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Full text of "Léopardi"

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University  of  Ottawa 


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*  Droits  de  traduction  et  de  reproduction 
réservés  pour  tous  pays. 


BUSTE    DE    LEOPABDI    SCULPTE    PAR    MOXTEVERDE 


BIBLIOTHÈQUE  DES  POÈTES  FR.\NÇAIS  ET  ÉTRANGERS 


LEOPARDI 


Traduction    inédite    de    VICTOR    ORBAN 


POESIES  COMPLETES  --  DIALOGUE  DU  PASSANT 
ET  DU  MARCHAND  D'ALMANACHS  --  DIALOGUE 
DE  LA  NATURE  ET  d'UN  ISLANDAIS  -  ÉLOGE 
DES  OISEAUX  -  DIALOGUE  DE  MALAMBRUN  ET 
DE  FARFARELLO  -  DIALOGUE  DE  LA  NATURE 
ET  d'une  AME  --  PENSÉES  CHOISIES 


Notice  Biographique  et  Bibliographique 

par 

ALPHONSE    SÉCHÉ 

Avec  portraits  et    gravures    


LOUIS-MICHAUD 


168,  boulevard  Saint- Germain 
PARIS 


LEOPARDI 


SUR    LEOPARDI 


J'ai  renoncé  à  tous  les  plaisirs  des  jeunes  gens.  Dès  l'âge 
de  dix  ans,  j'ai  employé  ma  vie  à  méditer,  à  écrire,  à 
étudier.  Non  seulement  je  n'ai  jamais  pris  une  heure 
de  récréation;  dans  mes  études  je  n'ai  jamais  demandé  ni 
obtenu  d'autres  secours  que  ma  patience  et  mon  propre 
travail.  Tout  le  fruit  que  j'ai  retiré  de  mes  fatigues  a  été 
d'être  méprisé  d'une  manière  extraordinaire  pour  un 
homme  de  mon  rang,  surtout  dans  un  petit  pays.  Après  que 
tous  m'eurent  abandonné,  il  plut  à  ma  santé  de  s'en  aller 
aussif  Ayant  commencé  de  penser,  de  souffrir  dès  mon  en- 
fance, j'ai  accompli  à  vingt  et  un  ans  le  cours  d'une  longue 
vie  de  malheurs,  et  je  suis  moralement  vieuoé  ou  plutôt  dé- 
crépit... Il  est  temps  de  mourir;  il  est  temps  de  céder  à  la 
fortune,  —  la  plus  cruelle  des  résignations  pour  un  jeune 
homme  qui  se  sent  à  l'âge  des  belles  espérances,  mais  le 
seul  plaisir  qui  reste  à  celui  qui,  après  de  longs  efforts, 
s'aperçoit  qu'il  est  né  sous  un  destin  maudit.  » 

C'est  en  1820  que  Giacomo  Leopardi  écrivait  ces  lignes 
désenchantées.  Né  à  Recanati  {marche  d'Ancône),  le  29 
juin  1798,  il  n'avait  donc  pas  22  ans...   Et  cette  tristesse 


n  NOTICE   SUE    GIACOMO    LEOPABDI 

navrante,  ce  fessimisme  profond  n'était  pas  de  la  litté- 
raturei  II  faut  suii>re  le  douloureux  calvaire  de  sa  vie 
pour  comprendre  cette  amertume,  ce  dégoût  de  l'existence 
qui  sera  comme  le  fonds  même  de  la  philosophie  du  poète... 
Fils  aîné  du  comte  Monaldo  Leopardi  et  de  Adélaïde 
Antici,  Giacomo  Leopardi  fut  élevé  chez  lui  par  des  pré- 
cepteurs ecclésiastiques.  Son  père  était  une  sorte  d'original 
qui  publia  plusieurs  volumes  et  laissa  nombre  de  manus- 
crits, des  tragédies,  des  poésies  sacrées  et  profanes,  etc. 
Depuis  l'âge  de  18  ans,  il  ne  s'habillait  que  de  noir.  Il 
assure  qu'il  fut  le  dernier  en  Italie  à  porter  Vépée.  Il  dit 
de  sa  mise  sévère  :  «  Elle  m'a  imposé  un  maintien  décent, 
m'a  évité  beaucoup  de  dépenses  et  m'a  valu  le  respect  du 
peuple.  Avec  Vépée  au  côté,  je  ne  pouvais  compromettre 
ma  dignité,  même  en  le  voulant.  »  —  Heureux  homme!... 
Autoritaire  à  l'excès,  il  aurait  sans  doute  terrorisé  les 
sieris,  si  lui-même  n'avait  eu  à  supporter  le  joug  d'une 
épouse  peu  commode  et  qui,  dès  qu'elle  avait  été^a  femme, 
s'était  fait  remettre  l'entière  dirzction  de  la  maison  dont 
le  patrimoine  était  singulièrement  compromis  —  et,  durant 
plus  de  50  ans,  elle  lutta  pour  restaurer  la  fortune  détruite. 

On  devine  aisément  quelle  pouvait  être,  entre  cet  excen- 
trique gentilhomme  et  cette  femme  rapace  et  dure,  la  vie 
du  jeune  Leopardi. 

Il  avait  bien  près  de  lui  s(Jii  frère  Carlo,  qu'il  avmait 
d'une  amitié  profonde:  «  C'est  un  autre  moi-même,  et  il 
sera  toujours  l'être  le  plus  cher  que  j'aurai  au  monde  », 
dira-t-il  plus  tard;  il  avait  aussi  sa  sœur  Paolina,  sa 
Pilla'  comme  il  l'appelait,  cœur  délicat  et  affectueux,  es- 
prit élevé  et  cultivé;  mais,  en  dehors  d'eux,  il  ne  trouvait 
plus  personne  à  qui  ouvrir  son  âme.  Or,  faible  comme  il 
Vêtait,  sensible  et  enthousiaste,  il  avait  un  împérieuxc 
besoin  d'affection  et  d' expansion.  Ce  quil  lui  aurait  falhi, 
c'eût  été  la  tendresse  cajoleuse  et  indulgente  d'une  mère. 
La  sienne  se  tenait  distante  et  ne  lui  inspirait  que  de 
la  froideur. 

«  La  comtesse  Adélaïde,  —  dit  la  comtesse  Teresa  Leo- 
pardi, la  femme  du  frère  de  notre  poète,  —  tendait  sa  main 
aux  lèvres  de  ses  enfants  et  ne  les  pressa  jamais  sur  son 
sein...  » 


GIACOMO     LÈOPARDl 


IV  NOTICE   SUR 

Ainsi  délaissé,  il  n'acait  qu'une  seule  ressource  pour 
tuer  l'ennui  qui  le  hantait  déjà  et  pour  occuper  son  esprit 
exalté:  les  livres.  Il  avait  un  extraordinaire  besoin  de 
tout   connaître. 

A  H  ans,  il  étonnaU  par  son  érudition,  et  ses  maîtres 
n'avaient  plus  rien  à  lui  apprendre.  Alors,  il  continua  de 
s'instruire  lui-même.  A  16  ans,  c'était  un  helléniste  con- 
sommé; il  disait  qu'il  pensait  plus  clairement  en  grec 
qu'en  italien.  Il  exagérait  sans  doute.  Ce  qui  est  sûr, 
c'est  qu'il  rétablit  si  parfaitement  le  texte  d'une  vie  de 
PLfOTiN,  par  Porphyre,  et  il  avait  accompagné  ce  travail 
de  gloses  si  judicieuses,  que  le  philologue  allemand  Creu- 
zer,  qui  avait  pourtant  consacré  sa  vie  à  l'étude  de  Plo- 
tin,  eut  recours  au  manuscrit  de  Ltopardi  et  lui  fit  même 
plusieurs   emprunts  pour  son   édition   des  ennéades. 

De^SlIf  à  1817,  Leopardi  se  consacra  presque  uniquement 
à  des   travaux  d'érudition:   il  écrivit  un   commentaire  sur 

LA  VIE  ET  LES  OL^VHAGES  d'hESYCHIUS  DE  MILET,  raSSCmÏÏla 
LES  FRAGMENTS  DES  PÈRES  GRECS  DU  II'  SIÈCLE  ET  DES  HISTO- 
RIENS ECCLÉSIASTIQUES  ANTÉRIEURS  A  EUSÈBE,  fit  une  disser- 
tation sur  les   CESTES  de  Julius  Africanus,   sur  la  vie  de 

MOSCHUS,     sur     LA    BATRACflOMYOMACHM.     SUr    la    RÉPUTATION 

d'horace  chez  les  anciens,  sur  les  erreurs  populaires 
DES  ANCIENS.  Il  était  si  pénétré  de  l'antiquité  grecqxie, 
qu'en  1817,  il  prit  un  malin  plaisir  à  mystifier  ses  contem- 
porains en  publiant  la  soi-disant  traduction  avec  leçons  et 
gloses  d'un  hymne  a  n'eptune  et  le  texte  de  deux  odes  ana- 
créontiques  qu'il  prétendait  avoir  découvertes  dans  un 
vietuc  manuscrit  de  la  Biblioihèque  Vaticane.  L'imitation 
était  si  réussie  que  plusieurs  s'y  laissèrent  prendre. 

On*^iura  une  idée  des  connaissances  de  Leopardi  lorsque 
nous  aurons  dit  qu'en  plus  du  grec  et  du  latin,  il  savait 
encore  parfaitement  le  français,  l'anglais,  l'allemand,  l'es- 
pagnol et  l'hébreu. 

Dans  les  mêmeg  temps,  Leopardi  collabore  au  spettatore 
de  Milan;  il  trad^nt  aussi  quelques  poètes  grecs:  Moschus,* 
le  premier  livre  de  T odyssée,  le  deuxième  de  Tenéide.  Ces 
traductions  le  mirent  en  rapport  avec  l'illustre  écrivain  et 
patriote  Pietro  Giordani,  qui  devait  devenir  son  ami  et  le 


GIACOMO     LEOPARDI  .  V 

confident  de  toutes  ses  pensées,  de  tous  ses  chagrins,  de 
tous  ses  rêves.  Giordani  eut  d'ailleurs  une  très  heureuse 
influence  sur  Vesprit  du  poète.  C'est  évidemmerîi  sous  son 
impulsion  que  Giacoitto  écrivit  ses  premiers  poèmes  patrio- 
tiques sur  TiTALiE  ef  sur  le  monument  de  dante.  «  0  ma 
patrie,  s'écriait-l,  je  vois  les  murs  et  les  arcs  et  les  colonnes 


i 

f 

pfe     , 

comte    MOXALDO   LEOPARDI 


et  les  statues  et  les  tours  solitaires  de  nos  aïeux;  mais 
leur  gloire,  je  ne  la  vois  pas...  »  Et  encore,  dans  son  poème 
sur  Dante:  «  0  Italie,  aie  à  cœur  d'honorer  ceux  qui  ne 
sont  plus,  car  aujoxîfd'hui  tes  contrées  sont  veuves  de 
pareils  hommes,  et  il  ne  teste  personne  dont  tn  puisses 
VI  aillent  t' enorgueillir.  »  En  exaltant  ainsi  les  choses  et  les 
hommes  du  passé,  il  espère  stimuler  l'ardeur  et  le  patrio- 
tisme de  ses  concitoyens. 


VI  .  NOTICE  sm 

Le  retentissement  de  ces  poèmes  fut  énorme;  d'un  seul 
coup  le  nom  de  Leopardi  devint  célèbre,  et  de  tous  les 
côtés  les  patriotes  lui  écrivent  leurs  remerciements  et  leur 
admiration. 

'Ces  sympathies  qui  lui  venaient  d'un  jjcu  partout  de- 
vaient lui  être  de  précieux  encouragements  et,  sans  doute, 
de  se  sentir  compris,  de  se  savoir  des  amis,  cela  apportait-il 
quelque  adoucissement  aux  maux  de  toutes  sortes  dont  il 
était  assiégé.  Aux  douleurs  physiques  (la  tuberculose  ron- 
geait' sa  poitrine  et  déformait  ses  os),  s'ajoutait  encore  un 
incurable  mal  moral  qui,  hélas!  ne  le  quittera  jamais.  Et 
puis,  il  étouffe  sous  le  toit  paternel,  il  porte  en  lui  une 
inquiétude  et  un  besoin  de  voir,  de  connaître,  de  se  déplacer 
qui  le  poussent  vers  des  milieux  nouveaux  et  agités. 

Il  écrit  à  Giordani,  en  l'année  1818  :  «  Je  me  suis  abîmé 
par  sept  années  d'études  folles  et  désespérées  à  l'âge  où 
je  me  formais  et  où  ma  complexion  devait  s'affermir... 
Aussi  je  sais  et  je  vois  que  ma  vie  ne  peut  être  que  malheu- 
reuse. Cependant  je  ne  m'en  effraie  pas;  j'ai  passé  des 
années  si  dures  que  je  ne  crois  pas  possible  qu'il  m'arrive 
quelque  chose  de  pire.  »  Plus  tard,  cependant,  U'dira  qu'il 
n'y  a  pjas  de  situation  si  malheureuse  qu'elle  ne  puisse 
empirer! 

Il  s'ennuie  à  mourir.  Il  déteste  d'ailleurs  Becanati  et  les 
Recanatais.  Il  n'a  qu'une  idée,  partir,  aller  à  Borne.  Mais 
ses  projets  sont  découverts,  et  le  voilà  forcé  de  rester  dans 
cette  a  caserne  »  qui  était  sa  maison  natale. 

Bientôt,  une  maladie  d'yeux  l'empêche  de  travailler, 
même  de  lire.  C'est  un  désespoir  et  une  solitude  atroces. 
Alors  il  s'enferme  dans  sa  chambre  et  il  pense,  et  il  rêve, 
et  il  se  noie  dans  une  mélancolie  sans  nom.^Par  la  fenêtre, 
par-dessus  le  mur  du  jardin,  il  aperçoit  dans  la  petite 
maison  d'en  face,  la  fille  du  cocher  de  son  ptre,  Teresa 
Fattorini,  et  aussi  une  2}auvre  ouvrière.  Maria  Belardini.  Il 
s'intéresse  à  elles,  à  leurs  jeux,  à  leurs  travaux.  Il  est 
comme  un  prisonnier  qui  regarde  la*vie  à  travers  les  bar- 
reaux de  sa  cellule.  Ces  jeunes  filles,  ce  sont  les  seuls  êtres 
qui  lui  apportent  un  peu  de  distraction;  pour  elles  il 
imagine  des  histoires,  il  bâtit  des  romans  et  dans  son 
complet  abandon,  dans  son  immense  besoin  d'affection,  il 


GIACOMO    LÊOPARDI 


VII 


se  'prend  d'un  véritable  amour  pour  ses  petites  voisines. 
Plus  tard,  il  se  souviendra  d'elles  avec  émotion  et  sous  le 
nom  de  Silvia  et  de  Nérina  il  leur  consacrera  quelque  chant 
attristé   et   doux. 

A  vivre  toujours  sur  lui-même,il  mâche  et  remâche  toutes 
ses  pensées.  Parvenu  d'abord,  par  la  réflexion,  au  déisme, 
il  ne  tarde  pas  à  verser  dans  l'athéisme  absolu,  il  nie  tout 


chapelle  élevée  a  la  mémoire  de  g.  leopardi,  dans 
l'Église  s. -vitale  a  ftjorigrotta   (naples) 


—  après  avoir  tout  adoré.  —  Il  renie  la  religion,  il  renie 
la  patrie,  il  renie  l'amour.  Il  n'espère  ni  dans  le  présent, 
ni  j^  ans  l'avenir  du  monde,  ni  dans  le  mystère  de  F  au  delà. 
«  Notre  vie,  à  quoi  est-elle  bonne?  Seulement  à  la  mé- 
priser. »  So7i  pessimisme  aboutit  au  stoïcisme.  Il  oppose 
la  résignation  à  l'éternelle  et  universelle  souffrance. 

Ce  n'est  qu'en  1822  que  son  père  consentit  à  le  laisser 
aller  à  Rome.  Ce  sera  le  début  de  ses  pérégrinations  sans 
fin.  Du  jour  où  il  quitte  Recanati,  il  n'a  plus  un  instant 


VIII  NOTICE    SUR 

de  tranquillité.  La  géîie  et  la  maladie  vont  faire  de  lui 
une  sorte  de  Juif  errant.  Il  arrive  à  Rome,  et  n'y  éprouve 
que  déceptions.  A  peine  trouve-t-il  quelques  amis  auprès 
du  corps  diplomatique.  Niehuhr,  qui  était  alors  ministre 
de  Prusse  à  Borne,  s'efforça  de  lui  obtenir  un  emploi 
auprès  du  gouveinement  pontifical.  Mais  il  fallait  que  le 
postulant  prit  au  moins  le  costume  ecclésiastique,  et  les 
convictions  de  Leopardi  s'opposaient  à  cette  concession. 
Un  éditeur  lui  offre  d'entreprendre  une  traduction  des 
œuvres  complètes  de  Platon.  —  -S'a  santé  l'empêche  d'ac- 
cepter. —  Après  six  mois,  il  est  obligé  de  rentrer  cheg  lui, 
en  avril  1823,   épuisé. 

Sa  hautaine  mélancolie  et  son  stoïcisme  désespért  s'ex- 
priment dans  sa  caxzone  a  brutus  le  jeune,  qu'il  projette, 
d'ajouter  à  ses  poésies  dont  il  prépare  une  nouvelle  édition 
pour  tromper  soji  ennui.  Mais  la  censure  de  Bologne  met 
son  veto  sur  ce  poème.  «  Mon  cher  ami,  écrit  aussitôt 
Leopardi  à  Brighêmti,  j'ai  un  très  grand  défaut,  c'est  de 
ne  pas  demander  permission  axix  moines  quand  je  pense  ou 
que  j'écris,  de  là  vient  que,  quand  ensuite  je»  veux  im- 
primer, les  moines  ne  me  donnent  pas  la  permission  de  le 
faire...  Vous  dites  fort  bien  que  les  théologiens  sont  une 
race  aussi  obstinée  que  les  femmes.  On  leur  arracherait 
plutôt  toutes  les  dents  de  la  bouche  qu'une  idée  de  la  tête. 
Je  crois  qu'il  vaut  encore  mieux  avoir  affaire  aux  femmes, 
et  même  au  diable,  qu'à  eux.  » 

Xéanmoins.  l'interdit  fut  levé  et  les  poésies  de  Leopardi 
ptarurent,  en  1824,  à  Bologne,  avec  une  préface  où  l'auteur 
comparait  les  dernières  paroles  de  Théophraste  sur  le  néant 
de  la  gloire  aux  dernières  paroles  de  Brutus  sur  le  néant 
de  la  ^ertu. 

Grâce  à  un  éditeur  de  Milan  qui  lui  confie  quelques 
travaux,  dont  l'annotation  du  Canzoniere  de  Pétrarque,  il 
peut  quitter  à  nouveau  Becanati.  Mais  Milan  lui  déplaisant 
par  trop,  il  alla  vivre  à  Bologne,  des  vingt  écus  mensuels 
que  lui  donnait  l'éditeur  milanais  et  de  quelques  leçons. 
C'est  à  Bologne  qu'il  va  connaître  pour  la  première  fois, 
et  malgré  son  pessimisme  et  son  dédain  pour  le  sexe  fafble, 
le  véritable  amour:  «  J'ai  noué,  —  écrit-il  à  son  frère  — 
avec  unejemrne  du  monde,  des  relations  qui  sont  presque 


GIACOMO    LEOrARDI  IX 

toute  ma  vie.  Elle  T^eat  'plus  jeune,  mais  [tu  peux  me 
'croire,  moi,  qui  ai  cru  jusqu'ici  la  chose  impossilbe),  elle 
a  une  grâce  et  un  esprit,  qui  sujjpléent  à  la  jeunesse  et  font^ 
naître  une  illusion  merveilleuse.  »  Il  est  transformé,  pour 
un  moment,  il  oublie  toutes  ses  misères,  ou  bien  il  les 
confie  à  celle  qu'il  aime:  et  cela  le  soulage,  cela  le  récon- 
forte. Un  sourire  a  suffi  pour  lui  faire  reprendre  goût  à 
la  vie.  «  Elle  m'a  désenchanté  du  désenchantement  »,  dit-if. 

La  dame  n  était  plus  jeune,  mais,  à  cet  être  faible,  ma- 
lade, une  femme  déjà  âgée,  n'était-ce  pas  ce  qu'il  fallait. 
N'avait-il  pas  davantage  besoin  de  soins  et  de  tendresses 
comme  maternelles  plutôt  que  de  caresses  passionnées?  Or, 
une.  maîtresse  de  quarante  ans  c'est  un  peu  comme  une 
mère  très  tendre.  Cette  femme  compatissante,  c'était  la 
comtesse  C'arniani  Malvezzi.  Florentine  de  naissance,  elle 
s'était  mariée  à  Bologne  oii  elle  vivait.  Elle  était  très 
cultivée  . —  elle  traduisait  Cicéron  et  faisait  des  vers.  Leo- 
pardi  hii  donnait  des  conseil .  —  En  réalité,  c'était  surtout 
ces  conseils  que  la  comtesse  Malvezzi  recherchait.  Le  pauvre 
Lèopardi  put  s'en  rendre  bientôt  compte.  Les  larmes 
qu'elle  versait  lorsqu'il  hii  disait  sa  vie  douloureuse,  n  é- 
taient-elles  donc  pas  sincères?  Sait-on  jamais.  Peut-être  la 
belle  comtesse  fut-elle  émue  et  pitoyable  quelque  temps, 
dans  les  premiers  jours  de  leurs  relations.  Mais  'on  se  lasse 
si  vite  des  malheurs  des  autres  et  les  femmes  sont  si  chan- 
geantes!... Toujours  est-il  que  lorsque  le  poète  devint  inutile 
à  la  grande  dame,  quand  elle  en  eut  tiré  tout  ce  cruelle 
pouvait,  elle  s'arrangea  pour  l'écarter.  —  Quelle  amertume 
ce  dut  être  pour  Lèopardi/  • 

Bien  ne  le  retenant  plus  à  Bologne,  il  retourna  à  Eecanati 
—  c'était  l'hiver.  Au  printtmj)?,  il  revint  à  Bologrœ  (1827), 
puis  partit  à  Florerice.  Lorsqu'il  connut  cette  ville,  il  crut 
avoir  trouvé  le  paradis  sur  terre.  Aucun  coin  de  l'Italie 
ne  lui  plaisait  autant.  Là  il  connut  Capponi,  un  des  chefs 
du  parti  libéral,  Manzoni,  le  poète  dramatique  Nicolini, 
Giusti,  le  Béranger  de  l'Italie...  et  son  cher  Giordani'  tous 
groupés  autour  du  directeur  de  Z'antologia,  Vieusseux. 
Sans  doute,  il  serait  resté  longtemps  à  Florence,  si  sa  mau- 
vaise santé  ne  l'avait  forcé  à  chercher  un  climat  plus  doux 
pour  l'hiver;  il  se  réfugie  alors  à  Pise.*Il  y  écrit  il  resor- 


X  NOTICE  sua 

GiMENTO.  Ensuite,  il  retourne  à  Florence.  Mais,  épuisé,  il 
doit  rentrer  de  nouveau  à  Recanati.  Il  ne  pouvait  plus  ni 
lire,  ni  écrire,  ni  même  dicter.  «  Ma  vie  est  un  purgatoire  », 
disait-il.  Et  comme  sa  mère  ne  s'occupait  pas  de  lui,  que 
son  père,  malgré  ses  désirs,  ne  pouvait  venir  à  son  aide,  il 
fut  sur  le  point,  malgré  son  martyre,  d'accepter  une  chaire 
d'histoire  naturelle  à  Parme.  Ses  amis  de  Florence  le  se- 
coururent heureusement  à  temps;  ils  se  cotisèrent  et  lui 
assurèrent  une  pension  de  13  éctis  par  mois  pendant  un 
an.  Cette  pension  permit  au  pauvre  poète  de  quitter,  une 
dernière  fois,  Becanati.  Il  arrive  à  Florence  dans  un  état 
lamentable.  Pourtant,  il  parvient  à  préparer  une  édition 
de  ses  canti.  Et  déjà  plus  d'un  an  s'était  écoulé  quand 
tout  à  coup  il  part  pour  Borne  :  il  fuyait  une!,  grande  dame 
florentine  pour  laquelle  il  s'était  pris  d'un  amour  insensé 
et  sans  espoir. 

On  se  perd  en  conjectures  sur  cet  amour. On  s'est  demandé 
s'il  ne  se  serait  pas  agi  de  la  princesse  Charlotte  Bonaparte 
ou  encore  de  Carlotta  Lenzoni  Medici.  C'est  cette  étrange 
et  mystérieuse  passion  qui  dicta  à  Leopardi  son  élégie 
ASPASIE  :  «  Femme,  ta  beauté  se  montre  à  ma  pensée 
comme  un  rayon  divin...  » 

A  Borne,  il  mène  une  vie  véritablement  misérable  — 
habitant  une  mansarde  de  la  Via  Carozza,  vivant  on  ne 
sait  trop  comment.  Ce  fut  un  des  plus  cruels  moments  de 
sa  douloureuse  existence.  Enfin,  au  mois  de  mars  1832,  il 
revint  à  Florence.  Il  réunit  alors  ses  opuscules  moraux, 
petits  dialogues  d'une  philosophie  ironique  et  désabusée, 
écrits  dans  un  style  admirable  et  qui  avaient  paru  dans 
divers  recueils. 

Cette  publication  donna  lieu  à  des  discussions  nombreuses 
qui  irritèrent  le  poète.  Il  voulait  bien  qu'on  discutât 
ses  idées,  mais  il  ne  pouvait  admettre  qu'on  attribuât  leur 
direction  philosophique,  soit  à  ses  malheurs,  soit  à  des 
influences  religieuses.  Ce  lui  fut  l'occasion  de  s'expliquer. 
Il  le  fit  en  français  dans  une  lettre  qu'il  adressa  à  M.  de 
Sinner.  Il  faut  reproduire  cette  lettre,  elle  dispense  de  tout 
commentaire   siir  la  philosophie  du  poète  : 

«  Florence  2Jf.  mai  1832. 

...Quels  que  soient  mes  malheurs,  qu'on  a  jugé  à  propos 


CIACOMO    LEOPAEDI  XI 

d'étaler,  et  que  'peut-être  on  a  un  peu  exagérés,  j'ai  eu 
assez  de  courage  pour  ne  pas  chercher  à  en  diminuer  ^ 
poids,  ni  par  de  frivoles  espérances  d'une  prétendue  fé- 
licité future  et  inconnue,  ni  par  une  lâche  résignation.  Mes 
sentiments  envers  la  destinée  ont  été  et  sont  toujours  ceux 
que  j'ai  exprimés  dans  bhuto  anNORE.   C'a  été  par  suite 


THERESA    CARNIANI-MALVEZZI 


de  ce  même  courage,  qu'étant  amené  par  mes  recherches 
à  une  philosophie  désespérante,  je  n'ai  pas  hésité  à  l'em- 
brasser tout  entière,  tandis  que  de  l'autre  côté,  ce  n'a 
ét^  que  pur  effet  de  la  lâcheté  des  hommes,  qui  ont  be- 
soin d'être  persuadés  du  mérite  de  V  existence,  que 
l'on  a  voulu  considérer  mes  opinions  philosophiques  comme 
le  résultat  des  mes  souffrances  particulières,   et  que   l'on 

2 


XII  NOTICE   SLR 

s'obstine  à  attribuer  à  mes  circonstances  matérielles  ce 
qu'on  ne  doit  quà  mon  entendement.  Avant  de  mourir,  je 
vais  protester  contre  cette  invention  de  la  faiblesse  et  de 
la  vulgarité,  et  prier  mes  lecteurs  de  s'attacher  à  détruire 
mes   observations  plutôt  que  d'accuser  vies   maladies.    » 

Pendant  Vannée  qu'il  passa  encore  à  Florence,  végétant 
de  12  écus  par  mois  qu'il  avait  obtenus  de  sa  famille,  il 
connut  Stendhal  et  Lamennais.  Au  milieu  de  toutes  ses 
misères,  il  avait  la  consolation  d'avoir  fait  quelques  amis, 
un,  entre  autres,  le  prince  napolitain  Antonio  Ranieri  — 
qui  lui  voua  une  affection  que  la  mort  ne  put  rompre 
entièrement.  Ce  fut  lui  qui  l'emmena  à  Naples.  Il  l'installa 
sur  la  colHne  de  Capodimonte,  et,  pour  le  soigner,  il  fît 
venir  sa  sœur  Paolina  Banieri  qui  se  dévoua  au  pauvre 
grand  homme. 

«  Ils  s'ingénièrent  à  satisfaiire  —  dit  E.  Carré  —  ses 
caprices,  et  quels  caprices  n'avait-il  pas?  Il  ne  voulait 
manger  que  du  pain  de  Naples,  et  l'on  allait  à  Naples, 
c' est-à-àire  à  trois  lieues,  chercher  le  pain  qu'il  aimait;  U 
voulait  dormir  le  jour  et  dîner  à  minuit;  à  minuit,  on  lui 
servait  son  repas.  ^Pendajit  quatre  années,  le  frère  et  la 
sœur  veillèrent  sur  lui  avec  une  sollicitude  qui  n'eut  pas 
une  défaillance!  » 

Le  climat  de  Naples  semblait  lui  avoir  rendu  un  peu 
de  ses  forces.  Déjà  il  pouvait  se  promener.  Une  lueur  de 
vie  brille  à  nouveau  sur  son  âme:  il  ne  parlait  de  rien 
moins  que  d'aller  à  Paris.  Ses  promenades  favorites 
étaient  la  rue  de  Tolède  et  le  bord  de  la  mer.  Il  visitait 
tour  à  tour  la  Margellina  et  le  Pausilippe,  Pouzzoles  et 
Cumes.  Il  descendait  de  Capodimonte  aux  Catacombes, 
du  Vésuve  à  Pompei.  Et  voilà  qu'au  moment  où  il  se 
croyait  mieux,  où  il  semblait  avoir  retrouvé  ses  forces, 
un  soir  —  c'était  le  mercredi  14  juin  1837  —  alors  que 
Paolina  et  Antonio  Ranieri  allaient  l'accompagner,  dans 
une  de  ces  voitures  napolitaines  qui  paraissent  destinées  à 
de  petites  poupées  japonaises,  à  sa  maison^  du  Vésuve  — 
il  dit  brusquement:  «  J'y  vois  moins,  oxivre  cette  fenêtre... 
fais-moi  voir  la  lumière...  »  Et  ce  fut  tout,  il  était 
mort. 

Sur  la  foi  d'une  légende   on  s'était  plu  à  considérer  la 


GIACOMO    LEOPARDI 


petite  chapelle  votive  érigée  dans  l'église  de  San- 
Vita'Ie,  au  village  napolitain  de  Fuongrotta,  comme 
le  tombeau  de  Leopardi.  Depuis  plus  d'un  demi-siècle, 
cette  chapelle  était  devenue  le  but  de  pèlerinage  des  ad- 
mirateurs ^chaque  jour  plus  nombreux  du  chantre  de  GON- 
ZALVE  et  de  la  ginestra.  La  proximité  du  tombeau  de  Vir- 


--^s^-ri^ 


I 


LA  MAISON   NATALE  DE   LEÛPARDI   A  RECANATI 

• 

gile  ajoutait  encore  au  prestige  de  ce  lieu  si  pieusement 
poétique.  Or,  voici  que  tout  récemment,  le  père  Gioachino 
Taglialatela  a  établi  sur  des  documents  irréfutables,  que 
la  dépouille  du  malheureux  poète  avait  été  jetée  (tla  fosse 
commune.  Il  convient  d'ailleurs  d'ajouter  qu'au  moment  oit 
mourut  Leopardi,  une  violente  épidémie  de  choléra  sévissait 
en  Italie,  iies  formalités  de  constatation  de  décès  étaient 
sommaires,  les  inhumations  hâtives.  On*peut  siipposer  que 
Banier^  ne  put  réussir  ni  à  enfreindre  les  règlements  ni  à 
fléchir  les  autorités.  Le  cadavre  de  son  illustre  ami  fut 
donc  emporté  à  peine  refroidi  et  enseveli  pêle-mêle  avec 
les  victimes  du  fléau. 


