Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Ottawa
littp://www.archive.org/details/lopardiOOIeop
o-K-GZ
\
\
* Droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous pays.
BUSTE DE LEOPABDI SCULPTE PAR MOXTEVERDE
BIBLIOTHÈQUE DES POÈTES FR.\NÇAIS ET ÉTRANGERS
LEOPARDI
Traduction inédite de VICTOR ORBAN
POESIES COMPLETES -- DIALOGUE DU PASSANT
ET DU MARCHAND D'ALMANACHS -- DIALOGUE
DE LA NATURE ET d'UN ISLANDAIS - ÉLOGE
DES OISEAUX - DIALOGUE DE MALAMBRUN ET
DE FARFARELLO - DIALOGUE DE LA NATURE
ET d'une AME -- PENSÉES CHOISIES
Notice Biographique et Bibliographique
par
ALPHONSE SÉCHÉ
Avec portraits et gravures
LOUIS-MICHAUD
168, boulevard Saint- Germain
PARIS
LEOPARDI
SUR LEOPARDI
J'ai renoncé à tous les plaisirs des jeunes gens. Dès l'âge
de dix ans, j'ai employé ma vie à méditer, à écrire, à
étudier. Non seulement je n'ai jamais pris une heure
de récréation; dans mes études je n'ai jamais demandé ni
obtenu d'autres secours que ma patience et mon propre
travail. Tout le fruit que j'ai retiré de mes fatigues a été
d'être méprisé d'une manière extraordinaire pour un
homme de mon rang, surtout dans un petit pays. Après que
tous m'eurent abandonné, il plut à ma santé de s'en aller
aussif Ayant commencé de penser, de souffrir dès mon en-
fance, j'ai accompli à vingt et un ans le cours d'une longue
vie de malheurs, et je suis moralement vieuoé ou plutôt dé-
crépit... Il est temps de mourir; il est temps de céder à la
fortune, — la plus cruelle des résignations pour un jeune
homme qui se sent à l'âge des belles espérances, mais le
seul plaisir qui reste à celui qui, après de longs efforts,
s'aperçoit qu'il est né sous un destin maudit. »
C'est en 1820 que Giacomo Leopardi écrivait ces lignes
désenchantées. Né à Recanati {marche d'Ancône), le 29
juin 1798, il n'avait donc pas 22 ans... Et cette tristesse
n NOTICE SUE GIACOMO LEOPABDI
navrante, ce fessimisme profond n'était pas de la litté-
raturei II faut suii>re le douloureux calvaire de sa vie
pour comprendre cette amertume, ce dégoût de l'existence
qui sera comme le fonds même de la philosophie du poète...
Fils aîné du comte Monaldo Leopardi et de Adélaïde
Antici, Giacomo Leopardi fut élevé chez lui par des pré-
cepteurs ecclésiastiques. Son père était une sorte d'original
qui publia plusieurs volumes et laissa nombre de manus-
crits, des tragédies, des poésies sacrées et profanes, etc.
Depuis l'âge de 18 ans, il ne s'habillait que de noir. Il
assure qu'il fut le dernier en Italie à porter Vépée. Il dit
de sa mise sévère : « Elle m'a imposé un maintien décent,
m'a évité beaucoup de dépenses et m'a valu le respect du
peuple. Avec Vépée au côté, je ne pouvais compromettre
ma dignité, même en le voulant. » — Heureux homme!...
Autoritaire à l'excès, il aurait sans doute terrorisé les
sieris, si lui-même n'avait eu à supporter le joug d'une
épouse peu commode et qui, dès qu'elle avait été^a femme,
s'était fait remettre l'entière dirzction de la maison dont
le patrimoine était singulièrement compromis — et, durant
plus de 50 ans, elle lutta pour restaurer la fortune détruite.
On devine aisément quelle pouvait être, entre cet excen-
trique gentilhomme et cette femme rapace et dure, la vie
du jeune Leopardi.
Il avait bien près de lui s(Jii frère Carlo, qu'il avmait
d'une amitié profonde: « C'est un autre moi-même, et il
sera toujours l'être le plus cher que j'aurai au monde »,
dira-t-il plus tard; il avait aussi sa sœur Paolina, sa
Pilla' comme il l'appelait, cœur délicat et affectueux, es-
prit élevé et cultivé; mais, en dehors d'eux, il ne trouvait
plus personne à qui ouvrir son âme. Or, faible comme il
Vêtait, sensible et enthousiaste, il avait un împérieuxc
besoin d'affection et d' expansion. Ce quil lui aurait falhi,
c'eût été la tendresse cajoleuse et indulgente d'une mère.
La sienne se tenait distante et ne lui inspirait que de
la froideur.
« La comtesse Adélaïde, — dit la comtesse Teresa Leo-
pardi, la femme du frère de notre poète, — tendait sa main
aux lèvres de ses enfants et ne les pressa jamais sur son
sein... »
GIACOMO LÈOPARDl
IV NOTICE SUR
Ainsi délaissé, il n'acait qu'une seule ressource pour
tuer l'ennui qui le hantait déjà et pour occuper son esprit
exalté: les livres. Il avait un extraordinaire besoin de
tout connaître.
A H ans, il étonnaU par son érudition, et ses maîtres
n'avaient plus rien à lui apprendre. Alors, il continua de
s'instruire lui-même. A 16 ans, c'était un helléniste con-
sommé; il disait qu'il pensait plus clairement en grec
qu'en italien. Il exagérait sans doute. Ce qui est sûr,
c'est qu'il rétablit si parfaitement le texte d'une vie de
PLfOTiN, par Porphyre, et il avait accompagné ce travail
de gloses si judicieuses, que le philologue allemand Creu-
zer, qui avait pourtant consacré sa vie à l'étude de Plo-
tin, eut recours au manuscrit de Ltopardi et lui fit même
plusieurs emprunts pour son édition des ennéades.
De^SlIf à 1817, Leopardi se consacra presque uniquement
à des travaux d'érudition: il écrivit un commentaire sur
LA VIE ET LES OL^VHAGES d'hESYCHIUS DE MILET, raSSCmÏÏla
LES FRAGMENTS DES PÈRES GRECS DU II' SIÈCLE ET DES HISTO-
RIENS ECCLÉSIASTIQUES ANTÉRIEURS A EUSÈBE, fit une disser-
tation sur les CESTES de Julius Africanus, sur la vie de
MOSCHUS, sur LA BATRACflOMYOMACHM. SUr la RÉPUTATION
d'horace chez les anciens, sur les erreurs populaires
DES ANCIENS. Il était si pénétré de l'antiquité grecqxie,
qu'en 1817, il prit un malin plaisir à mystifier ses contem-
porains en publiant la soi-disant traduction avec leçons et
gloses d'un hymne a n'eptune et le texte de deux odes ana-
créontiques qu'il prétendait avoir découvertes dans un
vietuc manuscrit de la Biblioihèque Vaticane. L'imitation
était si réussie que plusieurs s'y laissèrent prendre.
On*^iura une idée des connaissances de Leopardi lorsque
nous aurons dit qu'en plus du grec et du latin, il savait
encore parfaitement le français, l'anglais, l'allemand, l'es-
pagnol et l'hébreu.
Dans les mêmeg temps, Leopardi collabore au spettatore
de Milan; il trad^nt aussi quelques poètes grecs: Moschus,*
le premier livre de T odyssée, le deuxième de Tenéide. Ces
traductions le mirent en rapport avec l'illustre écrivain et
patriote Pietro Giordani, qui devait devenir son ami et le
GIACOMO LEOPARDI . V
confident de toutes ses pensées, de tous ses chagrins, de
tous ses rêves. Giordani eut d'ailleurs une très heureuse
influence sur Vesprit du poète. C'est évidemmerîi sous son
impulsion que Giacoitto écrivit ses premiers poèmes patrio-
tiques sur TiTALiE ef sur le monument de dante. « 0 ma
patrie, s'écriait-l, je vois les murs et les arcs et les colonnes
i
f
pfe ,
comte MOXALDO LEOPARDI
et les statues et les tours solitaires de nos aïeux; mais
leur gloire, je ne la vois pas... » Et encore, dans son poème
sur Dante: « 0 Italie, aie à cœur d'honorer ceux qui ne
sont plus, car aujoxîfd'hui tes contrées sont veuves de
pareils hommes, et il ne teste personne dont tn puisses
VI aillent t' enorgueillir. » En exaltant ainsi les choses et les
hommes du passé, il espère stimuler l'ardeur et le patrio-
tisme de ses concitoyens.
VI . NOTICE sm
Le retentissement de ces poèmes fut énorme; d'un seul
coup le nom de Leopardi devint célèbre, et de tous les
côtés les patriotes lui écrivent leurs remerciements et leur
admiration.
'Ces sympathies qui lui venaient d'un jjcu partout de-
vaient lui être de précieux encouragements et, sans doute,
de se sentir compris, de se savoir des amis, cela apportait-il
quelque adoucissement aux maux de toutes sortes dont il
était assiégé. Aux douleurs physiques (la tuberculose ron-
geait' sa poitrine et déformait ses os), s'ajoutait encore un
incurable mal moral qui, hélas! ne le quittera jamais. Et
puis, il étouffe sous le toit paternel, il porte en lui une
inquiétude et un besoin de voir, de connaître, de se déplacer
qui le poussent vers des milieux nouveaux et agités.
Il écrit à Giordani, en l'année 1818 : « Je me suis abîmé
par sept années d'études folles et désespérées à l'âge où
je me formais et où ma complexion devait s'affermir...
Aussi je sais et je vois que ma vie ne peut être que malheu-
reuse. Cependant je ne m'en effraie pas; j'ai passé des
années si dures que je ne crois pas possible qu'il m'arrive
quelque chose de pire. » Plus tard, cependant, U'dira qu'il
n'y a pjas de situation si malheureuse qu'elle ne puisse
empirer!
Il s'ennuie à mourir. Il déteste d'ailleurs Becanati et les
Recanatais. Il n'a qu'une idée, partir, aller à Borne. Mais
ses projets sont découverts, et le voilà forcé de rester dans
cette a caserne » qui était sa maison natale.
Bientôt, une maladie d'yeux l'empêche de travailler,
même de lire. C'est un désespoir et une solitude atroces.
Alors il s'enferme dans sa chambre et il pense, et il rêve,
et il se noie dans une mélancolie sans nom.^Par la fenêtre,
par-dessus le mur du jardin, il aperçoit dans la petite
maison d'en face, la fille du cocher de son ptre, Teresa
Fattorini, et aussi une 2}auvre ouvrière. Maria Belardini. Il
s'intéresse à elles, à leurs jeux, à leurs travaux. Il est
comme un prisonnier qui regarde la*vie à travers les bar-
reaux de sa cellule. Ces jeunes filles, ce sont les seuls êtres
qui lui apportent un peu de distraction; pour elles il
imagine des histoires, il bâtit des romans et dans son
complet abandon, dans son immense besoin d'affection, il
GIACOMO LÊOPARDI
VII
se 'prend d'un véritable amour pour ses petites voisines.
Plus tard, il se souviendra d'elles avec émotion et sous le
nom de Silvia et de Nérina il leur consacrera quelque chant
attristé et doux.
A vivre toujours sur lui-même,il mâche et remâche toutes
ses pensées. Parvenu d'abord, par la réflexion, au déisme,
il ne tarde pas à verser dans l'athéisme absolu, il nie tout
chapelle élevée a la mémoire de g. leopardi, dans
l'Église s. -vitale a ftjorigrotta (naples)
— après avoir tout adoré. — Il renie la religion, il renie
la patrie, il renie l'amour. Il n'espère ni dans le présent,
ni j^ ans l'avenir du monde, ni dans le mystère de F au delà.
« Notre vie, à quoi est-elle bonne? Seulement à la mé-
priser. » So7i pessimisme aboutit au stoïcisme. Il oppose
la résignation à l'éternelle et universelle souffrance.
Ce n'est qu'en 1822 que son père consentit à le laisser
aller à Rome. Ce sera le début de ses pérégrinations sans
fin. Du jour où il quitte Recanati, il n'a plus un instant
VIII NOTICE SUR
de tranquillité. La géîie et la maladie vont faire de lui
une sorte de Juif errant. Il arrive à Rome, et n'y éprouve
que déceptions. A peine trouve-t-il quelques amis auprès
du corps diplomatique. Niehuhr, qui était alors ministre
de Prusse à Borne, s'efforça de lui obtenir un emploi
auprès du gouveinement pontifical. Mais il fallait que le
postulant prit au moins le costume ecclésiastique, et les
convictions de Leopardi s'opposaient à cette concession.
Un éditeur lui offre d'entreprendre une traduction des
œuvres complètes de Platon. — -S'a santé l'empêche d'ac-
cepter. — Après six mois, il est obligé de rentrer cheg lui,
en avril 1823, épuisé.
Sa hautaine mélancolie et son stoïcisme désespért s'ex-
priment dans sa caxzone a brutus le jeune, qu'il projette,
d'ajouter à ses poésies dont il prépare une nouvelle édition
pour tromper soji ennui. Mais la censure de Bologne met
son veto sur ce poème. « Mon cher ami, écrit aussitôt
Leopardi à Brighêmti, j'ai un très grand défaut, c'est de
ne pas demander permission axix moines quand je pense ou
que j'écris, de là vient que, quand ensuite je» veux im-
primer, les moines ne me donnent pas la permission de le
faire... Vous dites fort bien que les théologiens sont une
race aussi obstinée que les femmes. On leur arracherait
plutôt toutes les dents de la bouche qu'une idée de la tête.
Je crois qu'il vaut encore mieux avoir affaire aux femmes,
et même au diable, qu'à eux. »
Xéanmoins. l'interdit fut levé et les poésies de Leopardi
ptarurent, en 1824, à Bologne, avec une préface où l'auteur
comparait les dernières paroles de Théophraste sur le néant
de la gloire aux dernières paroles de Brutus sur le néant
de la ^ertu.
Grâce à un éditeur de Milan qui lui confie quelques
travaux, dont l'annotation du Canzoniere de Pétrarque, il
peut quitter à nouveau Becanati. Mais Milan lui déplaisant
par trop, il alla vivre à Bologne, des vingt écus mensuels
que lui donnait l'éditeur milanais et de quelques leçons.
C'est à Bologne qu'il va connaître pour la première fois,
et malgré son pessimisme et son dédain pour le sexe fafble,
le véritable amour: « J'ai noué, — écrit-il à son frère —
avec unejemrne du monde, des relations qui sont presque
GIACOMO LEOrARDI IX
toute ma vie. Elle T^eat 'plus jeune, mais [tu peux me
'croire, moi, qui ai cru jusqu'ici la chose impossilbe), elle
a une grâce et un esprit, qui sujjpléent à la jeunesse et font^
naître une illusion merveilleuse. » Il est transformé, pour
un moment, il oublie toutes ses misères, ou bien il les
confie à celle qu'il aime: et cela le soulage, cela le récon-
forte. Un sourire a suffi pour lui faire reprendre goût à
la vie. « Elle m'a désenchanté du désenchantement », dit-if.
La dame n était plus jeune, mais, à cet être faible, ma-
lade, une femme déjà âgée, n'était-ce pas ce qu'il fallait.
N'avait-il pas davantage besoin de soins et de tendresses
comme maternelles plutôt que de caresses passionnées? Or,
une. maîtresse de quarante ans c'est un peu comme une
mère très tendre. Cette femme compatissante, c'était la
comtesse C'arniani Malvezzi. Florentine de naissance, elle
s'était mariée à Bologne oii elle vivait. Elle était très
cultivée . — elle traduisait Cicéron et faisait des vers. Leo-
pardi hii donnait des conseil . — En réalité, c'était surtout
ces conseils que la comtesse Malvezzi recherchait. Le pauvre
Lèopardi put s'en rendre bientôt compte. Les larmes
qu'elle versait lorsqu'il hii disait sa vie douloureuse, n é-
taient-elles donc pas sincères? Sait-on jamais. Peut-être la
belle comtesse fut-elle émue et pitoyable quelque temps,
dans les premiers jours de leurs relations. Mais 'on se lasse
si vite des malheurs des autres et les femmes sont si chan-
geantes!... Toujours est-il que lorsque le poète devint inutile
à la grande dame, quand elle en eut tiré tout ce cruelle
pouvait, elle s'arrangea pour l'écarter. — Quelle amertume
ce dut être pour Lèopardi/ •
Bien ne le retenant plus à Bologne, il retourna à Eecanati
— c'était l'hiver. Au printtmj)?, il revint à Bologrœ (1827),
puis partit à Florerice. Lorsqu'il connut cette ville, il crut
avoir trouvé le paradis sur terre. Aucun coin de l'Italie
ne lui plaisait autant. Là il connut Capponi, un des chefs
du parti libéral, Manzoni, le poète dramatique Nicolini,
Giusti, le Béranger de l'Italie... et son cher Giordani' tous
groupés autour du directeur de Z'antologia, Vieusseux.
Sans doute, il serait resté longtemps à Florence, si sa mau-
vaise santé ne l'avait forcé à chercher un climat plus doux
pour l'hiver; il se réfugie alors à Pise.*Il y écrit il resor-
X NOTICE sua
GiMENTO. Ensuite, il retourne à Florence. Mais, épuisé, il
doit rentrer de nouveau à Recanati. Il ne pouvait plus ni
lire, ni écrire, ni même dicter. « Ma vie est un purgatoire »,
disait-il. Et comme sa mère ne s'occupait pas de lui, que
son père, malgré ses désirs, ne pouvait venir à son aide, il
fut sur le point, malgré son martyre, d'accepter une chaire
d'histoire naturelle à Parme. Ses amis de Florence le se-
coururent heureusement à temps; ils se cotisèrent et lui
assurèrent une pension de 13 éctis par mois pendant un
an. Cette pension permit au pauvre poète de quitter, une
dernière fois, Becanati. Il arrive à Florence dans un état
lamentable. Pourtant, il parvient à préparer une édition
de ses canti. Et déjà plus d'un an s'était écoulé quand
tout à coup il part pour Borne : il fuyait une!, grande dame
florentine pour laquelle il s'était pris d'un amour insensé
et sans espoir.
On se perd en conjectures sur cet amour. On s'est demandé
s'il ne se serait pas agi de la princesse Charlotte Bonaparte
ou encore de Carlotta Lenzoni Medici. C'est cette étrange
et mystérieuse passion qui dicta à Leopardi son élégie
ASPASIE : « Femme, ta beauté se montre à ma pensée
comme un rayon divin... »
A Borne, il mène une vie véritablement misérable —
habitant une mansarde de la Via Carozza, vivant on ne
sait trop comment. Ce fut un des plus cruels moments de
sa douloureuse existence. Enfin, au mois de mars 1832, il
revint à Florence. Il réunit alors ses opuscules moraux,
petits dialogues d'une philosophie ironique et désabusée,
écrits dans un style admirable et qui avaient paru dans
divers recueils.
Cette publication donna lieu à des discussions nombreuses
qui irritèrent le poète. Il voulait bien qu'on discutât
ses idées, mais il ne pouvait admettre qu'on attribuât leur
direction philosophique, soit à ses malheurs, soit à des
influences religieuses. Ce lui fut l'occasion de s'expliquer.
Il le fit en français dans une lettre qu'il adressa à M. de
Sinner. Il faut reproduire cette lettre, elle dispense de tout
commentaire siir la philosophie du poète :
« Florence 2Jf. mai 1832.
...Quels que soient mes malheurs, qu'on a jugé à propos
CIACOMO LEOPAEDI XI
d'étaler, et que 'peut-être on a un peu exagérés, j'ai eu
assez de courage pour ne pas chercher à en diminuer ^
poids, ni par de frivoles espérances d'une prétendue fé-
licité future et inconnue, ni par une lâche résignation. Mes
sentiments envers la destinée ont été et sont toujours ceux
que j'ai exprimés dans bhuto anNORE. C'a été par suite
THERESA CARNIANI-MALVEZZI
de ce même courage, qu'étant amené par mes recherches
à une philosophie désespérante, je n'ai pas hésité à l'em-
brasser tout entière, tandis que de l'autre côté, ce n'a
ét^ que pur effet de la lâcheté des hommes, qui ont be-
soin d'être persuadés du mérite de V existence, que
l'on a voulu considérer mes opinions philosophiques comme
le résultat des mes souffrances particulières, et que l'on
2
XII NOTICE SLR
s'obstine à attribuer à mes circonstances matérielles ce
qu'on ne doit quà mon entendement. Avant de mourir, je
vais protester contre cette invention de la faiblesse et de
la vulgarité, et prier mes lecteurs de s'attacher à détruire
mes observations plutôt que d'accuser vies maladies. »
Pendant Vannée qu'il passa encore à Florence, végétant
de 12 écus par mois qu'il avait obtenus de sa famille, il
connut Stendhal et Lamennais. Au milieu de toutes ses
misères, il avait la consolation d'avoir fait quelques amis,
un, entre autres, le prince napolitain Antonio Ranieri —
qui lui voua une affection que la mort ne put rompre
entièrement. Ce fut lui qui l'emmena à Naples. Il l'installa
sur la colHne de Capodimonte, et, pour le soigner, il fît
venir sa sœur Paolina Banieri qui se dévoua au pauvre
grand homme.
« Ils s'ingénièrent à satisfaiire — dit E. Carré — ses
caprices, et quels caprices n'avait-il pas? Il ne voulait
manger que du pain de Naples, et l'on allait à Naples,
c' est-à-àire à trois lieues, chercher le pain qu'il aimait; U
voulait dormir le jour et dîner à minuit; à minuit, on lui
servait son repas. ^Pendajit quatre années, le frère et la
sœur veillèrent sur lui avec une sollicitude qui n'eut pas
une défaillance! »
Le climat de Naples semblait lui avoir rendu un peu
de ses forces. Déjà il pouvait se promener. Une lueur de
vie brille à nouveau sur son âme: il ne parlait de rien
moins que d'aller à Paris. Ses promenades favorites
étaient la rue de Tolède et le bord de la mer. Il visitait
tour à tour la Margellina et le Pausilippe, Pouzzoles et
Cumes. Il descendait de Capodimonte aux Catacombes,
du Vésuve à Pompei. Et voilà qu'au moment où il se
croyait mieux, où il semblait avoir retrouvé ses forces,
un soir — c'était le mercredi 14 juin 1837 — alors que
Paolina et Antonio Ranieri allaient l'accompagner, dans
une de ces voitures napolitaines qui paraissent destinées à
de petites poupées japonaises, à sa maison^ du Vésuve —
il dit brusquement: « J'y vois moins, oxivre cette fenêtre...
fais-moi voir la lumière... » Et ce fut tout, il était
mort.
Sur la foi d'une légende on s'était plu à considérer la
GIACOMO LEOPARDI
petite chapelle votive érigée dans l'église de San-
Vita'Ie, au village napolitain de Fuongrotta, comme
le tombeau de Leopardi. Depuis plus d'un demi-siècle,
cette chapelle était devenue le but de pèlerinage des ad-
mirateurs ^chaque jour plus nombreux du chantre de GON-
ZALVE et de la ginestra. La proximité du tombeau de Vir-
--^s^-ri^
I
LA MAISON NATALE DE LEÛPARDI A RECANATI
•
gile ajoutait encore au prestige de ce lieu si pieusement
poétique. Or, voici que tout récemment, le père Gioachino
Taglialatela a établi sur des documents irréfutables, que
la dépouille du malheureux poète avait été jetée (tla fosse
commune. Il convient d'ailleurs d'ajouter qu'au moment oit
mourut Leopardi, une violente épidémie de choléra sévissait
en Italie, iies formalités de constatation de décès étaient
sommaires, les inhumations hâtives. On*peut siipposer que
Banier^ ne put réussir ni à enfreindre les règlements ni à
fléchir les autorités. Le cadavre de son illustre ami fut
donc emporté à peine refroidi et enseveli pêle-mêle avec
les victimes du fléau.
XIV NOTICE SUR
Et, comme il fallait que tout se changeât, pour le
pauvre Leopardi, en amertume, ^3 ans ajnès sa mort il fut
trahi par cet ami qui Vavait soigné pendant les dernières
années de sa vie. Ranieri publia sous ce fi^re; sept années
DE vie commune, vn factum dans lequel il énuméraiû tov?
les services rendus par lui et sa sœur au poète, cela pour
pouvoir mieux lui reprocher, ensuite, d'avoir dissimulé
foutes les obligations quil avait envers eux. Il Vaccusait
dit pire des orgueils, celui du pauvre auquel on vient en
aide et qui nie sa dette.
Depuis, et à l'excuse de Ranieri, on s'est persuadé que
celui-ci îi'avait plus toutes ses facultés lorsqu'il publia
ce libelle contre son grand ami.
Auparavant, Ranieri avait écrit ce portrait de Leo-
pardi: ft 7Z était d'une taille moyenne, courbée et mince,
d'un teint blanc tournant au pâle; il avait la tête grosse,
le front carré et large, les yeux bleus d'azur et pleins de
langueur, le nez très fin, la voix douce et un peu voilée,
le sourire ineffable et presque céleste. »
Pessimiste comme Schopenhauer, Leopardi ne plut tout
d'abord guère aux Italiens. Il n'était apprécié que par un
cercle d'amis et de lettrés. En Allemagne, il fut longtemps
considéré seulement comme un helléniste — cela grâce à
Niebuhr qui l'avait présenté sous ce jour; — en France,
comme un poète patriote.
Mais la pureté de son style, la perfection littéraire de
son vers et de sa prose, lui assurent une place au premier
rang. Sa valeur intellectuelle n'est pas moindre. Il est le
plus illustre et le plus sincère poète du pessimisme.
tu II a sa marque à lui: c'est sa fierté du désespoir qui
l'obsède, c'est le cri continu, le cri de douleur sereine que
lui arraahe ce désespoir; c'est aussi la grâce sévère et la
mâle élégance de son vers; on sent qu'un souffle de la muse
grecque a passé sur le front du poète.
a Ce qui constitue so7i originalité^ ajoute E. Carré, c'est
qu'il ne chante pcm sa douleur personnelle, c'est qu'il ne
cherche pas à la bercer et à l'endormir au rythme de*stances
plaintives comme beaucoup se sont complus à le faire et
y ont trouvé une volujité fière'à la fois et apaisante; il
n'est ni Werther, ni Jacopo Ortis, ni Lara, ni René, ni'
GIACOMO LEOPAEDI
Bail a; Leo'pardi ne fait pas étalage de ses misères, il
ne se dra/je pas dans son malheur; il ne s'isole pas da-
vantage dans sa destinée; s'il évoque ses émotions intimes,
c'est pour les généraliser, car il ne croit pas que la dou-
LE MAr,'.^LL D L l-jL':, h
TEL QUE RANIERI LE FIT EXÉCUTER APRES LA MORT
leur soit comme un privilège réservé à quelques âmes
d'élite; non, il estime que pour tous les êtres créés, la vie
est un mal. »
De son côté, Sainte-Beuve apprécie de la façon suivante
V œuvre ^ de Leopardi :
« En tout, il semble que Leopardi, parmi les modernes,
puisse être dit un poète du même ordre et de la même
variété que Simonide parmi les anciens. A côté des élans
les plus enflammés de Vhymne et de la louange des héros.
XVT NOTICE SUR GIACOMO LEOPAEDI
U a trouvé les accents les jAus douloureux et les plus directs
de la plainte humaine.
« Notre âge a compté d'autres poètes et peintres du dé-
sespoir : Byron, Shelley, Oberman. Ces trois noms suffi-
raient pour 2^o.^<^ourir une triple variété frappante d'In-
crédulité, de scepticisme et de spinosisme. Shellêy abonde
plutôt en ce dernier sens qu'il embellit, qu'il orne et revêt
des plv^ riches couleurs; on a volontiers chez lui Vhymne
triomphal de la nature. Oberman, étranger à toute ivresse,
promène sur le monde son lent regard gris et désolé.
Byron, si capable de retour éclatant vers l'antique, est
celui qui a le plus de rapport avec Leopardi; et certes, •
l'un comme l'autre, ils durent méditer bien souvent ce
sublime et désespéré monologue d'Ajax prêt à se tuer, en
face de son épée. Mais Leopardi garde en lui, nous le
répétons, ce trait distinctif qu'il était né pour être positi-
vement tin ancien, un homme de la Grèce héroïque ou de
Rome libre, et cela sans déclamation aucune et par la force
même de sa nature. Il croyait que là seulement l'homme
avait eu une vue simple des choses, un déploiement heu-
reux et naturel de ses facultés. Il regrettait cette vie
publique et Z' agora, et cette existence expansive en face
d'une nature généreuse. Il oubliait un peu que Socrate
déjà avait dit qu'il était impossible de vaquer aux choses
publiques en honnête homme et de s'en tirer sain et sauf,
et que Simonide avait déjà déploré amèrement la misère de
la race des hommes, ou plutôt il ne l'oubliait pas, mais il
croyait qu'à travers ces plaintes et ces écueils inévitable s, il
y avait lieu, en ces temps-là,de vivre d'une vraie vie,au lieu
d'être,comme aujourd'hui, jeté dans le monde des ombrer. »
Mais Leopardi avait-il même conservé cette ilMsion? On
peut en douter. Si vraiment toutes les déceptions de la vie
et aussi la pente naturelle de son esprit lui permettaient
encore d'avoir une illu^on, — pour ma part, je croirai^
voloritiers que seul l'amour aurait été capable de ce miracle,
car Leopardi était un passionné et un idéaliste —
d'autant plus idéaliste et d'autant plus passionné que,
durant toute sa vie doxdoureuse et -tendre, il n'avait cessé
de désirer anxieusement, fiévreusement et en vain, le sen-
suel baiser d'une femme à jamais introuvable. A. S.
bibliographtp: des œuvres de
giacomo leopard!
Canti di Giacomo Leopardi. édizione corretta, accresciuta
e sola approvata dall'autore. Napoli, presso Saverio Sta-
rita, strada Quercia, 14 1835
Canti di Giacomo Leopardi, Firenze, Stamp. Piatti, 1836.
Opère di Giacomo Leopardi, Le Monnier, Florence, 1845.
— — Yigo, Livourne, 1869.
— — Barbera, Florence, 1886.
— — Sansoni, Florence, 1892.
Opère inédite di Giacomo Leopardi, Max Xiemeyer, Halle,
1878-80.
. TRADUCTIONS FRANÇAISES DES ŒUVRES
DE G. LEOPARDI
Valéry- Vernier .• Poésies complètes de Leopardi, Paris,
1867, in-18. — F. -A. Aulard; Poésies et œwcres morales
de Leopardi, Paris, 1880, 3 vol. in-12. — E. Carré : Poésies
de Leopardi, Paris, 1887, in-32. — Lacatjssade .• Poésies de
Leopardi, traduction en vers, Paris, 1889. — Clément S.4n-
GiORGÉ : Choix de poésies de Leopardi, 1896, in-16. —
L, Caramelli : Poésies choisies de Leopardi, Grenoble, 1900,
in-16. — Mario Ttjriello : - 67; oza; d' œuvres en prose de
Leoparâi (dialogues et pensées), Paris, 1905.
PRINCIPAUX OUVRAGES EN FRANÇAIS
A CONSULTER SUR G. LEOPARDI •
Borel d'Hatjterive : Giacomo Leopardi, Paris, 1844. —
P. Brisset : La poésie et les poètes contemporains en
Italie {Peine des Deux Mondes), mai 1859. — De Mazade :
Souffrances d'un penseur italien {lievue des Deux Mondes).
1" avril 1861. — Valéry -Vernier : Notice en tête de sa
traduction d^ Poésies de Leopardi, Paris, 1867. — Louis
XMII NOTICE sur. Gï\CO.MO LEOPARDI
Baunard : Le doute et ses victimes dans le siècle présent,
Paris, 1870. — SAiXTE-BEim: : Portraits contemporains,
tome IV, Paris, 1870. — Bouché-Leclercq .• G. Leopardi, sa
vie et ses œuvres, Paris, 1874. — E. Caro : Un Précurseur
.de Schopenhauer, Leopardi {JRevue des Deux-Mondes),
15 novembre 1877. — F. -A. Aulard : Essai sur les idées
philosophiques et V inspiration poétique de G. Leopardi,
en tête de traductions partielles d'œuvres du poète, Paris,
1887. — Gr. Valbert : Leopardi et son ami Antonio Ba-
lecture), Paris, 1878. — Aulard : Etudes sur le comte Mo-
naldo Leopardi {Bévue Politique et Littéraire), 14 juin
1879; Poésies inédites de Leopardi (même revue), 18 sep-
tembre 1880. — Teresa Leopardi; Notes biographiques sur
Leopardi et sa famille, Paris, 1881. — E. Carré: Notice
en tête de sa traduction des Poésies de Leopardi, Paris,
1887. — G. Valbert : Leopardi et son ami Antonio Ba-
nieri [Bévue des Deux Mondes), 1" mai 1897. — Remy de
GouRMONT : Promenades philosophiques, Paris, 1905.
A Monsieur
MANOEL DE OLIVEIRA LIMA
DE l'académie brésilienne DE LETTRES
HOMMAGE d'affectueuse SYMPATHIE
Victor Orran.
NOTE DU TRADUCTEUR
M. Tito Zanardelli, philologue et littérateur distingué,
professeur à Bologne, a bien voulu nous aider de ses
conseils et revoir avec nous les épreuves de cet ouvrage. Sa
haute compétence et son culte pour le grand poète de la
Ginestra nous rendent sa collaboration infiniment pré-
cieuse et agréable. Qu'il reçoive ici l'expression de notre
sincère gratitude.
Xous devons aussi des remerciements à M. le marquis
Giulio Antici, conservateur de ^a Bihlioteca Leopardiana
et .maire de Recanati. Sollicité par M. Tito Zanardelli, il
a mis gracieusement à notre disposition et nous a permis
de reproduire plusieurs documents intéressants, très peu
connus, dont s'enrichit cette petite édition populaire.
Enfin, il n'est peut-être pas indifférent pour le lecteur
de savoir que nous avons suivi le texte et l'ordre chrono-
logique adoptés par M. Giovanni Mestica, dans son excellent
travail intitulé : Le Poésie di Giacomo Leopardi, nuova
edizione corretta su stampe e manoscritti. (Barbera, édit.
Florence 1905.)
POÉSIES COiMPLÈTES
FRAGMENT
Le rayon du jour s'était éteint à l'occident, la fumée
des villas s'était dissipée et la rumeur des chiens et des
hommes s'était tue ;
•Quand, venue au rendez-vous d'amour, elle se trouva
au milieu d'une lande plus charmante et plus gaie que toute
autre.
. La sœur du soleil répandait sa clarté de tous côtés et
argentait les arbres qui. à cet endroit, formaient comme une
guirlande.
Le vent soupirait entre les branches et à la plainte éter-
nelle du rossignol, se mêlait, parmi les arbustes, la douce
lamentation d'un ruisseau.
Au loin, on découvrait la mer limpide et les campagnes
et les forêts, et, l'une derrière l'autre, toutes les cimes des
montagnes.
La vallée sombre gisait dans une ombre tranquille, et
la lune vaporeuse revêtait de sa blancheur les collines
d'alentour.
La datne cheminait seule par la route muette, et elle
sentait la brise embaumée mollement effleurer son visage. -
Si elle était heureuse, il est superflu de le demander.
Elle prenait plaisir à ce spectacle et le plaisir que lui pro-
mettait son cœur était plus grand encore.
Comme vous avez fui, ô belles heures sereines ! Ici-bas
2 GIACOMO LEOPAUDI
rien de charmant ne dure et rien ne demeure, si ce n'est
l'espérance.
Voici que la nuit se trouble, que le ciel, si beau il y a
un instant, s'obscurcit, et qu'en elle le plaisir fait place à la
peur.
Un sombre nuage, précurseur de tempête, se levait der-
rière les monts et grandissait tellement qu'on ne découvrait
plus la lune ni les étoiles.
Elle le voyait s'étendre de tous côtés, monter peu à peu
dans l'air et le couvrir comme un dais au-dessus de sa tête.
Le peu de lumière qui restait allait s' affaiblissant
toujours, cependant que le vent se déchaînait dans le bois,
près de cet endroit délicieux.
Et devenait plus fort à chaque instant, à tel point que les
oiseaux s'éveillaient par force et s'envolaient à travers la
ramure, pleins d'épouvante.
Et le nuage, en grandissant, s'abaissait vers le rivage, si
bien qu'un de ses bords touchait les monts et que l'autre
touchait la mer.
Déjà tout s'enveloppait d'obscurité profonde; on com-
mençait à entendre le bruit sec et vif de la pluie, et ce bruit
augmentait à l'approche de l'orage.
A l'horizon, les éclairs sillonnaient la nue d'une manière
effrayante et lui faisaient fermer les yeux. Et la terre
était triste, et l'air était rouge.
La malheureuse sentait ses genoux fléchir ; et déjà le
tonnerre mugissait avec un fracas semblable à celui d'un
torrent qui se précipite de haut.
Quelquefois elle s'arrêtait et, glacée d'effroi, elle plongeait
son regard dans l'air obscur, et puis elle se mettait à courir
LE PREMIER AMOUR ô
si fort que ses vêtements et ses cheveux flottaient derrière
elle.
Et elle opposait sa poitrine à l'âpre souffle du vent, qui
lui lançait au visage de froides gouttes de pluie à travers
l'obscurité.
Et le tonnerre l'assaillait comme une bêt« fauve, rugis-
sant horriblement et sans répit, et la pluie augmentait avec
la tourmente.
Et c'était un spectacle affreux de voir voler à l'entour la
poussière, les feuilles, les branches et les pierres, et d'en-
tendre un fracas que l'âme n'ose imaginer.
Et couvrant ses yeux fatigués et aveuglés par les éclairs,
ses vêtements resserrés contre son sein, elle hâtait le pas
à travers la rafale.
Mais les éclairs étaient encore si ardents devant sa vue,
qu'à la fin l'épouvante la retint sur place, et que le cœur
vint à lui manquer.
Alors elle se retourna. Et en ce moment les éclairs s'étei-
gnirent, le temps se fît encore plus sombre, la foudre fît
silence et le vent s'évanouit.
Tout se taisait; et elle, elle était changée en pierre.
