaient  sous  la  fenêtre  de 
ceux  qui  donnaient.  Cervantes  était  de  leurs  amis.  Ces 
chiens,  qui  travaillaient  dans  l'obscurité  pour  leurs  maî- 
tres et  pour  tous,  lui  paraissaient  l'image  des  hommes 
qui  sont  au  service  de  la  société  et  n'y  ont  pas  de 
place. 

Aux  chiens  et  aux  pauvres  on  reconnaît  le  droit  de 
servir  et  non  celui  de  penser.  —  Pourtant,  dit  Cervan- 
tes, ils  ont  quelques  qualités,  ils  ont  «  de  la  mémoire, 
de  la  reconnaissance,  de  la  fidélité;  sur  les  tombeaux 
d'albâtre  on  sculpte  des  chiens  comme  symbole  de  l'at- 
tachement; et  peut-être  leur  instinct  naturel,  qui  est 
ingénieux,  subtil  et  vif,  montre-t-il  qu'ils  ont  un  je  ne 
sais  quoi  d'intelligence  et  de  raisonnement.  »  Il  ima- 
gine de  donner  la  parole  pour  une  nuit  aux  chiens  quê- 
teurs, dont  l'un  s'appelle  Scipion  et  l'autre  Berganza 
[Cerbantez), 

—  Nous  avons  le  don  de  la  parole!  dit  Scipion.  C'est  un  pro- 
dige! et  les  prodiges  annoncent  toujours  un  temps  de  malheur 
pour  les  iiumains.  —  Quel  désir  j'avais  de  parler,  dit  Bergariza , 


400  CHAPITRE  IX. 

et  d'exprimer  une  fois  tant  de  choses  que  je  gardais  depuis 
longtemps,  et  en  grand  nombre,  dans  ma  mémoire  où  elles  moi- 
sissaient! Je  ne  sais  ni  quand,  ni  comment  je  pourrai  les  dire 
toutes,  et  les  dire  sans  médisance,  car  les  paroles  qui  me  vien- 
nent à  la  langue,  comme  les  moucherons  au  vin  doux,  sont  toutes 
piquantes.  Si  je  cède  à  la  tentation,  on  nous  appellera  cyniques, 
ce  qui  veut  dire  chiens  détracteurs.  Eh  bien!  ne  médisons  pas; 
philosophons  à  tort  et  à  travers,  sans  liaison  et  sans  suite.  Je  te 
raconterai  ma  vie,  et,  si  quelqu'un  m'accuse  de  parler  de  moi, 
je  dirai  qu'il  vaut  mieux  raconter  sa  vie  que  s'enquérir  de  celle 
des  autres. 

Le  pauvre  Berganza  énumère  alors  ses  mésaventures, 
qui  commencent  à  Alcala  de  Hénarès,  qui  finissent  à  Val- 
ladolid  et  qui  lui  ont  fait  passer  en  revue  toute  l'Espagne. 
Il  a  débuté  dans  la  vie  naïvement,  comme  Gil  Blas,  et  tout 
d'abord  il  a  fait  des  efforts  incroyables  pour  comprendre 
l'organisation  de  la  société  et  se  l'expliquer  favorablement. 
Il  a  vu  l'université  d' Alcala  de  Hénarès,  où  il  y  avait  cinq 
mille  étudiants  dont  deux  mille  se  destinaient  à  la  mé- 
decine. Tout  ignorant  qu'il  fût  il  se  demandait  si,  l'Es- 
pagne étant  couverte  de  médecins,  cela  ne  supposait  pas 
nécessairement  ou  des  malades  par  milliers,  ou  des  pra- 
ticiens réduits  à  mourir  eux-mêmes  de  misère.  Il  a  suivi 
un  régiment  ;  on  lui  a  mis  une  chabraque  de  cuir  doré 
et  une  petite  lance  à  la  patte  ;  on  a  fait  de  lui  un  chien 
savant,  mais  les  excès,  les  insolences,  l'indiscipline  des 
soldats  lui  ont  paru  quelque  chose  d'extraordinaire  chez 
un  peuple  civilisé.  Il  a  trouvé  à  Séville  (le  grand  re- 
fuge des  pauvres)  un  emploi  chez  les  Jiferos,  ou  bou- 
chers; il  a  été  émerveillé  de  voir  combien  de  gaspillage, 
de  vols  et  de  violences  se  commettent  dans  l'abattoir  et 
dans  ces  bas  quartiers  de  Séville  que  le  roi  lui-même  a 
de  la  peine  à  conquérir.  Fuyant  la  ville,  il  s'est  mis 
par  la  campagne  et  est  devenu  chien  de  berger.  L'Espa- 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  401 

gne  entière  chantait  alors  leurs  mœurs  champêtres  et 
leurs  plaisirs  purs,  dans  des  pastorales  menteuses  comme 
la  Diane  de  Montemayor  et  la  Galatée  de  Cervantes.  En 
vivant  avec  les  vrais  bergers,  Berganza  les  a  trouvés 
ignobles  et  surtout  voleurs  :  les  bergers  mangeaient  le 
troupeau.  Lui  qui  faisait  son  office  honnêtement  y  a  ga- 
gné des  coups  et  des  injures.  Il  a  changé  de  condition; 
il  s'est  fait  chien  de  garde;  mais  là  encore  son  service 
trop  vigilant  lui  a  attiré  des  malheurs  ;  on  Ta  enchaîné 
et  empoisonné  pour  punir  la  vigilance  de  ses  aboie- 
ments. Berganza,  se  sauvant  toujours,  a  suivi  un  alguazil 
et  s'est  mis  à  la  chasse  des  rufians,  mais  il  a  perdu  cou- 
rage en  voyant  que  Talguazil  était  sous  main  le  complice 
de  Monipodio,  le  chef  des  voleurs.  Bref,  après  avoir 
vécu  encore  avec  des  bohémiens,  avec  des  morisques, 
avec  des  montreurs  de  marionnettes  et  tous  les  vaga- 
bonds ((  qui  boivent  le  vin  du  pays  comme  des  éponges 
et  mangent  le  pain  comme  des  charançons,  »  il  est  venu 
à  Yalladolid  se  réfugier  dans  un  hôpital. 

Là  il  aurait  dû  se  tenir  tranquille,  mais  il  s'est  mêlé 
de  politique  et  d'économie  sociale  :  honorable  et  ma- 
ladroite inspiration!  Un  jour,  voyant  l'hôpital  peuplé 
de  gens  perdus,  il  lui  sembla  que  le  vagabondage  des 
femmes  était  une  plaie  publique.  Il  alla  trouver  le  cor- 
régidor  de  la  ville  pour  lui  proposer  un  moyen  d'ordre. 
Ce  corrégidor  était  «  gentilhomme,  très-noble  et  très- 
chrétien.  »  Le  pauvre  chien  aboya  de  confiance  devant 
lui.  Aussitôt  le  corrégidor  appela  un  valet  qui  lança  une 
carafe  à  Berganza.  Gela  le  corrigea  un  peu  de  ses  idées 
de  réforme.  Bref,  il  déplaisait  par  son  zèle  généreux, 
qui  paraissait  orgueilleux  aux  seigneurs  et  si  maussade 
aux  belles  dames,  qu'un  jour  une  chienne  de  manchon  le 

26 


402  CHAPITRE  IX. 

mordit  jusqu'au  sang.  —  «  Écoute,  dit  Scipion  à  Ber- 
ganza,  chacun  son  métier.  Jamais  le  conseil  du  pauvre 
ne  fut  accueilli,  fût-il  bon;  jamais  Thumilité  du  pauvre 
ne  doit  avoir  la  présomption  de  conseiller  les  grands  et 
ceux  qui  croient  tout  savoir.  » 

Berganza  en  convient  et  se  résigne,  mais  il  a  la  rési- 
gnation agitée;  il  nourrit  un  rêve  fantasque;  il  s'ima- 
gine qu'il  n'en  sera  pas  toujours  ainsi.  Certaine  femme 
qu'il  a  rencontrée,  la  sorcière  Ganizarès,  lui  a  fait  des 
révélations  :  jadis  le  pauvre  Berganza  avait  les  mêmes 
droits  que  les  grands  ;  jadis  le  chien  était  un  homme  ; 
une  bruja  (sorcière),  l'a  métamorphosé  et  déshérité  de 
son  lot  ici-bas.  Il  reprendra  sa  place  au  soleil;  un  chan- 
gement supérieur  des  choses  doit  réintégrer  parmi  les 
êtres  raisonnables  ceux  qu'on  relègue  parmi  les  animaux 
sans  raison.  La  sibylle  prononce  alors  cet  oracle  mena- 
çant, que  Berganza  recueille  : 

Ils  reprendront  leur  forme  première, 

Quand  ils  verront,  dans  une  révolution  soudaine, 

Abattre  ceux  qui  sont  en  haut, 

Élever  ceux  qui  sont  humiliés 

Par  une  main  qui  ait  celte  puissance. 

Le  brave  Scipion  épluche  l'oracle  ;  il  lui  semble  im- 
possible que  des  chiens  deviennent  des  hommes.  — 
«  Quoi  qu'il  en  soit,  dit  Berganza,  jouissons  une  fois  du 
don  de  la  parole  (qui  peut-être  nous  sera  retiré  tout 
à  l'heure),  et  du  don  plus  excellent  encore  de  l'intelli- 
gence humaine.  )> 

Tel  est  le  dialogue  nocturne  des  chiens  de  A^allado- 
lid.  Le  jour,  qui  reparaît,  y  met  fin  et  rappelle  les  pau- 
vres à  leur  travail.  —  «  Allons  faire  un  tour  de  prome- 
nade, dit  Cervantes,  pour  nous  récréer  les  yeux  du  corps, 


L'ESPAGNE  SOCIAL K.  -^03 

après  les  yeux  de  l'esprit...  Mon  auditeur  a  compris  le 
sens  de  cette  fiction.  » 

J'ai  dégagé  cel  apologue  de  Tobscurité  volontaire  qui 
l'enveloppe  et  des  méandres  où  s'égare  la  causerie  des 
chiens  a  qui  traitèrent,  dit  Cervantes,  de  choses  graves, 
diverses  et  moins  faites  pour  être  disculées  par  eux  que 
par  des  esprits  éclairés.  »  L'allusion,  transparente  ou 
non,  est  audacieuse,  irritée,  mais  généreuse.  L'écri- 
vain déclare  que ,  signalant  les  choses  sans  blesser 
les  personnes,  il  veut  faire  sortir  de  sa  plainte  un  peu 
de  lumière  et  point  de  sang  '  ;  ces  mots  marquent  son 
but  et  son  mobile.  Il  n'éprouve  pas  de  haine  contre  les 
grands,  il  revendique  les  droits  du  pauvre.  Il  demande 
que  le  plus  humble  soit  trailé  en  homme  et  que  la  valeur 
personnelle  soit  estimée  et  respeclée  à  tel  point  dans  les 
sociétés  modernes,  quelle  élève  Ihomme  de  travail  jus- 
qu'au gouvernement.  Dans  la  société  espagnole  telle 
qu'elle  est  faite,  «  la  sagesse  du  pauvre  est  comme  obs- 
curcie; la  misère  et  le  besoin  la  voilent  comme  des  nua- 
ges, et  si  elle  vient  à  percer  ces  ombres,  elle  est  prise  pour 
sottise,  et  méprisée.  »  Cervantes  s'indigne  de  penser  que 
sans  la  flatterie,  sans  l'humilité  doucereuse  et  opiniâ- 
trement complaisante,  celui  qui  sert  TÉtat  ou  qui  sert 
un  grand  n'arrivera  jamais  à  l'indépendance  relative  de 
position  ou  de  pensée  qui  est  nécessaire  à  un  cœur  loyal. 
Le  triomphe  des  bouffons  et  des  entremetteurs  est  as- 
suré, tandis  que,  «à  voir  ce  qui  se  passe,  il  est  malaisé 
pour  un  homme  de  bien  (dit  Scipion,  oubliant  qu'il 
est  chien)  de  trouver  aujourd'hui  un  maître  à  ser- 
vir. »   Cervantes,  agité  de  ces  pensées,  entrevoit  dans 

1 .   Mui  murar  un  poco  de  luz  y  no  de  sjingre. 


404  CHAPITRl':   IX. 

raveiiir  lafî'raiicliissemeiit  du  pauvre,  comme  un  pro- 
grès nécessaire  qu'amèneront  falalement  la  suite  des 
Ages  el  la  volonté  intelligente  des  esprits  supérieurs. 
Le  Dialogue  des  chiens  est  le  dernier  mot  de  Gervan 
les  sur  l'Espagne  sociale.  J'y  suis  venu  directement  pour 
mettre  en  lumière  et  hors  de  débat  la  pensée  finale  de 
l'auteur;  elle  éclaire  d'un  seul  coup  les  pages  humoris- 
tiques qu'il  a  semées  à  travers  ses  nouvelles,  son  roman 
et  son  théâtre,  et  qui  formeraient,  réunies,  une  étrange 
revue  du  pays  et  du  siècle  :  mille  figures  s'y  croisent 
dont  la  bizarrerie  est  vraie,  dont  la  vérité  est  significa- 
tive; nous  en  avons  vu  plus  d'une  déjà  qui  semble,  disions- 
nous,  dessinée  par  Callot  ouGoya;  avec  l'âge,  Gervantes 
a  pris  la  plume  d'Aristophanepour  écrire  la  légende  sous 
les  figures.  L'alcade  dans  son  village,  Talguazil  dans  son 
faubourg,  le  courtisan  au  palais,  l'hidalgo  à  la  campagne, 
les  deuv  mondes  opposés  du  soldat  et  du  «  sacristain  »,  de 
Tétudiant  et  du  bourgeois,  du  régidor  et  du  bohémien, 
passent  et  s'agitent  dans  ce  vaste  tableau  dont  le  désordre 
capricieux:  correspond  bien  au  désordre  social,  (lo^  comte 
Maîdonado  qui  gouverne  les  bohémiens,  ce  Monipodio 
qui  est  le  supérieur  des  rufians,  ce  Roque  Guinart  qui 
organise  le  brigandage  en  Gatalogne ,  représentent  h 
merveille  l'Espagne  divisée,  pillée  et  mal  gouvernée. 
L'homme  à  cheval  qui  a  pour  fonction  d'être  chef  su- 
prême des  bergers,  et  qui  laisse  voler  son  troupeau,  est 
le  symbole  à  double  face  des  commissaires  royaux,  des 
administrateurs  et  des  gérants  de  la  mesta.  Gervantes, 
qui  les  a  servis,  pense  que  l'Espagne  est  mal  adminis- 
trée. Gette  femme  hautaine,  enveloppée  dans  sa  mante, 
qui  laisse  voir  le  bout  de  ses  mules  à  pointes  d'argent, 
est  la  courtisane  de  Madrid.  Elle  monte  dans  un  car- 


L'ESPAGNE   SOCIALE.  Uk) 

rosse  à  la  liouveiîe  mode,  «qu'elle  reiii|(lil  loul  entier»; 
douze  soldais  sans  emploi,  tirés  de  la  cavalerie  caslil- 
lane,  escortent  sa  voiture  :  c'est  l'Espagne  qui  s'anuise. 
Les  soldais!  ils  sont  partout.  Pendant  un  demi-sièc!e, 
ce  on  s'est  conduit  avec  les  soldats  vieux  et  estropiés 
comme  font  ceux  qui  donnent  la  liberté  à  leurs  nègres, 
quand  i!s  sont  vieux  et  ne  peuvent  plus  servir.  »  La 
misère  les  a  dégradés.  Vincent  de  la  Roca  revient  dans 
son  village,  pauvre  comme  Job,  mais  cbamarré  de  ver- 
roteries et  de  chaînes  d'acier  qui  séduisent  une  pauvre 
tille;  il  remmène,  la  dépouille  et  la  laisse  là'.  L'alferez 
Gampuzano  cherche  une  dame  de  plus  haut  parage  qu'il 
puisse  tromper;  il  éblouit  la  première  qu'il  rencontre, 
il  réponse,  et  il  se  trouve  le  mari  d'une  femme  galante^. 
Ailleurs,  c'est  le  vétéran  qui  n'a  pour  tout  bien  que  ses 
piacels,  apostilles  par  les  mestres-de-camp,  et  le  cure- 
dent  de  rigueur;  il  sollicite  la  main  d'une  laveuse  de 
vaisselle:  Gristina  lui  préfère  un  sonneur  de  cloches-. 
Gervanles,  qui  aime  le  soldat,  qui  respecte  sa  misère, 
ses  blessures  et  jusqu'à  son  imprévoyance,  ne  se  résigne 
pas  à  voir  ces  dégradations.  Gomme  d'Aubigné,  il 
s'écrierait  : 

Vous  laissez  mendier  la  main  qui  tint  les  armes! 

Et  d'une  autre  part  il  dit  la  vérité  à  ses  compagnons, 
dont  il  blâme  l'oisiveté  peu  scrupuleuse.  Un  esprit  de 
justice  l'anime;  il  reconnaît  les  torts  de  chacun  et  leurs 
mérites.  Il  applaudit  auv  moindres  mesures  d'ordre  et 
de  progrès,  on  vient  d'obliger  la  courtisane  à  descendre 

1  .    Don  Quicliollc 

'2.  Ei  Casnihii'iilo  ciHniftoso. 

'\ .    Lu  Gnanii  r:iii,iit'!<is  !. 


406  CHAPITRE   IX. 

de  son  carrosse;  on  annonce  que  les  vieux  soldats  seront 
nourris  etlogés:  Cervantes  applaudit.  Il  défend  plus  d'une 
fois  le  roi  qu'on  accuse,  il  saisit  toutes  les  occasions  de 
louer  tel  régidor  qui  est  actif,  tel  alguazil  qui  fait  son 
devoir.  «  Car  il  y  a,  dit-il,  des  alguazils  honnêtes.  » 
Mais,  en  dépit  des  hommes  qui  ont  bonne  intention , 
l'Espagne  est  en  décadence,  parce  que  l'esprit  public  est 
frivole,  parce  que  l'économie  générale  du  gouvernement 
est  mauvaise,  et  enfin  parce  que  l'on  conserve  en  1600 
les  préjugés  d'une  société  aristocratique  fondée  au 
moyen  âge.  Pendant  plusieurs  siècles,  quand  l'Espagne 
luttait  contre  les  Arabes,  la  première  condition  de  la 
nationalité  fut  la  pureté  d'oris^ine  et  de  foi  chrétienne  : 
le  vieux  chrétien  [cristianoviejo),  le  Castillan  irrépro- 
chable, pouvait  seul  être  chargé  de  la  défense  du  sol  ou 
du  gouvernement  du  pays.  Maintenant  que  l'ennemi  est 
chassé,  l'usage  reste.  L'alcade  ne  sait  pas  la  loi,  il  ne 
sait  pas  lire,  mais  il  a,  dit-il,  «  quatre  doigts  de  graisse 
de  vieux  chrétien  sur  les  quatre  côtés  de  son  lignage  ^  » 
et  cela  suffit. 

—  Je  ne  sais  rien,  dit  Sancho,  pas  même  l'ABC,  mais 
je  sais  mes  prières,  et  c'est  assez  pour  faire  un  gouver- 
neur. 

Et  quand  don  Quichotte  lui  donne  des  conseils  admi- 
rables, 

—  Tout  cela  est  bon,  sain  et  profitable,  répond  Sancho,  mais 
inutile  parce  que  je  ne  m'en  souviendrai  pas  plus  que  des  nuages 
de  l'an  passé.  Mettez- le-moi  par  écrit.  Vous  me  direz  que  je  ne 
sais  ni  lire  ni  écrire;  mais  je  donnerai  cela  à  mon  confesseur, 
qui  m'empilera  dans  la  tète  ce  qu'il  faut  faire. 

Sancho  prend  dans  cet  esprit  le  gouvernement .  Tout 

1.  El  retablo  de  las  inaravillas. 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  407 

l'épisode  de  l'île  Barataria  est  une  satire  profonde  et 
charmante  de  la  pieuse  ignorance  et  de  Fincapacité 
traditionnelle  des  alcades.  Il  y  a  encore  une  petite  pièce 
beaucoup  moins  connue,  sur  les  élections  municipales. 
Je  la  donne  en  raccourci  et  je  l'abrège,  mais  tous  les 
traits  que  je  cite  sont  textuels. 

L'élection  des  alcades  de  Daganzo  est  un  intermède, 
une  scène  de  mœurs  politiques.  Les  régidors  Pandour 
et  La  Caroube  sont  extraordinairement  animes  par  la 
discussion  des  candidatures  ;  le  greffier  Pierre  TÉternué 
a  peine  à  recueillir  leurs  paroles,  et  le  bachelier  Pied 
Cornu  essaie  de  les  calmer. 

Pandour.  —  Apaisez-vous,  laissez  la  crème  monter  sur  le 
lait,  s'il  plaît  au  ciel  très-béni. 

La  Caroube.  —  Oui,  s'il  plaît  au  ciel!  car  le  point  important 
est  de  savoir  qui  lui  plaît  et  qui  lui  déplaît. 

Pandour.  —  Voilà  des  paroles  qui  ne  sonnent  pas  bien.  Par 
saint  Junco,  vous  faites  l'esprit  fort! 

La  Caroube.  —  Je  suis  un  vieux  chrétien,  chrétien  à  tout  ha- 
sard. Je  crois  en  Dieu  à  pieds  joints. 

Le  Bachelier.  —  C'est  bon,  on  ne  demande  rien  de  plus. 

La  Caroube.  —  Je  sais  bien  que  le  ciel  peut  faire  ce  qui  lui 
plaît.  Personne  n'a  barre  sur  lui,  surtout  quand  il  pleut. 

Pandour.  —  Quand  il  pleut,  La  Caroube,  l'eau  tombe  des 
nuages  et  non  pas  du  ciel. 

La  Caroube.  —  Corps  du  monde!  si  nous  sommes  venus  ici 
pour  nous  épiloguer  les  uns  les  autres,  disons-le  !  A  chaque  pas, 
on  trouve  à  redire  à  La  Caroube. 

Le  Bachelier.  —  Redeamus  ad  rem,  seigneur  Pandour  et 
seigneur  La  Caroube.  Ne  perdons  pas  le  temps  en  enfantillages. 

Le  Greffier.  —  Le  seigneur  bachelier  a  extrêmement  raison. 
Venons  à  notre  affaire  et  voyons  qui  sera  nommé  pour  l'an  pro- 
chain. Faisons  un  choix  dont  on  ne  puisse  pas  rire  à  Tolède. 

Pandour.  —  Quatre  prétendants  demandent  la  vara,  Jean 
Verrouil,  François  de  Humillos,  Michel  Jarret  et  Pierre  de  la  Gre- 
nouille, tous  hommes  de  tête  et  de  sens,  capables  de  gouverner 
non-seulement  Daganzo,  mais  Rome  même. 


408  CHAPITRE  IX. 

Le  Greffier  [woec  colère).  —  Est-ce  tout? 

La  Caroure.  —  Notre  greffier  a  raison  de  s'appeler  l'Éternué; 
tout  lui  monte  à  la  tête. 

Pandour. —  Je  dis  que,  dans  le  monde  entier,  il  n'est  pas  pos- 
sible de  trouver  quatre  génies  comparables  à  ceux  de  nos  pré- 
tendants. 

La  Caroure.  —  Tout  au  moins  Verrouil  a-t-il  le  discernement 
le  plus  délicat.  Ces  jours  passés,  il  a  goûté  du  vin  chez  moi,  et 
il  a  déclaré  que  mon  \  in  sentait  le  bois,  le  cuir  et  le  fer.  La  jarre 
se  vida  peu  à  peu,  et  nous  trouvâmes  au  fond  un  petit  morceau 
de  bois  avec  un  morceau  de  cuir,  auquel  pendait  une  petite  clef. 

Le  Greffier.  —  Habileté  rare!  rare  génie!  Un  pareil  homme 
peut  gouverner  Alanis,  Cazalia  et  même  Esquivias. 

La  Caroube.  —  Quant  à  Michel  Jarret,  c'est  un  aigle. 

Le  Bachelier.  —  En  quoi? 

La  Caroube.  —  Il  tire  de  l'arc  comme  un  aigle!..  Mais  que 
dire  de  François  de  Humilies?  Il  ressemelle  un  soulier  comme  un 
tailleur.  Enfin  Pierre  de  La  Grenouille  possède  une  mémoire 
comme  pas  un.  Il  sait  par  cœur  tous  les  couplets  de  la  vieille  et 
fameuse  chanson  du  chien  d'Alva,  sans  qu'il  y  manque  une 
lettre. 

Pandour.  —  Je  vote  pour  lui. 

Le  Greffier.  —  Moi  aussi. 

La  Caroube.  —  Moi  pour  Verrouil. 

Le  Bachelier.  —  Moi  pour  personne,  jusqu'à  ce  qu'on  me 
donne  des  preuves  d'esprit  et  de  jurisprudence. 

La  Caroube.  —  J'ai  une  idée  qui  est  bonne,  et  la  voici  :  Fai- 
sons entrer  les  quatre  prétendants,  et  le  seigneur  Bachelier  les 
examinera.  Pourquoi  n'y  aurait-il  pas  des  examens  pour  le  mé- 
tier d'alcade?  On  en  passe  pour  être  barbier,  ou  forgeron,  ou 
tailleur,  ou  médecin.  On  donnerait  des  diplômes.  Bonne  inven- 
tion, car  aujourd  hui  il  y  a  disette,  surtout  dans  les  petits  en- 
droits, d'alcades  intelligents. 

(On  introduit  les  quatre  prétendants). 

Le  Bachelier.  —  Savez-vous  lire,  Humilies? 

HuMiLLOS.  —  Non,  certainement!  Et  personne  ne  dira  qu'un 
homme  de  mon  lignage  ait  été  assez  mal  appris  pour  apprendre 
ces  chimères  qui  conduisent  un  homme  au  bûcher  et  une  femme 
aux  galères.  Je  ne  sais  pas  lire!  mais  je  sais  des  choses  bien  plus 
avantageuses. 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  409 

Le  Bachklieh.  —  Quelles  choses? 

HuMiLLOs.  —  Je  sais  par  cœur  les  quatre  oraisons,  el  je  les  dis 
quatre  ou  cinq  fois  par  semaine. 

La  Grenouille.  —  Et  avec  cela  vous  voulez  être  alcade? 

HuMiLLOS.  —  Avec  cela,  et  avec  mon  titre  de  vieux  chrétien, 
je  me  présenterais  au  sénat  de  Rome. 

Le  bachelier  interroge  ensuite  JaiTet  et  Yerrouil.  Le 
premier  est  tireur  cVarc  et  sain  de  tous  ses  membres. 
Yerrouil  est  un  dégustateur  admirable  ;  avec  un  doigt 
de  vin,  il  se  sent  un  Lycurgue  ou  un  Barthole. 

Le  Bachelier.  —  Que  sait  Pierre  La  Grenouille? 

La  Grenouille.  —  Elle  chante  mal,  la  grenouille;  mais,  mal- 
gré tout,  je  dirai  mon  caractère  sans  dire  mon  esprit.  Moi,  sei- 
gneur, si  par  hasard  j'éiais  alcade,  je  ne  porterais  pas  une  vara 
aussi  mince  qu'on  la  porte  d'ordinaire.  Jo  la  ferais  d'un  bon  bois 
de  chêne  ou  de  rouvre,  grosse  de  deux  doigts,  de  peur  qu'elle  ne 
puisse  se  courber  sous  le  poids  si  doux  des  bourses  de  ducats, 
des  présents,  des  promesses,  des  faveurs,  toutes  choses  lourdes 
comme  du  plomb,  qui  nous  brisent  les  côtes  de  lame  comme 
celles  du  corps;  sans  compter  que  je  serais  bien  élevé  et  poli, 
sévère  sans  rigueur,  point  outraueux  aux  misérables... 

La  Caroube.  —  Vive  Dieu!  comme  a  chanté  notre  grenouille; 
c'e>t  plus  beau  que  le  chant  du  cygne. 

Pandour.  —  Il  a  prononcé  des  senlences  censoriales. 

La  Caroube.  —  C'est-à-dire  de  Caton  le  Censeur.  Le  régidor 
Pandour  a  bien  parlé. 

Pandour.  —  Vous  m'épiloguez?... 

Pandour  se  fâche.  La  dispute  recommence  de  plus 
belle,  et  Dieu  sait  où  cela  irait  sans  l'arrivée  de  bohé- 
miens et  de  bohémiennes  qui  chantent  le  mot  final  de  la 
pièce. 

Révérence  nous  vous  faisons, 

0  régidors  de  Daganzo! 

Hommes  de  cœur  quand  ils  inventent, 

Hommes  de  cœur  quand  ils  réfléchissent, 


410  CHAPITRE  IX. 

Prédestinés  par  leur  esprit 

A  remplir  les  charges 

Que  sollicite  l'ambition 

Chez  les  Maures,  comme  chez  les  chrétiens, 

A  coup  sûr  le  ciel  vous  a  faits  (je  dis  le  ciel  étoile) 

Forts  dans  les  lettres  comme  Samson, 

Forts  dans  les  armes  comme  Barthole. 

Le  chœur  chante  ces  moqueries  avec  une  ardeur  folle, 
sur  l'air  à  la  mode  :  Pisaré  yo  el  polvicol  et  tout  se 
perd  dans  le  tourbillon  de  la  danse.  —  Yoilà  le  tableau 
de  ce  qui  se  passe  au  fond  des  villages.  Mais  qu'on  re- 
monte Téchelle  sociale  :  d'échelon  en  échelon  Cervantes 
nous  montre  partout  le  même  mal  et  la  même  ignorance. 
Si  pour  administrer  Talcade  s'en  rapporte  au  ciel  etSan- 
cho  à  son  confesseur,  l'Espagne  s'en  rapporte  au  pape 
pour  la  purger  de  brigands.  On  lit  au  prône  les  Pauli- 
nas.  c'est-à-dire  les  lettres  d'excommunication  données 
par  le  pape  Paul  III  (ou  Paul  lY)  contre  les  voleurs  ; 
ceux-ci  ne  vont  pas  à  l'église  pendant  cette  lecture,  et 
leur  conscience  est  tranquille. 