XIV  NOTICE    SUR 

Et,  comme  il  fallait  que  tout  se  changeât,  pour  le 
pauvre  Leopardi,  en  amertume,  ^3  ans  ajnès  sa  mort  il  fut 
trahi  par  cet  ami  qui  Vavait  soigné  pendant  les  dernières 
années  de  sa  vie.  Ranieri  publia  sous  ce  fi^re;  sept  années 
DE  vie  commune,  vn  factum  dans  lequel  il  énuméraiû  tov? 
les  services  rendus  par  lui  et  sa  sœur  au  poète,  cela  pour 
pouvoir  mieux  lui  reprocher,  ensuite,  d'avoir  dissimulé 
foutes  les  obligations  quil  avait  envers  eux.  Il  Vaccusait 
dit  pire  des  orgueils,  celui  du  pauvre  auquel  on  vient  en 
aide  et  qui  nie  sa  dette. 

Depuis,  et  à  l'excuse  de  Ranieri,  on  s'est  persuadé  que 
celui-ci  îi'avait  plus  toutes  ses  facultés  lorsqu'il  publia 
ce  libelle  contre  son  grand  ami. 

Auparavant,  Ranieri  avait  écrit  ce  portrait  de  Leo- 
pardi: ft  7Z  était  d'une  taille  moyenne,  courbée  et  mince, 
d'un  teint  blanc  tournant  au  pâle;  il  avait  la  tête  grosse, 
le  front  carré  et  large,  les  yeux  bleus  d'azur  et  pleins  de 
langueur,  le  nez  très  fin,  la  voix  douce  et  un  peu  voilée, 
le  sourire  ineffable  et  presque  céleste.  » 

Pessimiste  comme  Schopenhauer,  Leopardi  ne  plut  tout 
d'abord  guère  aux  Italiens.  Il  n'était  apprécié  que  par  un 
cercle  d'amis  et  de  lettrés.  En  Allemagne,  il  fut  longtemps 
considéré  seulement  comme  un  helléniste  —  cela  grâce  à 
Niebuhr  qui  l'avait  présenté  sous  ce  jour;  —  en  France, 
comme  un  poète  patriote. 

Mais  la  pureté  de  son  style,  la  perfection  littéraire  de 
son  vers  et  de  sa  prose,  lui  assurent  une  place  au  premier 
rang.  Sa  valeur  intellectuelle  n'est  pas  moindre.  Il  est  le 
plus  illustre  et  le  plus  sincère  poète  du  pessimisme. 

tu  II  a  sa  marque  à  lui:  c'est  sa  fierté  du  désespoir  qui 
l'obsède,  c'est  le  cri  continu,  le  cri  de  douleur  sereine  que 
lui  arraahe  ce  désespoir;  c'est  aussi  la  grâce  sévère  et  la 
mâle  élégance  de  son  vers;  on  sent  qu'un  souffle  de  la  muse 
grecque  a  passé  sur  le  front  du  poète. 

a  Ce  qui  constitue  so7i  originalité^  ajoute  E.  Carré,  c'est 
qu'il  ne  chante  pcm  sa  douleur  personnelle,  c'est  qu'il  ne 
cherche  pas  à  la  bercer  et  à  l'endormir  au  rythme  de*stances 
plaintives  comme  beaucoup  se  sont  complus  à  le  faire  et 
y  ont  trouvé  une  volujité  fière'à  la  fois  et  apaisante;  il 
n'est  ni    Werther,   ni  Jacopo   Ortis,   ni  Lara,   ni  René,   ni' 


GIACOMO     LEOPAEDI 


Bail  a;  Leo'pardi  ne  fait  pas  étalage  de  ses  misères,  il 
ne  se  dra/je  pas  dans  son  malheur;  il  ne  s'isole  pas  da- 
vantage dans  sa  destinée;  s'il  évoque  ses  émotions  intimes, 
c'est  pour  les  généraliser,  car  il  ne  croit  pas  que  la  dou- 


LE  MAr,'.^LL     D  L     l-jL':,  h 
TEL  QUE  RANIERI  LE  FIT  EXÉCUTER  APRES  LA  MORT 


leur  soit  comme  un  privilège  réservé  à  quelques  âmes 
d'élite;  non,  il  estime  que  pour  tous  les  êtres  créés,  la  vie 
est  un  mal.  » 

De  son  côté,  Sainte-Beuve  apprécie  de  la  façon  suivante 
V  œuvre ^  de  Leopardi  : 

«  En  tout,  il  semble  que  Leopardi,  parmi  les  modernes, 
puisse  être  dit  un  poète  du  même  ordre  et  de  la  même 
variété  que  Simonide  parmi  les  anciens.  A  côté  des  élans 
les  plus  enflammés  de  Vhymne  et  de  la  louange  des  héros. 


XVT  NOTICE    SUR   GIACOMO    LEOPAEDI 

U  a  trouvé  les  accents  les  jAus  douloureux  et  les  plus  directs 
de  la  plainte  humaine. 

«  Notre  âge  a  compté  d'autres  poètes  et  peintres  du  dé- 
sespoir :  Byron,  Shelley,  Oberman.  Ces  trois  noms  suffi- 
raient pour  2^o.^<^ourir  une  triple  variété  frappante  d'In- 
crédulité, de  scepticisme  et  de  spinosisme.  Shellêy  abonde 
plutôt  en  ce  dernier  sens  qu'il  embellit,  qu'il  orne  et  revêt 
des  plv^  riches  couleurs;  on  a  volontiers  chez  lui  Vhymne 
triomphal  de  la  nature.  Oberman,  étranger  à  toute  ivresse, 
promène  sur  le  monde  son  lent  regard  gris  et  désolé. 
Byron,  si  capable  de  retour  éclatant  vers  l'antique,  est 
celui  qui  a  le  plus  de  rapport  avec  Leopardi;  et  certes,  • 
l'un  comme  l'autre,  ils  durent  méditer  bien  souvent  ce 
sublime  et  désespéré  monologue  d'Ajax  prêt  à  se  tuer,  en 
face  de  son  épée.  Mais  Leopardi  garde  en  lui,  nous  le 
répétons,  ce  trait  distinctif  qu'il  était  né  pour  être  positi- 
vement tin  ancien,  un  homme  de  la  Grèce  héroïque  ou  de 
Rome  libre,  et  cela  sans  déclamation  aucune  et  par  la  force 
même  de  sa  nature.  Il  croyait  que  là  seulement  l'homme 
avait  eu  une  vue  simple  des  choses,  un  déploiement  heu- 
reux et  naturel  de  ses  facultés.  Il  regrettait  cette  vie 
publique  et  Z' agora,  et  cette  existence  expansive  en  face 
d'une  nature  généreuse.  Il  oubliait  un  peu  que  Socrate 
déjà  avait  dit  qu'il  était  impossible  de  vaquer  aux  choses 
publiques  en  honnête  homme  et  de  s'en  tirer  sain  et  sauf, 
et  que  Simonide  avait  déjà  déploré  amèrement  la  misère  de 
la  race  des  hommes,  ou  plutôt  il  ne  l'oubliait  pas,  mais  il 
croyait  qu'à  travers  ces  plaintes  et  ces  écueils  inévitable  s, il 
y  avait  lieu, en  ces  temps-là,de  vivre  d'une  vraie  vie,au  lieu 
d'être,comme  aujourd'hui,  jeté  dans  le  monde  des  ombrer.  » 

Mais  Leopardi  avait-il  même  conservé  cette  ilMsion?  On 
peut  en  douter.  Si  vraiment  toutes  les  déceptions  de  la  vie 
et  aussi  la  pente  naturelle  de  son  esprit  lui  permettaient 
encore  d'avoir  une  illu^on,  —  pour  ma  part,  je  croirai^ 
voloritiers  que  seul  l'amour  aurait  été  capable  de  ce  miracle, 
car  Leopardi  était  un  passionné  et  un  idéaliste  — 
d'autant  plus  idéaliste  et  d'autant  plus  passionné  que, 
durant  toute  sa  vie  doxdoureuse  et -tendre,  il  n'avait  cessé 
de  désirer  anxieusement,  fiévreusement  et  en  vain,  le  sen- 
suel baiser  d'une  femme  à  jamais  introuvable.       A.  S. 


bibliographtp:  des  œuvres  de 
giacomo  leopard! 

Canti  di  Giacomo  Leopardi.  édizione  corretta,  accresciuta 
e  sola  approvata  dall'autore.  Napoli,  presso  Saverio  Sta- 
rita,    strada    Quercia,    14 1835 

Canti  di  Giacomo  Leopardi,  Firenze,  Stamp.  Piatti,  1836. 

Opère  di  Giacomo  Leopardi,  Le  Monnier,  Florence,   1845. 

—  —  Yigo,  Livourne,  1869. 

—  —  Barbera,  Florence,  1886. 

—  —  Sansoni,  Florence,  1892. 
Opère  inédite  di  Giacomo  Leopardi,  Max  Xiemeyer,  Halle, 

1878-80. 


.    TRADUCTIONS  FRANÇAISES  DES   ŒUVRES 
DE  G.    LEOPARDI 

Valéry- Vernier  .•  Poésies  complètes  de  Leopardi,  Paris, 
1867,  in-18.  —  F. -A.  Aulard;  Poésies  et  œwcres  morales 
de  Leopardi,  Paris,  1880,  3  vol.  in-12.  —  E.  Carré  :  Poésies 
de  Leopardi,  Paris,  1887,  in-32.  —  Lacatjssade  .•  Poésies  de 
Leopardi,  traduction  en  vers,  Paris,  1889.  —  Clément  S.4n- 
GiORGÉ  :  Choix  de  poésies  de  Leopardi,  1896,  in-16.  — 
L,  Caramelli  :  Poésies  choisies  de  Leopardi,  Grenoble, 1900, 
in-16.  —  Mario  Ttjriello  :  -  67; oza;  d' œuvres  en  prose  de 
Leoparâi  (dialogues  et  pensées),  Paris,  1905. 


PRINCIPAUX  OUVRAGES  EN  FRANÇAIS 
A  CONSULTER  SUR  G.  LEOPARDI  • 

Borel  d'Hatjterive  :  Giacomo  Leopardi,  Paris,  1844.  — 
P.  Brisset  :  La  poésie  et  les  poètes  contemporains  en 
Italie  {Peine  des  Deux  Mondes),  mai  1859.  —  De  Mazade  : 
Souffrances  d'un  penseur  italien  {lievue  des  Deux  Mondes). 
1"  avril  1861.  —  Valéry -Vernier  :  Notice  en  tête  de  sa 
traduction  d^  Poésies  de  Leopardi,  Paris,  1867.   —  Louis 


XMII  NOTICE    sur.    Gï\CO.MO    LEOPARDI 

Baunard  :  Le  doute  et  ses  victimes  dans  le  siècle  présent, 
Paris,  1870.  —  SAiXTE-BEim:  :  Portraits  contemporains, 
tome  IV,  Paris,  1870.  —  Bouché-Leclercq  .•  G.  Leopardi,  sa 
vie  et  ses  œuvres,  Paris,  1874.  —  E.  Caro  :  Un  Précurseur 
.de  Schopenhauer,  Leopardi  {JRevue  des  Deux-Mondes), 
15  novembre  1877.  —  F. -A.  Aulard  :  Essai  sur  les  idées 
philosophiques  et  V inspiration  poétique  de  G.  Leopardi, 
en  tête  de  traductions  partielles  d'œuvres  du  poète,  Paris, 
1887.  —  Gr.  Valbert  :  Leopardi  et  son  ami  Antonio  Ba- 
lecture),  Paris,  1878.  —  Aulard  :  Etudes  sur  le  comte  Mo- 
naldo  Leopardi  {Bévue  Politique  et  Littéraire),  14  juin 
1879;  Poésies  inédites  de  Leopardi  (même  revue),  18  sep- 
tembre 1880.  —  Teresa  Leopardi;  Notes  biographiques  sur 
Leopardi  et  sa  famille,  Paris,  1881.  —  E.  Carré:  Notice 
en  tête  de  sa  traduction  des  Poésies  de  Leopardi,  Paris, 
1887.  —  G.  Valbert  :  Leopardi  et  son  ami  Antonio  Ba- 
nieri  [Bévue  des  Deux  Mondes),  1"  mai  1897.  —  Remy  de 
GouRMONT  :  Promenades  philosophiques,   Paris,  1905. 


A  Monsieur 
MANOEL     DE    OLIVEIRA    LIMA 

DE    l'académie    brésilienne   DE   LETTRES 

HOMMAGE    d'affectueuse    SYMPATHIE 

Victor  Orran. 


NOTE    DU    TRADUCTEUR 


M.  Tito  Zanardelli,  philologue  et  littérateur  distingué, 
professeur  à  Bologne,  a  bien  voulu  nous  aider  de  ses 
conseils  et  revoir  avec  nous  les  épreuves  de  cet  ouvrage.  Sa 
haute  compétence  et  son  culte  pour  le  grand  poète  de  la 
Ginestra  nous  rendent  sa  collaboration  infiniment  pré- 
cieuse et  agréable.  Qu'il  reçoive  ici  l'expression  de  notre 
sincère  gratitude. 

Xous  devons  aussi  des  remerciements  à  M.  le  marquis 
Giulio  Antici,  conservateur  de  ^a  Bihlioteca  Leopardiana 
et  .maire  de  Recanati.  Sollicité  par  M.  Tito  Zanardelli,  il 
a  mis  gracieusement  à  notre  disposition  et  nous  a  permis 
de  reproduire  plusieurs  documents  intéressants,  très  peu 
connus,  dont  s'enrichit  cette  petite  édition  populaire. 

Enfin,  il  n'est  peut-être  pas  indifférent  pour  le  lecteur 
de  savoir  que  nous  avons  suivi  le  texte  et  l'ordre  chrono- 
logique adoptés  par  M.  Giovanni  Mestica,  dans  son  excellent 
travail  intitulé  :  Le  Poésie  di  Giacomo  Leopardi,  nuova 
edizione  corretta  su  stampe  e  manoscritti.  (Barbera,  édit. 
Florence  1905.) 


POÉSIES   COiMPLÈTES 


FRAGMENT 


Le  rayon  du  jour  s'était  éteint  à  l'occident,  la  fumée 
des  villas  s'était  dissipée  et  la  rumeur  des  chiens  et  des 
hommes  s'était  tue  ; 

•Quand,  venue  au  rendez-vous  d'amour,  elle  se  trouva 
au  milieu  d'une  lande  plus  charmante  et  plus  gaie  que  toute 
autre. 

.  La  sœur  du  soleil  répandait  sa  clarté  de  tous  côtés  et 
argentait  les  arbres  qui.  à  cet  endroit,  formaient  comme  une 
guirlande. 

Le  vent  soupirait  entre  les  branches  et  à  la  plainte  éter- 
nelle du  rossignol,  se  mêlait,  parmi  les  arbustes,  la  douce 
lamentation  d'un  ruisseau. 

Au  loin,  on  découvrait  la  mer  limpide  et  les  campagnes 
et  les  forêts,  et,  l'une  derrière  l'autre,  toutes  les  cimes  des 
montagnes. 

La  vallée  sombre  gisait  dans  une  ombre  tranquille,  et 
la  lune  vaporeuse  revêtait  de  sa  blancheur  les  collines 
d'alentour. 

La  datne  cheminait  seule  par  la  route  muette,  et  elle 
sentait  la  brise  embaumée  mollement  effleurer  son  visage.    - 

Si  elle  était  heureuse,  il  est  superflu  de  le  demander. 
Elle  prenait  plaisir  à  ce  spectacle  et  le  plaisir  que  lui  pro- 
mettait son  cœur  était  plus  grand  encore. 

Comme  vous  avez  fui,  ô  belles  heures  sereines  !  Ici-bas 


2  GIACOMO    LEOPAUDI 

rien  de  charmant  ne  dure  et  rien  ne  demeure,  si  ce  n'est 
l'espérance. 

Voici  que  la  nuit  se  trouble,  que  le  ciel,  si  beau  il  y  a 
un  instant,  s'obscurcit,  et  qu'en  elle  le  plaisir  fait  place  à  la 
peur. 

Un  sombre  nuage,  précurseur  de  tempête,  se  levait  der- 
rière les  monts  et  grandissait  tellement  qu'on  ne  découvrait 
plus  la  lune  ni  les  étoiles. 

Elle  le  voyait  s'étendre  de  tous  côtés,  monter  peu  à  peu 
dans  l'air  et  le  couvrir  comme  un  dais  au-dessus  de  sa  tête. 

Le  peu  de  lumière  qui  restait  allait  s' affaiblissant 
toujours,  cependant  que  le  vent  se  déchaînait  dans  le  bois, 
près  de  cet  endroit  délicieux. 

Et  devenait  plus  fort  à  chaque  instant,  à  tel  point  que  les 
oiseaux  s'éveillaient  par  force  et  s'envolaient  à  travers  la 
ramure,  pleins  d'épouvante. 

Et  le  nuage,  en  grandissant,  s'abaissait  vers  le  rivage,  si 
bien  qu'un  de  ses  bords  touchait  les  monts  et  que  l'autre 
touchait  la  mer. 

Déjà  tout  s'enveloppait  d'obscurité  profonde;  on  com- 
mençait à  entendre  le  bruit  sec  et  vif  de  la  pluie,  et  ce  bruit 
augmentait  à  l'approche  de  l'orage. 

A  l'horizon,  les  éclairs  sillonnaient  la  nue  d'une  manière 
effrayante  et  lui  faisaient  fermer  les  yeux.  Et  la  terre 
était  triste,  et  l'air  était  rouge. 

La  malheureuse  sentait  ses  genoux  fléchir  ;  et  déjà  le 
tonnerre  mugissait  avec  un  fracas  semblable  à  celui  d'un 
torrent  qui  se  précipite  de  haut. 

Quelquefois  elle  s'arrêtait  et,  glacée  d'effroi,  elle  plongeait 
son  regard  dans  l'air  obscur,  et  puis  elle  se  mettait  à  courir 


LE    PREMIER    AMOUR  ô 

si  fort  que  ses  vêtements  et  ses  cheveux  flottaient  derrière 
elle. 

Et  elle  opposait  sa  poitrine  à  l'âpre  souffle  du  vent,  qui 
lui  lançait  au  visage  de  froides  gouttes  de  pluie  à  travers 
l'obscurité. 

Et  le  tonnerre  l'assaillait  comme  une  bêt«  fauve,  rugis- 
sant horriblement  et  sans  répit,  et  la  pluie  augmentait  avec 
la  tourmente. 

Et  c'était  un  spectacle  affreux  de  voir  voler  à  l'entour  la 
poussière,  les  feuilles,  les  branches  et  les  pierres,  et  d'en- 
tendre un  fracas  que  l'âme  n'ose  imaginer. 

Et  couvrant  ses  yeux  fatigués  et  aveuglés  par  les  éclairs, 
ses  vêtements  resserrés  contre  son  sein,  elle  hâtait  le  pas 
à  travers  la  rafale. 

Mais  les  éclairs  étaient  encore  si  ardents  devant  sa  vue, 
qu'à  la  fin  l'épouvante  la  retint  sur  place,  et  que  le  cœur 
vint  à  lui  manquer. 

Alors  elle  se  retourna.  Et  en  ce  moment  les  éclairs  s'étei- 
gnirent, le  temps  se  fît  encore  plus  sombre,  la  foudre  fît 
silence  et  le  vent  s'évanouit. 

Tout  se  taisait;  et  elle,  elle  était  changée  en  pierre. 

(1816) 


LE  PREMIER  AMOUR 

Il  me  souvient  du  jour  où,  pour  la  première  fois,  je  suBis 
l'assaut  de  l'amour  et  où  je  me  dis  :  Hélas  !  si  c'est  l'amour, 
comme  il  fait  souffrir  ! 

Les  yeux  à  toute  heure  tournés  vers  le  sol  et  fixes,  je 
songeais  à  celle  qui  la  première  et  innocemment  se  fraya  un 
chemin   jusqu'à   mon   cœur. 


4  GIACOMO    LEOPAEDI 

Ah  !  comme  tu  m'as  mal  gouverné,  amour  !  Pourquoi  une 
si  douce  affection  devait-elle  s'accompagner  de  tant  de 
désirs,   de  tant  douleurs  ?  *  * 

Et  pourquoi  un  si  grand  délice  me  descendait-il  dans  le 
cœur,  non  "pas  serein,  non  pas  entier  et  pur,  mais  plein 
de  souffrance  et  d'angoisse? 

Dis-moi,  tendre  cœur,  quelle  crainte,  quel  chagrin 
éprouvais-tu  donc  à  cette  pensée  auprès  de  laquelle  toute 
joie  te  paraissait  un  ennui? 

Cette  pensée,  elle  s'offrait  à  toi  pleine  de  charme  et  le 
jour  et  la  nuit,  alors  que  tout  paraissait  calme  dans  notre 
hémisphère  ; 

Toi,  cœur  inquiet,  à  l,a  fois  heureux  et  misérable,  tu 
brisais  mon  corps  sur  ma  couche,  en  palpitant  fortement  à 
tout  instant. 

Et  quand  triste,  fatigué,  épuisé,  je  fermais  les  yeux 
pour  dormir,  le  sommeil,  entrecoupé  comme  par  la  fièvre  et 
le  délire,  me  fuyait  bientôt. 

Oh  !  comme  elle  surgissait  vive  au  milieu  des  ténèbres, 
la  douc'e  image  !  et  comme  mes  yeux  fermés  la  contem- 
plaient sous  leurs  paupières! 

Oh  !   quels   suaves   frémissements   m'envahissaient  et  me 
couraient  à  travers  les  moelles  !  Oh  !  comme  dans  mon  âme 
•mille  pensées  changeantes,  confuses. 

Se  déroulaient  !  Tel  le  zéphyr,  en  parcourant'le  feuillage 
d'une  antique  forêt,  y  fait  naître  un  long  et  incertain 
murmure. 

Et  pendant  que  je  me  taisais,  et  pendant  que  je  me  tenais 
immobile,  que  disais-tu,  ô  mon  cœur,  du  départ  de  celle 
qui  te   faisait  souffrir  et  palpiter? 


LE    PRECHER    AMOUR  i> 

Je  ne  n^e  sentis  pas  plutôt  brûler  de  la  flamme  d'amour, 
que  la  légère  brise  qui  l'entretenait  s'éloigna. 

Au  point  du  jour,  je  me  retournais  encore  dans  mon  lit, 
sans  avoir  pu  fermer  l'œil,  quand  les  chevaux  qui  devaient 
ni3  laisser  seul  piaffèrent  devant  la  maison  paternelle. 

Et  moi,  timide,  tranquille  et  sans  expérience,  dans  l'obs- 
curité, je  tendis  vers  le  balcon  mon  oreille  avide  et  mes 
yeux  vainement  ouverts, 

Pour  écouter,  s'il  devait  sortir  de  ses  lèvres  un  mot  qui 
fût  le  dernier  :  un  mot,  car,  hélas  !  le  ciel  m'enlevait  bien 
plus  encore  ! 

Que  de  fois  une  voix  de  la  foule  vint  frapper  mon  oreille 
incertaine  et  un  frisson  me  prit  et,  dans  le  douto,  mon 
coeur  se^  mit  à  palpiter. 

Et  quand  enfin  s'éloigna  de  moi  la  voix  chère  à  mon  âme, 
et  que  le  bruit  des  chevaux  et  des  roues  se  fit  entendre; 

Resté  seul  alors,  je  me  blottis  de  nouveau  dans  mon  lit, 
et  les  yeux  fermés,  j'étreignis  mon  cœur  de  la  main,  et 
je  soupirai.  '  • 

Puis,  tout  saisi  de  stupeur,  je  traînai  mes  genoux  trem- 
blants par  la  chambre  muette.  «  Quel  autre  sentiment, 
disais-je,  pourra  me  toucher  le  cœur?  » 

Très  amer  alors  le  souvenir  se  fixa  au  fond  de  mon  être, 
et  il  me  serrait  le  cœur  à  chaque  mot,  devant  chaque 
visage. 

Et  un  long  chagrin  me  pénétrait  l'âme,  comme  quand  la 
pluie  tombe  du  ciel  sans  interruption  et  mélancoliquement 
noie  les  campagnes. 

Et  pourtant  je  n'étais  qu'un  enfant  âgé  de  deux  fois 
neuf  soleils  et  je  ne  te  connaissais  pas,  Amour,  quand  tu 
me  faisais  subir  tes  premières  épreuves  : 


6  GIACOMO    LEOPARDI 

Quand  je  méprisais  tout  plaisir  et  ne  trouvais  aucun 
agrément  dans  le  sourire  des  astres,  ni  dans  le  silence  d'e 
l'aurore  tranquille,  ni  dans  le  verdoiement  des  prairies. 

Même  l'amour  de  la  gloire  se  taisait  alors  en  mon  cœur 
qu'il  embrasait  tant  d'ordinaire,  maintenant  que  l'amour 
de  la  beauté  y  avait  établi  sa  demeure. 

Je  ne  jetais  plus  les  yeux  sur  mes  études  favorites,  et 
elles  m' apparaissaient  vaines,  elles  qui  m'avaient  fait  croire 
que  tout  autre  désit-  était  vain. 

Ah  !  comment  ai- je  été  si  différent  de  moi-même,  et 
comment  cette  passion  si  grande  me  fut-elle  enlevée  par 
une  autre  passion?  Ah!  combien  en  vérité,  nous  sommes 
vains  ! 

Je  me  plaisais  seulement  avec  mon  cœur,  et  plongé  dans 
un  perpétuel  entretien  avec  lui,  je  faisais  bonne  garde 
autour  de  ma  douleur. 

Et  mon  regard,  baissé  à  terre  ou  absorbé  en  lui-même, 
ne  pouvait  plus  se  poser,  même  fugitif  et  vague,  sur  un 
autre  visage  beau  ou  laid. 

Car  il  craignait  ainsi  de  troubler  l'image  sans  tache, 
l'image  canQide  qui  s'était  gravée  dans  mon  âme,  comme 
sons  la  brise  se  trouble  l'onde  d'un  lac. 

Et  ce  regret  de  n'avoir  pas  joui  pleinement,  qui  nous 
oppresse    l'âme    et    change    en    poison    le    plaisir    qui    est 


Pour  les  jours  enfuis,  me  lacérait  le  cœur  à  tout  instant: 
à  t^l  point  que  la  honte  ne  pouvait  m' atteindre  de  sa 
morsure. 

Au  ciel  et  à  vous,  âmes  nobles,  je  jure  qu'aucun  vil 
désir  ne  m'entra  dans  le  cœur;  la  flamme  dont  je  brûlai 
fut  innocente  et  chaste.     , 


A    L  ITALIE  / 

Elle  vit  encore  cette  flamme,  ma  passion  vit,  et  elle 
respire  dans  ma  pensée  la  belle  image  de  celle  qui  ne  me 
donna  jamais  que  des  joies  célestes, 

Et  d'elle  seule  je  me  contente. 

(1817) 


FRAGMENT 

Errant  ici  autour  du  seuil,  en  vain  j'invoque  la  pluie  et 
la  tempête  pour  retenir  ma  bien-aimée  en  mon  séjour. 

Cependant  le  vent  mugissait  dans  la  forêt,  et  le  tonnerre 
éclatait  çà  et  là  parmi  les  nuages,  avant  que  l'aurore 
reparût  au  ciel. 

0  chères  nuées,  ô  ciel,  ô  terre,  ô  plantes  !  ma  dame  part. 
Ah  !  pitié,  si  un  malheureux  amant  peut  trouver  pitié  en 
ce  monde. 

0  tourbillon,  éveille-toi  maintenant.  0  nuées,  essayez 
donc  de  m'engloutir,  jusqu'au  moment  où  le  soleil  ramène 
le  jour  en  d'autres  terres.  •   . 

Le  ciel  s'ouvre,  le  vent  tombe,  et  de  toutes  parts  l'herbe 
et  les  feuilles  deviennent  immobiles,  et  un  soleil  éclatant 
éblouit  mes  yeux  pleins  de  larmes. 

(1817) 


A  L'ITALIE 

0  ma  patrie,  je  vois  les  murs  et  les  arcs  et  les  colonnes 
et  les  statues  et  les  tours  solitaires  de  nos  aïeux;  mais 
leur  gloire,  je  ne  la  vois  pas  ;  je  ne  vois  ni  le  laurier  ni  le 
fet  dont  étaient  chargés  nos  vieux  pères.  Maintenant 
désarmée,  tu  montres  ton  front  nu  et  ta  poitrine  nue. 
Hélas  !  que  de  blessures,  quelle  pâleur,  que  de  sang  !  0^] 

3 


8  GIACOMO    LEOPARDI  .  • 

en  quel  état  tu  m'apparais,  femme  très  belle  !  Je  demande 
au  ciel  et  au  monde  :  dites,  dites,  qui  l'a  réduite  à  une  telle 
extrémité?  Et  ce  qui  est  pis,  c'est  qu'elle  a  les  deux  bras 
chargés  de  chaînes,  de  sorte  que,  la*  chevelure  éparse  et 
sans  voile,  elle  est  assise  à  terre,  abandonnée  et  inconsolée, 
se  cachant  la  face  entre  les  genoux,  et  elle  pleure.  — 
Pleure,  car  tu  as  bien  de  quoi,  ô  mon  Italie,  toi  qui  naquis 
pour  vaincre  les  nations  et  dans  la  bonne  et  dans  la 
mauvaise  fortune.  • 

Même  si  tes  yeux  étaient  deux  sources  vives,  jamais  tes 
pleurs  ne  pourraient  égaler  ta  misère  et  ta  honte;  toi  qui 
fus  maîtresse,  te  voilà  maintenant  pauvre  servante.  Quel 
est  celui  qui  parle  de  toi  ou  qui  écrit  à  ton  sujet  sans  dire, 

^  en  se  souvenant  de  ton  glorieux  passé:  jadis  elle  fut 
grande,  maintenant  elle  ne  l'est  plus?  Pourquoi,  pourquoi? 
Où  est  la  force  antique?  Où  sont  tes  armes  et  ta  valeur  et 
ta  constance?  Qui  t'a  arraché  ton  épée?  Qui  t'a  trahie? 
Quel  artifice,  quel  long  effort  ou  quelle  invincible  puissance 
a  pu  te  dépouiller  du  manteau  et  du  diadème  dor? 
Comment  es-tu  tombée,  et  quand,  d'une  teOe  hauteur,  en 
es_tu  venue  si  bas  ?  Personne  ne  combat  donc  pour  toi  ?  Tu 
n'es  défendue  par  aucun  des  tiens?  Des  armes,  qu'on  me 

^denne  des  armes  !  Moi  seul,  je  combattrai,  moi  seul  je 
succomberai.  0  ciel,  exauce  mon  vœu  et  que  mon  sang 
serve  au  moins  à  enflammer  les  coeurs  italiens. 