(1816)
LE PREMIER AMOUR
Il me souvient du jour où, pour la première fois, je suBis
l'assaut de l'amour et où je me dis : Hélas ! si c'est l'amour,
comme il fait souffrir !
Les yeux à toute heure tournés vers le sol et fixes, je
songeais à celle qui la première et innocemment se fraya un
chemin jusqu'à mon cœur.
4 GIACOMO LEOPAEDI
Ah ! comme tu m'as mal gouverné, amour ! Pourquoi une
si douce affection devait-elle s'accompagner de tant de
désirs, de tant douleurs ? * *
Et pourquoi un si grand délice me descendait-il dans le
cœur, non "pas serein, non pas entier et pur, mais plein
de souffrance et d'angoisse?
Dis-moi, tendre cœur, quelle crainte, quel chagrin
éprouvais-tu donc à cette pensée auprès de laquelle toute
joie te paraissait un ennui?
Cette pensée, elle s'offrait à toi pleine de charme et le
jour et la nuit, alors que tout paraissait calme dans notre
hémisphère ;
Toi, cœur inquiet, à l,a fois heureux et misérable, tu
brisais mon corps sur ma couche, en palpitant fortement à
tout instant.
Et quand triste, fatigué, épuisé, je fermais les yeux
pour dormir, le sommeil, entrecoupé comme par la fièvre et
le délire, me fuyait bientôt.
Oh ! comme elle surgissait vive au milieu des ténèbres,
la douc'e image ! et comme mes yeux fermés la contem-
plaient sous leurs paupières!
Oh ! quels suaves frémissements m'envahissaient et me
couraient à travers les moelles ! Oh ! comme dans mon âme
•mille pensées changeantes, confuses.
Se déroulaient ! Tel le zéphyr, en parcourant'le feuillage
d'une antique forêt, y fait naître un long et incertain
murmure.
Et pendant que je me taisais, et pendant que je me tenais
immobile, que disais-tu, ô mon cœur, du départ de celle
qui te faisait souffrir et palpiter?
LE PRECHER AMOUR i>
Je ne n^e sentis pas plutôt brûler de la flamme d'amour,
que la légère brise qui l'entretenait s'éloigna.
Au point du jour, je me retournais encore dans mon lit,
sans avoir pu fermer l'œil, quand les chevaux qui devaient
ni3 laisser seul piaffèrent devant la maison paternelle.
Et moi, timide, tranquille et sans expérience, dans l'obs-
curité, je tendis vers le balcon mon oreille avide et mes
yeux vainement ouverts,
Pour écouter, s'il devait sortir de ses lèvres un mot qui
fût le dernier : un mot, car, hélas ! le ciel m'enlevait bien
plus encore !
Que de fois une voix de la foule vint frapper mon oreille
incertaine et un frisson me prit et, dans le douto, mon
coeur se^ mit à palpiter.
Et quand enfin s'éloigna de moi la voix chère à mon âme,
et que le bruit des chevaux et des roues se fit entendre;
Resté seul alors, je me blottis de nouveau dans mon lit,
et les yeux fermés, j'étreignis mon cœur de la main, et
je soupirai. ' •
Puis, tout saisi de stupeur, je traînai mes genoux trem-
blants par la chambre muette. « Quel autre sentiment,
disais-je, pourra me toucher le cœur? »
Très amer alors le souvenir se fixa au fond de mon être,
et il me serrait le cœur à chaque mot, devant chaque
visage.
Et un long chagrin me pénétrait l'âme, comme quand la
pluie tombe du ciel sans interruption et mélancoliquement
noie les campagnes.
Et pourtant je n'étais qu'un enfant âgé de deux fois
neuf soleils et je ne te connaissais pas, Amour, quand tu
me faisais subir tes premières épreuves :
6 GIACOMO LEOPARDI
Quand je méprisais tout plaisir et ne trouvais aucun
agrément dans le sourire des astres, ni dans le silence d'e
l'aurore tranquille, ni dans le verdoiement des prairies.
Même l'amour de la gloire se taisait alors en mon cœur
qu'il embrasait tant d'ordinaire, maintenant que l'amour
de la beauté y avait établi sa demeure.
Je ne jetais plus les yeux sur mes études favorites, et
elles m' apparaissaient vaines, elles qui m'avaient fait croire
que tout autre désit- était vain.
Ah ! comment ai- je été si différent de moi-même, et
comment cette passion si grande me fut-elle enlevée par
une autre passion? Ah! combien en vérité, nous sommes
vains !
Je me plaisais seulement avec mon cœur, et plongé dans
un perpétuel entretien avec lui, je faisais bonne garde
autour de ma douleur.
Et mon regard, baissé à terre ou absorbé en lui-même,
ne pouvait plus se poser, même fugitif et vague, sur un
autre visage beau ou laid.
Car il craignait ainsi de troubler l'image sans tache,
l'image canQide qui s'était gravée dans mon âme, comme
sons la brise se trouble l'onde d'un lac.
Et ce regret de n'avoir pas joui pleinement, qui nous
oppresse l'âme et change en poison le plaisir qui est
Pour les jours enfuis, me lacérait le cœur à tout instant:
à t^l point que la honte ne pouvait m' atteindre de sa
morsure.
Au ciel et à vous, âmes nobles, je jure qu'aucun vil
désir ne m'entra dans le cœur; la flamme dont je brûlai
fut innocente et chaste. ,
A L ITALIE /
Elle vit encore cette flamme, ma passion vit, et elle
respire dans ma pensée la belle image de celle qui ne me
donna jamais que des joies célestes,
Et d'elle seule je me contente.
(1817)
FRAGMENT
Errant ici autour du seuil, en vain j'invoque la pluie et
la tempête pour retenir ma bien-aimée en mon séjour.
Cependant le vent mugissait dans la forêt, et le tonnerre
éclatait çà et là parmi les nuages, avant que l'aurore
reparût au ciel.
0 chères nuées, ô ciel, ô terre, ô plantes ! ma dame part.
Ah ! pitié, si un malheureux amant peut trouver pitié en
ce monde.
0 tourbillon, éveille-toi maintenant. 0 nuées, essayez
donc de m'engloutir, jusqu'au moment où le soleil ramène
le jour en d'autres terres. • .
Le ciel s'ouvre, le vent tombe, et de toutes parts l'herbe
et les feuilles deviennent immobiles, et un soleil éclatant
éblouit mes yeux pleins de larmes.
(1817)
A L'ITALIE
0 ma patrie, je vois les murs et les arcs et les colonnes
et les statues et les tours solitaires de nos aïeux; mais
leur gloire, je ne la vois pas ; je ne vois ni le laurier ni le
fet dont étaient chargés nos vieux pères. Maintenant
désarmée, tu montres ton front nu et ta poitrine nue.
Hélas ! que de blessures, quelle pâleur, que de sang ! 0^]
3
8 GIACOMO LEOPARDI . •
en quel état tu m'apparais, femme très belle ! Je demande
au ciel et au monde : dites, dites, qui l'a réduite à une telle
extrémité? Et ce qui est pis, c'est qu'elle a les deux bras
chargés de chaînes, de sorte que, la* chevelure éparse et
sans voile, elle est assise à terre, abandonnée et inconsolée,
se cachant la face entre les genoux, et elle pleure. —
Pleure, car tu as bien de quoi, ô mon Italie, toi qui naquis
pour vaincre les nations et dans la bonne et dans la
mauvaise fortune. •
Même si tes yeux étaient deux sources vives, jamais tes
pleurs ne pourraient égaler ta misère et ta honte; toi qui
fus maîtresse, te voilà maintenant pauvre servante. Quel
est celui qui parle de toi ou qui écrit à ton sujet sans dire,
^ en se souvenant de ton glorieux passé: jadis elle fut
grande, maintenant elle ne l'est plus? Pourquoi, pourquoi?
Où est la force antique? Où sont tes armes et ta valeur et
ta constance? Qui t'a arraché ton épée? Qui t'a trahie?
Quel artifice, quel long effort ou quelle invincible puissance
a pu te dépouiller du manteau et du diadème dor?
Comment es-tu tombée, et quand, d'une teOe hauteur, en
es_tu venue si bas ? Personne ne combat donc pour toi ? Tu
n'es défendue par aucun des tiens? Des armes, qu'on me
^denne des armes ! Moi seul, je combattrai, moi seul je
succomberai. 0 ciel, exauce mon vœu et que mon sang
serve au moins à enflammer les coeurs italiens.
Où sont tes enfants? J'entends un bruit d'armes et de
chars, des clameurs et des roulements de tambwirs : ce
sont tes enfants qui combattent en des contrées étrangères.
Ce n'est pas tout, écoute, Italie, écoute. Je vois, je crois
voir un flot de fantassins et de chevaux, et de la fumée et
de la poussière, et des épées dont l'acier reluit comme un
éclair à travers le brouillard. N'en es-tu pas réconfortée?
Tu tournes à peine tes regards égarés vers ces lointains
combats? A qui la jeunesse italienne livre-t-elle bataille,
dans ces plaines? O* dieux, ô dieux! C'est pour une terre
étrangère que luttent les glaives italiens. Oh ! malheureux
celui qui succombe à la guerre, non pour son pays natal ni
p^ur sa pieuse épouse et ses enfants chéris, mais sous les
» A L ITALIE y
coups d'ennemis étrangers, pour une autre nation, et qui
ne peut dire en mourant : Douce J^erre natale, la vie que tu
m'as donnée, la voici, je te la rends.
Oh ! heureux et chers et bénis les âges antiques, «oii
par légions, les peuples couraient à la mort pour la patrie ;
et vous, soyez toujours honorées et glorieuses, ô gorges de
Thessalie où la Perse et la destinée furent moins fortes
qu'une poignée d'âmes libres et généreuses ! Il me semble
que les arbres et les pierres et l'onde et vos montagnes
redisent au passant, d'une voix presque imperceptible.
comment ces glorieux bataillons couvrirent ce défilé de leurs
corps qui étaient consacrés à la Grèce. Alors, vil et féroce,
Xerxèg s'enfuyait par l'Hellespont, voué à la risée de nos
derniers neveux; et sur la colline d'Anthela, où en mourant
la sainte milice s'était rendue immortelle, Simonide mon-
tait, regardant l'azur, la mer et la t^rre.
Et les joues baignées de larmes, et la poitrine haletante,
et le pied chancelant, il prenait en main la lyre: — Bien-
heureux, ô vous qui offrîtes vos poitrines aux lances
ennemies pour l'amour de celle qui vous a donné le jour;
la Grèce vous honore et le monde vous admire. Aux armes
et aux dangers quelle si grande passion a entraîné vos
jeunes âmes, à cette âpre destinée quel amour vqjis a
conduits ? 0 enfants, comment l'heure suprême vous parut-
elle si joyeuse, que vous courûtes en riant vers ce funèbre
et dur passage? Il semblait que chacun de vous allât non
pas à la mort, mais à la danse ou à un splendide banquet ;
mais le sombre Tartare et son dnde mortelle vous guet-
taient; et ni vos épouses, ni vos fils n'étaient à vos côtés
quand sur l'âpre rivage vous mourûtes sans baisers et sans
larmes.
- Mais ce ne fut pas sans l'horrible peine et l'immortelle
angoisse des Perses. Comme un lion au milieu d'un trou-
peau de taureaux tantôt saute sur le dos de l'un et de ses
crocs lui laboure l'échiné, tantçt mord le flanc ou la cuisse
d'un autre, telles parmi la foule des Perses grandissaient
la colère et la valeur des cœurs grecs. Voyez les chevaux
10 GIACÛMO LEOPARDI ^
et les cavaliers tombés à la renverse ; voyez les chars et les
tentes renversées entrave^ les vaincus dans leur fuite, et
le tyran courir en première ligne, tout pâle et échevelé ;
voyez comme, baignés et teints du -sang barbare, les beros
grecs, causant aux Perses des transes sans nombre, peu à
peu vaincus par leurs blessures, tombent, l'un sur l'autre.
0 bienheureux guerriers, votre glorieux souvenir vivra
autant que le monde.
Les étoiles seront arrachées et précipitées dans la mer,
elles s'éteindront en bruissant dans l'abîme avant que
votre renommée et votre culte disparaissent ou s'affai-
blissent. Votre tombe est un autel ; et les mères y viendront
montrer à leurs enfants les belles traces de votre sang. Moi-
même je me prosterne sur ce sol, héros bénis, et je baise
ces pierres et ce gazon qui seront éternellement célébrés et
illustres de l'un à l'autre pôle. Ah ! que ne suis- je aussi
enseveli là avec vous, et que n'est-elle arrosée de mon
sang cette vénérable terre ! Si mon destin est différent et
s'il ne m'est pas permis de tomber à la guerre et de clore
pour la Grèce mes yeux mourants, fassent les dieux que
la pure renommée de votre poète dure au moins aussi
longtemps que la vôtre parmi les générations futures !
(Automne 1818)
SUR LE MONUMENT DE DANTE
QUE l'on préparait A FLORENCE
Quoique la paix réunisse nos peuples sous ses blanches
ailes, les âmes italiennes ne parviendront à briser leur joug
et à secouer leur antique torpeur que si cette* nation
malheureuse retourne aux vieux exemples du temps de ses
pères. 0 Italie, aie à cœur d'honorer ceux qui ne sont plus,
car aujourd'hui tes contrées sont veuves de pareils hommes,
et il ne te reste personne dont tu puisses vraiment t'enor-
gueillir. Retourne-toi vers le passé, et regarde, ô ma patrie,
cette légion infinie d'immortels, et pleure, et indigne-toi
contre toi-même, car sans indignation désormais ta douleur
'sur le monument de DANTE 11
serait insensée ; retourne-toi et aie honte de toi, et secoue-
toi; qu'il te souvienne de nos aïeux et prends au moins
souci de nos descendants.
D'aspect, de génie et de langage différents, les étrangers
cherchaient sur le sol toscan l'endroit où repesait
celui qui par ses vers égala le chantre de Méonie. Et, ô
honte ! ils apprenaient que non seulement sa cendre f rofcïe
et ses os décharnés gisaient encore en exil dans une terre
éloignée depuis le jour de sa mort, mais que dans tes
murs, ô Florence, pas une pierre n'était élevée à celui pour
la vertu duquel le monde entier t'honore. Oh ! je vous loue,
pieux enfants,' par qui notre pays se lavera d'un si triste
et si vil opprobre ! C'est une belle œuvre que la tienne, pha-
lange vaillante et généreuse, et qui t'assure l'amour de tous
les cœurs qu'enflamme l'amour de l'Italie
Que l'amour de l'Italie, ô chers amis, vous stimule,
l'amour de cette malheureuse pour qui la pitié est morte
désormais dans tous les cœurs, parce qu'après les jours
sereins le'ciel nous a donné des jours amers. Que le courage
ne vous abandonne pas et que votre œuvre se couronne par
la compassion, ô enfants, et par la douleur et la colère
d"une si grande affliction qui lui fait inonder de larmes ses
joues et son voile. Mais vous, par quels mots ou par quel
chant doit-on vous célébrer, vous qui n'avez pas seulement
donné vos soins et vos conseils à cette douce entreprise,
mais qui y avez apporté les signes du génie et les vertus
de l'art, et qui vous couvrez ainsi d'une gloire éternelle?
Quelles strophes vous adresserai-je qui puissent jeter une
nouvelle étincelle dans vos cœurs et dans vos âmes déjà
enflammés ?
Le très haut sujet vous inspirera et vous enfoncera dans
le gein ses acres aiguillons. Qui dira le flot et le trouble
de votre fureur et de votre immense amour? Qui peindra
votre vive expression ? Qui évoquera l'éclair de vos yeux ?
Quelle voix mortelle peut donner l'idée d'une chose céleste
en la décrivant? Arrière, arrière l'âme profane. Oh! que
de larmes l'Italie réserve à ce noble monument ! Comment
12 GIACOMO LEOPARDI *
tombera jamais votre gloire, comment et quand périra-t-elle
par le temps? Vous par qui notre peine est adoucie,
vous vivez toujours, ô chers arts divins, vous, consolation
de notre infortuné peuple, vous qui vous appliquez à
célébrer parmi les ruines italiennes les gloires italiennes.
Voici que, désireux, moi aussi, d'honorer notre dolente
mère, j'apporte ce qui me sied et je mêle mon chant à votre
œuvre, m' asseyant là où votre ciseau fait vivre les marbres.
0 pèi*e illustre du rythme étrusque (1), si des choses de la
terre, si de Celle que tu as placée si haut quelque nouvelle
parvient à vos rivages, je sais bien que tu n'en ressens
pas une «joie pour toi-même, car moins solides que la cire
et le sable sont les bronzes et les m.arbres auprès de la
renommée que tu as laissée de toi ; et si tu es jamais sorti
de notre mémoire, si tu venais à en sortir un jour, que
notre malheur croisse, s'il peut croître encore, et que ta
descendance ignorée du monde entier pleure en des deuils
éternels.
C'est pour ta pauvre patrie et non pour toi que tu te
réjouis, si jamais l'exemple des aïeux et des parents donne
aux fils engourdis et attristés assez de valeur pour qu'enfin
ils redressent la tête. Hélas ! de quelle longue douleur tu
vois accablée celle qui, si malheureuse, te saluait lorsque
tu montas pour la seconde fois au paradis (2) ! Aujourd'hui,
elle est réduite à une telle extrémité, qu'en comparaison de
ce que tu la vois ejle était alors heureuse, maîtresse et reine.
Le chagrin qui l'afflige à présent est tel que peut-être, en
la regardant, tu ne peux y croire. Je veux taire ses autres '
ennemis et ses autres deuils, mais je ne puis oublier la
plus récente et la plus cruelle de ses blessures, celle par
laquelle ta patrie crut que son dernier soir approchait.
Tu fus heureux, toi que le destin n'a pas condanmé à
vivre parmi tant d'horreurs ; toi. qui n'as pas vu la femme
italienne dans les bras du soldat barbare, ni la lance
(Il Dante.
(2) C"efet-à-dire : quand tu mourus. DantH était monté une pre-
mière fuis au paradis, accompagné de Virgile.
SUR LE MONUMENT DE DANTE 13
ennemie et la» fureur étrangère piller et ruiner les villes
et les campagnes, ni les œuvres divines des génies italiens
traînées en un misérable esclavage au delà des Alpes, ni la
voie douloureuse encombrée de chariots sans nombre, ni les
ordres rudes et les règnes superbes, toi qui n'as pas entendu .
les outrages et cet affreux cri de liberté qui nous narguait
au milieu du bruit des chaînes et des fouets ! Qui n'a gémi?
Que n'avons-nous pas souffert? Quel temple, quel autel
ont-ils laissés intacts, ces félons? Où se sont arrêtés leoirs
forfaits?
Pourquoi sommes-nous venus en des temps si pervers ?
Pourquoi nous as-tu donné de naître, ou pourquoi ne nous
as-tu pas donné de mourir plus tôt, cruel destin ? Car nous
avons vu notre patrie servante et esclave d'étrangers et
d'impies, et sa vertu rongée par une lime mordante, et il
ne nous fut permis d'adoucir d'aucun secours, d'aucune
consolation l'immense douleur qui la déchirait. HélasJ tu
n'as eu ni notre sang ni notre vie, ô chère patrie, et je ne
suis pas mort pour ta cruelle fortune. A cette pensée la
colère et la pitié envahissent le cœur : un grand nombre*
des nôtres a combattu, a succombé même, non pour l'Italie
expirante, mais pour ses tyrans.
Père, qu'il ne t'en déplaise, tu es bien changé de ce que
tu étais sur terre. Ils mouraient aux plages désolées des
Ruthènes, les preux italiens, hélas ! dignes d'une autre
mort; et l'air et le ciel, et les hommes et les bêtes fauves
leur faisaient une guerre incessante. Ils tombaient légion
par légion, demi-nus, exténués et sanglants, et la neige
servait de couche à leurs corps- épuisés. Alors, quand
approchaient le*irs dernières douleurs, se rappelant cette
mère regrettée, ils disaient : « Oh ! que n'avons-nous suc-
combé, non sous les tempêtes et les vents, mais par le fer,
et pour ton bien, ô notre patrie ! Voici que loin de toi,
quand le plus bel âge nous sourit, ignorés de tout le monde,
nous mourons pour cette nation qui te tiîe. »
Leur plainte ne fut entendue que du désert boréal et aes
forêts sifflantes. C'est ainsi qu'ils parvinrent au sombre
14 GIACOMO LEOPAEDI
passage; les bêtes fauves déchirèrent leurs cadavres aban-
donnés sans sépulture sur cette horrible mer de neige ; et
le nom des meilleurs et des plus valeureux se confondra
toujours et ne fera qu'un avec celui des lâches et des mé-
chants. Chères âmes, quoique votre malheur soit infini,
apaisez-vous ; et que ceci vous console : vous ne trouverez
aucune consolation ni dans le temps présent ni dans les âges
futurs. Reposez au sein de votre affliction sans bornes, ô
dignes fils de Celle dont l'adversité suprême n'a que la vôtre
qui lui soit comparable.
Votre patrie ne se plaint pas de vous, mais de celui qui
vous a poussés à combattre contre elle; c'est pourquoi elle
pleure toujours amèrement et confond ses larmes avec les
vôtres. Oh ! si quelque pitié pour celle qui domina toutes les
gloires du monde pouvait naître au cœur de l'un de ses fils,
et si elle pouvait être retirée par celui-ci, lasse et languis-
sante, d'un abîme si sombre et si profond ! 0 glorieux
esprit, dis-moi: est-il mort, l'amour de ton Italie? Dis-moi:
la flamme qui t'embrasa est-elle éteinte? Dis, ne rever-
dira-t-il plus, ce myrte qui allégea pour si longtemps notre
m.al ? Nos couronnes gisent-elles toutes éparses sur le sol ?
Et ne surgir a-t-il jamais quelqu'un qui te ressemble par
une qualité quelconque?
Avons-nous péri à jamais? Et notre affront est-il sans
bornes? ]\Ioi, tant que je vivrai, j'irai criant autour de
moi : « Retourne-toi vers les aïeux, race déchue, regarde
ces ruines et ces manuscrits et ces toiles et ces marbres
et ces temples; songe quelle terre tu foules, et si l'éclat de
tant de grands exemples ne peut te réveiller, pourquoi
restes-tu là? Lève-toi et va-t'en; elle ne convient pas à des
mœurs si corrompues, cette nourrice et cette école d'âmes
sublimes; si elle n'est que la demeure des lâches, il vaut
mieux qu'elle reste veuve et seule, »
(Automne 1818)
LE PASSEREAU SOLITAIRE 15
LE PASSEREAU SOLITAIRE
Du sommet de cette tour antique, passereau solitaire,
tu répands ton chant par la campagne, tant que dure le
jour, et cette vallée en est toute pénétrée d'harmonie. Tout
autour de toi le printemps resplendit dans l'air et triom-
phe joyeux, si bien qu'à le voir tout cœur s'attendrît.
Tu entends bêler les troupeaux, mugir les bœufs ; les autres
oiseaux ravis font ensemble à l'envi mille tours dans, le
libre azur et fêtent leurs meilleurs jours. Toi, pensif, à
l'écart, tu regardes tout cela : pour toi ni compagnons ni
joyeuses envolées, peu t'importe l'allégresse, tu fuis les
amusements. Tu chantes, et tu passes ainsi le plus beau
temps de l'année et de ta vie en fleur.
Hélas ! combien ton caractère ressemble au mien ! Dis-
tractions et rires, doux compagnons de l'âge tendre, et toi
frère de la jeunesse, amour, amer regret de la vieillesse,
de vous je ne sais pourquoi, je n'ai nul souci ; au contraire,
je vous fuis presque : comme solitaire et étranger dans
mon pays natal, je passe le printemps de ma vie. Ce jour,
qui maintenant fait place au soir, est un jour de fête pour
notre ville. Entends-tu dans l'air un son de cloche,
entends-tu, à tout instant, des coups de feu qui reten-
tissent au loin de villa en villa. Toute parée de ses habits
de fête, la jeunesse de l'endroit quitte ses demeures et
se répand par les rues ; elle regarde et elle est regardée,
et elle se réjouit dans son cœur. Moi, solitaire, je me
retire dans ce coin désert de la campagne, je remets à un
autre temps tout plaisir et toute distraction, et cependant
mon regard errant dans l'air doré est frappé par le soleil
qui, à travers les monts lointains, après cette journée se-
reine, décline et s'éloigne, et semble dire que l'heureuse
Jfeunesse s'en va.
Toi, solitaire oiseau, quand tu seras parvenu au soir de
la vie que t'accorderont les étoiles, tu ne te plaindras
certes pas de ta condition : car tous tes désirs sont limités
à la nature. Mais moi, s'il ne m'est pas donné d'éviter le
seuil abhorré de la vieillesse, quand ces yeux ne parleront
16 GIACOMO LEOPARDI
plus au cœur de personne, que le monde sera vide pour
eux. que le lendemain sera plus ennuyeux et plus sombre
que la veille, que penserai-je alors de mes désirs d'à
présent ? que penserai-je alors de ces miennes années et
Se moi-même? Ah! je me repentirai, et souvent, mais
désolé, je me retournerai vers le passé.
(1819)
L'INFINI
Toujours chères me furent cette colline déserte et cette-
haie qui, de tant *de côtés, dérobe au regard le lointain
horizon. Mais quand je m'assieds et que je contemple, je
me représente, par delà cette haie, d'interminables es-
paces et des silences surhumains et un très profond repos
où peu s'en faut que le cœur ne s'épouvante. Et comme
j'entends le vent bruire à travers ces arbustes, je vais
comparant le silence infini à ce murmure : et je me souviens
de l'éternité et des saisons défuntes, et du siècle présent
et vivant, et du bruit qu'il fait. Ainsi, ma pensée s'anéantit
dans cette immensité, et il m'est doux de faire naufrage
ea cette mer.
(1819^
A LA LUNE
0 gracieuse lune, je me souviens qu'il y a maintenant
un an, je venais sur cette colline, plein d'angoisse, te
contempler, et tu pla'nais alors, comme tu fais à présent,
'au-dessus de cette forêt que tu illumines tout entière. Mai^
ton visage m' apparaissait nébuleux et tremblant à travers
les larmes qui perlaient sous mes paupières, car doulou-
reuse était ma vie, et elle Test encore et n'a pas changé,
ô lune bien-aimée. Et cependant j'aime à me souvenir
et à calculer l'âge de ma douleur. Oh ! comnie il est doux,
au t^mps de la jeunesse, quand la carrière à parcourir est
LE SONGE 17
encore longue pouf l'espérance et courte pour la mémoire,
de se rappeler les choses passées, encore qu'elles soient
tristes et que le chagrin dure !
(1819)
LE SONGE
C'était le matin, et à travers les volets fermés, par le
balcon, le soleil glissait sa première blancheur dans ma
chambre sombre, quand, au moment où le sommeil plus
léger et plus doux voile les paupières, se dressa à mon
côté et me regarda en face le fantôme de celle qui, la
première, m'enseigna l'amour, et puis me laissa dans les
larmes. Elle ne me paraissait pas morte, mais triste, et
telle que se montrent à nous les malheureux. Elle ap-
procha sa main de mon front et me dit avec un soupir :
« Vis-tu, et gardes-t«i quelque souvenir de moi? — D'où
viens-tu et comment es-tu venue, ô xhère beauté ? répon-
dis-je. Combien, ah ! combien je t'ai pleurée et te pleure
encore ! Je ne croyais pas que tu dusses jamais le savoir,
et' cela rendait ma douleur plus inconsolable. Mais vas-tu
me quitter une seconde fois? J'en ai grand'peur. Main-
tenant, dis-moi, que t'advint-il? Es-tu bien celle d'au-
trefois? Et qu'est-ce qui' te consume intérieurement? —
L'oubli embarrasse tes pensées et le sommeil les rend con-
fuses, dit-elle. Je suis morte, et il y a plusieurs lunes
que tu m'as, vue pour la dernière fois. » — A ces mots,
une douleur immense m'oppressa jusqu'au fond de la
poitrine. Elle poursuivit : a Je me suis éteinte dans la fleur
des années, alors i^ue la vie est la plus douce, et avant
Fâge où le cœur s'assure de la vanité de toute espérance
humaine. Le mortel qui souffre ne doit vivre que peu de
temps pour en arriver à désirer celle qui le délivre de tout
chagrin; mais l'approche de la mort est affreuse pour
ceux qui sont jeunes, et c'est une cruelle destinée que celle
de l'espérance qui va s'éteindre sous terre. Ll est inutile
de savoir ce que la nature cache aux inexpérimentés de la
vie, et la douleur aveugle l'emporte de beaucoup sur la
18 GIACOMO LEOPARD!
sagesse prématurée. » — « 0 infortunée ! ô bien-aimée !
tais-toi, tais-toi, lui dis-je, car tes paroles me brisent le
cœur. Tu es donc morte, ô ma bien-aimée, et moi je suis
vivant, et il était écrit dans le ciel que ton . corps tendre
et chéri devait subir les suprêmes agonies, tandis que
ma misérable enveloppe serait épargnée. Oh ! que de fois
je me refuse à croire que tu n'es plus et que jamais
plus il ne m'arrivera de te revoir ici-bas. Hélas 1
hélas! qu'est-ce donc que l'on appelle la mort? Que
ne puis-je aujourd'hui en faire l'épreuve et soustraire
ma faible tête aux haines atroces du destin ! Je suis
jeune, mais ma jeunesse se dissipe et se consume
comme une \deillesse. La vieillesse ! je la redoute, et
pourtant elle est encore éloignée de moi, mais la fleur
de mon âge en diffère si peu !» — a Nous sommes nés
tous deux pour les larmes, dit-elle ; la félicité ne nous a
pas souri dans la vie, et le ciel s'est réjoui de notre dé-
tresse. » — « Maintenant, ajoutai-je, maintenant que j'ai
les yeux voilés de larmes et que mcm visage se couvre de
pâleur à la pensée de ton départ, maintenant que je me
sens le cœur abîmé d'angoisse, dis-moi : aucune étincelle
d'amour ou de pitié pour ton malheureux amant ne s'éveilla-
t-elle jamais dans ton cœur pendant que tu vivais? En ce
temps-là, je passais les jours et les nuits partagé entre
l'espérance et le désespoir; aujourd'hui mon âme est
accablée par le doute stérile. S'il t' arriva une seule fois
d'avoir quelque compassion de ma vie sombre, ne me le
cache point, je t'en prie, et que ce souvenir me console,
maint€nant qu'à nos jours l'avenir est ravi. ,» — Et elle
répondit : a Console-toi, ô infortuné ! Je ne t'épargnai point
ma pitié, tant que je vécus, et je ne te l'épargne pas à
présent non plus, car j'ai été malheureuse, moi aussi. Va,
ne te plains pas de cette enfant si éprouvée. — Par nos
malheurs et par l'amour qui me consume, m'écriai-je, par
le nom chéri de la jeunesse et de l'espérance perdue de nos
jours, permets, ô bien-aimée, que je touche ta main. » Et
elle, d'un geste doux et triste, me la tendait. Pendant que
je la couvre de baisers, que, palpitant d'une joie doulou-
reuse, je la serre sur mon sein haletant, mon visage et ma
poitrine se couvrent de sueur, la voix se fige dans ma
LA FRAYEUR NOCTURNE 19
gorge, le joiir chancelle devant mon regard. Alors elle fixa
tendrement ses yeux sur mes yeux et me dit : — « Oublies-tu
donc, ô mon aimé, que je suis dépouillée de ma beauté ?
C'est en vain, ô infortuné, que tu brûles et frémis d'amour.
Or donc, adieu pour jamais ! Nos âmes malheureuses et nos
corps sont séparés pour Téternité. Pour moi tu ne vis plus
et jamais plus tu ne vivras; déjà le destin a rompu la foi
que tu m'as jurée. » Alors, voulant crier d'angoisse, et
défaillant, et les yeux inondés de larmes de désespoir, je
secouai mon sommeil. La vision me restait cependant au
fond des yeux, et dans le rayonnement incertain du soleil il
me semblait la voir encore.
(1819)
LA FRAYEUE NOCTURNE
(fragment)
ALCETA
Ecoute, Melisso : je veux te conter un songe de cette
nuit, qui me revient à l'esprit en revoyant la lune. Je me
trouvais à la fenêtre qui donne sur le pré et je regardais
en haut, quand à l' improviste la lune se détacha ; et il me
semblait que plus elle s'approchait en tombant, plus elle
grandissait à mon regard. Enfin elle vint heurter le milieu
du pré. Elle était grande comme un sceau et vomissait une
nuée d'étincelles qui crépitaient aussi fort que qaand tu
plonges et éteins dans l'eau un charbon ardent. Ainsi,
comme je l'ai dit, la lune s'éteignait et noircissait peu à
peu au milieu du pré, et l'herbe ftrmait tout autour. Alors,
regardant au ciel, je vis comme une lueur, ou une trace, ou
plutôt un vide dont elle avait été arrachée. Cette vision
était telle que j'en fus glacé de terreur, et que je ne suis
pas encore bien rassuré.
melisso
Et tu as bien raison de craindre, car il serait en effet
fort possible que la lune tombât dans ton champ.
20 GIACOMO LEOPAEDI
ALCETA
Qui sait? Ne voyons-nous pas souvent, en été, tomber
les étoiles?
MELISSO *
Il y a tant d'étoiles que c'est une petite perte si l'une
ou l'autre vient à tomber, alors qu'il en reste des milliers.
Mais il n'y a que cette hme au firmament, et personne ne
l'a jamais vue tomber, si ce n'est en rêve.
(1819)
4
LA VIE SOLITAIEE
Le matin, à l'heure où la poule bat des ailes et sautille
joyeusement dans son enclos, où l'homme des champs se
montre à son balcon et où le soleil naissant darde ses rayons
tremblants à travers les gouttes d'eau qui tombent, — la
pluie qui frappe doucement ma chaumière me réveille. Je
me lève, et je bénis les petits nuages légers, le premier
gazouillement des oiseaux, la brise fraîche et les plages
riantes. Car je vous ai trop vus et connus, funestes murs
des villes, où la haine accompagne la douleur. Je vis dans
l'affliction et je mourrai tel, ah ! bientôt ! En ces lieux la
nature me témoigne encore quelque pitié, quoique bien
peu : oh ! combien elle me fut plus clémente naguère ! Oui,
tu détournes ton regard des malheureux et, méprisant
l'infortune et les misères, tu te fais l'esclave de sa majesté
le bonheur, ô nature. J^ ciel et sur terre, il ne reste aux
déshérités du sort d'autre ami et d'autre refuge que le fer
homicide.
Parfois je m'assieds en un endroit solitaire, sur une
éminence, au bord d'un lac entouré 'de plantes immobiles.
Là, quand l'heure de midi traverse le ciel, le soleil reflète sa
tranquille image. Pas d'herbes ni de feuilles qui tremblent
sous le vent, pas une ride à la surface de l'eau, aucun chant
de cigale, pas un oiseau qui batte de l'aile sous les branches.
LA VIE SOLITAIRE 21
point de papillon qui bruisse ; de loin ni de près on ne voit,
on n'entend nulle voix, nul mouvement. Le calme le plus
profond règne sur ces rives : c'est pourquoi je m'assieds là
et me tiens immobile; j'y oublie presque le monde et moi-
même, et déjà il me semble que mes membres gisent épars,
qu'ils ne sont plus animés d'aucun souffle ni d'aucun sen-
timent et que, depuis longtemps, leur repos se trouve con-
fondu avec le silence de ces lieux.
Amour, amour, tu t'es envolé bien loin de mon cœur qui
fut naguère si brûlant, que dis-je? si embrasé. Le malheur
l'a étreint de sa froide main, et il est devenu de glace à la
fleur des années. Il me souvient du moment où tu pénétras
dans mon sein. C'était en ce doux et irrévocable temps où
cette malheureuse scène du monde s'ouvre aux jeunes
regards et leur sourit, semblable à une vision du paradis.
Le cœur du jeune homme bat d'espérances virginales et de
désirs, et déjà le malheureux mortel se prépare aux œuvres
de sa carrière, comme s'il s'agissait d'une danse ou d'un jeu.
Mais je ne t'eus pas plus tôt aperçu, amour, que déjà la
fortune avait brisé ma vie et que déjà mes yeux n'étaient
plus destinés qu'aux larmes. Pourtant, si parfois, parmi les
plages brillantes, au lever de l'aurore silencieuse ou quand
le soleil illumine les toits, les collines et les campagnes,
je rencontre une jeime fille au doux visage, ou si dans la
paisible quiétude d'une nuit d'été, arrêtant ma promenade
vagabonde aux abords des villes, je contemple la campagne
déserte et que j'entende résonner dans une chambre solitaire
le chant mélodieux d'une jeune enfant qui prolonge dans la
nuit son travail manuel ; alors mon cϕH" de pierre se met
à palpiter, mais hélas ! il revient bientôt à son âpre torpeur,
car toute émotion douce est devenue étrangère à mon âme.
0 chère lune, sous ton tranquille raj'^on les lièvres dansent
dans les forêts, et, le matin, le chasseur se plaint de trouver
des pistes enchevêtrées et trompeuses, et d'être éloigné des
terriers^ par des détours. Salut, ô bienfaisante reine des
nuits ! Ton rayon importune quand il descend, à travers les
broussailles, les rochers ou au milieu des édifices en ruines,
sur le fer du pâle voleur qui, l'oreille tendue, guette au
22 GIACOMO LEOPARDI
loin le bruit des roues et des chevaux ou le son des pas sur
la route muette : le cliquetis inattendu de ses armes, sa
voix rauque, son aspect sinistre glacent d'effroi le voyageur
qu'il laisse bientôt à demi-mort et dépouillé parmi les
pierres. Elle est importune aussi, ta blanche clarté, quand
elle rencontre par les rues des villes le libertin qui va rasant
les murs des maisons et se cachant dans l'ombre, qui s'arrête
et s'effraie des lampes allumées et des balcons ouverts. Oui,
ta clarté inquiète l'âme des méchants, mais il me sera
toujours agréable de te contempler sur ces plages, où tu
ne découvres à mon regard que de joyeuses collines et des
plaines spacieuses. Et pourtant, j'avais coutume, bien qlie
je fusse sans reproche, d'accuser ton rayon gracieux quand,
dans les endroits habités, il révélait ma présence au passant
ou qu'il montrait à mon regard des visages humains. Main-
tenant je le louerai toujours, soit que je te voie voguer
parmi les nuages, soit que, sereine dominatrice de la plaine
éthérée, tu regardes ce lamentable séjour de l'homme. Tu
me verras souvent, seul et muet, errer dans les bois et sur
les rivages verdoyants, et m'asseoir sur l'herbe, content
s'il me reste assez de cœur et d'haleine pour soupirer.