La  question  de  l'organisation  judiciaire  est  touchée 
souvent  par  Cervantes  :  il  y  a  en  Espagne  trois  juridic- 
tions qui  se  disputent  la  suprématie  :  le  tribunal  ecclé- 
siastique de  l'inquisition,  le  tribunal  militaire  de  Vasis- 
tente  et  le  tribunal  civil  ou  Cour  suprême  :  trois  justices 
et  point  de  justice.  Cervantes  nous  fait  entendre  les 
railleries  des  bravaches,  des  rufians  et  de  la  hampa  sur 
cette  organisation  étrange  '.  »  Yoyez-vous  cette  multitude 
répandue  à  travers  l'Espagne?  dit-il.  Ce  sont  des  vo- 
leurs qui  obéissent  à  leur  comte  mieux  qu'à  leur  roi.  »  Il 
nous  montre  les  prévarications  des  hommes  qui  servent 

1 .  Voir  In  Fregona  et  Rinconete. 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  41  1 

l'État,  à  tous  les  degrés,  et  qui  se  disent  les  bergers  du 
troupeau.  «Ah!  s'écrie-t-il,  qui  donc  trouvera  le  re- 
mède à  cette  iniquité?  qui  sera  assez  puissant  pour  faire 
entendre  tout  haut  que  les  défenseurs  du  troupeau  l'at- 
taquent, que  ce  sont  les  sentinelles  qui  dorment  et  les 
hommes  de  coniiance  qui  volent?  Ceux  qui  nous  gardent 
nous  tuent  ^  »  Ailleurs  il  nous  fait  apercevoir  le  profil 
effrayant  d'un  personnage  qui  tue  d'une  manière  plus 
positive  et  plus  franche.  C'est  \q  jifero^  ou  boucher  de 
Séville,  qui  a  égorge  un  homme  comme  une  vache,  qui 
le  saigne  comme  un  taureau,  qui  lui  enfonce  son  coutelas 
dans  le  ventre  pour  un  caprice  et  qui  se  moque  de  la 
justice  et  du  roi...  car  le  roi  a  trois  choses  à  conquérir 
à  Séville  :  la  rue  de  la  Gaza,  la  Gostanilla  et  l'abattoir  ^.  » 
Ainsi  tantôt  la  loi  n'existe  pas,  tantôt  la  loi,  c'est  le  roi  ; 
et  à  son  tour  le  roi  n'est  pas  maître  de  son  royaume . 
Cervantes  marque  en  traits  énergiques  la  cause  détermi- 
nante de  la  décadence  espagnole,  qui  est  la  confusion 
des  pouvoirs  entretenue  par  la  confusion  des  idées.  La 
destinée  sociale  est  donc  compromise,  et  la  destinée  des 
individus,  au  milieu  d'une  société  ainsi  faite,  est  une 
aventure.  Le  picaro  sort  des  bas-fonds ,  l'hidalgo  re- 
tombe des  castes  supérieures,  tous  deux  cherchant  à  vi- 
vre, tous  deux  déclassés  et  sans  but.  Cervantes  a  écrit  le 
roman  du  gentilhomme  et  le  drame  picaresque  du  rufian. 
Pedro  de  Urde  Malas,  pièce  fantastique  et  oubliée,  est 
l'image  de  cette  destinée  perdue. 

—  Je  suis,  dit  Pedro,  fils  de  la  pierre  ;  je  ne  me  connais»  pas  de 
père;  c'est  un  des  plus  grands  malheurs  qui  puissent  arriver 


1.  Coloqv'o  de  los  perros. 

2.  Ibidem. 


412  CHAPITRE   JX. 

à  un  liomme.  Où  nra-l-un  élevr?  Jo  l'ignore.  J'étais  un  do  ces 
enfants  de  la  doctrine  {ninos  de  dodrina)  à  ijui  le  pain  sec  el  le 
fouet  enseignent  la  prière  et  la  faim.  J'ai  su  bientôt  lire  (  t  écrire; 
j'ai  appris  le  vol  pour  manger  et  le  mensonge  pour  me  défendre. 
L'ennui  m'a  pris;  je  me  suis  fait  mousse,  j'ai  été  aux  Indes.  J'en 
revins  avec  une  veste  faite  de  toile  et  de  goudron,  sans  un  ma- 
ravedi,  et  je  foulai  de  nouveau  les  rues  du  Guadalquivir.  A  Sé- 
ville,  je  m'accommodai  du  métier  ignoble  de  garçon  du  marché 
(mozo  de  la  esi^orlilia).  Le  temps  levoulait  ainsi.  Là, je  recueillis 
beaucoup  de  dîmes  sans  être  curé  et  je  mis  en  sûreté  bien 
des  choses.  Enfin,  pour  mon  malheur,  je  commençai  des  métiers 
plus  scabreux;  j'appris  la  vie  de  la  hampe,  large  et  périlleuse, 
où  l'on  tire  une  querelle  du  vent  et  où  l'on  frappe  avec  un  soufïle. 
J'avais  un  maître;  on  l'exécuta.  Alors  je  devins  valet  d'armée, 
soldat  spadassin  et  rodomont.  J'ai  vendu  de  l'eau-de-vie  à  Cordoue 
et  des  pâtisseries  chez  un  Asturien.  J'ai  servi  un  aveugle  qui  m'a 
appris  à  me  conii)Oser  des  haillons  pittoresques  et  des  oraisons  en 
vers.  Plus  tard,  j'entrai  chez  un  brelandier  qui  avait  l'œil  et  la 
main  très-habiles.  Enfin,  je  vins  aux  champs,  où  je  sers  Martin 
Crespo,  l'alcade.,.. 

Il  est  dans  un  village  de  la  montagne,  à  Urde,  comme 
garçon  de  ferme,  et  il  s'essaie  au  rôle  dhonnête  homme. 
D'un  air  moqueur  et  avisé,  il  écoute,  il  regarde  le  brave 
alcade  qui  lui  demande  des  compliments.  —  «  Jugez 
toujours,  lui  dit  Pedro,  je  mettrai  des  sentences  dans 
votre  cape  et  vous  tirerez  au  sort...  Vous  dépassez  Ly- 
curgue  en  justice.  »  La  justice  humaine  lui  semble  aussi 
sûre  et  aussi  raisonnée  que  le  cœur  des  femmes. 

—  Tu  veux  plaire  à  la  fille  de  l'alcade,  dit-il  au  pauvre  Clé- 
ment qui  pleure  d'amour.  Il  faut  les  contempler  quiind  elles 
viendront  à  la  fontaine,  leur  cruche  sur  la  tête.  Tu  seras  en  ex- 
tase devant  les  cheveux  d'or  de  Clémence,  où  vient  se  jouer  l'a- 
mour, qui  se  mire  et  s'admire  dans  leurs  reflets.  Souviens-toi  de 
flatter  :  il  plait  à  toute  femme  d'entendre  dire  qu'elle  est  belle. 

îl  marie  Clément,  puis  il  se  gratte  Toreille  :  «J'ai  peur, 
dit-il,  d'avoir  iin  peu  chargé  ma  conscience.  »  Mais  la 


L'ESPAGNE   SOOIALK.  i  i:^ 

luiil  de  la  Saint-Jean  le  rassure;  c'est  le  temps  où  il  se 
fait  des  mariages  par  milliers;  le  caprice  le  plus  bizarre 
préside  aux  unions  :  les  jeunes  fdies  sont  aux  aguets,  et 
le  premier  nom  qu'elles  entendent  prononcer  sous  leur 
fenêtre,  elles  raccueillent  comme  celui  de  leur  époux. 

Yoici  Benita,  les  cheveux  au  vent,  qui  prête  Toreille 
au  moindre  bruit  : 

—  0  nuill  étends  tes  ailes  sur  tous  ceux  qui  t'implorent,  sois 
|)ropice  à  leurs  légitimes  désirs,  ô  nuit  que  l'on  célèbre,  dit-on, 
jusque  chez  les  Maures,  par-delà  la  mer.  Moi,  pour  réaliser  mon 
rêve,  j'abandonne  mes  cheveux  aux  vents;  dans  un  bassin  plein 
d'une  eau  claire  et  froide  j'ai  posé  mon  pied  gauche;  mon  oreille 
attentive  écoute  les  airs.  Tu  es  la  nuit  sacrée  dans  laquelle  toute 
voix  qui  résonne  apporte  un  présage  heureux  à  celui  qui  l'écoute. 
Kais  donc  qu'il  arrive  à  mes  oreilles  quelques  paroles  qui  soient 
pour  moi  un  espoir  de  bonheur  ! 

On  célèbre  alors,  aux  premières  clartés  de  l'aurore 
qui  a  jeté  sur  les  fleurs  une  pluie  de  perles,  la  double 
imion  de  Clément  avec  Clémence,  de  Pascual  avec  Benita. 
Des  paysans  chargés  de  rameaux  forment  un  chœur 
conduit  par  Pedro,  qui  sourit  toujours.  Poésie,  hasard, 
ironie  se  mêlent  toujours  dans  les  choses  humaines. 

Pedro,  songeur  et  ennuyé,  pense  à  fuir  cette  campa- 
gne tranquille,  où  fleurissent  les  jugements  et  les  ma- 
riages. 

Une  troupe  de  gitanos  se  présente,  conduite  par  le 
célèbi^e  Maldonado,  et  presque  en  même  temps  on  aper- 
çoit une  riche  veuve  qui  tigiire  assez  bien  la  société  ré- 
gulière et  riche. 

—  Songe,  Pedro,  que  notre  vie  est  libre,  indépen- 
dante, curieuse,  large,  ouverte  et  fainéante.  Rien  ne 
nous  manque!  dit  Maldonado. 


'»i4  CHAPITRE   IX. 

La  vouve^,  à  qui  les  gitanos  demandent  iaumône  au 
nom  de  Marie  la  Bénie,  répond  durement: 

—  Aumône!  avec  ce  mot-là  on  n'a  rien  de  moi,  ni  avec  celle 
imporlunité.  Vous  feriez  mieux  de  Iravailler  que  de  mendier  sans 
vergogne. 

—  Ainsi  va  le  monde,  ajoute  le  paysan  qui  sert  d'écuyer  à  la 
veuve.  Cela  est  insupportable.  Nous  vivons  au  siècle  du  vaga- 
bondage !  Il  n'y  a  pas  de  fille  qui  veuille  servir;  il  n'y  a  pas  de 
garçon  qui  ne  se  laisse  prendre  à  l'envie  de  chercher  la  fleur  du 
cresson.  Celui-ci  esl  un  sol  et  celle-là  une  orgueilleuse.  Cette 
engeance  qui  ne  produit  rien  travaille  à  mille  méchancelés. 
Elle  est  menteuse,  rusée,  artificieuse  ;  elle  n'apporte  ni  d'ar- 
gent à  l'église,  ni  d'obéissance  au  roi.  Ils  se  disent  forge- 
rons, el,  sous  cette  apparence,  ils  nous  causent  mille  maux  Un 
âne  n'est  pas  en  sûreté  dans  un  pré  quand  un  gitano  est  par  là. 

—  Laisse-les,  Laurent,  interrompt  la  veuve.  En  roule,  il  se 
fait  lard. 

—  Tu  l'as  entendue,  Pedro,  dit  Maldonado.  Eh  bien,  cette 
femme  a  dix  mille  ducats,  qu'elle  lient,  dil-on,  dans  deux  coffres 
cerclés  de  fer,  au  pied  de  son  lit.  Elle  les  appelle  ses  anges;  elle 
met  en  eux  son  repos  et  sa  gloire;  elle  se  pâme  en  les  contem- 
plant. Ces  ducats  seront  pour  elle  ce  que  furent  pour  Absalon 
ses  cheveux.  Elle  se  contente  de  donner  chaque  mois  un  réal  à 
un  aveugle,  afin  qu'il  récite  à  sa  porte,  le  malin,  des  oraisons. 
Elle  pense  que,  si  d'aventure  ses  parents,  son  mari  ou  quelqu'un 
de  ses  ascendants  était  en  purgatoire,  il  aurait  le  bénéfice  de  ses 
prières.  Avec  cette  seule  œuvre,  elle  croit  aller  au  ciel  en  droite 
ligne,  sans  encombre. 

—  Je  suis  bohémien  !  s'écrie  alors  Pedro. 

Et  pour  entrer  dans  la  carrière  'par  une  action  d'é- 
clat, il  se  propose  de  punir  la  veuve. 

—  Je  tirerai  le  trésor  de  l'arche,  dit-il. 

Il  va  s'installer  un  matin  à  la  porte  de  cette  femme,  à 
côté  de  l'aveugle,  et  il  commence  les  oraisons  à  haute 
voix  : 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  44.0 

—  Frère,  lui  dit  le  mendiant,  de  grâce,  va-t-en  plus  loin,  cette 
maison  est  à  moi... 

—  Vous  savez  des  oraisons,  mon  ami.  Pour  moi,  j'en  sais  une 
multitude  que  je  donne  par  écrit  à  tout  le  monde  ou  peu  s'en 
faut.  Celle  de  Yàme  seule^  celle  de  saint  Pancrace,  qui  est  incom- 
parable, celle  de  saint  Quircé  et  Acacio,  celle  d'Oialla  l'Espagnol, 
et  mille  autres  où  la  grâce  des  vers  est  aussi  remarquable  que 
ma  manière  de  débiter.  Je  sais  encore  celle  des  auxiliaires, 
quoiqu'il  y  en  ait  bien  une  trentaine.  Je  fais  l'envie  et  la  douleur 
de  tous  les  diseurs  d'oraisons,  car  je  suis,  en  tous  lieux,  le  meil- 
leur des  meilleurs. 

La  veuve  n"a  pas  perdu  un  seul  mot  de  ces  paroles. 
Du  haut  de  sa  fenêtre  elle  appelle  Pedro.  Sa  curiosité  et 
sa  superstition  se  sont  éveillées  en  même  temps.  Elle 
renvoie  son  aveugle  ordinaire  et  promet  à  Pedro,  s'il 
veut  prier  pour  elle  et  lui  servir  d'intermédiaire  avec  le 
purgatoire,  de  lui  donner  son  âme,  laquelle  est  son  ar- 
gent. Pedro  se  dit  le  missionnaire  de  l'autre  monde, 
l'ambassadeur  des  âmes  qui ,  pour  obtenir  le  soulage- 
ment de  leurs  maux,  députent  les  mendiants  sur  la  terre. 

Il  récite  à  Marina  Sanchez  (c'est  le  nom  de  la  veuve), 
le  tarif  exact  du  rachat  des  âmes.  Pour  soixante-dix  écus 
elle  réglera  le  compte  de  son  mari  Yerrouil  ;  pour  qua- 
rante-six, pas  davantage,  elle  tirera  de  la  fosse  son  fils 
Bénito.  Une  charité  de  quarante-deux  jaunets  sera  la 
corde  qui  sortira  du  puits  Sancha  Redonda  sa  fille. 
Qu'elle  ajoute  quatorze  ducats  pour  son  oncle  qui  a  froid, 
dix  doublons  pour  ses  neveux  qui  gémissent,  trente  flo- 
rins pour  sa  sœur  qui  appelle  la  htmière,  quelques  ma- 
ravédis  pour  d'autres  parents,  en  tout  deux  cent-cin- 
quante écus,  elle  aura  converti  les  feux  éternels  en  simple 
fumée,  et  elle  verra  passer  dans  les  airs  toutes  ces  âmes 
affranchies  et  dansantes,  tandis  que  la  terre  célébrera  sa 
courtoisie. 


416  CHAPITRE  IX. 

La   \.';ive   se  décide.  Pendant  qu'elle  va  chercher, 
avec  un  mélange  de  désespoir  et  de  bonheur,  ses  trésors  . 
cachés,  Pedro  dit  tout  bas  :  —  C'est  Bclica,  la  gitana  si 
belle,  qui  recueillera  l'argent  de  la  veuve. 

Le  coquin  poursuit  sa  victoire  et  emporte  en  triomphe 
le  fruit  de  sa  ruse.  Ce  premier  succès  l'encourage;  il 
parcourt  l'Espagne  en  se  jouant  de  tous.  Yoleur,  men- 
diant, ermite,  étudiant,  il  change  toujours  de  costume; 
la  variété  l'enchante.  Mais  sa  destinée  ne  s'améliore  pas, 
et,  après  mille  aventures,  il  se  fait  comédien,  le  monde 
étant  une  comédie  et  ce  métier  permettant  à  un  dé- 
classé intelligent  de  jouer  tous  les  rôles. 

Une  femme,  Bélica  la  bohémienne,  réussit  au  contraire 
à  merveille  sur  le  même  terrain  où  Pedro  échoue.  Elle. 
est  belle,  sa  beauté  fait  son  destin.  Le  roi  qui  chasse 
dans  la  forêt  où  se  trouve  le  campement  de  la  tribu, 
emmène  la  jeune  fille  qui  a  confiance  dans  son  étoile  et 
dont  on  découvre  la  naissance  illustre.  Cervantes  a  tracé 
d'une  main  de  poëte  cette  figure  jeune  et  rêveuse.  Il  se 
plaît  à  opposer,  à  la  fin  du  drame,  les  deux  destinées. 

—  Illustre  Isabelle,  dit  Pedro,  vous  qui  naguère  étiez  Bélica, 
vous  voyez  prosterné  à  vos  pieds  Pedro  le  fourbe  illustre,  ce 
personnage  cousu  d'extravagances,  qui,  après  avoir  conquis  son 
surnom  de  Urde  Malas,  l'abandonne  tout  à  coup  pour  s'appeler 
Nicolas  de  los  Rios.  Vous  avez  devant  vous  Pedro  le  bohémien 
converti  en  Pedro  le  comédien,  prêt  à  vous  servir  en  tout  ce  qui 
plaira  à  votre  royal  caprice.  Votre  rêve  et  le  mien  se  réalisent, 
le  mien  dans  le  monde  de  la  fiction,  le  vôtre  comme  il  le  devait. 
11  y  a  mille  destinées  diverses.  Les  unes  qui  ont  le  rôle  comique, 
font  les  seigneurs  pour  rire,  les  autres  sont  réellement  seigneurs. 

L'alcade  Crespo  qui  passe  par  là  regarde  d'un  œil 
étonné  ce  Pedro  qu'il  a  vu  quelque  part. 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  417 

—  Comme  te  voilà  galamment  habillé?  Quelle  est  donc  ton 
aventure? 

—  Je  serais  mort  si  je  ne  m'étais  pas  occupé  de  moi-même. 
J'ai  cliangé  de  métier  et  de  nom...  Eh  bien,  je  ne  suis  pas  encore 
dans  l'état  où  je  veux  être.  Je  passe  à  la  chimère. 

—  Tu  fus  toujours  un  grand  homme. 

Ainsi  se  termine  cette  œuvre  étrange. 

Cervantes  excelle  à  mettre  en  présence  ces  deux  mon- 
des ennemis  et  leui^s  champions.  Dans  un  intermède  in- 
titulé le  Tableau  ^e5meri;e///e5,  un  saltimbanque  appelé 
Ghanialia  arrive  dans  un  village  avec  sa  femme  Ghi- 
rinos. 

Chanfalla.  —  Nous  voici  dans  le  village.  Je  vois  venir  des 
gens  qui  doivent  être  le  gouverneur  et  les  alcades.  Or  ce,  ma 
langue,  aiguisons-nous  :  flattons  et  ne  piquons  pas. 

Le  Gouverneur.  —  C'est  moi.  Que  voulez-vous,  bonhomme? 

Chanfalla. —  J'aurais  dû,  avec  deux  onces  d'esprit,  voir  que 
cette  prestance  majestueuse  et  péripatétique  ne  pouvait  appar- 
tenir qu'au  gouverneur  très-digne  de  ce  très-noble  pays... 

Le  Gouverneur.  —  Eh  bien!  que  désirez-vous,  homme  ho- 
norable? 

Chirinos.  —  Vivez  de  longs  jours  honorés,  vous  qui  honorez 
ainsi  les  autres.  Après  tout,  le  chêne  produit  du  gland,  le  poirier 
des  poires,  la  vigne  du  raisin,  et  l'homme  honorable  de  l'honneur, 
sans  qu'il  en  puisse  être  autrement. 

Chanfalla  explique  qu'il  apporte  un  tableau  merveil- 
leux que  personne  ne  peut  voir  à  moins  d'être  vieux 
chrétien.  Ce  tableau  a  été  fait  par  Tontonelo.... 

Chirinos.  —  Né  dans  la  cité  de  Tontonela,  homme  qui  a  laissé 
un  grand  nom  :  sa  barbe  tombait  jusqu'à  sa  ceinture. 

L'Alcade.  —  Les  hommes  à  grande  barbe  sont  généralement 
savants. 

Tontonela  (de  tonto,  niais)  veut  dire  la  cité  de  la 

27 


4i8  CHAPITRE  IX. 

sottise.  La  vie  sociale,  que  Pedro  regarde  comme  une 
comédie,  paraît  à  Glianfalla  une  vaste  folie. 

La  crédulité  publique  est  flagellée  par  Cervantes  à 
toute  occasion  *  ;  il  en  a  dessiné  un  merveilleux  symbole 
dans  le  portrait  de  la  sorcière  contemporaine,  figure 
réelle,  historique  et  pourtant  extraordinaire.  La  Cama- 
cha,  la  Montiel,  la  Ganizarès  sont  hechiceras  ou  brujas; 
elles  ont  fait  un  pacte  avec  le  diable  et  se  réunissent,  la 
nuit,  dans  les  vallées  des  Pyrénées.  «  Messieurs  les  in- 
quisiteurs ayant  fait  des  expériences  sur  quelques-unes  » , 
elles  ont  renoncé  à  la  magie  et  se  sont  contentées  du 
mysticisme. 

«J'ai  embrassé  l'état  d'hospitalière,  dit  la  Ganizarès...  Je  prie 
peu  et  je  prie  publiquement.  Je  dis  beaucoup  de  mal  et  le  dis  en 
secret.  Être  hypocrite  me  va  mieux  que  d'être  pécheresse  dé- 
clarée. L'apparence  présente  de  mes  bonnes  œuvres  efface  le 
souvenir  passé  de  mes  actions  mauvaises.  A  qui  peut  nuire  la 
sainteté  feinte?  A  personne  qu'à  celui  qui  feint...  » 

Elle  raconte  qu'elle  est  devenue  «  théologienne  », 
qu'elle  pratique  l'extase  et  qu'elle  éprouve  les  dégoûts 
d'usage. 

«  Mon  ardeur  est  brûlante,  puis  un  froid  vient  qui  glace  l'âme 
et  engourdit  jusqu'à  la  foi...  Avec  tout  cela,  je  suis  sorcière,  je 
donne  des  marques  de  charité  chrétienne  ;  je  ne  suis  pas  si  vieille, 
avec  mes  soixante-quinze  ans,  qu'il  ne  me  reste  encore  une 
année  à  vivre  :  et  bien  que  je  ne  jeûne  pas,  à  cause  de  l'âge,  que 
je  ne  prie  pas  longtemps,  de  peur  des  vertiges,  que  je  ne  fasse 
pas  l'aumône,  vu  ma  pauvreté,  que  je  ne  serve  pas  le  prochain, 
parce  que  j'aime  mieux  médire  de  lui,  et  que  je  ne  fasse  pas  le 
bien,  parce  qu'il  faudrait  y  penser,  et  que  je  pense  à  mal,  néan- 

1.  Voir  dans  Von  Quichoiie  la  têfe  qui  rend  des  oracles;  dans  la 
Gitanilla,  l'histoire  du  bonnetier  Triguillos,  et  partout  les  railleries 
contre  les  horoscopes. 


L'ESPAGNE   SOCIALE.  419 

moins  Dieu  est  plein  de  bonté  et  de  miséricorde,  je  compte  sur 
lui  pour  ce  que  je  deviendrai  i...  » 

Ce  portrait,  qui  dévoile  plus  que  tout  autre  un  hor- 
rible mélange  d'idées  contradictoires,  nous  ramène  à  la 
pensée  générale  de  Cervantes.  Il  est  effrayé  de  Télat  mo- 
ral et  surtout  de  l'état  cérébral  dçs  êtres  qu'il  aperçoit 
autour  de  lui.  Il  étudie,  comme  ferait  un  médecin,  la  fo- 
lie humaine.  On  formerait  de  plusieurs  de  ses  oeuvres 
un  livre  sur  Taliénisme.  Sans  parler  de  Don  Quichotte, 
qui  représente  l'idée  fixe,  ni  des  trois  histoires  de  fous 
qu'il  raconte  au  début  de  la  seconde  partie,  il  nous  mon- 
tre, à  rhôpital  de  Valladolid,  quatre  lits  où  gisent  des 
hommes  affolés  par  la  fausse  science,  un  alchimiste,  un 
chercheur  du  point  fixe,  un  arbitrista^  qui  a  trouvé  un 
expédient  insensé  d'économie  politique,  et  un  poëte  qui 
a  mis  en  vers  héroïques  la  suite  de  la  légende  de  Tarche- 
vêque  Turpin.  Dans  l'intermède  des  Deux  Bavards^  il 
met  en  scène  deux  personnes  qui,  se  disputant  la  parole, 
versent  chacune  un  torrent  de  mots  et  croient  réunir 
des    idées.    Enfin  il  écrit  le    Licencié   Vidriera ,  ou 
l'Homme  de  Verre  :  c'est  un  paysan  qu'on  a  instruit  dans 
les  universités  selon  le  système  du  temps.  Sa  tête,  trop 
encombrée,  se  trouble  et  se  détraque;  il  devient  fou,  il 
se  croit  de  verre  et  s'imagine  à  tout  instant  qu'il  va  se 
briser.  On  l'enveloppe  de  paille,   alors  il  se  rassure; 
mais,  voyant  qu'on  se  raille  de  lui,  il  s'arrête  au  milieu 
de  la  foule  et  il  demande  à  tous  qui  est  plus  fou,  de  lui 
ou  de  la  société  dans  laquelle  il  vit?  Grands  et  petits,  il 
apostrophe  tout  le  monde.  C'est  l'explosion  désordonnée 
de  l'humeur  de  Cervantes  et  de  sa  misanthropie...  Car, 

I  .  Coloquio  de  las  perros. 


420  GHAPITHK   IX. 

il  faut  l'avouer,  ces  études,  continuées  pendant  une  vie 
d'épreuves  par  un  homme  qui  se  débat  sous  l'étreinte 
du  malheur  et  des  mépris  vulgaires,  s'imprègnent  à  la 
fin  de  tristesse  et  de  colère.  Il  y  a  un  moment  où  il  ne 
se  contente  plus  de  la  satire  d'Horace,  légère  et  sou- 
riante, qu'il  aimait  tant,  et  dont  il  célèbre  l'ironie  gra- 
cieuse. Sa  droiture  profondément  blessée  se  révolte;  il 
est  amer  et  ne  se  maîtrise  plus.  Un  esprit  de  défi  s'em- 
pare de  lui.  ('  Mal  faire  est  le  propre  de  l'homme  dit-il 
dans  le  Casamiento  enganoso.  »  —  ((Nul  n'est  l'artisan 
de  sa  destinée,  »  dit-il  ailleurs.  Il  a  vu  les  villes  et  les 
grandes  routes;  il  connaît  l'armée  et  la  littérature  ;  il  ob- 
serve le  peuple  et  la  cour  :  son  pays  lui  semble  en  dé- 
sarroi, et  ceux  qui  entourent  le  souverain  ne  songent 
qu'à  satisfaire  leurs  ambitions  frivoles. 

«  J'ai  vu  la  cour,  chante  Preciosa  la  bohémienne,  j'ai  vu  le  ciel 
où  brille  le  soleil  d'Autriche,  et  à  l'entour  des  maîtres  j'ai  vu  Sa- 
turne (le  vieux  courtisan)  rajeuni,  la  barbe  teinte,  le  pas  lourd  et 
léger,  guéri  de  la  goutte  par  le  bonheur,  —  et  Mercure,  avec  son 
éloquence  flatteuse  et  sa  langue  amoureuse,  —  et  Gupidon  qui 
portait,  brodées  en  rubis  et  en  perles,  les  devises  des  dames,  —  et 
Mars,  représenté  dans  toute  sa  fureur  par  une  armée  de  guerriers 
très-galants,  à  qui  leur  ombre  fait  peur,  —  et  Jupiter  (le  duc  de 
Lerme)  qui  habite  près  du  maître  et  peut  tout,  —  et  de  petits 
Ganymèdes  qui  vont,  qui  viennent,  qui  tournent  et  retournent 
dans  la  sphère  brillante,  enrubannée  et  merveilleuse.  —  Là  se 
montrent  les  riches  étoffes  de  Milan,  les  diamants  des  Indes,  les 
parfums  de  l'Arabie,  —  et  l'envie  mordante  de  ceux  qui  pen- 
sent à  mal,  et  la  bonté  loyale  de  ceux  qui  ont  l'âme  espagnole.  » 

L'incroyable  légèreté  de  l'esprit  de  cour,  l'insouciance 
publique,  la  puérile  galanterie  à  la  mode,  la  frivolité 
mêlée  de  pédantisme  qui  règne  dans  les  lettres,  enfin  et 
surtout  l'amalgame  des  idées  contemporaines  lui  dictent 
quelques  lignes  violentes  et  lui  donnent  des  tentations 


L'ESPAGNE  SOCIALE.  4*21 

plus  fortes  (Micoro.  Il  annonce  qu'il  écrira  une  vie  du 
chien  Scipion  et  en  dira  davantage...  Mais  tout  à  coup  il 
s'arrête,  comme  sur  le  bord  d'un  précipice.  Pourquoi? 
Sans  doute  il  se  rappelle  qu'il  parle  pour  guérir  et  non 
pour  blesser.  Il  se  ravise  donc;  il  fait  mieux,  il  désa- 
voue ses  invectives.  Il  déclare,  dans  les  plus  vives 
de  ses  satires,  que  la  raillerie  médisante  est  mau- 
vaise, parce  qu'elle  est  une  vengeance,  et  qu'il  n'y  a  pas 
de  vengeance  juste.  Il  se  donne  un  démenti  à  lui-même 
en  affirmant  que  nul  n'a  le  droit  de  se  plaindre  de  sa  for- 
tune, chacun  éta^t  l'artisan  de  la  sienne.  Enfin  il  dit  en 
propres  termes  que,  suivre  l'inspiration  de  sa  colère , 
«  c'est  aller  directement  contre  la  loi  religieuse  qu'il 
professe  ^  » 

Ces  alternatives  tiennent  donc  aux  plus  intimes  con- 
victions. Cervantes,  qui  déteste  le  mélange  incestueux 
de  la  religion  avec  les  choses  de  la  terre  et  la  déprava- 
tion dévote  de  la  sorcière  mystique,  Cervantes  dit  naïve- 
ment, par  la  bouche  d'un  personnage  du  Casamiento  : 
a  Je  me  suis  livré  à  la  rage  et  au  désespoir  ;  mais  mon 
ange  gardien  vint  me  dire  au  cœur  :  Rappelle-toi  que  tu 
es  chrétien  et  que  le  péché  le  plus  grave  est  de  s'aban- 
donner à  la  rage  désespérée.  » 

C'est  ainsi  que  Cervantes,  après  avoir  dit  la  vérité  sur 
l'Espagne  sociale,  s'arrêta  lui-même  quand  il  crut  s'aper- 
cevoir que  la  colère  personnelle  l'inspirait.  Ce  grand 
génie  croyait  à  la  bonté. 