Où  sont  tes  enfants?  J'entends  un  bruit  d'armes  et  de 
chars,  des  clameurs  et  des  roulements  de  tambwirs  :  ce 
sont  tes  enfants  qui  combattent  en  des  contrées  étrangères. 
Ce  n'est  pas  tout,  écoute,  Italie,  écoute.  Je  vois,  je  crois 
voir  un  flot  de  fantassins  et  de  chevaux,  et  de  la  fumée  et 
de  la  poussière,  et  des  épées  dont  l'acier  reluit  comme  un 
éclair  à  travers  le  brouillard.  N'en  es-tu  pas  réconfortée? 
Tu  tournes  à  peine  tes  regards  égarés  vers  ces  lointains 
combats?  A  qui  la  jeunesse  italienne  livre-t-elle  bataille, 
dans  ces  plaines?  O*  dieux,  ô  dieux!  C'est  pour  une  terre 
étrangère  que  luttent  les  glaives  italiens.  Oh  !  malheureux 
celui  qui  succombe  à  la  guerre,  non  pour  son  pays  natal  ni 
p^ur  sa  pieuse  épouse  et  ses  enfants  chéris,  mais  sous  les 


»  A  L  ITALIE  y 

coups  d'ennemis  étrangers,  pour  une  autre  nation,  et  qui 
ne  peut  dire  en  mourant  :  Douce  J^erre  natale,  la  vie  que  tu 
m'as  donnée,  la  voici,  je  te  la  rends. 

Oh  !  heureux  et  chers  et  bénis  les  âges  antiques,  «oii 
par  légions,  les  peuples  couraient  à  la  mort  pour  la  patrie  ; 
et  vous,  soyez  toujours  honorées  et  glorieuses,  ô  gorges  de 
Thessalie  où  la  Perse  et  la  destinée  furent  moins  fortes 
qu'une  poignée  d'âmes  libres  et  généreuses  !  Il  me  semble 
que  les  arbres  et  les  pierres  et  l'onde  et  vos  montagnes 
redisent  au  passant,  d'une  voix  presque  imperceptible. 
comment  ces  glorieux  bataillons  couvrirent  ce  défilé  de  leurs 
corps  qui  étaient  consacrés  à  la  Grèce.  Alors,  vil  et  féroce, 
Xerxèg  s'enfuyait  par  l'Hellespont,  voué  à  la  risée  de  nos 
derniers  neveux;  et  sur  la  colline  d'Anthela,  où  en  mourant 
la  sainte  milice  s'était  rendue  immortelle,  Simonide  mon- 
tait, regardant  l'azur,  la  mer  et  la  t^rre. 

Et  les  joues  baignées  de  larmes,  et  la  poitrine  haletante, 
et  le  pied  chancelant,  il  prenait  en  main  la  lyre:  —  Bien- 
heureux, ô  vous  qui  offrîtes  vos  poitrines  aux  lances 
ennemies  pour  l'amour  de  celle  qui  vous  a  donné  le  jour; 
la  Grèce  vous  honore  et  le  monde  vous  admire.  Aux  armes 
et  aux  dangers  quelle  si  grande  passion  a  entraîné  vos 
jeunes  âmes,  à  cette  âpre  destinée  quel  amour  vqjis  a 
conduits  ?  0  enfants,  comment  l'heure  suprême  vous  parut- 
elle  si  joyeuse,  que  vous  courûtes  en  riant  vers  ce  funèbre 
et  dur  passage?  Il  semblait  que  chacun  de  vous  allât  non 
pas  à  la  mort,  mais  à  la  danse  ou  à  un  splendide  banquet  ; 
mais  le  sombre  Tartare  et  son  dnde  mortelle  vous  guet- 
taient; et  ni  vos  épouses,  ni  vos  fils  n'étaient  à  vos  côtés 
quand  sur  l'âpre  rivage  vous  mourûtes  sans  baisers  et  sans 
larmes. 

-  Mais  ce  ne  fut  pas  sans  l'horrible  peine  et  l'immortelle 
angoisse  des  Perses.  Comme  un  lion  au  milieu  d'un  trou- 
peau de  taureaux  tantôt  saute  sur  le  dos  de  l'un  et  de  ses 
crocs  lui  laboure  l'échiné,  tantçt  mord  le  flanc  ou  la  cuisse 
d'un  autre,  telles  parmi  la  foule  des  Perses  grandissaient 
la  colère  et  la  valeur  des  cœurs  grecs.   Voyez  les  chevaux 


10  GIACÛMO    LEOPARDI  ^ 

et  les  cavaliers  tombés  à  la  renverse  ;  voyez  les  chars  et  les 
tentes  renversées  entrave^  les  vaincus  dans  leur  fuite,  et 
le  tyran  courir  en  première  ligne,  tout  pâle  et  échevelé  ; 
voyez  comme,  baignés  et  teints  du -sang  barbare,  les  beros 
grecs,  causant  aux  Perses  des  transes  sans  nombre,  peu  à 
peu  vaincus  par  leurs  blessures,  tombent,  l'un  sur  l'autre. 
0  bienheureux  guerriers,  votre  glorieux  souvenir  vivra 
autant  que  le  monde. 

Les  étoiles  seront  arrachées  et  précipitées  dans  la  mer, 
elles  s'éteindront  en  bruissant  dans  l'abîme  avant  que 
votre  renommée  et  votre  culte  disparaissent  ou  s'affai- 
blissent. Votre  tombe  est  un  autel  ;  et  les  mères  y  viendront 
montrer  à  leurs  enfants  les  belles  traces  de  votre  sang.  Moi- 
même  je  me  prosterne  sur  ce  sol,  héros  bénis,  et  je  baise 
ces  pierres  et  ce  gazon  qui  seront  éternellement  célébrés  et 
illustres  de  l'un  à  l'autre  pôle.  Ah  !  que  ne  suis- je  aussi 
enseveli  là  avec  vous,  et  que  n'est-elle  arrosée  de  mon 
sang  cette  vénérable  terre  !  Si  mon  destin  est  différent  et 
s'il  ne  m'est  pas  permis  de  tomber  à  la  guerre  et  de  clore 
pour  la  Grèce  mes  yeux  mourants,  fassent  les  dieux  que 
la  pure  renommée  de  votre  poète  dure  au  moins  aussi 
longtemps  que  la  vôtre  parmi  les  générations  futures  ! 

(Automne  1818) 


SUR  LE  MONUMENT  DE  DANTE 

QUE    l'on    préparait    A    FLORENCE 

Quoique  la  paix  réunisse  nos  peuples  sous  ses  blanches 
ailes,  les  âmes  italiennes  ne  parviendront  à  briser  leur  joug 
et  à  secouer  leur  antique  torpeur  que  si  cette*  nation 
malheureuse  retourne  aux  vieux  exemples  du  temps  de  ses 
pères.  0  Italie,  aie  à  cœur  d'honorer  ceux  qui  ne  sont  plus, 
car  aujourd'hui  tes  contrées  sont  veuves  de  pareils  hommes, 
et  il  ne  te  reste  personne  dont  tu  puisses  vraiment  t'enor- 
gueillir.  Retourne-toi  vers  le  passé,  et  regarde,  ô  ma  patrie, 
cette  légion  infinie  d'immortels,  et  pleure,  et  indigne-toi 
contre  toi-même,  car  sans  indignation  désormais  ta  douleur 


'sur    le    monument     de    DANTE  11 

serait  insensée  ;  retourne-toi  et  aie  honte  de  toi,  et  secoue- 
toi;  qu'il  te  souvienne  de  nos  aïeux  et  prends  au  moins 
souci  de  nos  descendants. 

D'aspect,  de  génie  et  de  langage  différents,  les  étrangers 
cherchaient  sur  le  sol  toscan  l'endroit  où  repesait 
celui  qui  par  ses  vers  égala  le  chantre  de  Méonie.  Et,  ô 
honte  !  ils  apprenaient  que  non  seulement  sa  cendre  f  rofcïe 
et  ses  os  décharnés  gisaient  encore  en  exil  dans  une  terre 
éloignée  depuis  le  jour  de  sa  mort,  mais  que  dans  tes 
murs,  ô  Florence,  pas  une  pierre  n'était  élevée  à  celui  pour 
la  vertu  duquel  le  monde  entier  t'honore.  Oh  !  je  vous  loue, 
pieux  enfants,'  par  qui  notre  pays  se  lavera  d'un  si  triste 
et  si  vil  opprobre  !  C'est  une  belle  œuvre  que  la  tienne,  pha- 
lange vaillante  et  généreuse,  et  qui  t'assure  l'amour  de  tous 
les  cœurs  qu'enflamme  l'amour  de  l'Italie 

Que  l'amour  de  l'Italie,  ô  chers  amis,  vous  stimule, 
l'amour  de  cette  malheureuse  pour  qui  la  pitié  est  morte 
désormais  dans  tous  les  cœurs,  parce  qu'après  les  jours 
sereins  le'ciel  nous  a  donné  des  jours  amers.  Que  le  courage 
ne  vous  abandonne  pas  et  que  votre  œuvre  se  couronne  par 
la  compassion,  ô  enfants,  et  par  la  douleur  et  la  colère 
d"une  si  grande  affliction  qui  lui  fait  inonder  de  larmes  ses 
joues  et  son  voile.  Mais  vous,  par  quels  mots  ou  par  quel 
chant  doit-on  vous  célébrer,  vous  qui  n'avez  pas  seulement 
donné  vos  soins  et  vos  conseils  à  cette  douce  entreprise, 
mais  qui  y  avez  apporté  les  signes  du  génie  et  les  vertus 
de  l'art,  et  qui  vous  couvrez  ainsi  d'une  gloire  éternelle? 
Quelles  strophes  vous  adresserai-je  qui  puissent  jeter  une 
nouvelle  étincelle  dans  vos  cœurs  et  dans  vos  âmes  déjà 
enflammés  ? 

Le  très  haut  sujet  vous  inspirera  et  vous  enfoncera  dans 
le  gein  ses  acres  aiguillons.  Qui  dira  le  flot  et  le  trouble 
de  votre  fureur  et  de  votre  immense  amour?  Qui  peindra 
votre  vive  expression  ?  Qui  évoquera  l'éclair  de  vos  yeux  ? 
Quelle  voix  mortelle  peut  donner  l'idée  d'une  chose  céleste 
en  la  décrivant?  Arrière,  arrière  l'âme  profane.  Oh!  que 
de  larmes  l'Italie  réserve  à  ce  noble  monument  !  Comment 


12  GIACOMO    LEOPARDI  * 

tombera  jamais  votre  gloire,  comment  et  quand  périra-t-elle 
par  le  temps?  Vous  par  qui  notre  peine  est  adoucie, 
vous  vivez  toujours,  ô  chers  arts  divins,  vous,  consolation 
de  notre  infortuné  peuple,  vous  qui  vous  appliquez  à 
célébrer  parmi  les  ruines  italiennes  les  gloires  italiennes. 

Voici  que,  désireux,  moi  aussi,  d'honorer  notre  dolente 
mère,  j'apporte  ce  qui  me  sied  et  je  mêle  mon  chant  à  votre 
œuvre,  m' asseyant  là  où  votre  ciseau  fait  vivre  les  marbres. 
0  pèi*e  illustre  du  rythme  étrusque  (1),  si  des  choses  de  la 
terre,  si  de  Celle  que  tu  as  placée  si  haut  quelque  nouvelle 
parvient  à  vos  rivages,  je  sais  bien  que  tu  n'en  ressens 
pas  une  «joie  pour  toi-même,  car  moins  solides  que  la  cire 
et  le  sable  sont  les  bronzes  et  les  m.arbres  auprès  de  la 
renommée  que  tu  as  laissée  de  toi  ;  et  si  tu  es  jamais  sorti 
de  notre  mémoire,  si  tu  venais  à  en  sortir  un  jour,  que 
notre  malheur  croisse,  s'il  peut  croître  encore,  et  que  ta 
descendance  ignorée  du  monde  entier  pleure  en  des  deuils 
éternels. 

C'est  pour  ta  pauvre  patrie  et  non  pour  toi  que  tu  te 
réjouis,  si  jamais  l'exemple  des  aïeux  et  des  parents  donne 
aux  fils  engourdis  et  attristés  assez  de  valeur  pour  qu'enfin 
ils  redressent  la  tête.  Hélas  !  de  quelle  longue  douleur  tu 
vois  accablée  celle  qui,  si  malheureuse,  te  saluait  lorsque 
tu  montas  pour  la  seconde  fois  au  paradis  (2)  !  Aujourd'hui, 
elle  est  réduite  à  une  telle  extrémité,  qu'en  comparaison  de 
ce  que  tu  la  vois  ejle  était  alors  heureuse,  maîtresse  et  reine. 
Le  chagrin  qui  l'afflige  à  présent  est  tel  que  peut-être,  en 
la  regardant,  tu  ne  peux  y  croire.  Je  veux  taire  ses  autres  ' 
ennemis  et  ses  autres  deuils,  mais  je  ne  puis  oublier  la 
plus  récente  et  la  plus  cruelle  de  ses  blessures,  celle  par 
laquelle  ta  patrie  crut  que  son  dernier  soir  approchait. 

Tu  fus  heureux,  toi  que  le  destin  n'a  pas  condanmé  à 
vivre  parmi  tant  d'horreurs  ;  toi.  qui  n'as  pas  vu  la  femme 
italienne    dans    les    bras    du    soldat   barbare,    ni    la    lance 


(Il  Dante. 

(2)  C"efet-à-dire  :  quand  tu  mourus.  DantH  était  monté    une    pre- 
mière fuis  au  paradis,  accompagné  de  Virgile. 


SUR    LE    MONUMENT    DE    DANTE  13 

ennemie  et  la»  fureur  étrangère  piller  et  ruiner  les  villes 
et  les  campagnes,  ni  les  œuvres  divines  des  génies  italiens 
traînées  en  un  misérable  esclavage  au  delà  des  Alpes,  ni  la 
voie  douloureuse  encombrée  de  chariots  sans  nombre,  ni  les 
ordres  rudes  et  les  règnes  superbes,  toi  qui  n'as  pas  entendu  . 
les  outrages  et  cet  affreux  cri  de  liberté  qui  nous  narguait 
au  milieu  du  bruit  des  chaînes  et  des  fouets  !  Qui  n'a  gémi? 
Que  n'avons-nous  pas  souffert?  Quel  temple,  quel  autel 
ont-ils  laissés  intacts,  ces  félons?  Où  se  sont  arrêtés  leoirs 
forfaits? 

Pourquoi  sommes-nous  venus  en  des  temps  si  pervers  ? 
Pourquoi  nous  as-tu  donné  de  naître,  ou  pourquoi  ne  nous 
as-tu  pas  donné  de  mourir  plus  tôt,  cruel  destin  ?  Car  nous 
avons  vu  notre  patrie  servante  et  esclave  d'étrangers  et 
d'impies,  et  sa  vertu  rongée  par  une  lime  mordante,  et  il 
ne  nous  fut  permis  d'adoucir  d'aucun  secours,  d'aucune 
consolation  l'immense  douleur  qui  la  déchirait.  HélasJ  tu 
n'as  eu  ni  notre  sang  ni  notre  vie,  ô  chère  patrie,  et  je  ne 
suis  pas  mort  pour  ta  cruelle  fortune.  A  cette  pensée  la 
colère  et  la  pitié  envahissent  le  cœur  :  un  grand  nombre* 
des  nôtres  a  combattu,  a  succombé  même,  non  pour  l'Italie 
expirante,  mais  pour  ses  tyrans. 

Père,  qu'il  ne  t'en  déplaise,  tu  es  bien  changé  de  ce  que 
tu  étais  sur  terre.  Ils  mouraient  aux  plages  désolées  des 
Ruthènes,  les  preux  italiens,  hélas  !  dignes  d'une  autre 
mort;  et  l'air  et  le  ciel,  et  les  hommes  et  les  bêtes  fauves 
leur  faisaient  une  guerre  incessante.  Ils  tombaient  légion 
par  légion,  demi-nus,  exténués  et  sanglants,  et  la  neige 
servait  de  couche  à  leurs  corps-  épuisés.  Alors,  quand 
approchaient  le*irs  dernières  douleurs,  se  rappelant  cette 
mère  regrettée,  ils  disaient  :  «  Oh  !  que  n'avons-nous  suc- 
combé, non  sous  les  tempêtes  et  les  vents,  mais  par  le  fer, 
et  pour  ton  bien,  ô  notre  patrie  !  Voici  que  loin  de  toi, 
quand  le  plus  bel  âge  nous  sourit,  ignorés  de  tout  le  monde, 
nous  mourons  pour  cette  nation  qui  te  tiîe.  » 

Leur  plainte  ne  fut  entendue  que  du  désert  boréal  et  aes 
forêts   sifflantes.    C'est   ainsi   qu'ils   parvinrent   au   sombre 


14  GIACOMO    LEOPAEDI 

passage;  les  bêtes  fauves  déchirèrent  leurs  cadavres  aban- 
donnés sans  sépulture  sur  cette  horrible  mer  de  neige  ;  et 
le  nom  des  meilleurs  et  des  plus  valeureux  se  confondra 
toujours  et  ne  fera  qu'un  avec  celui  des  lâches  et  des  mé- 
chants. Chères  âmes,  quoique  votre  malheur  soit  infini, 
apaisez-vous  ;  et  que  ceci  vous  console  :  vous  ne  trouverez 
aucune  consolation  ni  dans  le  temps  présent  ni  dans  les  âges 
futurs.  Reposez  au  sein  de  votre  affliction  sans  bornes,  ô 
dignes  fils  de  Celle  dont  l'adversité  suprême  n'a  que  la  vôtre 
qui  lui  soit  comparable. 

Votre  patrie  ne  se  plaint  pas  de  vous,  mais  de  celui  qui 
vous  a  poussés  à  combattre  contre  elle;  c'est  pourquoi  elle 
pleure  toujours  amèrement  et  confond  ses  larmes  avec  les 
vôtres.  Oh  !  si  quelque  pitié  pour  celle  qui  domina  toutes  les 
gloires  du  monde  pouvait  naître  au  cœur  de  l'un  de  ses  fils, 
et  si  elle  pouvait  être  retirée  par  celui-ci,  lasse  et  languis- 
sante, d'un  abîme  si  sombre  et  si  profond  !  0  glorieux 
esprit,  dis-moi:  est-il  mort,  l'amour  de  ton  Italie?  Dis-moi: 
la  flamme  qui  t'embrasa  est-elle  éteinte?  Dis,  ne  rever- 
dira-t-il  plus,  ce  myrte  qui  allégea  pour  si  longtemps  notre 
m.al  ?  Nos  couronnes  gisent-elles  toutes  éparses  sur  le  sol  ? 
Et  ne  surgir a-t-il  jamais  quelqu'un  qui  te  ressemble  par 
une  qualité  quelconque? 

Avons-nous  péri  à  jamais?  Et  notre  affront  est-il  sans 
bornes?  ]\Ioi,  tant  que  je  vivrai,  j'irai  criant  autour  de 
moi  :  «  Retourne-toi  vers  les  aïeux,  race  déchue,  regarde 
ces  ruines  et  ces  manuscrits  et  ces  toiles  et  ces  marbres 
et  ces  temples;  songe  quelle  terre  tu  foules,  et  si  l'éclat  de 
tant  de  grands  exemples  ne  peut  te  réveiller,  pourquoi 
restes-tu  là?  Lève-toi  et  va-t'en;  elle  ne  convient  pas  à  des 
mœurs  si  corrompues,  cette  nourrice  et  cette  école  d'âmes 
sublimes;  si  elle  n'est  que  la  demeure  des  lâches,  il  vaut 
mieux  qu'elle  reste  veuve  et  seule,  » 

(Automne  1818) 


LE   PASSEREAU    SOLITAIRE  15 

LE  PASSEREAU  SOLITAIRE 

Du  sommet  de  cette  tour  antique,  passereau  solitaire, 
tu  répands  ton  chant  par  la  campagne,  tant  que  dure  le 
jour,  et  cette  vallée  en  est  toute  pénétrée  d'harmonie.  Tout 
autour  de  toi  le  printemps  resplendit  dans  l'air  et  triom- 
phe joyeux,  si  bien  qu'à  le  voir  tout  cœur  s'attendrît. 
Tu  entends  bêler  les  troupeaux,  mugir  les  bœufs  ;  les  autres 
oiseaux  ravis  font  ensemble  à  l'envi  mille  tours  dans, le 
libre  azur  et  fêtent  leurs  meilleurs  jours.  Toi,  pensif,  à 
l'écart,  tu  regardes  tout  cela  :  pour  toi  ni  compagnons  ni 
joyeuses  envolées,  peu  t'importe  l'allégresse,  tu  fuis  les 
amusements.  Tu  chantes,  et  tu  passes  ainsi  le  plus  beau 
temps  de  l'année  et  de  ta  vie  en  fleur. 

Hélas  !  combien  ton  caractère  ressemble  au  mien  !  Dis- 
tractions et  rires,  doux  compagnons  de  l'âge  tendre,  et  toi 
frère  de  la  jeunesse,  amour,  amer  regret  de  la  vieillesse, 
de  vous  je  ne  sais  pourquoi,  je  n'ai  nul  souci  ;  au  contraire, 
je  vous  fuis  presque  :  comme  solitaire  et  étranger  dans 
mon  pays  natal,  je  passe  le  printemps  de  ma  vie.  Ce  jour, 
qui  maintenant  fait  place  au  soir,  est  un  jour  de  fête  pour 
notre  ville.  Entends-tu  dans  l'air  un  son  de  cloche, 
entends-tu,  à  tout  instant,  des  coups  de  feu  qui  reten- 
tissent au  loin  de  villa  en  villa.  Toute  parée  de  ses  habits 
de  fête,  la  jeunesse  de  l'endroit  quitte  ses  demeures  et 
se  répand  par  les  rues  ;  elle  regarde  et  elle  est  regardée, 
et  elle  se  réjouit  dans  son  cœur.  Moi,  solitaire,  je  me 
retire  dans  ce  coin  désert  de  la  campagne,  je  remets  à  un 
autre  temps  tout  plaisir  et  toute  distraction,  et  cependant 
mon  regard  errant  dans  l'air  doré  est  frappé  par  le  soleil 
qui,  à  travers  les  monts  lointains,  après  cette  journée  se- 
reine, décline  et  s'éloigne,  et  semble  dire  que  l'heureuse 
Jfeunesse  s'en  va. 

Toi,  solitaire  oiseau,  quand  tu  seras  parvenu  au  soir  de 
la  vie  que  t'accorderont  les  étoiles,  tu  ne  te  plaindras 
certes  pas  de  ta  condition  :  car  tous  tes  désirs  sont  limités 
à  la  nature.  Mais  moi,  s'il  ne  m'est  pas  donné  d'éviter  le 
seuil  abhorré  de  la  vieillesse,  quand  ces  yeux  ne  parleront 


16  GIACOMO    LEOPARDI 

plus  au  cœur  de  personne,  que  le  monde  sera  vide  pour 
eux.  que  le  lendemain  sera  plus  ennuyeux  et  plus  sombre 
que  la  veille,  que  penserai-je  alors  de  mes  désirs  d'à 
présent  ?  que  penserai-je  alors  de  ces  miennes  années  et 
Se  moi-même?  Ah!  je  me  repentirai,  et  souvent,  mais 
désolé,  je  me  retournerai  vers  le  passé. 

(1819) 


L'INFINI 


Toujours  chères  me  furent  cette  colline  déserte  et  cette- 
haie  qui,  de  tant  *de  côtés,  dérobe  au  regard  le  lointain 
horizon.  Mais  quand  je  m'assieds  et  que  je  contemple,  je 
me  représente,  par  delà  cette  haie,  d'interminables  es- 
paces et  des  silences  surhumains  et  un  très  profond  repos 
où  peu  s'en  faut  que  le  cœur  ne  s'épouvante.  Et  comme 
j'entends  le  vent  bruire  à  travers  ces  arbustes,  je  vais 
comparant  le  silence  infini  à  ce  murmure  :  et  je  me  souviens 
de  l'éternité  et  des  saisons  défuntes,  et  du  siècle  présent 
et  vivant,  et  du  bruit  qu'il  fait.  Ainsi,  ma  pensée  s'anéantit 
dans  cette  immensité,  et  il  m'est  doux  de  faire  naufrage 
ea  cette  mer. 

(1819^ 


A  LA  LUNE 

0  gracieuse  lune,  je  me  souviens  qu'il  y  a  maintenant 
un  an,  je  venais  sur  cette  colline,  plein  d'angoisse,  te 
contempler,  et  tu  pla'nais  alors,  comme  tu  fais  à  présent, 
'au-dessus  de  cette  forêt  que  tu  illumines  tout  entière.  Mai^ 
ton  visage  m' apparaissait  nébuleux  et  tremblant  à  travers 
les  larmes  qui  perlaient  sous  mes  paupières,  car  doulou- 
reuse était  ma  vie,  et  elle  Test  encore  et  n'a  pas  changé, 
ô  lune  bien-aimée.  Et  cependant  j'aime  à  me  souvenir 
et  à  calculer  l'âge  de  ma  douleur.  Oh  !  comnie  il  est  doux, 
au  t^mps  de  la  jeunesse,  quand  la  carrière  à  parcourir  est 


LE    SONGE  17 

encore  longue  pouf  l'espérance  et  courte  pour  la  mémoire, 
de  se  rappeler  les  choses  passées,  encore  qu'elles  soient 
tristes  et  que  le  chagrin  dure  ! 

(1819) 


LE   SONGE 

C'était  le  matin,  et  à  travers  les  volets  fermés,  par  le 
balcon,  le  soleil  glissait  sa  première  blancheur  dans  ma 
chambre  sombre,  quand,  au  moment  où  le  sommeil  plus 
léger  et  plus  doux  voile  les  paupières,  se  dressa  à  mon 
côté  et  me  regarda  en  face  le  fantôme  de  celle  qui,  la 
première,  m'enseigna  l'amour,  et  puis  me  laissa  dans  les 
larmes.  Elle  ne  me  paraissait  pas  morte,  mais  triste,  et 
telle  que  se  montrent  à  nous  les  malheureux.  Elle  ap- 
procha sa  main  de  mon  front  et  me  dit  avec  un  soupir  : 
«  Vis-tu,  et  gardes-t«i  quelque  souvenir  de  moi?  —  D'où 
viens-tu  et  comment  es-tu  venue,  ô  xhère  beauté  ?  répon- 
dis-je.  Combien,  ah  !  combien  je  t'ai  pleurée  et  te  pleure 
encore  !  Je  ne  croyais  pas  que  tu  dusses  jamais  le  savoir, 
et'  cela  rendait  ma  douleur  plus  inconsolable.  Mais  vas-tu 
me  quitter  une  seconde  fois?  J'en  ai  grand'peur.  Main- 
tenant, dis-moi,  que  t'advint-il?  Es-tu  bien  celle  d'au- 
trefois? Et  qu'est-ce  qui'  te  consume  intérieurement?  — 
L'oubli  embarrasse  tes  pensées  et  le  sommeil  les  rend  con- 
fuses, dit-elle.  Je  suis  morte,  et  il  y  a  plusieurs  lunes 
que  tu  m'as,  vue  pour  la  dernière  fois.  »  —  A  ces  mots, 
une  douleur  immense  m'oppressa  jusqu'au  fond  de  la 
poitrine.  Elle  poursuivit  :  a  Je  me  suis  éteinte  dans  la  fleur 
des  années,  alors  i^ue  la  vie  est  la  plus  douce,  et  avant 
Fâge  où  le  cœur  s'assure  de  la  vanité  de  toute  espérance 
humaine.  Le  mortel  qui  souffre  ne  doit  vivre  que  peu  de 
temps  pour  en  arriver  à  désirer  celle  qui  le  délivre  de  tout 
chagrin;  mais  l'approche  de  la  mort  est  affreuse  pour 
ceux  qui  sont  jeunes,  et  c'est  une  cruelle  destinée  que  celle 
de  l'espérance  qui  va  s'éteindre  sous  terre.  Ll  est  inutile 
de  savoir  ce  que  la  nature  cache  aux  inexpérimentés  de  la 
vie,   et  la  douleur  aveugle  l'emporte  de  beaucoup  sur  la 


18  GIACOMO    LEOPARD! 

sagesse  prématurée.  »  —  «  0  infortunée  !  ô  bien-aimée  ! 
tais-toi,  tais-toi,  lui  dis-je,  car  tes  paroles  me  brisent  le 
cœur.  Tu  es  donc  morte,  ô  ma  bien-aimée,  et  moi  je  suis 
vivant,  et  il  était  écrit  dans  le  ciel  que  ton .  corps  tendre 
et  chéri  devait  subir  les  suprêmes  agonies,  tandis  que 
ma  misérable  enveloppe  serait  épargnée.  Oh  !  que  de  fois 
je  me  refuse  à  croire  que  tu  n'es  plus  et  que  jamais 
plus  il  ne  m'arrivera  de  te  revoir  ici-bas.  Hélas  1 
hélas!  qu'est-ce  donc  que  l'on  appelle  la  mort?  Que 
ne  puis-je  aujourd'hui  en  faire  l'épreuve  et  soustraire 
ma  faible  tête  aux  haines  atroces  du  destin  !  Je  suis 
jeune,  mais  ma  jeunesse  se  dissipe  et  se  consume 
comme  une  \deillesse.  La  vieillesse  !  je  la  redoute,  et 
pourtant  elle  est  encore  éloignée  de  moi,  mais  la  fleur 
de  mon  âge  en  diffère  si  peu  !»  —  a  Nous  sommes  nés 
tous  deux  pour  les  larmes,  dit-elle  ;  la  félicité  ne  nous  a 
pas  souri  dans  la  vie,  et  le  ciel  s'est  réjoui  de  notre  dé- 
tresse. »  —  «  Maintenant,  ajoutai-je,  maintenant  que  j'ai 
les  yeux  voilés  de  larmes  et  que  mcm  visage  se  couvre  de 
pâleur  à  la  pensée  de  ton  départ,  maintenant  que  je  me 
sens  le  cœur  abîmé  d'angoisse,  dis-moi  :  aucune  étincelle 
d'amour  ou  de  pitié  pour  ton  malheureux  amant  ne  s'éveilla- 
t-elle  jamais  dans  ton  cœur  pendant  que  tu  vivais?  En  ce 
temps-là,  je  passais  les  jours  et  les  nuits  partagé  entre 
l'espérance  et  le  désespoir;  aujourd'hui  mon  âme  est 
accablée  par  le  doute  stérile.  S'il  t' arriva  une  seule  fois 
d'avoir  quelque  compassion  de  ma  vie  sombre,  ne  me  le 
cache  point,  je  t'en  prie,  et  que  ce  souvenir  me  console, 
maint€nant  qu'à  nos  jours  l'avenir  est  ravi.  ,»  —  Et  elle 
répondit  :  a  Console-toi,  ô  infortuné  !  Je  ne  t'épargnai  point 
ma  pitié,  tant  que  je  vécus,  et  je  ne  te  l'épargne  pas  à 
présent  non  plus,  car  j'ai  été  malheureuse,  moi  aussi.  Va, 
ne  te  plains  pas  de  cette  enfant  si  éprouvée.  —  Par  nos 
malheurs  et  par  l'amour  qui  me  consume,  m'écriai-je,  par 
le  nom  chéri  de  la  jeunesse  et  de  l'espérance  perdue  de  nos 
jours,  permets,  ô  bien-aimée,  que  je  touche  ta  main.  »  Et 
elle,  d'un  geste  doux  et  triste,  me  la  tendait.  Pendant  que 
je  la  couvre  de  baisers,  que,  palpitant  d'une  joie  doulou- 
reuse, je  la  serre  sur  mon  sein  haletant,  mon  visage  et  ma 
poitrine   se  couvrent  de   sueur,   la   voix  se   fige  dans   ma 


LA    FRAYEUR    NOCTURNE  19 

gorge,  le  joiir  chancelle  devant  mon  regard.  Alors  elle  fixa 
tendrement  ses  yeux  sur  mes  yeux  et  me  dit  :  —  «  Oublies-tu 
donc,  ô  mon  aimé,  que  je  suis  dépouillée  de  ma  beauté  ? 
C'est  en  vain,  ô  infortuné,  que  tu  brûles  et  frémis  d'amour. 
Or  donc,  adieu  pour  jamais  !  Nos  âmes  malheureuses  et  nos 
corps  sont  séparés  pour  Téternité.  Pour  moi  tu  ne  vis  plus 
et  jamais  plus  tu  ne  vivras;  déjà  le  destin  a  rompu  la  foi 
que  tu  m'as  jurée.  »  Alors,  voulant  crier  d'angoisse,  et 
défaillant,  et  les  yeux  inondés  de  larmes  de  désespoir,  je 
secouai  mon  sommeil.  La  vision  me  restait  cependant  au 
fond  des  yeux,  et  dans  le  rayonnement  incertain  du  soleil  il 
me  semblait  la  voir  encore. 