(1819)
. LE SOIE DU JOUR DE FETE
La nuit est douce et claire, et sans vent. Et tranquille,
la lune plane sur les toits et au milieu des jardins, révélant
au loin toutes les. montagnes sous sa clarté sereine. 0 ma
dame, déjà tous les sentiers se taisent, et à travers les
balcons il ne brille plus que de rares lampes nocturnes.
Tu dors, car un sommeil léger t'a surprise dans ta chambre
paisible ; et aucun souci ne te dévore ; tu ne sais pas, tu
ne te représentes même pas quelle blessure tu m'as ouverte
au fond du cœur. Tu dors : moi, je m'avance pour saluer
ce ciel qui apparaît si clément au regard, et l'antique
nature toute-puissante qui m'a créé pour la douleur. — « Je
te refuse l'espérance, me dit-elle, même l'espérance ; que
tes yeux ne brillent jamais que de larmes. »
A ANGELO MAI 23
Aujourd'hui c'était jour de fête ; maintenant repose-toi
de tes amusements ; et peut-être te souviendras-tu en rêve de
tous ceux à qui tu as plu aujourd'hui et de tous ceux qui
t'ont plu: ce n'est pas moi, certes, je ne l'espère pas, qui
retiens à ta pensée. Cependant je me demande combien il
me reste à vivre, et je me jette à terre, et je crie et je
frémis. 0 jours horribles en un âge aussi vert ! Hélas ! dans
la rue, j'entends non loin d'ici le chant solitaire de l'artisan
qui revient sur le tard, après les divertissements, à son
pauvre .logis, et mon cœur se serre cruellement en songeant
comme tout passe au monde et presque sans laisser de trace.
Voilà qu'il s'est enfui le jour de fête, et à ce jour de fête
le jour ordinaire succède, et le temps emporte avec lui tout
événement humain. Maintenant où est le bruit de ces
peuples antiques? Maintenant où est la renommée de nos
illustres ancêtres, et le grand empire de cette Eome, et ses
armées, et le fracas qui retentissait par la terre et l'océan ?
Tout est paix et silence, et tout repose au monde, et l'on
ne parle plus d'eux. Dans ma jeunesse, à l'âge où l'on
attend avec impatience le jour de fête, lorsqu'il était passe,
dans une douloureuse veille j'étreignais ma couche, et bien
tard dans la nuit, un chant qu'on entendait par les sentiers
s'éloigner et mourir peu à peu, déjà me serrait le cœur de
la même façon.
(1819)
A ANGELO MAI
QUAND IL EUT DÉCOUVERT LES MANUSCRITS DE CICÉRON
SUR LA RÉPUBLIQUE
Italien hardi, que ne cesses-tu de réveiller nos pères dans
leurs tombeaux, et pourquoi les fais-tu revivre en ce siècle
mort", sur lequel plane un si lourd nuage d'ennui? Comment
viens-tu résonner si fort et si souvent à nos oreiUes, voix
antique de nos aïeux, restée muette depuis si longtemps?
Et pourquoi tant de résurrections ? En un instant, les ma-
nuscrits sont devenus féconds; c'est à notre époque que
4
24 GIACOMO LEOPAEDI
les cloîtres poudreux ont réservé, soigneusement cachées,
les pensées généreuses et saintes de nos pères. Et quelle
vaillance t'inspire donc le destin, Italien illustre ? Ou plutôt,
n'est-ce pas en vain que le destii tente de résister à la
vaillance humaine ?
Certes, ce n'est pas sans le haut décret des dieux que.
au moment où notre oubli désespéré se fait plus grave et
plus profond, un nouvel appel de nos aïeux revient à chaque
instant frapper nos oreilles. Le ciel a donc encore «quelque
compassion de l' Italie ; quelque immortel prend encore souci
de nous; car l'heure étant venue, maintenant ou jamais,
pour la race italienne de renaître à la vertu, nous voyons
que la clameur des morts est si grande et que le sol exhume
presque les héros oubliés, com.me pour chercher à savoir
si à cet âge tardif il te plaît encore, ô patrie, d'être lâche.
0 glorieux défunts, gardez-vous encore quelque espérance
en nous? X'avoDs-nous pas péri tout entiers? A vous peut-
êt^e le secret de l'avenir ne demeure pas impénétrable. Moi
je sxiis anéanti, et je n'ai aucun refuge contre la douleur,
car l'avenir m'est voilé; et tout ce que j'en découvre est tel
que l'espérance m'apparaît comme un songe et une chimère.
Ames vaillantes, une plèbe sans honneur, immonde, est
\enue habiter sous vos toits; pour votre race toute action,
toute jparole courageuse ne sont que sujet de raillerie ; vos
gloires éternelles ne nous font plus rougir et ne nous font
plus envie; l'oisiveté règne autour de vos monuments, et
nous som-mes Je-.pnus un exemple d'avilissement pour les
temps à venir.
Heureux génie, puisque nul ne se soucie maintenant de
nos grands ancêtres, songes-y, toi que le sort f»\'orise au
point que ta main semble ramener ces jours où les lettres,
si longtemps ensevelies, relevaient enfin la tête et sortaient
d'un long oubli en même temps que les anciens poètes à qui
la nature a parlé sous ses voiles, et qui charmèrent les nobles
loisirs d'Athènes et de Rome. 0 temps, ô temps enveloppés
dans un éternel sommeil! Alors la ruine de l'Italie n'était
pas encoBe consommée, nous étions encore dédaigneux de
A ANGELO MAI 25
toute oisiveté honteuse, et le souffle des vents trouvait
encore plus d'une étincelle à faire jaillir de notre sol.
Elles étaient chaudes, tes cendres saintes, ennemi
invaincu de la fortune (1) dont la colère et la douleur trou-
vèrent l'enfer plus accueillant que la terre. L'enfer ! Et
quelle est la région qui n'est pas meilleure que la notre?
Les douces cordes de ton luth vibraient encore au frôlement
de ta main, ô infortuné amant (2). Hélas ! c'est par la
douleur que commence et que naît la poésie italienne. Et
pourtant le mal qui nous torture est moins accablant et
moins poignant que l'ennui qui nous étouffe. Oh ! tu es
bienheureux, toi dont la vie ne fut que larmes. Pour nous,
l'ennui nous a suivis pas à pas sur cette terre; pour nous,
près du berceau et sur la tombe, immobile, s' assied le néant.
\l^is ta vie se passait alors sur les mers, en la compagnie
des astres, audacieux enfant de la Ligurie (3), quand par
delà les colonnes et par delà les rivages où l'on croyait
entendre, vers le soir, l'onde frémir au moment où le soleil
s'y plonge, ayant confié ta nef aux flots infinis, tu retrouvas
la clarté du soleil disparu et tu vis poindre alors le jour qui
s'était éteint pour nous; puis, ayant triomphé de tous les
obstacles de la nature, une immense terre inconnue fut la
gloire de ton voyage et des périls de ton retour. Hélas !
hélas ! mais, en reculant ses bornes, le monde ne grandit
pas, au contraire, il se fait plus petit ; et l'éther sonore et la
terre bienfaisante et l'océan apparaissent bien plus vastes
à l'enfant qu'au sage.
Que sont devenus nos rêves charmants, dans lesquels nous
vojions des régions mystérieuses peuplées d'habitants in-
connus, ou la retraite des astres pendant le jour, ou h
couche lointaine de la jeune Aurore, ou le sommeil mys-
térieux de la plus grande planète pendant la nuit? Voflà
qu'ils se sont' évanouis tout d'im coup, et le monde est
représenté sur un bout de papier ; voilà que tout devient
(1) l'ante.
(2) Pétrarque.
(3) Christophe Colomb.
26 GIACOMÛ LEOPAEDI
semblable, et le néant seiil s'accroît par nos découvertes.
La vérité est à peine atteinte que tu nous es défendue, ô
chère imagination; notre esprit s'éloigne de toi pour l'éter-
nité ; les années nous soustraient à ton magique pouvoir
d'autrefois, et la consolation de nos peines a péri.
Tu naissais cependant aux douces rêveries, et le soleil
des premiers jours resplendissait à ta vue, chantre char-
mant des armes et des amours (1) qui remplissaient la vie
d'heureuses erreurs en un temps bien moins triste que le
nôtre : tu fus le nouvel espoir de l'Italie. 0 tours, ô
cloîtres, ô dames, ô cavaliers, ô jardins, ô palais ! en
songeant à vous, mon esprit s'égare en mille pensées
joyeuses. La vie humaine n'était remplie alors que de
chimères, de belles légendes et de vagues aspirations : main-
tenant nous les avons chassées loin de nous. Et que nous
reste-t-il, à présent que les choses sont dépouillées d^ leur
verte parure? Nous ne voyons plus qu'une chose certaine,
c'est que tout est vain, hormis la douleur.
0 Torquato, ô Torquato, le ciel nous réservait alors ta
grande âme ; à toi il ne réservait que les larmes. 0 infor-
tuné Torquato ! Ton doux chant ne réussit pas à te con-
soler, ni à fondre la glace dans laquelle la haine et la basse
en\de de la foule et des tyrans avaient emprisonné ton âme
qui était si ardente. L'amour, l'amour, ce dernier leurre de
notre vie, t'abandonnait. Le néant te parut une ombre
réelle et solide, et le monde une plage inhabitée. Au tardif
honneur tes yeux ne se rouvrirent point : ton heure suprême
te fut une grâce et non un malheur. Celui qui a connu nos
maux demande la Mort, et non des couronnes.
Eeviens, reviens parmi nous, lève-toi de ton tombeau
muet et désolé, si tu es désireux de souffrir, ô lamentable
exemple d'infortune. Notre vie qui te paraissait déjà bien
triste et bien horrible est devenue pire aujourd'hui. 0
ami, qui te plaindrait, puisque si ce n'est à soi-même, nul
ne songe à rien ? Qui ne taxerait d'insensée ta mortelle
0) Ariost»
tristesse, puisque de nos jours tout ce qui est grand et rare
est traité de folie; puisque ce n'est plus l'envie, mais la
plus cruelle indifférence qui s'attaque aux grands hommes?
Ou qui donc t'apprêterait le laurier une seconde fois,
puisque les chiffres sont maintenant plus écoutés que les
vers?
i)epuis ta mort jusqu'à cette heure, ô malheureux génie,
aucun homme digne du renom italien n'a surgi, sauï un
seul, le seul qui valut mieux que sa lâche époque ; c'est ce
farouche Allobroge (1), qui dut au ciel et non à cette terre
épuisée et stérile la mâle vertu qu'il portait en son cœur ;
grâce à elle, sans pouvoir, sans armes (mémorable audace !)
il fit sur la scène la guerre aux tyrans: qu'au moins cette
guerre sans suite soit tolérée, et qu'on laisse ce champ libre
aux colères impuissantes du monde. Lui le premier et seul,
il descendit dans l'arène et nul ne le suivit, car l'oisiveté et
le.stupide silence passent avant tout à présent parmi nous.
Sa vie entière s'écoula sans tache mais dédaigneuse et
frémissante, et la mort le préserva de voir pis encore. 0
mon Vittorio, cette époque ni ce sol n'étaient point faits
pour toi. D'autres temps et un autre lieu conviennent aux
génies élevés. Maintenant nous vivons comblés de repos
et commandés par la médiocrité; le sage est descendu, et la
foule est montée à un seul et même niveau qui domine le
monde. 0 illustre avant-coureur, continue ton œuvre; ré-
veille les morts, puisque les vivants dorment; ranime les
voix éteintes des antiques héros, tant qu'à la fin ce siè-
cle de fange ou aspire à la vie et se lève pour des faits
illustres, ou rougisse de honte.
(1820)
GONZALVE
Proche du terme de son séjour sur terre, Gonzalve était
gisant : dédaigneux autrefois de sa destinée, il ne l'était
déjà plus maintenant que parvenu au milieu de son cin-
(1) Vittorio A'fieri.
28 GIACOMO LEOPAEDI •
quième lustre, la mort tant souhaitée était suspendue sur
sa tête. Depuis longtemps il était étendu ainsi sur sa
couche funèbre, abandonné de ses plus chers amis : car en
» ce monde, à la longue, aucun ami ne reste à celui qui est
las de la terre. Cependant, près de" lui, amenée par la pitié
pour consoler sa solitude, se tenait celle qui seule et toujours
occupait sa pensée, Elvire, célèbre par sa beauté divine ;
consciente de son pouvoir, elle savait qu'un regard enjoȎ,
une parole empreinte de quelque douceur repassée mille et
mille fois dans la mémoire fidèle de Gonzalve servaient
de soutien et d'aliment à son amant infortuné. Cependant,
elle n'avait jamais entendu de lui aucune parole d'amour.
Dans cette âme,, une crainte souveraine avait toujours été
plus forte que la passion. C'est ainsi que trop d'amour
l'avait rendu esclave et enfant.
iNlais à la fin, la mort rompit le lien qui depuis si
longtemps retenait ses paroles. Sentant, à des signes
certains, l'approche du jour de délivrance, comme elle allait
partir, il la prit par la main, et serrant cette blanche
main, il dit: « Tu pars, et l'heure te presse désormais.
Elvire, -adieu. Je ne te verrai pas, je crois, une seconde
fois. Or donc adieu. Je te donne pour tes soins les plus
grands remerciements que je puisse t' exprimer par mes
lèvres. Celui qui le peut te récompensera, si le ciel donne
une récompense à la pitié. » La belle enfant pâlissait, et
sa poitrine haletait en entendant ces mots, car le cœur
humain se serre toujours douToureusement, encore que ce
soit un étranger qui nous quitte et nous dise adieu pour
toujours. Et elle voulait démentir le moribond en lui dis-
simulant l'imminence du trépas. Mais il prévint ses pa
rôles et ajouta : « Désirée et bien implorée, comme tu le
sais, la mort \àent à moi et ne m'effraie point : ce jour
funèbre m'apparaît joyeux. Il m'est pénible, il est vrai,
de te perdre pour toujours. Hélas ! je te quitte à jamais.
Mon coeur se brise en te parlant ainsi. Je ne verrai plus
tes yeux, je n'entendrai plus ta voix 1 Mais, dis-moi : avant
de nous séparer pour l'éternité, Elvire, ne voudras-tu pas
me donner un baiser? un seul baiser dans toute ma vie?
A celui qui meurt, on ne refuse pas la grâce qu'il de-
GONZALVE 29
mande. Et puis je ne pourrai pas me vanter de cette
faveur, moi qui suis si près de mourir et à qui une main
étrangère, aujourd'hui, dans peu d'instants, va clore à
jamais les lèvres. » 11 dit cela avec un soupir, et, tout en
suppliant, posa 'ses lèvres froides sur la main adorée.
La belle enfant resta irrésolue et dans une attitude pen-
sive ; elle tenait son regard, étincelant de mille caresses,
fixé sur celui du malheureux, oîi brillait une larme su-
prême. Elle n'eut pas la force de repousser cette prière et
d'assombrir par un refus ce triste adieu; mais elle fut
vaincue par la Ôomp^ssion que lui inspirait cet ardent
amour. Et ce visage céleste, cette bouche naguère si dé-
sirée et pendant tant d'années objet de rêves et de soupirs,
elle les approcha doucement du visage désolé et pâli par
la douleur mortelle, et, tout attendrie, et avec la marque
d'une profonde pitié, elle imprima plusieurs et plusieurs
baisers sur les lèvres convulsées de l'amant tremblant et
ravi. -•
Que devins-tu alors? Comment apparurent à tes yeux
la vie, la mort, le malheur, ô Gonzalve expirant? Il tenait
encore la main de son Elvire adorée, il la plaça sur son
cœur qui battait des dernières "palpitations de la mort et
Je l'amour : — « Oh ! dit-il, Elvire, mon Elvire, suis-je
bien encore sur terre ? Ces lèvres étaient-elles bien tes
lèvres, et est-ce bien ta main que je serre? Ah! il me
semble que c'est une vision de trépassé, un songe, ou une
chose incroyable. Ah ! combien, Elvire, combien je suis
redevable à la mort ! A aucun moment mon amour ne te
fut caché, ni à toi ni à personne : car le véritable amour
se trahit vite en ce monde. Il te fut assez révélé par mes
actes, par mon visage égaré, par mes regards, mais non
par mes paroles. La passion infinie qui gouverne mon
cœur serait encore muette à jamais, si la mort ne l'avait
enhardie. Maintenant je mourrai content de ma destinée,
et jç ne me plains plus d'avoir ouvert les yeux à la
lumière. Je n'ai pas vécu en vain, puisqu'il m'a été donné
dappuyer ma bouche sur cette bouche. Que dis-je? J'estime
mon sort heureux. Le monde recèle deux choses sublimes :
30 GIACOMO LEOPARDI '
l'amour et la mort. .A l'une, le ciel me conduit à la fleur
de l'âge; quant à l'autre, elle a presque comblé mes vœux.
Ah ! si une fois, une seule fois tu avais apaisé et satisfait
mon long amour, la terre serait devenue pour toujours un
paradis à mes yeux transformés. Même la vieillesse, . la
vieillesse abhorrée, je l'aurais soufferte d'un cœur tran-
quille, car, pour la supporter, il m'aurait toujours suffi
de me rappeller un seul instant et de me dire : J,'ai été
heureux plus que tous les heureux. Mais, hélas ! le ciel
n" accorde pas une aussi grande félicité à la nature ter-
restre. Il ne^nous est pas donné d'aimer si profondément
et de goûter le bonheur. Oh ! c'est bien volontiers qu'au
sortir de tes bras, je me serais livré au fouet du bourreau,
au supplice de la roue, au bûcher, et que je serais des-
cendu dans les abîmes éternels et redoutés.
« 0 Elvire, Elvire ! Oh ! heureux, oh ! plus fortuné que
les immortels, celui à qui tu montres ton sourire d'amour !
Heureux celui qui, après cela, répandrait son sang et pour-
rait sacrifier sa vie pour toi ! Il est permis, il est permis
au mortel (et ce n'est plus un songe, comme je l'ai cru
longtemps), ah! il est permis de goût-er le bonheur sur
terre. Cela, je ne l'ignore plus depuis le jour où je t'ai
longuement contemplée, et c'est en mourant que je m'en
rends bien compte. Et cependant, ce jour, ce jour cruel,
je n'ai jamais pu le maudire d'un cœur assuré, même au
milieu de tant de chagrins.
(c Maintenant, vis heureuse et embellis le monde de ta
présence, mon Elvire. Personne ne t'aimera autant que
je t'ai aimée. Un semblable amour ne renaît pas une se-
conde fois. Combien, ah ! combien pendant ces longues
années, Gonzalve t'a appelée, regrettée, et pleurée ! Comme
le nom d'Elvire me glaçait le cœur et me faisait pâlir;
comme il m' arrivait de trembler en franchissant l'âpre
seuil de ta demeure à cette voix angélique, à l'aspect de
ce visage, moi qui ne tremble point devant la mort ! Mais
le souffle et la vie vont me manquer pour parler d'amour.
Le temps est passé, et il ne m'est pas donné de rappeler
ce jour. Elvire, adieu. Avec l'étincelle de vie, ta chère
POUR LES NOCES DE MA SŒUR PAULINE 31
image s'éloigne enfin de mon cœur. Adieu ! Si cette af-
fection ne t'a pas été importune, sur mon cercueil, demain,
à la tombée de la nuit, jette un soupir. »
Il se tut. Et bientôt le souffle lui manqua avec la voix.
Et avant que le- soir fût venu, son premier jour de
bonheur s'éteignait avec son dernier regard.
(1821)
POUR LES NOCES DE MA SŒUR PAULINE
Puisque tu quittes la ville natale et son silence, les
fantômes heureux et les illusions du premier âge, don
céleste qui embellit à t-es yeux ce lieu solitaire, puisque
la destinée t'entraîne -dans la poussière et dans le bruit de
la vie, tu vas connaître, ô ma sœur, le siècle d'opprobre
que le ciel crîiel nous a réservé, et c'est en des temps de
tristesse et de deuil que tu vas accroître la malheureuse
famille de la malheureuse Italie. Fais pour tes enfants
provision d'exemples courageux. Le sort impitoyable refuse
une atmosphère respirable à l'humaine vertu et ne permet
pas qu'une âme pure demeure dans une poitrine frêle.
Tes fils ne pourront être que lâches ou malheureux.
Choisis-les malheureux. Nos mœurs corrompues ont
creusé un immense abîme entre la fortune et le courage.
Hélas ! ce n'est que trop tard, quand le voile du soir
tombe sur les choses humaines, que celui qui naît de nos
jours acquiert les facultés d'action et de sentiment. Que
le ciel en ait soin. Mais toi, aie surtout à cœur que tes
enfants ne deviennent, en grandissant, ni les favoris de
la fortune ni les jouets de la crainte vile ou de l'espérance.
C'est ainsi que vous serez proclamés heureux dans les âges
futurs, puisque (exécrable coutume d'une race lâche et
hypocrite) nous méprisons la vertu vivante et nous la cé-
lébrons morte.
Femmes, la patrie n'attend pas peu de vous, et ce n'est
point pour la perte et la honte de l'espèce humaine qu'il
32 GIACOMO LEOPABDI
*
a été donné aux doux rayons de vos yeux de dompter le
fer et le feu. C'est à votre gré que l'homme sage et fort
agit et pense, et tout ce que le jour embrasse dans le
parcours de son char divin s'incline devant vous. C'est à
vous que je demande compte de notre époque. La sainte
flamme de la jeimesse s'éteint-elle donc par votre aaain ?
Est-ce donc par vous que notre flature s'est épuisée et
anéantie? Et si les intelligences s'engourdissent, si les vo-
lontés se dégradent, si la valeur native a perdu ses nerfs
et sa chair, est-ce par votre faute?
L'amour, à qui sait l'estimer, est un aiguillon qui conduit
aux hautes actions, et la beauté inspire les nobles sen-
timents. Il a l'âme vide d'amour celui dont le cœur ne
tressaille pas d'allégresse quand les vents entrent en lutte,
quand l'Olympe assemble les ruagds et que le déchaî-
nement de la tempête ébranle les montagnes. 0 épouses,
ô jeunes vierges, que celui qui fuit les- dangers, que celui
qui est indigne de la patrie et qui a placé sur de vils
objets ses aspirations et ses affections vulgaires, ne vous
inspire que haine et mépris, si, dans vos cœurs de femmes,
vous brûlez vraiment d'amour pour des hommes et non
pour des créatures efféminées.
Craignez: d'être appelées mères d'enfants pusillanimes.
Que vos fils s'accoutument à supporter les misères, et les
larmes de la vertu ; qu'ils condamnent et méprisent celui
qui honore et estime ce siècle honteux. Qu'ils grandissent
pour la patrie, qu'ils apprennent les faits illustres de leurs
aïeux et tout ce que leur doit cette terre. Tels, au milieu
des souvenirs et de la renommée des antiques héros, les fils
de Sparte grandissaient pour la gloire de la Grèce, jusqu'au
jour où la jeune épouse ceignait la fidèle épée au côté de
son époux chéri, et, plus tard, déroulait ses noirs cheveux
sur le corps inanimé et nu du guerrier, quand on le lui
ramenait étendu sur son bouclier sauvé.
Virginie, la beauté toute-puissante de ses doigts célestes
flattait ta molle jo«e, et le maître insensé de Borne se
désolait de tes dédains altiers. Tu étais belle, tu étais à
A UN VAINQUEUR DU JEU DE PAUilE 33
l'âge qui invite aux dotix songes, quand la brutale épée
de ton père perça ta blanche poitrine et que, volontaire
victime, tu descendis dans l'Erèbe. « Que la vieillesse flé-
trisse et détruise mes membres, ô mon père, que pour moi
s'apprête la tombe, disais-tu, plutôt que le lit impie au
tyran. Et si Rome peut retrouver la vie et la force par
ma mort, tue-moi donc. »
0 généreuse enfant, encore que de ton temps le soleil
resplendiît d'un plus bel éclat qu'aujourd'hui, elle est
pourtant consolée et satisfaite . -ette tombe que* la douce
terre natale honore de ses larmes. Voici qu'autour de ta
noble dépouille, les ascendants de Romulus brûlent d'une
nouvelle colère ; voici que le tyran se couvre les cheveux
de poussière, la liberté enflamme les cœurs oublieux, et
sur la terre domptée, le Mars latin campe vaillamment du
pôle ténébreux jusqu'aux contrées torrides. Ainsi l'éter-
nelle Rome, ensevelie dans vm pénible repos, est une seconde
fois ressuscitée par le sort d'une femme.
(Eté 1821)
, A UN VAINQUEUR DU JEU DE PAUME
Noble jeune homme, apprends à connaître le visage et
l'agréalale. voix de la gloire, et combien la vertu laborieuse
vaut mieux que l'oisiveté efféminée. Applique-toi, ap-
plique-toi, magnanime champion (si tu veux par ta vail-
lance disputer les restes de ton nom au torrent rapide des
années), applique-toi et élève ton cœur vers de hautes
aspirations. C'est toi que célèbrent les échos de l'arène et
du cirque, c'est toi que la faveur populaire, toute frémis-
sante, convie à des exploits illustres ; c'est toi, si fier de
ta jeunesse, que la patrie aimée prépare aujourd'hui à re-
nouveler les antiques exemples.
Il ne teignit pas sa main du sang barbare à Marathon,
celui qui regardait stupidement les athlètes nus, le champ
d'Elée et la rude palestre: ni la palme fortunée ni la cou-
34 GIACOMO LEOPARDI
ronne ne le piquaient d'émulationT Et, sans doute, il avait
lavé dans l'Alphée la crinière poudreuse et les flancs de
ses cavales ^àctorieuses, celui qui entraîna les enseignes
grecques et les lances grecques au milieu des bataillons
des Mèdes pâles, fugitifs et harassés ; et alors, du sein pro-
fond de l'Euphrate et de son rivage asservi, s'élevèrent des
cris désespérés.
•
Appellera -t -on vain ce qui secoue et fait jaillir les
étincelles cachées de la vertu native et ravive la chaleur
mourante du faible souffle \atal dans des poitrines malades?
Mais depuis que Phébus fait tourner son triste char, les
œuvres des mortels sont-elles autre chose qu'un jeu? Et
la vérité est-elle moins vaine que le m-ensonge? La nature
elle-même nous a prêté de riantes illusions et des ombres
heureuses; et là où une coutum.e même insensée n'a pas
entretenu d'encourageantes erreurs, le monde a quitté les
glorieuses études pour une oisiveté obscure et stérile.
Un temps viendra peut-être où les troupeaux insulteront
aux ruines des monuments italiens, et où la charrue pas-
sera sur les sept collines ; et peut-être, avant que peu de
soleils soient révolus, l'astucieux renard habitera les cités
latines et de sombres forêts murmureront entre leurs hautes
murailles, si les destins n'arrachent pas nos esprits per-
vertis au funeste oubli des choses de la patrie, et si la
i"uine déjà mûre n'est pas détournée de nos peuples avilis
par le ciel devenu favorable au souvenir des hauts faits
passés.
Aie regret, ô jeune homme, de survivre à la patrie mal-
heureuse. Tu te serais rendu illustre pour elle, alors que
brillait à son front la couronne qui lui a été ravie par
notre faute et par le destin. Ces temps ne sont plus, car
nul ne s'honore aujourd'hui d'une telle mère. Mais pour
toi-même, élève ton âme jusqu'au ciel. Notre vie, que
vaut-elle ? Rien que le mépris. Elle est heureuse alors qu'en-
tourée de périls elle s'oublie elle-même, quand elle ne
mesure pas les ravages des heures vermoulues et lentes.
BRUTUS LE JEUNE 35
et n'en écoute pas la fuite; elle est heureuse alors que
le pied déjà posé sur la rive léthéenne, il nous semole la
revoir plus attrayante.
(1821-22)
BRUTUS LE JEUNE
Quand, terrassée, la valeur italienne tomba, ruine im-
mense, dans la poussière de la Thrace, livrant les vallées de
la verte Hespérie et les rivages du Tibre au piétinement des
chevaux barbares ; quand, du fond des forêts dénudées
qv 'oppresse l'Ourse glacée, le destin appela les armées des
Goths à renverser les illustres murailles romaines ; — alors,
tout en sueur et couvert du sang de ses frères, Brutus,
par la nuit noire, en un lieu solitaire, déjà résolu à mourir,
accuse les dieux inexorables et l'Averne, et de ses fiers
accents il frappe en vain les airs endormis.
Sotte vertu, les nuages creux, les champs peuplés de
fantômes inquiets, voilà tes enseignements, et, derrière toi,
marche le repentir. Pour vous, dieux de marbre (si vous
avez, ô dieux, une demeure au Phlégéton ou au-dessus des
nuages), la malheureuse race à qui vous avez demandé des
autels est un jouet et une dérision, et une loi trompeuse
insulte aux mortels. Donc.la piété terrestre excite à ce point
les haines célestes ? Donc, ce sont les impies que tu pro-
tèges, ô Jupiter? Et la tempête se déchaine dans les airs,
et quand tu lances ta foudre rapide, c'est contre les hommes
justes et pieux que tu diriges la flamme sacrée?
Le destin invincible et la nécessité de fer oppriment les
faibles esclaves de la mort; et s'il ne peut faire cesser
leurs outrages, le vulgaire se résigne aux maux néces-
saires. Est-il moins dur le mal qui n'a pas de remède? Xe
ressent-il pas la douleur, celui qui est privé d'espérance?
C'est une guerre mortelle, éternelle, ô destin indigne, que
te fait l'homme brave ; il ne sait pas céder, et lorsque la
main tyrannique l'accable victorieusement, indompté, il
36 GIACOMO LEOPARDI •
redresse la tête, il plonge dans son sein un fer amer et
sinistrement sourit aux noires ombres.
Il déplaît aux dieux, celui qui violemment fait irruption
dans le Tartare. Un si grand courage ne se trouverait pas
dans les molles poitrines des immortels. Nos souffrances,
nos âpres infortunes et nos malheureuses passions sont
peut-être un spectacle agréable que le ciel a offert à ses
loisirs. Ce n'est pas une v^ de douleurs et de fautes, mais
une vie libre et pure au milieu des bois que la nature
nous prescrivit, elle qui fut jadis reine et déesse. Main-
tenant que des mœurs impies ont chassé les temps heureux
de son empire et soumis à d'autres lois notre chétive exis-
tence, quand une âme virile se refuse à traîner des jours
misérables, la nature revient-elle accuser un crime qui
n'est pas le sien ?
Les heureux animaux ignorent leurs fautes et leurs
propres maux, une vieillesse sereine les amène au passage
qu'ils n'ont pas prévu. Mais si la douleur leur conseillait
de se briser le front contre les troncs rudes ou de se pré-
cipiter dans le vide du haut d'un rocher, aucune loi se-
crète, aucun génie ténébreux ne s'opposeraient à leur morne
désir. C'est à vous, parmi tant d'êtres à qui le ciel donna
la vie, et à vous seuls parmi tous, ô fils de Prométhée, que
l'existence est devenue odieuse; et si le lâche destin vous
accable, c'est à vous seuls, ô malheureux, que Jupiter in-
terdit les rivages de la mort.
Et toi, sur cette mer que rougit notre sang, blanche
lune, »tu te lèves et tu explores la nuit inquiète et les
plaines funestes à la valeur ausonienne. Le vainqueur foule
aux pieds les corps de ses proches, les collines frémissent ;
et l'antique Rome tombe du faîte de sa grandeur. Et tu
restes impassible ? Tu as vu la race de Lavinie à sa nais-
sance, et les années heureuses et les mémorables lauriers,
et sur les Alpes tu répandras, muette^ tes immuables rayons,
quand le nom italien sera esclave et que cette contrée soli-
taire résonnera sous le pas des barbares.
AU PRINTEMPS 37
Voici que, parmi les rochers nus ou sur les rameaux
verts, la bête fauve et l'oiseau, le cœur plein de leur ha-
bituel oubli, ignorent cette ruine profonde et les destinées
changeantes du monde; et comme auparavant, quand le
toit du paysan industrieux s'empourprera par l'aurore,
l'oiseau éveillera les vallées de son chant matinal, et à
travers les rochers la bête fauve poursuivra le faible peuple
des animaux plus petits. 0 destin ! ô race vaine ! nous
sommes la partie abjecte des choses ; ni la glèbe imprégnée
de notre sang ni les antres pleins de hurlements n'ont été
troublés par notre douleur, et l'infortune de l'homme n'a
pas fait pâlir les étoiles.
Non, au-moment de mourir, ce n'est pas moi qui invo-
querai les sourds rois de l'Olympe et du Cocyte, ni la
terre indigne, ni la nuit, ni toi, dernier rayon de la sombre
mort, ô conscience des âges futurs. Une ombre irritée
fut-elle jamais apaisée par des sanglots, flattée par des
discours ou par les offrandes d'une vile multitude? Les
temps se précipitent vers le pire ; et l'on aurait tort de
confier à nos descendants corrompus l'honneur des âmes
illustres et la suprême vengeance des malheureux. Qu'autour
de moi le vorace oiseau noir agite ses ailes. Que la bête
fauve saisisse, que l'orage disperse ma dépouille ignorée,
et que le vent emporte mon nom et ma mémoire.
(1821-22)
AU PEINTEMPS
(ou LES FABLES ANTIQUES)
Puisque le soleil répare les dégâts du ciel, puisque le
zéphyr ravive l'air impur, met en fuite et disperse les
nuages dont l'ombre lourde s'abaisse, que les oiseaux
confient au vent leur frêle poitrine, et qu'à travers les
4Dois qu'elle pénètre et les glaçons qu'elle dissout, la lumière
du jour inspire aux animaux troublés un nouveau désir
d'amour, une nouvelle espérance, peut-être que la belle
38 GIACOMO LEOPAEDI ^
5^ison va revenir aussi pour les âmes humaines fatiguées
et ensevelies dans la douleur, que les infortunes et le morne
éclat de la vérité ont consumées avant le temps ? Les rayons
de Phébus ne sont donc pas à tout jamais obscurcis et
éteints pour les malheureux? Et tu inspires et tu tentes
encore, printemps embaumé, ce cœur glacé, ce cœur qui
apprend à connaître l'amère vieillesse dans la fleur de ses
Es-tu vivante, es-tu \ivante, ô sainte nature? Es-tu
vivante, et est-ce bien le son de ta voix maternelle qui
parvient à mon oreille étonnée? Jadis les rivages furent le
séjour, le paisible séjour des blanches nymphes, et les
claires fontaines furent leur miroir. Des danses mysté-
rieuses d'êtres immortels ébranlèrent les cimes escarpées et
les âpres forêts (aujourd'hui retraite solitaire des vents),
et le berger qui, à l'ombre incertaine de midi, menait ses
agneaux altérés au bord fleuri des fleuves, entendit le long
des rives résonner le chant mélodieux des Pans agrestes ;
il vit trembler l'onde et s'étonna parce que, invisible à ses
regards, la déesse qui porte le carquois descendait dans les
flots tièdes et lavait ses bras neigeux et son flanc virginal
de l'impure poussière de la chasse sanglante.
Oui, un jour les fleurs et, l'herbe étaient vivantes, les
bois étaient \'ivants. Les molles brises, les nuages et la
lampe titanienne connurent la race humaine au temps où
sur les plages et les collines, ô lumière de Cypris, dans la
nuit déserte, le voyageur te suivait, les yeux fixés sur toi,
s'imaginant que tu l'accompagnais dans sa route et que tu
songeais aux mortels. Que, si fuyant les impures liaisons
des villes, les fatales colères et les hontes, l'homme
heurtait sa poitrine aux troncs hérissés d'arbres perdus au
fond des bois, il croyait qu'une flamme vivante animait les
veines pâles de l'arbre, que les feuilles respiraient, que
Daphnis et la trist-e Philis palpitaient secrètement dans
une douloureuse étreinte, ou que la race désolée de Climène
pleurait celui que le soleil noya dans TEridan.
Et vous, durs rochers, les lugubres accents de la douleur
humaine ne laissaient pas de vous émouvoir, quand Écho
AU PRINTEMPS 59
solitaire habitait vos redoutables cavernes, Echo qui n'était
pas un vain mensonge des airs, mais l'àme malheureuse
d'une nymphe, qu'un fimeste amour et un cruel destin
avaient chassée de son corps délicat. Par les grottes, par
les écueils nus et les abris désolés, elle enseignait à la
voûte du ciel no's angoisses qu'elle n'ignorait pas et nos
plaintes profondes et entrecoupées. Et toi, la renommée te
prête la connaissance des aventures humaines, mélodieux
oiseau qui dans le bois touffu viens maintenant chanter
l'année renaissante et te lamenter dans la profonde paix
des champs, évoquant dans l'air silencieux de la nuit, d an-
tiques malheurs et un criminel affront qui ont fait pâlir le
jour de colère et de pitié.
Mais ta race n'est point parente de la nôtre ; tes modu-
lations variées, la douleur ne les inspire pas ; tu n'es point
coupable et tu nous es bien moins cher dans la sombre
vallée qui te cache. Hélas ! hélas ! puisque vides sont les
demeures de l'Olympe et aveugle le tonnerre qui, eo-rant
parmi les noires nuées et les montagnes, frappe également
d'une froide terreur les cœurs injustes et les cœurs in-
nocents ; et puisque la terre natale est étrangère à ses
enfants et ignore quelles âmes contristées elle porte, toi
du moins, ô belle nature, écoute les soucis douloureux et
les destinées indignes des mortels, et rends à mon esprit sa
flamme antique ; si tu vis toutefois, et si dans le ciel, sur
la terre éclairée par le soleil ou au sein des eaux, réside
quelque pouvoir, — qui nous soit pitoyable, non ! mais à
qui nous servions de spectacle au moins.