1.  Voir  Colo<iido,  Casamiento  ti  Don  Quichotte,  98,  4  ;">!). 


CHAPITRE  X 


LA  DOCTRINE 


c(  Judas  est  moins  coupable  d'avoir  vendu  le  Christ 
que  de  s'être  tué  lui-même.  »  Ces  paroles,  adressées 
par  un  prêtre  à  une  femme  qui  meurt  de  désespoir,  sont 
tirées  à'nnauto  écrit  par  Cervantes  :  c'estun  drame  reli- 
gieux, intitulé  El  Rufian  dichoso ,  qui  semble  une 
contre-partie  de  la  pièce  humoristique  citée  plus  haut. 
La  comédie  de  Pedro  de  JJrde  Malas  montrait  la  des- 
tinée humaine  comme  une  bouffonnerie  ;  le  drame  du 
Rufian  Rienheureux  la  montre  au  contraire  comme 
une  aventure  qui  doit  se  terminer  gravement. 

Le  premier  acte  se  passe  à  Séville,  la  nuit.  Des  hom- 
mes se  battent  dans  la  rue.  Le  Petit  Loup  et  le  Crochu, 
deux  rufians,  se  querellent  avec  Cristoval  de  Lugo,  le 
jeune  roi  de  la  hampa.  Cristoval  est  un  personnage 
étrange,  qui  porte  une  dague  et  un  rosaire,  qui  vole  les 
marchands  et  donne  aux  pauvres,  un  bravache  la  nuit, 
le  jour  un  pieux  serviteur  de  Tello  de  Sandoval ,  le- 
quel préside  l'Inquisition.  Au  bruit  de  sa  querelle,  les 
alguazils  accourent  ;  quand  ils  reconnaissent  Cristoval, 


LA  DOCTRINE.  423 

ils  s'excusent  et  disparaissent  dans  la  nuit.  Le  jeune 
homme  reprend  ses  courses  nocturnes;  mais  une  femme, 
belle,  riche  et  bien  mariée,  que  depuis  longtemps  son 
courage  a  séduite,  s'attache  à  ses  pas. 

—  Je  sais  donner  et  je  sais  aimer,  lui  dit-elle. 

—  Senora,  répond  doucement  Cristoval,  choisissez  quelqu'un 
plus  digne  de  vos  caprices.  Je  suis  le  serviteur  misérable  d'un 
inquisiteur  de  Séville;  je  m'occupe  aux  œuvres  basses;  j'y  suis 
terrible.  Je  n'ai  pas  le  temps  d'aimer,  surtout  des  femmes  de  votre 
rang.  J'ai  des  ailes,  mais  ce  sont  des  ailes  de  corbeau. 

Un  ennui  magnifique  possède  Cristoval.  Lagartija  (le 
Lézard)  veut  l'entraîner  à  un  souper  et  d'avance  excite 
son  appétit  par  des  descriptions  enchanteresses.  Il  lui 
fait  entrevoir  le  pain  blanc,  le  vin  clairet,  le  lapin  bardé 
de  lard,  les  limons,  les  oranges,  le  crabe  au  piment,  le 
nougat  au  vin  d'Alicante...  quelle  fête! 

Lugo  lui  répond  froidement  :  —  Lagartija ,  tu  décris 
bien. 

Que  lui  importent  ces  fêtes  grossières?  Il  s'étourdit  au 
milieu  des  querelles  et  des  chansons,  des  épées  et  des 
guitares.  Rien  n'égale  son  mépris  pour  ces  femmes  à 
demi  orientales  qui  peuplent  les  faubourgs  de  la  ville 
andalouse.  La  sérénade  qu'il  donne  à  l'une  d'elles  rap- 
pelle les  sonnets  injurieux  et  bizarres  de  Shakes- 
peare : 

—  Allons!  voici  la  maison,  s'écrie-t-il  sous  sa  fenêtre.  Prenez 
vos  instruments. 

Et  il  chante  lui-même  une  jacara,  qu'il  appelle  la 
Sarrasine;  c'est  une  parodie  des  chants  arabes. 

Toi  qui  de  la  terre  sarrasine  vins  ici  guerroyer,  sans  un  vê- 
tement, comme  une  vaillante  héroïne,  —  écoute-moi,  ô  fille  du 
vaillant  Miramolin  ; 


424  CHAPITRE  X. 

Toi  qui  es  fière  d'une  action  vilaine  comme  une  autre  le  serait 
d'une  action  généreuse; 

Toi  qui  possèdes  un  perroquet  t'appelant  infâme  tout  le  long 
du  jour; 

Toi  qui  l'emporterais  en  mensonge  sur  la  rusée  Célestine; 

Toi  qui  changes,  comme  l'hirondelle,  de  pays  et  de  climat; 

Toi  qui  acceptes  tout,  jusqu'à  l'obole  la  plus  mince; 

Toi  qui  jamais  ne  gardas  ta  parole  et  jamais  n'as  tenu  ta  foi; 

Toi  qui  dépasses  en  talents  les  coquines  les  plus  industrieuses... 

La  chanson  est  interrompue  par  un  homme  qui  n'aime 
pas  la  musique.  Cristoval  poursuit  sa  route,  toujours 
dédaigneux  et  querelleur.  Il  est  méprisant,  parce  qu'il 
est  ambitieux.  Il  interroge  la  destinée,  il  rêve,  il  vaga- 
bonde. 

La  tentation  lui  vient  de  se  faire  voleur  de  grand  che- 
min. Que  l'étudiant  Gilbert,  qui  lui  gagne  toujours  son 
argent,  le  débarrasse  de  son  dernier  rnaravédis;  une 
fois  sa  bourse  vide,  il  gagnera  la  montagne.  Le  sort  en 
est  jeté;  on  saisit  des  cartes,  on  joue  :  mais,  au  lieu 
de  perdre,  Cristoval  gagne.  «  C'est  un  avis  du  ciel,  » 
pense-t-il,  et  il  se  fait  moine  au  lieu  de  se  faire  brigand. 

Nous  le  retrouvons  au  Mexique,  sous  le  nom  du  Père 
de  la  Croix,  plongé  dans  les  austérités.  Sa  sainteté  est  si 
grande  que  Sandoval,  l'inquisiteur,  lui  demande  sa  bé- 
nédiction. Du  fond  de  l'enfer  les  démons  ressentent  l'in- 
fluence de  son  exemple,  qui  leur  ravit  des  âmes  ;  ils 
viennent  le  tenter.  Sur  leurs  pas  accourent  des  femmes 
légèrement  vêtues.  Une  musique  délicieuse  se  fait  en- 
tendre, et  dans  les  airs  on  murmure  un  chant  : 

Pour  dissiper  les  maux  Vénus  sait  mille  charmes. 
Rien  n'est  doux  que  Vénus,  la  mère  des  amours, 
Qui  sait  des  deuils  amers  nous  adoucir  les  larmes, 
Et  qui  dresse  ;ivecart  le  festin  de  nos  jours. 


LA  DOCTRINE.  425 

La  vie  est  auprès  d'elle  une  aimable  folie. 

Sans  elle  tout  s'éteint;  l'homme  est  une  ombre  en  pleurs 

Traversant,  invisible,  un  monde  qui  l'oublie.. . 

La  vie  est  l'arbre  mort,  sans  feuilles  et  sans  fleurs. 

Non  !  je  ne  connais  rien  qui  soit  digne  de  plaire, 
Dans  l'univers  entier,  aux  plus  lointains  séjours, 
Dans  le  monde  infini  que  le  soleil  éclaire, 
Sans  la  blonde  Vénus,  déesse  des  amours. 

Le  Père  de  la  Croix  répond  d  une  voix  grave  : 

Sans  la  croix  rien  ne  plaît  :  sur  la  terre  flétrie, 
Un  sentier,  entre  tous  rude  et  des  plus  étroits. 
Mène  l'homme  au  bonheur  et  l'Ame  à  sa  patrie. 
Le  signe  qui  le  marque  est  une  simple  croix. 

Venez,  vous  qui  cherchez  !  sortez  de  votre  route 
Voisine  de  l'abîme  et  proche  du  tombeau  ; 
Marchez,  en  regardant,  forts  et  libres  du  doute, 
La  croix!  car  il  n'est  rien  au  monde  de  plus  beau. 

Les  démons  disparaissent  et  l'ascète  se  remet  en  prière. 
Mais  on  l'appelle  pour  assister  une  femme  qui  va  mou- 
rir. Dona  Ana,  mollement  couchée  sur  les  tapis  d'un  riche 
salon,  laisse  venir  la  mort  sans  y  croire,  avec  un  invin- 
cihle  dédain.  Elle  repousse  ses  gens  qui  la  supplient, 
elle  renvoie  en  souriant  le  médecin  qui  lui  annonce  la 
dernière  heure. 

—  Je  veux,  dit-elle,  aller  me  promener  dans  la  campagne... 
Mais,  écoutez  :  j'entends  là,  dehors,  une  guitare  que  l'on  ac- 
corde. • 

Une  voix  chante  : 

La  mort  et  la  vie  m'apportent  la  même  tristesse.  Quel  re- 
mède choisir?  Je  suis  fatigué  de  la  vie  et  ne  suis  pas  heureux 
de  la  mort. 


426  CHAPITRE  X. 

Dona  Alla  est  émue.  On  fait  alors  venir  un  prêtre. 
Elle  le  laisse  parler,  mais  son  regard  est  ailleurs  : 

—  La  vérité,  mon  père,  dit-elle  avec  l'accent  d'une  personne 
qu'emporte  son  idée  fixe,  c'est  que  son  dédain  a  fait  le  mal,  il 
m'a  frappée,  brisée  et  glacée;  voilà  ce  qui  me  tue.  Ne  nous  fati- 
guons pas  à  parler  d'autre  chose.  Je  n'ai  pas  une  sensibilité  que 
les  larmes  puissent  attendrir.  Il  n'y  a  point  de  miséricorde  pour 
moi  sur  la  terre  ni  au  ciel. 

—  Deus,  cuiproprium  est  parcere...  dit  le  prêtre.  Judas  est  moins 
coupable  d'avoir  vendu  le  Christ  que  de  s'être  tué  lui-même. 

Le  Père  de  la  Croix  entre  dans  le  salon. 

—  Un  autre  fâcheux!  s'écrie  dona  Ana.  Que  voulez-vous,  père, 
vous  qui  arrivez  avec  tant  de  majesté?  Il  paraît  que  vous  ne  me 
connaissez  pas  :  pour  moi,  il  n'y  a  pas  de  Dieu  {para  mi  no 
hay  Dios).  Il  n'y  a  pas  de  Dieu,  vous  dis-je...  Ma  méchanceté 
est  telle,  qu'elle  a  séparé  en  Dieu  la  Miséricorde  qui  se  voile  le 
visage  de  la  Justice,  qui  ne  se  voilera  pas. 

—  Dixit  insipiens  in  corde  sua  :  Non  est  Deus!  répond  le  père 
de  la  Croix....  Les  âmes,  ajoute-t-il ,  doivent  être  blanches 
comme  la  blanche  hermine  pour  entrer  dans  le  séjour  de  la  vie, 
qui  ne  finira  pas.  Noires,  elles  habitent  avec  les  spectres  damnés. 
Où  voulez-vous  que  se  rende  votre  âme?  Choisissez  pour  elle 
une  patrie. 

—  La  justice  de  Dieu  me  tient  hors  de  lui.  S'il  est  juste,  il  ne 
doit  pas  me  pardonner... 

—  Dans  la  vie,  le  doute  marche  à  côté  de  l'espérance;  dans  la 
mort,  on  doit  avoir  d'autres  pensées.  Douter  et  craindre  quand 
on  est  placé  dans  le  champ  clos,  en  face  de  l'ennemi,  c'est  se 
tromper.  Réunir  son  courage,  c'est  préluder  à  la  victoire.  Vous 
êtes  sur  le  champ  de  bataille,  madame,  et  le  combat  est  pour 
ce  soTr. 

—  Je  suis  sans  armes  dans  ce  pas  terrible. 

—  Ayez  confiance  dans  le  Père,  dans  le  juge,  dans  mon  Dieu. 

—  La  même  folie  vous  tient  tous  les  deux.  Laissez-moi.  Mon 
âme  est  telle  que,  si  Dieu  veut  mon  pardon,  je  n'en  veux  pas.  Je 
meurs  désespérée. 

—  Écoutez  ce  que  je  vais  vous  dire. 


LA  DOCTRINE.  427 

—  Parlez. 

—  Un  religieux  qui  a  été  longtemps  esclave  de  sa  règle,  qui  a 
le  cœur  pur,  quia  fait  une  telle  pénitence,  que  cent  fois  le  prieur 
lui  a  ordonné  de  se  modérer;  dont  les  jeûnes  continus,  les 
prières,  l'humilité  cherchaient  les  chemins  les  plus  âpres  et  les 
plus  rigoureux  ;  qui  a  la  terre  pour  lit,  qui  boit  ses  larmes,  qui 
mange  des  aliments  assaisonnés  parla  flamme  divine,  qui  frappe 
sa  poitrine  avec  plus  de  dureté  que  si  elle  était  de  diamant,  qui 
pour  dompter  sa  chair,  porte  un  ciUce,  qui  marche  pieds  nus, 
qui  a  renoncé  à  tout  mal,  qui  n'est  animé  que  de  l'amour  de 
Dieu  et  du  bien,  sans  une  pensée  d'intérêt... 

—  Eh  bien,  père,  que  veux-tu  dire? 

—  Croyez-vous,  madame,  qu'un  tel  homme,  à  l'heure  étroite  de 
la  mort,  puisse  se  sauver? 

Le  père  de  la  Croix  propose  à  cette  femme,  qui  n'a  à 
présentera  Dieu  que  des  œuvres  de  mort,  d'échanger  avec 
elle  ce  qu'il  a  fait  de  bien  contre  ce  qu'elle  a  fait  de  mal. 
L'étrange  marché  est  conclu.  Dona  Ana,  touchée  et  sur- 
prise, se  rend  enfin.  Aussitôt  le  corps  du  saint  est  cou- 
vert d'une  lèpre  symbolique  ;  les  démons  lui  livrent  une 
nouvelle  bataille,  et,  tandis  que  l'âme  de  dona  Ana  leur 
échappe,  ils  exigent  comme  une  proie  légitime  l'Ame 
même  du  Père  de  la  Croix.  Celui-ci  triomphe  une  der- 
nière fois  et  meurt  sauvé.  La  foule  se  dispute  les  reliques 
du  Rufian  Bienheureux,  qui  n'a  désespéré  ni  de  lui- 
même,  ni  des  autres  coupables. 

Je  suppose  que  Cervantes  écrivit  ce  drame  à  la  Calderon 
dans  les  dernières  années  de  sa  vie.  Peut-être  le  composa- 
t-il  pour  l'offrir  au  cardinal-archevêque  Bernard  de  Sando- 
val,  àqui  il  eut  alors  des  obligations.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
hors  de  doute  que  la  pensée  religieuse  prit  chez  lui,  entre 
1606  et  1616,  un  empire  décisif.  Les  épreuves  et  les  études 
qui  l'acheminaient  au  scepticisme  envers  les  hommes  le 
conduisirent  au  respect  envers  Dieu.  Dans  sa  vie  de  fa- 


428  CHAPITRE  X. 

mille,  il  trouvait  des  adoucissements  nouveaux.  Sa  fille 
Isabelle  avait  grandi.  Elle  avait,  en  1606,  dix-sept  ans 
environ;  c'est  pour  elle,  je  crois,  qu'il  a  écrit  ces  conseils 
aux  jeunes  filles  qu'on  trouve  dans  Don  Quichotte^  dans 
les  Nouvelles,  et   surtout  dans  ï Espagnole  Anglaise. 
Cette  dernière  composition,  qui  ne  ressemble  pas  aux 
œuvres  ordinaires  de  Cervantes,  est  Tliistoire  d'une  jeune 
fille  enlevée  à  Cadix  par  les  Anglais  et  élevée  à  Londres. 
Elle  a  fàge,  elle  porte  le  nom  de  la  fille  de  fauteur.  La 
vertu,  la  douceur,  la  patience,  lui  font  traverser  les  crises 
de  la  vie.  Une  des  scènes  les  plus  touchantes,  et  de  celles 
que  l'auteur  décrit  avec  complaisance,  est  la  prise  de 
voile  d'Isabelle.  Or,  dans  ces  dernières  années,  la  fille 
de  Cervantes  se  fit  religieuse.  Lui-même  il  fut  compté 
parmi  les  membres  d'une  confrérie  dès  le  mois  d'avril 
1609.  «  Les  seieneurs  de  la  terre  sont  bien  différents  de 
celui  du  ciel;  ceux-là,  pour  recevoir  un  serviteur,  éplu- 
chent sa  naissance,  examinent  son  habileté,  contrôlent 
son  maintien,  et  veulent  savoir  jusqu'aux  habits  qu'il  a. 
Mais,  pour  entrer  au  service  de  Dieu,  le  plus  pauvre  est 
le  plus  riche.  ))  Ces  lignes  de  Cervantes  '  expliquent  com- 
ment le  spectacle  môme  de  la  cour,  et  l'agitation  sociale 
qu'il  observait,  le  rejeta  dans  la  pensée  du  recours  à  Dieu. 
Il  opposait  à  la  société  de  son  temps  le  spectacle  solennel 
et  simple  que  lui  offraient  sainte  Thérèse  et  Loyola,  fon- 
dateurs d'ordres  nouveaux  qui  proposaient  au  catholicisme 
de  se  réformer  lui-même,  —  car  il  ne  faut  pas  juger 
Loyola  par  l'ambition  ultérieure  des  Jésuites,  ni  sainte 
Thérèse,  cette  femme  d'un  bon  sens  étincelant,  d'après 
les  cïgarements  des  mystiques  que  Bossuet  condamna.  Cer- 

K  CyOlO(jHi()  de  los  perros. 


LA   DOCTRINE.  '  429 

vailles  croyait  que  rintluence  morale  de  sainte  Thérèse 
serait  un  des  événements  graves  de  son  temps.  Il  lui  pré- 
disait à  cette  ((  vierge  féconde  »  une  longue  postérité 
spirituelle.  Quand  on  mit  au  concours  une  ode  sur  la  ca- 
nonisation de  sainte  Thérèse,  en  1615,  il  écrivit  des  vers 
en  son  honneur.  A^oici  le  sens  de  la  première  strophe  : 

Toi  dont  le  cœur  eut  des  fils,  toi  qui,  les  nourrissant  de  ta 
force,  les  élevas  par  la  vertu  jusqu'à  la  voûte  d'or  de  cette  région 
douce  et  merveilleuse,  où  la  gloire  de  Dieu  se  déploie,  vierge  fé- 
conde, vierge  bienheureuse!  Toi  qui  as  acquis  dans  l'univers  un 
nom  et  un  rang  unique  et  qui,  maintenant  prosternée  devant  ton 
Dieu,  t'occupes  à  prier  pour  tes  enfants  ou  à  méditer  des  choses 
dignes  de  ta  pensée  sainte,  écoute  ma  voix  qui  se  brise...  Donne, 
ô  mère,  l'énergie  au  poëte  défaillant  ! 

Cervantes  raconte  la  vie  de  la  sainte  et  son  œuvre , 
sans  craindre  de  parler  des  extases  : 

Tu  grandis,  et  avec  toi  grandissait  ton  œuvre;  tu  en  mesurais 
le  progrès  aux  faveurs  dont  te  comblait  la  main  céleste,  faveurs 
sans  égales  dont  Dieu  orna  joyeusement  le  printemps  de  tes  jours, 
si  humble  et  si  tendre .  Ainsi  a-t-il  gouverné  ton  existence,  que  peu 
à  peu  tu  montas  au-dessus  du  nuage  épais  de  la  vie  mortelle,  les 
pieds  ne  touchaient  plus  la  terre,  ton  corps  se  soulevait  vers  le 
ciel.  Devenu  aérien,  il  portait  ton  âme  vers  les  régions  saintes, 
et  cette  grâce,  extraordinaire  comme  ta  vertu ,  te  tenait  en 
suspens!... 

En  1616,  Cervantes  fit  profession  dans  le  tiers  ordre 
de  Saint-François,  où  il  était  entré  en  1613.  Ces  actes 
et  ces  écrits,  que  leur  date  môme  rassemble,  éclairent 
d'un  jour  nouveau  les  deux  ouvrages  que  Cervantes  ache- 
vait à  cette  époque,  la  Seconde  partie  de  Don  Quichotte 
et  celle  de  Persilès.  Dans  Fun  et  dans  Tautre,  on  trouve 
Taccent  de  la  résia^nation  bienveillante  et  de  la  bonté 


430  CHAPITRE  X. 

universelle,  et  en  mille  endroits  des  vues  morales  et  reli- 
gieuses. 

Un  esprit  y  circule  qui  déjà  n'est  plus  moqueur,  ou 
du  moins  qui  laisse  deviner  plus  d'attendrissement  sous 
la  moquerie.  Assis  au  pied  d'un  arbre,  Sancho  et  don 
Quichotte  devisent  sur  la  destinée  et  sur  les  différences  des 
caractères  humains.  L'homme  au  caban  vert  qu'ils  rencon- 
trent sur  la  route  est  comme  le  symbole  de  ce  sentiment 
nouveau,  plus  calme,  qui  inspire  l'écrivain  ;  ce  voyageur 
modeste,  qui  est  noble  et  spirituel,  a  arrangé  sa  vie  de 
manière  à  être  utile  à  quelques-uns.  Tranquille  pour  lui- 
môme,  aimable  pour  les  siens,  il  chasse  et  il  prie,  il  lit 
un  peu  et  du  meilleur,  il  réconcilie  ses  voisins  quand  ils 
sont  brouillés,  il  aide  les  pauvres  et  se  laisse  vieillir  ainsi . 
Ailleurs,  c'est  un  poëte  qui  récite  une  glose  de  sa  façon, 
mais  la  glose  roule  sur  le  temps  qui  ne  reviendra  pas  et 
sur  le  temps  qui  va  Aenir,  c'est-à-dire  sur  la  vie  future. 
Les  pages  de  ce  genre,  tantôt  éclairées  d'un  sourire,  tantôt 
animées  d'une  joie  vaihante  et  sereine,  sont  quelquefois 
si  discrètes,  qu'on  en  reçoit  l'impression  sans  en  méditer 
le  sens.  Telle  est  l'entrée  de  Sancho  et  de  son  maître  dans 
le  village  de  Toboso,  où  ils  viennent  chercher  le  palais  de 
la  princesse  Dulcinée.  Il  est  minuit  ;  le  village  est  enseveli 
dans  le  repos,  quelques  aboiements  de  chiens  interrom- 
pent seuls  le  silence.  La  lune  à  demi  voilée  jette  une 
clarté  douteuse  sur  les  maisons  pauvres.  Don  Quichotte 
prend  l'église  pour  un  alcazar.  Sancho,  qui  a  promis  de 
de  montrer  le  palais  où  il  a  vu  Dulcinée  criblant  du  blé, 
fait  semblant  de  chercher  de  bon  cœur.  Un  homme  passe 
conduisant  deux  mules  et  une  charrue  ;  il  s'est  levé  avant 
le  jour  pour  aller  au  travail,  et  il  chante  un  vieux  couplet 
national. 


LA   DOCTRINE.  431 

«  — Sauriez-voiis  médire,  mon  ami,  lui  demande  don 
Quichotte,  où  sont  par  ici  les  palais  de  la  sans  pareille 
princesse  dona  Dulcinée  du  Toboso? 

—  Seigneur,  répond  Thomme,  je  ne  suis  pas  du  pays, 
voilà  la  maison  du  curé,  il  saura  vous  le  dire.  »  11  salue 
le  cavalier,  il  fouette  ses  mules,  et  s'en  va. 

Ce  tableau  simple,  sans  commentaires,  fait  ressortir 
doucement,  et  comme  sans  parole',  la  double  folie  du 
maître  et  du  valet,  —  car  ils  n'ont  pas  la  tête  plus  saine 
l'un  que  l'autre  ;  c'est  la  conclusion  véritable  de  Don  Qui- 
chotte. Nous  pouvons  maintenant  en  apprécier  l'inten- 
tion finale;  à  la  date  où  furent  écrites  ces  dernières 
paffes ,  qui  sont  une  œuvre  testamentaire ,  Cervantes 
perdait  de  vue  à  chaque  instant  l'objet  primitif  de  son 
œuvre.  Il  accusait  davantage  de  jour  en  jour  l'antago- 
nisme de  ses  deux  personnages,  et  c'est  ici  qu'il  jugea 
leurs  caractères. 

Don  Quichotte  est  fou  parce  qu'il  a  une  idée  fixe,  qui 
est  de  réaliser  la  vie  romanesque,  de  ressusciter  le  moyen 
âge,  de  redresser  les  torts,  délivrer  des  combats,  de  don- 
ner des  îles,  de  voir  les  vilains  s' incliner  devant  lui  7nore 
turqiiesco  et  les  chevaliers  lui  rendre  les  armes.  Il  fond 
sur  le  monde,  lance  basse,  il  trouble  les  routes  et  les  au- 
berges; il  compromet  les  affligés  qu'il  prétend  secourir, 
et  lui-même,  bâtonné,  lapidé,  foulé  aux  pieds  par  les 
pourceaux,  pendu  à  une  lucarne  par  Maritorne,  est  et 
demeure  le  Chevalier  de  la  Triste-Figure.  Les  auber- 
gistes lui  rappellent  qu'il  faut  payer  son  écot,  le  curé  le 
fait  rougir  d'avoir  délivré  les  galériens,  le  dernier  vilain 
lui  apprend  qu'il  s'est  mis  au  nom  de  la  justice  idéale  en 
guerre  avec  la  loi  sociale,  avec  l'Église,  avec  la  l'aison  et 
avec  le  genre  humain.  Il  réplique,  dans  son  entêtement 


43?.  CHAPITRE   X. 

plein  d'o:',^aeil,  qu'après  l'Age  d'or  il  n'est  rien  de  plus 
beau  que  Tàge  féodal  et  que  la  chevalerie  errante.  Mais  la 
vie  réelle  trompe  et  dément  tous  ses  rêves  ;  la  Sainte-Her- 
mandad  l'arrcle;  Sancho,  qui  est  l'évidence  brutale,  brise 
d'un  mot  ses  théories  d'amour  pur,  son  platonisme  et  ses 
rêves  de  gloire  militaire  : 

(( — J'ai  entendu  dire  qu'on  ne  doit  aimer  que  Dieu  d'un 
amour  désintéressé.  »  Et  ailleurs  :  «  —  Dieu  est  dans  le 
ciel,  qui  voit  les  tricheries  :  il  jugera  entre  nous  qui  fait 
le  plus  de  mal,  de  moi  qui  ne  parle  pas  bien  ou  de  Yotre 
Grâce  qui  n'agit  pas  mieux.  »  Le  gentilhomme  se  sent 
vaincu  de  toute  manière  ;  il  abjure  ses  erreurs.  C'est  un 
sacrifice  qui  lui  coûte  la  vie,  mais  il  le  fait  avec  une  ad- 
mirable simplicité  de  cœur. 

Sancho,  qui  paraît  avoir  en  apanage  le  bon  sens,  est- 
il  plus  raisonnable?  Ses  maximes  sont  puisées  dans  l'ex- 
périence, sa  couardise  est  avisée,  son  appétit  est  de 
bonne  humeur.  Il  semble  être  établi  solidement  dans 
sa  philosophie  et  avoir  la  visière  nette  ;  mais  laissez-lui 
entrevoir  un  bénéfice,  faites  briller  à  ses  yeux  quelques 
ducats,  voilà  tout  son  bon  sens  déconcerté  par  Tintérêt. 
C'est  pour  cela  qu'il  part,  qu'il  abandonne  les  siens, 
qu'il  souffre  et  qu'il  boit  le  baume  de  Fiérabras.  Il 
ajoute  foi  aux  paroles  de  Dorothée,  devenue  princesse  de 
Micomicon;  il  brûle  de  la  marier  avec  don  Quichotte  ;  son 
imagination  les  suit  en  Ethiopie,  où  d'avance  il  marque 
sa  place  à  lui,  sa  principauté,  son  royaume;  il  vend  en 
idée  les  trente  ou  quarante  mille  nègres  qu'il  y  trouvera, 
il  réalise  gravement  sa  fortune;  l'illusion  la  plus  insen- 
sée, les  joies  et  les  doutes  de  l'espérance  ,  les  inquié- 
tudes de  l'ambition  troublent  sa  cervelle  :  bref,  Sancho 
est  fou. 