(1819) 


LA  FRAYEUE  NOCTURNE 

(fragment) 

ALCETA 

Ecoute,  Melisso  :  je  veux  te  conter  un  songe  de  cette 
nuit,  qui  me  revient  à  l'esprit  en  revoyant  la  lune.  Je  me 
trouvais  à  la  fenêtre  qui  donne  sur  le  pré  et  je  regardais 
en  haut,  quand  à  l' improviste  la  lune  se  détacha  ;  et  il  me 
semblait  que  plus  elle  s'approchait  en  tombant,  plus  elle 
grandissait  à  mon  regard.  Enfin  elle  vint  heurter  le  milieu 
du  pré.  Elle  était  grande  comme  un  sceau  et  vomissait  une 
nuée  d'étincelles  qui  crépitaient  aussi  fort  que  qaand  tu 
plonges  et  éteins  dans  l'eau  un  charbon  ardent.  Ainsi, 
comme  je  l'ai  dit,  la  lune  s'éteignait  et  noircissait  peu  à 
peu  au  milieu  du  pré,  et  l'herbe  ftrmait  tout  autour.  Alors, 
regardant  au  ciel,  je  vis  comme  une  lueur,  ou  une  trace,  ou 
plutôt  un  vide  dont  elle  avait  été  arrachée.  Cette  vision 
était  telle  que  j'en  fus  glacé  de  terreur,  et  que  je  ne  suis 
pas  encore  bien  rassuré. 

melisso 
Et  tu  as  bien  raison  de  craindre,   car  il  serait  en  effet 
fort  possible  que  la  lune  tombât  dans  ton  champ. 


20  GIACOMO    LEOPAEDI 

ALCETA 

Qui  sait?  Ne  voyons-nous  pas  souvent,  en  été,  tomber 
les  étoiles? 

MELISSO  * 

Il  y  a  tant  d'étoiles  que  c'est  une  petite  perte  si  l'une 
ou  l'autre  vient  à  tomber,  alors  qu'il  en  reste  des  milliers. 
Mais  il  n'y  a  que  cette  hme  au  firmament,  et  personne  ne 
l'a  jamais  vue  tomber,   si  ce  n'est  en  rêve. 

(1819) 


4 


LA  VIE  SOLITAIEE 

Le  matin,  à  l'heure  où  la  poule  bat  des  ailes  et  sautille 
joyeusement  dans  son  enclos,  où  l'homme  des  champs  se 
montre  à  son  balcon  et  où  le  soleil  naissant  darde  ses  rayons 
tremblants  à  travers  les  gouttes  d'eau  qui  tombent,  —  la 
pluie  qui  frappe  doucement  ma  chaumière  me  réveille.  Je 
me  lève,  et  je  bénis  les  petits  nuages  légers,  le  premier 
gazouillement  des  oiseaux,  la  brise  fraîche  et  les  plages 
riantes.  Car  je  vous  ai  trop  vus  et  connus,  funestes  murs 
des  villes,  où  la  haine  accompagne  la  douleur.  Je  vis  dans 
l'affliction  et  je  mourrai  tel,  ah  !  bientôt  !  En  ces  lieux  la 
nature  me  témoigne  encore  quelque  pitié,  quoique  bien 
peu  :  oh  !  combien  elle  me  fut  plus  clémente  naguère  !  Oui, 
tu  détournes  ton  regard  des  malheureux  et,  méprisant 
l'infortune  et  les  misères,  tu  te  fais  l'esclave  de  sa  majesté 
le  bonheur,  ô  nature.  J^  ciel  et  sur  terre,  il  ne  reste  aux 
déshérités  du  sort  d'autre  ami  et  d'autre  refuge  que  le  fer 
homicide. 

Parfois  je  m'assieds  en  un  endroit  solitaire,  sur  une 
éminence,  au  bord  d'un  lac  entouré  'de  plantes  immobiles. 
Là,  quand  l'heure  de  midi  traverse  le  ciel,  le  soleil  reflète  sa 
tranquille  image.  Pas  d'herbes  ni  de  feuilles  qui  tremblent 
sous  le  vent,  pas  une  ride  à  la  surface  de  l'eau,  aucun  chant 
de  cigale,  pas  un  oiseau  qui  batte  de  l'aile  sous  les  branches. 


LA    VIE    SOLITAIRE  21 

point  de  papillon  qui  bruisse  ;  de  loin  ni  de  près  on  ne  voit, 
on  n'entend  nulle  voix,  nul  mouvement.  Le  calme  le  plus 
profond  règne  sur  ces  rives  :  c'est  pourquoi  je  m'assieds  là 
et  me  tiens  immobile;  j'y  oublie  presque  le  monde  et  moi- 
même,  et  déjà  il  me  semble  que  mes  membres  gisent  épars, 
qu'ils  ne  sont  plus  animés  d'aucun  souffle  ni  d'aucun  sen- 
timent et  que,  depuis  longtemps,  leur  repos  se  trouve  con- 
fondu avec  le  silence  de  ces  lieux. 

Amour,  amour,  tu  t'es  envolé  bien  loin  de  mon  cœur  qui 
fut  naguère  si  brûlant,  que  dis-je?  si  embrasé.  Le  malheur 
l'a  étreint  de  sa  froide  main,  et  il  est  devenu  de  glace  à  la 
fleur  des  années.  Il  me  souvient  du  moment  où  tu  pénétras 
dans  mon  sein.  C'était  en  ce  doux  et  irrévocable  temps  où 
cette  malheureuse  scène  du  monde  s'ouvre  aux  jeunes 
regards  et  leur  sourit,  semblable  à  une  vision  du  paradis. 
Le  cœur  du  jeune  homme  bat  d'espérances  virginales  et  de 
désirs,  et  déjà  le  malheureux  mortel  se  prépare  aux  œuvres 
de  sa  carrière, comme  s'il  s'agissait  d'une  danse  ou  d'un  jeu. 
Mais  je  ne  t'eus  pas  plus  tôt  aperçu,  amour,  que  déjà  la 
fortune  avait  brisé  ma  vie  et  que  déjà  mes  yeux  n'étaient 
plus  destinés  qu'aux  larmes.  Pourtant,  si  parfois,  parmi  les 
plages  brillantes,  au  lever  de  l'aurore  silencieuse  ou  quand 
le  soleil  illumine  les  toits,  les  collines  et  les  campagnes, 
je  rencontre  une  jeime  fille  au  doux  visage,  ou  si  dans  la 
paisible  quiétude  d'une  nuit  d'été,  arrêtant  ma  promenade 
vagabonde  aux  abords  des  villes,  je  contemple  la  campagne 
déserte  et  que  j'entende  résonner  dans  une  chambre  solitaire 
le  chant  mélodieux  d'une  jeune  enfant  qui  prolonge  dans  la 
nuit  son  travail  manuel  ;  alors  mon  cϕH"  de  pierre  se  met 
à  palpiter,  mais  hélas  !  il  revient  bientôt  à  son  âpre  torpeur, 
car  toute  émotion  douce  est  devenue  étrangère  à  mon  âme. 

0  chère  lune,  sous  ton  tranquille  raj'^on  les  lièvres  dansent 
dans  les  forêts,  et,  le  matin,  le  chasseur  se  plaint  de  trouver 
des  pistes  enchevêtrées  et  trompeuses,  et  d'être  éloigné  des 
terriers^  par  des  détours.  Salut,  ô  bienfaisante  reine  des 
nuits  !  Ton  rayon  importune  quand  il  descend,  à  travers  les 
broussailles,  les  rochers  ou  au  milieu  des  édifices  en  ruines, 
sur  le  fer  du  pâle  voleur  qui,  l'oreille  tendue,   guette  au 


22  GIACOMO    LEOPARDI 

loin  le  bruit  des  roues  et  des  chevaux  ou  le  son  des  pas  sur 
la  route  muette  :  le  cliquetis  inattendu  de  ses  armes,  sa 
voix  rauque,  son  aspect  sinistre  glacent  d'effroi  le  voyageur 
qu'il  laisse  bientôt  à  demi-mort  et  dépouillé  parmi  les 
pierres.  Elle  est  importune  aussi,  ta  blanche  clarté,  quand 
elle  rencontre  par  les  rues  des  villes  le  libertin  qui  va  rasant 
les  murs  des  maisons  et  se  cachant  dans  l'ombre,  qui  s'arrête 
et  s'effraie  des  lampes  allumées  et  des  balcons  ouverts.  Oui, 
ta  clarté  inquiète  l'âme  des  méchants,  mais  il  me  sera 
toujours  agréable  de  te  contempler  sur  ces  plages,  où  tu 
ne  découvres  à  mon  regard  que  de  joyeuses  collines  et  des 
plaines  spacieuses.  Et  pourtant,  j'avais  coutume,  bien  qlie 
je  fusse  sans  reproche,  d'accuser  ton  rayon  gracieux  quand, 
dans  les  endroits  habités,  il  révélait  ma  présence  au  passant 
ou  qu'il  montrait  à  mon  regard  des  visages  humains.  Main- 
tenant je  le  louerai  toujours,  soit  que  je  te  voie  voguer 
parmi  les  nuages,  soit  que,  sereine  dominatrice  de  la  plaine 
éthérée,  tu  regardes  ce  lamentable  séjour  de  l'homme.  Tu 
me  verras  souvent,  seul  et  muet,  errer  dans  les  bois  et  sur 
les  rivages  verdoyants,  et  m'asseoir  sur  l'herbe,  content 
s'il  me  reste  assez  de  cœur  et  d'haleine  pour  soupirer. 

(1819) 


.     LE    SOIE   DU   JOUR   DE    FETE 

La  nuit  est  douce  et  claire,  et  sans  vent.  Et  tranquille, 
la  lune  plane  sur  les  toits  et  au  milieu  des  jardins,  révélant 
au  loin  toutes  les.  montagnes  sous  sa  clarté  sereine.  0  ma 
dame,  déjà  tous  les  sentiers  se  taisent,  et  à  travers  les 
balcons  il  ne  brille  plus  que  de  rares  lampes  nocturnes. 
Tu  dors,  car  un  sommeil  léger  t'a  surprise  dans  ta  chambre 
paisible  ;  et  aucun  souci  ne  te  dévore  ;  tu  ne  sais  pas,  tu 
ne  te  représentes  même  pas  quelle  blessure  tu  m'as  ouverte 
au  fond  du  cœur.  Tu  dors  :  moi,  je  m'avance  pour  saluer 
ce  ciel  qui  apparaît  si  clément  au  regard,  et  l'antique 
nature  toute-puissante  qui  m'a  créé  pour  la  douleur.  —  «  Je 
te  refuse  l'espérance,  me  dit-elle,  même  l'espérance  ;  que 
tes  yeux  ne  brillent  jamais  que  de  larmes.  » 


A    ANGELO    MAI  23 

Aujourd'hui  c'était  jour  de   fête  ;   maintenant  repose-toi 
de  tes  amusements  ;  et  peut-être  te  souviendras-tu  en  rêve  de 
tous  ceux  à  qui  tu  as  plu  aujourd'hui  et  de  tous  ceux  qui 
t'ont  plu:  ce  n'est  pas  moi,  certes,  je  ne  l'espère  pas,  qui 
retiens  à  ta  pensée.  Cependant  je  me  demande  combien  il 
me  reste  à  vivre,   et  je  me  jette  à  terre,   et  je  crie  et  je 
frémis.  0  jours  horribles  en  un  âge  aussi  vert  !  Hélas  !  dans 
la  rue,  j'entends  non  loin  d'ici  le  chant  solitaire  de  l'artisan 
qui  revient   sur  le  tard,   après  les  divertissements,    à   son 
pauvre  .logis,  et  mon  cœur  se  serre  cruellement  en  songeant 
comme  tout  passe  au  monde  et  presque  sans  laisser  de  trace. 
Voilà  qu'il  s'est  enfui  le  jour  de  fête,  et  à  ce  jour  de  fête 
le  jour  ordinaire  succède,  et  le  temps  emporte  avec  lui  tout 
événement    humain.    Maintenant    où    est    le    bruit   de    ces 
peuples  antiques?  Maintenant  où  est  la  renommée  de  nos 
illustres  ancêtres,  et  le  grand  empire  de  cette  Eome,  et  ses 
armées,  et  le  fracas  qui  retentissait  par  la  terre  et  l'océan  ? 
Tout  est  paix  et  silence,  et  tout  repose  au  monde,  et  l'on 
ne  parle  plus   d'eux.    Dans   ma   jeunesse,   à  l'âge  où  l'on 
attend  avec  impatience  le  jour  de  fête,  lorsqu'il  était  passe, 
dans  une  douloureuse  veille  j'étreignais  ma  couche,  et  bien 
tard  dans  la  nuit,  un  chant  qu'on  entendait  par  les  sentiers 
s'éloigner  et  mourir  peu  à  peu,  déjà  me  serrait  le  cœur  de 
la  même  façon. 

(1819) 


A  ANGELO  MAI 

QUAND    IL    EUT    DÉCOUVERT    LES    MANUSCRITS    DE    CICÉRON 
SUR   LA   RÉPUBLIQUE 

Italien  hardi,  que  ne  cesses-tu  de  réveiller  nos  pères  dans 
leurs  tombeaux,  et  pourquoi  les  fais-tu  revivre  en  ce  siècle 
mort",  sur  lequel  plane  un  si  lourd  nuage  d'ennui?  Comment 
viens-tu  résonner  si  fort  et  si  souvent  à  nos  oreiUes,  voix 
antique  de  nos  aïeux,  restée  muette  depuis  si  longtemps? 
Et  pourquoi  tant  de  résurrections  ?  En  un  instant,  les  ma- 
nuscrits  sont  devenus   féconds;    c'est   à   notre   époque   que 

4 


24  GIACOMO    LEOPAEDI 

les  cloîtres  poudreux  ont  réservé,  soigneusement  cachées, 
les  pensées  généreuses  et  saintes  de  nos  pères.  Et  quelle 
vaillance  t'inspire  donc  le  destin,  Italien  illustre  ?  Ou  plutôt, 
n'est-ce  pas  en  vain  que  le  destii  tente  de  résister  à  la 
vaillance  humaine  ? 

Certes,  ce  n'est  pas  sans  le  haut  décret  des  dieux  que. 
au  moment  où  notre  oubli  désespéré  se  fait  plus  grave  et 
plus  profond,  un  nouvel  appel  de  nos  aïeux  revient  à  chaque 
instant  frapper  nos  oreilles.  Le  ciel  a  donc  encore  «quelque 
compassion  de  l' Italie  ;  quelque  immortel  prend  encore  souci 
de  nous;  car  l'heure  étant  venue,  maintenant  ou  jamais, 
pour  la  race  italienne  de  renaître  à  la  vertu,  nous  voyons 
que  la  clameur  des  morts  est  si  grande  et  que  le  sol  exhume 
presque  les  héros  oubliés,  com.me  pour  chercher  à  savoir 
si  à  cet  âge  tardif  il  te  plaît  encore,  ô  patrie,  d'être  lâche. 

0  glorieux  défunts,  gardez-vous  encore  quelque  espérance 
en  nous?  X'avoDs-nous  pas  péri  tout  entiers?  A  vous  peut- 
êt^e  le  secret  de  l'avenir  ne  demeure  pas  impénétrable.  Moi 
je  sxiis  anéanti,  et  je  n'ai  aucun  refuge  contre  la  douleur, 
car  l'avenir  m'est  voilé;  et  tout  ce  que  j'en  découvre  est  tel 
que  l'espérance  m'apparaît  comme  un  songe  et  une  chimère. 
Ames  vaillantes,  une  plèbe  sans  honneur,  immonde,  est 
\enue  habiter  sous  vos  toits;  pour  votre  race  toute  action, 
toute  jparole  courageuse  ne  sont  que  sujet  de  raillerie  ;  vos 
gloires  éternelles  ne  nous  font  plus  rougir  et  ne  nous  font 
plus  envie;  l'oisiveté  règne  autour  de  vos  monuments,  et 
nous  som-mes  Je-.pnus  un  exemple  d'avilissement  pour  les 
temps  à  venir. 

Heureux  génie,  puisque  nul  ne  se  soucie  maintenant  de 
nos  grands  ancêtres,  songes-y,  toi  que  le  sort  f»\'orise  au 
point  que  ta  main  semble  ramener  ces  jours  où  les  lettres, 
si  longtemps  ensevelies,  relevaient  enfin  la  tête  et  sortaient 
d'un  long  oubli  en  même  temps  que  les  anciens  poètes  à  qui 
la  nature  a  parlé  sous  ses  voiles, et  qui  charmèrent  les  nobles 
loisirs  d'Athènes  et  de  Rome.  0  temps,  ô  temps  enveloppés 
dans  un  éternel  sommeil!  Alors  la  ruine  de  l'Italie  n'était 
pas  encoBe  consommée,  nous  étions  encore  dédaigneux  de 


A    ANGELO    MAI  25 

toute   oisiveté   honteuse,    et   le   souffle   des   vents   trouvait 
encore  plus  d'une  étincelle  à  faire  jaillir  de  notre  sol. 

Elles  étaient  chaudes,  tes  cendres  saintes,  ennemi 
invaincu  de  la  fortune  (1)  dont  la  colère  et  la  douleur  trou- 
vèrent l'enfer  plus  accueillant  que  la  terre.  L'enfer  !  Et 
quelle  est  la  région  qui  n'est  pas  meilleure  que  la  notre? 
Les  douces  cordes  de  ton  luth  vibraient  encore  au  frôlement 
de  ta  main,  ô  infortuné  amant  (2).  Hélas  !  c'est  par  la 
douleur  que  commence  et  que  naît  la  poésie  italienne.  Et 
pourtant  le  mal  qui  nous  torture  est  moins  accablant  et 
moins  poignant  que  l'ennui  qui  nous  étouffe.  Oh  !  tu  es 
bienheureux,  toi  dont  la  vie  ne  fut  que  larmes.  Pour  nous, 
l'ennui  nous  a  suivis  pas  à  pas  sur  cette  terre;  pour  nous, 
près  du  berceau  et  sur  la  tombe,  immobile, s' assied  le  néant. 

\l^is  ta  vie  se  passait  alors  sur  les  mers,  en  la  compagnie 
des  astres,  audacieux  enfant  de  la  Ligurie  (3),  quand  par 
delà  les  colonnes  et  par  delà  les  rivages  où  l'on  croyait 
entendre,  vers  le  soir,  l'onde  frémir  au  moment  où  le  soleil 
s'y  plonge, ayant  confié  ta  nef  aux  flots  infinis,  tu  retrouvas 
la  clarté  du  soleil  disparu  et  tu  vis  poindre  alors  le  jour  qui 
s'était  éteint  pour  nous;  puis,  ayant  triomphé  de  tous  les 
obstacles  de  la  nature,  une  immense  terre  inconnue  fut  la 
gloire  de  ton  voyage  et  des  périls  de  ton  retour.  Hélas  ! 
hélas  !  mais,  en  reculant  ses  bornes,  le  monde  ne  grandit 
pas,  au  contraire,  il  se  fait  plus  petit  ;  et  l'éther  sonore  et  la 
terre  bienfaisante  et  l'océan  apparaissent  bien  plus  vastes 
à  l'enfant  qu'au  sage. 

Que  sont  devenus  nos  rêves  charmants,  dans  lesquels  nous 
vojions  des  régions  mystérieuses  peuplées  d'habitants  in- 
connus, ou  la  retraite  des  astres  pendant  le  jour,  ou  h 
couche  lointaine  de  la  jeune  Aurore,  ou  le  sommeil  mys- 
térieux de  la  plus  grande  planète  pendant  la  nuit?  Voflà 
qu'ils  se  sont' évanouis  tout  d'im  coup,  et  le  monde  est 
représenté  sur  un  bout  de  papier  ;   voilà  que  tout  devient 


(1)  l'ante. 

(2)  Pétrarque. 

(3)  Christophe  Colomb. 


26  GIACOMÛ     LEOPAEDI 

semblable,  et  le  néant  seiil  s'accroît  par  nos  découvertes. 
La  vérité  est  à  peine  atteinte  que  tu  nous  es  défendue,  ô 
chère  imagination;  notre  esprit  s'éloigne  de  toi  pour  l'éter- 
nité ;  les  années  nous  soustraient  à  ton  magique  pouvoir 
d'autrefois,  et  la  consolation  de  nos  peines  a  péri. 

Tu  naissais  cependant  aux  douces  rêveries,  et  le  soleil 
des  premiers  jours  resplendissait  à  ta  vue,  chantre  char- 
mant des  armes  et  des  amours  (1)  qui  remplissaient  la  vie 
d'heureuses  erreurs  en  un  temps  bien  moins  triste  que  le 
nôtre  :  tu  fus  le  nouvel  espoir  de  l'Italie.  0  tours,  ô 
cloîtres,  ô  dames,  ô  cavaliers,  ô  jardins,  ô  palais  !  en 
songeant  à  vous,  mon  esprit  s'égare  en  mille  pensées 
joyeuses.  La  vie  humaine  n'était  remplie  alors  que  de 
chimères,  de  belles  légendes  et  de  vagues  aspirations  :  main- 
tenant nous  les  avons  chassées  loin  de  nous.  Et  que  nous 
reste-t-il,  à  présent  que  les  choses  sont  dépouillées  d^  leur 
verte  parure?  Nous  ne  voyons  plus  qu'une  chose  certaine, 
c'est  que  tout  est  vain,  hormis  la  douleur. 

0  Torquato,  ô  Torquato,  le  ciel  nous  réservait  alors  ta 
grande  âme  ;  à  toi  il  ne  réservait  que  les  larmes.  0  infor- 
tuné Torquato  !  Ton  doux  chant  ne  réussit  pas  à  te  con- 
soler, ni  à  fondre  la  glace  dans  laquelle  la  haine  et  la  basse 
en\de  de  la  foule  et  des  tyrans  avaient  emprisonné  ton  âme 
qui  était  si  ardente.  L'amour,  l'amour,  ce  dernier  leurre  de 
notre  vie,  t'abandonnait.  Le  néant  te  parut  une  ombre 
réelle  et  solide,  et  le  monde  une  plage  inhabitée.  Au  tardif 
honneur  tes  yeux  ne  se  rouvrirent  point  :  ton  heure  suprême 
te  fut  une  grâce  et  non  un  malheur.  Celui  qui  a  connu  nos 
maux  demande  la  Mort,  et  non  des  couronnes. 

Eeviens,  reviens  parmi  nous,  lève-toi  de  ton  tombeau 
muet  et  désolé,  si  tu  es  désireux  de  souffrir,  ô  lamentable 
exemple  d'infortune.  Notre  vie  qui  te  paraissait  déjà  bien 
triste  et  bien  horrible  est  devenue  pire  aujourd'hui.  0 
ami,  qui  te  plaindrait,  puisque  si  ce  n'est  à  soi-même,  nul 
ne  songe  à   rien  ?   Qui   ne  taxerait  d'insensée  ta   mortelle 


0)  Ariost» 


tristesse,  puisque  de  nos  jours  tout  ce  qui  est  grand  et  rare 
est  traité  de  folie;  puisque  ce  n'est  plus  l'envie,  mais  la 
plus  cruelle  indifférence  qui  s'attaque  aux  grands  hommes? 
Ou  qui  donc  t'apprêterait  le  laurier  une  seconde  fois, 
puisque  les  chiffres  sont  maintenant  plus  écoutés  que  les 
vers? 

i)epuis  ta  mort  jusqu'à  cette  heure,  ô  malheureux  génie, 
aucun  homme  digne  du  renom  italien  n'a  surgi,  sauï  un 
seul,  le  seul  qui  valut  mieux  que  sa  lâche  époque  ;  c'est  ce 
farouche  Allobroge  (1),  qui  dut  au  ciel  et  non  à  cette  terre 
épuisée  et  stérile  la  mâle  vertu  qu'il  portait  en  son  cœur  ; 
grâce  à  elle,  sans  pouvoir,  sans  armes  (mémorable  audace  !) 
il  fit  sur  la  scène  la  guerre  aux  tyrans:  qu'au  moins  cette 
guerre  sans  suite  soit  tolérée,  et  qu'on  laisse  ce  champ  libre 
aux  colères  impuissantes  du  monde.  Lui  le  premier  et  seul, 
il  descendit  dans  l'arène  et  nul  ne  le  suivit,  car  l'oisiveté  et 
le.stupide  silence  passent  avant  tout  à  présent  parmi  nous. 

Sa  vie  entière  s'écoula  sans  tache  mais  dédaigneuse  et 
frémissante,  et  la  mort  le  préserva  de  voir  pis  encore.  0 
mon  Vittorio,  cette  époque  ni  ce  sol  n'étaient  point  faits 
pour  toi.  D'autres  temps  et  un  autre  lieu  conviennent  aux 
génies  élevés.  Maintenant  nous  vivons  comblés  de  repos 
et  commandés  par  la  médiocrité;  le  sage  est  descendu,  et  la 
foule  est  montée  à  un  seul  et  même  niveau  qui  domine  le 
monde.  0  illustre  avant-coureur,  continue  ton  œuvre;  ré- 
veille les  morts,  puisque  les  vivants  dorment;  ranime  les 
voix  éteintes  des  antiques  héros,  tant  qu'à  la  fin  ce  siè- 
cle de  fange  ou  aspire  à  la  vie  et  se  lève  pour  des  faits 
illustres,  ou  rougisse  de  honte. 

(1820) 


GONZALVE 

Proche  du  terme  de  son  séjour  sur  terre,  Gonzalve  était 
gisant  :  dédaigneux  autrefois  de  sa  destinée,  il  ne  l'était 
déjà  plus  maintenant  que  parvenu  au  milieu  de  son  cin- 


(1)  Vittorio  A'fieri. 


28  GIACOMO    LEOPAEDI  • 

quième  lustre,  la  mort  tant  souhaitée  était  suspendue  sur 
sa  tête.  Depuis  longtemps  il  était  étendu  ainsi  sur  sa 
couche  funèbre,  abandonné  de  ses  plus  chers  amis  :  car  en 
»  ce  monde,  à  la  longue,  aucun  ami  ne  reste  à  celui  qui  est 
las  de  la  terre.  Cependant,  près  de"  lui,  amenée  par  la  pitié 
pour  consoler  sa  solitude,  se  tenait  celle  qui  seule  et  toujours 
occupait  sa  pensée,  Elvire,  célèbre  par  sa  beauté  divine  ; 
consciente  de  son  pouvoir,  elle  savait  qu'un  regard  enjoȎ, 
une  parole  empreinte  de  quelque  douceur  repassée  mille  et 
mille  fois  dans  la  mémoire  fidèle  de  Gonzalve  servaient 
de  soutien  et  d'aliment  à  son  amant  infortuné.  Cependant, 
elle  n'avait  jamais  entendu  de  lui  aucune  parole  d'amour. 
Dans  cette  âme,,  une  crainte  souveraine  avait  toujours  été 
plus  forte  que  la  passion.  C'est  ainsi  que  trop  d'amour 
l'avait  rendu  esclave  et  enfant. 

iNlais  à  la  fin,  la  mort  rompit  le  lien  qui  depuis  si 
longtemps  retenait  ses  paroles.  Sentant,  à  des  signes 
certains,  l'approche  du  jour  de  délivrance,  comme  elle  allait 
partir,  il  la  prit  par  la  main,  et  serrant  cette  blanche 
main,  il  dit:  «  Tu  pars,  et  l'heure  te  presse  désormais. 
Elvire, -adieu.  Je  ne  te  verrai  pas,  je  crois,  une  seconde 
fois.  Or  donc  adieu.  Je  te  donne  pour  tes  soins  les  plus 
grands  remerciements  que  je  puisse  t' exprimer  par  mes 
lèvres.  Celui  qui  le  peut  te  récompensera,  si  le  ciel  donne 
une  récompense  à  la  pitié.  »  La  belle  enfant  pâlissait,  et 
sa  poitrine  haletait  en  entendant  ces  mots,  car  le  cœur 
humain  se  serre  toujours  douToureusement,  encore  que  ce 
soit  un  étranger  qui  nous  quitte  et  nous  dise  adieu  pour 
toujours.  Et  elle  voulait  démentir  le  moribond  en  lui  dis- 
simulant l'imminence  du  trépas.  Mais  il  prévint  ses  pa 
rôles  et  ajouta  :  «  Désirée  et  bien  implorée,  comme  tu  le 
sais,  la  mort  \àent  à  moi  et  ne  m'effraie  point  :  ce  jour 
funèbre  m'apparaît  joyeux.  Il  m'est  pénible,  il  est  vrai, 
de  te  perdre  pour  toujours.  Hélas  !  je  te  quitte  à  jamais. 
Mon  coeur  se  brise  en  te  parlant  ainsi.  Je  ne  verrai  plus 
tes  yeux,  je  n'entendrai  plus  ta  voix  1  Mais,  dis-moi  :  avant 
de  nous  séparer  pour  l'éternité,  Elvire,  ne  voudras-tu  pas 
me  donner  un  baiser?  un  seul  baiser  dans  toute  ma  vie? 
A   celui  qui   meurt,   on   ne  refuse  pas  la   grâce  qu'il  de- 


GONZALVE  29 

mande.  Et  puis  je  ne  pourrai  pas  me  vanter  de  cette 
faveur,  moi  qui  suis  si  près  de  mourir  et  à  qui  une  main 
étrangère,  aujourd'hui,  dans  peu  d'instants,  va  clore  à 
jamais  les  lèvres.  »  11  dit  cela  avec  un  soupir,  et,  tout  en 
suppliant,  posa  'ses  lèvres  froides  sur  la  main  adorée. 