(1821-22)
DERNIER CHANT DE SAPHO
Nuit paisible, chaste rayon de la lune qui sé^ couche,
et toi, messager du jour qui te lèves parmi la forêt muette,
au-dessus des rochers, ô aspects qui furent charmants et
chers à mes yeux tant que les Erinnyes et la Destinée
m'étaient inconnues, maintenant votre douce vision ne
5
40 GIACOMO LEOPARDI
sourit plus à des passions sans espoir. La joie que nous
avons perdue se ravive quand le flot poudreux des Notus
roule par l'air limpide et les campagnes frémissantes, et
quand le char, le lourd char de Jupiter, tonnant au-dessus
de nos têtes, déchire le ciel ténébreux. Nous, il nous plaît,
à travers les rochers et les vallées profondes, de nous
plonger dans la tourmente, de voir la vaste fuite des
troupeaux éperdus, ou d'entendre le bruit du fleuve profond
contre la rive indistincte et de contempler la victorieuse
colère de l'onde.
Il est superbe ton manteau, ô ciel divin, et tu es belle,
terre couverte de rosée. Hélas ! de cette beauté infinie, les
dieux et le sort impie n'ont rien accordé en partage à l'in-
fortunée Sapho. Habitante vile et importune de tes su-
perbes royaumes, ô Nature, et amante méprisée, vers tes
formes charmantes c'est en vain que, suppliante, je tourne
mon cœur et mes yeux. Ce n'est pas à moi que sourit le
rivage ensoleillé ni la clarté matinale qui rayonne de la
porte éthérée; ce n'est pas moi que salue le chant des
oiseaux aux mille coulsurs, ni le murmure des hêtres ; et si,
à l'ombre des saules inclinés, un pur ruisseau déroule ses
eaux cristallines, à peine mon pied glissant s'y est-il posé,
qu'aussitôt ses ondes mouvantes se retirent avec dédafn,
se dérobent et pressent dans leur fuite ses rives embau-
mées.
Quelle faute, quel crime infâme m'ont donc souillée avant
ma naissance, pour que le ciel et la fortune me montrent
un \àsage si farouche ? En quoi ai-je péché toute enfan't,
à l'âge où l'on ne soupçonne point le mal, pour qu'ensuite,
sans jeunesse, sans fleur, la forte trame de ma vie se
déroulât ainsi au fuseau de la Parque inflexible ? Mais ta
lèvre répand d'imprudentes paroles : un dessein obscur pré-
side aux événements que nous réserve la destinée. Tout est
mystère, excepté notre douleur. Race délaissée, nous nais-
sons pour les larmes, et la raison en repose au sein des
dieux. 0 rêves, ô espérances des plus vertes années ! Le
Père a donné aux apparences, aux séduisantes apparences,
une éternelle puis.sance dans le monde, et ni de viriles
HYMNE AUX PATRIARCHES 41
entreprises, ni une lyre, ni un chant savant ne peuvent
faire briller la vertu sous une enveloppe dépourvue d"'or-
nejnents.
Nous mourrons. Sa dépouille indigne rendue à la terre,
l'âme se réfugiera nue aux Enfers et ira réparer la faute
cruelle de l'aveugle dispensateur des événements. Et toi, à
qui m'attachèrent en vain un long amour, une longue fidé-
lité et l'inutile transport d'un implacable désir, vis heureux,
si jamais un être mortel vécut heureux sur terre. Jupiter
ne m'a pas prodigué la douce liqueur de l'avare tonneau,
après qu'eurent péri les illusions et le rêve de mon enfance.
Les jours les plus joyeux de notre vie s'envolent les pre-
mier^. Surviennent alors la maladie, la vieillesse et
l'ombre glacée de la mort. Voici que, de tant de palmes
espérées et de charmantes illusions, il me reste le Tartare;
et mon vaillant génie est voué à la déesse infernale, à la
nuit noire et à la rive silencieuse.
(1821-22)
HYMNE AUX PATEIARCHES
(ou DES COMMENCEMENTS DU GENRE HUMAIN)
Et vous, pères illustres de la race humaine, le chant de
vos fils affligés redira vos louanges ; vous fûtes bien plus
chers que nous à l'éternel créateur des astres, et vous
vîntes à la lumière avec bien moins de sujets de larmes
que nous. Ces maux irrémédiables du malheureux mortel
qui naît pour les larmes et trouve la tombe ténébreuse et
l'heure suprême plus douces que la lumière éthérée, non,
ni la pitié ni la juste loi du ciel ne les lui ont imposés.
Et si une antique légende parle de votre ancienne faute
qui livra l'espèce humaine au pouvoir tyrannique de la
maladie et de la souffrance, ce sont d'autres crimes plus
cruels de vos fils, c'est leur génie inquiet et leur dém^ence
plus grande qui ont armé contre nous T Olympe offensé et
la rude main de la nature qui nous nourrit. Depuis lors
42 GIACOMO LEOPARDI
la vie nous est devenue à charge, la fécondité du sein
maternel a été maudite, et les fureurs de TErèbe désolé
ont envahi la terre.
Toi le prei^iier (1), ô chef antique et père de la famille
himiaine, tu contemplas le jour, les lueurs empourprées
des sphères tournantes, les nouveaux hôtes des champs et
la brise errante à travers les jeunes prairies. Alors les
torrents des Alpes, se précipitant parmi les rochers et les
vallées désertes, les frai)paient d'un bruit qui n*a^*ait pas
encore été entendu ; alors une paix inconnue régnait sur
les emplacements, futurs de nations fameuses et de cités
bruyantes; et sur les collines non labourées, montait, seul
et muet, le rayon brûlant de Phébus auquel succédait la
lune dorée. Oh ! que tu étais heureuse, terre déserte, dans
ton ignorance du mal et des lugubres événements I Oh !
que de soufirances, père infortuné, les destins préparaient
à ta descendance, et quelle suite infinie damères épreuves !
A'^oici qu'emporté par une luieur nouvelle, un frère souille
de sang et de meurtre des campagnes encore stériles, ei
que le divin éther apprend à connaître les ailes horribles
de la mort.
Tremblant, errant, le fratricide, fuyant les ombres soli-
taires et la secrète colère des vents dans les forêts pro-
fondes, élève, le premier, les toits des villes, séjour et
royaume des soucis rongeurs; et c'est le remords déses-
péré, livide, haletant, qui, Je premier, rapproche et réunit
les aveugles mortels sous des abris communs. Depuis lors,
la main malhonnête s'est refusée à conduire la charrue'
recourbée, les durs labeurs des champs ont été tenus pour
vils, r oisiveté a habité les demeures criminelles, la vigueur
native s'est éteinte dans les corps inertes, les âmes sont
tombées dans l'indolence et la torpeur, et la servitude,
suprême malheur, s'est emparée de ces faibles vies hu-
maines.
Et toi (2). qui sauvas ta race inique des colères célestes
et des flots de la mer mugissant jusque sur les cimes nua-
(1) Adam.
{2) Nf>é.
HYMNE AVX rATRIARCHKS 43
•
geuses. ô toi à qui, la première, à travers le ciel obscur et
les montagnes submergées, la blanche colombe apporta le
signe de l'espérance renaissante; pour toi, le soleil nau-
fragé, émergeant à l'Occident des antiques nuées, projeta
sur le pôle obscur les belles couleurs de l' arc-en-ciel. Alors
la race humaine sauvée revient sur la terre, elle re-
tourne à ses cruelles passions, à ses pratiques impies et à
d'inévitables tourments. Une main sacrilège se joue des
royaumes inaccessibles de la mer vengeresse et va enseigner
la douleur et le^ larmes à de nouveaux rivages et sous de
nouvelles étoiles.
Maintenant, père des hommes pieux. père juste et fort (1).
mon cœur .pense à toi et à tes fils généreux. Je dirai
comment, ignoré, assis vers midi à l'ombre de ta tente
paisible, près des doux rivages où pâture et s'abrite ton
troupeau, tu fus visité par des voyageurs célestes et in-
connus, âmes éthérées ; — et comment, ô fils de la sage
Rebecca. vers le soir, près du puits rustique, dans la douce
vallée d'Aran fréquentée des pasteurs et toute aux joyeux
loisirs, tu te pris d'amour pour la gracieuse fille de Laban :
invincible amour qui poussa ton âme vaillante à supporter
volontairement de longs exils, de longues peines et le poids
odieux de l'esclavage.
Il y eut certainement un temps (et le chant aonien et
le bruit de la renommée ne repaissent pas la foule avide
d'erreurs et d'ombres vaines), il y eut un temps où cette
plage malheureuse fut douce et clémente à notre race, et
un âge d'or a existé avant notre époque caduque. Non que
des ruisseaux de lait pur aient arrosé le flanc des roches
naturelles, ou que le tigre se soit mêlé aux brebis dans des
bergeries communes, ou que le pâtre ait conduit par jeu
les Toups à la fontaine ; mais l'espèce humaine a vécu igno-
rante de son destin et de ses misères, exempte d'inquié-
tude. Les aimables fictions, les leurres, le léger voile des
légendes antiques servaient au moins à nous cacher les
secrètes lois du ciel et de la nature ; et, contente d'espérer,
notre paisible nef atteignit le port.
1) Abraham,
44 . GIACOMO LEOPARDI
m
Telle, au milieu des vastes forêts de la Californie, naît
une race heureuse à qui les pâles soucis ne rongent pas le
cœur, dont la cruelle maladie ne mine pas le corps ; les
bois lui fournissent sa nourriture; le creux du rocher, des
abris; les sources de la vallée, de l'eau; et le jour de la
sombre mort survient pour elle inattendu. Oh ! royaumes
de la sage nature, sans défense contre notre criminelle
audace ! Les rivages, les antres et les forêts tranquilles,
notre audace invaincue les envahit; aux^peuples dont elle
viole l'asile, elle enseigne un ennui étrange, des désirs
ignorés; et elle chasse jusqu'aux confins de la terre la féli-
cité qui s'enfuit toute nue.
(1821-22)
A SA DAME
Chère beauté, qui m'inspires de l'amour, même de loin
ou en me cachant ton visage, à moins que ton ombre divine
ne fasse tressaillir mon cœur pendant mon sommeil, ou
au milieu des champs, quand le jour et le sourire de la
nature resplendissent plus beaux, peut-être as-tu fait le
bonheur du siècle innocent qu'on appelle l'âge d'or, ou
voltiges-tu maintenant, âme légère, à travers le monde?
ou bien le sort avare qui te dérobe à nos yeux te réserve-t-il
à l'avenir?
De te voir vivante, désormais aucun espoir ne me reste,
si ce n'est quand, nue et seule, mon âme s'en ira par un
sentier nouveau vers sa nouvelle demeure. Déjà, à l'aube
naissante de ma jeunesse incertaine et sombre, je me suis
imaginé que tu serais ma compagne de voyage sur ce sol
aride. Mais il n'est rien sur terre qui te ressemble, 'et si
quelque créature existait qui fût ta pareille par le visage,
par le geste et par la voix, elle serait, malgré cela, bien
moins belle que toi.
Parmi tant de maux que le destin a réservés à la nature
humaine, si quelqu'un t'aimait sur terre, et que tu fusses
vraiment telle que tu apparais à ma pensée, pour celui-là
AU COMTE CHARLES PEPOLI 45
heureuse serait cette existence; et je sens bien que ton
amour me ferait encore rechercher la gloire et la vertu,
• tout comme en mes premières années. Et si le ciel n'a
donné aucune consolation à nos peines, avec toi cependant
la vie mortelle serait semblable à celle de la divinité.
Dans les vallées où résonne le chant du laboureur au
travail, je m'assieds et je me plains d'être abandonné de
mes jeunes illusions, et sur les collines où je me rappelle
et pleure mes désirs perdus et l'espérance évanouie de mes
jours, pensant à toi, mon cœur se prend à palpiter. En ce
siècle sombre et en cet air malsain, qu'il me soit permis
du moins de garder ton image sublime, et je m'en conten-
terai, puisque la réalité m'est ravie.
Si tu es une de ces idées éternelles, dédaigneuses en
leur suprême sagesse de revêtir une forme palpable et
*> d'éprouver au milieu d'êtres périssables les tourments d'une
vie désolée, ou si une autre terre est devenue ton refuge
dans les régions supérieures, parmi les mondes innom-
brables, et si, près de toi, une étoile plus belle que le solei]
t'éclaire de ses rayons, et que tu respires un air plus clé-
ment, d'ici-bas, où les années sont funestes et brèves, reçois
cet hymne d'un amant inconnu.
(1821-22)
AU COMTE CHARLES PEPOLI
Ce songe douloureux et tourmenté que nous nommons Ta
vie, comment le supportes-tu, mon Pepoli? De quelles es-
pérances soutiens-tu ton cœur ? A quelles méditations, à
quelles occupations agréables ou fastidieuses dépenses-tu
les loisirs que t'ont laissés tes antiques aïeux, lourd et pé-
nible héritage? En toute condition humaine, la vie n'est
que futilité, si l'on est convenu de nommer futiles ce
travail, ces efforts qui ne tendent pas à un noble objet ou
qui n'atteindront jamais à leur but. Le peuple industrieux
qui, depuis l'aube tranquille jusqu'au soir, brise la glèbe
46 GIACOMO LEOPARDI
OU prend soin des plantes et des troupeaux si tu l'appelles
oisif, tu diras juste et vrai, car sa vie se passe à assurer
sa \-ie, et l'existence n'a par elle-même Lucun prix pour
Ihomme. Le navigateur passe des jours et des nuits dans
l'oisiveté: stérile est le labeur incessant des ateliers; elies
sont stériles, les veilles des guerriers et les alarmes des
combats : et ra\âde marchand vit, lui aussi, dans l'oisi
\eté : car nul ni pour soi ni pour les autres, malgré ses
soins, ses soucis, ses fatigues ou ses périls n'acquiert la
belle félicité que seule convoite et poursuit la nature hu-
maine. Cependant, à Tàpre désir de bonheur qui depuis la
naissance du monde fait soupirer en vain les mortels,
la nature avait porté remède en assujettissant notre vie
misérable à diverses nécessités auxquelles on ne pût
pourvoir sans effort et sans souci, afin que. si les jours ne
pouvaient être heureux, ils fussent du moins remplis d'oc-
cupations pour l'humanité, et que ses aspirations ainsi
agitées et troublées fissent moins souffrir son cœur. Ainsi
la foule innombrable des animaux, qui. au même titre*
que nous, porte en elle cette soif de bonheur, tout oc-
cupée qu'elle est à subvenir à ses besoins, passe le temps
moins tristement et avec moins d'accablement que nous,
et sans jamais se plaindre de la lenteur avec laquelle
s'écoulent les heures. Mais nous, qui confions à d'autres
le soin de pourvoir à notre existence, nous subissons une
nécessite plus dure, dont nous sommes «euls à porter la
charge et d«nt nous ne nous acquittons pas sans ennui et
sans peine ; je parle de la nécessité de dépenser notre vie.
nécessité cruelle, invincible, à laquelle la race humaine ne
se peut soustraire, ni par des trésors amassés, ni par des
troupeaux abondants, ni par des champs fertiles, ni par
le sceptre et la pourpre royale. Or. si l'homme en vient à
prendre en dégoût le vide de ses années, et à exécrer la
lumière du ciel, et si, pour devancer la trop grande lenteur
de sa destinée, il ne tourne pas contre lui-même une arme
homicide, il a beau s'enquérir de tous côtés et essayer
de mille remèdes sans efficacité contre l'âpre morsure de
l'incurable désir qui en vain le fait aspirer au bonheur,
aucun ne remplacera pour lui le seul remède que la nat'ire
ait mis à sa portée.
AU COMTE CHARLES PEI'OLI 47
Celui-ci, les soins de sa toilette et de sa chevelure, de
ses gestes et de sa démarche, le vain souci des chevaux
et des voitures, les salons fréquentés, les places bruyantes,
les jardins, les jeux, les soupers et les danses enviées le
tiennent occupé nuit et jour ; le rire ne quitte jan-ais ses
lèvres : mais hélas ! dans son cœur, au fond de lui-même,
lourd, ferme, immuable comme une colonne de diamant,
règne Timmortel ennui, contre lequel la vigueur de la jeu-
nesse est impuissante, et que ne peuvent dissiper ni les
douces paroles d'une lèvre rose, ni le regard tendre et
tremblant de deux yeux noirs : le regard bien-aimé, la
chose mortelle la plus digne du ciel !
Un autre, presque décidé à fuir la triste destinée humaine,
dépense sa vie à changer de pays et de climats, à errer
sur les mers et les montagnes ; il parcourt le globe tout
entier, il atteint dans ses pérégrinations toutes les limites
des espaces que la nature a ouverts à l'homme dans les
champs infinis de l'univers. Hélas ! hélas ! le noir chagrin
s'installe au haut des proues, et sous tous les climats, sous
tous les ciels, c'est en vain qu'il appelle la félicité: partout
existe et règne la tristesse.
Il en est qui, pour passer les heures, choisissent les
travaux cruels de Mars, et qui, par oisiveté, trempent
leurs mains dans le sang de leurs frères. Il en est qui se
réjouissent des maux d'autrui et qui pensent alléger leur
tristesse en rendant les autres malheureux, aussi cherchent-
ils à tuer le temps en faisant le mal. L'un court après la
vertu, la science et les arts; l'autre foule aux pieds son
pays et celui d'autrui, ou va troubler l'antique repos 'le
lointains rivages en y portant le commerce, la guerre et la
fraude. Ainsi s'écoulent les années que le destin leur a
assignées.
Quant à toi, une ambition plus douce, un soin plus
paisible te guident dans la fleur de la jeunesse, dans le
bel avril de tes années. La jeunesse ! premier don joyeux
du ciel, mai^ pesant, amer, funeste pour qui manque de
patrie. L'amour de la poésie te hante et te transporte, tu
te plais à reproduire par la parole la beauté qui apparaît
48 GIACOMO LEOPARDI
si rare, si parcimonieusement répandue et si passagère
dans le monde, et celle que nous prodiguent sans mesure
nos propres illusions et la douce fantaisie, plus généreuse
que la nature et que le ciel. ]\Iille fois heureux celui qui
malgré le cours du temps ne perd pas le cher et fragile
pouvoir de l'imagination, celui à qui les destins ont donné
de conserver éternellement la jeunesse du cœur, et qui,
dans l'âge mûr et dans la vieillesse, comme jadis en ses
vertes années, embellit la nature dans le secret de sa
pensée et vivifie le désert et la mort. Que le ciel t'accorde
un pareil bonheur; que la flamme qui t'embrase au-
jourd'hui fasse de toi jusque sous les cheveux blancs un
amant de la Muse ! Moi, je sens déjà toutes les douces
erreurs du premier âge m'abandonner, et je sens s'éloigner
de mes regards les rêves charmants que j'aimai tant; et
jusqu'à mon dernier soupir, je ne m'en souviendrai jamais
qu'avec des regrets et des larmes. Quand ce corps sera
pour toujours raidi et glacé, quand rien ne me touchera
plus le cœur, ni le sourire serein et solitaire des cam-
pagnes ensoleillées, ni le chant printanier et matinal des
oiseaux, ni la lune silencieuse planant au ciel limpide sur
les collines et les plages ; quand toute beauté de la nature
et de l'art sera morte et muette pour moi, que tout sen-
timent élevé et toute affection tendre me seront inconnus
et étrangers, alors, mendiant une dernière consolation, je
me choisirai d'autres occupations moins douces où je con-
sumerai le reste ingrat de cette dure existence. Je recher-
cherai l'âpre vérité, l'aveugle destinée des choses mortelles
et des choses éternelles, dans quel but l'espèce humaine a
été créée, pourquoi elle fut^ accablée de peines et de mi-
sères, à quelle fin dernière la poussent le destin et la nature,
à qui notre grande douleur est agréable ou utile, dans
quel ordre, sous quelles lois et dans quel but se meut ce
mystérieux univers que les sages exaltent dans leurs
louanges et que moi, je me contente d'admirer.
C'est dans ces spéculations que j'occuperai mes loisirs,
car la vérité une fois connue, encore qu'elle soit triste, a
ses charmes. Et quand je raisonnerai sur la vérité, si mes
paroles déplaisent au monde ou si elles demeurent incon>
LA EÉSURRECTION 49
prises, je ne me plaindrai pas. car mon beau et ancien ^ésir
de gloire sera déjà tout à fait éteint en moi : la gloire n'est
pas seulement une vaine Déesse, c'est aussi une Déesse
plus aveugle que la fortune, le destin et l'amour.
(Mars 1826)
LA RESURRECTION
Je crus qu'ils étaient bien finis pour moi. à la fleur de
mes années, les doux chagrins de" mon premier âge :
Les doux chagrins, les tendres mouvements du cœur
profond, tout ce qui. au monde, nous rend la sensibilité.
Que de plaintes et de larmes je répandis dans ma nou-
velle condition, quand à mon cœur glacé la douleur manqua
pour la première fois !
Quand manquèrent les palpitations accoutumées, l'amour
m'abandonna et mon sein endurci cessa de soupirer !
Je pleurai ma vie désormais vide et inanimée, la terre
frappée de stérilité et recouverte de glaces éternelles ;
Le jour désert, la nuit muette, plus solitaire et plus
sombre, la lune éteinte pour moi, les étoiles éteintes au
ciel.
Pourtant la cause de ces larmes était l'antique amour ; au
fond de ma poitrine mon cœur vivait encore.
•• Ma fantaisie lasse réclamait ses rêves habituels, et ma
tristesse était encore de la douleur.
Bientôt en moi cette dernière douleur s'éteignit aussi, et
je n'eus plus même la force de ma lamenter.
Je fus anéanti : insensible, hébété, je ne demandais
point de consolation : comme perdu et mort, mon cœur se
sentit défaillir.
50 GIACOMO LEOrAEDI
Dlins quel* état je fus ! combien différent de celui qui
naguère avait nourri dans son âme une si grande ardeur,
une si douce illusion !
L'hirondelle matinale, en venant chanter autour de ma
fenêtre au lever du jour, ne me toucha plus le cœur;
Non plus qu'en la pâle automne, dans une villa solitaire, ;
la cloche du soir ou le soleil qui semble fuir.
En vain je vis briller l'étoile du soir au-dessus du
sentier muet, en vain la vallée retentit des accents plaintifs
du rossignol.
Et vous, tendres yeux, regards furtifs, errants, vous,
des gracieux amants, premier, immortel amour.
Et vous blanche main offerte nue à ma main, vous n'avez
rien pu contre mon dur sommeil.
Privé de toute douceur, triste mais non troublé, et même
paisible était mon état: mon visage était serein.
J'aurais désiré toucher au terme de ma vie, mais tout
désir était éteint dans mon âme sans force.
Comme on consume inutilement et misérablement les
derniers moments de l'âge décrépit, tel je passais l'avril
de mes années.
Ainsi tu traînais, ô mon cœur, ces ineffables jours que le
ciel nous a départis si rapides et si courts.
Qui me i éveille maintenant de mon repos pesant et sans
souvenirs? Quelle vigueur nouvelle est celle que je sens en
ntoi?
Emotions douces. rêveries. anxiétés, bienheureuse
erreur, n'êtes-vous donc pas pour toujours refusées à mon
cofur?
LA RESURRECTION 51
Est-ce vous donc l'unique lumière de mes jours ? Est-ce
vous donc les affections que j'ai perdues dans ma jeunesse?
Lorsque rnon regard se tourne vers le ciel, vers les rives
fleuries ou vers d'autres lieux, tout m'inspire de la dou-
leur, tout me donne un plaisir.
Revenant au sentiment de la vie, j'admire encore la
plage, le bois, la montagne ; la fontaine parle à mon cœur ;
la mer s'entretient avec moi.
Qui me rend le pouvoir de pleurer après un si long
oubli? Et comment le monde apparaît-il changé à mon
regard ?
Peut-être l'espérance, ô mon pauvre cœur, t'a-t-elle jeté
un sourire? Hélas! de l'espérance je ne reverrai jamais
plus le visage.
La nature m'a donné en partage les battements de mon
cœur et les douces illusions. Les chagi-ins ont assoupi en
moi cette vertu innée ;
Ils ne l'ont pas anéantie : elle ne fut vaincue ni par le
destin, ni par le malheur, ni par la vue impure de l'affreuse
vérité.
Je sais bien que la vérité diffère de mes beaux rêves,
je sais que la nature est sourde, qu'elle est incapable cle
pitié ;
Qu'elle ne fut jamais inquiète du bien, mais seulement
de l'être; "pourvu qu'elle nous garde pour la douleur, elle
n'a souci d'autre chose.
Je sais que le malheureux ne trouve aucune pitié parmi
les hommes, que tout le monde le fuit et le raille à
i'envi;
Que ce triste siècle ignore le génie et la vertu ; que même
la stérile gloire manque aux nobles études.
62 GIACOMO LEOPARDI
Et VOUS, regards tremblants, vous, rayon surhumain, je
sais que vous resplendissez en vain, que l'amour ne brille
pas en vous.
Aucune affection mystérieuse et intime ne fayonne en
vous : elle ne renferme pas une étincelle, cette blanche
poitrine.
Au contraire, elle a coutume de se jouer des tendres soins ^
d'autrui; et le dédain sert de récompense à une céleste
flamme.
Cependant, je sens revivre en moi les illusions épanouies
et connues, et mon cœur s'émerveille de ses propres
battements.
De toi, mon cœur, me viennent ce dernier souffle et
Tardeur d'autrefois; de toi seul me vient toute consolation.
Tout fait défaut, je le seas, à l'àme haute, belle et
pure : le sort, la nature, le monde et la beauté.
Mais si tu vis, ô cœur infortuné, si tu résistes au destin,
je n'appellerai pas impitoyable celui qui m'a donné le
souffle.
(Printemps 1828)
A SILVIA
Silvia, te souvient-il encore du temps de ta vie mor-
telle, quand la beauté resplendissait dans tes yeux riants,
pleins d'éclairs furtifs, et que, joyeuse et pensive, tu fran-
chissais le seuil de la jeunesse?
Ta paisible demeure et les rues d'alentour résonnaisut
de ton chant perpétuel, lorsque, occupée à des ouvrages
de main, tu étais assise, heureuse de ce bel avenir qui
remplissait ta pensée. C'était mai, le mois embaumé, et
tu avais coutume de passer ainsi la journée.
A SILVI4 53
Moi. quittant parfois les belles études et les pages
arrosées de mes sueurs, où se consumait mon premier âge
et la meilleure partie de moi-même, du balcon de îa
maison paternelle je prêtais l'oreille au son de ta voix
et au bruit de ta main agile qui parcourait la toile avec
fatigue. Je contemplais le ciel serein, les rues ensoleillées et
les jardins, et d'un côté la mer lointaine, et de l'autre ia
montagne. Ce que je sentais dans mon cœur, une lan^^ue
mortelle ne saurait l'exprimer.
Quelles douces pensées, quelles espérances faisaient battre
nos cœurs, ô ma Silvia ! Comme nous admirions alors la vie
et la destinée humaines ! Quand je me souviens de ces
grands espoirs, un sentiment m'oppresse, âpre et désolé,
et je me reprends à gémir sur mon infortune. 0 nature
ô nature, pourquoi ne tiens-tu pas dans la suite ce que tu
promets un jour ? Pourquoi trompes-tu à ce point tes
enfants?
Quant à toi, avant que l'hiver eût desséché les prairies,
surprise et vaincue par un mal mystérieux, tu périssais,
ô tendre jeune fille ! Et tu n'as pas vu la fleur de tes
années ; ton cœur n'a pas été charmé par le doux éloge
ou de ta noire chevelure ou de tes regards énamourés et
réservés; et avec toi, tes compagnes aux jours de fête ne
tenaient point de propos d'amour.
Et moi aussi, j'ai vu périr bientôt ma douce espérance;
à moi aussi, les destins refusèrent la jeunesse. Hélas !
comme tu as passé vite, chère compagne de mon jeune
âge, mon espérance pleurée ! C'est donc là le monde ? ce
sent là les plaisirs, l'amour, les travaux, les succès
dont nous avons tant parlé ensemble? C'est donc là le
sort des générations humaines? Sitôt la réalité entrevue,
toi, malheureuse enfant, tu succombas : et d'un geste de
ta main tu montrais au loin la froide mort et une tombe
nue.
(Printemps 1828)
54 GIACOMO LEOPARDI
LES SOUVENIRS
Belles étoiles de l'Ourse, je ne croyais pas revenir encore,
selon ma coutume, vous regarder scintiller au-dessus du
jardin paternel, et m" entretenir avec vous des fenêtres de
cette maison où j'habitai enfant et où je vis finir mes
joies. Que de rêves, naguère, et que de chimères fit naître
dans mon esprit votre aspect joint à celui des constel-
lations, vos compagnes ! Alors que, silencieux, assis sur le
vert gazon, j'avais l'habitude de passer une grande partie
des soirées à contempler le ciel et à écouter le chant de la
grenouille au loin dans la campagne. La luciole errait au
bord des haies et sur les parferres ; les allées embaumées et
les cyprès murmuraient au souffle du vent, là-bas, dans la
forêt ; et, sous le toit paternel, on entendait des voix se
répondre tour à tour et le bruit des serviteurs occupés a des
travaiLx paisibles. Et quelles pensées profondes, quelles
douces rêveries m'inspira la vue de cette mer lointaine, de
ces montagnes azurées que je découvre d'ici et que je me
promettais de franchir un jour, imaginant au delà des
plages inexplorées et une félicite jusqu'alors inconnue.
J'ignorais mon destin, et bien des fois j'aurais vo-
lontiers échangé contre la mort ma vie douloureuse et
vide !
Il ne me disait pas, mon cœur, que je serais condamné à
consumer ma vert-e jeunesse dans cette sauvage?' ville natale,
parmi des gens grossiers, vils, pour lesquels la science et
les lettres sont des mots étrangers et souvent un sujet de
risée et de moquerie; qui me haïssent et me fuient, non par
envie, car ils ne me croient pas supérieur à eux, mais
parce qu'ils pensent que je me juge tel en mon cœur. Bien
qu'au dehors, je n'en aie jamais donné aucun signe à per-
sonne. C'est ici que je passe mes années, abandonné, cache,
sans amour, sans vie, et forcément je m'irrite au milieu de
cette foule malveillante. C'est ici que, renonçant à la pitié
et à la vertu, je deviens contempteur des hommes à cause
du troupeau qui m'environne : et en attendant, il s'envole
ce temps précieux de ma jeunesse, plus cher que la gloire
et le laurier, plus cher que la pure lumière du jour et que
LES SOUVENIRS 55
la vie : je te perds sans aucun plaisir, inutilement, en ce
séjour inhumain, au milieu des ennuis, ô fleur unique de
la stérile existence.
L'heure sonne à la tour de la ville et me parvient sur
l'aile du vent. Lorsque j'étais enfant, il m'en souvient,
ce son me rassurait pendant la nuit, quand je veillais
assailli d'incessantes terreurs dans ma chambre sombre, et
que je soupirais après le matin. Ici, il n'est rien que je voie
ou que j'entende qui ne me rappelle une image d'autrefois,
et d'où ne s'élève un doux souvenir. Doux en lui-même,
mais avec quelle douleur s'y glisse la conscience du présent,
un vain regret du passé, toujours triste, et cette pensée :
« Je fus ». Cette terrasse là-bas, tournée vers les derniers
rayons du jour, ces murailles peintes, ces troupeaux qui y
sont représentés avec le soleil qui se lève sur la campagne
déserte, ont offert mille distractions à mes loisirs, alors
que l'illusion souveraine était à mes côtés et me parlait, où
que je fusse. Dans ces salles antiques, au reflet des neiges,
quand le vent sifflait autour de ces larges fenêtres, ont
retenti mes jeux et mes cris d'allégresse, à l'âge où le
cruel, l'indigne mystère des choses se montre à nous plein
de douceur. Comme un amant inexpérimenté, le jeune
homme contemple avec amour sa vie trompeuse, encore
intacte et entière, et il se crée une céleste beauté qu'il
admire.
0 espérance, espérance ! douces erreurs de ma prime
jeunesse ! Toujours je me reprends à parler de vous ; car
j'ai beau avancer en âge, j'ai beau changer de sentiments
et de pensées, je ne puis vous oublier. Ce sont des fan-
tômes, je le sais, que la gloire et l'honneur; les plaisirs et
les biens ne sont que des rêves; la vie ne porte aucun
fruit, c'est une inutile misère. Et quoique vides soient
mes années, quoique solitaire et obscur soit mon état
mortel, la fortune me prive de peu de chose, je le vois
bien. Mais, hélas ! que de fois je songe à vous, ô mes
anciennes espérances et mes chers premiers rêves ! Alors,
considérant ma vie si méprisable et si douloureuse, et
voyant que de tant d'espoir la mort seule me reste au-
6
56 GIACOMO LEOPARDI
jourdhui. je sens mon cœur se serrer, je sens que, je ne
parviendrai plus jamais à me consoler de ma destinée. Et
même quand cette mort tant invoquée sera à mes côtes et
que la fin de mon infortune sera arrivée, quand la terre me
sera devenue une vallée étrangère et que l'avenir se déro-
bera à mon regard, je me souviendrai certainement de »
vous, et cette image me fera soupirer encore, elle me fera
regretter d'avoir vécu en vain et mêlera quelque amertume
à la douceur du jour fatal.
Et déjà, dans le premier tumulte des joies, des angoisses
et des désirs de ma jeunesse, j'ai appelé plus d'une fois la
mort, et je me suis assis longtemps là-bas, au bord de la
fontaine, songeant à finir dans ces eaux mon espérance et
ma douleur. Plus tard, un mal mystérieux ayant menacé
ma vie, je pleurai la belle jeunesse et la fleur de mes
pauvres jours qui tombait si tôt; et souvent, à une heure
avancée, assis sur le lit témoin de mes peines, composant
douloureusement un poème à la faible clarté de ma lampe,
je me suis plaint dans le silence de la nuit du souffle de
vie qui m'échappait, et, presque défaillant, je me suis
chanté à moi-même mon chant funèbre.
Qui peut se souvenir de vous sans soupirer, ô premier épa-
nouissement de la jeunesse, ô jours charmants, inénarrables,
alors qu'au mortel ravi, pour la première fois, sourient les
jeunes filles ? Autour de lui tout sourit à la fois : l'envie se
tait, non éveillée encore ou indulgente, et il semble même
(chose vraiment inouïe !) que le monde lui tende une main
secourable, excuse ses erreurs, fête sa nouvelle arrivée dans
la vie, et que, s 'inclinant devant lui, il l'appelle et F ac-
cueille comme un maître. Jours fugitifs ! semblables à un
éclair, ils se sont évanouis. Et quel mortel peut ignorer le
malheur, si cette belle saison est déjà passée pour lui, si
son bon temps lui est ravi, si sa jeunesse, hélas ! si sa
jeunesse est éteinte?
0 Nérine ! se peut-il que je n'entende pas ces lieux me
parler de toi ? que ma pensée soit détachée de toi ? Où donc
es-tu. que je ne trouve plus ici que ton cher souvenir, ô
i
CHANT NOCTURNE 57
douCB amie? Cette terre natale ne te voit plus, cette fe-
nêtre, d'où tu me parlais d'habitude, et où se reflète tris-
tement le rayon des étoiles, est déserte. Où es-tu, que je
n'entends plus résonner ta voix comme autrefois, quand
chaque accent lointain de tes lèvres qui parvenait jusqu'à
moi faisait ordinairement pâlir mon visage ? Autre temps !
Tes jours sont révolus, mon doux amour. Tu as vécu. A
d'autres est échu aujourd'hui de passer sur cette terre et
d'habiter ces collines embaumées. Mais tu as passé bien
vite, et ta vie fut comme un songe. Tu t'avançais en
dansant; la joie illuminait ton front, dans tes yeux brillait
cette imagination confiante, cet éclat de jeunesse, au
moment où le destin l' éteignit et où tu fus fauchée. Ali !
Nérine, dans mon cœur règne l'ancien amour. Si parfois
encore je me rends aux fêtes, aux réunions, je me dis en
moi-même : 0 Nérine, pour les réunions, pour les fêtes,
tu ne te pares plus, tu ne t'y rends plus.
Si mai revient, si les amoureux vont porter aux jeunes
filles des bouquets et des chansons, je me dis : Ma Nérine,
pour toi jamais ne revient le printemps, jamais ne revient
l'amour. A chaque jour serein, à chaque plage fleurie que je
vois, à chaque joie que j'éprouve, je me dis: Nérine main-
tenant n'a plus de joies, les champs, le ciel, elle ne les voit
plus. Hélas! tu as passé, mon éternel soupir, tu as passé;
et toutes mes douces rêveries, tous mes tendres sentiments,
tous les tristes et chers mouvements de mon cœur auront
pour compagne cette souvenance amère.
(Printemps 1829)
CHANT NOCTUENE
d'un pasteur nomade de l'asie (1).
Que fais-tu, lune, dans le ciel? Dis-moi, que fais-tu,
silencieuse lune? Tu te lèves le soir et tu vas contemplant
(It " Plusieurs d'entre eux passent la nuit assis sur une pierre à
l'egarder la lune et à improviser des paroles assez tristes sur des
airs qui ne le sont pas moins. » Mevendorfî. Vovage d'Orenbourg
à Boukhara, 1820.
58 ' GIACOMO LEOPAEDI
•
les déserts, puis tu te couches. X'es-tu pas encore lasse de
repasser toujours par les éternels sentiers? X'éprouves-tu
encore aucun ennui, es-tu toujours désireuse de contempler
ces vallées' Elle ressemble à ta vie, la vie du pâtre! Il
se lève dès la première lueur de l'aube, il emmène son
troupeg^u par les champs et il voit des troupeaux, des
fontaines et des prairies ; puis, fatigué, il se couche vers
le soir: il n'espère jamais rien d'autre. Dis-moi, ô lune, à
quoi sert au berger sa vie, et à quoi te sert la vie? Dis-
moi : quel est le but de mon court passage, et quel- est
celui de ta course éternelle ?