LA  DOCTRINE.  433 

Une  comédie  profonde  et  charmante  est  son  dialogue 
avec  sa  femme. 

—  Qu'avez- vous  donc,  ami  Sancho,  que  vous  revenez  si 
gai? 

—  Femme,  répond  Sancho,  si  Dieu  le  voulait,  je  serais  bien 
aise  de  ne  pas  être  si  content  que  j'en  ai  l'air, 

—  Tenez,  Sancho,  réplique  Thérèse,  depuis  que  vous  êtes  de- 
venu membre  de  chevalier  errant,  vous  j)arlez  d'une  manière  si 
entortillée  qu'on  ne  peut  plus  vous  entendre. 

—  Je  vous  dis,  femme,  répond  Sancho ,  que  si  je  ne  pensais 
pas  me  voir,  dans  peu  de  temps  d'ici,  gouverneur  d'une  île,  je  me 
laisserais  tomber  mort  sur  la  place. 

—  Oh!  pour  cela,  non.  Mari,  s'écrie  Thérèse,  vive  la  poule, 
même  avec  sa  pépie  ;  vivez,  vous,  et  que  le  diable  emporte  autant 
de  gouvernements  qu'il  y  en  a  dans  le  monde.  La  meilleure  sauce 
du  monde,  c'est  la  faim,  et  comme  celle-là  ne  manque  jamais  aux 
pauvres,  ils  mangent  toujours  avec  plaisir. 

—  En  bonne  foi,  femme,  répond  Sancho,  si  Dieu  m'envoie 
quelque  chose  qui  sente  le  gouvernement,  je  marierai  notre  Marie 
Sancha  si  haut,  si  haut,  qu'on  ne  l'atteindra  pas  à  moins  de  l'ap- 
peler Votre  Seigneurie. 

—  Pour  cela,  non,  Sancho,  répond  Thérèse;  mariez- la  avec 
son  égal,  c'est  le  plus  sage  parti.  Si  vous  la  faites  passer  des 
sabots  aux  escarpins  et  de  la  jaquette  de  laine  au  vertugadin  de 
velours;  si,  d'une  Marica  qu'on  tutoie,  vous  faites  une  dona  Maria 
qu'on  traite  de  Seigneurie,  la  pauvre  enfant  ne  se  retrouvera 
plus,  et,  à  chaque  pas,  elle  fera  mille  sottises  qui  montreront  la 
corde  de  sa  pauvre  et  grossière  condition. 

--  Tais-toi,  sotte,  dit  Sancho,  tout  cela  sera  l'affaire  de  deux 
ou  trois  mois.  Après  cela,  le  bon  ton  et  la  gravité  lui  viendront 
comme  dans  un  moule;  et  sinon,  qu'importe?  Qu'elle  soit  Sei- 
gneurie, et  vienne  que  viendra. 

—  Mesurez-vous,  Sancho,  avec  votre  état,  répond  Thérèse,  et 
ne  cherchez  pas  à  vous  élever  plus  haut  que  vous. 

—  Viens  çà,  bête  maudite,  femme  de  Barabbas,  réplique  San- 
cho; pourquoi  veux-tu  maintenant,  sans  rime  ni  raison,  ni'em- 
pêcher  de  marier  ma  fille  à  qui  me  donnera  des  petits-enfants 
qu'on  appellera  Votre  Seigneurie?  Quoi  que  tu  dises,  Sanchica 
sera  comtesse. 

28 


4?4  CHAPITRE  X. 

Sancho  fait  si  bien  que  peu  à  peu  il  grise  sa  famille. 
Quand  le  duc  le  nomme  gouverneur  de  Tîle  Barataria, 
quand  la  duchesse  envoie  un  page  et  une  lettre  à  la  pauvre 
Thérèse  Panza,  qui  file  sa  quenouille  sur  sa  porte,  en 
corsage  brun,  en  jupon  court,  la  famille  du  vilain  est 
tout  entière  emportée  par  le  même  délire  : 

—  Ah!  bon  Dieu!  s'écrie  Thérèse  quand  elle  entend  la  lettre, 
quelle  bonne  dame!  qu'elle  est  humble  et  sans  façon!  Ah!  c'est 
avec  de  telles  dames  que  je  veux  qu'on  m'enterre,  et  non  avec 
les  femmes  d'hidalgos  qu'on  voit  dans  ce  village,  qui  s'imaginent, 
parce  qu'elles  sont  nobles,  que  le  vent  ne  doit  point  les  toucher, 
et  qui  vont  à  l'église  avec  autant  de  morgue  et  d'orgueil  que  si 
c'étaient  des  reines,  si  bien  qu'elles  se  croiraient  déshonorées  de 
regarder  une  paysanne  en  face.  Monsieur  le  curé,  tâchez  de  sa- 
voir par  ici  quelqu'un  qui  aille  à  Madrid  ou  à  Tolède,  pour  que 
je  me  fasse  acheter  un  vertugadin  rond,  fait  et  parfait,  qui  soit  à 
la  mode,  et  des  meilleurs  qu'il  y  ait.  En  vérité,  en  vérité,  il  faut 
que  je  fasse  honneur  au  gouvernement  de  mon  mari,  en  tout  ce 
qui  me  sera  possible;  et  même,  si  je  me  fâche,  j'irai  tomber  à  la 
cour  et  me  planter  en  carrosse  comme  toutes  les  autres  ! 

Sancho  et  sa  femme  guériront,  comme  don  Quichotte, 
et  ils  n'en  mourront  pas  comme  lui,  parce  qu'ils  tom- 
bent de  moins  haut.  «  Nu  je  suis  né,  nu  je  m'en  re- 
tourne, dit  Sancho;  je  ne  perds  ni  ne  gagne.  »  Mais  il 
reste  vrai  que,  si  don  Quichotte  est  un  homme  d'imagi- 
nation affolé  par  Tidéal,  Sancho  est  un  homme  de  bon 
sens  affolé  par  l'intérêt;  il  y  a  égalité,  de  folie;  chacun 
nourrit  sa  chimère,  chacun  est  éloquent  dans  son  erreur; 
les  deux  aberrations  sont  soutenues  par  une  casuistique 
particulière.  Don  Quichotte  ne  fuit  jamais,  il  se  retire 
quelquefois  :  ce  sont,  dit-il,  des  cowpositions .  A  son 
tour,  Sancho  n'est  pas  poltron ,  mais  il  garde  de  son 
mieux   un   père  à  ses  enfants.  Cervantes  va  plus  loin: 


LA  DOCTRINE.  435 

il  montre  don  Quichotte  forgeant  Taventure  de  la  ca- 
verne de  Montesinos;  le  gentilhomme,  pour  soutenir 
son  idée ,  ment  aussi  bien  que  le  vilain.  Cet  «  assor- 
timent d'extravagances»,  de  faussetés  et  de  misères, 
c'est  rhumanité  même,  partagée  entre  les  folies  des  su- 
blimes et  les  folies  des  positifs.  La  grande  chevauchée 
des  deux  hommes,  c'est  la  vie;  leur  contradiction,  c'est 
notre  nature,  toujours  complexe,  dans  laquelle  la  gran- 
deur est  voisine  du  ridicule  et  le  bon  sens  de  la  plati- 
tude. Qui  a  raison  du  rêveur  ou  de  son  adversaire?  Ni 
l'un  ni  l'autre.  Le  rêve  ne  peut  pas  plus  aller  seul  et  af- 
franchi à  travers  le  monde,  que  l'intérêt  ne  peut  seul  cons- 
tituer la  sagesse.  Leur  antinomie  fait  l'équilibre  de  notre 
espèce  ;  nous  la  montrer,  c'est  le  jeu  des  grands  esprits. 
Le  Misanthrope  de  Molière,  les  Sonnets  de  Shakes- 
peare, les  Pensées  de  Pascal,  sont  le  tableau  de  ce  dua- 
lisme organique.  Qui  l'emportera  jamais,  d'Alceste  ou 
de  Philinte,  de  l'ange  ou  de  la  bête?...  «  OSancho! 
dit  mélancoliquement  don  Quichotte,  je  veille  quand  tu 
dors,  je  pleure  quand  tu  chantes,  je  m'évanouis  d'ina- 
nition quand  tu  digères,  alourdi  et  haletant.  » 

Cervantes  n'a  donc  pas  conclu  en  faveur  de  Sancho, 
malgré  l'opinion  de  la  plupart  des  lecteurs.  Il  n'a  pas 
conclu  davantage  en  faveur  de  don  Quichotte,  malgré 
l'impression  de  beaucoup  d'esprits  délicats  qui  admirent 
uniquement  (comme  l'Espagnol  Fernan  Gaballero)  le 
courage,  l'éloquence,  la  poésie,  la  bonté  du  chevalier 
manchois.  Mais  si  l'on  demande  quelle  folie  Cervantes 
choisirait  pour  son  compte,  il  n'hésite  pas  :  sa  nature, 
son  histoire,  ses  penchants  intimes,  tout  le  rapproche 
de  don  Quichotte.  Gentilhomme  et  soldat,  rêveur  et  re- 
dresseur de  torts ,  il  ne  se  résigne  pas  à  l'insouciance 


4:^6  CHAPITRE  X. 

égoïste  et  vulgaire  du  grand  nombre.  Sancho  a  le  mérite 
négatif  du  bon  sens  qui  réfute  l'enthousiasme,  mais  le 
bon  Sancho  abandonne  ses  amis  quand  ils  sont  malheu- 
reux. —  ('  Que  Basile  fasse  comme  il  voudra,  dit-il.  Pour- 
quoi est-il  pauvre?  »  Sancho  dépouille  le  vaincu.  Si 
demain  il  était  riche,  il  écraserait  les  vilains,  ses  frères, 
et  réduirait  en  esclavage  les  nègres  du  Micomicon.  Don 
Quichotte,  au  contraire,  a  l'extravagance  généreuse  de 
croire  qu'on  doit  secourir,  aimer  et  améliorer  l'espèce 
humaine.  Au  moment  où  Sancho  devient  gouverneur  de 
File  Barataria ,  il  l'appelle  dans  sa  chambre,  l'enferme 
avec  lui  et  lui  dit  gravement  : 

—  Premièrement,  ô  mon  fils,  garde  la  crainte  de  Dieu  ;  car  dans 
cette  crainte  est  la  sagesse,  et,  si  tu  es  sage,  tu  ne  tomberas  jamais 
dans  l'erreur. 

Secondement,  porte  toujours  les  yeux  sur  qui  tu  es,  et  fais 
tous  les  efforts  possibles  pour  te  connaître  toi-même  :  c'est  là  la 
plus  difficile  connaissance  qui  se  puisse  acquérir.  Tu  ne  dois  por- 
ter nulle  envie  à  ceux  qui  ont  pour  ancêtres  des  princes  et  des 
grands  seigneurs;  car  le  sang  s'hérite  et  la  vertu  s'acquiert,  et  la 
vertu  vaut  par  elle  seule  ce  que  le  sang  ne  peut  valoir. 

Ne  te  guide  jamais  par  la  loi  du  bon  plaisir. 

Ne  rends  pas  beaucoup  de  pragmatiques  et  d'ordonnances;  si 
tu  en  fais,  tâche  qu'elles  soient  bonnes,  et  surtout  qu'on  les  ob- 
serve et  qu'on  les  exécute. 

Que  les  larmes  du  pauvre  trouvent  chez  toi  plus  de  compas- 
sion, mais  non  plus  de  justice  que  les  requêtes  du  riche. 

Si  quelque  jolie  femme  vient  te  demander  justice,  détourne 
les  yeux  de  ses  larmes,  et  ne  prête  point  l'oreille  à  ses  gémisse- 
ments; mais  considère  avec  calme  et  lenteur  la  substance  de  ce 
qu'elle  demande,  si  tu  ne  veux  que  ta  raison  se  noie  dans  ses 
larmes  et  que  ta  vertu  soit  étouffée  par  ses  soupirs.  —  Visite  les 
prisons,  les  boucheries,  les  marchés;  la  présence  du  gouverneur 
dans  ces  endroits  est  d'une  haute  importance.  —  Console  les 
prisonniers  qui  attendent  la  prompte  expédition  de  leurs  affaires. 
—  Sois  un  épouvanlail  pour  les  bouchers  et  pour  les  revendeurs, 


LA  DOCTRINE.  437 

afin  qu'ils  donnnent  le  juste  poids.  —  Aie  toujours  le  dessein  et 
fais  un  ferme  propos  de  chercher  le  juste  et  le  vrai  dans  toutes 
les  affaires  qui  se  présenteront  ;  le  ciel  favorise  toujours  les  in- 
tentions droites. 

Celui  qui  donne  ces  conseils  est  Cervantes  lui-même, 
on  le  sent.  Chevalier  errant  du  vrai  et  du  bien,  il  croit 
que  chacun  peut  apporter  sa  part  de  progrès  et  de  noble 
exemple;  et  il  garde  sa  croyance  au  delà  même  de  la  dé- 
ception. Les  seuls  passages  que  je  viens  de  citer  (et  que 
d'autres  il  faudrait  y  joindre!)  sont  un  programme  de 
réforme  dont  chaque  trait  a   son  application  pratique. 

Mais  Cervantes  se  méfiait  des  maximes  et  des  théories 
qui  se  présentent  seules  à  l'attention  distraite  du  monde. 
Il  essaya,  comme  toujours,  de  personnifier  sa  doctrine 
pour  lui  donner  la  vie  et  le  charme.  Il  acheva  son  roman 
de  Persilès.  Le  prince  qui  en  est  le  héros,  chevalier  de 
la  justice  et  du  pardon,  traverse  le  midi  de  l'Europe  en 
répandant  sur  son  passage  l'esprit  de  vérité,  d'indulgence 
et  de  paix.  Il  écarte  de  lui,  sans  colère,  le  mal  et  l'er- 
reur, il  prêche  d'exemple.  Chaste  et  simple,  patient, 
équitable,  étranger  aux  haines  de  peuple  à  peuple,  il 
n'approuve  pas  plus  la  rudesse  de  l'Espagnol  qui  se 
venge  que  la  molle  élégance  de  l'Italien  qui  fait  déroger 
l'art  en  le  mettant  aux  pieds  des  courtisanes.  Cervantes 
fait  passer  à  côté  de  lui  et  sous  ses  yeux  le  mal,  non 
pour  le  maudire,  mais  au  contraire  pour  le  plaindre. 
Le  moyen  de  le  vaincre  est  de-lui  pardonner.  Tous  les 
épisodes  nous  ramènent  à  ce  principe. 

J'en  citerai  un,  pour  donner  quelque  idée  de  ce  roman 
chrétien. 

Un  jour,  Persilès  voyageant  en  Espagne,  sur  In  grande 
route  passe  un  cavalier  qui  a  fair  grave  et  sombre.  En 


438  CHAPITRE  X. 

arrivant  près  de  lui,  le  cavalier  porte  la  main  à  son 
chapeau  pour  le  saluer.  Ce  mouvement  effraye  le  cheval 
qui  s'abat,  et  tous  deux  roulent  par  (erre.  On  vole  à 
leur  secours,  on  relève  le  gentilhomme.  Il  ne  s'était 
fait  aucun  mal,  mais  cet  incident  et  le  trouble  visible 
de  son  esprit  l'empêchent  de  reprendre  sa  route. 

—  Qui  sait?  dit-il.  Le  sort  a  voulu  peut-être  que  je  tom- 
basse pour  me  tirer  de  l'état  dans  lequel  mon  imagination  tient 
mon  âme.  Je  suis,  messieurs,  je  suis  étranger  et  Polonais  de 
nation.  Tout  enfant,  je  sortis  de  mon  pays  et  vins  en  Espagne  : 
c'est  le  rendez-vous  des  étrangers,  la  commune  mère  des  na- 
tions. Je  servis  les  Espagnols,  j'appris  le  castillan,  vous  voyez 
comme  je  le  parle;  puis,  entraîné  par  le  désir  qu'on  a  générale- 
ment de  voir  du  pays,  j'entrai  en  Portugal  pour  visiter  la  grande 
ville  de  Lisbonne.  La  nuit  même  où  j'y  entrai,  il  m'arriva  un 
événement  que  vous  aurez  peine  à  croire;  mais  l'opinion  des 
hommes  importe  moins  que  la  vérité,  dont  le  caractère  est  d'être 
inébranlable  quand  même  elle  n'apparaît  pas  au  dehors  dans  sa 
clarté. 

On  encourage  le  voyageur  à  parler;  il  raconte  que,  la 
première  nuit  de  son  arrivée  à  Lisbonne,  il  fut  heurté 
dans  une  rue  étroite  par  un  homme  qui  passait  violem- 
ment, et  qui  le  jeta  par  terre.  Il  se  releva  furieux,  et 
porta  la  main  à  son  épée.  Le  Portugais  en  fit  autant.  On 
se  battit,  l'offenseur  fut  tué.  «  Il  laissa  son  corps  sur  la 
terre  et  son  âme  alla  Dieu  sait  où.  » 

ÉTpouvanté  de  ce  qu'il  avait  fait,  le  vainqueur  se  mit 
à  fuir,  cherchant  un  asile.  Il  aperçut  une  lumière  et 
une  maison  ouverte;  il  s'y  précipita,  il  pénétra  de  cham- 
bre en  chambre,  jusqu'à  la  maîtresse  de  cette  demeure, 
femme  âgée  qui  était  sur  son  lit  dans  une  demi-obscu- 
rité. 

—  Que  cherchez-vous,  lui  dit-elle. 


LA  DOCTRINE.  439 

—  Sefiora,  j'ai  tué  un  homme;  c'est  moins  par  ma 
faute  que  par  son  orgueil  qu'il  a  eu  le  malheur  de  suc- 
comber. La  justice  me  poursuit. 

La  femme  couchée  indique  au  fugitif  une  cachette 
derrière  son  lit.  A  peine  s'y  est-il  réfugié  qu'un  do- 
mestique entre  :  ((  —  Madame,  notre  maître  est  mort,  et 
l'on  dit  que  le  meurtrier  est  entré  dans  notre  maison.  » 
Sur  les  pas  du  serviteur  la  justice  arrive,  elle  entre 
dans  la  chambre.  Plus  mort  que  vif,  le  meurtrier  écoute 
ce  que  va  répondre  la  mère. 

Elle  répondit,  l'âme  pleine  de  générosité  et  de  pitié  chrétienne  : 
—  Si  cet  homme  est  entré  dans  la  maison,  ce  n'est  pas  du  moins 
dans  cette  chambre,  vous  pouvez  le  chercher  ailleurs.  Plaise  à 
Dieu,  cependant,  que  vous  ne  le  trouviez  pas,  car  une  mort  n'est 
pas  compensée  par  une  autre,  surtout  quand  l'injure  ne  vient 
pas  de  la  méchanceté. 

Les  alguazils  se  retirent.  Alors  la  pauvre  femme, 
s'adressant  au  Polonais,  lui  dit  à  voix  basse  et  en  pleu- 
rant : 

—  Qui  que  tu  sois,  tu  vois  que  tu  m'as  ôté  le  souffle  de  ma 
poitrine,  la  lumière  de  mes  yeux,  la  vie  qui  me  soutenait.  Mais, 
comme  ce  n'est  pas  ta  faute,  je  veux  que  ma  vengeance  soit  pa- 
ralysée par  ma  parole,  et  pour  accomplir  la  promesse  que  je  t'ai 
faite  quand  tu  entras,  de  te  sauver,  tu  vas  faire  ce  que  je  te 
dirai.  Mets  tes  mains  sur  ton  visage,  car  si  je  m'oubliais  jus- 
qu'à ouvrir  les  yeux,  tu  m'obligerais  à  te  connaître;  sors  de  ta 
cacîiette,  suis  une  de  mes  tilles  qui  va  venir;  elle  te  conduira 
dans  la  rue,  et  te  donnera  centécus  d'or  pour  te  faciliter  le  salut. 
On  ne  te  reconnaîtra  pas,  aucun  indice  ne  te  trahit.  Que  ta  res- 
piration se  calme;  le  trouble  d'un  coupable  est  son  accusateur. 
Va-t-en. 

Le  Polonais  se  sauve  ,  non  sans  avoir  remercié  sa  li- 
bératrice. Poursuivi  par  la  crainte,  le  remords  et  la  tris- 


440  CHAPITRE  X. 

tesse,  il  pari  pour  les  Indes  orientales.  Il  y  fait  fortune. 
Quand  il  en  revient,  longtemps  après,  riche  et  libre ,  il 
rentre  en  Espagne. 

Un  jour  il  était  dans  une  auberge  de  Talavéra,  lors- 
que par  hasard  entra  une  jeune  fille  d'environ  seize  ans. 
Ce  fut  une  apparition  charmante  ;  son  léger  corsage,  ses 
longues  tresses  ,  la  coquetterie  simple  de  son  costume , 
sa  jeunesse  et  ses  grands  éclats  de  rire  ,  tout  cela  fit  sur 
l'âme  du  voyageur  le  même  effet,  dit-il,  que  le  prin- 
temps, le  joyeux  mois  de  mai ,  les  fleurs  et  les  parfums 
de  la  saison  nouvelle.  Martin  Banèdre  (c'est  le  nom  du 
voyageur)  fut  tellement  frappé  de  la  grâce  de  Luisa  la 
paysanne,  que  cette  vision  ne  le  quitta  plus.  Il  se  forgea 
l'idée  d'un  bonheur  pastoral  et  parfait.  Il  alla  trouver  le 
père  de  cette  enfant,  lui  montra  ses  trésors  et  demanda 
la  main  de  Luisa. 

Au  bout  de  quelques  jours,  il  épousa  la  Vénus  de  Ta- 
lavéra, et  au  bout  de  quelques  jours  encore  elle  s'enfuit 
avec  un  garçon  du  pays ,  emportant  du  même  coup  l'or 
et  les  bijoux  de  son  mari.  Désespéré,  furieux,  celui-ci 
se  mit  sur  la  trace  des  fugitifs  et  sut  qu'on  venait  de  les 
prendre  et  de  les  incarcérer  à  Madrid. 

—  J'y  vais,  pour  m'adresser  à  la  justice,  dit-il;  j'y  vais  avec  la 
volonté  arrêtée  de  laver  dans  leur  sang  l'outrage  fait  à  mon  hon- 
neur. Je  les  débarrasserai  de  la  vie,  et  je  me  débarrasserai  du 
fardeau  de  cette  honte  qui  pèse  sur  mes  épaules  et  me  tient  at- 
terré. Dieu  soit  loué!  Ils  sont  sûrs  de  leur  mort  et  moi  sûr  de  ma 
vengeance!  Ah  !  que  les  moucherons  ne  viennent  pas  bourdonner 
à  mon  oreille,  je  n'écouterai  ni  les  remontrances  des  moines,  ni 
les  attendrissements  des  personnes  dévotes,  ni  les  promesses  des 
cœurs  repentants,  ni  l'or  des  riches,  ni  les  ordres  ou  les  avis 
des  puissants,  ni  la  légion  des  conciliateurs  qui  s'interposent  en 
pareil  cas!... 


LA   DOCTRINE.  441 

Il  dit  et  saute  légèrement  à  cheval  pour  partir.  Per- 
silès,  lui  touchant  le  hras,  Tarrête  :  «  La  colère  vous 
aveugle.  Vous  allez  rendre  à  jamais  irrémédiable  votre 
malheur  et  le  sien.  »  Il  parle  ,  et  sa  parole  ou  plutôt  sa 
raison  calme  peu  à  peu  la  vengeance  qui  gronde.  Ba- 
nèdre,  à  qui  une  femme  pardonna  le  meurtre  de  son  fds, 
pardonne  à  une  autre  femme  la  honte  qui  vient  d'elle 
seule.  Il  faut  en  ce  monde  laisser  passer  le  mal ,  qui  va 
de  lui-même  à  sa  ruine.  En  effet  Luisa,  qu'on  voit  re- 
paraître dans  le  roman,  tombe  de  chute  en  chute  ,  en- 
traîne avec  elle  ses  amants  et  demande  grâce  un  jour  du 
fond  d'un  cachot.  Cette  dernière  scène  de  la  vie  d'une 
Manon  Lescaut  se  passe  à  Rome ,  où  Cervantes  a  placé 
le  dénoùment  de  son  roman  religieux. 

Il  l'achevait  à  la  veille  de  sa  mort ,  dans  sa  petite  de- 
meure d'Esquivias,  où  il  s  était  retiré  en  161  o.  L'œuvre 
s'achevait  avec  sa  vie  ;  Cervantes  la  signa  comme  un  tes- 
tament. Il  fit  ses  adieux  au  monde  dans  le  prologue,  qui 
est  réellement  un  épilogue  aimable  et  mélancolique.  Il 
y  raconte  sa  rencontre  avec  un  étudiant ,  un  jour  du 
printemps  de  1616,  quand  il  allait  une  dernière  fois  à 
Madrid  pour  consulter  les  médecins.  Je  crois  devoir 
traduire  cette  préface  : 

Or  il  advint,  très-cher  lecteur,  que  venant  un  jour,  avec  deux 
de  mes  amis  du  fameux  bourg  d'Esquivias  (fameux  par  ses  il- 
lustres lignages  et  par  ses  vins  très-illustres),  —  j'entendis  der- 
rière moi  le  trot  pressé  d'un  cavalier  qui  sans  doute  désirait 
nous  rejoindre.  En  effet,  il  nous  cria  bientôt  de  ne  pas  aller  si 
vite.  Nous  l'attendons.  Arrive  alors  sur  son  âne  un  étudiant  qui 
semblait  un  minime,  car  il  était  gris  des  pieds  à  la  tête,  lui,  ses 
guêtres,  ses  souliers  ronds,  son  ëpée,  son  bout  de  fourreau,  son 
col  à  la  wallonne,  qui  brunissait,  et  ses  tresses  de  cheveu?(,deux 
tresses  en  vérité  que  tourmentait  la  wallonne,  car  elle  se  jetait  à 


442  CHAPITRE  X. 

chaque  instant  tout  d'un  côte.  Il  se  donnait  une  peine  extrême 
pour  la  redresser.  —  «Vos  Grâces,  dit-il  en  nous  rejoignant,  vont 
solliciter  quelque  office  ou  quelque  prébende  à  la  cour,  où  se 
trouvent  Son  Énninence  de  Tolède  et  Sa  Majesté,  ni  plus  ni 
moins,  —  à  en  juger  par  votre  marche  rapide;  car  vraiment  j'ai 
un  âne  qui,  pour  la  vitesse,  a  plus  d'une  fois  chanté  victoire.  » 

Ce  à  quoi  un  de  mes  compagnons  répondit  :  «  La  faute  en  est 
au  cheval  du  seigneur  Michel  de  Cervantes,  qui  a  le  pas  assez  al- 
longé. »  A  peine  l'étudiant  eut-il  entendu  ce  nom  de  Cervantes, 
qu'il  descendit  de  sa  monture  ;  son  porte-manteau  tomba  d'un 
côté,  son  coussin  d'un  autre  (car  il  voyageait  avec  tout  cet  atti- 
rail), il  vint  à  moi,  il  me  saisit  la  main  gauche.  «  —  Oui!  s'écria-t-il, 
oui,  c'est  bien  le  manchot  qui  est  si  fort,  le  fameux  et  parfait 
auteur,  le  charmant  écrivain,  enfin  la  joie  des  Muses!  »  Moi,  qui 
entendais  à  l'improviste  chanter  ainsi  mes  louanges,  j'aurais  trouvé 
peu  courtois  de  ne  pas  répondre  à  cet  éloge.  Je  lui  jetai  les  bras 
autour  du  cou  (ce  qui  acheva  le  malheur  de  la  wallonne),  et  je 
lui  dis  : 

"  —  C'est  là  une  erreur  dans  laquelle  tombent  les  ignorants  qui 
m'aiment.  Je  suis  Cervantes,  mais  non  pas  la  joie  des  Muses,  ni 
aucune  des  jolies  choses  qu'a  dites  Votre  Grâce.  Rattrapez  votre 
bête,  montez  dessus  et  faisons  ensemble  la  fin  de  la  route,  en 
causant  de  bonne  amitié.  » 

Ainsi  fit  l'aimable  étudiant;  nous  allâmes,  bride  en  main,  et 
d'un  pas  plus  lent  nous  suivîmes  notre  route.  On  vint  à  parler 
de  ma  maladie.  Le  brave  étudiant  m'ôta  d'un  coup  toute  espé- 
rance en  me  disant  : 

«  —  Votre  mal,  c'est  l'hydropisieion  épuiserait,  sans  la  guérir, 
toute  l'eau  de  l'Océan;  le  seul  remède  est  de  boire  peu.  Que 
Votre  Grâce,  seigneur  Cervantes,  se  règle  sur  le  boire,  et  qu'elle 
n'oublie  pas  de  manger.  Avec  cela,  on  guérit  sans  médecin. 

«  —  C'est  ce  que  me  disent  beaucoup  de  gens,  répondis-je,  mais 
j'aime  à  boire  selon  mon  envie,  et  je  suis  tout  justement  l'homme 
du  monde  le  moins  né  pour  y  renoncer.  Ma  vie  s'achève;  à  tâter 
mon  pouls,  on  voit  qu'il  marque  les  jours  et  que  la  date  ap- 
proche où  il  cessera  de  battre,  et  moi  de  vivre.  L'heure  est  cri- 
tique pour  faire  une  connaissance.  Il  me  reste  peu  de  temps 
pour  vous  montrer  combien  je  suis  sensible  au  dévouement  que 
vous  me  témoignez.  » 

Ce  disant,  nous  arrivâmes  au  pont  de  Tolède,  par  lequel  j'en- 


LA  DOCTRINE.  443 

trai  en  ville.  Lui  il  passait  par  le  pont  de  Ségovie...  Le  reste  de 
mon  liistoire,  c'est  la  renommée  qui  le  dira,.,  mes  amis  ont 
envie  d'en  parler,  et  j'aurais  envie  de  les  entendre...  Bref,  je 
l'embrassai  encore  une  fois;  il  me  renouvela  ses  offres  de  ser- 
vice, piqua  sa  bête  et  me  laissa  aussi  mal  en  point  qu'il  était 
mal  en  selle.  Ma  plume  y  avait  trouvé  une  grande  occasion  de 
plaisanter...  Mais  tous  les  jours  ne  se  ressemblent  pas...  Il  en 
viendra  un  peut-être  où  je  pourrai  renouer  le  fil  qui  se  brise, 
dire  ce  que  je  ne  dis  pas  et  ce  qui  conviendrait  ici...  Adieu, 
grâces  de  l'esprit!  adieu,  ironie!  adieu,  mes  joyeux  amis!. .Je  vais 
me  mourant.  J'emporte  le  désir  de  vous  revoir  heureux  dans 
l'autre  vie!... 