La  belle  enfant  resta  irrésolue  et  dans  une  attitude  pen- 
sive ;  elle  tenait  son  regard,  étincelant  de  mille  caresses, 
fixé  sur  celui  du  malheureux,  oîi  brillait  une  larme  su- 
prême. Elle  n'eut  pas  la  force  de  repousser  cette  prière  et 
d'assombrir  par  un  refus  ce  triste  adieu;  mais  elle  fut 
vaincue  par  la  Ôomp^ssion  que  lui  inspirait  cet  ardent 
amour.  Et  ce  visage  céleste,  cette  bouche  naguère  si  dé- 
sirée et  pendant  tant  d'années  objet  de  rêves  et  de  soupirs, 
elle  les  approcha  doucement  du  visage  désolé  et  pâli  par 
la  douleur  mortelle,  et,  tout  attendrie,  et  avec  la  marque 
d'une  profonde  pitié,  elle  imprima  plusieurs  et  plusieurs 
baisers  sur  les  lèvres  convulsées  de  l'amant  tremblant  et 
ravi.  -• 

Que  devins-tu  alors?  Comment  apparurent  à  tes  yeux 
la  vie,  la  mort,  le  malheur,  ô  Gonzalve  expirant?  Il  tenait 
encore  la  main  de  son  Elvire  adorée,  il  la  plaça  sur  son 
cœur  qui  battait  des  dernières  "palpitations  de  la  mort  et 
Je  l'amour  :  —  «  Oh  !  dit-il,  Elvire,  mon  Elvire,  suis-je 
bien  encore  sur  terre  ?  Ces  lèvres  étaient-elles  bien  tes 
lèvres,  et  est-ce  bien  ta  main  que  je  serre?  Ah!  il  me 
semble  que  c'est  une  vision  de  trépassé,  un  songe,  ou  une 
chose  incroyable.  Ah  !  combien,  Elvire,  combien  je  suis 
redevable  à  la  mort  !  A  aucun  moment  mon  amour  ne  te 
fut  caché,  ni  à  toi  ni  à  personne  :  car  le  véritable  amour 
se  trahit  vite  en  ce  monde.  Il  te  fut  assez  révélé  par  mes 
actes,  par  mon  visage  égaré,  par  mes  regards,  mais  non 
par  mes  paroles.  La  passion  infinie  qui  gouverne  mon 
cœur  serait  encore  muette  à  jamais,  si  la  mort  ne  l'avait 
enhardie.  Maintenant  je  mourrai  content  de  ma  destinée, 
et  jç  ne  me  plains  plus  d'avoir  ouvert  les  yeux  à  la 
lumière.  Je  n'ai  pas  vécu  en  vain,  puisqu'il  m'a  été  donné 
dappuyer  ma  bouche  sur  cette  bouche.  Que  dis-je?  J'estime 
mon  sort  heureux.  Le  monde  recèle  deux  choses  sublimes  : 


30  GIACOMO    LEOPARDI       ' 

l'amour  et  la  mort.  .A  l'une,  le  ciel  me  conduit  à  la  fleur 
de  l'âge;  quant  à  l'autre,  elle  a  presque  comblé  mes  vœux. 
Ah  !  si  une  fois,  une  seule  fois  tu  avais  apaisé  et  satisfait 
mon  long  amour,  la  terre  serait  devenue  pour  toujours  un 
paradis  à  mes  yeux  transformés.  Même  la  vieillesse, .  la 
vieillesse  abhorrée,  je  l'aurais  soufferte  d'un  cœur  tran- 
quille, car,  pour  la  supporter,  il  m'aurait  toujours  suffi 
de  me  rappeller  un  seul  instant  et  de  me  dire  :  J,'ai  été 
heureux  plus  que  tous  les  heureux.  Mais,  hélas  !  le  ciel 
n"  accorde  pas  une  aussi  grande  félicité  à  la  nature  ter- 
restre. Il  ne^nous  est  pas  donné  d'aimer  si  profondément 
et  de  goûter  le  bonheur.  Oh  !  c'est  bien  volontiers  qu'au 
sortir  de  tes  bras,  je  me  serais  livré  au  fouet  du  bourreau, 
au  supplice  de  la  roue,  au  bûcher,  et  que  je  serais  des- 
cendu dans  les  abîmes  éternels  et  redoutés. 

«  0  Elvire,  Elvire  !  Oh  !  heureux,  oh  !  plus  fortuné  que 
les  immortels,  celui  à  qui  tu  montres  ton  sourire  d'amour  ! 
Heureux  celui  qui,  après  cela,  répandrait  son  sang  et  pour- 
rait sacrifier  sa  vie  pour  toi  !  Il  est  permis,  il  est  permis 
au  mortel  (et  ce  n'est  plus  un  songe,  comme  je  l'ai  cru 
longtemps),  ah!  il  est  permis  de  goût-er  le  bonheur  sur 
terre.  Cela,  je  ne  l'ignore  plus  depuis  le  jour  où  je  t'ai 
longuement  contemplée,  et  c'est  en  mourant  que  je  m'en 
rends  bien  compte.  Et  cependant,  ce  jour,  ce  jour  cruel, 
je  n'ai  jamais  pu  le  maudire  d'un  cœur  assuré,  même  au 
milieu  de  tant  de  chagrins. 

(c  Maintenant,  vis  heureuse  et  embellis  le  monde  de  ta 
présence,  mon  Elvire.  Personne  ne  t'aimera  autant  que 
je  t'ai  aimée.  Un  semblable  amour  ne  renaît  pas  une  se- 
conde fois.  Combien,  ah  !  combien  pendant  ces  longues 
années,  Gonzalve  t'a  appelée,  regrettée,  et  pleurée  !  Comme 
le  nom  d'Elvire  me  glaçait  le  cœur  et  me  faisait  pâlir; 
comme  il  m' arrivait  de  trembler  en  franchissant  l'âpre 
seuil  de  ta  demeure  à  cette  voix  angélique,  à  l'aspect  de 
ce  visage,  moi  qui  ne  tremble  point  devant  la  mort  !  Mais 
le  souffle  et  la  vie  vont  me  manquer  pour  parler  d'amour. 
Le  temps  est  passé,  et  il  ne  m'est  pas  donné  de  rappeler 
ce   jour.    Elvire,    adieu.    Avec  l'étincelle  de  vie,   ta   chère 


POUR     LES    NOCES    DE    MA    SŒUR     PAULINE  31 

image  s'éloigne  enfin  de  mon  cœur.  Adieu  !  Si  cette  af- 
fection ne  t'a  pas  été  importune,  sur  mon  cercueil,  demain, 
à  la  tombée  de  la  nuit,  jette  un  soupir.  » 

Il  se  tut.  Et  bientôt  le  souffle  lui  manqua  avec  la  voix. 
Et  avant  que  le-  soir  fût  venu,  son  premier  jour  de 
bonheur  s'éteignait  avec  son  dernier  regard. 

(1821) 


POUR  LES  NOCES  DE  MA  SŒUR  PAULINE 

Puisque  tu  quittes  la  ville  natale  et  son  silence,  les 
fantômes  heureux  et  les  illusions  du  premier  âge,  don 
céleste  qui  embellit  à  t-es  yeux  ce  lieu  solitaire,  puisque 
la  destinée  t'entraîne -dans  la  poussière  et  dans  le  bruit  de 
la  vie,  tu  vas  connaître,  ô  ma  sœur,  le  siècle  d'opprobre 
que  le  ciel  crîiel  nous  a  réservé,  et  c'est  en  des  temps  de 
tristesse  et  de  deuil  que  tu  vas  accroître  la  malheureuse 
famille  de  la  malheureuse  Italie.  Fais  pour  tes  enfants 
provision  d'exemples  courageux.  Le  sort  impitoyable  refuse 
une  atmosphère  respirable  à  l'humaine  vertu  et  ne  permet 
pas    qu'une   âme   pure   demeure   dans    une   poitrine    frêle. 

Tes  fils  ne  pourront  être  que  lâches  ou  malheureux. 
Choisis-les  malheureux.  Nos  mœurs  corrompues  ont 
creusé  un  immense  abîme  entre  la  fortune  et  le  courage. 
Hélas  !  ce  n'est  que  trop  tard,  quand  le  voile  du  soir 
tombe  sur  les  choses  humaines,  que  celui  qui  naît  de  nos 
jours  acquiert  les  facultés  d'action  et  de  sentiment.  Que 
le  ciel  en  ait  soin.  Mais  toi,  aie  surtout  à  cœur  que  tes 
enfants  ne  deviennent,  en  grandissant,  ni  les  favoris  de 
la  fortune  ni  les  jouets  de  la  crainte  vile  ou  de  l'espérance. 
C'est  ainsi  que  vous  serez  proclamés  heureux  dans  les  âges 
futurs,  puisque  (exécrable  coutume  d'une  race  lâche  et 
hypocrite)  nous  méprisons  la  vertu  vivante  et  nous  la  cé- 
lébrons morte. 

Femmes,  la  patrie  n'attend  pas  peu  de  vous,  et  ce  n'est 
point  pour  la  perte  et  la  honte  de  l'espèce  humaine  qu'il 


32  GIACOMO    LEOPABDI 

* 

a  été  donné  aux  doux  rayons  de  vos  yeux  de  dompter  le 
fer  et  le  feu.  C'est  à  votre  gré  que  l'homme  sage  et  fort 
agit  et  pense,  et  tout  ce  que  le  jour  embrasse  dans  le 
parcours  de  son  char  divin  s'incline  devant  vous.  C'est  à 
vous  que  je  demande  compte  de  notre  époque.  La  sainte 
flamme  de  la  jeimesse  s'éteint-elle  donc  par  votre  aaain  ? 
Est-ce  donc  par  vous  que  notre  flature  s'est  épuisée  et 
anéantie?  Et  si  les  intelligences  s'engourdissent,  si  les  vo- 
lontés se  dégradent,  si  la  valeur  native  a  perdu  ses  nerfs 
et  sa  chair,  est-ce  par  votre  faute? 

L'amour,  à  qui  sait  l'estimer,  est  un  aiguillon  qui  conduit 
aux  hautes  actions,  et  la  beauté  inspire  les  nobles  sen- 
timents. Il  a  l'âme  vide  d'amour  celui  dont  le  cœur  ne 
tressaille  pas  d'allégresse  quand  les  vents  entrent  en  lutte, 
quand  l'Olympe  assemble  les  ruagds  et  que  le  déchaî- 
nement de  la  tempête  ébranle  les  montagnes.  0  épouses, 
ô  jeunes  vierges,  que  celui  qui  fuit  les-  dangers,  que  celui 
qui  est  indigne  de  la  patrie  et  qui  a  placé  sur  de  vils 
objets  ses  aspirations  et  ses  affections  vulgaires,  ne  vous 
inspire  que  haine  et  mépris,  si,  dans  vos  cœurs  de  femmes, 
vous  brûlez  vraiment  d'amour  pour  des  hommes  et  non 
pour  des  créatures  efféminées. 

Craignez:  d'être  appelées  mères  d'enfants  pusillanimes. 
Que  vos  fils  s'accoutument  à  supporter  les  misères,  et  les 
larmes  de  la  vertu  ;  qu'ils  condamnent  et  méprisent  celui 
qui  honore  et  estime  ce  siècle  honteux.  Qu'ils  grandissent 
pour  la  patrie,  qu'ils  apprennent  les  faits  illustres  de  leurs 
aïeux  et  tout  ce  que  leur  doit  cette  terre.  Tels,  au  milieu 
des  souvenirs  et  de  la  renommée  des  antiques  héros,  les  fils 
de  Sparte  grandissaient  pour  la  gloire  de  la  Grèce,  jusqu'au 
jour  où  la  jeune  épouse  ceignait  la  fidèle  épée  au  côté  de 
son  époux  chéri,  et,  plus  tard,  déroulait  ses  noirs  cheveux 
sur  le  corps  inanimé  et  nu  du  guerrier,  quand  on  le  lui 
ramenait  étendu  sur   son  bouclier   sauvé. 

Virginie,  la  beauté  toute-puissante  de  ses  doigts  célestes 
flattait  ta  molle  jo«e,  et  le  maître  insensé  de  Borne  se 
désolait  de  tes  dédains  altiers.   Tu  étais  belle,  tu  étais  à 


A    UN    VAINQUEUR    DU   JEU   DE    PAUilE  33 

l'âge  qui  invite  aux  dotix  songes,  quand  la  brutale  épée 
de  ton  père  perça  ta  blanche  poitrine  et  que,  volontaire 
victime,  tu  descendis  dans  l'Erèbe.  «  Que  la  vieillesse  flé- 
trisse et  détruise  mes  membres,  ô  mon  père,  que  pour  moi 
s'apprête  la  tombe,  disais-tu,  plutôt  que  le  lit  impie  au 
tyran.  Et  si  Rome  peut  retrouver  la  vie  et  la  force  par 
ma  mort,  tue-moi  donc.   » 

0  généreuse  enfant,  encore  que  de  ton  temps  le  soleil 
resplendiît  d'un  plus  bel  éclat  qu'aujourd'hui,  elle  est 
pourtant  consolée  et  satisfaite  . -ette  tombe  que*  la  douce 
terre  natale  honore  de  ses  larmes.  Voici  qu'autour  de  ta 
noble  dépouille,  les  ascendants  de  Romulus  brûlent  d'une 
nouvelle  colère  ;  voici  que  le  tyran  se  couvre  les  cheveux 
de  poussière,  la  liberté  enflamme  les  cœurs  oublieux,  et 
sur  la  terre  domptée,  le  Mars  latin  campe  vaillamment  du 
pôle  ténébreux  jusqu'aux  contrées  torrides.  Ainsi  l'éter- 
nelle Rome,  ensevelie  dans  vm  pénible  repos,  est  une  seconde 
fois  ressuscitée  par  le  sort  d'une  femme. 

(Eté  1821) 


,  A  UN  VAINQUEUR  DU  JEU  DE  PAUME 

Noble  jeune  homme,  apprends  à  connaître  le  visage  et 
l'agréalale.  voix  de  la  gloire,  et  combien  la  vertu  laborieuse 
vaut  mieux  que  l'oisiveté  efféminée.  Applique-toi,  ap- 
plique-toi, magnanime  champion  (si  tu  veux  par  ta  vail- 
lance disputer  les  restes  de  ton  nom  au  torrent  rapide  des 
années),  applique-toi  et  élève  ton  cœur  vers  de  hautes 
aspirations.  C'est  toi  que  célèbrent  les  échos  de  l'arène  et 
du  cirque,  c'est  toi  que  la  faveur  populaire,  toute  frémis- 
sante, convie  à  des  exploits  illustres  ;  c'est  toi,  si  fier  de 
ta  jeunesse,  que  la  patrie  aimée  prépare  aujourd'hui  à  re- 
nouveler les  antiques  exemples. 

Il  ne  teignit  pas  sa  main  du  sang  barbare  à  Marathon, 
celui  qui  regardait  stupidement  les  athlètes  nus,  le  champ 
d'Elée  et  la  rude  palestre:  ni  la  palme  fortunée  ni  la  cou- 


34  GIACOMO    LEOPARDI 

ronne  ne  le  piquaient  d'émulationT  Et,  sans  doute,  il  avait 
lavé  dans  l'Alphée  la  crinière  poudreuse  et  les  flancs  de 
ses  cavales  ^àctorieuses,  celui  qui  entraîna  les  enseignes 
grecques  et  les  lances  grecques  au  milieu  des  bataillons 
des  Mèdes  pâles,  fugitifs  et  harassés  ;  et  alors,  du  sein  pro- 
fond de  l'Euphrate  et  de  son  rivage  asservi,  s'élevèrent  des 
cris  désespérés. 

• 

Appellera -t -on  vain  ce  qui  secoue  et  fait  jaillir  les 
étincelles  cachées  de  la  vertu  native  et  ravive  la  chaleur 
mourante  du  faible  souffle  \atal  dans  des  poitrines  malades? 
Mais  depuis  que  Phébus  fait  tourner  son  triste  char,  les 
œuvres  des  mortels  sont-elles  autre  chose  qu'un  jeu?  Et 
la  vérité  est-elle  moins  vaine  que  le  m-ensonge?  La  nature 
elle-même  nous  a  prêté  de  riantes  illusions  et  des  ombres 
heureuses;  et  là  où  une  coutum.e  même  insensée  n'a  pas 
entretenu  d'encourageantes  erreurs,  le  monde  a  quitté  les 
glorieuses  études  pour  une  oisiveté  obscure  et  stérile. 

Un  temps  viendra  peut-être  où  les  troupeaux  insulteront 
aux  ruines  des  monuments  italiens,  et  où  la  charrue  pas- 
sera sur  les  sept  collines  ;  et  peut-être,  avant  que  peu  de 
soleils  soient  révolus,  l'astucieux  renard  habitera  les  cités 
latines  et  de  sombres  forêts  murmureront  entre  leurs  hautes 
murailles,  si  les  destins  n'arrachent  pas  nos  esprits  per- 
vertis au  funeste  oubli  des  choses  de  la  patrie,  et  si  la 
i"uine  déjà  mûre  n'est  pas  détournée  de  nos  peuples  avilis 
par  le  ciel  devenu  favorable  au  souvenir  des  hauts  faits 
passés. 

Aie  regret,  ô  jeune  homme,  de  survivre  à  la  patrie  mal- 
heureuse. Tu  te  serais  rendu  illustre  pour  elle,  alors  que 
brillait  à  son  front  la  couronne  qui  lui  a  été  ravie  par 
notre  faute  et  par  le  destin.  Ces  temps  ne  sont  plus,  car 
nul  ne  s'honore  aujourd'hui  d'une  telle  mère.  Mais  pour 
toi-même,  élève  ton  âme  jusqu'au  ciel.  Notre  vie,  que 
vaut-elle  ?  Rien  que  le  mépris.  Elle  est  heureuse  alors  qu'en- 
tourée de  périls  elle  s'oublie  elle-même,  quand  elle  ne 
mesure  pas  les  ravages  des  heures  vermoulues  et  lentes. 


BRUTUS    LE    JEUNE  35 

et  n'en  écoute  pas  la  fuite;  elle  est  heureuse  alors  que 
le  pied  déjà  posé  sur  la  rive  léthéenne,  il  nous  semole  la 
revoir  plus  attrayante. 

(1821-22) 


BRUTUS  LE  JEUNE 

Quand,  terrassée,  la  valeur  italienne  tomba,  ruine  im- 
mense, dans  la  poussière  de  la  Thrace,  livrant  les  vallées  de 
la  verte  Hespérie  et  les  rivages  du  Tibre  au  piétinement  des 
chevaux  barbares  ;  quand,  du  fond  des  forêts  dénudées 
qv 'oppresse  l'Ourse  glacée,  le  destin  appela  les  armées  des 
Goths  à  renverser  les  illustres  murailles  romaines  ;  —  alors, 
tout  en  sueur  et  couvert  du  sang  de  ses  frères,  Brutus, 
par  la  nuit  noire,  en  un  lieu  solitaire,  déjà  résolu  à  mourir, 
accuse  les  dieux  inexorables  et  l'Averne,  et  de  ses  fiers 
accents  il  frappe  en  vain  les  airs  endormis. 

Sotte  vertu,  les  nuages  creux,  les  champs  peuplés  de 
fantômes  inquiets,  voilà  tes  enseignements,  et,  derrière  toi, 
marche  le  repentir.  Pour  vous,  dieux  de  marbre  (si  vous 
avez,  ô  dieux,  une  demeure  au  Phlégéton  ou  au-dessus  des 
nuages),  la  malheureuse  race  à  qui  vous  avez  demandé  des 
autels  est  un  jouet  et  une  dérision,  et  une  loi  trompeuse 
insulte  aux  mortels.  Donc.la  piété  terrestre  excite  à  ce  point 
les  haines  célestes  ?  Donc,  ce  sont  les  impies  que  tu  pro- 
tèges, ô  Jupiter?  Et  la  tempête  se  déchaine  dans  les  airs, 
et  quand  tu  lances  ta  foudre  rapide,  c'est  contre  les  hommes 
justes  et  pieux  que  tu  diriges  la  flamme  sacrée? 

Le  destin  invincible  et  la  nécessité  de  fer  oppriment  les 
faibles  esclaves  de  la  mort;  et  s'il  ne  peut  faire  cesser 
leurs  outrages,  le  vulgaire  se  résigne  aux  maux  néces- 
saires. Est-il  moins  dur  le  mal  qui  n'a  pas  de  remède?  Xe 
ressent-il  pas  la  douleur,  celui  qui  est  privé  d'espérance? 
C'est  une  guerre  mortelle,  éternelle,  ô  destin  indigne,  que 
te  fait  l'homme  brave  ;  il  ne  sait  pas  céder,  et  lorsque  la 
main    tyrannique    l'accable    victorieusement,    indompté,    il 


36  GIACOMO    LEOPARDI  • 

redresse  la  tête,  il  plonge  dans  son  sein  un   fer  amer  et 
sinistrement  sourit  aux  noires  ombres. 

Il  déplaît  aux  dieux,  celui  qui  violemment  fait  irruption 
dans  le  Tartare.  Un  si  grand  courage  ne  se  trouverait  pas 
dans  les  molles  poitrines  des  immortels.  Nos  souffrances, 
nos  âpres  infortunes  et  nos  malheureuses  passions  sont 
peut-être  un  spectacle  agréable  que  le  ciel  a  offert  à  ses 
loisirs.  Ce  n'est  pas  une  v^  de  douleurs  et  de  fautes,  mais 
une  vie  libre  et  pure  au  milieu  des  bois  que  la  nature 
nous  prescrivit,  elle  qui  fut  jadis  reine  et  déesse.  Main- 
tenant que  des  mœurs  impies  ont  chassé  les  temps  heureux 
de  son  empire  et  soumis  à  d'autres  lois  notre  chétive  exis- 
tence, quand  une  âme  virile  se  refuse  à  traîner  des  jours 
misérables,  la  nature  revient-elle  accuser  un  crime  qui 
n'est  pas  le  sien  ? 

Les  heureux  animaux  ignorent  leurs  fautes  et  leurs 
propres  maux,  une  vieillesse  sereine  les  amène  au  passage 
qu'ils  n'ont  pas  prévu.  Mais  si  la  douleur  leur  conseillait 
de  se  briser  le  front  contre  les  troncs  rudes  ou  de  se  pré- 
cipiter dans  le  vide  du  haut  d'un  rocher,  aucune  loi  se- 
crète, aucun  génie  ténébreux  ne  s'opposeraient  à  leur  morne 
désir.  C'est  à  vous,  parmi  tant  d'êtres  à  qui  le  ciel  donna 
la  vie,  et  à  vous  seuls  parmi  tous,  ô  fils  de  Prométhée,  que 
l'existence  est  devenue  odieuse;  et  si  le  lâche  destin  vous 
accable,  c'est  à  vous  seuls,  ô  malheureux,  que  Jupiter  in- 
terdit les  rivages  de  la  mort. 


Et  toi,  sur  cette  mer  que  rougit  notre  sang,  blanche 
lune,  »tu  te  lèves  et  tu  explores  la  nuit  inquiète  et  les 
plaines  funestes  à  la  valeur  ausonienne.  Le  vainqueur  foule 
aux  pieds  les  corps  de  ses  proches,  les  collines  frémissent  ; 
et  l'antique  Rome  tombe  du  faîte  de  sa  grandeur.  Et  tu 
restes  impassible  ?  Tu  as  vu  la  race  de  Lavinie  à  sa  nais- 
sance, et  les  années  heureuses  et  les  mémorables  lauriers, 
et  sur  les  Alpes  tu  répandras,  muette^  tes  immuables  rayons, 
quand  le  nom  italien  sera  esclave  et  que  cette  contrée  soli- 
taire résonnera  sous  le  pas  des  barbares. 


AU    PRINTEMPS  37 

Voici  que,  parmi  les  rochers  nus  ou  sur  les  rameaux 
verts,  la  bête  fauve  et  l'oiseau,  le  cœur  plein  de  leur  ha- 
bituel oubli,  ignorent  cette  ruine  profonde  et  les  destinées 
changeantes  du  monde;  et  comme  auparavant,  quand  le 
toit  du  paysan  industrieux  s'empourprera  par  l'aurore, 
l'oiseau  éveillera  les  vallées  de  son  chant  matinal,  et  à 
travers  les  rochers  la  bête  fauve  poursuivra  le  faible  peuple 
des  animaux  plus  petits.  0  destin  !  ô  race  vaine  !  nous 
sommes  la  partie  abjecte  des  choses  ;  ni  la  glèbe  imprégnée 
de  notre  sang  ni  les  antres  pleins  de  hurlements  n'ont  été 
troublés  par  notre  douleur,  et  l'infortune  de  l'homme  n'a 
pas  fait  pâlir  les  étoiles. 

Non,  au-moment  de  mourir,  ce  n'est  pas  moi  qui  invo- 
querai les  sourds  rois  de  l'Olympe  et  du  Cocyte,  ni  la 
terre  indigne,  ni  la  nuit,  ni  toi,  dernier  rayon  de  la  sombre 
mort,  ô  conscience  des  âges  futurs.  Une  ombre  irritée 
fut-elle  jamais  apaisée  par  des  sanglots,  flattée  par  des 
discours  ou  par  les  offrandes  d'une  vile  multitude?  Les 
temps  se  précipitent  vers  le  pire  ;  et  l'on  aurait  tort  de 
confier  à  nos  descendants  corrompus  l'honneur  des  âmes 
illustres  et  la  suprême  vengeance  des  malheureux.  Qu'autour 
de  moi  le  vorace  oiseau  noir  agite  ses  ailes.  Que  la  bête 
fauve  saisisse,  que  l'orage  disperse  ma  dépouille  ignorée, 
et  que  le  vent  emporte  mon  nom  et  ma  mémoire. 

(1821-22) 


AU  PEINTEMPS 

(ou    LES    FABLES    ANTIQUES) 

Puisque  le  soleil  répare  les  dégâts  du  ciel,  puisque  le 
zéphyr  ravive  l'air  impur,  met  en  fuite  et  disperse  les 
nuages  dont  l'ombre  lourde  s'abaisse,  que  les  oiseaux 
confient  au  vent  leur  frêle  poitrine,  et  qu'à  travers  les 
4Dois  qu'elle  pénètre  et  les  glaçons  qu'elle  dissout,  la  lumière 
du  jour  inspire  aux  animaux  troublés  un  nouveau  désir 
d'amour,    une    nouvelle    espérance,    peut-être    que   la    belle 


38  GIACOMO    LEOPAEDI  ^ 

5^ison  va  revenir  aussi  pour  les  âmes  humaines  fatiguées 
et  ensevelies  dans  la  douleur,  que  les  infortunes  et  le  morne 
éclat  de  la  vérité  ont  consumées  avant  le  temps  ?  Les  rayons 
de  Phébus  ne  sont  donc  pas  à  tout  jamais  obscurcis  et 
éteints  pour  les  malheureux?  Et  tu  inspires  et  tu  tentes 
encore,  printemps  embaumé,  ce  cœur  glacé,  ce  cœur  qui 
apprend  à  connaître  l'amère  vieillesse  dans  la  fleur  de  ses 


Es-tu  vivante,  es-tu  \ivante,  ô  sainte  nature?  Es-tu 
vivante,  et  est-ce  bien  le  son  de  ta  voix  maternelle  qui 
parvient  à  mon  oreille  étonnée?  Jadis  les  rivages  furent  le 
séjour,  le  paisible  séjour  des  blanches  nymphes,  et  les 
claires  fontaines  furent  leur  miroir.  Des  danses  mysté- 
rieuses d'êtres  immortels  ébranlèrent  les  cimes  escarpées  et 
les  âpres  forêts  (aujourd'hui  retraite  solitaire  des  vents), 
et  le  berger  qui,  à  l'ombre  incertaine  de  midi,  menait  ses 
agneaux  altérés  au  bord  fleuri  des  fleuves,  entendit  le  long 
des  rives  résonner  le  chant  mélodieux  des  Pans  agrestes  ; 
il  vit  trembler  l'onde  et  s'étonna  parce  que,  invisible  à  ses 
regards,  la  déesse  qui  porte  le  carquois  descendait  dans  les 
flots  tièdes  et  lavait  ses  bras  neigeux  et  son  flanc  virginal 
de  l'impure  poussière  de  la  chasse  sanglante. 

Oui,  un  jour  les  fleurs  et, l'herbe  étaient  vivantes,  les 
bois  étaient  \'ivants.  Les  molles  brises,  les  nuages  et  la 
lampe  titanienne  connurent  la  race  humaine  au  temps  où 
sur  les  plages  et  les  collines,  ô  lumière  de  Cypris,  dans  la 
nuit  déserte,  le  voyageur  te  suivait,  les  yeux  fixés  sur  toi, 
s'imaginant  que  tu  l'accompagnais  dans  sa  route  et  que  tu 
songeais  aux  mortels.  Que,  si  fuyant  les  impures  liaisons 
des  villes,  les  fatales  colères  et  les  hontes,  l'homme 
heurtait  sa  poitrine  aux  troncs  hérissés  d'arbres  perdus  au 
fond  des  bois,  il  croyait  qu'une  flamme  vivante  animait  les 
veines  pâles  de  l'arbre,  que  les  feuilles  respiraient,  que 
Daphnis  et  la  trist-e  Philis  palpitaient  secrètement  dans 
une  douloureuse  étreinte,  ou  que  la  race  désolée  de  Climène 
pleurait  celui  que  le  soleil  noya  dans  TEridan. 

Et  vous,  durs  rochers,  les  lugubres  accents  de  la  douleur 
humaine  ne  laissaient  pas  de  vous  émouvoir,  quand  Écho 


AU     PRINTEMPS  59 

solitaire  habitait  vos  redoutables  cavernes,  Echo  qui  n'était 
pas  un  vain  mensonge  des  airs,  mais  l'àme  malheureuse 
d'une  nymphe,  qu'un  fimeste  amour  et  un  cruel  destin 
avaient  chassée  de  son  corps  délicat.  Par  les  grottes,  par 
les  écueils  nus  et  les  abris  désolés,  elle  enseignait  à  la 
voûte  du  ciel  no's  angoisses  qu'elle  n'ignorait  pas  et  nos 
plaintes  profondes  et  entrecoupées.  Et  toi,  la  renommée  te 
prête  la  connaissance  des  aventures  humaines,  mélodieux 
oiseau  qui  dans  le  bois  touffu  viens  maintenant  chanter 
l'année  renaissante  et  te  lamenter  dans  la  profonde  paix 
des  champs,  évoquant  dans  l'air  silencieux  de  la  nuit,  d  an- 
tiques malheurs  et  un  criminel  affront  qui  ont  fait  pâlir  le 
jour  de  colère   et  de  pitié. 

Mais  ta  race  n'est  point  parente  de  la  nôtre  ;  tes  modu- 
lations variées,  la  douleur  ne  les  inspire  pas  ;  tu  n'es  point 
coupable  et  tu  nous  es  bien  moins  cher  dans  la  sombre 
vallée  qui  te  cache.  Hélas  !  hélas  !  puisque  vides  sont  les 
demeures  de  l'Olympe  et  aveugle  le  tonnerre  qui,  eo-rant 
parmi  les  noires  nuées  et  les  montagnes,  frappe  également 
d'une  froide  terreur  les  cœurs  injustes  et  les  cœurs  in- 
nocents ;  et  puisque  la  terre  natale  est  étrangère  à  ses 
enfants  et  ignore  quelles  âmes  contristées  elle  porte,  toi 
du  moins,  ô  belle  nature,  écoute  les  soucis  douloureux  et 
les  destinées  indignes  des  mortels,  et  rends  à  mon  esprit  sa 
flamme  antique  ;  si  tu  vis  toutefois,  et  si  dans  le  ciel,  sur 
la  terre  éclairée  par  le  soleil  ou  au  sein  des  eaux,  réside 
quelque  pouvoir,  —  qui  nous  soit  pitoyable,  non  !  mais  à 
qui  nous  servions  de  spectacle  au  moins. 

(1821-22) 


DERNIER  CHANT  DE  SAPHO 

Nuit  paisible,  chaste  rayon  de  la  lune  qui  sé^  couche, 
et  toi,  messager  du  jour  qui  te  lèves  parmi  la  forêt  muette, 
au-dessus  des  rochers,  ô  aspects  qui  furent  charmants  et 
chers  à  mes  yeux  tant  que  les  Erinnyes  et  la  Destinée 
m'étaient  inconnues,     maintenant     votre     douce  vision  ne 

5 


40  GIACOMO    LEOPARDI 

sourit  plus  à  des  passions  sans  espoir.  La  joie  que  nous 
avons  perdue  se  ravive  quand  le  flot  poudreux  des  Notus 
roule  par  l'air  limpide  et  les  campagnes  frémissantes,  et 
quand  le  char,  le  lourd  char  de  Jupiter,  tonnant  au-dessus 
de  nos  têtes,  déchire  le  ciel  ténébreux.  Nous,  il  nous  plaît, 
à  travers  les  rochers  et  les  vallées  profondes,  de  nous 
plonger  dans  la  tourmente,  de  voir  la  vaste  fuite  des 
troupeaux  éperdus,  ou  d'entendre  le  bruit  du  fleuve  profond 
contre  la  rive  indistincte  et  de  contempler  la  victorieuse 
colère  de  l'onde. 