Un pauvre A-ieillard blanc, infirme, à demi vêtu et pieds
nus, chargé d'un Jourd fardeau, par monts et par vaux,
à travers les rochers aigus, le sable profond et les brous-
sailles, par le vent, par la tempête, et quand le ciel est
brûlant et quand il gèle, court, court sans cesse, haletant,
franchit torrents et montagnes, tombe, se relève et se hâte
de plus en plus, sans trêve ni repos, tout en lambeaux, couvert
de sang, jusqu'à ce qu'il arrive là oii sa route et tant de
fatigues aboutissent: un abîme horrible, immense l'attend,
il s'y précipite et oublie tout. Lune virginale, telle est la xie
mortelle.
L'homme nait péniblement, et en naissant, il est, exposé
à mourir. Ce qu'il éprouve d'abord,' c'est une souffrance
et un tourment, et dès le berceau son père et sa mère*
entreprennent de le consoler, de le consoler d'être né. Puis,
quand il commence à grandir, l'un et l'autre l'assistent,
et désormais, par leurs actes et leurs paroles, ils cherchent
à lui affermir le cœur et à le consoler de l'humaine con-
dition : les parents ne rendent pas de plus doux offices à
leurs enfants. Mais pourquoi mettre au jour, lourquoi
guider dans la vie celui qu'il faut ensuite consoler de la
vie? Si l'existence est un malheur, pourquoi l'endurons-
nous ? Lune virginale, telle est la condition des mor-
tels. Mais toi, tu n'es pas sujette à la mort, et sans
doute tu n'as guère souci de ce que je te dis.
Toi cependant, solitaire, éternelle voyageuse, toi qui es
si pensive, tu comprends peut-être ce qu'est cette vie ter-
CHANT NOCTURNE 59
• ■
restre. ce que sont nos souffrances, nos soupirs, ce qu'est
cette mort, cette suprême pâleur du visage en disant adieu à
la terre, et ce chagrin de se séparer de compagnons fidèles
et aimants. Toi, certainement, tu comprends le pourquoi
des choses, et tu vois l'utilité du matin, du seir, de la
marche silencieuse, infinie du temps. Toi, tu sais certai-
nement à quel doux amour sourit le printemps, à qui la
saison brûlante est utile, et quel est le but de l'hiver glacé.
Toi, tu ^ais mille choses, tu en découvres mille qui sont
impénétrables au simple berger. Souvent, quand je te re-
garde planer ainsi, muette, au-dessus de la plaine déserte
dont le contour lointain confine au ciel, ou me suivre pas
à pas quand je conduis mon troupeau, et quand je regai'de
les étoiles briller au ciel, je me dis à part moi en songeant :
Pourquoi tant de lumières? A quoi servent Téther infini et
cette profondeur infinie du firmament? Que signifie cette
solitude immense? Et moi, que suis-je? Ainsi je raisonne
en moi-même ; et à ce séjour démesuré et superbe, à cette
innombrable famille d'êtres, à tant d'activité, à tant de
mouvements de tous les corps célestes et de tous les corps
terrestres qui tournent sans répit pour revenir toujourg au
point d'où ils sont partis, je ne puis découvrir aucun
but, aucune utilité. Mais toi. jeune immortelle, sûrement
tu n'ignores rien. Tout ce que je sais, tout ce que je sens,
c'est que de ces éternelles révolutions, c'est que de ma
frêle existence, un autre retirera peut-être quelque bien
ou quelque satisfaction : mais, pour moi, la vie est un mal.
0 mon troupeau qui te reposes, oh ! que tu es heureux,
car tu ne connais pas ta misère, je le crois du moins.
Combien je te porte envie ! Xon seulement parce que tu
es presque exempt de chagrin, parce que tu oublies aussitôt
toute peine, tout mal, toute grande terreur, mais surtout
parce que tu n'éprouves jamais d'ennui. Quand tu te
couches à l'ombre, sur le gazon, tu es tranquille et satisfait,
et dans cet état, tu passes sans soucis une grande partie de
l'année. Et moi aussi, je m'étends sur l'herbe, à l'ombre,
mais l'ennui m'envahit l'âme, et il me semble qu'un aiguil-
lon me pique, à tel point que, quand je gis, ainsi étendu, je
suis plus loin que jamais de trouver la paix ou le repos.
60 GIACOMO LEOPAEDI
Et pourtant je ne souhaite rien, et je n'ai point jusqu'ici
de sujet de larmes. Quelle est ta joie et son intensité, je
ne puis le dire, mais tu es heureux. Et moi, j'ai bien peu
de plaisir, ô mon troupeau, et ce n'est pas de cela seulement
que je me plains. Si tu savais parler, je te demanderais :
Dis-moi' pourquoi chaque animal reposant à son gré, dans
l'inaction, est-il satisfait, tandis que moi. si je reste en
repos, l'ennui m'assaille?
Peut-être, si j'avais des ailes pour voler sur les nuages
et pour compter les étoiles une à une, ou pour errer comme
le tonnerre de sommet en sommet, peut-être serais- je plus
heureux, ô mon doux troupeau, peut-être serais- je plus
heureux, ô blanche lune. Peut-être aussi ma pensée
s'égare-t-elle en considérant le sort des autres êtres; peut-
être à quelque espèce qu'on appartienne, en quelque
condition que l'on se trouve, dans une étable ou dans un
berceau, le jour natal est-il funeste à celui qui naît.
^Octobre 1826-Mai 1830)
LE CALME APEES LA TEMPETE
La tempête est passée: j'entends les oiseaux en fête et
,1a poule qui, revenue sur la route, reprend son chant.
Voici que le ciel se rassénère là-bas, au couchant, du côté
des collines ; la campagne se dégage et le fleuve se montre
plus clair dans la vallée. Tout cœur se réjouit ; le bruit
renaît de toute part, le travail reprend son cours habituel.
L'artisan, son ouvrage à la main, apparaît en chantant, sur
le seuil, pour regarder le ciel humide ; la jeune femme sort
à son tour pour recueillir l'eau de la pluie fraîchement
tombée, et le maraîcher, de sentier en sentier, va répétant
son cri de chaque jour. Voici que le soleil reparaît : il sourit
par les collines et les campagnes. Les domestiques ouvrent
les balcons, les terrasses et les galeries ; et sur la route
principale, on perçoit au loin un tintement de clo-
chettes et le roulement d'une voiture : le voyageur reprend
gaiement son chemin.
I-E SAMEDI AU VILLAGE 61
Tout cœur se réjouit. Quand la vie est-elle aussi douce,
aussi agréable qu'en ce moment? Quand l'homme s'ap-
plique-t-il à ses travaux avec autant d'ardeur? Quand
revient-il plus volontiers à sa besogne ou entreprend-il des
choses nouvelles ? Quand se souvient-il moins de ses maux ?
Plaisir succédant à la douleur, joie vaine qui est le fruit
de la crainte passée, de cette frayeur de la mort qui fit
trembler celui qui abhorrait la vie. Car, dans un long
tourment, les hommes saisis d'une sueur froide, muets,
blêmes, ont tressailli en voyant déchaînés contre nous, les
éclairs, les nuées et l'ouragan.
0 nature aimable, ce sont là tes présents, ce sont là les
joies que tu offres aux mortels. Sortir de la peine est une
joie pour nous. Les peines, tu les répands d'une main pro-
digue, les douleurs surgissent spontanément; et quant au
plaisir, le peu que parfois, par hasard, nous en laisse la
souffrance est déjà un grand avantage. 0 race humaine,
chère aux Eternels ! estime-toi heureuse si tu trouves quel-
que répit parmi les souffrances, plus heureuse encore si la
mort te délivre de toute douleur.
(Décembre 1828-Mai 1830)
LE SAMEDI AU VILLAGE
La jeune fille revient des champs, à l'heure où le soleil
se couche. Elle porte son fardeau d'herbes et tient à la
main un bouquet de roses et de violettes dont elle compte,
suivant sa coutume, orner son corsage et sa chevelure,
demain, jour de fête. L'aïeule est occupée à des travaux
d'aiguille, assise sur le seuil avec des voisines, tournée du
côté où le jour baisse, et elle évoque son bon temps, quand,
elle aussi, se parait aux jours de fête, et qu'encore vigou-
reuse et alerte, elle avait l'habitude de danser, le soir, -au
milieu de ceux qui étaient les compagnons de sa belle jeu-
nesse. Déjà l'air s'embrume de toutes parts, l'azur du ciel
62 GIACOMO LEOPARDI
devient plus foncé et l'onitj'e descend des collines et des
toits que blanchit la lune naissante. Voici que la cloche
donne le signal de la fête qui approche, et à cet appel, il
semble que le cœur se réconforte. On entend des groupes
d'enfants s'ébattre et gambader çà et là sur la petite place
qu'ils remplissent d'une rumeur joyeuse; cependant que ie
laboureur revient, en sifflant, vers sa table frugale et songe
à part lui à son jour de repos.
Puis, quand à l'entour toutes les lumières sont éteintes
et que tout bruit a cessé, on entend encore le marteau qui
frappe, on entend la scie du charpentier qui veille, enfermé
dans son atelier, à la clarté de sa lampe ; il se hâte et
s'efforce d'achever son ouvrage avant que paraisse la lueur
de l'aube. ^
C'est le jOtir le plus agréable de la semaine: il est plein
d'espérance et de joie. Demain les heures ramèneront la
tristesse et l'ennui, et chacun, livré à ses pensées, retour-
nera à son travail accoutumé.
Adolescent folâtre, ton âge en fleur est comme un jour
plein d'allégresse, jour clair, serein, qui précède la fête de
ta vie. Sois heureux, mon enfant, car c'est une saison
agréable, c'est une saison joyeuse que celle-là. Je ne veux
pas t'en dire davantage; mais ne te plains pas si ta fête
tarde encore à venir.
(Décembre 1828-Mai 1830)
LA PENSÉE DOMINANTE
Très douce, puissante dominatrice qui règnes au fond de
mon âme.' terrible, mais cher présent du ciel, compagne
de mes jours lugubres, pensée qui reviens m'obséder si
souvent : •
Qui ne parle de. ta mystérieuse essence ? Parmi nous,
q»i n"a senti ton pouvoir? Cependant, chaque fois qu'un
sentiment personnel pousse les hommes à en exprimer les
LA PENSÉE DOMINANTE 63
effets, il semble toujours nouveau d"écouter ce qu"on en
raconte.
Comme mon esprit se recueillit en lui-même quand tu
commenças à le choisir pour demeure. En même temps, sou-
dain, aussi promptes que l'éclair, mes autres pensées se
sont évanouies. Comme une tour dans une plaine déserte,
tu te dresses seule, géante, au milieu de mon âme.
Que sont devenues maintenant à mes yeux, en dehors
de toi seule, toutes les œuvres terrestres, et la vie lOut
entière ! Quel intolérable ennui que les loisirs, les fréquen-
tations banales, et* d'un vain plaisir la vaine espérance,
en comparaison de cette joie, de cette joie céleste ' qui me
vient de toi !
De même que, du haut des rochers dénudés de l'âpre
Apennin, le voyageur jette un regard d'envie sur la cam-
pagne verdoyante qui de loin lui sourit, de même, après
les arides et stériles conversations mondaines, c'est avec
transport que je reviens à toi, comme on retourne dans un
jardin riant, et je me sens renaître à la vie près de toi.
Il me semble presque incroyable que j'aie pu supporter
sans toi, pendant si longtemps, cette vie misérable et ce
monde stupide. Je puis à peine comprendre que d'autres
désirs, différents de ceux que tu éveilles, fassent sou-
pirer personne.
Depuis que pour la première fois l'expérience m'a appris
ce qu'était cette vie, jamais la crainte de la mort ne m'a
serré le cœur. Aujourd'hui elle me paraît un jeu, cette
nécessité suprême, que le monde inepte, tout en la louant
parfois, ne cesse d'abhorrer et de redouter; et si le péril
se montre, c'est avec un sourire que je le défie et' que je
contemple ses menaces. w .
lies lâches et les âmes sans générosité, abjectes, je les
ai toujours tenus en mépris. A présent, la moindre action
indigne blesse soudain mes sentiments ; mon âme se traus-
64 GIACOMO LEOPARDI
•
porte soudain d'indignation au moindre exemple de la
bassesse humaine. Je me sens plus grand que ce siècle
superbe, qui se repaît de vaines espérances, s'éprend de
futilités et persécute la vertu : sotte époque qui réclame
l'utile et ne voit pas que la vie devient toujours de plus
en plus inutile. Je me ris des jugements humains ; et je le
foule aux pie<is le vulgaire inconstant, rebelle aux nobles
aspirations, qui est ton indigne contempteur, ô ma pensée
Quelle passion ne le cède à celle qui t'a engendrée? ou
plutôt, parmi les mortels, existe-t-il une autre passion, en
dehors de celle-là? L'avarice, l'orgueil, la haine, le mépris,
la recherche des honneurs et du pouvoir ne sont que des
caprices auprès d'elle. Une seule passion vit parmi nous ;
c'est celle que les décrets éternels ont donnée au cœur
humain pour souveraine unique et toute-puissante.
La vie n'a pas de prix, n'a pas de raison d'être, si ce
n'est par elle, par elle qui- est tout pour l'homme. C'est
elle seule qui excuse le destin de nous avoir mis au monde,
nous autres mortels, pour tant souffrir sans nul profit ;
grâce à elle se aie. parfois, non pour la sotte multitude,
mais pour les cœurs nobles, la vie est plus belle que la
mort.
Pour goûter tes joies, ô douce pensée, ce ne fut pas trop
d" éprouver les tribulations de ce monde et de supporter,
pendant de si longues années, cette vie mortelle ; et même,
t«l que je suis, avec l'expérience des maux soufferts, je^
recommencerais volontiers ma carrière, les yeux fixés sur
un tel but. Parmi les sables, exposé aux morsures des
vipères, si fatigué que j'aie été de traverser le désert de la
vie, jamais jusqu'à ce jour je ne suis venu à toi sans qu'un
si grand tien ne me parût l'emporter sur ce que j'avais
enduré.
Quel monde, quelle immensité nouvelle, quel paradis que
le lieu où ton sublime enchantement semble me trans-
porter, et où, errant sous une autre lumière que celle de
cette terre, je perds toute notion de l'existence humaine
I
• l'amour et la mort 65
et de la réalité ! Tels doivent être, je crois, les rêves des
immortels. Hélas ! tu n'es guère qu'un songe dont s'em-
bellit quelque peu la vérité, ô ma douce pensée, tu n'es, en
définitive, qu'un songe ou une illusion manifeste. Mais
parmi ces belles illusions, tu es d'essence divine, car tu es
si vivace et si forte que tu résistes obstinément à la réalité,
que souvent même tu te fais son égale et que tu ne t'éva-
nouis que dans le sein de la mort.
Toi, ô ma pensée, toi qui, seule, donnes la vie à mes
jours, source adorée de chagrins infinis, la mort Véteindra
un joui" avec moi, car je sens à des signes certains, je
sens dans mon âme, que tu m'as été donnée à jamais pour
souveraine. Mes autres douces illusions, à la longue, se
dissipaient de plus en plus en face de la réalité. Mais plus
J3 revois celle dont je m'entretiens avec toi et dont je vis.
plus grandit cet immense plaisir, plus s'accroît ce grand
délire qui me fait vivre. Angélique beauté ! Les plus beaux
visages, de quelque côté que je jette les yeux, me pa-
raissent reproduire ton visage, comme une vague et froide
image. Tu m' apparais comme la seule source de tout cRar-
m.e, tu m'apparais comme la seule vraie beauté.
Depuis que je t'ai vue pour la première fois, de quelle
grave sollicitude n'as-tu pas été de ma part le suprême
objet? Quelle heure de la journée a pu s'écouler sans que je
pensasse à toi? Ta souveraine image a-t-elle jamais pu
quitter mes rêves? Angélique beauté, belle comme un
songe, en ce séjour terrestre, dans les hautes sphères de
l'univers entier, ai-je jamais demandé, ai-je jamais espéré
autre chose de plus beau à voir que tes yeux, de plus doux
à posséder que ta pensée?
(1831-Mai 1833.)
L'AMOUE ET LA MOET
L'Amour et la Mort, frère et sœur, furent engendrés en
même temps par le destin. De choses aussi belles, le monde
d'ici-bas n'en a point, les étoiles n'en ont point. De l'un
66 OIACOMO LEOPARDI
naît le bonheur, le plaisir le plus grand qui se trouve sur
l'océan de la vie; l'autre met un terme aux plus grandes
douleurs, aux plus grands maux. C'est une enfant très
belle, douce à voir, et non telle que se la représente la foule
timorée : elle se plaît souvent à accompagner le jeune
amour, et ils planent ensemble au-dessus de l'humanité,
souverains consolateurs de tout cœur sage. Et jamais cœur
ne fut plus sage que le cœur frappé d'amour, jamais cœur
ne méprisa plus profondément la vie misérable et ne fut
prêt à affronter le danger pour un autre maître aussi vo-
lontiers,que pour celui-ci. Car lorsque tu viens en aide, ô
amour, le courage naît ou se réveille; et sous ton influence,
c'est par des actes, et non par les vaines résolutions habi-
tuelles, que l'homme révèle sa sagesse.
Quand, une amoureuse passion naît nouvellement au fond
du cœur, en même temps, au fond de notre être, nous
ressentons un désir de mourir, plein de langueur et d'abat-
tement. Comment? Je ne sais, mais tel est le premier
effet d'un amour vrai et puissant. Peut-être ce désert de
l'existence épouvante-t-il alors le regard, peut-être le
mortel voit-il que la terre est désormais inhabitable pour
lui. sans cette nouvelle, unique, infinie félicité que se figure
sa pensée; mais pressentant l'orage terrible qui à cause
d'elle naîtra dans son cœur, il aspire au repos, il aspire à
se réfugier dans le port et à fuir devant ce farouche désir
qui. déjà rugissant, assombrit l'horizon tout autour de lui.
Puis, quand la formidable puissance l'enveloppe tout
entier et que l'invincible souci gronde dans son cœur, que de
fois tu es ardemment implorée, ô mort, par l'amant plein
d'angoisses ! Que de fois le soir et que de fois à l'aube,
étendant son corps épuisé, il se dit qu'il serait bienheureux
s'il pouvait ne plus se relever jamais, et ne plus revoir
l'amère lumière du jour. Et souvent, au son de la cloche
funèbre, en enteiadant les chants qui accompagnent les
morts au lieu de l'éternel oubli, il a poussé les plus ardents
soupirs et envié du fond du cœur celui qui s'en allait ha-
biter parmi les trépassés. Même le peuple inculte, l'homme
de la campagne ignorant les moindres bienfaits de la
* l'amour et la mort 67
science, même la jeune fille timide et réservée qui autrefois
au nom de la mort sentait ses cheveux se dresser, ose, sur
la tombe, sur les voiles funèbres, arrêter son regard plein
de fermeté; elle ose méditer longuement de recourir au
fer ou au poison, et dans soft âme naïve elle comprend la
douceur de mourir, tant les lois de l'amour préparent à la
mort. Souvent encore, la grande souffrance intérieure
atteint un tel degré que la force humaine ne peut la sup-
porter, alors notre frêle nature cède à ces terribles assauts,
et la Mort triomphe ainsi grâce à la puissance de son frère ;
ou bien l'Amour remue si profondément notre cœur que,
d'eux-mêmes, le paysan ignorant et la tendre jeune fille se
frappent violemment de leur propre main et rejettent à
terre leurs jeunes corps. Au monde qui rit de ces accidents,
que le ciel accorde paix et vieillesse !
^ Aux âmes ferventes, aux âmes heureuses et vaillantes,
que la destinée accorde l'un ou l'autre de vous, doux
maîtres, amis de la race humaine, dont le pouvoir n'a pas
d'égal dans l'immense univers et ne le cède qu'à celui du
destin, cette autre puissance. Et toi que depuis ma prime
jeunesse j'invoque et que j'ai toujours honorée, belle Mort,
toi qui seule au monde as pitié des peines terrestres, si
jamais je t'ai célébrée, si j'ai tenté de réparer les outrages
que le vulgaire ingrat inflige à ta nature divine, ne tarde
plus, exauce des prières auxquelles tu n'es pas accoutumée,
ferme pour toujours à la lumière mes yeux pleins de tris-
tesse, ô reine du temps ! Quelle que soit l'heure où tu
déploieras tes ailes pour te rendre à mes supplications, tu
me trouveras, certes, la tête haute, armé, luttant contre le
destin ; la main qui en me flagellant se teint de mon sang
innocent, je ne la comblerai pas d'éloges, je ne la bénirai
pas, comme c'est l'usage de l'antique bassesse humaine ;
toutes les vaines espérances par lesquelles, semblable
aux enfants, le monde se console, tous les réconforts
stupides, je les rejetterai; je n'aurai à aucun moment
d'autre espoir qu'en toi seule; j'attendrai avec sérénité le
jour où je pourrai reposer mon front assoupi sur ton sein
virginal.
(1831-1833)
68 GIACOMO LEOPARD!
A LUI-MEME
Maintenant tu vas te reposer pour toujours, ô mon cœur
fatigué. Elle a péri l'illusion dernière que je croyais éter-
nelle en moi. Elle a péri. Je le sens bien, des illusions qui
nous furent chères, non seulement l'espoir, mais le désir
est éteint en nous. Repose-toi pour toujours. Tu as assez
palpité. Il n'est rien qui vaille tes battements, et la terre
n'est pas digne de tes soupirs. La vie n'est qu'amertume et
ennui, pas autre chose, et ce monde n'est que fange. Calme-
toi désormais. Désespère pour la dernière fois. A notre
race le destin n'a octroyé qu'une faveur : celle de mourir.
Désormais méprise et toi-même, et la nature, et l'affreux
pouvoir caché qui commande notre commune misère, et
l'infinie vanité de toutes choses.
(1831-1833)
ASP ASIE
Ton image se présente parfois à ma pensée, Aspasie.
Tantôt, je la vois, en des endroits habités, briller fugiti-
vement sur d'autres visages; tantôt, dans les campagnes
désertes, à la clarté du jour ou sous les étoiles silen-
cieuses, comme réveillée par une douce harmonie, cette
superbe vision surgit dans mon âme encore prête à s'ef-
frayer. Combien elle fut adorée, ô dieux, et comme elle
fit jadis mes délices et mon tourment. Et jamais je ne
sens se répandre les parfums du coteau fleuri, ni les fleurs
embaumer les rues de la ville, que je ne te voie encore
telle que tu étais le jour où, retirée en tes coquets appar-
tements tout parfumés des fleurs nouvelles du printemps,
sous tes vêtements couleur de sombre violette, ta forme
angélique s'offrit à moi ; tu étais étendue sur des fourrures
brillantes, et une mystérieuse volupté t'enveloppait. Sa-
vante charmeresse, tu couvrais de baisers chauds et sonores
les lèvres rondes de tes enfants; tu penchais en même
temps ta gorge de neige, et de ta main gracieuse
tu les pressais contre ton sein caché et désiré, ces petits qui
ASPASIE 69
ignoraient tes desseins. Un nouveau ciel" une nouvelle
terre et comme un rayon divin apparurent à ma pensée.
0"est ainsi que dans mon flanc, assez aguerri pourtant,
ton bras enfonça de vive force le trait que je portai depuis
en gémissant, jusqu'à ce que deux années se fussent écou-
lées.
Femme, ta beauté se montra à ma pensée comme un
rayon divin. La beauté et les accords harmonieux pro-
duisent un effet semblable : souvent ils semblent nous
révéler le profond mystère d'Elysées ignorées. Aussi, le
mortel blessé au cœur adore la fille de son imagination,
l'amoureuse idée qui renferme en elle une grande partie
de l'Olympe, toute pareille par le visage, par les manières
et par le langage à la femrpe que l'amant ravi s'imagine
confusément désirer et aimer. Or, ce n'est pas celle-ci,
mais celle-là, que, même dans les enlacements corporels,
il recherche et adore. Enfin, reconnaissant sa méprise et
voyant qu'il a confondu deux objets, il s'irrite et souvent
il accuse la femme bien à tort. Le naturel de la femme
se prête difficilement à ces considérations qui la dé-
passent ; la femme ne se préoccupe pas de ce que sa propre
beauté inspire à de généreux amants, et elle ne pourrait
pas le comprendre. Une telle conception ne trouve pas
place sous son front étroit. Et c'est à tort que l'homme
abusé se prend à espérer devant l'éclair vivant de ces
regards ; c'est à tort qu'il réclame des sentiments profonds,
inconnus et plus que virils à un être qui, par nature, est
en tout inférieur à l'homme. Car si la femme a les membres
plus frêles et plus délicats, elle a aussi l'esprit moins vaste
et moins puissant.
Toi non plus, Aspasie, jamais tu n'as pu te représenter
ce que tu as inspiré toi-même à ma pensée. Tu ne sais
pas quel amour démesuré, quels chagrins intenses, quelles
indicibles émotions et quels délires tu as fait naître en
moi, et jamais à aucun moment tu ne pourras le com-
prendre. De même, l'exécutant d'une composition musicale
ignore ce que son geste et sa voix produisent sur celui qui
l'écoute. Pour moi elle n'est plus, cette Aspasie que j'ai
70 GIACOMO LZOrARDI
•
tant aimée. Elle s'évanouit à jamais, celle qui fut un jour le
but de ma vie. Seulement, comme un cher fantôme, elle a
coutume de revenir de temps en temps et de disparaître.
Toi, tu vis, no.a seulement belle encore, mais si belle, à ce
qu'il me semble, que tu surpasses toutes les autres.
Cependant, cette flamme que tu fis naître en moi est éteinte,
car ce n'est pas toi que j'ai aimée, mais cette Déesse qui
naguère vivait dans mon cœur et qui y est maintenant
ensevelie. Celle-là, je l'ai adorée longtemps, et je fus si
épris de sa céleste beauté, que même tout en ayant cons-
cience dès le premier jour de ta nature et quoique édifié
sur tes artifices et tes tromperies, j'ai pourtant contemplé
ses beaux yeux dans les tiens, et. tant qu'elle vécut, je me
suis attaché passionnément à toi, non pas trompé certes,
mais amené par le plaisir que ^ne causait cette douce res-
semblance à supporter un long et âpre esclavage.
Maintenant, vante-toi, tu le peux. Raconte que. de ton
sexe, tu es la seule devant qui j'ai consenti à courber ma
tête altière, à qui j'ai spontanément offert mon cœur in-
dompté. Eaconte que, la première, et je l'espère bien la
dernière, tu as vu mon regard supplier ; que, timide et
tremblant devant toi (à le rappeler, je brûle d'indignation
et de honte), incapable de me ressaisir, tu m'as vu épier
avec soumission chacim de tes caprices, chacune de tes
paroles, chacun de tes gestes, pâlir devant tes superbes
dédains; que tu as vu mon visage s'éclairer à un signe ai-
mable, et à chacun de tes regards changer d'expression et de
couleur. Il est rompu, le charme, et. brisé du même coup,
mon joug est renversé à terre : je m'en réjouis. Et encore
qu'elles soient remplies d'ennui, enfin, après un long
servage et au sortir d'un long rêve de folie, je recouvre
avec joie la sagesse et la liberté. Que si la vie privée d'af-
fections et de généreuses illusions est xme nuit sans étoiles
au milieu de l'hiver, ce m'est du moins une consolation et
une vengeance suffisante en cette destinée mortelle que
d? m'étendre ici nonchalamment sur l'herbe, et, immobile.
de contempler la mer, la terre et le ciel, — et de sourire.
(Printemps 1833)
si:k tn bas-eeliet d un tombeau antique ri
SUR UN BAS-RELIEF DUX TOMBEAU ANTIQUE
EEPEÉSENTANT UNE JEUNE MORTE AU MOMENT DE TAETIR
ET PRENANT CONGÉ DES SIENS
OÙ vas-tu? Qui t'appelle loin de ceux qui te sont chers,
belle jeune fille ? Seule, tu entreprends le voyage, et tu
quittes sitôt le toit paternel ? Reviendras-tu vers ce foyer ?
Rendras-tu un jour la joie à ceux qui aujourd'hui t'en-
tourent en pleurant ?
Ton œil est sec et ton attitude est courageuse, inais
pourtant tu es triste. Si la route est agréable ou pénible,
si la retraite vers laquelle tu te diriges est triste ou gaie, on
ne peut guère le deviner à ton aspect grave. Hélas ! hélas !
moi-même je ne pourrais décider, et peut-être personne au
monde ne sait-il encore si l'on doit te proclamer disgraciée
ou chérie du ciel, misérable ou fortunée.
La mort t'appelle : le jour vient à peine de paraître et
voici l'instant suprême. Tu ne reviendras pas au nid qvie
tu quittes. Tu vois pour la dernière fois les traits de tes
doux parents. Le lieu vers lequel tu presses le pas est
sous terre : c'est là que sera éternellement ta demeure. Peut-
être es-tu heureuse ? Et pourtant celui qui jette un regard
sur ta destinée et y songe en lui-même, soupire.
Ne jamais voir la lumière eût mieux valu, je crois. >.îais
être née, être parvenue au moment où la beauté se répand
royalement dans tes formes et sur ton visage, et C'ù le
monde commence à se prosterner de loin devant elle, èire
dans la fleur de toutes les espérances et bien loin encore de
l'heure où la vérité plisse le front radieux sous ses lugubres
rayons, puis se dissiper presque avant d'avoir pris son
essor, comme une vapeur qui se condense en un niîage
léger et dont les formes mobiles s'eiïacent à l'horizon, et
échanger les jours à venir contre les obscurs silences de la'
tombe. — si une telle destinée semble heureuse à 1" esprit,
elle pénètre d'une immense pitié les cœurs les plus fermes.
7
72 GIACOMO LEOPARDl
Mère qui fais trembler et pleurer, depuis sa naissance,
la famille des êtres animés. Nature, monstre indigne de
louanges, qui enfantes et nourris pour tuer, si la mort
prématurée est un mal pour l'homme, comment permets-tu
que ce châtiment frappe des têtes innocentes? Si c'est un
bien, pourquoi rends-tu un tel départ si funeste et pourquoi
le rends-tu si incomparablement affreux que rien n'en peut
consoler ni celui qui sort de la vie ni celui qui reste?
Elle se sent malheureuse partout où elle jette un regard,
malheureuse de quelque côté qu'elle se tourne, j^artout où
elle cherche un refuge, cette race sensible ! Il t'a plu que
même les espérances de la jeunesse fussent déçues par la
vie, que le cours des années fut rempli de deuils, que
l'unique délivrance de nos maux se trouvât dans la mort,
et cette mort, tu en as fait un but inévitable, tu l'as
donnée pour loi immuable à la carrière humaine. Hélas !
pourquoi, après les tribulations de la route, n'as-tu pas
voulu au moins que le terme nous fût joyeux? Ce terme
certain et inéluctable que nous gardions présent à l'esprit
durant notre vie, ce terme qui était la seule consolation de
nos maux, pourquoi le voiler de noires draperies et l'en-
tourer d'une ombre si triste, et pourquoi nous montrer le
.port sous un aspect plus épouvantable que celui de toutes
les tempêtes ?
Si c'est un mallieur, cette mort que tu nous destines à
nous tous après nous avoir abandonnés à l'existence, sans
notre faute, à notre insu, sans notre aveu, certes le sort
de celui qui meurt est enviable pour celui qui pleure la perte
de ceux qui lui sont chers. Que si en réalité, comme je
l'estime certain, vivre est un malheur et mourir une grâce,
qui cependant pourrait jamais — comme il le devrait faire
pourtant. — désirer le jour suprême des êtres qui ont son
affection et s'exposer à rester anéanti, en voyant, du seuil
de sa maison, s'en aller la personne aimée avec laquelle il
aurait passé de longues années, et lui dire adieu sans aucun
espoir de la rencontrer encore par le monde, puis, seul,
abandonné sur terre, regardant autour de soi, se remé-
morer la compagne disparue aux heures, aux lieux accou-
tumés ? Comment,, ah ! comment, ô nature, as-tu le cœur
SUR LE PORTRAIT D UNE BELLE DA^vir, lo
d'arracher l'ami des bras de l'ami, le frère des bras du
frère, de séparer le père de l'enfant, l'amant de l'amante,
et, l'un mort, de conserver l'autre en vie? Comment as-tu
pu imposer à l'homme cette grande douleur, de survivre à
l'homme sans cesser de l'aimer? Mais en tout ce qu'elle
fait, la nature se soucie fort peu de notre mal ou de notre
bien.
(1831-Septembre 1833)
SUR LE PORTRAIT D'UNE BELLE DAME
SCULPTÉ SUR SON TOMBEAU
Voilà ce que tu as été; maintenant, ici, sous terre, tu
n'es plus que squelette et poussière. Au-dessus de tes os
et de la fange, on a placé en vain, immobile, muet, le
simulacre de ta beauté disparue : il regarde le vol des âges
et demeure seul, gardien de ta mémoire et de la douleur.
Ce doux regard qui fit tressaillir, comme il semble encore le
faire maintenant, quand il s'arrêtait et se fixait sur nous;
cette lèvre d'où, comme d'une urne pleine, paraît déborder
le plaisir ; ce cou qui autour de lui, jadis, attisait le désir ;
cette main amoureuse qui souvent, lorsqu'elle se posait,
sentait se glacer la main qu'elle serrait, et ce sein devant
lequel on voyait les hommes pâlir d'amour, tout cela a
existé autrefois. Maintenant tu n'es que fange et osse-
ments : une pierre cache la vue hideuse et triste de tes
restes.
Voilà donc à quoi le destin a réduit ce visage qui semblait
parmi nous la plus vivante image du ciel. Mystère éternel de
notre être ! Aujourd'hui, source ineiiable de pensées et de
sentiments élevés et infinis, la beauté règne; elle est comme
un rayon splendide lancé par la nature immortelle sur notre
terre, et elle semble promettre et assurer au mortel des
destinées surhumaines, des royaumes fortunés et des mondes
dorés. Demain, une force imperceptible viendra rendre re-
poussant à voir, abominable, abject ce qui auparavant avait
74 GIACOMO LEOrAEDI
un aspect presque angélique: et, en juême temps, vont
s'évanouir dans les âmes les hautes pensées que cette beauté
inspirait.
Des désirs infinis, des visions sublimes sont créés dans,
l'âme rêveuse par le pouvoir naturel d'une savante har-
monie : l'esprit humain se laisse transporter ainsi sur une
m^r délicieuse, pleine de mystères, où il s'égare à plaisir,
comme un nageur hardi au milieu de l'océan : mais si une
note discordante vient à frapper l'oreille, en un instant ce
p&radis s'évanouit.
Xature humaine, comment donc, si tu nés en somme
que fragile et vile, si tu n'es quombre et poussière,
comment as-tu des pensées si hautes? Si tu es encore noble
en partie, comment tes sentiments et tes pensées les plus
dignes sont-ils si facilement éveillés et éteints par d'aussi
misérables causes ?
fl831-Septembre 1853)
PALINODIE
.^r MARQriS GINO CArrONI
Toujours souiiirej- ne sert à lien.
PLUTaRQL'E.
Je me suis trompé, mon brave Gino, pendant bien
longtemps je me suis trompé et de beaucoup. J'ai cru la
vie misérable et vaine, et notre siècle plus insensé que les
autres. Mon langage a paru et était intolérable à la bien-
heureuse race mortelle, si l'on doit ou si l'on peut dire
que l'homme soit mortel. Partagée entre l'étonnement et
le dédain, de l'Eden embaumé où elle séjourne, la noble
race se prit à rire et déclara que j'étais un être abandonné,
ou fin mal inspiré, incapable de goûter le plaisir ou ne le
connaissant pas. prenant son propre sort pour le sort
commun et s'imaginant que l'espèce hvimaine paftageait
PALINODIE 75
son malheur. Enfin, à travers la fumée estimée des cigares,
au milieu du bruit des petits gâteaux qui craquent sous
îa dent, aux cris imposants qui commandent des sorbets
et des boissons, au milieu des tasses qu'on entre-choque et
des cuillères qu'on brandit, la lumière des gazettes quoti-
diennes brilla éclatante à mes yeux. Je dus reconnaître et
constater la félicité publique et les douceurs de la destinée
mortelle. Je vis l'excellence et la valeur des choses ter-
restres, et la carrière humaine toute fleurie; et je vis qu'ici-
bas rieg de désagréable ne dure. J'appris à connaître aussi
les travaux, les œuvres stupéfiantes, l'intelligence, les
vertus et le profond savoir de mon siècle. Et je vis éga-
lement, du Maroc au Catay, de l'Ourse au Xil, de Boston
à Goa, les royaumes, les empires et les duchés courir à
l'envi et hors d'haleine sur les traces de la douce félicité,
et la saisir déjà par ses cheveux flottants et par l'extrémité
de son boa. Ce que voyant, et méditant profondément sur
ces immenses feuilles, j'eus honte de mon ancienne et gros-
sière erreur, et de moi-même.
C'est un siècle d'or, ô Gino, que nous déroulent dé-
sormais les fuseaux des Parques. Tous les journaux,
quelle que soit leur langue ou leur format, sur tous les
rivages le promettent au monde à l'unisson. L'amour uni-
versel, les chemins de fer, le développement du commerce,
la vapeur, l'imprimerie et le choléra rapprocheront bientôt
les peuples et les pays les plus éloignés ; et il ne faudra pas
s'étonner si le pin et le chêne finissent par donner du lait
et du miel, ou même s'ils viennent à danser au son d'une
valse, tant ^est accrue jusqu'ici la puissance des alambics,
des cornues et des machines, rivales du ciel, et tant elle
grandira dans les temps à venir ; car la descendance de
Sem, de Cham et de Japhet vole et volera toujours de
progrès en progrès, sans s'arrêter jamais.