Cervantes  ne  voulut  pas  quitter  la  vie  sans  remercier 
les  hommes  qui  l'avaient  secouru  aux  heures  de  détresse. 
c(  J'offre  ce  que  je  puis,  dit-il  dans  ses  derniers  écrits  ; 
si  je  ne  peux  pas  payer  le  bien  par  le  même  bien,  du 
moins  le  publierai-je.  »  Il  cite  le  comte  de  Lemos,  l'ar- 
chevêque Sandoval  et  Pedro  de  Morales,  l'acteur,  qui 
l'avaient  empêché  de  mourir  de  faim  *  ;  pensée  de  vrai 
gentilhomme  qui  n'oublie  pas  le  service  rendu  et  ne 
veut  pas  s'en  aller  sans  reconnaître  la  courtoisie  des 
bienfaiteurs. 

C'est  le  dernier  trait  de  ce  caractère  castillan.  Le  18 
avril  1616,  on  donna  l'extrême-onction  à  Cervantes;  le 
lendemain  il  écrivit  au  comte  de  Lemos ,  en  lui  dédiant 
Persilès  : 

Ce  vieux  chant,  jadis  si  répété,  qui  commence  ainsi  :  Tai  mis 
le  pied  dans  rétrier,  irait  à  ravir  dans  cette  lettre,  que  je  pourrais 
commencer  dans  les  mêmes  termes  à  peu  près  : 

J'ai  mis  le  pied  dans  l'étrier. 

Escorté  déjà  par  la  mort. 

Et,  grand  seigneur,  je  vous  écris... 

1.   ^  oir  Don  Quichotte^  prologue  et  chap.  nlviu. 


444  CHAPITRE  X. 

On  m'a  donné  hier  l'extréme-onction,  et  je  vous  écris  aujour- 
d'hui cette  lettre.  Le  temps  passe  vite,  les  douleurs  vont  crois- 
sant, respérance  va  diminuant,  et  avec  tout  cela  je  quitte  la  vie 
en  emportant  le  regret  de  n'y  pas  rester  assez  longtemps  pour 
pouvoir  baiser  les  pieds  de  Votre  Excellence.  Tel  est  mon  con- 
tentement de  penser  à  son  heureux  retour  en  Espagne  qu'il  de- 
vrait me  rendre  la  vie.  Mais  s'il  est  écrit  que  je  dois  la  perdre,  la 
volonté  du  ciel  s'accomplisse.  Du  moins  Votre  Excellence  saura 
mon  vœu  ;  elle  saura  quelle  eut  en  moi  un  homme  passionné  pour 
son  service,  qui  voulut,  au  delà  de  la  mort,  témoigner  de  son 
intention. , le  prédis,  en  parlant  du  relourde  Votre  Excellence,  je 
prophétiserai  encore  en  pensant  d'avance,  avec  joie,  qu'elle  sera 
distinguée  et  que  mes  espérances  pour  elle,  fondées  sur  la  réputa- 
tion de  ses  vertus,  vont  se  réaliser...  Que  Dieu,  qui  peut  tout, 
garde  Votre  Excellence! 

De  Madrid,  le  19  avril  IGIG. 

Cervantes  mourut  le  23  avril  ,  la  même  année  que 
Shakespeare.  On  Tenterra  dans  le  couvent  des  moines 
trinitaires,  la  tête  découverte,  comme  membre  du  tiers 
ordre.  Les  moines  ayant  quitté  leur  couvent  en  1633, 
quand  on  chercha  plus  tard  la  tombe  de  Cervantes,  on 
ne  la  trouva  pas. 


CONCLUSION 

Cette  fin  obscure  a  l'ait  dire  souvent  qu'il  est  mort 
vaincu.  Gardons-nous  de  le  plaindre  pourtant;  il  a  ob- 
tenu la  victoire  sur  le  champ  de  bataille  qui  était  le 
sien,  et  il  le  savait.  «  Je  suis,  dit-il,  à  la  dernière  page 


CONCLUSION.  445 

de  Don  Quichotte^  je  suis  satisfait  et  fier  d'être  le  pre- 
mier qui  ait  entièrement  recueilli  de  ses  écrits  le  fruit 
qu'il  en  attendait  :  car  mon  désir  n'a  pas  été  autre  que 
de  livrer  à  l'exécration  des  hommes  les  fausses  et  extra- 
vagantes histoires,  lesquelles,  frappées  à  mort  par  celles 
de  mon  véritable  don  Quichotte,  ne  vont  plus  qu'en 
trébuchant  et  tomberont  tout  à  fait  sans  aucun  doute. 
—  Vale.  » 

C'est  la  fierté  du  génie.  Cervantes  chante  plusieurs  fois 
son  propre  triomphe.  —  «Point  d'hypocrisie,  dit-il; 
pour  qui  a  bien  fait,  l'éloge  est  un  droit.  » 

Jamas  me  contenté  ni  satisfice 

De  hipôcritas  melindres.  Llanamente 

Quise  alabanzas  de  lo  que  bien  hice.... 

En  effet ,  Don  Quichotte  paru ,  la  chevalerie  était 
morte  et  Cervantes  immortel.  L'influence  de  son  mer- 
veilleux esprit  se  répandit  sur  l'Europe  avec  la  rapidité 
de  la  lumière.  Dès  1608  on  le  traduisait  à  Paris  et  toute 
la  France  l'adoptait.  «  Le  25  février  1615,  dit  Marquez 
Torrez ,  écuyer  et  maître  des  pages  de  Bernard  de  San- 
doval,  nous  étions  allés  avec  le  cardinal-archevêque  de 
Tolède ,  mon  seigneur,  rendre  visite  à  l'ambassadeur  de 
France.  Beaucoup  de  gentilshommes  français  nous  abor- 
dèrent, moi  et  les  autres  chapelains,  pour  savoir  quels 
étaient  nos  ouvrages  d'esprit  les  meilleurs.  Je  dis  que  je 
m'occupais  alors  d'en  examiner  un;  à  peine  eurent-ils 
entendu  le  nom  de  Michel  de  Cervantes,  qu'ils  se  mirent  à 
en  parler  avec  abondance,  vantant  beaucoup  l'estime 
qu'on  faisait  de  ses  œuvres  en  France  et  dans  les 
royaumes  voisins.  Ils  citaient  la  Galatée^  qu'un  d'eux 
savait  presque  par  cœur,  la  première  partie  de  Don 


446  CONCLUSION. 

Quichotte  et  les  Nouvelles.  Leurs  éloges  étaienl  si  vifs 
que  ^e  leur  offris  de  les  conduire  chez  l'auteur,  pour 
qu'ils  le  vissent,  et  ils  en  marquèrent  le  désir  avec  mille 
démonstrations.  On  me  demanda  son  âge,  sa  profession, 
tout,  qualité  et  quantité!  Je  me  trouvai  obligé  de  dire 
qu'il  était  vieux,  soldat ,  hidalgo  et  pauvre.  A  quoi  l'un 
d'eux  répondit  textuellement  :  —  «  Gomment  !  un  tel 
homme!  l'Espagne  ne  lui  donne  pas  une  fortune  et  ne 
le  nourrit  pas  aux  frais  du  trésor  public!  »  Un  autre  dit 
avec  beaucoup  de  finesse  :  «  Si  c'est  la  nécessité  qui 
l'oblige  d'écrire  ,  plaise  à  Dieu  c|u'il  ne  soit  jamais  dans 
l'abondance  !  Les  œuvres  du  pauvre  enrichiront  le 
monde.  » 

Le  public  a  de  ces  naïvetés  cruelles.  Quoi  qu'il  en  soit, 
rinfluence  de  Cervantes  est  dès  lors  immédiate  et  im- 
mense. De  toiis  les  écrivains  de  génie,  c'est  le  plus  à  la 
portée  de  tous.  Il  pénètre  par  l'imitation  dans  le  théâtre 
anglais  *  ;  il  inspire  chez  nousLarivey,  Hardy,  Rotrou,  et, 
ce  qui  est  plus  important,  Molière  et  Boileau.  Je  pour- 
rais ici  rappeler  bien  des  analogies  entre  Cervantes  et 
Boileau,  qui  aimait  «Rossinante,  la  fleur  des  coursiers 
d'Ibérie  »  ;  plus  d'un  trait  de  Sganarelle,  de 'madame  Jour- 
dain, de  Mascarille  fait  retour  à  Cervantes.  Les  bergers 
de  Florian,  la  Rosine  de  Beaumarchais,  la  Esmeralda 
de  Victor  Hugo  prolongent  jusqu'à  nous  l'action  de  ce 
grand  esprit.  Qu'il  suffise  de  la  signaler  et  de  revendi- 
quer pour  Cervantes,  génie  précurseur,  la  place  qui  lui 
est  due  dans  la  littérature  moderne,  qu'il  inaugura. 

S'il  a  souffert,  si  le  malheur  n'a  jamais  lâché  prise 
sur  lui,   si   rien   n'a  jamais   profité   à  sa  vie  même, 

1 .   Voir  Contemporains  de  Shakespeare,  par  M.  Alfred  Mézières. 


CONCLUSION.  447 

son  génie  a  profit*»  de  tout.  Nous  venons  de  racon- 
ter les  débuts,  les  progrès  et  la  fin  de  son  œuvre; 
quand  il  passa  de  l'action  militaire  à  l'action  intellec- 
tuelle, rironie  fut  chez  lui  le  revers  de  l'enthousiasme . 
C'est  parce  qu'il  aimait  le  beau  et  le  vrai  avec  passion 
qu'il  eut  si  éloquente  l'horreur  du  laid  et  du  faux.  On  ne 
l'écouta  pas  quand  il  parla  sérieusement  :  il  dit  alors  ce 
qu'il  pensait  avec  tant  de  feu,  de  verve  et  de  gaieté 
qu'on  ne  se  lassa  plus  de  l'entendre.  Ne  faisons  de  lui  ni 
un  bouffon,  ni  un  apôtre  :  le  génie  n'a  pas  de  ces  rôles. 
Sa  plume  fut  joyeuse,  son  âme  fut  souvent  triste.  — 
((  Pourquoi,  lui  dit  Avellaneda,  vous  voit-on  inquiet, 
sombre  et  préoccupé,  tan  absorto  y  elevado  en  no  se 
que  imaginacion?  Vous  ne  répondez  pas  à  propos. 
Quelque  grave  pensée  vous  serre  le  cœur,  algun  grave 
cuidado  le  oflige  y  aprieta  el  animo.  »  L'ennemi  qui 
parlait  ainsi  rencontrait  juste  :  Cervantes  portait  avec 
lui  une  préoccupation.  Tl  ne  pensait  pas  à  lui-môme  ; 
l'idée  ne  lui  vint  jamais  d'ériger  ses  malheurs  privés 
en  malheurs  publics.  Il  n'essaya  pas  de  cacher  le  mé- 
content sous  le  stoïcien,  ou  de  faire  parler  les  mécomptes 
de  l'orgueil  sous  l'éloquence  des  malédictions.  Le  jour 
où  il  crut  s'apercevoir  que  la  satire  tentait  sa  main,  il 
rejeta  cette  arme  empoisonnée  qui  blesse  celui  qui  la 
manie.  Non  !  Cervantes  pensait  à  son  pays,  à  la  décadence 
de  l'Espagne  et  au  devoir  de  l'écrivain.  Selon  lui,  la 
tâche  intellectuelle  de  ceux  qui  ont  le  don  de  penser 
et  d'écrire  est  de  débrouiller  les  idées  fausses  :  il  prit 
cette  belle  part,  il  étudia  le  travail  cérébral  des  hommes 
de  son  temps,  il  observa  ce  qu'il  y  a  de  plus  vague,  de 
plus  insaisissable  et  de  plus  humain ,  le  sentimentalisme 
de  son  temps  et  la  vision  d'honneur  d'une  aristocratie 


448  CONCLUSION. 

aussi  grande  que  folle.  Il  établit  que  toutes  les  chimères 
de  1 600  étaient  venues  du  moyen  âge,  compliquées  par 
la  renaissance  et  élaborées  par  le  bel  esprit  contemporain. 
Le  passé  était  grand,  aux  yeux  de  ce  gentilhomme;  la 
vieille  Espagne  lui  inspirait  une  respectueuse  admira- 
lion  qui  éclate  souvent  dans  son  œuvre.  Mais  le  présent, 
voulant  imiter  le  passé,  en  donnait  la  caricature.  Dans 
la  foi,  dans  les  lettres,  dans  les  armes,  Cervantes  trou- 
vait une  parodie  ridicule  des  siècles  écoulés.  Le  temps 
des  croisades  n'était  plus;  les  chevaHers  castillans  de- 
venaient des  anachronismes  vivants;  les  bibliothèques 
faites  de  vieux  romans  bretons  rejetaient  Tesprit  pu- 
blic quatre  cents  ans  en  arrière.  Cervantes  éprouvait  un 
mépris  indigné  pour  la  foule  des  écrivains  matamores 
et  galants  qui  entretenaient  cette  confusion.  Leur  épée 
est  vierge,  s'écriait-il;  et  leur  langue  prostituée  : 

. .  .Virgen  porla  espada 
Y  adultéra  de  lengua!... 

Les  universités  qui  composaient  des  encyclopédies, 
des  commentaires  et  des  suites  à  Polydore  Virgile  ne 
lui  inspiraient  pas  plus  d'estime. 

Il  dévoila  hardiment  ce  pandaemonium  des  idées  ;  il 
dénonça  la  confusion  de  la  légende  et  de  l'histoire,  de 
la  foi  et  du  mysticisme,  des  vrais  héros  et  des  héros 
de  romans,  de  l'honneur  et  de  la  chevalerie.  Il  sépara 
ce  qu'on  réunissait  :  d'une  autre  part,  il  réunit  ce  qu'on 
séparait;  la  liberté  de  l'esprit  ne  lui  parut  pas  incom- 
patible avec  la  vraie  science,  ni  la  liberté  de  conscience 
avec  la  religion,  ni  l'art  avec  la  philosophie,  ni  la  raison 
avec  la  gaieté.  Cette  indépendance  de  son  esprit  et  l'objet 
même  de  son  travaille  placent  à  côté  des  réformateurs  de 


CONCLUSION.  440 

l'Espagne,  qui  ont  voulu  sauver  de  la  décadence  ce  noble, 
et  beau  pays.  La  majorité  des  écrivains  du  temps  flat- 
tait la  nation  espagnole  aux  dépens  des  nations  étran- 
gères. Cervantes  ne  flatta  jamais  personne  ;  il  le  dit  avec 


orgueil 


Tuve,  tengo  y  tendre  los  pensamientos 
De  toda  adulacion  libres  y  exentos. 

Ce  fut  là  cette  «  imprudence  »  dont  il  s'accuse  et  qui 
a  donné  lieu  à  tant  de  commentaires.  Il  s'attaqua  à  des 
convictions  publiques,  il  montra  à  la  Gastille  le  défaut 
de  sa  cuirasse,  et,  au  lieu  de  maudire  l'Europe,  il  com- 
battit cet  esprit  d'exclusion  qui  après  avoir  préservé 
l'Espagne  de  l'invasion  musulmane  au  neuvième  siècle, 
l'isola  de  la  vie  politique  européenne  au  dix-septième. 

On  lui  a  reprocbé  son  défaut  de  patriotisme.  «  C'est 
nous  qu'il  frappe,  s'écrie  au  milieu  du  dix-huitième 
siècle  un  écrivain  anonyme;  le  poison  est  caché  parmi 
les  fleurs  de  son  œuvre  ;  l'Espagne  applaudit  son  bour- 
reau, et  l'Europe  sait  bien  pourquoi  elle  aime  ce  livre 
fait  en  haine  de  l'Espagne'.  »  Il  est  très-vrai  que  Cer- 
vantes a  présenté  le  miroir  à  son  pays,  comme  Molière 
et  Aristophane  ont  fait  chez  eux.  Si  dire  la  vérité  est 
un  crime  de  haute  trahison,  il  est  criminel.  «  Il  faut  la 
dire,  écrivait-il  quelque  part,  si  fine  que  soit  la  vérité 
elle  ne  casse  jamais  ;  elle  surnage  toujours,  commel'huile 
sur  l'eau.  »  Le  patriotisme  de  Cervantes  est  un  patrio- 
tisme désespéré  :  il  a  jugé  ce  qu'il  aimait.  Qu'on  lise 
toute  son  œuvre,  on  verra  qu'il  adore  ce  qu'il  fustige, 
qu'il  a  vécu  des  illusions  qu'il  raille  et  que  la  contradic- 

1.  Voir  ce  passage  aux  Notes. 

29 


4F)  0  CONCLUSION. 

lion  chez  lui  est  delà  honiiefoi  comme  la  sévérité  est  de 
l'amour.  Pour  l'Espagne  il  a  rêvé  :  — une  politique  intel- 
ligente qui  la  ferait  Talliée  du  Nord  et  la  reine  du  Midi, 
—  une  société  fortement  organisée,  active  et  unie  qui 
mettrait  fin  au  schisme  des  provinces  et  à  la  licence  de  la 
hampa,  des  gitanes,  des  bravos,  — une  littérature  enfin 
salubre  et  virile  :  «  j'oserai  dire,  écrit-il,  dans  le  pro- 
logue de  ses  Nouvelles^  que  si  je  pouvais,  par  un  moyen 
quelconque,  deviner  que  la  lecture  de  ces  Nouvelles  pût 
suggérer  à  celui  qui  les  lira  quelque  désir  coupable  ou 
quelque  mauvaise  pensée,  je  me  couperais  la  main  qui 
les  écrivit,  plutôt  que  de  les  livrer  au  public.  )^ 

Il  comprit,  avec  une  sagacité  éclairée  par  le  dévoue- 
ment, que  la  destinée  de  l'Espagne  dépendrait  des 
idées  qui  la  dirigeraient  et  que  si  elle  n'en  modifiait  pas 
les  tendances  générales,  elle  s'exposait  à  perdre  son 
ascendant.  Ce  fut  donc  aux  idées,  aux  sentiments,  au 
tempérament  national  qu'il  s'attaqua  :  et  quiconque  re- 
dresse une  erreur,  quiconque  enseigne  une  vérité,  lui 
semble  un  bienfaiteur.  Dans  le  Dialogue  des  Chiens^ 
lui  qui  est  si  impitoyable  pour  la  société  entière,  il 
s'adoucit  en  voyant  une  classe  de  collège  et  il  salue  avec 
une  gravité  inattendue  l'humble  professeur  qui  élève  les 
esprits.  L'éducation  publique  lui  paraît  le  moyen  sacré 
d'agir  sur  un  peuple.  Si  on  Técoutait,  on  substituerait 
l'enseignement  du  vrai  à  l'exemple  du  luxe  et  de  l'or- 
gueil. Il  voudrait  avoir  disloqué ,  dit-il,  le  chevalier 
traditionnel,  qui  représente  l'imagination  même  du  sei- 
zième siècle,  et  le  mot  deslocado^  qu'il  emploie,  signi- 
fie en  même  temps  dans  sa  langue  souple  et  capricieuse 
ramené  à  la  raison  (de  loco  ^  fou).  Il  va  chercher  le 
curé  du  village  pour  jeter  de  l'eau  bénite  sur  les  livres 


CONCLUSION.  4nl 

de  chevalerie.  —  «  Voilà  les  vrais  excommuniés  et  les 
hérétiques.  Voilà  quel  auto-da-fé  nous  devons  faire  !  » 
Le  curé,  la  gouvernante  et  la  nièce  entonnent  le  psaume 
qui  chasse  les  démons  {ensalmo).  L'œuvre  de  Cer- 
vantes est  un  exorcisme. 

Il  y  mêle  une  prophétie,  on  Ta  vu;  il  annonce  une 
révolution  sociale  qu'il  entrevoit  à  l'horizon.  «  Ce  c{ui 
m^afflige,  dit-il,  c'est  de  toucher  à  ma  fin;  je  ne  verrai 
pas  cela...  D'ailleurs  ce  changement  ne  ressemble  pas 
aux  Métamorphoses  ^'OVi^Q^  m  à  celui  dont  parle  Apu- 
lée dans  VAne  d'or^  et  qu'on  obtient  en  mangeant  sim- 
plement une  rose.  Il  faut,  pour  cette  révolution,  une 
main  puissante  »  et  l'aide  de  Dieu. 

Cervantes  mourut  dans  cette  persuasion,  non  comme 
un  prophète,  mais  comme  une  intelligence  convaincue 
et  pénétrante.  —  «  No  quiero  llamanàs  profecias^  siii 
adivinanzas .  Je  ne  prophétise  pas,  disait-il,  je  de- 
vine. »  Et,  regardant  la  devise  de  son  libraire,  Jean  de 
la  Cuesta,  qui  était  :  Post  tenebras  spero  lucem^  il  di- 
sait à  ses  amis  :  Après  les  ténèbres,  j'attends  la  lumière! 


FIN. 


NOTES 


Durant  tout  le  dix-septième  siècle,  les  œuvres  de  Cer- 
vantes se  répandirent  dans  la  littérature  de  l'Europe, 
qu'elles  pénétrèrent  sans  que  l'on  songeât  à  l'auteur. 

En  1738,  à  Londres,  le  haron  de  Carteret  et  deux  femmes 
prirent  sous  leur  patronage  la  réputation  de  Cervantes.  Car- 
teret faisait  imprimer  pour  la  reine  d'Angleterre  une  col- 
lection de  romans;  il  y  comprit  Don  Quichotte^  qu'il  dédia 
à  la  comtesse  de  Montijo.  C'est  alors  qu'on  pria  don  Gre- 
gorio  Mayans  y  Siscar  d'écrire  une  biographie  de  Cervantes. 
A  partir  de  ce  moment,  les  biographies  se  succèdent  :  Sar- 
miento,  Blas  de  Navarre,  Vicente  de  los  Rios,  Pellicer, 
Navarrete,  discutent,  refont,  éclairent  de  plus  en  plus 
l'histoire  de  Cervantes.  Quand  M,  Louis  Yiardot,  en  France 
(1836),  et  Thomas  Roscoe,  en  Angleterre  (1839],  publient 
leurs  travaux,  un  siècle  de  recherches  a  tiré  de  l'ombre  un 
homme  dont  l'ouvrage  était  européen  et  la  vie  ignorée. 

Au  dix-neuvième  siècle  enfin,  il  prend  parmi  les  hommes 
de  génie  le  rang  qui  lui  est  dû.  Chaque  point  de  son  his- 
toire est  examiné,  et  l'examen  de  son  œuvre,  comme  l'étude 
de  sa  vie,  révèle  la  grandeur  véritable  de  sa  pensée  ou  de 


454  NOTES. 

ses  actes.  En  Espagne,  des  esprits  d'élite,  comme  M.  Fernan- 
dcz  Guerra  y  Orbe,  dont  la  science  est  universelle  ;  M.  Ilart  - 
zembuscli,  qui  comprend  les  poètes  et  les  conteurs  en 
conteur  et  en  poëte;  M.  de  la  Barrera,  investigateur  litté- 
raire qui  a  la  passion  du  vrai,  éclairent  de  jour  en  jour  une 
biographie  qui  touche  par  tous  les  côtés  à  l'histoire  de 
l'Espagne  au  seizième  siècle.  Hier  encore,  don  José  Maria 
Asensio  y  Toledo  publiait  ses  Nuevos  Documentos  ^  et  don 
Juan  Yalera  lisait  à  l'Académie  de  Madrid  son  discours 
sur  l'interprétation  de  Von  Quichotte.  En  Angleterre,  M.  de 
Benjumea  annonce  des  découvertes  nouvelles.  En  France, 
les  traductions  de  Don  Quichotte  par  M.  Viardot  et  M.  Da- 
mas Hinard,  du  Voyage  au  Parnasse^  par  M.  Guardia,  du 
Théâtre^  par  M.  Alphonse  Royer;  les  travaux  très-délicats 
et  très-originaux  de  M.  Antoine  de  Latour,  ont  mis  le  pu- 
blic à  même  de  juger  Cervantes  plus  largement. 

A  l'occasion  du  Don  Quichotte  illustré  de  Gustave  Doré, 
M.  Sainte-Beuve,  dont  la  critique  est  si  pénétrante,  a  donné 
son  jugement;  M.  Théophile  Gautier  a  mis  en  relief  le  sens 
pittoresque  de  don  Quichotte.  M.  Edmond  About,  de  sa  plume 
vive,  a  rajeuni  Cervantes.  Enfin,  quand  le  ministre  de  l'in- 
struction publique,  M.  Duruy,  institua  les  conférences  lit- 
téraires et  scientifiques,  trois  fois  on  choisit  Cervantes  pour 
sujet  d'entretien,  et  l'auteur  de  ce  livre,  après  avoir,  en  1862, 
consacré  une  année  de  cours  à  x^ette  étude,  put  voir, 
en  1865,  à  la  Sorbonne,  un  auditoire  très-nombreux  écou- 
ter avec  sympathie  la  simple  et  belle  histoire  de  Cervantes. 

On  voit,  par  ce  rapide  aperçu,  qu'une  biographie  des 
œuvres  de  Cervantes  ou  des  travaux  de  ses  critiques  exige- 
rait un  volume  nouveau.  Je  dois  me  borner  à  donner  ici  des 
indications  générales. 

La  meilleure,  la  plus  belle  et  la  plus  récente  édition  est 


NOTES.  '  455 

la  suivante  :  Obras  complétas  de  Cervantes,  dedicadas  à 
S.  A.  R.  el  Sermo  Infante,  don  Sébastian  Gabriel  de  Bor- 
bon  y  Braganza.  —  Madrid^  imprenta  de  don  Manuel  Bi- 
vadeneyra^  1863.  12  vol.  iii-8°. 

L'éditeur  a  fait  imprimer  à  Argamasilla  de  Alba,  dans  la 
maison  même  où  Cervantes  fut  emprisonné,  les  volumes 
qui  contiennent  Don  Quichotte.  Il  avait  publié,  dans  les 
mêmes  conditions,  l'exemplaire  diamant  annoté  par  don  Eu- 
genio  Hartzembusch. 

La  Biblioteca  espanola  de  M.  Gallardo,  catalogue  pré- 
cieux enrichi  et  presque  doublé  par  les  soins  de  MM.  Zarco 
del  Vaile  et  Sancho  Rayon,  contient  un  travail  très-impor- 
tant de  M.  Guerra  sur  des  pièces  attribuées  à  Cervantes.  Sur 
son  théâtre,  il  faut  consulter  le  catalogue  dramatique  de 
M.  de  La  Barrera. 

La  lecture  de  ces  divers  documents  guidera  quiconque 
voudrait  donner  une  édition  de  Cervantes.  On  y  trouvera 
les  pièces  que  j'ai  dû  omettre,  parce  que  je  n'admettais  ici 
que  les  ouvrages  incontestables. 

Sur  la  vie  de  Cervantes,  nous  possédons  désormais,  mal- 
gré des  lacunes  graves,  plusieurs  témoignages  positifs,  aussi 
importants  que  sûrs  :  P Enquête  d'Afrique  (1578),  et  PFn- 
quête  d'Espagne  (1580),  qu'on  trouvera  dans  Navarrete;  — 
V Histoire  d'Alger,  par  Haîdo;  —  la  Lettre  à  Mateo  Vasquez 
(1577-1578),  découverte  par  don  Tomass  Munoz  y  Romero 
dans  la  bibliothèque  du  comte  d'Altamira. 

L'œuvre  littéraire  de  Cervantes  présente  beaucoup  plus 
de  difficultés.  Au  seizième  siècle ,  les  ouvrages  s'impri- 
maient longtemps  après  avoir  été  écrits.  Le  livre  d'Hœdo, 
commencé  en  1580,  est  taxé,  en  1604,  approuvé  en  1608 
et  1610,  publié  en  1612.  Le  Don  Quichotte  publié  en  1604 
fut  écrit  en  prison;  or  les  prisons  de  Cervantes  datent  de 


456  ■  NOTES. 

-1598.  Il  en  est  de  môme  du  théâtre  et  des  nouvelles; 
leurs  dates  de  publication  ne  correspondent  pas  aux  dates 
d'origine. 

J'ai  entrepris  dans  ce  livre  de  classer  les  nouvelles,  les 
pièces  et  les  poésies  de  Cervantes^  les  découvertes  ulté- 
rieures diront  où  je  me  suis  trompé.  Il  est  impossible  d'in- 
sérer ici  toutes  les  notes  que  j'ai  rassemblées  avant  d'écrire  ; 
sur  quelques  points  seulement  je  dois  des  explications. 

J'ai  rejeté  le  Buscapie  parce  que  cet  écrit  du  dix-huitième 
siècle  est  à  la  fois  anonyme,  apocryphe  et  absurde.  On  le 
suppose  écrit  par  Cervantes,  parce  que  son  Don  Quichotte 
n'avait  pas  réussi.  Or  Don  Quichotte  a  réussi  du  premier 
coup  en  Espagne  et  en  France,  où  d'ailleurs  on  traduisait 
Cervantes  de  son  vivant. 

Pour  les  traducteurs,  je  me  suis  montré  sévère;  je  ne 
parle  point  de  ceux  d'aujourd'hui ,  de  M.  Viardot ,  de 
M.  Damas  Hinard,  de  M.  Gruardia,  de  M.  de  La  Tour,  mais 
de  ceux  du  dix-huitième  siècle.  Florian  seul,  malgré  son 
infidélité,  n'a  pas  faussé  l'esprit  de  Cervantes. 