Il  est  superbe  ton  manteau,  ô  ciel  divin,  et  tu  es  belle, 
terre  couverte  de  rosée.  Hélas  !  de  cette  beauté  infinie,  les 
dieux  et  le  sort  impie  n'ont  rien  accordé  en  partage  à  l'in- 
fortunée Sapho.  Habitante  vile  et  importune  de  tes  su- 
perbes royaumes,  ô  Nature,  et  amante  méprisée,  vers  tes 
formes  charmantes  c'est  en  vain  que,  suppliante,  je  tourne 
mon  cœur  et  mes  yeux.  Ce  n'est  pas  à  moi  que  sourit  le 
rivage  ensoleillé  ni  la  clarté  matinale  qui  rayonne  de  la 
porte  éthérée;  ce  n'est  pas  moi  que  salue  le  chant  des 
oiseaux  aux  mille  coulsurs,  ni  le  murmure  des  hêtres  ;  et  si, 
à  l'ombre  des  saules  inclinés,  un  pur  ruisseau  déroule  ses 
eaux  cristallines,  à  peine  mon  pied  glissant  s'y  est-il  posé, 
qu'aussitôt  ses  ondes  mouvantes  se  retirent  avec  dédafn, 
se  dérobent  et  pressent  dans  leur  fuite  ses  rives  embau- 
mées. 

Quelle  faute,  quel  crime  infâme  m'ont  donc  souillée  avant 
ma  naissance,  pour  que  le  ciel  et  la  fortune  me  montrent 
un  \àsage  si  farouche  ?  En  quoi  ai-je  péché  toute  enfan't, 
à  l'âge  où  l'on  ne  soupçonne  point  le  mal,  pour  qu'ensuite, 
sans  jeunesse,  sans  fleur,  la  forte  trame  de  ma  vie  se 
déroulât  ainsi  au  fuseau  de  la  Parque  inflexible  ?  Mais  ta 
lèvre  répand  d'imprudentes  paroles  :  un  dessein  obscur  pré- 
side aux  événements  que  nous  réserve  la  destinée.  Tout  est 
mystère,  excepté  notre  douleur.  Race  délaissée,  nous  nais- 
sons pour  les  larmes,  et  la  raison  en  repose  au  sein  des 
dieux.  0  rêves,  ô  espérances  des  plus  vertes  années  !  Le 
Père  a  donné  aux  apparences,  aux  séduisantes  apparences, 
une   éternelle    puis.sance    dans   le    monde,    et    ni   de   viriles 


HYMNE    AUX    PATRIARCHES  41 

entreprises,  ni  une  lyre,  ni  un  chant  savant  ne  peuvent 
faire  briller  la  vertu  sous  une  enveloppe  dépourvue  d"'or- 
nejnents. 

Nous  mourrons.  Sa  dépouille  indigne  rendue  à  la  terre, 
l'âme  se  réfugiera  nue  aux  Enfers  et  ira  réparer  la  faute 
cruelle  de  l'aveugle  dispensateur  des  événements.  Et  toi,  à 
qui  m'attachèrent  en  vain  un  long  amour,  une  longue  fidé- 
lité et  l'inutile  transport  d'un  implacable  désir,  vis  heureux, 
si  jamais  un  être  mortel  vécut  heureux  sur  terre.  Jupiter 
ne  m'a  pas  prodigué  la  douce  liqueur  de  l'avare  tonneau, 
après  qu'eurent  péri  les  illusions  et  le  rêve  de  mon  enfance. 
Les  jours  les  plus  joyeux  de  notre  vie  s'envolent  les  pre- 
mier^. Surviennent  alors  la  maladie,  la  vieillesse  et 
l'ombre  glacée  de  la  mort.  Voici  que,  de  tant  de  palmes 
espérées  et  de  charmantes  illusions,  il  me  reste  le  Tartare; 
et  mon  vaillant  génie  est  voué  à  la  déesse  infernale,  à  la 
nuit  noire  et  à  la  rive  silencieuse. 

(1821-22) 


HYMNE  AUX  PATEIARCHES 

(ou  DES   COMMENCEMENTS   DU   GENRE   HUMAIN) 

Et  vous,  pères  illustres  de  la  race  humaine,  le  chant  de 
vos  fils  affligés  redira  vos  louanges  ;  vous  fûtes  bien  plus 
chers  que  nous  à  l'éternel  créateur  des  astres,  et  vous 
vîntes  à  la  lumière  avec  bien  moins  de  sujets  de  larmes 
que  nous.  Ces  maux  irrémédiables  du  malheureux  mortel 
qui  naît  pour  les  larmes  et  trouve  la  tombe  ténébreuse  et 
l'heure  suprême  plus  douces  que  la  lumière  éthérée,  non, 
ni  la  pitié  ni  la  juste  loi  du  ciel  ne  les  lui  ont  imposés. 
Et  si  une  antique  légende  parle  de  votre  ancienne  faute 
qui  livra  l'espèce  humaine  au  pouvoir  tyrannique  de  la 
maladie  et  de  la  souffrance,  ce  sont  d'autres  crimes  plus 
cruels  de  vos  fils,  c'est  leur  génie  inquiet  et  leur  dém^ence 
plus  grande  qui  ont  armé  contre  nous  T  Olympe  offensé  et 
la   rude  main  de  la  nature  qui  nous  nourrit.   Depuis   lors 


42  GIACOMO     LEOPARDI 

la  vie  nous  est  devenue  à  charge,  la  fécondité  du  sein 
maternel  a  été  maudite,  et  les  fureurs  de  TErèbe  désolé 
ont  envahi  la  terre. 

Toi  le  prei^iier  (1),  ô  chef  antique  et  père  de  la  famille 
himiaine,  tu  contemplas  le  jour,  les  lueurs  empourprées 
des  sphères  tournantes,  les  nouveaux  hôtes  des  champs  et 
la  brise  errante  à  travers  les  jeunes  prairies.  Alors  les 
torrents  des  Alpes,  se  précipitant  parmi  les  rochers  et  les 
vallées  désertes,  les  frai)paient  d'un  bruit  qui  n*a^*ait  pas 
encore  été  entendu  ;  alors  une  paix  inconnue  régnait  sur 
les  emplacements, futurs  de  nations  fameuses  et  de  cités 
bruyantes;  et  sur  les  collines  non  labourées,  montait,  seul 
et  muet,  le  rayon  brûlant  de  Phébus  auquel  succédait  la 
lune  dorée.  Oh  !  que  tu  étais  heureuse,  terre  déserte,  dans 
ton  ignorance  du  mal  et  des  lugubres  événements  I  Oh  ! 
que  de  soufirances,  père  infortuné,  les  destins  préparaient 
à  ta  descendance,  et  quelle  suite  infinie  damères  épreuves  ! 
A'^oici  qu'emporté  par  une  luieur  nouvelle,  un  frère  souille 
de  sang  et  de  meurtre  des  campagnes  encore  stériles,  ei 
que  le  divin  éther  apprend  à  connaître  les  ailes  horribles 
de  la  mort. 

Tremblant,  errant,  le  fratricide,  fuyant  les  ombres  soli- 
taires et  la  secrète  colère  des  vents  dans  les  forêts  pro- 
fondes, élève,  le  premier,  les  toits  des  villes,  séjour  et 
royaume  des  soucis  rongeurs;  et  c'est  le  remords  déses- 
péré, livide,  haletant,  qui,  Je  premier,  rapproche  et  réunit 
les  aveugles  mortels  sous  des  abris  communs.  Depuis  lors, 
la  main  malhonnête  s'est  refusée  à  conduire  la  charrue' 
recourbée,  les  durs  labeurs  des  champs  ont  été  tenus  pour 
vils,  r oisiveté  a  habité  les  demeures  criminelles,  la  vigueur 
native  s'est  éteinte  dans  les  corps  inertes,  les  âmes  sont 
tombées  dans  l'indolence  et  la  torpeur,  et  la  servitude, 
suprême  malheur,  s'est  emparée  de  ces  faibles  vies  hu- 
maines. 

Et  toi  (2).  qui  sauvas  ta  race  inique  des  colères  célestes 
et  des  flots  de  la  mer  mugissant  jusque  sur  les  cimes  nua- 


(1)  Adam. 
{2)  Nf>é. 


HYMNE     AVX     rATRIARCHKS  43 

• 

geuses.  ô  toi  à  qui,  la  première,  à  travers  le  ciel  obscur  et 
les  montagnes  submergées,  la  blanche  colombe  apporta  le 
signe  de  l'espérance  renaissante;  pour  toi,  le  soleil  nau- 
fragé, émergeant  à  l'Occident  des  antiques  nuées,  projeta 
sur  le  pôle  obscur  les  belles  couleurs  de  l' arc-en-ciel.  Alors 
la  race  humaine  sauvée  revient  sur  la  terre,  elle  re- 
tourne à  ses  cruelles  passions,  à  ses  pratiques  impies  et  à 
d'inévitables  tourments.  Une  main  sacrilège  se  joue  des 
royaumes  inaccessibles  de  la  mer  vengeresse  et  va  enseigner 
la  douleur  et  le^  larmes  à  de  nouveaux  rivages  et  sous  de 
nouvelles  étoiles. 

Maintenant,  père  des  hommes  pieux. père  juste  et  fort  (1). 
mon  cœur  .pense  à  toi  et  à  tes  fils  généreux.  Je  dirai 
comment,  ignoré,  assis  vers  midi  à  l'ombre  de  ta  tente 
paisible,  près  des  doux  rivages  où  pâture  et  s'abrite  ton 
troupeau,  tu  fus  visité  par  des  voyageurs  célestes  et  in- 
connus, âmes  éthérées  ;  —  et  comment,  ô  fils  de  la  sage 
Rebecca.  vers  le  soir,  près  du  puits  rustique,  dans  la  douce 
vallée  d'Aran  fréquentée  des  pasteurs  et  toute  aux  joyeux 
loisirs,  tu  te  pris  d'amour  pour  la  gracieuse  fille  de  Laban  : 
invincible  amour  qui  poussa  ton  âme  vaillante  à  supporter 
volontairement  de  longs  exils,  de  longues  peines  et  le  poids 
odieux  de  l'esclavage. 

Il  y  eut  certainement  un  temps  (et  le  chant  aonien  et 
le  bruit  de  la  renommée  ne  repaissent  pas  la  foule  avide 
d'erreurs  et  d'ombres  vaines),  il  y  eut  un  temps  où  cette 
plage  malheureuse  fut  douce  et  clémente  à  notre  race,  et 
un  âge  d'or  a  existé  avant  notre  époque  caduque.  Non  que 
des  ruisseaux  de  lait  pur  aient  arrosé  le  flanc  des  roches 
naturelles,  ou  que  le  tigre  se  soit  mêlé  aux  brebis  dans  des 
bergeries  communes,  ou  que  le  pâtre  ait  conduit  par  jeu 
les  Toups  à  la  fontaine  ;  mais  l'espèce  humaine  a  vécu  igno- 
rante de  son  destin  et  de  ses  misères,  exempte  d'inquié- 
tude. Les  aimables  fictions,  les  leurres,  le  léger  voile  des 
légendes  antiques  servaient  au  moins  à  nous  cacher  les 
secrètes  lois  du  ciel  et  de  la  nature  ;  et,  contente  d'espérer, 
notre  paisible  nef  atteignit  le  port. 


1)  Abraham, 


44    .  GIACOMO    LEOPARDI 

m 

Telle,  au  milieu  des  vastes  forêts  de  la  Californie,  naît 
une  race  heureuse  à  qui  les  pâles  soucis  ne  rongent  pas  le 
cœur,  dont  la  cruelle  maladie  ne  mine  pas  le  corps  ;  les 
bois  lui  fournissent  sa  nourriture;  le  creux  du  rocher,  des 
abris;  les  sources  de  la  vallée,  de  l'eau;  et  le  jour  de  la 
sombre  mort  survient  pour  elle  inattendu.  Oh  !  royaumes 
de  la  sage  nature,  sans  défense  contre  notre  criminelle 
audace  !  Les  rivages,  les  antres  et  les  forêts  tranquilles, 
notre  audace  invaincue  les  envahit;  aux^peuples  dont  elle 
viole  l'asile,  elle  enseigne  un  ennui  étrange,  des  désirs 
ignorés;  et  elle  chasse  jusqu'aux  confins  de  la  terre  la  féli- 
cité qui  s'enfuit  toute  nue. 

(1821-22) 


A  SA  DAME 

Chère  beauté,  qui  m'inspires  de  l'amour,  même  de  loin 
ou  en  me  cachant  ton  visage,  à  moins  que  ton  ombre  divine 
ne  fasse  tressaillir  mon  cœur  pendant  mon  sommeil,  ou 
au  milieu  des  champs,  quand  le  jour  et  le  sourire  de  la 
nature  resplendissent  plus  beaux,  peut-être  as-tu  fait  le 
bonheur  du  siècle  innocent  qu'on  appelle  l'âge  d'or,  ou 
voltiges-tu  maintenant,  âme  légère,  à  travers  le  monde? 
ou  bien  le  sort  avare  qui  te  dérobe  à  nos  yeux  te  réserve-t-il 
à  l'avenir? 

De  te  voir  vivante,  désormais  aucun  espoir  ne  me  reste, 
si  ce  n'est  quand,  nue  et  seule,  mon  âme  s'en  ira  par  un 
sentier  nouveau  vers  sa  nouvelle  demeure.  Déjà,  à  l'aube 
naissante  de  ma  jeunesse  incertaine  et  sombre,  je  me  suis 
imaginé  que  tu  serais  ma  compagne  de  voyage  sur  ce  sol 
aride.  Mais  il  n'est  rien  sur  terre  qui  te  ressemble,  'et  si 
quelque  créature  existait  qui  fût  ta  pareille  par  le  visage, 
par  le  geste  et  par  la  voix,  elle  serait,  malgré  cela,  bien 
moins  belle  que  toi. 

Parmi  tant  de  maux  que  le  destin  a  réservés  à  la  nature 
humaine,  si  quelqu'un  t'aimait  sur  terre,  et  que  tu  fusses 
vraiment  telle  que  tu  apparais  à  ma  pensée,  pour  celui-là 


AU    COMTE   CHARLES   PEPOLI  45 

heureuse  serait  cette  existence;  et  je  sens  bien  que  ton 
amour  me  ferait  encore  rechercher  la  gloire  et  la  vertu, 
•  tout  comme  en  mes  premières  années.  Et  si  le  ciel  n'a 
donné  aucune  consolation  à  nos  peines,  avec  toi  cependant 
la  vie  mortelle  serait  semblable  à  celle  de  la  divinité. 

Dans  les  vallées  où  résonne  le  chant  du  laboureur  au 
travail,  je  m'assieds  et  je  me  plains  d'être  abandonné  de 
mes  jeunes  illusions,  et  sur  les  collines  où  je  me  rappelle 
et  pleure  mes  désirs  perdus  et  l'espérance  évanouie  de  mes 
jours,  pensant  à  toi,  mon  cœur  se  prend  à  palpiter.  En  ce 
siècle  sombre  et  en  cet  air  malsain,  qu'il  me  soit  permis 
du  moins  de  garder  ton  image  sublime,  et  je  m'en  conten- 
terai, puisque  la  réalité  m'est  ravie. 

Si  tu  es  une  de  ces  idées  éternelles,  dédaigneuses  en 
leur  suprême  sagesse  de  revêtir  une  forme  palpable  et 
*>  d'éprouver  au  milieu  d'êtres  périssables  les  tourments  d'une 
vie  désolée,  ou  si  une  autre  terre  est  devenue  ton  refuge 
dans  les  régions  supérieures,  parmi  les  mondes  innom- 
brables, et  si,  près  de  toi,  une  étoile  plus  belle  que  le  solei] 
t'éclaire  de  ses  rayons,  et  que  tu  respires  un  air  plus  clé- 
ment, d'ici-bas,  où  les  années  sont  funestes  et  brèves,  reçois 
cet  hymne  d'un  amant  inconnu. 

(1821-22) 


AU  COMTE  CHARLES  PEPOLI 

Ce  songe  douloureux  et  tourmenté  que  nous  nommons  Ta 
vie,  comment  le  supportes-tu,  mon  Pepoli?  De  quelles  es- 
pérances soutiens-tu  ton  cœur  ?  A  quelles  méditations,  à 
quelles  occupations  agréables  ou  fastidieuses  dépenses-tu 
les  loisirs  que  t'ont  laissés  tes  antiques  aïeux,  lourd  et  pé- 
nible héritage?  En  toute  condition  humaine,  la  vie  n'est 
que  futilité,  si  l'on  est  convenu  de  nommer  futiles  ce 
travail,  ces  efforts  qui  ne  tendent  pas  à  un  noble  objet  ou 
qui  n'atteindront  jamais  à  leur  but.  Le  peuple  industrieux 
qui,  depuis  l'aube  tranquille  jusqu'au  soir,  brise  la  glèbe 


46  GIACOMO    LEOPARDI 

OU  prend  soin  des  plantes  et  des  troupeaux  si  tu  l'appelles 
oisif,  tu  diras  juste  et  vrai,  car  sa  vie  se  passe  à  assurer 
sa  \-ie,  et  l'existence  n'a  par  elle-même  Lucun  prix  pour 
Ihomme.  Le  navigateur  passe  des  jours  et  des  nuits  dans 
l'oisiveté:  stérile  est  le  labeur  incessant  des  ateliers;  elies 
sont  stériles,  les  veilles  des  guerriers  et  les  alarmes  des 
combats  :  et  ra\âde  marchand  vit,  lui  aussi,  dans  l'oisi 
\eté  :  car  nul  ni  pour  soi  ni  pour  les  autres,  malgré  ses 
soins,  ses  soucis,  ses  fatigues  ou  ses  périls  n'acquiert  la 
belle  félicité  que  seule  convoite  et  poursuit  la  nature  hu- 
maine. Cependant,  à  Tàpre  désir  de  bonheur  qui  depuis  la 
naissance  du  monde  fait  soupirer  en  vain  les  mortels, 
la  nature  avait  porté  remède  en  assujettissant  notre  vie 
misérable  à  diverses  nécessités  auxquelles  on  ne  pût 
pourvoir  sans  effort  et  sans  souci,  afin  que.  si  les  jours  ne 
pouvaient  être  heureux,  ils  fussent  du  moins  remplis  d'oc- 
cupations pour  l'humanité,  et  que  ses  aspirations  ainsi 
agitées  et  troublées  fissent  moins  souffrir  son  cœur.  Ainsi 
la  foule  innombrable  des  animaux,  qui.  au  même  titre* 
que  nous,  porte  en  elle  cette  soif  de  bonheur,  tout  oc- 
cupée qu'elle  est  à  subvenir  à  ses  besoins,  passe  le  temps 
moins  tristement  et  avec  moins  d'accablement  que  nous, 
et  sans  jamais  se  plaindre  de  la  lenteur  avec  laquelle 
s'écoulent  les  heures.  Mais  nous,  qui  confions  à  d'autres 
le  soin  de  pourvoir  à  notre  existence,  nous  subissons  une 
nécessite  plus  dure,  dont  nous  sommes  «euls  à  porter  la 
charge  et  d«nt  nous  ne  nous  acquittons  pas  sans  ennui  et 
sans  peine  ;  je  parle  de  la  nécessité  de  dépenser  notre  vie. 
nécessité  cruelle,  invincible,  à  laquelle  la  race  humaine  ne 
se  peut  soustraire,  ni  par  des  trésors  amassés,  ni  par  des 
troupeaux  abondants,  ni  par  des  champs  fertiles,  ni  par 
le  sceptre  et  la  pourpre  royale.  Or.  si  l'homme  en  vient  à 
prendre  en  dégoût  le  vide  de  ses  années,  et  à  exécrer  la 
lumière  du  ciel,  et  si,  pour  devancer  la  trop  grande  lenteur 
de  sa  destinée,  il  ne  tourne  pas  contre  lui-même  une  arme 
homicide,  il  a  beau  s'enquérir  de  tous  côtés  et  essayer 
de  mille  remèdes  sans  efficacité  contre  l'âpre  morsure  de 
l'incurable  désir  qui  en  vain  le  fait  aspirer  au  bonheur, 
aucun  ne  remplacera  pour  lui  le  seul  remède  que  la  nat'ire 
ait  mis  à  sa  portée. 


AU   COMTE    CHARLES    PEI'OLI  47 

Celui-ci,  les  soins  de  sa  toilette  et  de  sa  chevelure,  de 
ses  gestes  et  de  sa  démarche,  le  vain  souci  des  chevaux 
et  des  voitures,  les  salons  fréquentés,  les  places  bruyantes, 
les  jardins,  les  jeux,  les  soupers  et  les  danses  enviées  le 
tiennent  occupé  nuit  et  jour  ;  le  rire  ne  quitte  jan-ais  ses 
lèvres  :  mais  hélas  !  dans  son  cœur,  au  fond  de  lui-même, 
lourd,  ferme,  immuable  comme  une  colonne  de  diamant, 
règne  Timmortel  ennui,  contre  lequel  la  vigueur  de  la  jeu- 
nesse est  impuissante,  et  que  ne  peuvent  dissiper  ni  les 
douces  paroles  d'une  lèvre  rose,  ni  le  regard  tendre  et 
tremblant  de  deux  yeux  noirs  :  le  regard  bien-aimé,  la 
chose   mortelle  la   plus  digne  du   ciel  ! 

Un  autre,  presque  décidé  à  fuir  la  triste  destinée  humaine, 
dépense  sa  vie  à  changer  de  pays  et  de  climats,  à  errer 
sur  les  mers  et  les  montagnes  ;  il  parcourt  le  globe  tout 
entier,  il  atteint  dans  ses  pérégrinations  toutes  les  limites 
des  espaces  que  la  nature  a  ouverts  à  l'homme  dans  les 
champs  infinis  de  l'univers.  Hélas  !  hélas  !  le  noir  chagrin 
s'installe  au  haut  des  proues,  et  sous  tous  les  climats,  sous 
tous  les  ciels,  c'est  en  vain  qu'il  appelle  la  félicité:  partout 
existe  et  règne  la  tristesse. 

Il  en  est  qui,  pour  passer  les  heures,  choisissent  les 
travaux  cruels  de  Mars,  et  qui,  par  oisiveté,  trempent 
leurs  mains  dans  le  sang  de  leurs  frères.  Il  en  est  qui  se 
réjouissent  des  maux  d'autrui  et  qui  pensent  alléger  leur 
tristesse  en  rendant  les  autres  malheureux,  aussi  cherchent- 
ils  à  tuer  le  temps  en  faisant  le  mal.  L'un  court  après  la 
vertu,  la  science  et  les  arts;  l'autre  foule  aux  pieds  son 
pays  et  celui  d'autrui,  ou  va  troubler  l'antique  repos  'le 
lointains  rivages  en  y  portant  le  commerce,  la  guerre  et  la 
fraude.  Ainsi  s'écoulent  les  années  que  le  destin  leur  a 
assignées. 

Quant  à  toi,  une  ambition  plus  douce,  un  soin  plus 
paisible  te  guident  dans  la  fleur  de  la  jeunesse,  dans  le 
bel  avril  de  tes  années.  La  jeunesse  !  premier  don  joyeux 
du  ciel,  mai^  pesant,  amer,  funeste  pour  qui  manque  de 
patrie.  L'amour  de  la  poésie  te  hante  et  te  transporte,  tu 
te  plais  à  reproduire  par  la  parole  la  beauté  qui  apparaît 


48  GIACOMO    LEOPARDI 

si  rare,  si  parcimonieusement  répandue  et  si  passagère 
dans  le  monde,  et  celle  que  nous  prodiguent  sans  mesure 
nos  propres  illusions  et  la  douce  fantaisie,  plus  généreuse 
que  la  nature  et  que  le  ciel.  ]\Iille  fois  heureux  celui  qui 
malgré  le  cours  du  temps  ne  perd  pas  le  cher  et  fragile 
pouvoir  de  l'imagination,  celui  à  qui  les  destins  ont  donné 
de  conserver  éternellement  la  jeunesse  du  cœur,  et  qui, 
dans  l'âge  mûr  et  dans  la  vieillesse,  comme  jadis  en  ses 
vertes  années,  embellit  la  nature  dans  le  secret  de  sa 
pensée  et  vivifie  le  désert  et  la  mort.  Que  le  ciel  t'accorde 
un  pareil  bonheur;  que  la  flamme  qui  t'embrase  au- 
jourd'hui fasse  de  toi  jusque  sous  les  cheveux  blancs  un 
amant  de  la  Muse  !  Moi,  je  sens  déjà  toutes  les  douces 
erreurs  du  premier  âge  m'abandonner,  et  je  sens  s'éloigner 
de  mes  regards  les  rêves  charmants  que  j'aimai  tant;  et 
jusqu'à  mon  dernier  soupir,  je  ne  m'en  souviendrai  jamais 
qu'avec  des  regrets  et  des  larmes.  Quand  ce  corps  sera 
pour  toujours  raidi  et  glacé,  quand  rien  ne  me  touchera 
plus  le  cœur,  ni  le  sourire  serein  et  solitaire  des  cam- 
pagnes ensoleillées,  ni  le  chant  printanier  et  matinal  des 
oiseaux,  ni  la  lune  silencieuse  planant  au  ciel  limpide  sur 
les  collines  et  les  plages  ;  quand  toute  beauté  de  la  nature 
et  de  l'art  sera  morte  et  muette  pour  moi,  que  tout  sen- 
timent élevé  et  toute  affection  tendre  me  seront  inconnus 
et  étrangers,  alors,  mendiant  une  dernière  consolation,  je 
me  choisirai  d'autres  occupations  moins  douces  où  je  con- 
sumerai le  reste  ingrat  de  cette  dure  existence.  Je  recher- 
cherai l'âpre  vérité,  l'aveugle  destinée  des  choses  mortelles 
et  des  choses  éternelles,  dans  quel  but  l'espèce  humaine  a 
été  créée,  pourquoi  elle  fut^  accablée  de  peines  et  de  mi- 
sères, à  quelle  fin  dernière  la  poussent  le  destin  et  la  nature, 
à  qui  notre  grande  douleur  est  agréable  ou  utile,  dans 
quel  ordre,  sous  quelles  lois  et  dans  quel  but  se  meut  ce 
mystérieux  univers  que  les  sages  exaltent  dans  leurs 
louanges    et    que    moi,    je    me    contente    d'admirer. 

C'est  dans  ces  spéculations  que  j'occuperai  mes  loisirs, 
car  la  vérité  une  fois  connue,  encore  qu'elle  soit  triste,  a 
ses  charmes.  Et  quand  je  raisonnerai  sur  la  vérité,  si  mes 
paroles  déplaisent  au  monde  ou  si  elles  demeurent  incon> 


LA    EÉSURRECTION  49 

prises,  je  ne  me  plaindrai  pas.  car  mon  beau  et  ancien  ^ésir 
de  gloire  sera  déjà  tout  à  fait  éteint  en  moi  :  la  gloire  n'est 
pas  seulement  une  vaine  Déesse,  c'est  aussi  une  Déesse 
plus  aveugle  que  la  fortune,  le  destin  et  l'amour. 

(Mars  1826) 


LA  RESURRECTION 

Je  crus  qu'ils  étaient  bien  finis  pour  moi.  à  la  fleur  de 
mes  années,  les  doux  chagrins  de"  mon  premier  âge  : 

Les  doux  chagrins,  les  tendres  mouvements  du  cœur 
profond,   tout  ce  qui.   au  monde,   nous  rend  la   sensibilité. 

Que  de  plaintes  et  de  larmes  je  répandis  dans  ma  nou- 
velle condition,  quand  à  mon  cœur  glacé  la  douleur  manqua 
pour  la  première  fois  ! 

Quand  manquèrent  les  palpitations  accoutumées,  l'amour 
m'abandonna  et  mon   sein  endurci  cessa  de  soupirer  ! 

Je  pleurai  ma  vie  désormais  vide  et  inanimée,  la  terre 
frappée  de  stérilité  et  recouverte  de  glaces  éternelles  ; 

Le  jour  désert,  la  nuit  muette,  plus  solitaire  et  plus 
sombre,  la  lune  éteinte  pour  moi,  les  étoiles  éteintes  au 
ciel. 

Pourtant  la  cause  de  ces  larmes  était  l'antique  amour  ;  au 
fond  de  ma  poitrine  mon  cœur  vivait  encore. 

••  Ma  fantaisie  lasse  réclamait  ses  rêves  habituels,  et  ma 
tristesse  était  encore  de  la  douleur. 

Bientôt  en  moi  cette  dernière  douleur  s'éteignit  aussi,  et 
je  n'eus  plus  même  la   force  de  ma  lamenter. 

Je  fus  anéanti  :  insensible,  hébété,  je  ne  demandais 
point  de  consolation  :  comme  perdu  et  mort,  mon  cœur  se 
sentit  défaillir. 


50  GIACOMO    LEOrAEDI 

Dlins  quel* état  je  fus  !  combien  différent  de  celui  qui 
naguère  avait  nourri  dans  son  âme  une  si  grande  ardeur, 
une  si  douce  illusion  ! 

L'hirondelle  matinale,  en  venant  chanter  autour  de  ma 
fenêtre  au  lever  du  jour,  ne  me  toucha  plus  le  cœur; 

Non  plus  qu'en  la  pâle  automne,  dans  une  villa  solitaire,    ; 
la   cloche   du   soir  ou  le   soleil   qui   semble   fuir. 

En  vain  je  vis  briller  l'étoile  du  soir  au-dessus  du 
sentier  muet,  en  vain  la  vallée  retentit  des  accents  plaintifs 
du  rossignol. 

Et  vous,  tendres  yeux,  regards  furtifs,  errants,  vous, 
des   gracieux  amants,   premier,    immortel  amour. 

Et  vous  blanche  main  offerte  nue  à  ma  main,  vous  n'avez 
rien   pu  contre   mon  dur   sommeil. 

Privé  de  toute  douceur,  triste  mais  non  troublé,  et  même 
paisible  était  mon  état:  mon  visage  était  serein. 

J'aurais  désiré  toucher  au  terme  de  ma  vie,  mais  tout 
désir    était    éteint    dans    mon    âme    sans    force. 

Comme  on  consume  inutilement  et  misérablement  les 
derniers  moments  de  l'âge  décrépit,  tel  je  passais  l'avril 
de  mes  années. 

Ainsi  tu  traînais,  ô  mon  cœur,  ces  ineffables  jours  que  le 
ciel  nous  a  départis  si  rapides  et  si  courts. 

Qui  me  i éveille  maintenant  de  mon  repos  pesant  et  sans 
souvenirs?  Quelle  vigueur  nouvelle  est  celle  que  je  sens  en 
ntoi? 

Emotions  douces.  rêveries.  anxiétés,  bienheureuse 
erreur,  n'êtes-vous  donc  pas  pour  toujours  refusées  à  mon 
cofur? 


LA    RESURRECTION  51 

Est-ce  vous  donc  l'unique  lumière  de  mes  jours  ?  Est-ce 
vous  donc  les  affections  que  j'ai  perdues  dans  ma  jeunesse? 

Lorsque  rnon  regard  se  tourne  vers  le  ciel,  vers  les  rives 
fleuries  ou  vers  d'autres  lieux,  tout  m'inspire  de  la  dou- 
leur, tout  me  donne  un  plaisir. 

Revenant  au  sentiment  de  la  vie,  j'admire  encore  la 
plage,  le  bois,  la  montagne  ;  la  fontaine  parle  à  mon  cœur  ; 
la  mer  s'entretient  avec  moi. 

Qui  me  rend  le  pouvoir  de  pleurer  après  un  si  long 
oubli?  Et  comment  le  monde  apparaît-il  changé  à  mon 
regard  ? 

Peut-être  l'espérance,  ô  mon  pauvre  cœur,  t'a-t-elle  jeté 
un  sourire?  Hélas!  de  l'espérance  je  ne  reverrai  jamais 
plus  le  visage. 

La  nature  m'a  donné  en  partage  les  battements  de  mon 
cœur  et  les  douces  illusions.  Les  chagi-ins  ont  assoupi  en 
moi  cette  vertu  innée  ; 

Ils  ne  l'ont  pas  anéantie  :  elle  ne  fut  vaincue  ni  par  le 
destin,  ni  par  le  malheur,  ni  par  la  vue  impure  de  l'affreuse 
vérité. 