Certes, le monde ne mangera plus de glands, à moins
que la faim ne l'y contraigne : mais il ne déposera pas les
armes cruelles. Que de fois il méprisera l'argent et l'or !
les lettres de change lui suffiront. Du reste, elle ne s'abs-
• tiendra guère, cette généreuse humanité, de tremper ses
76 GIACOMO LEOPAEDI
mains dans le sang chéri des siers; au contraire, l'Europe
et la rive lointaine de l'océan atlantique, ce 'nouveau
berceau de pure civilisation, se couvriront de carnages,
chaque fois qu'une fatale querelle à propos de poivre, de
cannelle, ou d'une autre épice ou bien de canne à sucre,
ou qu'une cause quelconque à propos de denrées à convertir
en or amènera les armées fraternelles à entrer en lutte les
unes contre les autres. Le vrai mérite, la vertu, la mo-
destie, la bonne foi, l'amour de la justice seront toujours,
dans tout Etat politique, tenus à l'écart, étrangers aux
affaires publiques, ou y seront mal venus, insultés et
condamnés, car la Xature a voulu qu'en tout temps ils
eussent le dessous. L'audace impudente, la fraude et la
médiocrité régneront toujours, leur destinée étant de
triompher. Quiconque aura la puissance et la force, en
abusera, soit qu'il les possède ensemble ou séparément, et
sous quelque régime politique que ce soit. Cette loi fut
la première que la Xature et le Destin ont écrite sur le
diamant, et ni Volta ni Davy ne l'effaceront avec leurs
piles, ni l'Angleterre tout entière avec ses machines, ni le
siècle nouveau avec un fleuve d'écrits politiques aussi
grand que le Gange. Toujours l'honnête homme sera- dans
la tristesse, l'homme vil et le coquin toujours dans la joie.
Toutes les classes de la société seront conjurées et conti-
nuellement en lutte contre les âmes élevées : le véritable
honneur sera persécuté par la calomnie, la haine et l'envie ;
le faible sera la proie des forts ; le mendiant affamé sera
le courtisan et l'esclave des riches, sous toutes les formes
de gouvernement, loin ou près de l'équateur ou des pôles,
et il en sera éternellement ainsi, tant que notre race habi-
tera ce globe et verra la lumière du jour.
Ces légers vestiges, ces traces de l'âge passé mar-
queront forcément de leur empreinte l'âge d'or qui se
lève, car la société humaine contient naturellement mille
principes et mille éléments contraires et incompatibles ;
et quant à faire cesser ces discordes, l'intelligence et la
puissance de l'homme n'y sont jamais parvenus depuis le
jour où naquit notre race illustre, et de nos temps, aucune
loi ne le pourra, ni aucun journal, si sages et si influents
PALINODIE 77
qu'ils puissent être. Mais dans les choses les plus importan-
tes, la félicité humaine sera entière et plus grande qu'on ne
l'a jamais vue. Les vêtements de laine ou de soie de-
viendront de jour en jour plus souples. Les agriculteurs
et les artisans quitteront tous à l'envi leurs hardes gros-
sières, ils couvriront leur peau rude de coton fin et leur
échine de drap de castor. Mieux appropriés aux besoins,
ou en tout cas plus agréables à la vue, tapis, couvertures,
sièges, canapés, tabourets, tables, lits et autres meubles
orneront les appartements de leur beauté garantie pour un
mois; et la cuisine en feu admirera de nouvelles formes
de chaudrons et de marmites. De Paris à Calais, de Calais
à Londres, de Londres à Liverpool, le trajet ou plutôt le
vol sera si rapide qu'on n'ose l'imaginer, et sous le vaste
lit de la Tamise s'ouvrira un passage, œuvre hardie, im-
mortelle, qui devrait déjà être terminée depuis plusieurs
années. Les rues les moins fréquentées des grandes cités
seront éclairées la nuit mieux qu'elles ne sont maintenant,
et elles seront aussi sûres ; quant aux principales rues des
petites villes, elles jouiront peut-être des mêmes avantages.
Telles sont les douceurs et l'heureux sort que le ciel réserve
aux générations futures.
Heureux ceux que la sage-femme reçoit vagissants en
ses bras au moment où j'écris ! Ils sont appelés à voir ces
jours tant désirés où l'on aura fixé au prix de longues
études, combien de livres de sel et de viande, combien
de boisseaux de farine absorbe en un mois leur village
natal, et combien de naissances et de décès enregistre
chaque année le vieux prieur; toutes choses que -haque
enfant ne tardera d'ailleurs pas à connaître dès le >ein de
sa chère nourrice. Bientôt, imprimées en une seconde à
des millions d'exemplaires par la puissance de la vapeur,
les gazettes couvriront la plaine et la montagne, '^t peut-
être même les immenses étendues de la mer, — telle dans
l'air une troupe de grues dérobant tout à coup la clarté
du jour aux vastes campagnes ; — les gazettes ! âme et
vie de i'univers, source unique de savoir pour cette époque
et pour les temps à venir.
/O . GIACOMO LEOPARDI
Comme un enfant, avec des fragments de carton ou des
niorceaux de bois, élève au prix de soins infinis «ne cons-
truction en forme de temple, de tour ou de palais, et dès
qu'il la voit terminée, ne songe plus qu'à la démolir, parce
que ses matériaux de papier et de bois lui sont nécessaires
pour un autre ouvrage ; de même, la nature, si sublime
à contempler que soit son œuvre, ne la foit pas plus
tôt achevée qu'elle entreprend de la défaire pour en
employer ailleurs les débris. Et c'est en vain que l'homme
cherche à se préserver, lui et ses semblables, de ce jeu
méchant dont la raison lui est éternellement cachée ; c'est
en vain que s^ main habile met en œuvre mille moyens
sous mille formes diverses. Car en dépit de tout effort, la
cruelle nature, enfant terrible, satisfait son caprice, et,
sans répit, se divertit à engendrer et à détruire. De là,
une légion variée et infinie de maux et de peine^ irré-
médiables s'abat sur le fragile mortel destiné à périr
irréparablement ; de là, une force hostile, destructrice,
l'attaque au dedans, au dehors, de tous côtés, sans relâche,
avec acharnement, depuis le jotu' de sa naissance; elle le
fatigue et l'épuisé, elle qui est infatigable, jusqu'à ce qu'il
gise enfin terrassé et anéanti sous les coups de cette mère
impitoyable. Voilà, ô noble esprit, les misères guprêmes de
la condition humaine ; la vieillesse -et la mort ont leur
principe en nous dès que notre lèvre d'enfant presse le
tendre sein qui nous verse la vie; le joyeux dix-neuvième
siècle ne peut pas plus, je crois, changer cela que ne l'ont
pu le dixième ou le neuvième, et les siècles futurs ne le
pourront pas davantage. Aussi, s'il est permis parfois de
dire la vérité en appelant les choses par leur nom, tout
être né à quelque époque que ce soit ne sera jamais en
somme que malheureux, non seulement dans l'ordre et les
circonstances sociales, mais dans toutes les autres con-
ditions de la vie ; et ce mal est sans remède par son
essence même et en vertu de la loi universelle qui régit à
la fois le ciel et la terre. Mais les grands esprits de mon
siècle ont trouvé une thèse nouvelle et presque divine : ne
pouvant rendre personne heureux sur terre, ils ont mis de
côté l'individu et se sont appliqués à rechercher \me féli-
cité collective ; »t celle-ci avant été aisément trouvée, d'une
I
PALINODIE 79
multitude d'êtres tous tristes et malheureux pris isolément,
ils font un peuple gai et heureux. Ce prodige, les pamphlets,
les revues ni les gazettes ne l'ont pas encore expliqué, mais
il tait l'admiration du troupeau des politiciens.
O* intelligence, ô raison, ô pénétration surhumaine du
temps présent ! Et quelle sûre philosophie, quelle sagesse,
ô Gino, sont enseignées aux siècles futurs, sur des sujets
encoi-e plus élevés et plus obscurs, par mon siècle et le
tien ! Avec quelle constance il adore aujourd'hui, prosterné,
ce qu'il méprisait hier et ce qu'il renversera demain, pour
en rassembler ensuite les débris et les relever le jour
suivant au milieu de la fumée de l'encens. En quelle
estime doit-on tenir, quelle confiance peut inspirer l'una-
nime-accorcl du siècle qui se déroule ou même de l'année?
Que de mal il faut nous donner, si nous comparons notre
sentiment actuel à celui de l'année passée dont différera
tant celui de l'eii prochain, pour éviter entre eux tout
désaccord ! Et si nous opposons les temps antiques à
l'époque moderne, combien, à philosopher de la sorte,
notre savoir a marché en avant !
Un jour, un de tes amis, estimé Gino, vrai maitre en
poésie et aussi en toutes sciences, arts et facultés humaines,
le guide et le critique de tous les esprits passés, présents
et futurs, m'a dit : c Laisse-là tes propres sentiments ;
^e siècle viril n'en a que faire ; tourne-toi vers les sévères
études économiques et fixe ton regard sur les choses de
la politique. A quoi te sert de fouiller ton propre cœur ?
Ne cherche pas en toi-même matière à des poèmes. Chante
les besoins de notre siècle et l'espérance dont l'heure a
sonné. » Mémorables sentences ! Je fus secoué d'un im-
mense éclat de rire quand à mon oreille profane résonna
ce mot d'espérance, semblable à vme parole comique ou
à un son proféré par une" bouche à peine sevrée de la
mamelle. Eh bien ! je retourne en arrière et je prends
une route opposée à celle que j'ai suivie jusqu'ici ; des
exemples indubitables me montrent désormais jusqu'à
l'évidence qu'il ne faut pas contredire son propre siècle,
ni lui résister, si l'on recherche ses louanges et si l'on
80 GIACOMO LEOPARDI
désire la renommée, mais lui obéir fidèlement et l'aduler;
c'est ainsi qu'on est porté, par un court et facile chemin,
jusqu'aux étoiles. Cependant, si désireux que je sois de
m' élever jusqu'aux astres, je ne songe pas à faire mainte-
nant des besoins du siècle la matière d"un poème : le nom-
bre sans cesse accru des marchands et des boutiques y
pourvoit largement; mais je chanterai certainement l'espé-
rance, l'espérance dont les dieux nous donnent déjà un gage
visible ; car dès maintenant, début de la nouvelle féliciTé.
on voit sur les lèvres et les joues des jeunes gens croître
d'énormes barbes.
Salut, ô signe sauveur, ô première lueur du siècle fameux
qui se lève ! Vois devant toi comme la terre et le ciel se
réjouissent, comme le regard des jeunes filles étincelle, et
comme la renommée des héros barbus vole à travers les
festins et les fêtes. Grandis, grandis pour la patrie, ô nou-
velle génération, mâle assurément ! A l'ombre de ta toison,
l'Italie grandira, et toute l'Europe depuis les bouches du
Tage jusqu'à l'Hellespont, et le monde se reposera en
sûreté. Et toi, commence à saluer en riant tes pères hir-
sutes, ô jeune génération appelée à vivre des jours dorés,
et ije t'effraie pas de l'innocente noirceur des visages aimés.
Ris, ô tendre génération ; c'est à toi qu'est réservé le fruit
de tant de discours ; tu verras régner la joie, tu verras les
villes et les campagnes, la jeunesse et la vieillesse t«-
moigner d'un égal contentement, et les barbes ondoyer
longues de deux palmes.
(1831- Septembre 1835)
BADINAGE
Quand, tout enfant, je vins me mettre en apprentissage
chez les Muses, l'une d'elles me prit par la main et pendant
toute la journée elle me fit visiter l'atelier. Elle me montra,
l'un après l'autre, les instruments du métier et les divers
LE COUCHER DE LA LUNE 81
usages auxquels chacun d'eux est employé dans le travail
de la prose et des vers. Je regardais et je demandais :
« Muse, la lime, où est-elle ?» — La Déesse me répondit :
« La lime est uséej maintenant nous nous en passons » —
« Mais, repris- je, ne songez- vous pas à la réparer, quand
elle est abîmée ?» — Sa réponse fut : « On devrait bien la
réparer, mais le temps fait défaut. »
LE COUCHER DE LA LUNE
Comme, en une nuit solitaire, au-dessus des campagnes
et des eaux argentées où palpite l'aile du zéphyr, où les
ombres lointaines dessinent mille aspects vagues, mille
formes trompeuses au milieu des ondes tranquilles, des
ramures, des haies, des collines et des villas, la lune, par-
venue aux confins du ciel, descend derrière l'Apennin ou les
Alpes, ou dans le sein profond de la mer Tyirhénienne; le
monde se décolore, les ombres s'évanouissent et une même
obscurité envahit la montagne et la vallée. La nuit reste
plongée dans le deuil, et, sur la route, le charretier salue
d'un chant tristement mélodieux le dernier rayon de la
lumière mourante qui tout à l'heure encore lui servait de
guide.
D§ même se dissipe la jeunesse, c'est ainsi qu'elle quitte
notre vie mortelle. Les ombres et les fantômes des sédui--
santés illusions s'enfuient, et les longs espoirs sur lesquels
se fonde l'humanité s'évanouissent à leur tour. La vie
demeure dans l'obscurité et l'abandon. Et le voyageur ému,
fixant son regard sur le long chemin, cherche en vain le
but et la raison de ce qui lui en reste à parcourir; et ?1
constate que le séjour des hommes lui est devenu indif-
férent et qu'il y est lui-même véritablement étranger.
Notre sort misérable paraîtrait trop heureux et trop
riant aux divinités d'en haut, si la jeunesse, où chaque
bien est pourtant le fruit de mille peines, durait autant que
le cours de la vie. Trop doux serait le décret qui condamne
82 GIACOMO LEOPARDI
tous ieâ êtres animés au trépas, si on ne leur avait rendu
le milieu de la route bien plus dur à supporter que la ter-
rible mort. Les éternels ont inventé le pire de tous les
maux, la sénilité, — trouvaille digne d'intelligences immor-
telles ! C'est le désir restant intact, mais avec l'espérance
éteinte ; c'est la source du plaisir tarie et les maux qui ne
cessent de s'accroître, sans qu'aucun bonheur soit jamais
plus accordé.
Vous, collines et plages, lorsque la blanche clarté qui
argenté le voile de la nuit aura disparu, vous ne resterez
pas longtemps orphelines. Bientôt, du côté de l'orient, vous
verrez le ciel blanchir encore, et l'aube se lever; puis le
soleil viendra vous inonder, ainsi que les champs éthérés,
de ses flammes puissantes et de ses torrents de lumière.
Mais la vie mortelle, après que la belle jetmesse a disparu,
ne se colore jamais plus d'une autre lumière ni d'une autre
aurore. Elle est veuve jusqu'à la fin : et à la nuit dont
s'enveloppent les autres âges, les dieux ont assigné pour
terme le tombeau.
(Printemps 1836)
LE GENET
ou LA FLEUR DU DÉSERT
Et les hommes préfèrent Jes ténèbres
à la lumière.
Saint-Jean III, 19.
Ici. sur l'âpre versant du formidable mont exterminateur
nommé Vésuve, que n'égaie aucun autre arbuste, aucune
fleur, tu répands autour de toi tes rameaux solitaires, genêt
odorant qui te plais dans les déserts. Je t'ai vu aussi
embellir de ta verdure les contrées sauvages qui entourent
la cité jadis reine des mc^-tels et dont l'aspect grave et taci-
turne semble attester et rappeler au passant l'empire
détruit. Maintenant je te revois sur ce sol, amant des lieux
tristes et 'abandonnés du monde, fidèle compagnon des
sonibres infortunes. En ces champs parsemés de cendres
LE GENÊT 83
stériles et couverts de lave pétrifiée qui résonne sous les
pas du voyageur, où la couleuvre se niche et se déroule au
soleil, et où le lapin regagne son gîte familier entre les
rochers, il y eut de riantes villas et des terres cultivées,
toutes blondes d'épis, qui retentirent du mugissement des
troupeaux; il y eut des jardins et des palais, retraite cEere
aux loisirs des puissants; il y eut des cités fameuses que
la montagne altière a englouties avec leurs habitants sous
les torrents de feu vomis par son cratère. Maintenant, aux
alentours, tout s'enveloppe d'une même ruine, et là où tu
te dresses, ô noble fleur, comme si tu prenais part aux
maux d'autrui, tu exhales vers le ciel un parfum d'exquise
senteur qui console le désert. Qu'il vienne sur ces coteaux,
celui qui a coutume d'exalter par des louanges la condition
qui nous est faite ici-bas, et qu'il voie combien l'aimante
nature se soucie peu de notre espèce. Ici, il pourra apprécier
encore à sa juste valeur la puissance de la race humaine
que sa dure nourrice, au moment où l'on ne s'y attend
point, détruit en partie, d'une légère secousse instantanée,
et qu'elle peut anéantir subitement tout entière par des
secousses un peu plus violentes. Sur ces rivages sont ins-
crites les « destinées magnifiques et progressives » du genre
humain (1).
Regarde ici et mire-toi ici. siècle superbe et sot qui as
abandonné la route jusqu'en ces derniers temps suivie par
la pensée depuis son réveil, qui retournes en arrière, te
vantes de reculer et appelles cela progresser. Tous les
esprits que le sort coupable a fait naître à cette époque
flattent tes enfantillages, encore que parfois, en eux-mêmes,
ils se moquent de toi. Quant à moi, je ne veux pas descendre
dans la tombe couvert d'une telle honte. Il me serait bien
facile pourtant d'imiter les autres, de délirer avec eux
et de rendre mes poèmes agréables à tes oreilles ; mais
j'aime mieux avoir montré autant que je l'ai pu le mépris
que je te voue dans mon cœur, bien que je n'ignore point
à quel oubli est condamné celui qui a déplu à son temps.
De ce malheur-là, qui jue sera commun avec toi, je me
(1) Allusion à un vers de Teren/ici Mamiani.
84 GIACO:.IO LEOPARDI
ris assez. Tu vas rêvant la liberté et tu veux en même
temps asservir la pensée, par laquelle seule nous sommes
en partie sortis de la barbarie, par laquelle seule la civi-
lisation s'est accrue, en améliorant les destinées des
peuples. Ainsi, elle t'a déplu la vérité sur le rude sort et
sur la place méprisable que la nature nous a assignés. C'est
pourquoi tu as lâchement tourné le dos à la lumière qui
rendait cette vérité évidente, et tu appelles vil déserteur
celui qui se laisse guider par elle, et magnanime celui-là
seul qui, se moquant de lui-même ou des autres, par ruse
ou par folie, élève jusque par delà les astres la condition
des hommes.
Un homme pauvre et de corps débile, s'il a l'âme géné-
reuse et élevée, ne se dit ni ne s'estime ni riche ni robuste,
et dans le monde il ne fait pas ridiculement étalage de
force et d'opulence; mais il se laisse voir, sans honte,
dénué de force et de richesse, il avoue ouvertement sa
situation lorsqu'il en parle et reconnaît son état tel qu'il
est réellement. Quant à moi, je ne trouve pas magnanime,
mais sot, l'être qui, né pour périr, nourri dans les peines,
dit: « Je suis né pour jouir », et qui remplit les livres
de son répugnant orgueil, promettant sur terre des des-
tinées sublimes et de nouvelles félicités, comme non seu-
lement ce monde mais même le ciel n'en connaissent point,
à ces peuples qu'une vague de la mer agitée, qu'un souffle
d'air malfaisant, qu'un ébranlement souterrain détruisent
au point que c'est à peine s'il en reste un souvenir. H est
de noble nature, celui qui ose lever ses yeux mortels sur
la commune destinée, et qui, d'un langage non déguisé,
sans rien retrancher de la vérité, avoue le mal qui nous a
été donné en partage, et reconnaît notre condition infime
et fragile; celui qui se révèle grand et fort dans la souf-
france et qui n'ajoute pas à ses misères les haines et les
luttes fratricides, plus terribles encore que tous les autres
maux, en accusant l'homme de sa douleur, mais qui en
attribue la faute à celle qui est la vraie coupable, à celle
qui est la mère des mortels à. leur naissance et qui devient
ensuite leur marâtre volontaire. Celle-là, il la proclame son
ennemie ; et pensant avec raison que c'est contre elle que
la société humaine s'est constituée au commencement, il
estime que les hommes ont formé une alliance entre eux
tous, et il les embrasse tous dans un véritable amour, leur
prêtant et attendant d'eux une aide prompte et vaillante
dans les périls mutuels et les angoisses de la guerre com-
mune. Armer la main de l'homme pour répondre à l'offense,
tendre des pièges et des embûches à son voisin, cela lui
paraît insensé autant que le serait, dans un camp assiégé
par une armée ennemie, au plus fort de l'attaque, d'oublier
l'adversaire, d'entreprendre d'âpres querelles avec ses alliés,
de provoquer la fuite et de brandir l'épée au milieu de ses
propres troupes. Quand ces idées seront, comme elles l'ont
été autrefois, évidentes pour tout le monde, et quand la
frayeur qui d'abord a rassemblé les mortels en société
pour lutter contre l'impitoyable nature, sera ramenée en
partie par la vraie connaissance des choses, alors les
rapports honnêtes et loyaux des citoyens entre eux. la
justice et la piété se trouveront d'autres origines que les
superbes légendes sur lesquelles repose la probité du vul-
gaire, laquelle est généralement aussi peu stable que tout ce
qui se fonde sur l'erreur.
Souvent, je m'assieds, la nuit, sur ces coteaux désolés que
le flux volcanique durci et semblable à une mer figée
recouvre comme un suaire; et au-dessus de la lande triste,
dans l'azur le plus pur, je vois les étoiles scintiller d'en
haut et se refléter au loin dans la mer qui leur sert de
miroir, et tout un monde d'étincelles briller en cercle dans
la voûte céleste. Et quand je fixe les yeux sur ces lumières
qui me semblent un point, qui sont si immenses que pour
elles la terre et l'océan ne sont véritablement qu'un atome,
et où non seulement l'homme, mais ce globe où Thomme
n'est rien sont tout à fait inconnus; quand je contemple
ces groupes d'étoiles encore plus éloignées dans l'infini,
qui se montrent à nous sous la forme d'un nuage minuscule,
et où non seulement l'homme et la terre, mais encore toutes
nos étoiles ensemble, infinies de nombre et de volume, y
compris le soleil d'or, sont ignorés ou ne se révèlent que
comme ces groupes eux-mêmes se révèlent à la terre, c'est-
à-dire comme un point de lumière nébuleuse ; alors sous quel
86 GIACOMO LEOPARDI
aspect te présentes-tu à ma pensée, ô race de l'homme?
Et quand je songe, d'une part, à ton état ici-bas, état dont
le sol que je foule est l'image, et, d'autre part, à l'illusion
que tu te crées d'être la maîtresse et le but donné au Tout,
quand je songe à toutes les fables qu'il t'a plu d'inventer:
par exemple, qug les auteurs de toutes choses étaient, à
cause de toi. descendus sur cet obscur grain de sable nommé
la terre, et que souvent ils s'étaient entretenus familiè-
rement avec les tiens; quand je songe que, renouvelant ces
rêves ridicules, tu insultas aux sages, même à notre époque
actuelle qui semble surpasser toutes les autres en savoir et
ei; civilisation, alors quels sentiments, malheureuse race
mortelle, ou quelles pensées finis-tu par éveiller dans mon
cœur ? Je ne sais lequel l'emporte, du rire ou de la pitié.
Comme une petite pomme, tombant d'un arbre vers la
fin de l'automne par le seul fait de sa maturité, écrase,
saccage et ensevelit en un instant les précieuses galeries
qu'im peuple de fourmis a creusées à grand'peine dans la
terre molle et les travaux et les richesses que par de longues
fatigues la laborieuse et prévoyante colonie avait accu-
mulés avec zèle au temps de l'été, de même, retombant du
ciel profond où l'avait lancée le cratère tonnant, une
sombre avalanche de cendres, de lq,ve et de pierres, mêlée
de ruisseaux incandescents, ou bien un immense torrent de
masses liquéfiées, de métaux fondus et de sable embrasé
descendant avec fureur du flanc de la montagne à travers
les broussailles, a bouleversé, broyé et recouvert en peu
d'instants ces cités que la mer baignait là-bas au bord du
rivage. La chèvre paît maintenant sur ces ruines, de nou-
velles villes surgissent à l'écart, édifiées sur les cités ense-
velies qui leur servent de fondements, et la terrible mon-
tagne foule pour ainsi dire à ses pieds les murailles qu'elle
a renversées. La nature n'a pas plus d'estime ni de solli-
citude pour la race de l'homme que pour la fourmi, et si
la destruction est plus rare pour l'une que pour l'autre,
l'unique raison en est que la race humaine est moins
féconde. -
Plus de dix-huit cents ans se sont écoulés depuis que ces
centres populeux ont disparu, anéantis par la force du feu,
i
LE GENÊT ^ 37
et le paysan occupé de ses vignes, que dans ces campagnes
nourrit à grand'peine la terre morte et recouverte de
cendres, lève encore son regard inquiet vers la cime fatale
que rien n'a pu calmer jamais, et qui se dresse toujours
terrible, et qui sans cesse le menace de destruction, lui,
ses enfants et leur pauvre avoir. Souvent le malheureux
passe la nuit en éveil, étendu en plein air sur la terrasse
de sa chaumière, et plus d'une fois il se relève pour sur-
veiller la maiche redoutable de la lave bouillonnante que le
volcan rejette de ses entrailles inépuisables sur ses flancs
sablonneux et qui illunnne la mer de Capri? le port de
Naples et Mergellina. Et s'il la voit approcher, ou si. au
fond du puits de sa maison, il entend le bruit de Teau qui
entre en ébullition. il éveille ses enfants, il éveille sa
femme à la hâte, et prenant la fuite avec tout ce qu'ils
peuvent emporter de leurs hardes, il voit de loin son f^yer
familier et le petit champ qui était son unique ressource
contre la faim devenir la proie du flux embrasé qui accourt
en. crépitant et qui, impitoyable, s'étend pour toujours sur
cette pauvre demeure. Voici qu'après un long oubli Pompei
morte reparaît à la lumière du. ciel, pareille à un squelette
enseveli que l'avarice ou la pitié ramène au jour; et du
forum désert, debout au milieu des files de colonnes
tronquées, le voyageur contemple au loin la montagne par-
tagée en deux et la crête fumante qui semble menacer
encore les ruines éparses autour d'elle. Et dans l'horreur
de la nuit mytérieuse, à travers les théâtres déserts, à
travers les temples mutilés et les maisons effondrées où
la chauve-souris cache ses petits, — semblable à une torche
sinistre et effrayante errant par les palais vides^ court la
lueur de la lave funèbre qui flamboie au loin à travers i om-
bre et projette ses rouges reflets sur tous les alentours. Ain-
si ignorant l'homme et les âges qu'il appelle anciens, et la
succession des aïeux et de leurs descendants, la nature reste
toujours jeune, ou plutôt elle avance pq,r un si long
chemin qu'elle semble immobile. En attendant, les royaumes
s'écroulent, les nations et les langages passent; elle ne s'en
aperçoit point, et l'homme s'arroge la gloire d'être éternel.
Et toi. souple genêt, qui de tes branches odorantes ornes
3
88 GIACOMO LEOPARDI
ces campagnes dénudées, toi aussi, tu succomberas bientôt
sous la cruelle puissance du feu souterrain, qui, retournant
aux lieux qui lui sont familiers, étendra son impitoyable
linceul sur ta frêle ramure. Et tu plieras, sans résister, ta
tête innocente sous le faix mortel: mais jusqu'alors tu ne
te seras pas courbé -vainement, en lâche suppliant, devant
le futur oppresseur : mais tu ne te seras pas dressé avec un
orgueil forcené vers les étoiles ni sur le désert où tu as
vécu et où tu es né, non par ta volonté, mais par hasard :
mais tu as été plus que sage et de beaucoup supérieur à
l'homme, car tu n'as pas cru que tes rejetons fragiles
ont été rendus immortels par le destin ou par toi-même.
(Printemps «IBSô)
Choix d'Œuvres en prose
DIALOGUE D'UN MARCHAND D'ALMANACHS
ET D'UN PASSANT
Le Marchand. — Almanachs, almanachs nouveavix ! Ca-
lendriers nouveaux ! En voulez- vous, monsieur, des al-
manachs ?
Le Passan't. — Des almanachs pour l'année nouvelle?
Le Marchand. — Oui, monsieur.
Le Passant. — Croyez- vous qu'elle sera heureuse, cette
année nouvelle ?
Le Marchand. — Oh ! oui, monsieur, certainement.
Le Passant. — Comme celle qui s'achève?
Le M.\rchand. — Beaucoup, beaucoup plus.
Le Passant, — Comme la précédente?
Le Marchand. — Beaucoup plus, monsieur.
Le Passant. — Comme quelle autre, alors? Ne vous
plairait-il pas que l'année prochaine ressemblât à quelqu'une
de ces dernières années ?
Le Marchand. — Non, monsieur, non cela ne me plairait
guère.
• Le Passant. — Combien d'années nouvelles avez- vous
vues passer depuis que vous vendez des tlmanachs?
Le Marchand. — Il y en aura bientôt vingt, monsieur.
Le Passant. — A laquelle de ces vingt années voudriez-
vous que ressemblât l'année qui vient?
Le Marchand. — Moi? Je ne sais pas.
Le Passant. — Vous ne vous souvenez d'aucune année
qui vous ait paru particulièrement heureuse?
Le Marchand. — Ma foi non, monsieur.
Le Passant. — Et pourtant la vie est une bonne chose,
n'est-ce pas?
90 GIACOMO LF.OI'ARDI
Lk Marchand. — Chacun sait cela.
Le Passant. — Ne voudriez- vous pas levivre ces vingt
années, et même toutes celles qui se sont écoulées depuis
\olre naissance?
Lk ^Larchand. — Eh ! mon cher monsieiir. plût à Dieu
que cela fût possible !
Le Pass.ant. — Mais si vous aviez à revivre la vie que
^*ous avez vécue, ni plus ni moins, avec les mêmes plaisirs,
les mêmes ennuis ?
Le Marchand. — Oh ! cela, non, par exemple !
Le Pass.ant. — Et quelle autre vie voudriez-vous re-
vivre? la mienne, celle dun prince ou celle d"un autre?
Xe pensez-vous pas que moi. le prince ou tout autre, nous
répondrions précisément comme vous, et ne craignez-vous
pas qu'ayant à recommencer la même vie, personne n'y
consente ?
Le M.\pcHAND. — -En elYet. je le crains bien.
Le Pass.wt. — Ainsi, à cette condition, vous ne recom-
menceriez pas, même au cas où cela ne serait pas possible
autrement ?
Le Marchand. — Xon. monsieur, non vraiment, je ne
recommencerais pas.
Le Passant. - — Quelle vie voudriez-vous donc ?
J^E M.archand. — Je voudrais une vie comme ça. telle
que Dieu me l'accorderait, sans autres conditions.
Le Pass.ant. — Une vie au hasard, dont on ne saurait
rien d'avance, comme l'année qui vient?
Le ^Iarchand. — Justement.
Le Passant. — C'est ce que je voudrais aussi, si j'avais
à revivre; c'est ce que voudrait tout le monde. Mais cela
veut dire que jusqu'à ce jour le destin nous a tous mal «
traités. Et l'on voit clairement que chaciin est d'avis que
la somme du mal a été poi^r lui plus grande que celle du
bien, puisque personne ne consentirait à naître une se-
conde fois à condition de recommencer la même vie d'aupa-
ravant avec tous ses biens et tous ses maux. Cette vie
que l'on déclare bonne, ce n'est pas celle que Ton connaît,
mais celle que l'on ne connaît pas ; ce n'est pas la vie
passée, c'est la vie à venir. Avec l'année vouvelle. le destin
va eniin ncus traiter favorablement, vous et moi. tout le
DIALOGUE DE LA NATURE JiT d'uN ISLANDAIS 91
monde, et ce sera ie comniencenient de Ja vie heureuse.
N'est-il pas vrai?
Le M\rchand. — Espérons-le.
Le Passant. — ^Montrez-moi donc votre plus bel al-
manach.
Le Marchand. — Voici, monsieur. Celui-ci vaut trente
fous.
Le Passant. — Voici trente sous.
Le Marchand. — Merci, monsieur. Au revoir. AlmanacRs,
almanachs nouveaux I Calendriers nouveaux !
DIALOGUE DE LA NATURE ET D'UN ISLANDAIS
Un Islandais, qui avait parcouru la plus grande partie
du monde et séjourné dans les pays les plus divers, tra-
versait un jour l'intérieur de l'Afrique. Comme il passait
sous la ligne d'équinoxe, en un lieu encore inexploré, il
lui arriva une aventure pareille à celle qui advint à Vasco
de Gama. On se rappelle, en eftet, qu'au moment où Vasco
•allait franchir le • cap de Bonne Espérance, ce cap lui-
même, gardien des mers australes, lui apparut sous l'aspect
d'un géant, pour le dissuader de pénétrer dans ces mers
inconnues (1). L'Islandais vit de loin un immense rocher,
qu'il prit d'abord pour une statue de pierre semblable aux
colosses solitaires qu'il avait vus, plusieurs années aupa-
ravant, dans l'île de Pâques. Mais s'étant approché, il
reconnut que cette figure était celle d'une femme gigan-
tesque, assise à terre, le buste droit, le dos et le coude
appuyés à une montagne. Ce n'était point une statue, mais
une personne vivante ; son visage était moitié beau, moitié
terrible ; ses yeux et ses cheveux étaient très noirs. Elle
le regardait fixement. Un certain temps s'écoula d'abord en
silence, puis elle lui adressa la parole en ces termes :
La Nature. — Qui es-tu? Que viens-tu^hercher en ces
lieux où ton espèce était inconnue '
(1) Camoëns. Lusiadcs, chant V
92 GIACOMO LEOPABDI
L'Islandais. — Je suis un pauvre Islandais qui fuis la
Nature. Je l'ai fuie durant presque toute ma vie en cent
endroits de la terre, maintenant je la fuis par ici.
La Nature. — Ainsi l'écureuil fuit le serpent à sonnettes
jusqu'au moment où il va de lui-même se jeter dans sa
gueule. Je suis celle que tu fuis.
L'Islandais. — La Nature?
La Nature. — Elle-même.
L'Islandais. — J'en suis profondément contrarié; certes,
une plus fâcheuse aventure ne pouvait m' arriver.
La Nature. — Tu pouvais bien penser que je fréquentais
plus particulièrement ces régions, où, tu ne l'ignores pas,
ma puissance est plus manifeste qu'ailleurs. Mais qu'est-ce
qui te poussait à me fuir ?
L'Islandais. — Tu dois savoir que dès ma tendre jeu-
nesse, je fus persuadé et instruit, par un petit nombre
d'expériences, de la vanité de la vie et de la sottise des
hommes : ceux-ci ne cessent de lutter entre eux pour
acquérir des plaisirs qui ne les réjouissent point et des
biens qui ne leur sont d'aucune utilité; ils supportent et
se procurent mutuellement des inquiétudes infinies et des
maux innombrables qui les chagrinent et leur nuisent réel-
lement; enfin, ils s'éloignent d'autant plus de la félicité
(Qu'ils la cherchent davantage.
Pour ces motifs, renonçant à tout autre désir, je résolus
de vivre d'une vie obscure et tranquille, sans causer d'ennui
à autrui, sans chercher en aucune façon à améliorer ma
condition et sans entrer en conflit avec personne pour aucun
bien de ce monde; et, désabusé du plaisir, comme d'une
chose refusée à notre espèce, je ne me proposai d'autre but
que de me garder de la souffrance. Je ne veux pas dire par
là que je songeai à m' abstenir des occupations et des
fatigues corporelles : tu sais quelle différence il y a entre
la fatigue et l'ennui, entre une vie tranquille et une vie
oisive.
Dès que je commençai à mettre mon projet à exécution,
j'éprouvai combien il est vain de penser, quand on vit
parmi les hommes, qu'on pourra, en n'ofiensant personne,
éviter d'être offensé par les autres, et qu'en cédant
toujours spontanément et en se contentant de la moindre
DIALOGUE DE LA NATURE ET d'uN ISLANDAIS 93
part en toute chose, on obtiendra une place quelconque
pour vivre, ou même que cette moindre part ne nous soit
point disputée. Mais j'échappai aisément aux importunités
de mes semblables, en me séparant de leur société et en me
retirant dans la solitude, ce qui peut être tenté sans
difficulté dans mon ile natale. Cela fait, j'eus beau vivre
sans aucune ombre de plaisir, je ne pus me mettre à l'abri
de la souffrance, car la longueur de l'hiver, l'intensité du
froid et l'ardeur extrême de l'été, qui sont des incon-
vénients naturels à ce pays-là, me tourmentaient continuel-
lement; et le feu, près duquel il me fallait passer une
grande partie du temps, me desséchait les chairs et
m'abîmait les yeux à cause de la fumée; de sorte que, ni
au logis ni au dehors, je ne pouvais me préserver d'un
incessant malaise. Je ne pouvais pas même conserver cette
tranquillité de vie à laquelle tendaient principalement mes
désirs : les tempêtes épouvantables de la mer et de la terre,
les grondements menaçants du mont Hécla, la crainte des
incendies, si fréquents dans nos habitations en bois, ne
finissaient jamais de ni'inquiéter. Toutes ces incommodités
dune vie toujours conforme à elle-même et dépouillée de
tout désir, de toute espérance quelconque, et presque de
tout souci autre que celui de la tranquillité, sont bientôt
beaucoup plus lourdes à supporter que quand la plus grande
partie de notre esprit est occupée par les tracas de la
société et par les infortunes que nous créent les hommes.