Enfin  j'ai  signalé  en  Espagne  des  détracteurs  de  Cervantes. 
Il  y  en  eut  toujours,  il  y  en  a  encore,  comme  l'a  remarqué 
M.  de  La  Tour.  Quelques  patriotes,  qui  n'aiment  pas  la 
vérité,  et  quelques  érudits  qui  savent  plus  qu'ils  ne  sentent, 
ont  gardé  une  haine  sourde  pour  Cervantes,  malgré  son  vif 
amour  pour  sa  patrie.  Quand  Blas  de  Navarre  publia, 
en  1749,  le  Théâtre  de  Cervantes,  un  anonyme  écrivit  en 
vers  une  diatribe  où  éclate  l'hostilité  dont  je  parle  : 

El  fuertc  fuë  de  Cervantes 
Aquel  andantc  designio, 
En  que  diô  golpes  tan  fucrles, 
Que  â  todos  nos  dejô  heridos; 


NOTES.  45' 


Y  su  veneno,  entre  flores 
Ingeniosas  escondido, 
Fueron  fragancia  y  belleza 
Disfraces  de  lo  nocivo. 

Ap!audi6  Espana  la  ol)ra, 
No  advirtiendo,  inadvertidos, 
Que  era  del  honor  de  Espana, 
Su  autor,  verdugo  y  cuchillo, 

Contando  alli  vilipendios, 
De  la  nacion  repetidos, 
De  ridiculo  marcando 
De  Espana  el  valor  temido. 

Como  si  faera  un  laurel 
Para  el  espanol  dominio, 
Se  idolâtré  la  coroza 
Y  se  adoré  el  sambenito. 

Viendo  â  la  sincera  Espana, 
Los  extranjeros  ministres, 
Tan  contenta  en  el  cadalso, 
Tan  gustosa  en  el  suplicio  ; 

El  volùmen  remitiendo 
A  los  reinos  convecinos, 
Hicieron  de  Espana  hurla 
Sus  amigos  y  enemigos. 

Y  esta  es  la  causa  por  que 
Fueron  tan  bien  recibidos 
Estes  libros  en  la  Europa, 
Reimpresos  y  traducidos. 


458  NOTES. 

Y  en  laminas  dibujados, 

Y  en  los  lapices  tejidos, 
En  estaluas  abultados 

Y  en  las  piedras  esculpidos. 

Nos  los  vuelven  û  la  cara, 
Como  diciendo  :  «  i  Bobillos  1 
«  Miraos  en  ese  espejo; 
«  Eso  sois  y  eso  habeis  sido.  » 


FIN    DES   NOTES. 


TABLE  DES  CHAPITRES 


DÉDICACE , 


r 


CHAPITRE  I 

L'Œuvre  et  la  vie \ 

CHAPITRE  II 

L'Adolescence 19 

CHAPITRE  III 

Les  Campagnes  (Lépante  et  Navarin,  1571-1573) 45 

La  Goulette  (1573-1574) 65 

CHAPITRE  l\ 

La  Captivité 73 

CHAPITRE  V 

Croisades  de  plumes  contre  I'Islamisme 121 

La  vie  d'Alger 151 

Les  Bagnes  d'Alger 1 05 

La   femme  musulmane.  —  Zara  et  Zoraide ISO 

Zoraide.  —  Le  Captif 1 93 

La  Grande  Sultane 106 


TABLE   DES  CHAPITRES  400 

CHAPITRE  YI 

Vie  nomade  de  Cervantes  (1580-1598) 20o 

Débuis  littéraires. —  Galatée.  —  Niimance.—  L'Amant 

généreux.  —  Le  Brillant  Espagnol '214 

Couvres  chevaleresques. —  La  maison  de  la  jalousie. 

Le  Labyrmthe  d'amour,  —  Persilès  et  Sigismonde.  230 

Contes  d'amour  italiens 238 

Le  mariage.  —  Nouvelles  et  intermèdes. .    243 

L'Espagne  picaresque 2o4 

CHAPITRE  YII 

La  Critique.  —  Don  Quichotte 287 

Avellaneda 310 

Le  sens  de  don  Quichotte 334 

CHAPITRE  Vni 

Questions  d'art.  —  L  Le  théâtre 340 

Questions  d'art.  —  IL  Le  poëlc. 303 

Questions  d'art.  —  IIL  L'esprit  de  décadence  littéraire.  374 

CHAPITRE  IX 

L'Espagne  sociale 388 

CHAPITRE  X 

La  doctrine 422 

Conclusion 444 

Table  des  chapitres , ,  545 

fin  de  la  table  des  chapitres. 


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Les  Possédées  de  Morzine.  Broch.  iii-8 1   Ir. 

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Souvenirs  contemporains  d'Histoire  et  de  Littérature.  Première  partie  :  M.  de 

Naruo.nne,  etc.  7"  édit.  1  vol.  in-8 7  fr. 

Souvenirs  contemporains  d'Histoire  et  de  Littérature.  Deuxième  partie  :  Les 

CENT-Jouiis.  1  vol.  in-8.  Nouv.  édit 7  fr. 

La  République  de  Cicéron,  traduite  avec  une  introduction  et  des  suppléments 

historiques.  1  vol.  ia-8 6  fr. 

Choix  d'Études  son  la  littérature  contemporaine  :  Rapports  académiques,  Études 

sur  Chateaubriand,  A.  de  Broglie,  Nellement,  elc.i  vo\.  in-S 6  fr. 

Cours  de  Littérature  française,  comprenant  :  Le  Tableau  de  la  Littérature  au 

XVIll'  siècle  et  le  Tableau  de  la  Littérature  au  moyen  âge.  Nouv.  édit.  6  vol. 

in-8 56  fr. 

—  Tableau  de  la  Littérature  au  xviii'  siècle.  4  vol.  in-8 24  fr. 

—  Tableau  de  la  Littérature  au  moyen  âge.  2  vol.  in-8 12  fr. 

Tableau  de  l'éloquence  chrétienne  au  iV  siècle,  etc.  Nouv.  édit.  1   fort  vol. 

in-8 6  fr. 

Discours  et  mélanges  littéraires  :  Éloges  de  Montaigne  et  de  Montesquieu.  — 
Sur  Fénelon  et  sur  Pascal.  —  Rapports  et  discours  académiques.  Nouv.  édit. 
1  vol.  in-8 6  fr. 

Études  de  Littérature   ancienne  et  étrangère  :    Études   sur    Hérodote,    Lu 
crèce,  Lucain,  Cicéron,  Tibère  et  Plularque.  —  De  la  corruption  des  lettres  ro- 
maines. —  Essai  sur  les  romans  grecs.  —  Shakspeare;  Millon;  Byron,  etc.  Nouv. 
édit.  1  vol.  in-8 fi  l'i'. 

Études  d'Histoire  moderne  :  Discours  sur  l'étal  de  l'Europe  au  XV'  siècle.  — 
Lascar is.  —  Essai  historique  sur  tes  Grecs..,—  Vie  de  t Hôpital.  1  vol.  in-8.    6  Ir. 


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Le  grand  Mystère  de  Jésus.  Drame  breton  du  moyen  âpe,  avec  une  cludc  sur 
le  théâtre  cliez  les  nations  ccltifiues.  1  vol.  in-8,  pap.  do  Hollande.  .   .    .     12  fr. 

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La  Légende  celtique  et  la  poésie  des  cloîtres.  1  vol.  in-8 7  fr. 

Les  Bardes  bretons.  Poëmes  du  \i*  siècle,  traduits  pour  la  première  fois   en 

français  avec  le  texte  en  regard,  revus  sur  les  manuscrits  et  accompagnés  d'un 
fac-similé.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-8 7  fr. 

Les  Romans  de  la  Table  ronde  et  les  contes  des  anciens  Bretons.  Nouv.  édit. 
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Myrdhinn  ou  l'enchanteur  Merlin.  Son  histoire,  ses  œuvres,  son  influence. 
1  vol.  in-8 7  fr. 

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Introduction  par  M.  Saint-Marc  Girardin.  2' édit.  augmentée.  2  vol.  in-8.    14  fr. 

Voltaire  à  Ferney.  Étude  suivie  de  sa  Correspondance  inédite  avec  la  duchesse 
de  Saxe-Gotha,  de  nouvelles  lettres  et  de  Notes  historiques  inédites,  publiées  par 
MM.  Evariste  Bavoux  et  A.  François,  nouv.  édit.  augmentée  1  vol.  in-8.   .     7  fr. 

Voltaire  et  le  président  de  Brosses.  Correspondance  inédite,  suivie  d'un  sup- 
plément à  la  correspondance  de  Voltaire  avec  le  roi  de  Prusse  et  d'autres  person- 
nages, publiée  avec  notes,  par  M.  Th.  Foisset.  1  vol.  in-8 5  fr. 

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Les   Gladiateurs.    —  Rome  et  Judée. — Boman  antique,  trad.  par  Bernard 
Derosne,  avec  préface  de  Th.  Gautier.  2  vol.  in-S 12  fr. 

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avec  une  Étude  par  M.   Guizot,  3'  édit.  1  vol.  in-8,  orné  de  portraits  et  d'une 
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Les  Empereurs  romains.  Caractères  et  portraits  historiques.  1  vol.  in-8.    7  fr. 


DIBLIOTIIÈQUE  ACADÉMIQUE  11 


ÉDITIONS   IN-12 


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La  reine  Marie  Leckzinska.  Elude  historique.  1  vol.  in- 12 5  fr. 

Catherine  de  Bourbon,  sœur  de  Henri  IV.  Etude  historique.  1  vol.  in-l'i,    Z  fr. 

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La  Raison.— Essai  sur  l'avenir  de  la  philosophie.  1  vol.  in-12 5  fr.  KO 

AMPÈRE  (J.  J.) 

Littérature  et  Voyages.  Nouv.  édit,  1  vol.  in-12 r»  fr.  fJO 

Heures  de  poésie.  Nouvelle  édition.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

La  Grèce,  Rome  et  Dante,  éludes  littéraires.  5*  édit.  1  vol.  in-12..  .     3  fr.  50 

BABOU 
Les  Amoureux  de  M'"'  de  Sévigné,  etc.  2°  édition.  1  vol.  in-12.   .   .     5  fr.  50 

BARANTE 

Histoire  des  Ducs  de  Bourgogne  do  la  maison  de  Valois.  INouv.  édit.,  illustrée 

de  vignettes.  8  vol.  in-12 24  fr. 

Tableau  littéraire  du  XVlll"  sièrle.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

Royer-Collard.  —  Ses  discours  et  ses  écrits.  Nouv.  édit.  2  vol.  in  12..    .     7  fr. 

Études  historiques  et  biographiques.   Nouv.  édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Études  littéraires  et  historiques.  Nouv.  édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Histoire  de  Jeanne  d'Arc.  Édition  populaire.  1  vol.  in-12 1  fr.  25 

H.  BAUDRILLART 

Publicistes  modernes.  Young,  de  Maislre,  M.  de  Biran,  Ad.  Siuith,  L.  Blanc,  Proii- 
dhon,  Rosst,  Sluort-Mill,  etc.  2'  édition.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

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Philosophie  des  lois  au  point  de  vue  chrétien.  3*  édit.  1  vol.  in-12..  .     3  fr.  50 
La  Conscience,  ou  la  Règle  des  actions  humaines.  2°  édit.  1  vol.  in-12.     3  fr.  50 
L'Esprit  humain  et  ses  facultés,  ou  Psychologie  expérimentale.  2  vol.  in-12.    7  fr. 

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Chateaubriand,  sa  vie,  ses  œuvres.  Etude  littéraire  et  morale.  {Oiiv,  cour,  par 
l'Académie  française).  1  vol.  ia-12 , 5  ir. 

BERSOT  (ERN.) 
Essais  de  philosophie  et  de  morale.  2°  édit.  2  vol.  in-12.. I  fr. 

BERTAULD 
La  Liberté  civile.  Nouvelles  études  sur  lespuhlicistes.  2"  éd.l  v.  in-12.    3  fr.  50 

BAGUENAULT    DE  PUCHESSE 
L'Immortalité.  —  La  mort   et  la  vie,  etc.,  avec  une  lettre  de  Mgr  Dupanloup. 
2»  édit.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

BOILLOT 
L'Astronomie  au  X1X°  siècle.  Tableau  des  progn's  de  cette  science  depuis 

l'antiquité  jusqu'à  nos  jours.  1  vol.  in-12 ^  fr.  50 

Le  Mouvement  scientifique  pendant  1864,  par  Mcnault  et  Boili.ot.   Deux 

semestres  ou  vol.  in-12,  à 2  fr^  50 

BONHOMME  (H.) 
Madame  de  Maintenon  et  sa  famille.  Lettres  et  documenls  inédits,  avec  no- 
tes, etc.  1  vol.  in-12 ,   .   .   .     5  fr. 


12  BIBLIOTIIÈOIIE  ACADÉMIQUE 

BOUCHITTÉ 
Le  Poussin.  Sa  vie,  son  œuvre.  2'  édit.  (Ouvrage  couronné  par  l'Académie  fran- 
çaise.) 1  vol.  in-12 o  fr.  50. 

BURGGRAEVE 
Le  Livre  de  tout  le  inonde  sur  la  santé.  Notions  de  physiologie  el  d'Iiygièr-c. 
1  vol.  in-12 5  Ir.  :jO 

CASTLE 
Phrénologie  spiritualiste.  2*  édition.  1  vol.  in-12 3  iV.  oO 

CHASLES  (PHILARÈTE) 
Voyages  d'un  critique  à  travers  la  vie  et  les  livres.  Orient.  2°  édit.  1  vol. 
iii-12 o  IV.  50 

CHASSANG 

Apollonius  de  Tyane.  Sa  vie,  ses  voyages,  ses  prodiges  par  Philostrate  et  ses 
lettres,  trad.  du  grec,  avec  notes,  etc.  "1"  édit.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

Histoire  du  Roman  dans  l'antiquité  grecque  et  latine.  {Ouvrage  couronné 
par  l'Académie  des  Inscriptions.)  JNouv.  édit.  1  vol.  in-12 5  l'r.  50 

CHESNEAU  (ERNEST) 

Les  Chefs  d'École.  —  La  Peinture  au  xix' siècle.  1  vol 3  fr.  50 

L'Art  et  les  artistes  modernes  en  France  et  en  Angleterre.  1  vol.  in-12.    3  l'r.  50 

CLÉMENT  (PIERRE) 

Portraits  historiques.  Suger,  Sully,  Novion,  Grignan,  d'Argenson,  Law,  Paris, 
M.  d'Arnouville,  Terray,  etc.  2°  édit.  1  vol.   in-12 5  fr.  50 

Enguerrand  de  Marigny,  heaune  de  Semblançay,  le  Chevalier  de  liohan.  Épi- 
sodes de  l'histoire  de  France.  2'  édit.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

CLÉMENT  DE  RIS 
Critiques  d'art  et  de  littérature.  1  vol.  in-12 3  fr. 

COGNAT    (L'ABBÉ) 

Traditionalisme  et  rationalisme.  Quel(}ues  pièces  pour  servir  à  l'histoire  des 
controverses  de  ce   temps.  Nouvelle  édition.  1  vol.  in-12 3  fr. 

COUSIN  (V.) 

Madame  de  Sablé.  3°  édit.  1  vol.  in-l2 3  fr.  50 

La  Jeunesse  de  madame  de  Longueville.  5*  édition.  1  vol.  in-12.  3  fr.  50 

Jacqueline  Pascal.  Premières  études,  etc.  5"  édit.  1vol.  in-12.  ...  3  fr.  50 

Madame  de  Chevreuse.  3' édition.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

Premiers  essais  de  philosophie.  (Cours  de  1815.)  Nouv.  édit.  1  v.  in-12.  3  fr.  50 

Philosophie  sensualiste  du  XVIII"  siècle.  Nonv.  édit.  1  vol.  ia-12.  3  l'r.  50 

Introduction  à  l'histoire  de  la  Philosophie.(Coursdel828.)  1  v.  in-12.  3  fr.  50 

Histoire  générale  de  la  Philosophie,  depuis  les  temps  les  plus  anciens  jus- 
qu'à la  fin  du  XVUl*  siècle.  Nouvelle  édition,  1  vol.  in-12  {sous presse).    5  fr.  50 
Philosophie  de  Locke.  (Cours  de  1830.)  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12.  .  .     3  fr.  50 

Du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien,  11°  édition.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

Fragments  philosophiques.  A  vol.  in-12 14  fr. 

—  Fragments  de  Philosophie  ancienne  :  Xénophane.  —  Zenon  d'Élée.  — Sa- 
crale. —  Plalon.  —  Eunape.  —  Proclus.  —  Olympiodore.  1  vol.  in-12.    3  fr.  50 

—  Fragments  de  Philosophie  du  moyen  âge  :  A  bélard.  —  Guillaume  de  Chant- 
peaux.  —  Bernard  de  Chartres.  —  Saint  Anselme,  etc 5  fr.  50 

—  Fragments  de  Philosophie  moderne  :  Descartes.  —  Malebranche.  —  Spi- 
noza. —  Leibnilz  et  Vabbé  Nicaise.  —  Le  P.  André.  1  vol.  in-r2.  ...     3  fr.  50 

—  Fragments  de  Philosophie  contemporaine  :  D.  Slewart.  —  Buhle.  —  Ten- 
iierrann.  —  Laromiguiere.  —  De  Gérando.  —  M.  de  Biran.  1  vol.  in-12.    3  fr.  50 

Des  Principes  de  la  Révolution  française  et  du  Gouvernement  représentatif 
suivis  des  Discours  politiques.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 


EDITIONS  IN-DOUZE  15 


DELAViGNE  (CASIMIR) 

Œuvres  complètes  :  Tliéâlre  el  poésies.  4  vol.  iii-12 ,  .    14  (r. 

DELÉCLUZE   (E.  J.) 
Louis  David.  Son  école  et  son  temps.  Souvenirs.  Nouv.  éd.  1  vol.  in-12.    5  Ir.  50 

DESJARDINS  (ARTHUR) 

Les  Devoirs.  —  Essai  sur  hi  morale  de  Circroii.  [Ouvratje  couronne  par  l'imtilut. 
1  vol.  ia-12 • 5  IV.  [10 

DESJARDINS  (ERNEST) 
Le  Grand  Corneille  historien.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12 5  fr. 

FALLOUX  (C"   DE) 
Correspondance  du  R.  P.  Lacordaire  et  de  TU""  Swetchine.  4'  édition, 
.    1  vol.  in-i^ 4  fr. 

Madame  Swetchine.  Méditations  et  prières,  2*  édition.  1  vol.  in-12.  .    5  fr.50 
Madame  Swetchine.  Sa  vie  et  ses  œuvres,  nouv.  édit.  2  vol.  in-12.  ...     7  fr. 

Madame  Swetchine.  Lettres,   nouv.   édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Histoire  de  saint  Pie  V,  Pape,  o*  édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Louis  XVI,  4'  édit.    1  vol.  in-12 5  Ir.  50 

FEILLET 
La  Misère  au  temps  de  la  Fronde  et  saint  Vincent  de  Paul  {Mention  très- 
honorable  de  l'Acad.  des  sciences  morales.).  INouv.  cdii.  1  vol.  in-12.    .     5  fr.  50 

FÉNELON 
Aventures  de  Télémaque  et  d'Aristonoiis,  précédées  d'une  étude  par  M.  Ville- 
MAh\.  Nouv.  édit.,  ornée  de  24  vignettes.  1  vol.  in-12 5  l'r. 

FEUGÈRE   (LÉON) 
Caractères  et  Portraits  littéraires  du  XVI"  siècle.  2  vol.  in-12.   ...     7  fr. 
Les  Femmes  poëtes  du  XVI'  siècle,  étude  suivie  de  notices  sur  mademoiselle 
de  Gournay,  d'Urlé,  Montluc,  etc.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

FLAMMARION 
La  Pluralité  des  mondes  habités,  au  point  de  vue  de  l'astronomie,  de  la  phy- 
siologie et  de  la  philosophie  naturelle.  Nouv.  édit.  1  fort  vol.  in-12,  fig.     3  fr.  50 

Les  Mondes  imaginaires  et  les  Mondes  réels.  Voyage  asti'onomique,  pitto- 
resque et  Revue  critique  des  théories  humaines  sur  les  habitants  des  astres.  2°  édit. 
l   vol.  in-12 3  Ir.  50 

FLEURY  (ED.) 
Saint-Just  et  la  Terreur.  Études  sur  la  Révolution.  2  vol.  in-12.  ...     C  fr. 

FOURNEL  (VICTOR) 
La  Littérature  indépendante  et  les  Ecrivains  oubliés.  Essais  de  critique  et 
d'érudition  sur  le  xvn°  siècle.  1  vol.  in-12 3  ir.  50 


FRARIERE 

pendant 
intellectuelles  des  enfanli 


Influences  maternelles  pendant  la  gestation  sur  les  prédispositions  morales  et 
Is.  Nouv.  édit,  revue  et  aui-mentée.  1  vol.  in-12.  .     3  fr. 


GALITZIN  (LE  PRIN?E  AUG.) 
La  Russie  au  XVIII'  siècle.  Mémoires  inédits  sur  l'ierre  ie  Giaiid,  Catherine  I" 
et  Pierre  lli.  2'  édition.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

GERMOND  DE  LAViGNE 
Le  Don  Quichotte  de  F.  Avellaneda.  Trad.  avec  notes.  1  vol.  in-12..   .    3  fr. 

GÉRUZEZ 
Histoire  de  la  Littérature  française  depuis  ses  origines  jusqu'à  la  Révolution. 
{Ouv.  cour,  par  l'Académie  française,  \" prix  Gobert.)  Nouv,  éd.2  vol.  in-12.  7  Ir 


M  nir.MOTHKQUE  ACADÉMIQUE 

SAINT-MARC  GIRAROIN 
La  Syrie  en  1861.  Condition  des  Chrétiens  en  Orient.  1  vol,  in-12.  .    3  fr.  50 
Tableau    de   la   littérature   française    au    XVI*    siècle.    2*    édit.   1    vol. 
inl2 5  fr.  50 

CONCOURT  (E.  ET  J.  DE) 
Histoire    de  la  société  française  pendant  la  Révolution  et  pendant  le 
Directoire.  Nouvelle  édition.  2  vol.  in-l'â 7  IV. 

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Pensées  des  divers  âges  de  la  vie.   Nouv.  édit.  1  vol.  in-12.  .  .    3  fr.  50 

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Les  Girondins.  Leur  vie  privée,  leur  vie  publique,  leur  proscription  et  leur  mort. 
2*  édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

EUGÉNIE  DE  GUÉRIN 
Journal  et  Fragments,  publiés  par  M.  Tuébutien.  [Ouvrage  couronné  par  l'Aca- 
démie française.)  16°  édition.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

Lettres  d'Eugénie  de  Guérin.  8'  édit.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

Étude  sur  Eugénie  de  Guériu  par  Aug.  Nicolas,  broch.  in-12 50  c. 

MAURICE  DE  GUÉRIN 
Journal,  Lettres  et  Fragments  publiés  par  M.  Trébutien,  avec  une  étude  par 
M.  Sainte-Beuve.  8'  édition.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

GUIZOT 
Histoire  de  la  Révolution  d'Angleterre,  depuis  l'avènement  de  Charles  1"  jus- 
qu'au rétablissement  desStuarts  (1625-1660).  6  vol.  in-12,  en  trois  parties.    21  fr. 

—  Histoire  de  Charles  I",  depuis  son  avènement  jusqu'à  sa  mort  (1625-1649), 
précédée  d'un  Discours  sur  la  dévolution  d'Angleterre.  7*  édit.  2  vol.  in-12.  7  fr. 

—  Histoire  de  la  République  d'Angleterre  et  de  Cromwell  (1649-1658).  Nou- 
velle édition.  2  vol.  in-12 7  fr. 

—  Histoire  du  protectorat  de  Richard  Cromwell  et  du  rétablissement  des 
Stuarts  (1659-1660).  3»  édition.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Monk.  Chute  de  la  République,  etc.  Étude  historique.  1  vol.  in-12.    5  fr.  50 
Portraits  politiques  des  hommes  des  divers  partis  :  Parlementaires,  Cavaliers, 

Républicains,  Niveleurs;  études  historiques.  1  vol.  ui-l'i 5  fr.  50 

Sir  Robert  Peel.  Élude  d'histoire  contemporaine,  augmentée  de  documents  iné- 
dits. 1  vol.  in-12 5  fr.  50 

Essais  sur  l'Histoire  de  France,  etc.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12.   .  .    5  f r   50 
Histoire  de  la  civilisation  en  Europe  et  en  France,  depuis  la  chute  de  l'Em- 
pire romain,  etc.  7"  édit.  5  vol.  in-12 17  fr.  50 

Histoire  des  origines  du  Gouvernement  représentatif  ^^  des  Institutions  poli- 
tiques de  l'Europe.  Nouvelle  édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Corneille  et  son  temps.  Etude  littéraire  suivie  d'un  Essai  sur  Chapelain,  Rotron 
et  Scarron,  etc.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12 5  fr,  50 

Méditations  et  Études  morales.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12 3  fr,  50 

Études  sur  les  Beaux- Arts  en  général.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12.    .   .     5  fr.  50 

Discours  académiques,  suivis  des  Discours  prononcés  au  Concours  général  de 
l'Université  et  devant  diverses  Sociétés  religieuses,  etc.  1  vol.  in-12.   .    3  fr.  50 

Abailard  et  Héloïse.  Essai  historique  par  M.  et  M"""  Guizox,  suivi  des  Lettres 
d'Abailard  et  d'Héloise,  trad.  par  M.  Oddoul.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12..    3  fr.  50 

Histoire  de  Washington  et  de  la  fondation  de  la  république  des  États-Unis,  par 
M.  C.  DE  WiTT,  avec  une  Introduction  par  M.  Guizot.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12, 
avec  carte 3  fr.  50 

Grégoire  de  Tours  et  Frédégaire.  —  histoire  des  francs  et  chronique,  trad. 
Nouv.  édit.  revue  et  augmentée  de  la  Géographie  de  Grégoire  de  Tours  et  de  Frédé- 

t'flirf,  par  M.  Alfred  Jacous.  2, vol.  in-12 7  fr. 

Cet  ouvrage  est  autorisé  pour  les  Ecoles  publiques  par  décision  de  Son  Exe.  le  minislre  de 
i'Iaslruction  publique. 

Sbakspeare.  Œuvres  complètes.  8  vol.  in-12,  à .     3  fr.  50 


ÉDITIONS  IN-DOUZE.  15 


GUIZOT  (GUILLAUME) 

Ménandre.  Etude  historique  et  littéraire  sur  la  Comédie  et  la  Société  grecques. 
{Ouvrage  couronné  par  V  Académie  française.)  1  vol.  in-12  avec  portrait..    5  fr.  50 

HOUSSAYE  (ARSÈNE) 
Les  Charmettes.  —  J.  J.  Rousseau  et  madame  de  Warens.  rs'ouvelle  édition.  1  vol. 
iii-12,  portrait 3  fr.  50 

JACQUINET 
Tableau  du  Monde  physique.  Excursions  à  travers  la  science.  1  vol.  in-12.    ô  fr. 

JACOBS  (ALFRED) 

L'Afrique  nouvelle.  —  Récents  voyages. —  État  moral,  intellectuel  et  social  dans 
le  continent  noir.  1  vol.  in-12  avec  Carte 5  fjr.  50 

J.  JANIN 
La  Poésie  et  l'Éloquence  à  Rome  au  temps  des  Césars.  Nouvelle  édition. 
1  vol.  in-12 3  fr.  50 

JOUBERT 
Pensées,  précédées  de  sa  Correspondance,  d'une  notice  par  M.  P.  de  Ravnal,  et  de 
jugements  littéraires  par  MM.  Sainte-Beuve,  Saint-Maiic  Gir.AnDiN,  de  Sacy,  Géruzee 
et  Poitou.  Nouv.  édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

JULIEN  (STANISLAS) 

Yu-kiao«li.  —  Les  deux  Cousines,  —  roman  chinois.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Les  Deux  Jeunes  Filles  lettrées.  Roman  traduit  du  chinois.  2  vol.  in-12.    7  fr. 

LAFON  (MARY) 
Les    dernières   armes    de  Richelieu.  —  Madame  de    Saint-Vincent.   2°  édit. 

1  vol.   in-12 3  fr.  50 

LAGRANGE  (J.) 
Joseph  Vernet  et  la  peinture  au  XVlIi°  siècle.  2'  édit.  1  vol.  in-12.  .  .    5  Ir.  50 

LAMENNAIS 

Dante.  La  Divine  Comédie.  Trad.  avec  nne  intvod.  et  dos  noies.  Nouvelle  édition. 

2  vol.  in-12 7  fr. 

Correspondance  inédite  de   Lamennais,   publiée  par   M.  Forgues.  Nouvelle 

édition.  2  vol.  in-12 7  fr. 

LA  MORVONNAIS 
La  Thébaïde  des  Grèves.  —  Reflets  de  Rrelagne.  —   Suivis  de  poésies  pos- 
thumes. Nouvelle  édition.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

LANNAUD.ROLLAND 
Michel-Ange   et  Vittoria  Colona.   Étude  suivie   de   la  traduct.    complète  des 
poésies  de  Michel-Ange.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12 o  fr. 

LAJOLAIS  (M""  DE) 
Éducation  des  Femmes.  [Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française.)  2°  édit 
1  vol.  in-12 5  fr. 

LA  TOUR-DU-PIN  (M™«  DE) 
Les  Ancres  brisées.  Nouvelles.  1  vol.  in-12 3  fr. 

LAPRADE  (VICTOR  DE) 
Questions  d'Art  et  Morale.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12 .     3  fr.  50 

LEBRUN    (PIERRE) 
Œuvres  poétiques  et  dramatiques.  Nouv.  édit.  4  vol.  in-12 14  fr. 

LEGOUVÉ 
Histoire  morale  des  Femmes.  4'  édit.  revue  et  augm.  1  vol.  in-12.    3  fr.  50 

LÉLUT 
Physiologie  de  la  pensée.  Recherche  critique  des  rapports  du  corps  à  l'esprit. 
Nouv.  édit.  2  vol.  in-12. 7  IV. 