Je  sais  bien  que  la  vérité  diffère  de  mes  beaux  rêves, 
je  sais  que  la  nature  est  sourde,  qu'elle  est  incapable  cle 
pitié  ; 

Qu'elle  ne  fut  jamais  inquiète  du  bien,  mais  seulement 
de  l'être; "pourvu  qu'elle  nous  garde  pour  la  douleur,  elle 
n'a  souci  d'autre  chose. 

Je  sais  que  le  malheureux  ne  trouve  aucune  pitié  parmi 
les  hommes,  que  tout  le  monde  le  fuit  et  le  raille  à 
i'envi; 

Que  ce  triste  siècle  ignore  le  génie  et  la  vertu  ;  que  même 
la  stérile  gloire  manque  aux  nobles  études. 


62  GIACOMO    LEOPARDI 

Et  VOUS,  regards  tremblants,  vous,  rayon  surhumain,  je 
sais  que  vous  resplendissez  en  vain,  que  l'amour  ne  brille 
pas  en  vous. 

Aucune  affection  mystérieuse  et  intime  ne  fayonne  en 
vous  :  elle  ne  renferme  pas  une  étincelle,  cette  blanche 
poitrine. 

Au  contraire,  elle  a  coutume  de  se  jouer  des  tendres  soins    ^ 
d'autrui;   et  le  dédain   sert   de   récompense  à  une   céleste 
flamme. 

Cependant,  je  sens  revivre  en  moi  les  illusions  épanouies 
et  connues,  et  mon  cœur  s'émerveille  de  ses  propres 
battements. 

De  toi,  mon  cœur,  me  viennent  ce  dernier  souffle  et 
Tardeur  d'autrefois;  de  toi  seul  me  vient  toute  consolation. 

Tout  fait  défaut,  je  le  seas,  à  l'àme  haute,  belle  et 
pure  :  le  sort,  la  nature,  le  monde  et  la  beauté. 

Mais  si  tu  vis,  ô  cœur  infortuné,  si  tu  résistes  au  destin, 
je  n'appellerai  pas  impitoyable  celui  qui  m'a  donné  le 
souffle. 

(Printemps  1828) 


A  SILVIA 


Silvia,  te  souvient-il  encore  du  temps  de  ta  vie  mor- 
telle, quand  la  beauté  resplendissait  dans  tes  yeux  riants, 
pleins  d'éclairs  furtifs,  et  que,  joyeuse  et  pensive,  tu  fran- 
chissais le  seuil  de  la  jeunesse? 

Ta  paisible  demeure  et  les  rues  d'alentour  résonnaisut 
de  ton  chant  perpétuel,  lorsque,  occupée  à  des  ouvrages 
de  main,  tu  étais  assise,  heureuse  de  ce  bel  avenir  qui 
remplissait  ta  pensée.  C'était  mai,  le  mois  embaumé,  et 
tu  avais  coutume  de  passer  ainsi  la  journée. 


A    SILVI4  53 

Moi.  quittant  parfois  les  belles  études  et  les  pages 
arrosées  de  mes  sueurs,  où  se  consumait  mon  premier  âge 
et  la  meilleure  partie  de  moi-même,  du  balcon  de  îa 
maison  paternelle  je  prêtais  l'oreille  au  son  de  ta  voix 
et  au  bruit  de  ta  main  agile  qui  parcourait  la  toile  avec 
fatigue.  Je  contemplais  le  ciel  serein,  les  rues  ensoleillées  et 
les  jardins,  et  d'un  côté  la  mer  lointaine,  et  de  l'autre  ia 
montagne.  Ce  que  je  sentais  dans  mon  cœur,  une  lan^^ue 
mortelle  ne   saurait  l'exprimer. 

Quelles  douces  pensées,  quelles  espérances  faisaient  battre 
nos  cœurs,  ô  ma  Silvia  !  Comme  nous  admirions  alors  la  vie 
et  la  destinée  humaines  !  Quand  je  me  souviens  de  ces 
grands  espoirs,  un  sentiment  m'oppresse,  âpre  et  désolé, 
et  je  me  reprends  à  gémir  sur  mon  infortune.  0  nature 
ô  nature,  pourquoi  ne  tiens-tu  pas  dans  la  suite  ce  que  tu 
promets  un  jour  ?  Pourquoi  trompes-tu  à  ce  point  tes 
enfants? 

Quant  à  toi,  avant  que  l'hiver  eût  desséché  les  prairies, 
surprise  et  vaincue  par  un  mal  mystérieux,  tu  périssais, 
ô  tendre  jeune  fille  !  Et  tu  n'as  pas  vu  la  fleur  de  tes 
années  ;  ton  cœur  n'a  pas  été  charmé  par  le  doux  éloge 
ou  de  ta  noire  chevelure  ou  de  tes  regards  énamourés  et 
réservés;  et  avec  toi,  tes  compagnes  aux  jours  de  fête  ne 
tenaient  point  de  propos  d'amour. 

Et  moi  aussi,  j'ai  vu  périr  bientôt  ma  douce  espérance; 
à  moi  aussi,  les  destins  refusèrent  la  jeunesse.  Hélas  ! 
comme  tu  as  passé  vite,  chère  compagne  de  mon  jeune 
âge,  mon  espérance  pleurée  !  C'est  donc  là  le  monde  ?  ce 
sent  là  les  plaisirs,  l'amour,  les  travaux,  les  succès 
dont  nous  avons  tant  parlé  ensemble?  C'est  donc  là  le 
sort  des  générations  humaines?  Sitôt  la  réalité  entrevue, 
toi,  malheureuse  enfant,  tu  succombas  :  et  d'un  geste  de 
ta  main  tu  montrais  au  loin  la  froide  mort  et  une  tombe 
nue. 

(Printemps  1828) 


54  GIACOMO    LEOPARDI 

LES   SOUVENIRS 

Belles  étoiles  de  l'Ourse,  je  ne  croyais  pas  revenir  encore, 
selon  ma  coutume,  vous  regarder  scintiller  au-dessus  du 
jardin  paternel,  et  m" entretenir  avec  vous  des  fenêtres  de 
cette  maison  où  j'habitai  enfant  et  où  je  vis  finir  mes 
joies.  Que  de  rêves,  naguère,  et  que  de  chimères  fit  naître 
dans  mon  esprit  votre  aspect  joint  à  celui  des  constel- 
lations, vos  compagnes  !  Alors  que,  silencieux,  assis  sur  le 
vert  gazon,  j'avais  l'habitude  de  passer  une  grande  partie 
des  soirées  à  contempler  le  ciel  et  à  écouter  le  chant  de  la 
grenouille  au  loin  dans  la  campagne.  La  luciole  errait  au 
bord  des  haies  et  sur  les  parferres  ;  les  allées  embaumées  et 
les  cyprès  murmuraient  au  souffle  du  vent,  là-bas,  dans  la 
forêt  ;  et,  sous  le  toit  paternel,  on  entendait  des  voix  se 
répondre  tour  à  tour  et  le  bruit  des  serviteurs  occupés  a  des 
travaiLx  paisibles.  Et  quelles  pensées  profondes,  quelles 
douces  rêveries  m'inspira  la  vue  de  cette  mer  lointaine,  de 
ces  montagnes  azurées  que  je  découvre  d'ici  et  que  je  me 
promettais  de  franchir  un  jour,  imaginant  au  delà  des 
plages  inexplorées  et  une  félicite  jusqu'alors  inconnue. 
J'ignorais  mon  destin,  et  bien  des  fois  j'aurais  vo- 
lontiers échangé  contre  la  mort  ma  vie  douloureuse  et 
vide  ! 

Il  ne  me  disait  pas,  mon  cœur,  que  je  serais  condamné  à 
consumer  ma  vert-e  jeunesse  dans  cette  sauvage?' ville  natale, 
parmi  des  gens  grossiers,  vils,  pour  lesquels  la  science  et 
les  lettres  sont  des  mots  étrangers  et  souvent  un  sujet  de 
risée  et  de  moquerie;  qui  me  haïssent  et  me  fuient,  non  par 
envie,  car  ils  ne  me  croient  pas  supérieur  à  eux,  mais 
parce  qu'ils  pensent  que  je  me  juge  tel  en  mon  cœur.  Bien 
qu'au  dehors,  je  n'en  aie  jamais  donné  aucun  signe  à  per- 
sonne. C'est  ici  que  je  passe  mes  années,  abandonné,  cache, 
sans  amour,  sans  vie,  et  forcément  je  m'irrite  au  milieu  de 
cette  foule  malveillante.  C'est  ici  que,  renonçant  à  la  pitié 
et  à  la  vertu,  je  deviens  contempteur  des  hommes  à  cause 
du  troupeau  qui  m'environne  :  et  en  attendant,  il  s'envole 
ce  temps  précieux  de  ma  jeunesse,  plus  cher  que  la  gloire 
et  le  laurier,  plus  cher  que  la  pure  lumière  du  jour  et  que 


LES    SOUVENIRS  55 

la  vie  :  je  te  perds  sans  aucun  plaisir,  inutilement,  en  ce 
séjour  inhumain,  au  milieu  des  ennuis,  ô  fleur  unique  de 
la   stérile   existence. 

L'heure  sonne  à  la  tour  de  la  ville  et  me  parvient  sur 
l'aile  du  vent.  Lorsque  j'étais  enfant,  il  m'en  souvient, 
ce  son  me  rassurait  pendant  la  nuit,  quand  je  veillais 
assailli  d'incessantes  terreurs  dans  ma  chambre  sombre,  et 
que  je  soupirais  après  le  matin.  Ici,  il  n'est  rien  que  je  voie 
ou  que  j'entende  qui  ne  me  rappelle  une  image  d'autrefois, 
et  d'où  ne  s'élève  un  doux  souvenir.  Doux  en  lui-même, 
mais  avec  quelle  douleur  s'y  glisse  la  conscience  du  présent, 
un  vain  regret  du  passé,  toujours  triste,  et  cette  pensée  : 
«  Je  fus  ».  Cette  terrasse  là-bas,  tournée  vers  les  derniers 
rayons  du  jour,  ces  murailles  peintes,  ces  troupeaux  qui  y 
sont  représentés  avec  le  soleil  qui  se  lève  sur  la  campagne 
déserte,  ont  offert  mille  distractions  à  mes  loisirs,  alors 
que  l'illusion  souveraine  était  à  mes  côtés  et  me  parlait,  où 
que  je  fusse.  Dans  ces  salles  antiques,  au  reflet  des  neiges, 
quand  le  vent  sifflait  autour  de  ces  larges  fenêtres,  ont 
retenti  mes  jeux  et  mes  cris  d'allégresse,  à  l'âge  où  le 
cruel,  l'indigne  mystère  des  choses  se  montre  à  nous  plein 
de  douceur.  Comme  un  amant  inexpérimenté,  le  jeune 
homme  contemple  avec  amour  sa  vie  trompeuse,  encore 
intacte  et  entière,  et  il  se  crée  une  céleste  beauté  qu'il 
admire. 

0  espérance,  espérance  !  douces  erreurs  de  ma  prime 
jeunesse  !  Toujours  je  me  reprends  à  parler  de  vous  ;  car 
j'ai  beau  avancer  en  âge,  j'ai  beau  changer  de  sentiments 
et  de  pensées,  je  ne  puis  vous  oublier.  Ce  sont  des  fan- 
tômes, je  le  sais,  que  la  gloire  et  l'honneur;  les  plaisirs  et 
les  biens  ne  sont  que  des  rêves;  la  vie  ne  porte  aucun 
fruit,  c'est  une  inutile  misère.  Et  quoique  vides  soient 
mes  années,  quoique  solitaire  et  obscur  soit  mon  état 
mortel,  la  fortune  me  prive  de  peu  de  chose,  je  le  vois 
bien.  Mais,  hélas  !  que  de  fois  je  songe  à  vous,  ô  mes 
anciennes  espérances  et  mes  chers  premiers  rêves  !  Alors, 
considérant  ma  vie  si  méprisable  et  si  douloureuse,  et 
voyant  que  de  tant  d'espoir  la   mort   seule  me  reste   au- 

6 


56  GIACOMO    LEOPARDI 

jourdhui.  je  sens  mon  cœur  se  serrer,  je  sens  que,  je  ne 
parviendrai  plus  jamais  à  me  consoler  de  ma  destinée.  Et 
même  quand  cette  mort  tant  invoquée  sera  à  mes  côtes  et 
que  la  fin  de  mon  infortune  sera  arrivée,  quand  la  terre  me 
sera  devenue  une  vallée  étrangère  et  que  l'avenir  se  déro- 
bera à  mon  regard,  je  me  souviendrai  certainement  de  » 
vous,  et  cette  image  me  fera  soupirer  encore,  elle  me  fera 
regretter  d'avoir  vécu  en  vain  et  mêlera  quelque  amertume 
à  la  douceur  du  jour  fatal. 

Et  déjà,  dans  le  premier  tumulte  des  joies,  des  angoisses 
et  des  désirs  de  ma  jeunesse,  j'ai  appelé  plus  d'une  fois  la 
mort,  et  je  me  suis  assis  longtemps  là-bas,  au  bord  de  la 
fontaine,  songeant  à  finir  dans  ces  eaux  mon  espérance  et 
ma  douleur.  Plus  tard,  un  mal  mystérieux  ayant  menacé 
ma  vie,  je  pleurai  la  belle  jeunesse  et  la  fleur  de  mes 
pauvres  jours  qui  tombait  si  tôt;  et  souvent,  à  une  heure 
avancée,  assis  sur  le  lit  témoin  de  mes  peines,  composant 
douloureusement  un  poème  à  la  faible  clarté  de  ma  lampe, 
je  me  suis  plaint  dans  le  silence  de  la  nuit  du  souffle  de 
vie  qui  m'échappait,  et,  presque  défaillant,  je  me  suis 
chanté   à   moi-même  mon   chant   funèbre. 


Qui  peut  se  souvenir  de  vous  sans  soupirer,  ô  premier  épa- 
nouissement de  la  jeunesse,  ô  jours  charmants,  inénarrables, 
alors  qu'au  mortel  ravi,  pour  la  première  fois,  sourient  les 
jeunes  filles  ?  Autour  de  lui  tout  sourit  à  la  fois  :  l'envie  se 
tait,  non  éveillée  encore  ou  indulgente,  et  il  semble  même 
(chose  vraiment  inouïe  !)  que  le  monde  lui  tende  une  main 
secourable,  excuse  ses  erreurs,  fête  sa  nouvelle  arrivée  dans 
la  vie,  et  que,  s 'inclinant  devant  lui,  il  l'appelle  et  F  ac- 
cueille comme  un  maître.  Jours  fugitifs  !  semblables  à  un 
éclair,  ils  se  sont  évanouis.  Et  quel  mortel  peut  ignorer  le 
malheur,  si  cette  belle  saison  est  déjà  passée  pour  lui,  si 
son  bon  temps  lui  est  ravi,  si  sa  jeunesse,  hélas  !  si  sa 
jeunesse  est  éteinte? 

0  Nérine  !  se  peut-il  que  je  n'entende  pas  ces  lieux  me 
parler  de  toi  ?  que  ma  pensée  soit  détachée  de  toi  ?  Où  donc 
es-tu.  que  je  ne  trouve  plus  ici  que  ton  cher  souvenir,   ô 


i 


CHANT    NOCTURNE  57 

douCB  amie?  Cette  terre  natale  ne  te  voit  plus,  cette  fe- 
nêtre, d'où  tu  me  parlais  d'habitude,  et  où  se  reflète  tris- 
tement le  rayon  des  étoiles,  est  déserte.  Où  es-tu,  que  je 
n'entends  plus  résonner  ta  voix  comme  autrefois,  quand 
chaque  accent  lointain  de  tes  lèvres  qui  parvenait  jusqu'à 
moi  faisait  ordinairement  pâlir  mon  visage  ?  Autre  temps  ! 
Tes  jours  sont  révolus,  mon  doux  amour.  Tu  as  vécu.  A 
d'autres  est  échu  aujourd'hui  de  passer  sur  cette  terre  et 
d'habiter  ces  collines  embaumées.  Mais  tu  as  passé  bien 
vite,  et  ta  vie  fut  comme  un  songe.  Tu  t'avançais  en 
dansant;  la  joie  illuminait  ton  front,  dans  tes  yeux  brillait 
cette  imagination  confiante,  cet  éclat  de  jeunesse,  au 
moment  où  le  destin  l' éteignit  et  où  tu  fus  fauchée.  Ali  ! 
Nérine,  dans  mon  cœur  règne  l'ancien  amour.  Si  parfois 
encore  je  me  rends  aux  fêtes,  aux  réunions,  je  me  dis  en 
moi-même  :  0  Nérine,  pour  les  réunions,  pour  les  fêtes, 
tu  ne  te  pares  plus,  tu  ne  t'y  rends  plus. 

Si  mai  revient,  si  les  amoureux  vont  porter  aux  jeunes 
filles  des  bouquets  et  des  chansons,  je  me  dis  :  Ma  Nérine, 
pour  toi  jamais  ne  revient  le  printemps,  jamais  ne  revient 
l'amour.  A  chaque  jour  serein,  à  chaque  plage  fleurie  que  je 
vois,  à  chaque  joie  que  j'éprouve,  je  me  dis:  Nérine  main- 
tenant n'a  plus  de  joies,  les  champs,  le  ciel,  elle  ne  les  voit 
plus.  Hélas!  tu  as  passé,  mon  éternel  soupir,  tu  as  passé; 
et  toutes  mes  douces  rêveries,  tous  mes  tendres  sentiments, 
tous  les  tristes  et  chers  mouvements  de  mon  cœur  auront 
pour  compagne  cette  souvenance  amère. 

(Printemps  1829) 


CHANT    NOCTUENE 

d'un  pasteur  nomade  de  l'asie  (1). 

Que    fais-tu,    lune,    dans   le   ciel?   Dis-moi,    que    fais-tu, 
silencieuse  lune?  Tu  te  lèves  le  soir  et  tu  vas  contemplant 


(It  "  Plusieurs  d'entre  eux  passent  la  nuit  assis  sur  une  pierre  à 
l'egarder  la  lune  et  à  improviser  des  paroles  assez  tristes  sur  des 
airs  qui  ne  le  sont  pas  moins.  »  Mevendorfî.  Vovage  d'Orenbourg 
à  Boukhara,  1820. 


58       '  GIACOMO    LEOPAEDI 

• 

les  déserts,  puis  tu  te  couches.  X'es-tu  pas  encore  lasse  de 
repasser  toujours  par  les  éternels  sentiers?  X'éprouves-tu 
encore  aucun  ennui,  es-tu  toujours  désireuse  de  contempler 
ces  vallées'  Elle  ressemble  à  ta  vie,  la  vie  du  pâtre!  Il 
se  lève  dès  la  première  lueur  de  l'aube,  il  emmène  son 
troupeg^u  par  les  champs  et  il  voit  des  troupeaux,  des 
fontaines  et  des  prairies  ;  puis,  fatigué,  il  se  couche  vers 
le  soir:  il  n'espère  jamais  rien  d'autre.  Dis-moi,  ô  lune,  à 
quoi  sert  au  berger  sa  vie,  et  à  quoi  te  sert  la  vie?  Dis- 
moi  :  quel  est  le  but  de  mon  court  passage,  et  quel-  est 
celui  de  ta  course  éternelle  ? 

Un  pauvre  A-ieillard  blanc,  infirme,  à  demi  vêtu  et  pieds 
nus,  chargé  d'un  Jourd  fardeau,  par  monts  et  par  vaux, 
à  travers  les  rochers  aigus,  le  sable  profond  et  les  brous- 
sailles, par  le  vent,  par  la  tempête,  et  quand  le  ciel  est 
brûlant  et  quand  il  gèle,  court,  court  sans  cesse,  haletant, 
franchit  torrents  et  montagnes,  tombe,  se  relève  et  se  hâte 
de  plus  en  plus,  sans  trêve  ni  repos,  tout  en  lambeaux,  couvert 
de  sang,  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  là  oii  sa  route  et  tant  de 
fatigues  aboutissent:  un  abîme  horrible,  immense  l'attend, 
il  s'y  précipite  et  oublie  tout.  Lune  virginale,  telle  est  la  xie 
mortelle. 

L'homme  nait  péniblement,  et  en  naissant,  il  est, exposé 
à  mourir.  Ce  qu'il  éprouve  d'abord,' c'est  une  souffrance 
et  un  tourment,  et  dès  le  berceau  son  père  et  sa  mère* 
entreprennent  de  le  consoler,  de  le  consoler  d'être  né.  Puis, 
quand  il  commence  à  grandir,  l'un  et  l'autre  l'assistent, 
et  désormais,  par  leurs  actes  et  leurs  paroles,  ils  cherchent 
à  lui  affermir  le  cœur  et  à  le  consoler  de  l'humaine  con- 
dition :  les  parents  ne  rendent  pas  de  plus  doux  offices  à 
leurs  enfants.  Mais  pourquoi  mettre  au  jour,  lourquoi 
guider  dans  la  vie  celui  qu'il  faut  ensuite  consoler  de  la 
vie?  Si  l'existence  est  un  malheur,  pourquoi  l'endurons- 
nous  ?  Lune  virginale,  telle  est  la  condition  des  mor- 
tels. Mais  toi,  tu  n'es  pas  sujette  à  la  mort,  et  sans 
doute  tu  n'as  guère  souci  de  ce  que  je  te  dis. 

Toi  cependant,  solitaire,  éternelle  voyageuse,  toi  qui  es 
si  pensive,  tu  comprends  peut-être  ce  qu'est  cette  vie  ter- 


CHANT    NOCTURNE  59 

•  ■ 

restre.  ce  que  sont  nos  souffrances,  nos  soupirs,  ce  qu'est 
cette  mort,  cette  suprême  pâleur  du  visage  en  disant  adieu  à 
la  terre,  et  ce  chagrin  de  se  séparer  de  compagnons  fidèles 
et  aimants.  Toi,  certainement,  tu  comprends  le  pourquoi 
des  choses,  et  tu  vois  l'utilité  du  matin,  du  seir,  de  la 
marche  silencieuse,  infinie  du  temps.  Toi,  tu  sais  certai- 
nement à  quel  doux  amour  sourit  le  printemps,  à  qui  la 
saison  brûlante  est  utile,  et  quel  est  le  but  de  l'hiver  glacé. 
Toi,  tu  ^ais  mille  choses,  tu  en  découvres  mille  qui  sont 
impénétrables  au  simple  berger.  Souvent,  quand  je  te  re- 
garde planer  ainsi,  muette,  au-dessus  de  la  plaine  déserte 
dont  le  contour  lointain  confine  au  ciel,  ou  me  suivre  pas 
à  pas  quand  je  conduis  mon  troupeau,  et  quand  je  regai'de 
les  étoiles  briller  au  ciel,  je  me  dis  à  part  moi  en  songeant  : 
Pourquoi  tant  de  lumières?  A  quoi  servent  Téther  infini  et 
cette  profondeur  infinie  du  firmament?  Que  signifie  cette 
solitude  immense?  Et  moi,  que  suis-je?  Ainsi  je  raisonne 
en  moi-même  ;  et  à  ce  séjour  démesuré  et  superbe,  à  cette 
innombrable  famille  d'êtres,  à  tant  d'activité,  à  tant  de 
mouvements  de  tous  les  corps  célestes  et  de  tous  les  corps 
terrestres  qui  tournent  sans  répit  pour  revenir  toujourg  au 
point  d'où  ils  sont  partis,  je  ne  puis  découvrir  aucun 
but,  aucune  utilité.  Mais  toi.  jeune  immortelle,  sûrement 
tu  n'ignores  rien.  Tout  ce  que  je  sais,  tout  ce  que  je  sens, 
c'est  que  de  ces  éternelles  révolutions,  c'est  que  de  ma 
frêle  existence,  un  autre  retirera  peut-être  quelque  bien 
ou  quelque  satisfaction  :  mais,  pour  moi,  la  vie  est  un  mal. 

0  mon  troupeau  qui  te  reposes,  oh  !  que  tu  es  heureux, 
car  tu  ne  connais  pas  ta  misère,  je  le  crois  du  moins. 
Combien  je  te  porte  envie  !  Xon  seulement  parce  que  tu 
es  presque  exempt  de  chagrin,  parce  que  tu  oublies  aussitôt 
toute  peine,  tout  mal,  toute  grande  terreur,  mais  surtout 
parce  que  tu  n'éprouves  jamais  d'ennui.  Quand  tu  te 
couches  à  l'ombre,  sur  le  gazon,  tu  es  tranquille  et  satisfait, 
et  dans  cet  état,  tu  passes  sans  soucis  une  grande  partie  de 
l'année.  Et  moi  aussi,  je  m'étends  sur  l'herbe,  à  l'ombre, 
mais  l'ennui  m'envahit  l'âme,  et  il  me  semble  qu'un  aiguil- 
lon me  pique,  à  tel  point  que,  quand  je  gis,  ainsi  étendu,  je 
suis  plus  loin  que  jamais  de  trouver  la  paix  ou  le  repos. 


60  GIACOMO    LEOPAEDI 

Et  pourtant  je  ne  souhaite  rien,  et  je  n'ai  point  jusqu'ici 
de  sujet  de  larmes.  Quelle  est  ta  joie  et  son  intensité,  je 
ne  puis  le  dire,  mais  tu  es  heureux.  Et  moi,  j'ai  bien  peu 
de  plaisir,  ô  mon  troupeau,  et  ce  n'est  pas  de  cela  seulement 
que  je  me  plains.  Si  tu  savais  parler,  je  te  demanderais  : 
Dis-moi'  pourquoi  chaque  animal  reposant  à  son  gré,  dans 
l'inaction,  est-il  satisfait,  tandis  que  moi.  si  je  reste  en 
repos,  l'ennui  m'assaille? 

Peut-être,  si  j'avais  des  ailes  pour  voler  sur  les  nuages 
et  pour  compter  les  étoiles  une  à  une,  ou  pour  errer  comme 
le  tonnerre  de  sommet  en  sommet,  peut-être  serais- je  plus 
heureux,  ô  mon  doux  troupeau,  peut-être  serais- je  plus 
heureux,  ô  blanche  lune.  Peut-être  aussi  ma  pensée 
s'égare-t-elle  en  considérant  le  sort  des  autres  êtres;  peut- 
être  à  quelque  espèce  qu'on  appartienne,  en  quelque 
condition  que  l'on  se  trouve,  dans  une  étable  ou  dans  un 
berceau,  le  jour  natal  est-il  funeste  à  celui  qui  naît. 

^Octobre    1826-Mai    1830) 


LE  CALME  APEES  LA  TEMPETE 

La  tempête  est  passée:  j'entends  les  oiseaux  en  fête  et 
,1a  poule  qui,  revenue  sur  la  route,  reprend  son  chant. 
Voici  que  le  ciel  se  rassénère  là-bas,  au  couchant,  du  côté 
des  collines  ;  la  campagne  se  dégage  et  le  fleuve  se  montre 
plus  clair  dans  la  vallée.  Tout  cœur  se  réjouit  ;  le  bruit 
renaît  de  toute  part,  le  travail  reprend  son  cours  habituel. 
L'artisan,  son  ouvrage  à  la  main,  apparaît  en  chantant,  sur 
le  seuil,  pour  regarder  le  ciel  humide  ;  la  jeune  femme  sort 
à  son  tour  pour  recueillir  l'eau  de  la  pluie  fraîchement 
tombée,  et  le  maraîcher,  de  sentier  en  sentier,  va  répétant 
son  cri  de  chaque  jour.  Voici  que  le  soleil  reparaît  :  il  sourit 
par  les  collines  et  les  campagnes.  Les  domestiques  ouvrent 
les  balcons,  les  terrasses  et  les  galeries  ;  et  sur  la  route 
principale,  on  perçoit  au  loin  un  tintement  de  clo- 
chettes et  le  roulement  d'une  voiture  :  le  voyageur  reprend 
gaiement  son  chemin. 


I-E    SAMEDI    AU    VILLAGE  61 

Tout  cœur  se  réjouit.  Quand  la  vie  est-elle  aussi  douce, 
aussi  agréable  qu'en  ce  moment?  Quand  l'homme  s'ap- 
plique-t-il  à  ses  travaux  avec  autant  d'ardeur?  Quand 
revient-il  plus  volontiers  à  sa  besogne  ou  entreprend-il  des 
choses  nouvelles  ?  Quand  se  souvient-il  moins  de  ses  maux  ? 
Plaisir  succédant  à  la  douleur,  joie  vaine  qui  est  le  fruit 
de  la  crainte  passée,  de  cette  frayeur  de  la  mort  qui  fit 
trembler  celui  qui  abhorrait  la  vie.  Car,  dans  un  long 
tourment,  les  hommes  saisis  d'une  sueur  froide,  muets, 
blêmes,  ont  tressailli  en  voyant  déchaînés  contre  nous,  les 
éclairs,  les  nuées  et  l'ouragan. 

0  nature  aimable,  ce  sont  là  tes  présents,  ce  sont  là  les 
joies  que  tu  offres  aux  mortels.  Sortir  de  la  peine  est  une 
joie  pour  nous.  Les  peines,  tu  les  répands  d'une  main  pro- 
digue, les  douleurs  surgissent  spontanément;  et  quant  au 
plaisir,  le  peu  que  parfois,  par  hasard,  nous  en  laisse  la 
souffrance  est  déjà  un  grand  avantage.  0  race  humaine, 
chère  aux  Eternels  !  estime-toi  heureuse  si  tu  trouves  quel- 
que répit  parmi  les  souffrances,  plus  heureuse  encore  si  la 
mort  te  délivre  de  toute  douleur. 

(Décembre   1828-Mai   1830) 


LE  SAMEDI  AU  VILLAGE 

La  jeune  fille  revient  des  champs,  à  l'heure  où  le  soleil 
se  couche.  Elle  porte  son  fardeau  d'herbes  et  tient  à  la 
main  un  bouquet  de  roses  et  de  violettes  dont  elle  compte, 
suivant  sa  coutume,  orner  son  corsage  et  sa  chevelure, 
demain,  jour  de  fête.  L'aïeule  est  occupée  à  des  travaux 
d'aiguille,  assise  sur  le  seuil  avec  des  voisines,  tournée  du 
côté  où  le  jour  baisse,  et  elle  évoque  son  bon  temps,  quand, 
elle  aussi,  se  parait  aux  jours  de  fête,  et  qu'encore  vigou- 
reuse et  alerte,  elle  avait  l'habitude  de  danser,  le  soir,  -au 
milieu  de  ceux  qui  étaient  les  compagnons  de  sa  belle  jeu- 
nesse. Déjà  l'air  s'embrume  de  toutes  parts,  l'azur  du  ciel 


62  GIACOMO    LEOPARDI 

devient  plus  foncé  et  l'onitj'e  descend  des  collines  et  des 
toits  que  blanchit  la  lune  naissante.  Voici  que  la  cloche 
donne  le  signal  de  la  fête  qui  approche,  et  à  cet  appel,  il 
semble  que  le  cœur  se  réconforte.  On  entend  des  groupes 
d'enfants  s'ébattre  et  gambader  çà  et  là  sur  la  petite  place 
qu'ils  remplissent  d'une  rumeur  joyeuse;  cependant  que  ie 
laboureur  revient,  en  sifflant,  vers  sa  table  frugale  et  songe 
à  part  lui  à  son  jour  de  repos. 

Puis,  quand  à  l'entour  toutes  les  lumières  sont  éteintes 
et  que  tout  bruit  a  cessé,  on  entend  encore  le  marteau  qui 
frappe,  on  entend  la  scie  du  charpentier  qui  veille,  enfermé 
dans  son  atelier,  à  la  clarté  de  sa  lampe  ;  il  se  hâte  et 
s'efforce  d'achever  son  ouvrage  avant  que  paraisse  la  lueur 
de  l'aube.  ^ 

C'est  le  jOtir  le  plus  agréable  de  la  semaine:  il  est  plein 
d'espérance  et  de  joie.  Demain  les  heures  ramèneront  la 
tristesse  et  l'ennui,  et  chacun,  livré  à  ses  pensées,  retour- 
nera à  son  travail  accoutumé. 