Je vis que plus je me resserrais, plus je me renfermais
en moi-même, afin d'empêcher que mon être ne causât ni
ennui ni dommage à aucune chose au monde, moins je
parvenais à me défendre des inquiétudes et des tribu-
lations extérieures. Je résolus de changer de pays et de
climat, pour voir si en quelque endroit de la terre je
pourrais, en n'offensant pas, n'être point offensé, et, en
ne jouissant pas, ne point souffrir. Et à cette résolution
je fus amené aussi par une autre pensée qui me vint :
peut-être n'avais-tu destiné au genre humain qu'un seul
climat et certaines régions de la terre (comme tu l'as fait
pour chacune des autres espèces d'animaux et de plantes)
et, qu'en dehors de ces régions, les êtres ne pouvaient
prospérer ni vivre sans difficultés et sans misères : celles-
94 giaco:mo leopardi
ci, en ce cas, devraient être imputées non à toi, mais à
eux seuls, s'ils ont iqépiisé et franchi les limites que tu
as assignées par tes lois aux habitations humaines. J'ai
parcouru le 'monde presque tout entier et j'ai fait
l'épreuve de presque tous les climats, cherchant toujours,
selon mon dessein, à ne donner aux autres créatures que
le moins d'ennui possible et à n'obtenir que* ma seule
tranquillité. Mais j'ai été brûlé par la chaleur sous les
tropiques, ressaisi par le froid vers les pôles, éprouvé dans
les climats tempérés par l'inconstance du ciel, et, en tous
lieux, importuné par l'agitation des éléments. J'ai vu
plusieurs endroits où il ne se passe pas un jour sans orage :
autant dire que chaque jour tu livres un assaut et une
bataille en règle aux habitants de ces pays, qui ne sont
coupables d" aucune injure envers toi. Ailleurs, la sérénité
presque constante de l'atmosphère se trouve compensée par
la fréquence des tremblements de terre, par le grand
nombre et la colère des volcans, par des bouleversements
souterrains ravageant toute une contrée. En d'autjes pays,
les vents et les ouragans déchaînés régnent pendant les
saisons épargnées des autres fléaux du ciel. Tantôt j'ai
entendu, au-dessus de ma tête' crouler mon toit sous le
grand poids de la neige; tantôt, sous l'abondance des
pluies; la terre même s'est fendue et m'a manqué sous
les pieds. D'autres fois, j'ai dû fuir hors d'haleine devant
les fleuves qui me poursuivaient, comme si j'étais coupable
de quelque injure à leur égard. Beaucoup de bêtes sau-
vages, qui n'avaient pas reçu de moi la moindre provo-
cation, ont voulu «me dévorer, et -plusieurs serpents ont
cherché à m'empoisonner ; en divers endroits, peu s'en
est fallu que des insectes ailés ne m'aient rongé jusqu'aux
os. Je ne parle pas des dangers quotidiens qui sont
toujours imminents pour nous et dont le nonibre est
infini; à ce propos, un philosophe de l'antiquité (1) ne
trouvait pas de remède plus efficace contre la crainte que
de considérer toutes choses comme également à craindre.
Les infirmités même ne m'ont pas épargné, erf dépit de
(1) Sénèque.
DIALOGUE DE LA NATUlîE ET D fN I-LANDAI> yo
ma tempérance ou plutôt de ma continence à l'égard des
plaisirs physiques. Ce dont je ne cesse de ni'étonner, c'est
de cette si grande, si vive et insatiable soif de plaisir que
tu nous as donnée, et sans laquelle notre vie, privée,
semble-t-il, de ce qu'elle désire naturellement, se montre
si imparfaite ; et cependant, tu as ordonné que l'usage de
ce plaisir fût, de toutes les choses humaines, la plus nui-
sible aux forces et à la santé du corps, la plus désas-
treuse dans ses effets par rapport à chacun de nous et
la plus contraire à la durée même de l'existence. Mais de
toute façon, en m' abstenant presque toujours et complè-
tement de toute jouissance, je n'ai pu éviter un grand
nombre de maladies diverses qui m'ont mis en danger, les
unes de mourir, les autres de perdre l'usage de quelque
membre, ou de mener perpétuellement une vie plus misé-
rable que jamais ; et toutes, pendant plusieurs jours ou
plusieurs mois, m'ont accablé le corps et l'àme de raille
peines et de mille souffrances. Et certes, quoique chacun
de nous éprouve durant la maladie des douleurs nouvelles
et inaccoutumées, et une souffrance plus gran'de que
d'habitude (comme si la vie humaine n'était pas assez
malheureuse sans cela),^ tu n'as pourtant pas donné à
l'homme, comme compensation, des moments de santé sura-
bondante et extraordinaire qui, par leur qualité et leur in-
tensité, lui soient une cause de jouissance exceptionnelle.
Dans les pays couverts le plus souvent de neige, j'ai
failli perdre la vue : ce qui arrive ordinairement aux
Lapons dans leur patrie. Le soleil et l'air, choses vitales
et même indispensables à la vie. et qu'on ne peut pourtant
pas éviter, nous persécutent continuellement, l'un par son
humidité, par sa rigueur et par d'autres méfaits, l'autre
par sa chaleur et sa lumière même : à tel point que
«ous ne pouvons jamais nous tenir exposés à l'un ou à l'au-
tre, sans en ressentir quelque dommage plus ou moins grand.
Enfin, je ne me souviens pas d'avoir passé un seul jour
sans éprouver quelque peine, et ^e ne puis compter ceux
que j'ai passés sans la plus minime jouissance. Je
m'aperçois que nous sommes destinés autant à souffrir le
mal nécessaire qu'à ne pas jouir : il est aussi impossible
de vivre dans une quiétude relative que de vivre dans
l'inquiétude sans être misérable. J'en conclus que tu es
96 GIACOMO LEOPAEDI
l'ennemie non déguisée des hommes, des animaux et de
toutes tes créatures. Tu nous tends des pièges, tu nous
menaces, tu nous assailles, tu nous piques, tu nous frappes,
tu nous déchires, et toujours tu nous provoques et tu nous
persécutes : par coutume et par dessein, tu te fais le
bourreau de ta propre famille, de tes enfants et, pour ainsi
dire, de ton sang et de tes entrailles. Je ne garde donc
plus aucun espoir, ayant compris que si les mortels
cessent de poursuivre celui qui les fuit ou se cache avec
un vrai désir de les fuir et de se cacher, toi, au contraire,
rien ne te détourne de nous fouler aux pieds jusqu'à ce
que tu nous achèves.
Je me vois déjà proche du temps amer et lugubre de la
vieillesse, ce mal véritable et manifeste, où plutôt cet en-
chaînement de maux et de très graves misères qui n'est
pas accidentel, mais qui est destiné fatalement par toi à
tous les vivants ; qui est prévu par nous tous dès notre
enfance; qui se prépare continuellement en nous, à partir
de notre cinquième lustre, par une triste décadence et un
affaiblissement contre lesquels nous ne pouvons rien.
Ainsi donc, à peine un tiers de la vie humaine est réservé
à l'épanouissement, peu d'instants sont accordés à la m.atu-
rité et à l'état de perfection, tout le reste est pour la
décrépitude et son cortège de maux,
La Xatuhe. — T'imaginais-tu par hasard que ce monde
était créé pour vous ? Or, sache que dans mes œuvres, mes
décrets et mes agissements, sauf de très rares exceptions,
je me suis occupée et je m'occupe de tout autre chose que
du bonheur ou du malheur des hommes. Quand je vous
offense d'une façon quelconque et n'importe comment, je
ne m'en aperçois que bien rarement; de même, si je vous
procure des plaisirs ou des bienfaits, je l'ignore le plus
souvent; et je n'ai pas fait, je ne fais point, comme vous
le croyez, telle ou telle chose, telle ou telle action, pour
vous être agréable ou pour vous servir. Enfin, même s'il
m'arrivait de détruire toute votre espèce, je ne m'en
apercevrais point.
L'Islandais. — Supposons que quelqu'un m'invitât
spontanément et avec grande instance à l'aller voir dans
sa villa, et que, pour lui complaire, je m'y rendisse. Là,
DIALOGUE DE LA NATURE ET d'uX ISLANDAIS 97
il me serait donné, pour y demeurer, une chambre toute à
jour et toute en ruine, où je serais en perpétuel danger
d'être écrasé, humide, fétide, ouverte au vent et à la pluie.
Mon hôte, loin de me procurer la moindre distraction ou
le moindre bien-être, me ferait à peine donner la nourri-
ture nécessaire, et, de plus, me laisserait maltraiter,
bafouer, menacer et battre par ses fils et par sa famille.
Quand je me plaindrais de ces mauvais traitements, il me
répondrait: Est-ce que par hasard tu t'imagines que j'ai
fait construire cette villa pour toi? Est-ce pour ton service
que j'y entretiens mes fils et ma famille? J'ai bien autre
chose à penser qu'à te distraire et à te faire donner bonne
chère ! A quoi je répondrais : — Mon ami, si tu n'as pas
fait construire cette villa pour mon usage, au moins tu
étais libre de ne pas m'y inviter. Mais puisque de toi-
même tu as voulu m'y faire séjourner, ne dois-tu pas
faire en sorte, autant qu'il est en ton pouvoir, que j'y
vive tout au moins sans souffrance et sans danger ? — De
même je te dis maintenant : Je sais bien que tu n'as pas
fait le monde pour le mettre à notre service. Je
croirais plutôt que tu l'as fait et arrangé à dessein pour
nous tourmenter. Mais, je te le demande, t'ai- je par hasard
demandé de me placer dans cet univers? M'y suis-Je
introduit par violence et contre ta volonté? Mais si, par
ta volonté, à mon insu, sans que je pusse m'y refuser ou
m'y opposer, tu m'y as placé toi-même de tes propres
mains, n'est-il donc pas de ton devoir, sinon de me tenir
en joie et satisfait dans ton royaume, du moins d'em-
pêcher que j'y sois tourmenté et tracassé, et de ne pas
m'en rendre le séjour pénible? Et ce que je dis de moi, je
le dis de tout le genre humain, je le dis aussi des animaux
et de toute créature.
La Nature. — Tu n'as pas réfléchi, on le voit bien,
que la vie de cet univers est un cercle perpétuel de pro-
duction et de destruction : ces deux choses sont unies entre
elles de manière que chacune sert continuellement à
l'autre, ainsi qu'à la conservation du monde; et ce monde
entrerait incontinent en dissolution si l'une d'elles venait
à disparaître. Si donc une chose quelconque était exempte
de souffrance, ce serait au détriment du monde.
yo GIACOMO LKOPAEDI
L'Islandais, - -C'est ce même raisonnement que j'entends
faire par tous les philosophes. Mais puisque ce qui est
détruit souffre, et que ce qui détruit non seulement ne
jouit pas mais est, peu après, détruit à son tour, dis-moi
ce qu'aucun philosophe n'a pu me dire: à qui plaît ou à
qui est utile cette vie profondément malheureuse de
l'univers, qui ne se perpétue que par la ruine et la mort
des éléments qui la composent?
Pendant qu'ils discouraient de la sorte, on raconte que
deux lions survinrent, si faibles et si amaigris par la faim
qu'ils eurent à peine la force de dévorer notre Islandais;
ils l'achevèrent pourtant et reprirent assez de force pour
vivre encore ce jour-là. Mais il en est plusieurs qui nient
ce fait. Ils prétendent que pendant que l'Islandais parlait,
un vent furieux se leva, qui le renversa par terre et éleva
sur lui un superbe mausolée de sable, sous lequel il se
dessécha et se transforma en une belle momie. Ils ajoutent
même qu'il aurait été retrouvé plus tard par certains
voyageurs et placé dans le musée de je ne sais plus quelle
ville d'Europe.
ELOGE DES OISEAUX
Par une belle matinée de printemps, Amelio, philosophe
solitaire, s'était entouré de ses livres et lisait, assis à
l'ombre de sa villa. Touché du chant des oiseaux qui
s'ébattaient par la campagne, il se prit peu à peu à
écouter et à méditer, et déposa son livre. Enfin, il prit
la plume et, en ce même lieu, il se mit à écrire les lignes
qui suivent :
Les oiseaux sont naturellement les plus joyeuses
créatures du monde. Je ne veux pas dire par là qu'à les
voir et à les entendre, ils nous réjouissent toujours, mais
je parle des oiseaux en eux-mêmes et j'affirme qu'ils res-
sentent de la joie et de la gaîté plus que les autres
animaux. Ceux-ci se montrent communément sérieux et
graves, et même beaucoup d'entre eux paraissent mélan-
i
ELOGE BEë OISEArX ^9
coliques ; rarement ils donnent des signes de joie, et
encore ces signes sont-ils faibles et passagers ; dans la
plupart de leurs jouissances et de leurs plaisirs, ils ne
nsontrent aucun enjouement et ne manifestent aucune
allégresse. Quant aux campagnes verdoyantes, aux horizons
vastes et attrayants, aux soleils splendides, aux cieux
cristallins et doux, s'ils en sont charmés, ils n'ont pas
coutume d'en donner des marques extérieures ; sauf les
lièvres, dont on dit que la nuit, en temps de lune, et
surtout de pleine lune,- ils prennent leurs ébats et dansent
ensemble, réjouis de cette clarté, suivant ce qu'en a écrit
Xénophon. Les oiseaux, la plupart du temps, font, pa-
raître une grande joie dans leurs mouvements et dans
leur extérieur ; et ce pouvoir qu'ils ont de nous égayer par
leur spectacle ne tire son origine que du fait que leurs
formes et leurs manières, en général, sont telles qu'elles
dénotent ,une aptitude naturelle, une disposition particu-
lière à éprouver du plaisir et de la joie ; encore cette
apparence ne doit-elle pas être tenue pour vaine et
trom.peuse. A chacune de leurs satisfactions, à chacun de
leurs contentements, ils chantent; et plus s'accroît leur
ravissement, plus ils mettent de force et de zèle dans leur
chant. Or, comme ils chantent une bonne partie du temps,
il s'ensuit qu'ordinairement ils sont en belle humeur et
satisfaits. ^Et s'il est bien connu que tant qu'ils subissent
l'influence de l'amour, ils chantent mieux, plus souvent
et plus longtemps que jamais, il ne faut pas croire ce-
pendant qu'ils ne soient pas portés à chanter par d'autres
plaisirs et d'autres contentements.
En effet, il est évident qu'en un jour serein et tranquille
ils chantent plus volontiers qu'en un jour obscur et trou-
blé ; et dans la tempête ils se taisent, comme aussi à chaque
crainte qu'ils éprouvent; mais, une fois la tempête passée,
ils reprennent leurs envolées et leurs chants. De même, on
remarque qu'ils ont coutume de chanter le matin, au
réveil ; ils* y sont amenés en partie par la joie que leur
cause le jour naissant, en partie par le plaisir que trouve
généralement tout animal à se sentir restauré et refait par
le sommeil. Ils se réjouissent aussi extrêmement des
verdures riantes, des vallées fertiles, des eaux pures et
^:
,jr\'.V£>('=fii-,»9
100 GIACOMO LEOPARDI
transparentes et de la bauté du paysage. En ces choses,
il est à noter que ce qui nous paraît agréable et attrayant
le leur paraît aussi, comme on peut le constater par les
appâts au moyen desquels on les attire dans les filets et
dans les pièges. On le voit aussi par la nature des lieux
où. d'ordinaire, à la campagne, ils se réunissent en plus
grand nombre et chantent avec le plus d'assiduité et
d'entrain. Au contraire, les autres animaux, excepté peut-
être ceux qui sont domestiques et habitués à vivre avec les
hommes, ne portent aucun ou presque aucun le même
jugement que nous sur l'agrément et la beauté des sites.
Et il ne faut pas s'en étonner, car ils ne sont charmés qne
de ce qui est naturel. Or, en tout cela, une très grande
partie de ce que nous appelons naturel, ne l'est guère et
doit être considérée plutôt comme artificielle ; par
exemple, les champs cultivés, les arbres émondés, les
plantes et les fleurs arrangées et disposées avec art, les
fleuves resserrés entre leurs rives et redressés dans leurs
cours, et tant d'autres choses semblables, ne sont ni dans
l'état ni dans l'apparence qu'on devrait leur trouver natu-
rellement. De sorte que l'aspect de tout pays habité par
quelque génération que ce soit d'hommes civilisés, même
en laissant de côté les villes et les autres lieux où les
individus se réunissent pour vivre en commun, .est chose
artificielle et fort diftérente de ce qu'elle serait à l'état de
nature. Quelques-uns prétendent, et cela vient à l'appui
de mon opinion, que la voix des oiseaux est plus' noble et
plus douce, et "leur chant plus modulé dans nos régions
que dans celles où les habitants sont sauvages et grossiers :
on en infère que les oiseaux, même à l'état de liberté,
prennent quelque chose de la civilisation des peuples aux
demeures desquels ils sont habitués.
Quoi qu'il en soit, ce fut certes une remarquable pré-
voyance de la nature d'accorder à une même espèce
d'animaux le chant et le vol, de manière que ceux qui
avaient pour mission de divertir les autres créatures avec
leur voix fussent d'ordinaire dans des lieux élevés, d'où
cette voix pût se répandre à l'entour dans un plus grand
espace et parvenir à un plus grand nombre d'auditeurs ;
et de manière que l'air, qui est l'élément destiné au son,
ÉLOGE DES OISEAUX 101
fût peuplé de créatures chantantes et musiciennes. En
vérité, c'est un grand encouragement et un plaisir, non
moins, à ce qu'il me semble, pour les autres êtres que
pour nous, d'entendre le chant des oiseaux. Et cela vient
principalement, je crois, non de la suavité des sons, quelque
grande qu'elle soit, ni de leur variété, ni de leur mélodie,
mais de cette expression d'allégresse qui est naturellement
contenue, tant dans le chant en général que dans le chant
des oiseaux en particulier. C'est, pour ainsi dire, un rire
que l'oiseau émet, quand il se sent dans un état de bien-
être et de contentement.
Ainsi pourrait-on dire, en quelque sorte, que les oiseaux
participent du privilège que nous avons de rire et que
n'ont pas les autres animaux. Plusieurs philosophes ont
pensé même que, si l'homme a été défini un animal intel-
ligent et raisonnable, il serait suffisant de le définir un
animal capable de rire : il leur semblait que le rire ne
nous est pas moins propre et particulier que la raison.
C'est assurément une chose merveilleuse que, étant la
plus malheureuse et la plus tourmentée de toutes les créa-
tures, nous soyons doués de la faculté de rire. Admi-
rable aussi est l'usage que nous faisons de cette faculté,
car on voit beaucoup d'hommes tombés en quelque cruelle
infortune, d'autres en grande tristesse d'âme, d'autres qui
pour ainsi dire ne conservent aucun attachement à la vis,
étant parfaitement édifiés sur la vanité de tout bien ter-
restre, presque incapables de toute joie et privés de toute
espérance, — et ces hommes rient néanmoins. Bien plus,
mieux ils se rendent compte de la vanité de tous biens
et de l'infélicité de la vie. moins ils espèrent et moins
ils sont aptes à jouir, — et plus ces êtres singuliers
sont d'ordinaire enclins au rire. La nature du rire en gé-
néral, ses intimes principes et ses modes, du moins au
point de vue moral, pourraient à peine recevoir une défi-
nition et une explication, à moins peut-être de considérer
le rire comme une sorte de folie passagère ou comme un
égarement et un délire. Car les humains, n'étant jamais
satisfaits ni vraiment réjouis par aucune chose, ne peuvent
avoir un motif de rire qui soit raisonnable et juste. Même
il serait curieux de rechercher pourquoi et à quelle occasion
102 GIACOMO LEOPARDI
plus OU moins vraisemblable Thomme fut appelé pour la
première fois à employer et à connaître cette faculté qui
lui est propre. D'autant plus qu'il n'est pas douteux que,
dans l'état primitif et sauvage, il se montre le plus souvent
sérieux, comme font les autres animaux, et même d'ap-
parence mélancolique. Aussi je suis d'avis que le rire,
non seulement apparut au monde après les larmes, — ce
qu'on ne peut nullement contester, — mais qu'il se passa
un long espace de temps avant qu'on en fit l'expérience
et qu'on le vit apparaître pour la première fois. En ce
temps-là, la mère n'aurait pas souri à son enfant et celui-ci
ne l'aurait pas reconnue par son sourire, comme dit Vir-
gile. Si aujourd'hui, du moins dans les milieux civilisés,
les enfants commencent à rire peu après leur naissance,
ils le font principalement en vertu de l'exemple, parce qu'ils
voient rire les autres. Et je croirais volontiers que, parmi
les mortels, la première occasion et la première cause de
lire a été l'ivresse, cet autre effet propre et particulier au
genre humain. L'ivresse se produisit longtemps avant que
notre espèce en Fut venue à aucune civilisation, car nous
savons qu'on ne trouve presque aucun peuple, si gros-
sier soit-il, qui ne se soit procuré quelque boisson pour
s'enivrer, et qui n'ait l'habitude d'en user avec passion. Il
ne faut pas s'en étonner, surtout si l'on considère que les
hommes, s'ils sont les plus infortunés de tous les animaux,
sont aussi ceux qui s'accommodent le plus volontiers de
toute aliénation non douloureuse de leur esprit, de l'oubli
d'eux-mêmes, et, pour ainsi dire, de la suspension de la
vie i par là ils interrompent et diminuent pour quelque
temps le sentiment et la conscience de leurs propres maux,
et c'est pour eux un grand bienfait. Et pour ce qui est
du rire, on voit que les sauvages, quoique d'aspect sérieux
et triste dans les' autres moments, rient cependant à pro-
fusion dans l'ivresse; ils jDarlent aussi beaucoup et
chantent, contre leur usage. Mais je traiterai plus lon-
guement ce sujet dans une histoire du rire, que je me
propose d'écrire: là, quand j'en aurai exposé l'origine, je
continuerai en racontant les phases de son évolution et ses
conséquences jusqu'au temps présent, où il a acquis une
plus grande dignité et une plus grande importance que
£LO(;e des oiseaux 103
jamais. Dans les nations civilisées il tient une place et il
remplit un office qui suppléent en quelque sorte au rôle
joué en d'autres temps par la vertu, parja justice et par
l'honneur ; dans beaucoup de cas, il réfrène et épouvante
les individus enclins aux mauvaises actions. Or. pour en
conclure au sujet du chant des oiseaux, j'ajouterai que si
l'on est réconforté ou réjoui à voir ou à deviner en autrui
une joie dont on n'ait pas à être jaloux, la nature a
montré une très louable prévoyance en faisant du chant
des oiseaux, qui est une démonstration d'allégresse et une
espèce de rire, une distraction partagée par tous, tandis
que le chant et le rire des hommes, eu égard au i;este du
monde, sont chose privée ; et elle a sagement pourvu à
ce qu? la terre et l'air fussent peuplés d'animaux qui,
tout le jour, par leurs chants de joie sonores et solennels,
applaudissent, pour ainsi dire, à la vie universelle, en
excitant les autres créatures à l'allégresse et en donnant des
témoignages continuels, bien que mensongers, de la félicité
dès choses.
Et si les oiseaux sont et se montrent plus joyeux que
les autres créatures, ce n'est pas sans raison. Car vraiment,
comme je l'ai indiqué en commençant, ils sont, par nature,
plus aptes à jouir et mieux faits pour être heureux. Pre-
mièrement, il ne semble pas qu'ils soient sujets à l'ennui.
Ils changent de lieu à chaque instant ; ils passent d'une
contrée a une autre, si éloignée soit-elle, et des plus basses
aux plus hautes régions de l'air, en un court espace de
temps et avec une facilité merveilleuse. Ils voient et
perçoivent dans leur existence une infinie diversité de
choses ; leur corps est toujours en mouvement ; la vie
extérieure abonde chez eux outre mesure. Tous les autres
êtres, dès qu'ils ont pourvu à leurs besoins, aiment à se
tenir tranquilles et inoccupés ; aucun, hormis les poissons
et aussi quelques insectes ailés, ne se livre aux courses'
lointaines par seul passe-temps. Ainsi, à moins qu'il ne
soit chassé par la tempête, par les bêtes sauvages ou par
quelque autre cause semblable, l'homme des bois s'écarte
à peine de son gîte, si ce n'est pour subvenir au jour le
jour à ses nécessités, le'^quelles ne lui créent guère que des
soucis passagers ; il se plaît habituellement au repos et à
9
104 GIACOMO LEOPARDI *
l'insouciance; il passe les jours presque entiers, assis né-
gligemment et en silence dans sa cabane informe, ou au
dehors, ou dans les anfractuosités et les cavernes, parmi
les rochers et les pierres. Les oiseaux, au contraire, restent
très 'peu de temps en un même lieu; ils vont et viennent
continuellement sans nécessité aucune ; ils ont coutume de
voler par plaisir, et souvent, s'étant rendus par divertis-
sement à plusieurs centaines de milles du lieu où ils ont
l'habitude de séjourner, le même jour, ils y retournent
avant la tombée de la nuit. Et dans les courts instants
où ils se posent en un endroit, on ne les voit jamais se
tenir le corps immobile : toujours ils se tournent de côté et
d'autre, toujours ils se remuent, se penchent, s'étirent, se
secouent, se démènent avec une vivacité, une agilité, ime
prestesse de mouvements incomparables. En somme,
depuis sa sortie de l'œuf jusqu'à sa mort, sauf les inter-
valles du sommeil, l'oiseau ne se repose à aucun moment.
Ces considérations permettent, à ce qu'il me semble,
d'affirmer que l'état naturel et ordinaire des autres
animaux, y compris même les hommes, c'est le repos, et
que celui des oiseaux, c'est le mouvement.
A ces qualités et conditions extérieures correspondent
chez eux les qualités intrinsèques, c'est-à-dire de l'âme,
lesquelles les rendent aussi plus aptes que les autres à la
félicité. Ils ont l'ouïe très fine et la vue si perçante et si
parfaite, que notre esprit peut difficilement s'en farire une
idée exacte : par là ils jouissent, tout le jour, de spectacles
immenses et très variés; et d'en haut, ils décoiivrent en
même temps de tels espaces de terre et, d'un coup d'œil,
voient distinctement tant de pays que, même avec notre
esprit, nous pouvons à peine en embrasser autant
en une fois ; il suit de là qu'ils doivent avoir au suprême
degré la force, la vivacité et la puissance de l'imagination.
^e ne parle pas de cette imagination profonde, ardente efc
orageuse, telle que celle de Dante et du Tasse, don funeste,
cause d'inquiétudes et d'angoisses lourdes et perpétuelles;
mais de cette faculté riche, variée, légère, instable et en-
fantine, qui est une source abondante de pensées agréables
et joyeuses, d'erreurs douces, de plaisirs et d'encoura-
gements variés, c'est-à-dire le bienfait le plus grand et
ELOGE DES OISEAUX 105
le plus profitable dont la nature puisse gratifier une à.me
vivante. De sorte que les oiseaux ont en abondance ce
qui, dans l'imagination, est bon et utile à l'enjouement de
l'âme, sans toutefois participer à ce qui est nuisible et
douloureux. Et comme ils ont à profusion ce qui
contribue à la vie extérieure, ils sont richement pourvus
aussi de ce qui forme la vie intérieure ; mais de telle sorte
que cette abondance constitue pour eux un avantage -^t un
plaisir, comme chez les enfants, et non pas un dommage
et une misère insigne, comme dans la plupart des cas chez
les hommes. En effet, comme l'oiseau, par sa vivacité et sa
mobilité extérieures, décèle une ressemblance manifeste
avec l'enfant; de même, on peut croire raisonnablement
qu'il lui ressemble quant aux qualités intérieures de l'âme.
Encore, si les biens de cet âge étaient communs aux autres
âges de la vie et si les maux n'étaient jamais plus grands
qu'alors, l'homme aurait peut-être des raisons de supporter
patiemment l'existence.
A mon avis, la nature des oiseaux, si nous la consi-
dérons de certaine façon, dépasse en perfection celle des
autres animaux. Par exemple, si nous observons que
l'oiseau l'emporte de beaucoup par les facultés de la vue
et de l'ouïe, qui sont les principales suivant l'ordre naturel
des créatures animées, on peut en déduire que la nature
de l'oiseau est la plus parfaite de toutes. De plus, les
autres êtres, comme je l'ai déjà dit, sont natu-
rellement enclins au repos, et les oiseaux au mouvement ;
or, le mouvement ressemble plus à la vie que le repos
(bu plutôt, la vie consiste dans le mouvement), et les
oiseaux sont doués du mouvement extérieur au plus haut
degré; en outre, la vue et l'ouïe, oii ils l'emportent sur
tous les autres et qui sont leurs facultés dominantes, sont
les deux sens les plus particuliers aux vivants, comme ils
sont aussi les plus vifs et les plus mobiles, tant en eux-
mêmes que dans les effets qu'ils produisent intérieurement
efc extérieurement par rapport à l'organisme. Enfin, si
l'on tient compte de tout ce qui vient d'être exposé, on
en conclut qu'à l'encontre de ce que l'on remarque chez
les autres animaux, l'oiseau manifeste une plus grande
abondance de vie intérieure et extérieure. Or, la vie étant
106 , GL^COMO LZOPAEDI
•
chose plus parfaite que son contraire, au moins dans les
créatures vivantes, et une plus grande abondance de vie
révélant une plus grande perfection, il s'ensuit aussi que
la nature des oiseaux est plus parfaite. A ce propos, il ne
faut pas passer sous silence que les oiseaux sont également
aptes à supporter le froid très vif et la chaleur intense,
même sans transition aucune, car souvent nous voyons
<^u'en moins d"un instant ils s'élèvent de terre dans les airs
jusqu'à vme grande hauteur, c'est-à-dire jusqu'à des régions
excessivement froides; et un grand nombre d'entre eux
parcourent, en peu de temps et sans s'arrêter, des climats
très différents.
Enfin, comme Anacréon désirait pouvoir se changer en
miroir, pour être regardé continuellement par celle qu'il
aimait, ou en véteflaent pour la couvrir, ou en onguent pour
l'oindre, ou en eau pour la laver, ou en bandelette pour
qu'elle le serrât contre son sein, ou en perle pour être porté
à son cou, ou en chaussure pour être au moins foulé de ses
pieds ; de même, je voudrais, pour quelque temps, être
changé en oiseau afin d'éprouver ce contentement et cette
joie qu'ils ont à vivre.
DIALOGUE DE MALAMBRUX Eï DE FARFARELLO
Malambrux. — Esprits de l'abîme, Farfarello. Ciriatto,
Baconero, Astarotte, Alichino, tous, quels que soient vos
noms, je vous conjure au nom de Belzébuth et je vous
commande, par la vertu de mon art qui peut tirer la lune
de son orbite et clouer le soleil au milieu de la voûte cé-
leste : que l'un de vous vienne muni des ordres de votre
prince et du plein pouvoir d'employer à mon service toutes
les forces de l'enfer.
Farfarki.i.o. — Me voici.
Mai^-^mbrun. — Qui es-tu?
Farfarelio. -w- Je suis Farfarello. tout à tes cidres.
Malambrvn. — Apportes-tu les pouvoirs de Belzébuth ?
Farfarello. — Oui, je les apporte : et je puis faire pour
MAI.AMBRUX ET FARFARELLO 107
te servir, plus que ne le pourrait le roi lui-même, et plus
que toutes les autres créatures ensemble.
Mal-Ambrux. — Fort bien. Tu vas donc satisfaire l'un de
mes désirs.
Farfarello. — Tu seras servi. Qu'ordonnes-tu? Veux-
tu une noblesse plus grande que celle des Atrides ?
M.AL.AMBRU.V. — Non.
Farfarello. — Plus de richesses qu'on n'ea trouvera
dans la cité de Manoa (1), quand elle sera découverte?
.- Malambrun. — Xon.
Farfarello.* — Un empire aussi grand que celui rêvé,
dit-on. une nuit,, par Charles-Quint ?
Malambrvn. — Non.
F.ARFARELLO. — Livrer à tes caprices une femme plus
farouche que Pénélope ?
Malambrun. — Xon. Crois-tu que le diable soit néces-
saire pour si peu?
Farf.arello. — Souhaiterais-tu honneurs et richesses,
coquin comme tu l'es?
Malambrun. — J'aimerais mieux que le diable me
souhaitât le contraire.
Farfarello. — Enfin, que m'ordonnes-tu?
Mal.ambrun. — Rends-moi heureux pour un instant.
Farf.arello. — Je ne puis pas.
Malambrun. — Comment, tu ne peux pas?
Farfarello. — Je te jure, en conscience, que je ne le
puis pas.
Malambrun. — En conscience d'honnête démon ?
Farfarello. — Mais certes. Sois assuré qu'il y a d'hon-
nêtes démons, tout comme il y a d'honnêtes gêna.
Mal.ambrl'N. — Et toi, sois certain que je te pendrai ici
par la queue à l'une de ces poutres, si tu ne m'obéis pas
sur-le-champ, sans tant de phrases. "
Farfarello. — Il t'est plus facile de me tuer, qu'à moi
de t'acoorder ce que tu demandes.
Mal.ambrun. — S'il en est ainsi, va-t'ea chargé de toutes
mes malédictions et que Belzébuth vienne en personne.
Farfabello. — Belzébuth aurait beau venir avec tout
(1) Autre nom de VEl-Dorado.
108 GIACOMO LEOPARDI
Israël et tous les Enfers, pas plus que moi il ne pourrait
te rendre heureux, ni toi ni tes semblables.
Malambrun. — Pas même pour un moment?
Farfarello. — Ce n'est pas plus possible pour un mo-
ment, que pour toute la vie.
Malambrun. — Mais si tu ne peux me rendre heureux
en aucune manière, aie au moins assez de cœur pour me
délivrer de l'infélicité.
Farfarello. — Oui, si tu peux faire en sorte de ne pas
t' aimer par-dessus tout.
Mala:mbrun. — Je ne le pourrai qu'après ma mort.
Farfarello. — Pendant la vie, aucune créature animée
ne le peut. En effet, votre nature acquerrait n'importe
quelle qualité plutôt que celle-là.
Malambrun. — Sans doute.
Farfarello. — Donc, en t' aimant nécessairement du
plus grand amour dont tu sois capable, tu désires néces-
sairement aussi le plus possible ta félicité propre ; et
comme il s'en faut de beaucoup que ce désir, qui est
extrême soit satisfait, il en résulte que d'aucune ma-
nière tu ne peux éviter d'être malheureux.
Malambrun. — Pas même quand j'éprouverai quelque
plaisir, car auciûi plaisir ne me rendra heureux ni satis-
fait.
Farfarello. — Xon, aucun, vraiment.
Mala]sibrun. — Et ce plaisir, n'égalant pas le besoin
de félicité que j'ai naturellement dans l'àrae, ne sera pas
un vrai plaisir : dans le temps même qu'il durera, je ne
cesserai pas d'être malheureux.
Farfarello. — Xon tu ne cesseras pas de l'être, car
chez les hommes et chez les autres créatures vivantes, la
privation de la félicité, quoique sans douleur et sans au-
cun chagrin, même dans les moments que vous nommez
heureux, implique une in félicité réelle.
Malaîibrun. — Tellement que, depuis la naissance jus-
qu'à la mort, notre infélicité ne peut cesser, pas même
pendant l'espace d'un seul instant.
Farfarello. — Si ! Elle cesse quand vous dormez d'un
LA NATURE ET l'aME 109
sommeil sans rêves, ou quand il vous prend une défaillance
qui suspende l'usage des sens.
Malambrun. — Mais jamais pendant que nous nous
sentons vivre.
Farf^rello. — Non jamais.
Mala^ibrun. — De sorte que, à parler absolument, ne
pas vivre vaut mieux que vivre.
Farfarello. — Oui, si la privation de l'infélicité est
simplement meilleure que l'infélicité.
Malambrun. — Donc...
Farfarello. — Donc, s'il te semble bon de me donner
ton âme avant le temps, je suis tout prêt à l'emporter.
DIALOGUE DE LA NATURE ET D'U'NE AME
La Nature. — Va, ma fille de prédilection, car tu se-
ras considérée et appelée telle pendant une longue suite
de siècles. Vis, et sois grande et malheureuse.
L'Ame. — Quel mal ai-je fait avant de naitre. pour que
tu me condamnes à une telle peine ?
La Nature. — Quelle peine, ma fille?
L'Ame. — Ne me prescris-tu pas d'être malheureuse?
La Nature. — Mais, c'est seulement parce que je veux
que tu sois grande, et que ceci ne se peut sans cela. Igno-
res-tu que ta destinée est d'habiter un corps humain, et que
tous les hommes, par nécessité, naissent et vivent malheu-
reux?
L'Ame. — M^is, au contraire, il serait raisonnable que
tu les rendisses heureux par nécessité. Si tu ne peux agir
de la sorte, tu devrais t'abstenir de les mettre au monde.
La Nature. — Ni l'une ni l'autre chose ne sont en mon
pouvoir, car je suis soumise au destin. Celui-ci en ordonne
autrement, quelle qu'en soit la cause, cause que ni toi ni
moi ne pouvons comprendre. Or, comme tu as été créée
et disposée pour animer une forme humaine, aucune force
au monde, ni la mienne ni celfe des autres ne te pourra
délivrer du malheur commun à tous les êtres. Mais en
IIÛ GIACOMO LEOPARDI
outre, tu devras subir un malheur particulier et beaucoup
plus grand, à cause de la supériorité dont je t'ai pour-
vue.
L'Ame. — Je n'ai rien appris encore, et ce n'est que
maintenant que je commence à vivre. De là vi^nt sans
doute que je ne te comprends pas. Mais dis-moi : la per-
fection et la condition malheureuse sont-elles essentielle-
ment une même chose ? ou, si ce sont deux choses, ne
pourrais-tu les séparer l'une de l'autre?
La Xature. — Dans l'âme des hommes, et, toute pro-
portion gardée, dans celle de tous les autres animaux, on
peut dire que c'est presque une même chose, car la per-
fection de l'âme entraîne une plus grande intensité de
vie, qui elle-mcme comporte un sentiment plus grand de
l'infélicité, ou, en d'autres termes un malheur plus com-
plet. Semblablement, la plus grande intensité de vie donne
aux âmes une plus grande volonté d'amour-propre, quelle
que soit la forme sous laquelle celui-ci se manifeste. Cet
accroissement d'amour-propre détermine à son tour un
plus grand désir de félicité, et aussi un plus grand mécon-
tentement d'en être privé, une plus grande douleur dans
l'adversité. Tout cela se trouve contenu dans l'ordre pri-
mitif et éternel des choses créées, auquel je ne puis rien
changer. En outre, la finesse de ton intelligence et la
vivacité de ton imagination t'empêcheront, en grande par-
tie, d'être maîtresse de toi. Les animaux grossiers em-
ploient aisément aux fins qu'ils se proposent toutes leurs
facultés et toutes leurs forces. Mais, en de très rares occa-
sions, les hommes donnent toute la mesure de leur pou-
voir. Ils en sont ordinairement empêchés par la raison et
par l'imagination, qui leur suggèrent mille doutes dans la
délibération et leur créent mille retards dans l'exécution.
Les moins habiles et les moins habitués à réfléchir, à s'exa-
miner eux-mêmes, sont les plus prompts à se résoudre et
les plus capables d'agir. Mais tes pareilles, renfermées con-
tinuellement en elles-mêmes, et comme écrasées par la
grandeur de leurs propres facultés se trouvent réduites à
l'impuissance et ne peuvent échapper le plus souvent à
l'irrésolution, tant dans 1% délibération que dans l'action.