1H  r.lRMOTIIÈQUK   ACADÉMIOUF. 

LEMOINE  (ALBERT) 
L'Ame  et  le  Corps.  Études  de  pliilosopliie  morale  et  nalur.  1  vol.  in-1^2.    5  fr.  SO 
L'Aliéné  devant  la  philosophie,  la  morale  fit  la  société.  2'' édit.l  vol.  in-12.    Tt  fr.  lA) 

J.  LEVALLOIS 
Critique  militante.  Etudes  de   philosophie  littéraire.  1  vol.  iu-12.  .  .     5  fr.  50 

LITTRÉ 
Histoire   de  la  Langue  française,    études   sur  les  ori<^ines,  l'ctymologie,  la 
grammaire,  les  dialectes   la  versilication  et  les  lettres  au  moyen  âge.  Nouvelle 
édition.  2  vol.  in-12 " 7  fr. 

LIVET  (CH.  L.) 
Précieux  et  Précieuses.  Caractères  et  mœurs  du  xvir  siècle.  2"  édition,  i  vol, 
in-12 5  fr.  aU 

MARGERIE  (A.  DE) 
La  Théodicée.  Études  sur  Dieu,  la  Providence,  la  création.  2°  édit.  2  vol.  in-12.    7  fr. 

MATTER 

Le  Mysticisme  au  temps  de  Fénelon.  2'  édit.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

Saint-Martin,  le  philosophe  inconnu,  etc.  2''  édition,  1  vol.  in-12.   .   .     ô  fr.  50 
S^vedenborg,  sa  vie,  sa  doctrine,  etc.  2'  édition.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

MATHIEU 
Histoire  des  Miraculés  et  des  Convulsionnaires  de  St-Médard,  avec  No- 
tices sur  le  diacre  Paris,  Carré  deMontgeron  et  le  Jansénisme.  1  v.  in-12.  5  fr.  50 

MAURY  (ALFRED) 

Les  Académies  d'autrefois.  2  vol.  in-12. 

—  L'ancienîie  Acadé}7iie  des  Sciences,  "i"  édition.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

—  L'ancienne  Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  1  v.  in-12.    5  fr.  50 

Croyances  et  légendes  de  l'antiquité.  2°  édition  1  vol.  in-12.  .   .    .     T»  ir.  50 
La  Magie  et  l'Astrologie  dans  l'antiquité  et  au   moyen  âge.  5'  édition.  1  vol. 

iu-12 5  fr.  50 

Le  Sommeil  et  les  Rêves.  Études  psychologiques  sur  les  phénomènes  et  les  di- 
vers états  qui  s'y  rattachent,  etc.  5"  édit.  revue  et  augm.  1  vol.  in-12.,    o  fr.  50 

MERCIER  DE  LACOMBE  (CH.) 
Henri  IV  et  sa  politique.  {Ouvrage  couronné  par  l  Académie  française  ^'i*  prix  Go- 
bert).  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

MERLET    (G.) 

Causeries  sur  les  femmes  et  les  livres.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

Portraits  d'hier  et  d'aujourd'hui.  1  vol.  in-12 lî  fr.  50 

Les  Réalistes  et  les  Fantaisistes  dans  la  littérature.  1  vol.  in-12.  o  fr.  50 

M  ION  ET 
Éloges  historiques,  faisant  suite  aux  Vorlrails  et  Notices.  Nouvelle  édition.  1  vol. 

in-12 5  fr,  50 

Charles-Quint,  son  abdication,  son   sÉJOun  et  sa  mort  au   monastère  de  yuste. 

5'  édit.  1   vol.  in-12 3  fr,  50 

Histoire  de  la  Révolution  française  depuis  1789  jusqu'à  1814.  9*  édit.  2  vol. 

in-12 7  fr. 

MOLAND  (LOUIS) 
Origines  littéraires  de  la  France.  —  Légende.  —  Roman.  —  Prédication.  — 
Théàtre.etc.  2' édit.  1vol.  in-12 3  fr.  50 

MONTALEMBERT 
De  l'Avenir  politique  de  l'Angleterre.  6°  édit.  augmentée.  1  vol.  in-12.    3  fr.  50 

MONTARAN  (M™"  DE) 
Passiflores.  Poésies,  1  vol.  in-12 5  fr.  50 


ÉDITIONS  IN-DOUZE  17 

MOUY    (CH.  DE) 
Don  Carlos  et  Philippe  II.  (Ouvrage  couronné  par  V Académie  française.)  1  vel. 
iii-ri T)  fr.  50 

NIGHTINGALE  (MISS) 
Des  soins  à  donner  aux  malades,  clc.  Traduit  de  l'anglais  et  précédé  d'une 
lettre  de  M.  Guizot  et  d'une  introduction  par  le  D'  Dahemberg.  1  vol.  in-ltî. .     3  fr. 

NOURRISSON  (F.) 
Portraits  et  Études.  Histoire  et  Philosophie.  Kouv.  édit.  1  vol.  in-12.  ,     5  Ir.  50 
Le  cardinal  de  Bérulle.  Sa  vie,  son  temps,  ses  écrits.  1  vol.  in-12 3fr. 

D'ORTIGUE  (J.) 
La  Musique  à  l'Église.  Philosophie,  littéi'at.,  critique  niusic.  1  v.  in  12.    o  fr.  50 

PAGANEL 
Histoire  de  Scanderbeg  ou  Turks  et  Chrétiens  au  AT®  siècle.  Nouv.  édit.  1  vol. 
in-12 3  Ir.  50 

PENQUER  (M-^) 

Les  Chants  du  foyer.  Poésies.  2'  édition.  \  vol.  in-l2 3  fr.  50 

Révélations  poétiques.  2°  édit.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

PEZZANI  (A.) 

La  pluralité  des  Existences  de  l'Ame  conforme  à  la  doctrine  de  la  pluralité  des 
Mondes,  opinions  des  philosophes  anciens  elmodernes.  5°  édit.  1  v.  in-12.    3  fr.  50 

Les  Bardes  druidiques.  Synthèse  philosophique  du  XIX*  siècle.  1  v.  in-12.    1  fr.  50 

POIRSON  (AUG.) 
Histoire  de  Henri  IV.  ÏN'ouv.  édit.  4  vol.  in-12.  Les  tomes  1  et  2  sont  en  vente. 
Prix  du  vol 5  fr.  50 

PUYMAIGRE  (TH.  DE) 

Les  vieux  Auteurs  castillans.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Chants  populaires  recueillis  dans  le  pays  mes»in,mis  en  ordre  et  annotes.  1  fort 
vol.  in-12 5  fr. 

RAYNAUO  (M.) 
Les  Médecins  au  temps  de  Molière.  —  Mœurs.  —  Institutions.  —  Doctrines. 
Nouvelle  édition.  1  vol.  in-12.      5  fr.  50 

RÉMUSAT  (CH.    DE) 

Bacon.  Sa  vie,  son  temps  et  sa  philosophie.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

L'Angleterre  au  XVIII'  siècle.  Études  et  Portrails  pour  servir  à   l'histoire 
politique  de  l'Angleterre.  2  vol.  in-12 7  fr. 

Critiques  et   Études  littéraires.  Nouv.  édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

*  *  * 

Channing.  Sa  vie  et  ses  oeuvres,  préface  de  M.  i>E  Rémusat.  1  vol.  in-12.    3  fr.  .50 
La  Vie  de  village  en  Angleterre,  ou  Souvenirs  d'un  exilé.  1  v.  in-12.    3  fr.  50 

RONDELET  (ANT.) 
La  Morale  de  la  Richesse.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

Du  Spiritualisme  en  économie  politique.  [Ouvrage  couronné  par  f  Académie  des 
sciences  morales.) 'i'  édit.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 

Mémoires  d'Antoine,  ou  notions  populaires  de  morale  et  d'économie  politique. 
(Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française.)  Nouvelle  édition.  1  vol,  in-12.    2  fr. 

ROSELLY  DE  LORGUES 
Christophe  Colomb.  Hist.  de  sa  vie  et  de  ses  voyages.  2"  édit.  2  vol.  in-12.    7  fr. 

ROUSSET  (C.) 

Histoire  de  Louvois,   etc.  (Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française,  i"  prix 
Goherl.)  nouvelle  édition.  4  vol.   in-12 14  fr. 


BIBLIOTHÈQUE   ACADÉMIQUE 


SAISSET 
Descartes,  ses  Précurseurs,  ses  Disciples.  2"  édition.  1  vol.  in-12.    5  fr.  CO 
Le  Scepticisme.  JEnésidème, Pascal,  Kant,  clc.  2"édit.  1  vol.  in-12.    3  fr.  50 

SACY  (S.  DE) 
Variétés  littéraires,  morales  et  historiques.  Nouv.  édil.  2  vol.  in-12..  .  .    7  fr. 

SAINTE-AULAIRE  (M""  DE) 

La  Chanson  d'Antioche,  composée  par  Richard  le  Pèlerin,  etc.   irad.   1  vol. 
in-12 3  fr.  îiO 

SAINT-HILAIRE  (BARTH.) 
Le  Bouddha  et  sa  religpion.  Nouv.  édil.  augmentée.  1  vol.  in-12..  .   .    5  fr.  îiO 
Mahomet  et  le  Coran,  précédé  d'une  introduction  sur  les  devoirs  mutuels  delà 
religion  et  de  la  philosophie.  2'édit.  1  vol.  iii-12 5  IV.  ;iU 

SALVANOY 
Don  Alonso,  ou  l'Espagne.  Histoire  contemporaine.  Nouv.  édit.  2  vol.  in-12.    7  fr. 

SCHILLER 
Œuvres  dramatiques  complètes.  Traduction  de  M.  de  Barante ,   revue    par 
M.  de  Suckau.  5  vol.  in-12  ;» 3  fr.  50 

SCHNITZLER 

La  Russie  en  IB12,  —Rostoplcliine et  Kutusof.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12.    5  fr.  50 

SÉGUR 

Histoire  universelle.  Ouv.  adopté  par  l'Université.  8°  édit.  6  vol.  in-12.  18  fr. 

—  Histoire  ancienne   Nouv.  édit.  2  vol.  in-12 6  fr. 

—  Histoire  romaine.  Nouv.  édit.  2  vol.  in-12 6  fr. 

—  Histoire  du  Bas-Empire.  Nouv.. édit.  2  vol.  in-12 G  fr. 

Galerie  morale,  avec  une  notice  par  M.  Sainte-Beuve.  1  vol.  in-12..   .   ,  5  fr. 

SERVAN 
Conseils  d'un  père  à  son  fils.  1  vol.  in-12 2  fr.  50 

SHAKSPEARE 
Œuvres  complètes.  Traduction  de  M.  Guizox.  8  vol.  in-12  à o  fr.  50 

ALEX.   SOREL 
Le  Couvent  des  Carmes  et  le   Séminaire  Saint-Sulpice  pendant   la    Terreur. 
2'  édit.  1  vol.  in-12  avec  figures 3  fr.  50 

TASTU  (M"'  A.) 
Poésies  complètes.  —  Nouvelle  et  très-jolie  édition  illustrée  de   vignettes   de 
JoHANNOT.  1  fort  vol.  in-12 3  fr.  50 

THIERRY  (AMÉDÉE) 
Histoire  d'Attila  et  de  ses  successeurs  en  Europe.  5'  édit.  2  vol.  in-12.    7  fr. 

Tableau  de  l'Empire  romain,  depuis  la  fondation  de  Home,  etc.  Nouv.  édit. 
1  vol.  in-12 3  fr.  50 

Récits  de  l'Histoire  romaine  au  V*  siècle.  Derniers  temps  de  l'empire  d'Occi- 
dent. Nouv.  édit.  1  vol,  in-12 3  fr.  50 

Histoire  des  Gaulois  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  l'entière  domina- 
lion  romaine.  Nouv.  édit.  2  vol.  in-12 7  fr. 

ROMAIN  CORNUT 
Les  Confessions  de  madame  de  la  Vallière,  écrites  par  elle-même  et  corri- 
gées par  BossuET,  avec  un  commentaire  historique  et  littéraire  et  le  texte  primitif 
des  Réflexions  sur  la  Miséricorde  de  Dieu.  2«  édit.  1  vol.  in-12 5  fr.  50 


ÉDITIONS    JN-DOUZE 


19 


VILLEMAIN 

leau  de  la  Utléralure  ai 
le.  Nouvelle  édition.  6  vol, 

-  Tableau  de  la  Littérature   au  XVIIl»  k\LL  'ji\,\\  \'\^ ?!  ? 


».  -'^""^"'^^i'i cuuu,  n.ue  tirogiie,  ssettcment,  eicA  yo\.m.\'i  "^  îr  ^(\ 

in-12.  .  '^^  ^'^  Littérature  ait  vioyen  âge.  Nouvelle  édition.  6  vol 


m  1-1  au  XVIII»  siècle.  4  vol   in-12  il  fi- 

-Tableau  de  la  Littérature  au  moyen  âge.  2  vol.  in-12        7  fr* 

vo!^h"lt  *      T^"*'^  chrétienne  au  iv  siècle,  etc.  Nouvelle'édiûon.  1  fori 

coursac^dlnf^^^^^^^^^^  t'A'''  '"'  ''  ''''"^'''-  '  ^^PPortset  Dls^- 

c^c!  W^C^'érTeTr"'""»/}  ''''''"^'}''  '  ^"'  Hé'ro'dote:-  Ètùdès  surU^ 
les  romand  nrpr^'  iuT  ^^  ^'^  (corruption  des  lettres  romaines.  ~  Essai  sur 
in-12    !      f  .        ~   Sh<,kspeare;  Mdton;   Byron,  etc.  Nouvelle  édition  IvoT 

Études  d'Histoire  moderne*:  Viscoùrs\ur\'état'de' VEurove  mi  XV'  JmJ^^ 
inAT''~  ^^■^'^^.'^'f  7'f  ^^  ^«^  l^^  Grecs.  -  Vie  de  L'HôpZ.  Nouv  édu'f  voT 

Souvenirs  contemporains  d'Histoire'  et  de  Littérature!  2  v'ol*  in-i2*  '     7  fr  ^! 
-Première  partie  :  M.  de  Narbonne,  etc.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12  '  *     3  fr"  BO 

-  Deuxième  partie  :  Les  Cent- Jours.  Nouv.  édit.  1  vol.  in-12.  .  .  ".  .'    3  i  50 

-  ,^        ^  VILLEMARQUÉ  (H.  DE  LA) 

in-ll.®.       .®."*"'*"®  '^'^  Poésie  des  Cloîtres  bretons.  Nouvelle  édition.  1  vol. 

""rv^^Tdir^^  ^^«  ■histoi;e:s;s  œuv're's/son"  ilL!' 

3  fr.  50 

WHYTE  MELVILLE 

pXf ^f  TrGlr.i.'"édft!- lrrir^'"^'"'':  pf  ^.  "^f  ™"^^ 

WITT  (C.  DE) 
Etudes  sur  l'histoire  des  États-Unis  d'Amérique.  2  vol.  in-l^  7  f, 

"t.ÎÎ'mT.*'  **®  Washington  ^/  de  la  fondation  de  la  République  des  États-Unis 
avec  carte  '.'"'."!      /''  «^^^  ""«  étude  par  M.  Gu.zot.  Nouv*  édit.  1  vol!  S 

~i'^v^?"!ri/®"'®'*''*'"-  ^^^^^  '"''  ^*  démocratie  âniérlcàine.'  Noûvêire   édlUon. 
^    *^'-  '"'^^ 3fr.  50 

ZELLER 

in.f2™^r.*"'*^  romains.  Caractères  et  portraits  historiques.  2«  édition,  1  vol. 

Entretiens  sur  l'histoire.  -  Antiquité  et*  moyen  Âgé.  *1  *voL  ,*n-*12.  '.    3  fr'.  50 
Entretiens  sur  l'histoire.  2-=  série.  —  Bloyen  ;1m,,.  l  vol.  in-12.   ...     3  IV.  50 


20  OUVl'iACES  J)l<:  M.  AL  LAN   KAl'JlKC 


OUVRAGES  DE  M.  ALLAN   KARDEC 

Qu'est-ce  que  le  Spiritisme?  Introduction  à  la  connaissance  du  monde  invisible 
ou  des  Esprits.  5°  édition,  augmentée.  1  vol.  iii-12 1  Ir. 

Le  Spiritisme  à  sa  plus  simple  expression.  Exposé  sommaire  de  TEnseigne- 
meiit  des  Esprits  et  de  leurs  manifestations,  ln-12 ib  c. 

Le  Livre  des  Esprits,  contenant  :  les  principes  de  la  doctrine spirite  sur  l'immoi- 
talité  de  l'âme,  la  nature  des  Esprits  et  leurs  rapports  avec  les  hommes;  les  lois 
morales;  la  vie  présente,  la  vie  future  et  l'avenir  de  l'humanité,  selon  l'ensei- 
gnement donné  par  les  Esprits.  12»  édition,  1  fort  vol.  in-12 5  fr.  50 

Le  Livre  des  Médiums,  ou  Guide  des  Médiums  et  des  Evocateurs  ,  contenant 
l'enseignement  spécial  des  Esprits  sur  la  théorie  de  tous  les  genres  de  manife.-^- 
tations,  les  moyens  de  communiquer  avec  le  monde  invisible,  etc.  8'  édition. 
1  fort  vol.  in-12 5  fr.  50 

Le  Ciel  et  l'Enfer,  ou  la  Justice  divise  selon  le  spiiutisme.  1  vol.  in-12.    5  fr.  50 

L'Évangile  selon  le  spiritisme  :  Partie  morale.  1  vol.  in-12 o  fr.  50 


Révélations  du  monde  des  esprits,  par  J.  Iîoze,  médium,  o  vol.  in-12.    G  IV. 
Phénomènes  des  frères  Davemport .  Trad.  du  D'  Nicliolcs.  1  v.  iii-12.    5  fr.  50 


DICTIONNAIRE  DE  MÉDECINE  USUELLE 

A  Vusagc  des  gens  du  monde,  des  chefs  de  famille  et  des  grands  éla- 
blisseuients,  des  administrateurs,  des  magistrats,  des  officiers  de 
police  judicioirc,  et  enfin  de  tous  ceux  qui  se  dévouent  au  soula- 
gement des  malades. 

Par  une  société  de  Membres  de  l'Institut,  de  l'Académie  de  médecine,  de  Pro- 
fesseurs, de  Médecins,  d'Avocats,  d'Administrateurs  et  de  Chirurgiens  des 
hôpitaux  dont  les  noms  suivent  :  Andrieux,  Andry,  Blague,  Blandin,  Bouchardat, 
BouRGERv,  Gaffe,  Capitaine,  Caruon  du  Villauus,  Chevalier,  Cloquet  JJ.),  Colomdat, 
Cottereau,  Couverchel,  Culleuier  (A.),  Deleau,  Devergie,  Donné,  Falret,  Fiaru, 
FuRNARi,  Gerdy,  Gilet  de  Grammont,  Gras  (Albin),  Guersent,  Hardy,  Larrey 
(H.),  Lagasquie,  Landouzy,  Lélut,  Leroy  d'Etiolles,  Lesueur,  Magendie,  Marc, 
Marciiesseaux,  Martins,  Miquel,  Olivier  (d'Angers),  Orfila,  Paillard  de  Ville- 
neuve, Pariset,  Plisson,  Poiseuille,  Sanson  (A.),  Rover-Collard ,  Trébuchet, 
ToiRAC,  Velpeau,  Vée,  etc.  Publié  sous  la  direction  du  docteur  Beaude,  médecin 
inspecteur  des  eaux  minérales,  membre  du  Conseil  de  salubrité.  2  forts  vol. 
in-i 24  Ir. 


OUVRAGES    ILLUSTRÉS  21 


OUVRAGES  ILLUSTRÉS  GRAND  IN-S 

M™"   TASTU 

Éducation  maternelle.  Simples  leçons  (rime  mère  à  ses  enfants,  sur  la  lecture 
l'écriture,  l'arithmétique,  la  grammaire,  la  mémoire,  la  géographie,  l'histoire 
sainte,  etc.  Nouvelle  édition,  imprimée  avec  luxe,  illustrée  île  500  jolies  vignettes 
et  cartes  coloriées.  1  vol.  grand  in-8,  papier  jésus  glacé 15  fr 

FÉNELON 
Les  Aventures  de  Télémaque  et  les  Aventures  d'AristonoUs.  Édition 
illustrée  par  Tosy  Johannot,  BarOin,  G.  Nanteuil,  etc.,  accompagnée  d'EruDK:?, 
par  MM.  Villemain,  S.  de  Sacy,  de  l'Académie  française,  et  J.  Jamn,  et  suivie  d'un 
Vocabulaire  historique  et  géographique.  1  beau  vol.  grand  in-8,  illustré  de  plus 
de  200  belles  vignettes 10  Jr. 

MiCHELANT 
Faits  mémorables  de  l'Histoire  de  France,  recueillis  d'après  nos  meilleurs 
historiens,   et   accompagnés  d'une  introduction  par  M.  de  bÉGUR.  1  beau  vol. 
grand  in-8,  illustré  de  128  très-belles  vignettes  de  V.  Adam 12  fr. 

B.  DELESSERT  ET  DE  GERANDO 
Les  Bons  Exemples.  Nouvelle  Mohale  en  action  illusthée.  1  beau  vol.  grand 

in-8,  illustré  de  120  belles  vignettes  de  Jules  David 9  fr. 

Traits  de  dévouement  et  de  charité,  belles  actions,  biographies  de  h  vertu  chrétienne 
telles  que  saint  Vincent  de  Paul,  Howard,  sœur  Kosalie,  ftl""  l'ry,  etc.,  etc.,  racontés  par 
MM.  Villemain,  de  IJarante,  de  Tocqueville,  de  Noailles,  de  Salvandy,  etc.  [Rapports  des  prix 
Monttjon),  extraits  des  Recueils  ofticiels,  des  Annales  de  la  charité,  de  la  Morale  en  action  et 
autres  livres  arrangés  et  colligés  par  et  sous  la  direction  de  MM.  B.  Delessert  et  de  Gérando. 

MICHEL  MASSON 
Les  Enfants  célèbres.  Histoire  des  enfants  qui  se  sont  immortalisés  par  le 
malheur,  la  piété,  le  courage,  le  génie  et  les  talents.  Nouvelle  édition.  1  beau 
vol.  grand  in-8,  illustré  de  très-jolies  lithographies  et  de  vignettes  sur  bois.    9  fr. 

M-'  GUIZOT 

L'Amie  des  Enfants.  Petit  Couns  de  mof.ale  e\  action,  comprenant  tous  les 
(Montes  de  M""  Guizot.  Nouvelle  édition,  enrichie  de  Moralités  en  vers,  par 
M"'  Elise  Moheau.  1  fort  vol.  grand  in-8,  illustré  de  belles  lithographies..     9  fr. 

L'Écolier,  ou  Piaoul  et  Victor.  (Ouvrage  couronné  par  V Académie  française. 
Nouvelle  édition.  1  joli  vol.  grand  in-8,  illustré  de  belles  lithographies.    9  fr. 

PITRE-CHEVALIER 

La  firetagne  ancienne  depuis  son  origine  jusqu'à  sa  réunion  à  la  France. 

Nouvelle  édition.  1  beau  vol.  grand  in-8,  illustré  par  MM.  A.  Leleux,  PexouilLy 

-     et  T.  Johannot,  de  plus  de  200  belles  vignettes  sur  bois,  gravures  sur  acier, 

types  et  cartes  coloriés é   ....«.«.«...   .    15  fr. 

La  Bretagne  moderne  depuis  sa  réunion  à  la  France  jusqu'à  nos  jours.  Histoire 
des  États  et  des  Parlements,  de  la  Révolution  dans  l'Ouest,  des  guerres  de  ta 
Vendée,  etc.,  illustrée  par  MM.  Leleux,  Penguilly  et  T.  Johannot.  1  beau  vol. 
grand  in-8,  orné  de  plus  de  200  vignettes  sur  bois,  gravures  sur  acier,  types  et 
cartes  coloriés 15  fr. 


La  Suisse  illustrée.  Description  et  histoire  de  ses  vingt-deux  cantons,  par 
MM.  DE  ChaTeauvieux,  Dubociiet,  Fraxcini,  Monnard,  Mever  de  Knonad,  de  Rutti- 
MANN,  Sciinell,  StROHMEiER,  DE  TsciiARNER,  Henry  Zsciiokke,  Busoni,  etc. .;  Ulustrée 
de  32  jolies  vues  gravées  sur  acier  et  Carte.  1  vol.  grand  in-8  jésus.  Nouvelle 
édition i   .   .   .   .   i i   .   .   .     10  fr. 

—  Le  même  ouvrage,  en  2  vol.  grand  in-8,  illustrés  de  90  jolies  vues  gravées  sUr 
acier,  costumes  coloriés  et  cartes i 4  .  .    20  fr. 


22  OUVRAGES    D'EDUCATION 

ED.  AUDOUIT 

Herbier  des  Demoiselles.  Traité  de  la  Botanique  présentée  sous  une  forme  nou- 
velle et  spéciale,  contenant  la  description  des  plantes  et  les  classifications, 
l'exposé  des  plantes  les  plus  utiles  ;  leur  usage  dans  les  arts  et  l'économie  domes- 
tique et  les  souvenirs  historiques  qui  y  sont  attachés;  les  règles  pour  herboriser; 
la  disposition  d'un  herbier;  etc.,  etc.  1  vol.  in-8,  Uluslré  de  3o5  jolies  vignettes 
coloriées 10  fr. 

—  Le  même  ouvr.AGE.  1  vol.  in-l2,  avec  les  grav.  noires 5  fr. 

—  —  —  —        grav.  coloriées 7  fr.  50 

Atlas  de  l'Herbier  des  Demoiselles,  dessiné  par  Belatfe,  gravé  et  colorié  avec 
soin.  Joli  album  de  106  pi.  in-4,  renfermant  plus  de  350  sujets 10  fr. 

BERQUIN 

L'Ami  des  Enfants.  Nouvelle  édition  complète,  1  vol.  grand  in-8,  illustré  de 
jolies  lithographies  et  de  vignettes 7  fr.  50 

Œuvres  complètes  de  Berquin,  renfermant  Y  Ami  des  Enfants  et  des  Adolescents, 
le  Livre  de   famille,  Sandford  et  Mcrlon,  etc.   4  vol.    in-8,    format  anglais, 

illustrés  de  200  vignettes 10  fr. 

Chaque  parlie  se  vend  séparément. 

L'Ami  des  Enfants  et  des  Adolescents.  2  vol.  in-8,  avec  100  fig. .  .   .     6  fr. 

Le  Livre  de  Famille.  1  vol.  in-8  avec  50  vignettes, 3  fr. 

Sandford  et  Merton.  1  vol.  in-8,  avec  50  vignettes 5  fr. 

M""  ÉLISE  MOREAU 

Une  Vocation,  ou  le  Jeune  Missionnaire,  Ouvrage  à  l'usage  de  la  jeunesse 
1  vol.  in-8,  orné  de  jolies  lithographies 5  fr. 

BUFFON 

Le  Petit  Buffon  illustré.  Histoire  naturelle  des  Qîiadrupèdea,  des  Oiseaux,,  des 
Insectes  et  des  Poissons;  extraite  de  Buffon,  Lacépède,  Olivier,  etc.,  par  le 
bibliophile  Jacob.  4  volumes  grand  in-32,  ornés  de  525  figures  gravées  sur 
acier 6  fr. 

—  Le  même,  avec  les  325  figures  coloriées  avec  soin 10  fr. 

M-"»  AMABLE  TASTU 

Le  premier  Livre  de  l'Enfance,  lecture  et  écriture.  Simples  leçons  d'une  Mère 
à  ses  enfants.  1  vol.  de  80  pages,  grand  in-8,  illustré  de  plus  de  100  vignettes, 
papier  vélin  glacé,  cartonné  avec  la  couverture 2  fr. 


ŒUVRE  DE   DAVID  D'ANGERS 

Collection  de  125  portraits  contemporains  gravés  par  les  procédés  de  M.  Acii. 
Collas,  d'après  les  médaillons  du  célèbre  artiste.  Chaque  portrait  séparé- 
ment  75  c. 

Portraits  de  Washington,   de   Napoléon  I",    de  Louis-Philippe,   gravés 

d'après  les  procédés  de  M.  Ach.  Collas.  In-folio,  chacun,  . 3  fr. 

Bas>reliefs  du  Parthénon  et  du  temple  de  Phigalie,  disposés  suivant  l'ordre 
de  la  composition  originale  et  gravés  d'après  les  procédés  de  M.  Acii.  Collai. 
1  joli  album  in-4  oblong,  contenant  20  planches  et  un  texte  de  40  pages,  par 
M.  Ch.  Lenormant,  de  l'Institut,  cartonné  élégamment  à  l'anglaise 16  fr. 


niBLlOTIIÊQUE   D'ÉDUCATION   MORALE 


BIBLIOTHÈaUE  D'ÉDUCATION  MORALE 


Preiiiî«>rc  série  ù,  3  fr.  le  vol.  broché 

M-""  LA  PRINCESSE  OE  BROGLIE 

Les  Vertus  chrétiennes.  —  Les  Vertus  tliéologales  et  les  Commandements  de 
Dieu.  Ouvra^îe  approuvé  par  Mgr  l'Archevêque  de  Paris.  2  vol.  in-12,  illustrés 
de  lithographies  et  de  vignettes. 

M-  DE  WITT,  NÉE  GUIZOT 

Une  famille  à  Paris.  Scènes  de  la  Vie  des  jeunes  filles.  1  vol.  in-12,  orné  de 

lithographies  et  vigneltes. 
Promenades  d'une  Mère  ou  les  douze  mois.  1  vol.  in-12,  orné  de  lithographies 

et  de  vignettes. 

Les  Petits  Enfants,  contes.  1  vol.  in-12,  orné  de  lithographies  et  de  vignettes. 