Et c'est là une des plus grandes souffrances dont soit af fli-
1
LA XATUEE ET l'aME 111
gée la vie humaine. Ajoutes-y que par Texcellence de tes
dispositions, tu surpasseras facilement et en peu de temps
presque toutes tes semblables dans les connaissances les
plus graves et dans les sciences les plus ardues. Néan-
moins, il te sera toujours impossible ou fort malaisé d'ap-
prendre ou de mettre en pratique un très grand nombre de
choses minimes en elles-mêmes, mais très nécessaires dans
le commerce des hommes ; en même temps tu devras te
résoudre à voir, ces choses parfaitement pratiquées et af)-
prises sans peine par mille petits esprits, non seulement
fort au-dessous de toi, mais dépourvus de toute valeur.
Ces difficultés, ces misères infinies, et bien d'autres en-
core, occupent et assiègent les grandes âmes. Celles-ci,
toutefois, sont abondamment récompensées par la renom-
mée, par les louanges et les honneurs que leur procure
leur noblesse même, et par le souvenir durable qu'elles
laissent après elles.
• L'Ame. — Mais ces louanges et ces honneurs dont tu
parles, de qui les tiendrai-je? du ciel, de toi, ou de quelle
autre puissance?
La Nature. — Des hommes, parce qu'ils sont seuls à
pouvoir te les accorder.
L'Ame. — Mais je pensais, moi, qu'étant incapable de
tout ce qui est indispensable, comme tu le prétends, pour
vivre en société, et notamment de ce que peuvent faire
si aisément les esprits les plus médiocres, j'étais destinée
à être, non pas louée, mais vilipendée et évitée par les
liommes, ou du moins à vivre inconnue à presque tout le
monde, comine inapte aux devoirs sociaux.
La Nature. — Il ne m'est pas donné de prévoir l'ave-
nir, ni par conséquent de te prédire infailliblement a qui
t' ad viendrai ni ce que l'on pensera de toi pendant ton
séjour sur la terre. Je dois avouer pourtant que l'expé-
rience du passé me fait admettre comme vraisemblable
que les mortels te poursuivront de leur envie, cet autre
fléau qui s'attache aux âmes élevées, ou qu'ils t'accable-
ront de leur mépris et de leur indifférence. Joins à cela
que la fortune et la destinée ont coutume d'être les enne-
mies de tes semblables. Mais, tout de suite après ta mort,
comme il advint à un nommé Camoëns. ou peu d'années
112 GIACOMO LEOPARDI,
après, comme ce fut le cas pour un autre appelé Milton,
tu seras célébrée et, portée aux nues, je ne dis pas par
tous, mais au moins par le petit nombre des hommes de
bon sens. Peut-être que les cendres de la personne à
laquelle tu es destinée reposeront dans une sépulture ma-
gnifique ; les traits de son visage, imités et reproduits de
diverses manières, se répandront parmi les hommes ; on
décrira, on confiera soigneusement à la postérité les moin-
dres événements* de sa vie, et enfin le monde civilisé sera
tout entier rempli de son nom. J'excepte le cas où, par la
malignité du sort et par la surabondance même de tes facul-
tés, tu serais constamment empêchée de révéler aux autres,
sur ton propre mérite, aucun signe proportionné à leur en-
tendement, fait dont les exemples sont en vérité fort nom-
breux, mais que le Destin et moi sommes seuls à connaître.
L'A]ME. — Ma mère, quoique privée encore des autres
connaissances, je sens que le plus grand ou plutôt le seul
désir que tu m'aies donné est celui de la félicité. Et en
admettant que je sois capable de désirer la gloire, je sens
que je ne puis chercher à l'acquérir qu'à titre de félicité
ou d'utilité. Or, à en juger par tes paroles, la perfection
dont tu m'as dotée pourra bien m'être nécessaire ou profi-
table pour acquérir la renommée universelle ; mais elle
ne mène point au bonheur, elle m'entraîne plutôt violem-
ment à la misère. Quant à cette gloire même, il n'est pas
croyable que j'y parvienne avant ma mort, et si elle m'é-
choit en partage, comment me fera-t-elle trouver plus
d'utilité ou plus de plaisir dans les biens de ce monde?
Enfin, il peut facilement arriver, comme tu le reconnais,
que cette gloire rebelle, prix de tant de peines, ne me
soit accordée en aucune manière, pas même après ma
mort. Ainsi, je conclus de tes propres aveux, que loin de
m'aime"r particulièrement, comme tu l'affirmais tout à
rheure, tu me hais et me veux plus de mal que ne m'en
témoigneront les hommes et la fortune, tant que je resterai
sur la terre. En effet, tu n'as pas hésité à m'accabler d'un
don aussi fufteste que cette perfection dont tu me fais
l'éloge et qui sera l'un des principaux obstacles par les-
quels je serai empêchée d'arriver à mon seul but, c'est-
à-dire au bonheur.
LA NATURE ET l'aIIE 113
La Nature. — Ma fille, toutes les âmes humaines,
comme je te le disais, sont une proie assignée au malheur,
sans que cela me soit imputable. Mais, dans l'univer-
selle misère de la condition terrestre et dans l'infinie
vanité de tous les plaisirs et de tous les avantages, la
gloire est estimée par la plupart comme le plus grand
bien qui soit accordé aux mortels et comme le plus digne
objet qu'ils puissent proposer à leurs soins et à leurs
•actions. C'est pourquoi j'ai résolu, non par haine, mais
par une véritable et particulière bienveillance, de te prê-
ter, pour atteindre à ce but, tous les secours dont je dis-
pose.
L'Ame. - — Dis-moi : parmi les bêtes, dont tu parlais,
en est-il par hasard qui soient pourvues de moins de vita-
lité et de moins de sentiment que les hommes ?
La Natuee. — En commençant par celles qui tiennent
de la plante, toutes sont en cela, à un degré plus ou
moins grand, inférieures à l'homme. Celui-ci a plus de
vie, plus de sentiment que tous les animaux, parce que
de tous les êtres vivants il est le plus parfait.
L'AitE. — Eh bien ! si tu m'aim.es, loge-moi dans le
plus imparfait, ou si tu ne le peux, dépouille-moi des
funestes dons qui m'ennoblissent et fais-moi ressembler
à l'âme humaine la plus stupide et la plus insensée que
tu aies jamais produite.
La Nature. — Ce dernier vœu je puis l'exaucer, et je
vais le faire, puisque tu refuses l'immortalité vers laquelle
je t'avais dirigée.
L'Ajvle. — Et en échange de l'immortalité, je te saurai
gré de hâfcer ma mort le plus qu'il se pourra.
La Nature. — Je vais en conférer avec le Destin.
PENSEES
(choix)
La sagesse économique de ce siècle peut se mesurer par*
la vogue des éditions appelées compactes. On y emploie
peu de papier, mais, en revanche, on s'y abîme la vue.
Il est vrai que, pour excuser cette économie de papier dans
les livres, on peut alléguer que l'usage de notre époque
est d'imprimer beaucoup et de ne rien lire. C'est à ce
même usage qu'il faut attribuer l'abandon des caractères
ronds employés communément autrefois et remplacés au-
jourd'hui par des caractères allongés, imprimés sur papier
bîillant. Ces impressions, quoique agréables à la vue, sont
bien naturelles en un temps où l'on imprime les livres plutôt
pour les faire voir que pour les lire.
Dans les choses obscures, c'est toujours le petit norjjbre
qui y voit le mieux; dans les choses claires, c'est le grand
nombre. Il est absurde d'invoquer, dans les questions méta-
physiques, ce qu'on appelle le sentiment des masses, sen-
timent dont on ne fait aucun cas lorsqu'il s'agit de phéno-
mènes physiques soumis aux sens, comme, par exemple,
dans la question du mouvement de la terre et dans mille
autres. Au contraire, il est téméraire, dangereux et, à la
longue, inutile de s'opposer à l'opinion du plus grand
membre en matière politique.
La mort n'est point un mal : elle délivre l'homme de
tous les maux et, en lui retirant les biens, elle lui enlève
tout désir. Mais la vieillesse est un très grand mal, parce
PENSÉES 115
qu'elle s'accompagne de toutes les douleurs et, qu'en privant)
l'homme de tout plaisir, elle lui laisse tous ses appétits.
Néanmoins, les hommes craignent la mort et souhaitent la
vieillesse.
Nous sommes parfaitement convaincus que la plupart
des personnes à qui nous confions l'éducation de nos
enfants sont elles-mêmes sans éducation. Et nous n'ignorons
pas qu'il leur est impossible de donner ce qu'elles n"ont
pas reçu et ce qui ne peut s'acquérir autrement.
Il est un siècle qui a la prétention de tout refaire dans
les arts et dans les sciences, sans parler du reste, et cela
précisément parce qu'il est incapable de rien faire.
Il y a, chose étrange à dire, un dédain de la mort et
un courage plus abject et plus méprisable que la peur : tel
est le courage des négociants et des autres hommes voués
à la recherche du lucre, qui, très souvent, même pour des
gains minimes et pour de sordides économies, se refusent
obstinément à prendre les précautions et les mesures néces-
saires à leur conservation, et s'exposent à des dangers
extrêmes où, vils héros, ils trouvent parfois une mort peu,
louable. On a pu voir de remarquables exemples de ce
courage ignominieux, amenant fatalement des conséquences
fâcheuses pour des peuples innocents, notamment lors de
l'épidémie de choléra qui a sévi dans ces dernières années.
Si, contre l'opinion des autres, nous avons prédit qu'une
chose arrivera et qu'en effet elle arrive, ne croyons pas
que nos contradicteurs, voyant le fait, nous donnent raison
et nous appellent plus sage et plus intelligent qu'eux. Ils
nieront le fait ou la prédiction, ou bien ils allégueront telle
116 GIACOMO LEOPARDI
OU telle différence dans les circonstances, ou, de toute
façon, ils trouveront des causes d'après lesquelles ils s'ef-
forceront de se persuader, à eux-mêmes et aux autres, que
leur opinion était juste et la nôtre fausse.
Les prisons et les galères sont pleines de gens qui, à les
entendre, sont tout à fait innocents ; de même les emplois
publics et les honneurs de toute sorte ne sont conférés
qu'à des personnes qui y ont été appelées et contraintes
malgré elles. Il est presque impossible de trouver quelqu'un
qui avoue ou avoir mérité la peine qu'il souffre, ou cherché
ni désiré les honneurs dont il jouit; mais ceci est peut-être
moins possible encore que cela.
Il me semble assez difficile de décider s'il est plus
contraire aux premiers principes de la bienséance de parler
longuement de soi et par habitude, ou s'il est plus rare de
trouver un homme exempt de ce vice.
Aucun signe plus certain qu'on est peu philosophe et
peu sage que de vouloir toute sa vie sage et philoso-
phique.
Aucune profession n'est plus stérile que celle des lettres.
Cependant, telle est la valeur de l'imposture dans le monde,
qu'avec son aide même les lettres de\dennent fructueuses.
L'imposture est pour ainsi dire l'âme de la vie sociale,
c'est fin art sans lequel aucun art et aucune faculté ne sont
parfaits, si on les considère dans leurs effets sur l'esprit
des autres. Chaque fois que vous examinerez la condition
de deux personnes qui auront, l'une une valeur vraie,
l'autre une valeur fausse, vous trouverez que celle-ci est
plus riche que celle-là ; le plus souvent même celle-ci est
PENSÉES 117
fortunée, celle-là est pauvre. L'imposture vaut et réussit
même sans la vérité ; mais la vérité sans imposture ne peut
rien. Cela n'est pas dû, je crois, à une mauvaise inclination
de notre espèce, mais c'est que le vrai étant toujours trop
pauvr^ et défectueux, il est nécessaire, pour que l'homme
en soit touché et y trouve du plaisir, d'y ajouter de
l'illusion et du prestige, en un mot, de promettre plus et
mieux qu'on ne peut donner. La nature même n'est qu'im-
posture pour l'homme, et elle ne lui rend la vie aimable
et supportable que par l'imagination et l'artifice.
De même que l'humanité a coutume, en blâmant le
présent, de louer le passé, la plupart des voyageurs, pendant
qu'ils parcourent le monde, s'éprennent de leur pays natal
et le préfèrent avec une sorte de colère aux pays où ils
se trouvent. De retour dans leur patrie, ils la proclament,
avec la même colère, inférieure à tous les autres lieux qu'ils
ont visités.
Les jeunes gens croient, en général, se rendre aimables
en feignant d'être mélancoliques. Et peut-être que, quand
elle est feinte, la mélancolie peut plaire pendant quelque
temps, surtout aux femmes. Mais quand elle est vraie,
elle met en fuite tout le genre humain; et à la longue on
s'aperçoit qu'il n'y a qu'vme chose qui plaise et qui réus-
sisse dans la société des hommes, c'est la gaîté; parce que,
enfin, contrairement à ce que pensent les jeunes gens, le
monde (et il n'a pas tort) aime, non à pleurer, mais à rire.
Dans quelques lieux mi-civilisés, mi-barbares, comme par
exemple à Xaples, on peut faire plus aisément qu'ailleurs
une observation vraie partout: c'est que celui qui 'passe
pour pauvre est à peine considéré comme un homme ; quant
à celui qu'on croit riche, il est toujours en danger de mort.
De là vient la nécessité, dans de tels pays, de se résoudre,
118 GIACOMO LEOPARDI
comme ou le fait généralement, à tenir caché son état de
fortune, afin que le public ignore si l'on est à mépriser ou
à assassiner. Alors on en est réduit à être moitié méprisé
et moitié estimé, comme le sont ordinairement les hommes,
suivant qu"on veut leur nuire ou les laisser tranquilles.
Beaucoup voudraient se conduire bassement à votre égard,
et qu'en même temps, sous peine d'encourir leur haine,
vous ayez la courtoisie de ne pas vous opposer à leur mé-
chan<?eté et de ne pas les considérer comme vils.
Aucune qualité humaine n'est plus intolérable, dans la
vie ordinaire, et n'est en effet moins tolérée que l'intolé-
rance.
Ou je me trompe fort, ou il est rare que, dans notre
siècle, une personiie soit généralement louée, si elle n'a
commencé par se louer elle-même. Tel est l'égoïsme, et telles
sont la haine et l'envie que les hommes se portent les uns
aux autres, que si l'on veut acquérir un nom, il ne suffit
pas de faire des choses louables, mais il faut les louer
soi-même, ou, ce qui revient au même, trouver quelqu'un
qui les vante et les exalte continuellement en public, afin
d'amener la foule, par la force de l'exemple, de l'audace
et de la persévérance, à répéter une partie de ces louanges.
Mais n'espérez point qu'on s'émeuve spontanément, si
grande que soit votre valeur, si belles que soient vos
œuvres. On regarde et on se tait éternellement ; et si on
le peut même, on empêche les autres de voir. Celui qui
veut *"élever. même s'il est doué d'un vrai mérite, doit
bannir la modestie. Sur ce point encore le monde ressemble
aux femmes: avec de la retenue et de la réserve on n'en
obtient rien.
119
Nul n'est si désabusé du monde, ne le connaît si proton-
dément et ne l'a en si parfaite horreur, qui, s'il en reçoit
un regard bienveillant, ne se sente en partie réconcilié avec
lui. De même, si méchant que nous sachions un homme,
s'il nous salue avec courtoisie, il nous paraît moins mépri-
sable qu'auparavant. Ces observations servent à démontrer
la faiblesse de l'homme, sans justifier les méchants ni le
monde.
Chilon, que l'on a rangé parmi les sept sages de la Grèce,
voulait que l'homme vigoureux de corps fût doux dans
ses manières, afin, disait-il. d'inspirer aux autres plus de
respect que de crainte. L'affabilité, la douceur des manières
et même l'humilité ne sont jamais superflues chez ceux qui
sont manifestement supérieurs aux autres en beauté, en
esprit ou en quelque autre qualité très estimée dans le
inonde : car la faute qu'ils ont à se faire pardonner est
trop grave et l'ennemi qu'ils ont à apaiser est trop cruel
et trop exigeant; leur faute, c'est leur supériorité: leur
ennemi, c'est l'envie. Quand les anciens se trouvaient dans
un état de grandeur ou de prospérité, ils jijgeaient conve-
nable d'apaiser l'envie même chez les dieux, et ils expiaient
par des humiliations, des offrandes et des pénitences volon-
taires le crime presque inexpiable qui consiste à être
heureuS ou puissant.
Il est au monde des hommes d'une remarquable probité,
dont on peut, si on est familier avec eux, ne craindre aucun
mauvais office, sans toutefois en espérer aucun service.
Un grand remède de la médisance, comme aussi des
afflictions de l'âme, c'est le temps. Si le monde blâme un
10
120 GIACOMO LEOPAEDI
de nos principes ou de nos actes, bons ou mauvais, nous
n'avons qu'une chose à faire: persévérer. Le temps passe,
la thèse s'use, les médisants l'abandonnent pour en chercher
une nouvelle. Et plus nous nous montrerons ^'ermes et
imperturbables dans notre persévérance à mépriser
Topinion, plus tôt ce qui fut condamné d'abord et parut
étrange sera tenu pour raisonnable et régulier, car le monde
qui ne croit jamais que celui qui ne cède pas puisse avoir
tort, finit par se condamner et par nous absoudre. D'où il
résulte, chose assez connue, que les faibles vivent au gré
du monde, et les forts à leur propre gré.
Nous sommes condamnés à cette alternative : consumer
sans but notre jeunesse, ce seul temps de la vie où il nous
soit donné de faire des provisions pour l'âge à venir et de
pourvoir à notre état; — ou la dépenser à préparer des
jouissances pour un âge où nous ne serons plus aptes à en
jouir.
Il est un fait qui montre quel amour la nature nous
inspire pour nos semblables : tout animal ou tout enfant
sans expérience qui voit sa propre image dans un miroir,
la prend pour une créature semblable à lui, entre en fureur
et en rage et cherche par tous les moyens à nuir^ à cette
créature et à la tuer. Les petits oiseaux domestiques, si
doux par nature et par habitude, s'élancent avec colère,
jettent des cris, écartent les ailes, ouvrent le bec et en
frappent le miroir qu'on leur présente; et le singe, quand
il le peut, le jette par terre et le foule aux pieds.
La franchise peut être utile, quand on l'emploie par
artifice ou quand elle est trop rare pour qu'on y ajoute foi.
121
La Bruyère a dit une chose très vraie: C'est qu'il est
plus difficile de se faire un nom par un ouvrage parfait,
que d'en faire valoir un médiocre par une réputation
qu'on s'est déjà acquise. On peut ajouter que le moyen
le plus rapide de parvenir à la renommée, c'est' peut-être
d'affirmer avec assurance et opiniâtreté, sur tous les tons
possibles, qu'on l'a déjà acquise.
Rien n'est plus rare au monde qu'une personne habituel-
lement supportable.
Si deux ou plusieurs personnes, dans un lieu public ou
dans une réunion, rient entre elles et le laissent voir sans
que les autres sachent de quoi elles rient, tous les assistants
en ressentent une telle appréhension que leurs propos
deviennent subitement sérieux: les uns se taisent, d'autres
se retirent; les plus intrépides s'approchent de ceux qui
rient et tâchent qu'on leur permette de rire dans leur
compagnie. C'est comme si, dans l'obscurité, on entendait
une décharge d'artillerie : tous s'empressent de fuir, ne
sachant de quel côté sont dirigés les coups et redoutant que
les armes ne soient chargées à balle. Le rire concilie l'estime
et le respect même des inconnus, attire L'attention de tous
les assistants et donne une sorte de supériorité. Si jamais,
dans quelque réunion, on vous néglige ou on vous traite
avec hauteur et manque d'égards, vous n'aurez qu'à choisir
adroitement une des personnes présentes, et à rire avec elle
franchement et avec persévérance, en montrant le plus
possible que ce rire vous vient du cœur ; et s'il se trouve
des gens qui rient de vous, riez plus fort et plus longtemps
qu'eux. Vous serez bien malchanceux si alors les plus
orgueilleux et les plus arrogants, ceux qui vous faisaient
le plus mauvais visage, ne prennent pas la fuite après une
courte résistance, ou ne viennent pas d'eux-mêmes vous
122 GIACOMO LEOPARDI
demander grâce, rechercher votre conversation et tous
offrir leur amitié. Grande parmi les hommes et terrible
est la puissance du rire : contre le rire, personne en sa
conscience ne se sent assez fort. Celui qui a le courage de
rire est le maître du monde, à peu près comme celui qui
est prêt a mourir.
Quand jai revu, après quelques années, une personne
que j'avais connue jeune, il m'a toujours semblé voir
quelqu'un qui avait éprouvé quelque grande infortune.
L'air de joie et de confiance n'est propre qu'au premier
âge ; et le sentiment de ce qu'on perd et des incommodités
physiques accrues de jour en jour donne aux plus frivoles,
aux plus gais et même aux plus heureux, un visage et une
attitude qu'on appelle graves, mais qu'on devrait plutôt
appeler tristes, si l'on songe à l'aspect de la jeunesse et
de lenfance.
Si les quelques hommes de vraie valeur qui cherchent
la gloire connaissaient individuellement tous ceux qui
composent ce public dont ils s'efforcent d'acquérir l'estime,
il est à croire qu'ils se refroidiraient beaucoup dans leur
dessein, et que peut-être ils l'abandonneraient. Mais notre
esprit est ainsi fait, il ne peut se soustraire au pouvoir
que le nombre des hommes exerce sur l'imagination. Il
arrive à chaque instant que nous avons de la considération,
du respect même, je ne dis pas pour une foule, mais pour
dix personnes réunies dans une chambre, alors que nous ne
faisons aucun cas de chacune d'elles en particulier.
Les années d'enfance sont dans la mémoire de chacun
comme les temps fabuleux de sa vie, de même que. dans
la mémoire des nations, les temps fabuleux de leur enfance.
123
La ruse, qui est le propre de l'esprit, est souvent em-
ployée pour suppléer au manque d>sprit et pour vaincre
l'esprit supérieur d'autrui. •
Il est curieux de constater que presque tous les hommes
de valeur ont les manières simples, et que néanmoins les
manières simples sont presque toujours prises pour une
marque de peu de valeur.
Une attitude silencieuse dans la conversation plaît et
est louée, quand on connaît que la personne qui se tait a
pour parler autant d'audace et de talent qu'il est nécessaire.
Parcourez la vie des hommes illustres, et si vous passez
en revue ceux qui sont tels, non par leurs écrits mais par
leurs actions, vous en trouverez à grand'peine quelques-
uns de vraiment grands à qui leur père n'ait pas manqué
dès le premier âge. D'abord ceux dont la famille a de
quoi vivre et dont le père est vivant n'ont ordinairement
pas d'argent à leur disposition et, par conséquent, ne peu-
vent rien dans le monde; d'autant plus qu'ayant l'espoir
de devenir riches, ils ne songent pas à acquérir du bien
par leur activité propre, ce qui pourrait leur donner l'oc-
casion d'accomplir de grandes actions. Ceux qui ont réa-
lisé de grandes choses ont été, en général, ou riches ou tout
au moins à leur aise dès le début. Mais, d'autre part,
la puissance paternelle, chez toutes les nations qui ont
des lois, comporte une sorte de servitude des enfants, qui,
pour dépendre de la famille, n'en est pas moins étroite ni
moins sensible que la servitude sociale, et qui, si tem-
pérée qu'elle soit par le Code, par les mœurs publiques, ou
par le caractère particulier des personnes, ne manque ja-
124 GIACOMO LEOPARDI
mais de produire un ^ef fet vraiment désastreux. Cet état
crée chez le jeune homme un sentiment qu'il porte cons-
tamment en lui-même, tant que son père vit, et qui se
trouve confirmé encore par l'opinion que, visiblement et
inévitablement, le monde se fait de lui. Je veux parler d'uû
sentiment de soumission et de dépendance, qui fait qu'on
ne se sent pas librement maître de soi, qu'on n'est pas,
pour ainsi dire, une personne entière, mais une partie, un
membre seulement, et que le nom qu'on porte appartient
plus à d'autres qu'à soi-même^ Ce sentiment est plus pro-
fond chez ceux qui seraient le plus à même d'agir, parce
que, doués d'un esprit plus éveillé, ils sont plus capa-
bles de sentir, plus prompts à se rendre compte de la
condition qu'ils subissent réellement; et il est presque im-
possible que la conscience de - cet état s'accorde, je ne
dis pas avec les grandes actions, mais même avec les
grands desseins, quels qu'ils soient. Ainsi se passe la jeu-
nesse. Ce n'est qu'à l'âge de quarante ou de cinquante
ans que l'homme se sent pour la première fois maître de
• lui, et il est superflu d'ajouter qu'alors il n'éprouve
plus la nécessité d'agir, que même, s'il l'éprouvait, il
n'aurait plus ni l'ardeur, ni la force, ni le temps indis-
pensables aux grandes actions. Ici encore, on constate
qu'on ne peut espérer au monde aucun bien qui ne soit
accompagné de maux dans la même proportion. En effet,
l'avantage inappréciable d'être guidé dans sa jeunesse par
un conseiller expérimenté et affectueux, comme seul peut
l'être un père, se trouve compensé par une sorte d'amoin-
drissement de la jeunesse et généralement de la vie.
Ce qui suit n'est pas une pensée, mais une anecdote que
je place ici pour la distraction du lecteur. Un de mes amis,
ou plutôt le compagnon de ma vie, Antonio Ranieri, —
jeune homme qui, s'il vit et si les hommes n'arrivent pas
à rendre inutiles les dons qu'il tient de la nature, sera
bientôt suffisamment désigné par la seule mention de
son nom, — habitait avec moi à Florence en 1831. Un soir
d'été, passant par la rue Buia, il aperçut, près de la place
du Dôme, sous une fenêtre de rez-de-chaussée du palais
PENSÉES " 125
appartenant aujourd'hui aux Riccardi, un grand Rassem-
blement de personnes qui criaient toutes épouvantées :
« Oh ! le fantôme ! » Il regarda par la fenêtre et, dans une
chambre qui n'était éclairée que par un des réverbères de
la rue, il vit comme une ombre de femme qui agitait les
bras de ci, de là, tandis que son corps restait immobile.
Mais ayant l'esprit occupé d'autres pensées, il passa outre
et ni ce soir-là, ni le lendemain, il ne se souvint de cette
rencontre. Pourtant, un autre soir, à la même heure, ve-
nant à passer au même endroit, il y trouva une foule en-
core plus nombreuse que la première fois, et il l'entendit
répéter avec la même terreur: « Oh! le fantôme ! ». Il
regarda par la fenêtre et revit la même ombre qui remuait
toujours les bras sans faire d'autres mouvements. La fe-
nêtre n'était guère qu'à une hauteur d'homme au-dessus
du sol. Quelqu'un, qui ressemblait à un sbire, dît dans
la foule: « Si j'avais quelque personne qui voulût me
prêter ses épaules, je me hisserais jusque-là, pour voir
ce qu'il y a dans cette chambre. » Et aussitôt Ranieri de
lui répondre: « Si vous me prêtez les vôtres, j'y monte. »
Mon ami monta en effet. Parvenu à la fenêtre, il trouva,
près de l'appui, étendu sur le dossier d'une chaise, un
tablier noir, qui, agité par le vent, offrait l'apparence de
bras qui se remuent. Sur la chaise, appuyé contre le même
dossier, était un rouet qui formait la tête du fantôme.
Ranieri prit le rouet et le montra à la foule qui se dis-
persa en riant beaucoup.
A quoi bon cette histoire? A distraire le lecteur, comme
je l'ai dit. Je soupçonne, en outre, qu'il n'est peut-être pas
inutile à la critique historique et à la philosophie de
savoir qu'au xix' siècle, au beau milieu de Florence, la
ville la plus éclairée d'Italie et où, en particulier, le peuple
est le plus intelligent et le plus civilisé, on voit des
fantômes, qu'on prend pour des esprits, et qui ne sont que
des rouets à filer ! Et les étrangers feront bien de ne pas
sourire ici, comme ils en ont coutume à propos de nos
affaires. Car il est connu qu'aucune des trois grandes
nations qui, comme disent les gazettes, marchent à la tête
de la civilisation, n'ajoute moins foi aux esprits que la
nation italienne.
126 GIACOMO LEOPARDI
Une des erreurs les plus graves où tombent journelle-
ment les hommes est de croire qu'on garde leurs secrets ;
non seulement ceux qu'ils révèlent par leurs confidences,
mais aussi ceux qu'à leur insu ou malgré eux, ils ont laissé
échapper ou entrevoir, au sujet de ce qu'il leur convien-
drait de tenir caché. Or, je déclare que vous vous trom-
pez chaque fois que, sachant qu'une de vos affaires est
connue d'un autre, vous ne tenez pas pour assuré qu'elle
est déjà connue du public, quel que soit le dommage ou
la honte qui puisse en résulter pour vous. C'est à grand'
peine que leur «intérêt personnel empêche les hommes de
révéler im secret. Si des tiers sont en cause, nul ne se tait.
En voalez-vous une preuve ? Examinez-vous vous-même
et voyçz combien de fois la crainte de déplaire ou de nuir«
à un autre ou de le faire rougir, vous a empêché de
laisser paraître ce que vous savez, je ne dis pas à beau-
coup de gens, mais au moins à tel ou tel ami, ce qui
revient au même. Dans l'état de société, il n'est pas de
plus pressant besoin que celui de bavarder : c'est le prin-
cipal moyen de passer le temps, et passer le temps est
évidemment l'une des premières nécessités de la vie. Or,
les sujets de bavardage les plus rares sont ceux qui piquent
la curiosité et dissipent l'ennui. C'est en cela précisément
que réside l'attrait des histoires mystérieuses et nouvelles.
Observez donc fermement cette règle : les actions que vous
ne voulez pas qu'on sache, non seulement n'en parlez pas,
mais ne les faites pas. Et quant à celles que vous ne pou-
vez ou n'avez pu empêcher, tenez pour certain qu'elles
sont connues, quand même vous ne vous en apercevriez
pas.
Celui qui, au prix de mille peines et de longs soucis, ou
du moins après beaucoup d'attente, a acquis un bien, s'il
voit que d'autres acquièrent le même bien avec facilité et
rapidement, en fait ne perd rien de ce qu'il possède. Et
néanmoins, cela lui parait odieux, parce que l'imagination
amoindrit la valeur du bien obtenu, quand celui-ci devient
PENSÉES 127
commun à ceux qui, pour se le procurer, n'ont rien dé-
pensé et n'ont que peu ou point souffert. Ainsi, l'ouvrier
de la parabole évangélique se plaint, comme d'une injure,
de ce que l'on paie autant que lui ceux qui ont travaillé
moins ; et. dans certains ordres monastiques, les supé-
rieurs ont coutume de traiter les novices avec toute sorte
de rigueurs, de crainte de les voir parvenir trop aisément
à l'état où eux-mêmes sont arrivés péniblement.
Quel malheur ce serait pour les maîtres et surtout pour
les parents, s'ils pensaient, ce qui est la vérité, que leurs
enfants.* de quelque naturel qu'ils soient doués, en dépit
des efforts, des peines et des sacrifices que coûte l'édu-
cation, rien que par l'usage du monde, à moins que la
mort ne le prévienne, deviendront" presque à coup sûr
des méchants. Cette réponse serait peut-être plus forte et
plus valable que celle de Thaïes à Solon, qui lui deman-
dait pourquoi il ne se mariait pas. Thaïes fit valoir les
inquiétudes que causent aux parents les souffrances et les
dangers de leurs enfants. J'avoue, pour ma part, qu'il
serait plus juste et plus raisonnable de s'excuser en di-
sant qu'on ne veut pas augmenter le nomljre des mé-
chants.
Quand nous parlons, nous n'éprouvons de plaisir vif et
durable que s'il nous est permis de parler de nous-mêmes
ou de ce qui no as touche et nous occupe. Tout autre dis-
cours devient bientôt fastidieux, et pourtant le sujet qui
nous charme est d'un ennui mortel pour qui nous écoute.
On n'acquiert le titre de causeur aimable qu'au prix de
vraies soaffrances, car on ne se rend aimable, dans la con-
versation, qu'en flattant l'amour-propre des autres, en
écoutant beaucoup et en se taisant à propos, ce qui est
d'ordinaire peu récréatif ; ou en laissant parler les autres
de leur personne et de ce qui les intéresse autant qu'ils
en ont envie, en les y invitant en quelque sorte et en
discourant avec eux sur les mêmes sujets. En se quittant,
les uns sont très satisfaits, les autres sont contrariés. En
3 28 GIACOMO LEOPARDI
soiiime, si la meilleure compagnie est celle qui nous laisse
le plus contents de nous-mêmes, il y a tout lieu de supposer
que c'est aussi celle qui a le moins à se louer de nous. La
conclusion de tout ceci, c'est que, dans la conversation,
dans tout colloque quelconque dont le but n'est que de
s'entretenir en parlant, le plaisir des uns entraîne presque
inévitablement T ennui des autres. On ne peut espérer que
de s'ennayer ou de déplaire, et l'on est fort heureux quand
on peut garder le juste 'milieu entre* ces deux extrêmes.
C'est une chose odieuse de parler beaucoup de soi. Mais
plus les jeunes gens sont vifs de nature et supérieurs d'es-
prit, moins ils savent, se garder de ce défaut. Ils parlent
de leurs affaires avec une candeur extrême et tiennent
pour certain que celui qui les écoute s'y intéresse presque
autant qu'eux-mêmes. On leur pardonne, non seulement à
cause de leur manque d'expérience, mais parce qu'il est
manifeste qu'ils ont besoin d'aide, de conseils, et qu'en
parlant ils trouvent quelque soalagement aux passions qui
les bouleversent à leur âge. Il semble même généralement
reconnu que les jeunes gens ont comme un droit à occu-
per le monde de leurs pensées.
En -avançant dans la connaissance pratique de la vie,
l'homme se relâche chaque jour de la sévérité des jeunes
gens. Ceux-ci, toujours en quête de perfection, espèrent la
rencontrer et mesurent toute chose à l'idée qu'ils en ont
dans l'âme. Ils excusent difficilement les défauts et n'ac-
cordent guère leur estime aux vertus défectueuses et incom-
plètes ni aux qualités peu durables qu'ils trouvent chez
les hommes. Plus tard, reconnaissant que tout est impar-
fait, ils se persuadent qu'il n'est rien de meilleur au
monde que cette médiocrité qu'ils méprisaient d'abord, et
qu'il n'est presque aucune chose, presque aucune personne
vraiment dignes d'estime. Peu à peu, ils changent d'appré-
ciation et comparent ce qu'ils voient, non plus à la perfec-
tion rêvée, mais à la réalité ; ils s'accoutument à pardonner
PENSÉES 129
généreusement et à faire cas de toute vertu médiocre, de
toute apparente valeur, de tout petit mérite qu'ils décou-
vrent; tant qu'à la fin ils regardent comme louables beau-
coup de choses et beaucoup de personnes qui, auparavant,
leur auraient paru à peine supportables. Leur indulgence
augmente au point que, presque incapables , d'estime au
début, ils deviennent, avec le temps, presque incapables
de mépris, surtout quand ils sont doués d'une grande intel-
ligence. Car, se montrer très méprisant et très exigeant
après la première jeunesse n'est pas un bon signe : c'est
révéler que, par manque de compréhension ou sûrement
par défaut d'expérience, on a mal connu le monde;
à moins qu'en ne soit de ces sots qui méprisent autrui par
la grande estime qu'ils ont d'eux-mêmes. Enfin, chose
invraisemblable mais juste, déclarer que l'usage du monde
enseigne plus l'indulgence que le mépris, c'est avouer impli-
citement l'extrême bassesse des choses humaines.
TABLE DES MATIÈRES
NOTICE^BlOGRAPHlQUE ETf BiBlIOGRAPHIQrE I
DÉDICACE . • _ XIX
Note du Tradttciïur xx
ÎPOEMES
Fragment . . .
Le premier Amour
Fragment . . ,
A l'Italie . . .
Sur le Monument de
Dante
Le Passereau solitaire
L'Infmi
A la Lune ....
Le Songe ....
La Frayeur nocturne
La "Vie solitaix^e . .
Le Soir du Jour de Fête
A Angelo Mai. . .
Gonzalve ....
Pour les Noces de nv,
sœur Pauline . .
A un Vainqueur du Jei
de Paume . •
Brutus le Jeune . .
Au Printemps. . .
Dernier chant de Sapho
Hymne aux| Patriarches
.\ sa Dame. , .
Au comte Ch. Pepol
La Résurrection .
A Silvia. . . ,
Les Souvenirs. .
Chant nocturne .
Le Calme après la Tem
pète
Le Samedi au village
La Pensée dominante
L'Amour et la Mort
A lui-même . . .
Aspasie
Sur un bas-relief an
tique
Sur le Portrait d'un
belle Dame . . .
Palinodie ....
Badinage ....
Le Coucher de la Lune
Le Genêt ....
41
44
45
49
52
54
57
60
61
62
65
68
68
•^ IL — PROSE
(ŒUVRES AIORALES)
Dialogue du Passant et du Marchand dAlmanachs 8Î)
Dialogue de la Nature et d'un Islandais T . . fil
Eloge des Oiseaux 98
Dialogue de Malambnin et de Farlarello 106
Dialogue de la Nature et d'une Ame 109
III. — PENSEES
(de la i^ge 114 à la page 12! i).
9,
n
• Imp.
Art.
L.-Marcel Fortin^Rocoffort et Cie. S'',
6, Chaussée d'AntiQ, Paris.
ti
4
La Bibliothèque
Uniyersilé d'Ottawa
Ediéanoe
a\w qoi rapporte an volume après la
tiière date timbrée d-dessoas devra
er one amende de cinq soos, plus un
pour chaque jour de retard.
The Library
UDJvertitj ef Ottawa
Date due
For failure lo retoro a book on er be-
fore ibe last date stamped belov there
will be a 6ne of five cents, and an extra
charge of one cent for each addilional day.
Ni 51957
3ECi 91986'
8FE\
.199^
0^ M/RS199^
c
)li(iljll«l(l
121003 ^"2'5o'8C)7f
l
CE PQ 4709
•F5A2S
COC LEGPARDI, GI LEOPARDl
ACC# 1245456