Contes  d'une  Mère  à  ses  Enfants.  1  vol.  in-12,  orné  de  lithographies  et  de 
vignettes. 

Une  Famille  à  la  Campag^ne.  1  vol.  in-12,  orné  de  lithographies  et  de 
vignettes. 

Hélène  et  ses  amies,  histoire  pour  les  jeunes  filles;  traduit  de  l'anglais.  1  vol. 
in-12,  orné  de  lithographies. 

M"'  ULLIAC-TRÉMADEURE 

André  ou  laPiehre  de  touche  {Ouvrage  couronné).  INouv.  édit.  1  joli  vol.  in-12, 
illustré  de  lithographies. 

Contes  de  ma  mère  l'Oie.  Nouv.  édit.  1  joli  vol.  in-12,  illustré  de  lithographie.^. 

MICHEL  MASSON 

Les  Enfants  célèbres,  histoire  des  enfants  qui  se  sont  immortalisés  par  le 
malheur,  la  piété,  le  courage,  le  génie,  etc.  Nouvelle  édition.  1  vol.  in-12,  orné 
de  lithographies  et  vignettes. 

M-  GUILLON-VIARDOT 

Cinq  Années  de  la  Vie  des  Jeunes  Filles.  [L entrée  dans  le  monde.)  1  joli  vol* 
in-12. 

M"»  A.  TASTU 

Lettres  choisies  de  madame  ùe  Sévig^né,  avec  son  éloge.  {Couronné  par 
l'Académie  franç,aise.)  1  vol.  in-12. 

Deu.Yiëme  série  ù  2  fr.  le  vol.  brochée 

M-  GUIZOT 

L'Écolier,  ou  Raocl  et  Victor.  {Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française.) 
12'  édition.  2  vol.  in-12,  8  vignettes. 

Une  Famille,  par  M"*  Guizor,  ouvrage  continué  par  M""  .\.  Tastu.  7'  édition. 
2  vol.  in-12,  8  vignettes. 

Les  Enfants.  Contes  pour  la  jeunesse.  10'  édition.  2  vol.  in-12,  8  vignettes. 
Nouveaux  Contes  pour  la  jeunesse,  9' édition.  2  vol.  in-12,  8  vignettes. 
Récréations  morales.  Contes  pour  la  jeunesse.  10'  édit.  1  vol.  in-12,  A  vign. 
Lettres  de  Famille  suvVôducuùon.  {Ouvrage  cvuronné  par  l'Académie  française. 
5'  édition.  2  vol.  in-12 , G  Ir. 


2i  niBLIOTHÈQUE  D'ÉDUCATION  MORALE 


M""»  F.  RICHOMIVIE 

Julien  et  Alphonse,  ou  le  Nouveau  Mentor.  (Ouvrage  couronné  par  V Académie 
française.)  1  vol.  in-l2,  6  lithographies. 

ERNEST  FOUINET 

Souvenirs  de  Voyage  en  Suisse,  en  Grèce,  en  Espagne,  etc.,  ou  Récits  du 
CAPITAINE  Kernoel,  (Icstinés  à  la  jeunesse.  1  vol.  in-l-i  avec  6  lithographies. 

M""  C.  DELEYRE 

Contes  pour  les  enfants  de  5  à  7  ans.  Nouv.  édit.  revue  par  M°"F.  Riciiomme. 

J  vol.  in-1'2,  avec,  jolies  lithographies. 
Contes  pour  les  enfants  de  7  à  10  ans.  Nouv.  cdit.  revue  par  M""*  F.  Ri- 

CHOMME.  1  vol.  in-l!2,  avec  jolies  lithographies. 

M"«  ULLIAC-TRÉMADEURE 

Les  Jeunes  Naturalistes.  Entretiens  familiers  sur  les  animaux,  les  végétaux  et 

les  minéraux,  b'  édition.  iJvol.  in-12,  ornés  de  52  vignettes. 
Claude,  ou  le  Gagne-Petit.  [Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française.)  2«  édition. 

1  vol.  iu-12,  4  vignettes. 
Etienne  et  Valentin,  ou  Mensonge  et  Probité.   (Ouvrage  couronné.)  Z*  édition. 

1  vol.  in-l'i.  A  vignettes. 
Les  Jeunes  Artistes.  Contes  sur  les  beaux-arts.  Nouvelle  édition.  1  vol.  in-12. 

4  vignettes. 
Contes  aux  jeunes  Naturalistes  sur  les  animaux  domestiques.   5*  édition. 

1  vol.  in-12,  4  vignettes. 
Emilie  ou  la  jeune  fille  auteur.  1  vol.  in-12.  4  vignettes. 

M-  A.  TASTU 

Les  Enfants  de  la  vallée  d'Andlau,  notions  familières  sur  la  religion,  les 
merveilles  de  la  nature,  etc.,  par  M""*  VoIaut  et  A.  Tastu.  2  vol.  in-12,  8  vignettes. 

Lectures  pour  les  Jeunes  Filles.  Modèles  de  littérature  on  prose  et  en  ve7's, 
extraits  des  Ecrivains  modernes..  2  vol.  in-12,  8  portrailN. 

Album  poétique  des  jeunes  Personnes,  ou  Choix  de  poésies,  extrait  dos 
meilleurs  auteurs.  1  vol.  in-12,  4  portraits. 

M""  DELAFAYE-BRÉHIER 

Les  Petits  Béarnais.  Leçons  de  morale.  12'  édition.  2  vol.  in-12,  8  vignettes. 
Les  Enfants  de  la  Providence,  ou  .Aventures  de  trois  Orphelins,  (j*  édition, 

revue  par  M""  F.  liiciiOMME.  2  vol.  in-12,  8  vignettes. 
Le  Collège  incendié,  ou  les  Ecoliers  en  voyage.   G'  édit.    1  vol.    in-12,  4  vign. 

M-  L.  BERNARD 
Les  Mythologies  racontées  à  la  jeunesse.  5»  édition.  1  vol.  in-12,  orné  de  gra- 
vures d'après  l'antique. 

BERQUIN 
L'Ami  des  Enfants.  Édition  complète.  2  vol.  in-12,  32  figures. 

M-"'  EL.  MOREAU  GAGNE 
Voyages  et  aventures  d'un  jeune  missionnaire  en  Océanie,  etc.  1  vol.  in-12, 
4  lithographies. 

M""  DE  GENLIS 
Les  Veillées  du  Château,  ou  Leçons  de  Morale,  à  l'usage  des  enfants.  Nouvelle 

édition.  2  vol.  in-12  avec  vignettes. 
Théâtre  d'Éducation.  Nouvelle  édition,  2  vol.  in-12,  8  vignettes. 
Les  Petits  Emigrés.  Nouvelle  édition.  1  vol.  in-12,  4  vignettes. 

FERTIAULT 

Les  voix  amies.  Enfance,  jeunesse,  niison.  Poésies,  1  vol.  in-12. 


DICTIONNAIRES  2.'. 


OUVRAGES  DE   NAPOLEON  LANDAIS 

ET   DE   SES   COLLABORATEURS 

Grand  Dictionnaire  général  des  Dictionnaires  français,  résumé  do  tous 
les  (liclioiiuaircs,  parN.  Lamuis,  14"  édilion,  revue  et  augmentée  d'un  Complémenl 

de  1200  pages.  5  vol.  réunis  en  2  vol.  iirand  in-4  de  5000  pages 40  iV.. 

Ce  dictionnaire  contient  la  nomenclature  exacte  des  mots  usuels  et  académiques,  archaïques 

fl  néologiques,  artistiques,  géographiques,  historiques,  industriels,  scientifiques,  etc.,  la  conjugaison 

de  tous  les  verbes  irréguliers,  la  prononciation  figurée  des  mots,  les  élgmologies  savantes,  la  solution 

de  toutes  les  questions  grammaticales,  etc. 

Complément  du  Grand  Dictionnaire  de  Napoléon  Landais,  pour  les  onze 
premières  éditions,  par  une  société  de  savants  sous  la  direction  de  MM.  D.  Ciiijsu- 
noLLEs  et  L.  Barriî.  1  fort  vol.  in-4  de  près  de  1200  pages  à  5  colonnes..   .     15  fr. 

Grammaire  g^énérale  des  Grammaires  françaises,  présentant  la  solution  de 
toutes  les  questions  grammaticales,  par  i\.  Lanuais.  G»  édit.  1  vol.  in-4.  .     9  fr. 

Petit  Dictionnaire  des  Dictionnaires  français,  par  N.  Landais.  Ouvrage 
enlièremenl  refondu,  et  offrant,  sur  un  nouveau  plan,  la  nomenclature  complète, 
la  prononciation  nécessaire,  la  définition  claire  et  précise  et  Yétymolocjie  vraie 
de  tous  les  mots  du  vocabulaire  usuel  et  littéraire,  et  de  tous  les  termes  scien- 
tifiques, artistiques  et  industriels  de  la  langue  française,  par  M.  Ciiésurolles. 
1  très-joli  vol.  in-o2  de  GOO  pages 1  fr.  50 

Dictionnaire  des  Rimes  françaises,  disposé  dans  un  ordre  nouveau  d'après  la 
distinction  des  rimes  en  suffisantes,  riches  et  surabondantes,  etc.,  précédé  d'un 
Traité  de  Versification,  etc.,  par  N.  Landais  et  L.  Barré.  1  vol.  in-o2.    .    1  fr.  50 

Petit  Dictionnaire  biographique  des  personnages  célèbres  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  pays,  extrait  du  Dictionnaire  de  Napoléon  Landais,  par  M.  D.  Ciiésu- 
rolles. 1  fort  vol.  grand  in-o2  de  GOO  pages i  fr.  50 

Dictionnaire  classique  de  la  Langue  française,  avec  Vétymologie  et  la  pro^ 
nonciation  figurée,  etc.  1  vol.  in-8 3  fr. 


DICTIONNAIRE  DE  TOUS  LES  VERBES 

De  la  langue  française  tant  réguliers  qu'irréguliers,  entièrement  conjugués,  sous 
forme  synoptique,  précédé  d'une  théorie  des  verbes  et  d'un  traité  des  parti- 
cipes, etc.,  d'après  I'Académie,  Lavau.v,  Trévoux,  Boiste,  Napoli':o\  Landais  et  nos 
grands  écrivains;  par  MM.  Verlac  et  Ijtais  de  Gau.v,  professeur,  membre  de  la 
Société  grammaticale  de  Paris,  etc.  1  beau  vol.  in-4.  Nouv.  édit 10  fr. 


VERGANI 

Grammaire  italienne  en  20  leçons,  revue  par  Morretti  et  augmentée  par  Bru- 
netti.  Nouvelle  édition.  1  vol.  in-12 , 1  fi. 


Le  Corps  de  l'Homme.  Traité  complet  d'anatomie  et  de  pliysiologie  Immaine, 
.suivi  d'un  Précis  des  Systèmes  de  Lavater  et  de  Gall;  à  l'usage  des  gens  du 
monde,  des  médecins  et  des  élèves,  par  le  docteur  Galet.  4  vol.  in-4,  illustrés 
de  plus  de  400  figures  dessinées  d'après  nature  et  lithographiées.       ...     90  fr. 

—  Le  jIsme  ouvrage,  avec  les  400  figures  coloriées  avec  le  plus  grand  soin.    140  Ir. 


flimyEUE  COLLECTION  DES  MÉMOIKES  RELATIFS  Â  L'HISTOIRE  DE  FRANCS 

P&r  MM.  inichaud'et  l>oujoulat, 

Afco  la  collaboration  de  MM.  Champollion,  Baiin,  Moreau,  ce. 

U  Ttlooei  grand  \n-t  jésos  i  ï  col.,  iltastrés  d«  plus  d«  100  portraits  sur  acier.  Prix:  SiO  (T. 


TOME  I. 

€.  OH  VlLLBHlRDOUIN.  —  H.  DB  VALB5CIE5NK9. 
P.   SARRAZIN.    —  SlRB  DE  JoiNVILLE.  —  SUF   le 

règne  de  saint  Louis  et  les  Croisades  (1198-1270). 
Du  GUESCLiN.  —  Mémoires  (13.. .-1380). 
Chribtinb  de  Pisan  —  Le  Livre  des  faits,  etc.,  du 

roi  Charles  V  (1336-1372). 
TOME  n. 
Ch.db  PiSAW.— Le  Livre  des  faitJ,S«  part,(1376-1380K 
Extraits  des  CnROKiQUEURS,  sur  les  règnes  de 

Philippe  le  Hardi,  etc.,  jusqu'à  Jean  II. 
JBAN  LK   MAINGRE  dit  BOUCICAUT  (1368-U21). 
J.DES  Ur81>8  (1380-14-22). — P.DR  Fenit<(U07-U27). 
ArfOKYMB.  —  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  sous 

Charles  VI  (U09-H22). 

TOME  III. 
MÉMOIRES  sur  Jeanne  d'Arc  (U22-1429). 
G.  Grukl.  —  Hist,  d'Arlus  de  Richemont  (1 413-1457). 
Anonyme.  —  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  sous 

Charles  VU  (1422-1449). 

0.  ?B  LA  Marche.  —  J.  du  Clbrcq  (1435-1489). 

TOME  IV. 
Ph.  de    CoMiNES.  —  Mem,  (1464-1498). 
Jean  de  Troyes.  —  Chronique  (1480-1483). 
G.  DE  Villeneuve.  —  Mém.  (1494-1497). 

1.  BoucHET-  —  Panég.  de  la  Trémouille  (1460-1525). 
Lb  Loyal  serviteur.  —  Hist.  du  bon  chevalier 

Bayard  (1476-1524). 

TOME  V. 
La  MARK.seign.  de  Fleurange.  —  Hist.  des  règnes  de 

Louis  Xll  ft  (le  François  1er  (1499-1521). 
Louise  db  Savoie.  —  Journal  (1476-1522). 
Martin  et  G.  du  Bellay.  —  Méin.  (1813-1547). 

TOME  VI. 
F.  DE  Lorraine,  duc  de  Guise. —Mém.  (1547-1581). 
L,  DE  Bourbon,  prince  de  Condé  (1559-1564). 

A.  DU  PUGET.  —  Mémoires  (1561-1596). 

TOME  VII. 

B.  DE  MoNTLDC.  —  Fr.  DB  Rabutin.  —  Commen- 
taires (1521-1574). 

,*  TOME  VIU. 

Saulx-Tavannes Mémoires  (1515-1595). 

Salignac.  —  Le  siège  de  Metz  (1552). 

COLIGNY.  —  Le  siège  de  S.-Quenlin  (1557). 

La  Chastrk.  —  Mémoires   du   duc  de  Guise  en 

Italie,  etc.  (1556-1657). 
RocHEcnouART.  —  Acii.  Gamon.  -' j.  Puilippi. 

—  Mémoires  (1497-1590). 

TOME  IX. 
VlBlLLEVILLE.  — Mém.  (1527-1571).— Castelnau. 

(1659-1570).— J.  DK  Mergky  (1554-1589).— Fh.  DB 

LA  Noue  (1562-1570). 

TOME  X. 
B.  DU  ViLLARDS.  —  Meiu.  (1559-1569).  —  Marc,  de 

Valois.  (1569-1532).  —Pu.  de  Cheverny.  (1553- 

1582).— Pu.UURAULT.èv.  dpChartres.(1599-1601). 
TOME  XI. 
Duc  DE  Bouillon.  —  Mem.  (1555-1586).  — Ch.  duc 

d'Angoulême  (1589-1593).— Dk  Villrroy.  Mém. 

d'État  (1581-1594).  —  J.-A.  dk  Thou  (1553-1601). 
J.  CiioisNiN.   —   Mèm.    sur   l'élection    du  roi  de 

Pologne  (1571-1573). 
J.  Gillot,   L.   Bochgeois,  Dubois.  —  Relations 

touchant  la  régence  de  Marie  de  Médicis,  etc. 
Mato.  Merle  et  S.-Auban.  —  Mém.  sur  les  guerre» 

de  religion  (1572-1587). 
M.  DB  Mar:.  '  f,Ac  et  Claude  Groulabt.  —  Mém. 

et  vo*ap^    #-  cour  (1588-1600). 
TOMES  Xll-Xlll. 

f  —  Chronol.  novenaire  (1589- 
f  septénaire,  etc.  (lB»8-i60»). 


TOMES  XIV-XV. 
P.   DB     l'Estoile.  —  Registre-journal     d'uD 
curieux,  etc.  (1574-1589),  publié  d'après  le  manu- 
scrit autographe  presque  entièrement  inédit,  par 
MM.  Champollion.  —  Mém.  et  jo'.irnal  (15ii9-18tt.) 
TOMES  XVI-XVII. 
Sully.  — Mém.  des  sages  et  royales    œconomiei 

d'Estat,  etc.  (1570-1628). 
Marbault,  secrétaire  de  Duplessis-Mornay.  —  Ré- 
marques  inédites  sur  les  Mémoires  de  Sully. 
TOME  XVIII. 
Jeannin.  —  Négociations  (1598-160»). 

TOME  XIX. 

Fontenay-Mareuil  (1609-1 647). Pontchartr a im 

Mém.  (1610-1620).—  M.  DE  Marillac  —  Relation 

exacte  de  la  mort  du  maréchal  d'Ancre.  —  RohaN. 

Mém.  sur  la  guerre  de  la  Valteline,  etc.  (1610-1629). 

TOME  XX. 

Bassompierrb  (1597-1610).  D'ESTRÉES  (1610-1617). 

Tu.  DU  FOSSB.  —  Mémoires  de  Pontis  (1597-1658). 

TOMES   XXI-XXII. 
Cardinal  de  Richelieu.  —  Mémaires  (1600-lSSS). 

TOMES  XXIII. 
C.  de  Richelieu.  —  Mém.  et  Teslam.  (ie3»-16S8) 
Arnauld  d'Andillt  —  Mém.  (1610-16*6). 
Arbé  Ant.  Arnauld  (1834-1675). 
Gaston,  duc  d'Orléans  (1608-1636). 
Duchesse  de  Nemours.  —Mémoires 

TOME  XXIV. 
Mme  DB  MOTTBVILLB.- Le  P.  Bbrtbod  (1616-1M<|>. 

TOME  XXV. 
Gard,  db  Retz.  —  Mémoires  (1648-1679). 

TOME  XXVI. 

Guy  JoLT.  —  Mém.  (1648-1685).  Cl.  Joly.  —  Mém, 

(1650-1658).  —  P.  Lenet,  —  Mém.  (1627-1669). 

TOME  XXVII. 

Briennb  (1C15-1661).  —  MontrÉsor  (1632-1637). 

FoNTRAiLLES.  —  Relation  de  la  cour,  pendant  la 

faveur  de  M.  de  Cinq-Mars  (1641). 
La  Châtre.— Mém.  (1642-1643).—  TuRENNE.Méra. 
(1643-1859).  —  Duc  d'York.  Mém.  (1652-168»). 

TOME  xxvin. 
Mlle  DE  MoNTPENsiER.  —  Mémoires  (16Î7-1688). 
V.  Conrart.  —  Mém.  (1652-1661). 

TOME  XXIX. 
Montglat.  —  Mèm.  sur  la  guerre  entre  la  Pr&ce* 

et  la  maison  d'Autriche  (1635-1660). 
La  Rochefoucauld.  —  Mèm.  (1630-1652). 
GouRVlLLE.  —  Mémoires  (1642-1  «««^ 

TOME  XXX. 
O.TALON.-Mém.  (1630-1653).— Choisy(1844-172M 

TOME  XXXI. 
Henri,  duc  de  Guise.  —  Mèm.  (1647-1648).  —  Gra- 
MONT.  —  Mém.  (1604-1677).  —  Guiche.— Relation 
du  passage  du  Rhin,  —  Du  Plessis.  —  Mèm.  (1622- 
1671).  M.  DE  •"  (de  Brégy).  —  Mem.  (1613-1690). 
TOME  XXXIl. 
La  Porte.  —  Mém.  (1624-1666). 
Chevalier  Temple.  —  Mèm.  (1672-1679). 
M  VE  de  la  Fa  YETTE.-  Hist.  de  Mme  Henriette  d'An. 
gleterre.  —  Mem.  de  la  cour  de  France  (1688-1689). 
La  Fare.— Mém.  (1661-1693).— Bkrwick.—  Mem 
(1670-1734).  —  Caylus.  —  Souvenirs.  —  Tokcv. 

—  Mém.  p.  servir  à  l'hist.  des  négociât.  (1697-1713) 

TOMR  XXXllI. 
YiLLARS.— Mém.  (1672-1734).— FORBIN  (1677-1710). 

—  Duguay-Trouin.  —  Mémoires  (1689-1710). 

TOME  XXXIV. 
Duc  de  Noailles.  —  Mém,  (1663-1756).  —  DuCï.ot> 

—  Méin.  secrets,  etc.  (n;0-1725). 

Mme  DB  Staal-Dblauna/.  —  Memoire<.  ^ 


TRÉSOR 

DE  -NUMISMATIQUE 

ET  DE  GLYPTIQUE 

ou 

Recueil  général  des  Médailles,  Monnaies,  Pierres  gravées,  Bas-Reliefs,  Ornemeyls,  elc 
TANT    ANCIENS    QUE    MODERNES 

LES  PLUS   INTÉRESSANTS  SOUS   LE  RAPPORT  DE  l'aRT  ET  DE  LHISTOIRE 

GRAVÉ    PAR     LES     PROCÉDÉS    DE     M.    ACHILLE    COLLAS 

bOUS   LA  Wr.EGTION   DE 

M.  PAUL  DELAROCHE,  peintre;  M.  HENRIQUEL  DUrONT,  graveur, 
il.  CHARLES  LENORMANT,  conservateur  de  la  Rihliothèque,  membre  de  Tins  tilut,  etc. 

20  parties  ou  volumes  in*folio,  comprenant  plus  de  1,000  planches 
accompag^nées  d'un  texte  historique  et  descriptif. 

PRIX  :    1   260    rn. 


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1 

rVumisma tique   des  Rois  grecs 1    vol.   avcC   1)^   pL 

rVouvelIe   Galerie   mythologique 1    voL   avec   52  pi. 

Bas-reliefs   du    Parthénon,  etc 1    vol.    avec  16   pi. 

Iconographie  des  Empereurs  romains  et  de  leurs  familles.  1   VOl.  aVCC  64  pi. 

II 

Histoire  de  l'Art   monétaire  cllCZ   leS  modernCS 1    Vol.   aveC  56  pi. 

Choix   historique  des  Médailles   des   Papes 1    Vol.    aveC  48  pi. 

Recueil  de  Médailles  italiennes,  xV  et  XVl"    slècle 2   VOl.   aveC  (S4  pi. 

Recueil  de   Médailles  allemandes,  XVI*  et  XVll"  siècle..     .     .  1    VOl.   avec  48   pi. 

Sceaux  des  Rois  et  Reines  d'Angleterre 1    vol.   avec  56  pi 

III 

Sceaux,  des  Rois  et  des  Reines  de  France 1    Vol.   avec  28  pi. 

Sceaux  des  grands  feudataires  de  la  couronne  de  France.  1    vol.   aveC  32  pi. 
Sceaux  des  communes,  comnrtunautés,  évéques,  barons  et 

abbés i  vol.  avec  24  pi. 

Histoire  tle   France  par  les  Médailles  s 

1"   de   Charles  Vil  éi   Henri  IV 1    vol.    aveC  68  pi. 

2°   de  Henri  IV   à  I^ouis  XIV 1    Vol.    aveC   36  pi. 

7)"  de  i.ouis  XIV  àfTSs »....  1  vol.  avec  56  pi. 

4°   Révolution  française 4 1    VOl.   avcC   96   pU 

5°   Kmpire  français 1   VOl.    BveC  72  pi. 

IV 

Ifttecueil  gênerai  de  Bas-rcIiefs  et  d'Ornements..    .    i    .    ,  2  VOl.  aveC  100  pi. 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


BARTOLOMEO  BORGHESI 

Publiées  par  les  ordres  et  aux  (rais  de  S.  M.  l'Empereur  NAPOLÉON  III 

ET  PAH  LES   SOINS   u'lNE   C0MMIS:~I0N  COMPO-SÉE   DE 

MIV!.  LÉON   RENIER,  J.   B.   DE  ROSSI,   N.  DESVERGERS,  CAVEDONI, 
G.  HENZEN,  MINERVINI,  RITSCHL,  ROCCHI  ET  E.  DESJARDINS,  secrétaire 

LES   ŒUVRES    COMPLÈTES    DE   BOUGHESI   FORMERONT   5  SÉRIES 

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4"  La   Correspondance,  dont  la  plus  grande  partie  est  inédite  cl 
qui  formera  aussi  plusieurs  vol.  in-4. 

5°  L'Introduction,  comprenant  la  biographie  et  les  œuvres  littéraires 
deBor-ihesi- 


LETTRES,  INSTRUCTIONS  ET  MÉMOIRES 


DE 


COLBERT 

PUBLIÉS 

d'après  les  ordres  de  l'Empereur,  sur  la  proposiliou  de  M.  le  Miiiislre  des  finances 
PAR  M.  PIERRE  CLÉMENT,  de  l'institut 

Tomes  I  à  III  parus  en  cinq  parties,  gr.  in-8.  —  Prix  :  46  fr. 


LE  NORD  DE  L'AFRIQUE 

DANS  rANTIQUITÉ  GRECQUE  ET  ROMAINE 
ÉTUDE  HISTORIQUE   ET  GÉOGRAPHIQUE 

PAR 

M.  VIVIEN  DE  SAINT-MARTIN 

OUVRAGE    COURONNÉ    EN    1860   PAR    l'aCADÉMIE   DES    INSCRIPTIONS   ET    RELLES-LETTRES 

1  vol.  grand  iu-8  aicompagné  de  4  cartes  (Imprimerie  impériale).  Prix  :  12  fr. 


PAHIS.  —   IMP.    MMON   HAÇON   Eï  COMP.  ,    l'.UE   D'Er.KLIiilI,   1. 


JOURNAL  DES  SAVANTS 

COMPOSITION  DU  BUREAU  : 

M.    LE  MINISTRE   DE   L'INSTRUCTION   PUBLIQUE,    Président. 


Assistants 
M.  LEBUUN,  de  l'Académie  française. 
M.  GIRAUD,  de  l'Acad.  des  sciences  morales. 
M.  NAUDET,  (le  l'Académie  des  inscriptions 

et  des  sciences  morales. 
M.  WÉRDlÉli,  de  l'Acad.  fr.  et  des  inscript- 

Auteurs 
M.  V.  COUSIN,  de  l'Acad.  fr.  et  se.  morales. 
M.  CHEVI'.EUL,  de  l'Académie  des  sciences. 
M.  LIOUVILLE,  de  l'Académie  des  sciences 


M.  VILLEMAIN,  de  l'Académie  française  et 

des  inscriptions. 
M.  P.EVlA,  de  l'Acad.  des  Beaux-Arts. 
M.  FLOURENS.  de  l'Acad.  fr.  et  des  sciences 
JI.  PATIN,  de  l'Académie  française. 
M.  WIGNET,  de  l'Acad.  fr.  et  des  se.  morales. 
M.  L.  VriET,  de  l'Acad.  fr.  et  des  inscript. 
M.  B.  SAIM-IIILAIRE,  de  l'Ac.  des  se.  mor. 
M.  LITTRE,  de  l'Académie  des  inscriptions. 


CONDITIONS    DE   L'ABONNEMENT 

Le  Journal  des  Savants  paraît  chaque  mois  par  cahiers  de  8  leuilles  ia-4.  Le  prix 
de  l'abonnement  est  de  56  IV.  par  an  pour  Paris,  et  de  40  fr.  pour  les  départcmentà. 

Chaque  année  formel  volu  me.  Il  reste  encore  quehjues  exemplaires  de  la  collection 
en  47  vol.  au  prix  de  705  fr.  On  peut  avoir  ensemble  ou  sépaicment  les  années 
depuis  1850  jusqu'en  1865  au  prix  de  25  fr. 

REVUE  ARCHÉOLOGIQUE 

00 

RECUEIL  DE   DOCUMENTS   ET  DE  MÉMOIRES  RELATIFS  A  l'i^TUDE  DES  MONUMENTS 

A   LA    NUMISMATIQUE    ET   A  LA   PHILOLOGIE 

DE  L'ANTIQUITÉ   ET   DU   MOYEN   AGE 

PUBLIÉS   PAR 

MUI.  le  vicomte  de  Rougé,  de  Il.oiigpérier,  F.  de  Saulcy,  Alfred  IWaury, 

le  duc  de  Uuynes,  Renier,  Brunet   de  Preste,  Aliller,  Eg^ger,  Beulé, 

Membres  de  l'Institut; 
'Vioiiet-ie-Duc,  Architecle  du  Gouvernement; 

le  général  Crealy.  A.  Bertraod,  Cliabouillet,  de  la  Société  des  .\nt.  de  Fiauce  ; 

A.  Mariette,  Deveria,  Conservateurs  du  Musée  du  Louvre; 

Vallet  de  Viriville,   Professeur  à  l'École  des  chartes;   Perrot,  Heuzey, 

de  l'École  d'Athènes,  etc. 

ET  LES    PRINCIPAUX   Ar.CHÉOLOGUES    FRANÇAIS   ET  ÉTHANGERS 

MODE  ET  CONDITIONS  DE  L'ABONNEMENT 

La  Revue  archéologique  paraît  chaque  mois  par  cahiers  de  64  à  80  pages 
'pïrand  iti-8,  qui  forment,  à  la  lin  de  chaque  année,  deux  volumes  ornés  de 
planches  gravées  sur  acier  et  de  gravures  sur  bois  intercalées  dans  le  texte. 

Prix  :  Paris  :  Un  an,  25  fr  —  Départements  :  Un  an,  27  fr. 

Les  années  1860  à  1864,  formant  les  10  premiers  volumes  de  la  nouvelle  série, 
coûtent  chacune  25  fr.  (On  traite  de  gré  à  gré  pour  la  Collection). 


l'ARlb.   —   MMON   UA.O.N  li  1'  COiMl'.,  HUE   u'i-r.FUr.TH,    I. 


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