Adolescent  folâtre,  ton  âge  en  fleur  est  comme  un  jour 
plein  d'allégresse,  jour  clair,  serein,  qui  précède  la  fête  de 
ta  vie.  Sois  heureux,  mon  enfant,  car  c'est  une  saison 
agréable,  c'est  une  saison  joyeuse  que  celle-là.  Je  ne  veux 
pas  t'en  dire  davantage;  mais  ne  te  plains  pas  si  ta  fête 
tarde  encore  à  venir. 

(Décembre   1828-Mai    1830) 


LA   PENSÉE    DOMINANTE 

Très  douce,  puissante  dominatrice  qui  règnes  au  fond  de 
mon  âme.'  terrible,  mais  cher  présent  du  ciel,  compagne 
de  mes  jours  lugubres,  pensée  qui  reviens  m'obséder  si 
souvent  :  • 

Qui  ne  parle  de.  ta  mystérieuse  essence  ?  Parmi  nous, 
q»i  n"a  senti  ton  pouvoir?  Cependant,  chaque  fois  qu'un 
sentiment  personnel  pousse  les  hommes  à  en  exprimer  les 


LA    PENSÉE    DOMINANTE  63 

effets,    il   semble   toujours   nouveau   d"écouter   ce   qu"on   en 
raconte. 

Comme  mon  esprit  se  recueillit  en  lui-même  quand  tu 
commenças  à  le  choisir  pour  demeure.  En  même  temps,  sou- 
dain, aussi  promptes  que  l'éclair,  mes  autres  pensées  se 
sont  évanouies.  Comme  une  tour  dans  une  plaine  déserte, 
tu  te  dresses  seule,  géante,  au  milieu  de  mon  âme. 

Que  sont  devenues  maintenant  à  mes  yeux,  en  dehors 
de  toi  seule,  toutes  les  œuvres  terrestres,  et  la  vie  lOut 
entière  !  Quel  intolérable  ennui  que  les  loisirs,  les  fréquen- 
tations banales,  et*  d'un  vain  plaisir  la  vaine  espérance, 
en  comparaison  de  cette  joie,  de  cette  joie  céleste '  qui  me 
vient    de    toi  ! 

De  même  que,  du  haut  des  rochers  dénudés  de  l'âpre 
Apennin,  le  voyageur  jette  un  regard  d'envie  sur  la  cam- 
pagne verdoyante  qui  de  loin  lui  sourit,  de  même,  après 
les  arides  et  stériles  conversations  mondaines,  c'est  avec 
transport  que  je  reviens  à  toi,  comme  on  retourne  dans  un 
jardin  riant,   et  je  me  sens  renaître  à  la  vie  près  de  toi. 

Il  me  semble  presque  incroyable  que  j'aie  pu  supporter 
sans  toi,  pendant  si  longtemps,  cette  vie  misérable  et  ce 
monde  stupide.  Je  puis  à  peine  comprendre  que  d'autres 
désirs,  différents  de  ceux  que  tu  éveilles,  fassent  sou- 
pirer personne. 

Depuis  que  pour  la  première  fois  l'expérience  m'a  appris 
ce  qu'était  cette  vie,  jamais  la  crainte  de  la  mort  ne  m'a 
serré  le  cœur.  Aujourd'hui  elle  me  paraît  un  jeu,  cette 
nécessité  suprême,  que  le  monde  inepte,  tout  en  la  louant 
parfois,  ne  cesse  d'abhorrer  et  de  redouter;  et  si  le  péril 
se  montre,  c'est  avec  un  sourire  que  je  le  défie  et' que  je 
contemple  ses  menaces.  w   . 

lies  lâches  et  les  âmes  sans  générosité,  abjectes,  je  les 
ai  toujours  tenus  en  mépris.  A  présent,  la  moindre  action 
indigne  blesse  soudain  mes  sentiments  ;  mon  âme  se  traus- 


64  GIACOMO    LEOPARDI 

• 

porte  soudain  d'indignation  au  moindre  exemple  de  la 
bassesse  humaine.  Je  me  sens  plus  grand  que  ce  siècle 
superbe,  qui  se  repaît  de  vaines  espérances,  s'éprend  de 
futilités  et  persécute  la  vertu  :  sotte  époque  qui  réclame 
l'utile  et  ne  voit  pas  que  la  vie  devient  toujours  de  plus 
en  plus  inutile.  Je  me  ris  des  jugements  humains  ;  et  je  le 
foule  aux  pie<is  le  vulgaire  inconstant,  rebelle  aux  nobles 
aspirations,  qui  est  ton  indigne  contempteur,  ô  ma  pensée 

Quelle  passion  ne  le  cède  à  celle  qui  t'a  engendrée?  ou 
plutôt,  parmi  les  mortels,  existe-t-il  une  autre  passion,  en 
dehors  de  celle-là?  L'avarice,  l'orgueil,  la  haine,  le  mépris, 
la  recherche  des  honneurs  et  du  pouvoir  ne  sont  que  des 
caprices  auprès  d'elle.  Une  seule  passion  vit  parmi  nous  ; 
c'est  celle  que  les  décrets  éternels  ont  donnée  au  cœur 
humain  pour  souveraine  unique   et  toute-puissante. 


La  vie  n'a  pas  de  prix,  n'a  pas  de  raison  d'être,  si  ce 
n'est  par  elle,  par  elle  qui-  est  tout  pour  l'homme.  C'est 
elle  seule  qui  excuse  le  destin  de  nous  avoir  mis  au  monde, 
nous  autres  mortels,  pour  tant  souffrir  sans  nul  profit  ; 
grâce  à  elle  se  aie.  parfois,  non  pour  la  sotte  multitude, 
mais  pour  les  cœurs  nobles,  la  vie  est  plus  belle  que  la 
mort. 

Pour  goûter  tes  joies,  ô  douce  pensée,  ce  ne  fut  pas  trop 
d" éprouver  les  tribulations  de  ce  monde  et  de  supporter, 
pendant  de  si  longues  années,  cette  vie  mortelle  ;  et  même, 
t«l  que  je  suis,  avec  l'expérience  des  maux  soufferts,  je^ 
recommencerais  volontiers  ma  carrière,  les  yeux  fixés  sur 
un  tel  but.  Parmi  les  sables,  exposé  aux  morsures  des 
vipères,  si  fatigué  que  j'aie  été  de  traverser  le  désert  de  la 
vie,  jamais  jusqu'à  ce  jour  je  ne  suis  venu  à  toi  sans  qu'un 
si  grand  tien  ne  me  parût  l'emporter  sur  ce  que  j'avais 
enduré. 

Quel  monde,  quelle  immensité  nouvelle,  quel  paradis  que 
le  lieu  où  ton  sublime  enchantement  semble  me  trans- 
porter, et  où,  errant  sous  une  autre  lumière  que  celle  de 
cette  terre,  je  perds  toute  notion  de  l'existence  humaine 


I 


•  l'amour  et  la  mort  65 

et  de  la  réalité  !  Tels  doivent  être,  je  crois,  les  rêves  des 
immortels.  Hélas  !  tu  n'es  guère  qu'un  songe  dont  s'em- 
bellit quelque  peu  la  vérité,  ô  ma  douce  pensée,  tu  n'es,  en 
définitive,  qu'un  songe  ou  une  illusion  manifeste.  Mais 
parmi  ces  belles  illusions,  tu  es  d'essence  divine,  car  tu  es 
si  vivace  et  si  forte  que  tu  résistes  obstinément  à  la  réalité, 
que  souvent  même  tu  te  fais  son  égale  et  que  tu  ne  t'éva- 
nouis que  dans  le  sein  de  la  mort. 

Toi,  ô  ma  pensée,  toi  qui,  seule,  donnes  la  vie  à  mes 
jours,  source  adorée  de  chagrins  infinis,  la  mort  Véteindra 
un  joui"  avec  moi,  car  je  sens  à  des  signes  certains,  je 
sens  dans  mon  âme,  que  tu  m'as  été  donnée  à  jamais  pour 
souveraine.  Mes  autres  douces  illusions,  à  la  longue,  se 
dissipaient  de  plus  en  plus  en  face  de  la  réalité.  Mais  plus 
J3  revois  celle  dont  je  m'entretiens  avec  toi  et  dont  je  vis. 
plus  grandit  cet  immense  plaisir,  plus  s'accroît  ce  grand 
délire  qui  me  fait  vivre.  Angélique  beauté  !  Les  plus  beaux 
visages,  de  quelque  côté  que  je  jette  les  yeux,  me  pa- 
raissent reproduire  ton  visage,  comme  une  vague  et  froide 
image.  Tu  m' apparais  comme  la  seule  source  de  tout  cRar- 
m.e,   tu  m'apparais   comme  la   seule  vraie  beauté. 

Depuis  que  je  t'ai  vue  pour  la  première  fois,  de  quelle 
grave  sollicitude  n'as-tu  pas  été  de  ma  part  le  suprême 
objet?  Quelle  heure  de  la  journée  a  pu  s'écouler  sans  que  je 
pensasse  à  toi?  Ta  souveraine  image  a-t-elle  jamais  pu 
quitter  mes  rêves?  Angélique  beauté,  belle  comme  un 
songe,  en  ce  séjour  terrestre,  dans  les  hautes  sphères  de 
l'univers  entier,  ai-je  jamais  demandé,  ai-je  jamais  espéré 
autre  chose  de  plus  beau  à  voir  que  tes  yeux,  de  plus  doux 
à  posséder  que  ta  pensée? 

(1831-Mai  1833.) 


L'AMOUE  ET  LA  MOET 

L'Amour  et  la  Mort,  frère  et  sœur,  furent  engendrés  en 
même  temps  par  le  destin.  De  choses  aussi  belles,  le  monde 
d'ici-bas  n'en  a  point,  les  étoiles  n'en  ont  point.   De  l'un 


66  OIACOMO    LEOPARDI 

naît  le  bonheur,  le  plaisir  le  plus  grand  qui  se  trouve  sur 
l'océan  de  la  vie;  l'autre  met  un  terme  aux  plus  grandes 
douleurs,  aux  plus  grands  maux.  C'est  une  enfant  très 
belle,  douce  à  voir,  et  non  telle  que  se  la  représente  la  foule 
timorée  :  elle  se  plaît  souvent  à  accompagner  le  jeune 
amour,  et  ils  planent  ensemble  au-dessus  de  l'humanité, 
souverains  consolateurs  de  tout  cœur  sage.  Et  jamais  cœur 
ne  fut  plus  sage  que  le  cœur  frappé  d'amour,  jamais  cœur 
ne  méprisa  plus  profondément  la  vie  misérable  et  ne  fut 
prêt  à  affronter  le  danger  pour  un  autre  maître  aussi  vo- 
lontiers,que  pour  celui-ci.  Car  lorsque  tu  viens  en  aide,  ô 
amour,  le  courage  naît  ou  se  réveille;  et  sous  ton  influence, 
c'est  par  des  actes,  et  non  par  les  vaines  résolutions  habi- 
tuelles,  que  l'homme  révèle  sa   sagesse. 

Quand,  une  amoureuse  passion  naît  nouvellement  au  fond 
du  cœur,  en  même  temps,  au  fond  de  notre  être,  nous 
ressentons  un  désir  de  mourir,  plein  de  langueur  et  d'abat- 
tement. Comment?  Je  ne  sais,  mais  tel  est  le  premier 
effet  d'un  amour  vrai  et  puissant.  Peut-être  ce  désert  de 
l'existence  épouvante-t-il  alors  le  regard,  peut-être  le 
mortel  voit-il  que  la  terre  est  désormais  inhabitable  pour 
lui.  sans  cette  nouvelle,  unique,  infinie  félicité  que  se  figure 
sa  pensée;  mais  pressentant  l'orage  terrible  qui  à  cause 
d'elle  naîtra  dans  son  cœur,  il  aspire  au  repos,  il  aspire  à 
se  réfugier  dans  le  port  et  à  fuir  devant  ce  farouche  désir 
qui.  déjà  rugissant,  assombrit  l'horizon  tout  autour  de  lui. 

Puis,  quand  la  formidable  puissance  l'enveloppe  tout 
entier  et  que  l'invincible  souci  gronde  dans  son  cœur,  que  de 
fois  tu  es  ardemment  implorée,  ô  mort,  par  l'amant  plein 
d'angoisses  !  Que  de  fois  le  soir  et  que  de  fois  à  l'aube, 
étendant  son  corps  épuisé,  il  se  dit  qu'il  serait  bienheureux 
s'il  pouvait  ne  plus  se  relever  jamais,  et  ne  plus  revoir 
l'amère  lumière  du  jour.  Et  souvent,  au  son  de  la  cloche 
funèbre,  en  enteiadant  les  chants  qui  accompagnent  les 
morts  au  lieu  de  l'éternel  oubli,  il  a  poussé  les  plus  ardents 
soupirs  et  envié  du  fond  du  cœur  celui  qui  s'en  allait  ha- 
biter parmi  les  trépassés.  Même  le  peuple  inculte,  l'homme 
de  la   campagne    ignorant    les    moindres    bienfaits    de    la 


*  l'amour  et  la  mort  67 

science,  même  la  jeune  fille  timide  et  réservée  qui  autrefois 
au  nom  de  la  mort  sentait  ses  cheveux  se  dresser,  ose,  sur 
la  tombe,  sur  les  voiles  funèbres,  arrêter  son  regard  plein 
de  fermeté;  elle  ose  méditer  longuement  de  recourir  au 
fer  ou  au  poison,  et  dans  soft  âme  naïve  elle  comprend  la 
douceur  de  mourir,  tant  les  lois  de  l'amour  préparent  à  la 
mort.  Souvent  encore,  la  grande  souffrance  intérieure 
atteint  un  tel  degré  que  la  force  humaine  ne  peut  la  sup- 
porter, alors  notre  frêle  nature  cède  à  ces  terribles  assauts, 
et  la  Mort  triomphe  ainsi  grâce  à  la  puissance  de  son  frère  ; 
ou  bien  l'Amour  remue  si  profondément  notre  cœur  que, 
d'eux-mêmes,  le  paysan  ignorant  et  la  tendre  jeune  fille  se 
frappent  violemment  de  leur  propre  main  et  rejettent  à 
terre  leurs  jeunes  corps.  Au  monde  qui  rit  de  ces  accidents, 
que  le  ciel  accorde  paix  et  vieillesse  ! 

^  Aux  âmes  ferventes,  aux  âmes  heureuses  et  vaillantes, 
que  la  destinée  accorde  l'un  ou  l'autre  de  vous,  doux 
maîtres,  amis  de  la  race  humaine,  dont  le  pouvoir  n'a  pas 
d'égal  dans  l'immense  univers  et  ne  le  cède  qu'à  celui  du 
destin,  cette  autre  puissance.  Et  toi  que  depuis  ma  prime 
jeunesse  j'invoque  et  que  j'ai  toujours  honorée,  belle  Mort, 
toi  qui  seule  au  monde  as  pitié  des  peines  terrestres,  si 
jamais  je  t'ai  célébrée,  si  j'ai  tenté  de  réparer  les  outrages 
que  le  vulgaire  ingrat  inflige  à  ta  nature  divine,  ne  tarde 
plus,  exauce  des  prières  auxquelles  tu  n'es  pas  accoutumée, 
ferme  pour  toujours  à  la  lumière  mes  yeux  pleins  de  tris- 
tesse, ô  reine  du  temps  !  Quelle  que  soit  l'heure  où  tu 
déploieras  tes  ailes  pour  te  rendre  à  mes  supplications,  tu 
me  trouveras,  certes,  la  tête  haute,  armé,  luttant  contre  le 
destin  ;  la  main  qui  en  me  flagellant  se  teint  de  mon  sang 
innocent,  je  ne  la  comblerai  pas  d'éloges,  je  ne  la  bénirai 
pas,  comme  c'est  l'usage  de  l'antique  bassesse  humaine  ; 
toutes  les  vaines  espérances  par  lesquelles,  semblable 
aux  enfants,  le  monde  se  console,  tous  les  réconforts 
stupides,  je  les  rejetterai;  je  n'aurai  à  aucun  moment 
d'autre  espoir  qu'en  toi  seule;  j'attendrai  avec  sérénité  le 
jour  où  je  pourrai  reposer  mon  front  assoupi  sur  ton  sein 
virginal. 

(1831-1833) 


68  GIACOMO    LEOPARD! 


A  LUI-MEME 


Maintenant  tu  vas  te  reposer  pour  toujours,  ô  mon  cœur 
fatigué.  Elle  a  péri  l'illusion  dernière  que  je  croyais  éter- 
nelle en  moi.  Elle  a  péri.  Je  le  sens  bien,  des  illusions  qui 
nous  furent  chères,  non  seulement  l'espoir,  mais  le  désir 
est  éteint  en  nous.  Repose-toi  pour  toujours.  Tu  as  assez 
palpité.  Il  n'est  rien  qui  vaille  tes  battements,  et  la  terre 
n'est  pas  digne  de  tes  soupirs.  La  vie  n'est  qu'amertume  et 
ennui,  pas  autre  chose,  et  ce  monde  n'est  que  fange.  Calme- 
toi  désormais.  Désespère  pour  la  dernière  fois.  A  notre 
race  le  destin  n'a  octroyé  qu'une  faveur  :  celle  de  mourir. 
Désormais  méprise  et  toi-même,  et  la  nature,  et  l'affreux 
pouvoir  caché  qui  commande  notre  commune  misère,  et 
l'infinie  vanité  de  toutes  choses. 

(1831-1833) 


ASP  ASIE 


Ton  image  se  présente  parfois  à  ma  pensée,  Aspasie. 
Tantôt,  je  la  vois,  en  des  endroits  habités,  briller  fugiti- 
vement sur  d'autres  visages;  tantôt,  dans  les  campagnes 
désertes,  à  la  clarté  du  jour  ou  sous  les  étoiles  silen- 
cieuses, comme  réveillée  par  une  douce  harmonie,  cette 
superbe  vision  surgit  dans  mon  âme  encore  prête  à  s'ef- 
frayer. Combien  elle  fut  adorée,  ô  dieux,  et  comme  elle 
fit  jadis  mes  délices  et  mon  tourment.  Et  jamais  je  ne 
sens  se  répandre  les  parfums  du  coteau  fleuri,  ni  les  fleurs 
embaumer  les  rues  de  la  ville,  que  je  ne  te  voie  encore 
telle  que  tu  étais  le  jour  où,  retirée  en  tes  coquets  appar- 
tements tout  parfumés  des  fleurs  nouvelles  du  printemps, 
sous  tes  vêtements  couleur  de  sombre  violette,  ta  forme 
angélique  s'offrit  à  moi  ;  tu  étais  étendue  sur  des  fourrures 
brillantes,  et  une  mystérieuse  volupté  t'enveloppait.  Sa- 
vante charmeresse,  tu  couvrais  de  baisers  chauds  et  sonores 
les  lèvres  rondes  de  tes  enfants;  tu  penchais  en  même 
temps  ta  gorge  de  neige,  et  de  ta  main  gracieuse 
tu  les  pressais  contre  ton  sein  caché  et  désiré,  ces  petits  qui 


ASPASIE  69 

ignoraient  tes  desseins.  Un  nouveau  ciel"  une  nouvelle 
terre  et  comme  un  rayon  divin  apparurent  à  ma  pensée. 
0"est  ainsi  que  dans  mon  flanc,  assez  aguerri  pourtant, 
ton  bras  enfonça  de  vive  force  le  trait  que  je  portai  depuis 
en  gémissant,  jusqu'à  ce  que  deux  années  se  fussent  écou- 
lées. 

Femme,  ta  beauté  se  montra  à  ma  pensée  comme  un 
rayon  divin.  La  beauté  et  les  accords  harmonieux  pro- 
duisent un  effet  semblable  :  souvent  ils  semblent  nous 
révéler  le  profond  mystère  d'Elysées  ignorées.  Aussi,  le 
mortel  blessé  au  cœur  adore  la  fille  de  son  imagination, 
l'amoureuse  idée  qui  renferme  en  elle  une  grande  partie 
de  l'Olympe,  toute  pareille  par  le  visage,  par  les  manières 
et  par  le  langage  à  la  femrpe  que  l'amant  ravi  s'imagine 
confusément  désirer  et  aimer.  Or,  ce  n'est  pas  celle-ci, 
mais  celle-là,  que,  même  dans  les  enlacements  corporels, 
il  recherche  et  adore.  Enfin,  reconnaissant  sa  méprise  et 
voyant  qu'il  a  confondu  deux  objets,  il  s'irrite  et  souvent 
il  accuse  la  femme  bien  à  tort.  Le  naturel  de  la  femme 
se  prête  difficilement  à  ces  considérations  qui  la  dé- 
passent ;  la  femme  ne  se  préoccupe  pas  de  ce  que  sa  propre 
beauté  inspire  à  de  généreux  amants,  et  elle  ne  pourrait 
pas  le  comprendre.  Une  telle  conception  ne  trouve  pas 
place  sous  son  front  étroit.  Et  c'est  à  tort  que  l'homme 
abusé  se  prend  à  espérer  devant  l'éclair  vivant  de  ces 
regards  ;  c'est  à  tort  qu'il  réclame  des  sentiments  profonds, 
inconnus  et  plus  que  virils  à  un  être  qui,  par  nature,  est 
en  tout  inférieur  à  l'homme.  Car  si  la  femme  a  les  membres 
plus  frêles  et  plus  délicats,  elle  a  aussi  l'esprit  moins  vaste 
et  moins  puissant. 

Toi  non  plus,  Aspasie,  jamais  tu  n'as  pu  te  représenter 
ce  que  tu  as  inspiré  toi-même  à  ma  pensée.  Tu  ne  sais 
pas  quel  amour  démesuré,  quels  chagrins  intenses,  quelles 
indicibles  émotions  et  quels  délires  tu  as  fait  naître  en 
moi,  et  jamais  à  aucun  moment  tu  ne  pourras  le  com- 
prendre. De  même,  l'exécutant  d'une  composition  musicale 
ignore  ce  que  son  geste  et  sa  voix  produisent  sur  celui  qui 
l'écoute.   Pour  moi  elle  n'est  plus,   cette  Aspasie  que  j'ai 


70  GIACOMO     LZOrARDI 

• 

tant  aimée.  Elle  s'évanouit  à  jamais,  celle  qui  fut  un  jour  le 
but  de  ma  vie.  Seulement,  comme  un  cher  fantôme,  elle  a 
coutume  de  revenir  de  temps  en  temps  et  de  disparaître. 
Toi,  tu  vis,  no.a  seulement  belle  encore,  mais  si  belle,  à  ce 
qu'il  me  semble,  que  tu  surpasses  toutes  les  autres. 
Cependant,  cette  flamme  que  tu  fis  naître  en  moi  est  éteinte, 
car  ce  n'est  pas  toi  que  j'ai  aimée,  mais  cette  Déesse  qui 
naguère  vivait  dans  mon  cœur  et  qui  y  est  maintenant 
ensevelie.  Celle-là,  je  l'ai  adorée  longtemps,  et  je  fus  si 
épris  de  sa  céleste  beauté,  que  même  tout  en  ayant  cons- 
cience dès  le  premier  jour  de  ta  nature  et  quoique  édifié 
sur  tes  artifices  et  tes  tromperies,  j'ai  pourtant  contemplé 
ses  beaux  yeux  dans  les  tiens,  et.  tant  qu'elle  vécut,  je  me 
suis  attaché  passionnément  à  toi,  non  pas  trompé  certes, 
mais  amené  par  le  plaisir  que  ^ne  causait  cette  douce  res- 
semblance à  supporter  un  long  et  âpre  esclavage. 

Maintenant,  vante-toi,  tu  le  peux.  Raconte  que.  de  ton 
sexe,  tu  es  la  seule  devant  qui  j'ai  consenti  à  courber  ma 
tête  altière,  à  qui  j'ai  spontanément  offert  mon  cœur  in- 
dompté. Eaconte  que,  la  première,  et  je  l'espère  bien  la 
dernière,  tu  as  vu  mon  regard  supplier  ;  que,  timide  et 
tremblant  devant  toi  (à  le  rappeler,  je  brûle  d'indignation 
et  de  honte),  incapable  de  me  ressaisir,  tu  m'as  vu  épier 
avec  soumission  chacim  de  tes  caprices,  chacune  de  tes 
paroles,  chacun  de  tes  gestes,  pâlir  devant  tes  superbes 
dédains;  que  tu  as  vu  mon  visage  s'éclairer  à  un  signe  ai- 
mable, et  à  chacun  de  tes  regards  changer  d'expression  et  de 
couleur.  Il  est  rompu,  le  charme,  et.  brisé  du  même  coup, 
mon  joug  est  renversé  à  terre  :  je  m'en  réjouis.  Et  encore 
qu'elles  soient  remplies  d'ennui,  enfin,  après  un  long 
servage  et  au  sortir  d'un  long  rêve  de  folie,  je  recouvre 
avec  joie  la  sagesse  et  la  liberté.  Que  si  la  vie  privée  d'af- 
fections et  de  généreuses  illusions  est  xme  nuit  sans  étoiles 
au  milieu  de  l'hiver,  ce  m'est  du  moins  une  consolation  et 
une  vengeance  suffisante  en  cette  destinée  mortelle  que 
d?  m'étendre  ici  nonchalamment  sur  l'herbe,  et,  immobile. 
de  contempler  la  mer,  la  terre  et  le  ciel,  —  et  de  sourire. 

(Printemps   1833) 


si:k    tn    bas-eeliet   d  un   tombeau    antique  ri 

SUR  UN  BAS-RELIEF  DUX   TOMBEAU  ANTIQUE 

EEPEÉSENTANT    UNE    JEUNE    MORTE    AU    MOMENT    DE    TAETIR 
ET    PRENANT    CONGÉ    DES    SIENS 

OÙ  vas-tu?  Qui  t'appelle  loin  de  ceux  qui  te  sont  chers, 
belle  jeune  fille  ?  Seule,  tu  entreprends  le  voyage,  et  tu 
quittes  sitôt  le  toit  paternel  ?  Reviendras-tu  vers  ce  foyer  ? 
Rendras-tu  un  jour  la  joie  à  ceux  qui  aujourd'hui  t'en- 
tourent en  pleurant  ? 

Ton  œil  est  sec  et  ton  attitude  est  courageuse,  inais 
pourtant  tu  es  triste.  Si  la  route  est  agréable  ou  pénible, 
si  la  retraite  vers  laquelle  tu  te  diriges  est  triste  ou  gaie,  on 
ne  peut  guère  le  deviner  à  ton  aspect  grave.  Hélas  !  hélas  ! 
moi-même  je  ne  pourrais  décider,  et  peut-être  personne  au 
monde  ne  sait-il  encore  si  l'on  doit  te  proclamer  disgraciée 
ou  chérie  du  ciel,  misérable  ou  fortunée. 

La  mort  t'appelle  :  le  jour  vient  à  peine  de  paraître  et 
voici  l'instant  suprême.  Tu  ne  reviendras  pas  au  nid  qvie 
tu  quittes.  Tu  vois  pour  la  dernière  fois  les  traits  de  tes 
doux  parents.  Le  lieu  vers  lequel  tu  presses  le  pas  est 
sous  terre  :  c'est  là  que  sera  éternellement  ta  demeure.  Peut- 
être  es-tu  heureuse  ?  Et  pourtant  celui  qui  jette  un  regard 
sur  ta  destinée  et  y  songe  en  lui-même,  soupire. 

Ne  jamais  voir  la  lumière  eût  mieux  valu,  je  crois.  >.îais 
être  née,  être  parvenue  au  moment  où  la  beauté  se  répand 
royalement  dans  tes  formes  et  sur  ton  visage,  et  C'ù  le 
monde  commence  à  se  prosterner  de  loin  devant  elle,  èire 
dans  la  fleur  de  toutes  les  espérances  et  bien  loin  encore  de 
l'heure  où  la  vérité  plisse  le  front  radieux  sous  ses  lugubres 
rayons,  puis  se  dissiper  presque  avant  d'avoir  pris  son 
essor,  comme  une  vapeur  qui  se  condense  en  un  niîage 
léger  et  dont  les  formes  mobiles  s'eiïacent  à  l'horizon,  et 
échanger  les  jours  à  venir  contre  les  obscurs  silences  de  la' 
tombe.  —  si  une  telle  destinée  semble  heureuse  à  1" esprit, 
elle  pénètre  d'une  immense  pitié  les  cœurs  les  plus  fermes. 

7 


72  GIACOMO    LEOPARDl 

Mère  qui  fais  trembler  et  pleurer,  depuis  sa  naissance, 
la  famille  des  êtres  animés.  Nature,  monstre  indigne  de 
louanges,  qui  enfantes  et  nourris  pour  tuer,  si  la  mort 
prématurée  est  un  mal  pour  l'homme,  comment  permets-tu 
que  ce  châtiment  frappe  des  têtes  innocentes?  Si  c'est  un 
bien,  pourquoi  rends-tu  un  tel  départ  si  funeste  et  pourquoi 
le  rends-tu  si  incomparablement  affreux  que  rien  n'en  peut 
consoler  ni  celui  qui  sort  de  la  vie  ni  celui  qui  reste? 

Elle  se  sent  malheureuse  partout  où  elle  jette  un  regard, 
malheureuse  de  quelque  côté  qu'elle  se  tourne,  j^artout  où 
elle  cherche  un  refuge,  cette  race  sensible  !  Il  t'a  plu  que 
même  les  espérances  de  la  jeunesse  fussent  déçues  par  la 
vie,  que  le  cours  des  années  fut  rempli  de  deuils,  que 
l'unique  délivrance  de  nos  maux  se  trouvât  dans  la  mort, 
et  cette  mort,  tu  en  as  fait  un  but  inévitable,  tu  l'as 
donnée  pour  loi  immuable  à  la  carrière  humaine.  Hélas  ! 
pourquoi,  après  les  tribulations  de  la  route,  n'as-tu  pas 
voulu  au  moins  que  le  terme  nous  fût  joyeux?  Ce  terme 
certain  et  inéluctable  que  nous  gardions  présent  à  l'esprit 
durant  notre  vie,  ce  terme  qui  était  la  seule  consolation  de 
nos  maux,  pourquoi  le  voiler  de  noires  draperies  et  l'en- 
tourer d'une  ombre  si  triste,  et  pourquoi  nous  montrer  le 
.port  sous  un  aspect  plus  épouvantable  que  celui  de  toutes 
les  tempêtes  ? 

Si  c'est  un  mallieur,  cette  mort  que  tu  nous  destines  à 
nous  tous  après  nous  avoir  abandonnés  à  l'existence,  sans 
notre  faute,  à  notre  insu,  sans  notre  aveu,  certes  le  sort 
de  celui  qui  meurt  est  enviable  pour  celui  qui  pleure  la  perte 
de  ceux  qui  lui  sont  chers.  Que  si  en  réalité,  comme  je 
l'estime  certain,  vivre  est  un  malheur  et  mourir  une  grâce, 
qui  cependant  pourrait  jamais  —  comme  il  le  devrait  faire 
pourtant.  —  désirer  le  jour  suprême  des  êtres  qui  ont  son 
affection  et  s'exposer  à  rester  anéanti,  en  voyant,  du  seuil 
de  sa  maison,  s'en  aller  la  personne  aimée  avec  laquelle  il 
aurait  passé  de  longues  années,  et  lui  dire  adieu  sans  aucun 
espoir  de  la  rencontrer  encore  par  le  monde,  puis,  seul, 
abandonné  sur  terre,  regardant  autour  de  soi,  se  remé- 
morer la  compagne  disparue  aux  heures,  aux  lieux  accou- 
tumés ?   Comment,,  ah  !  comment,  ô  nature,   as-tu  le  cœur 


SUR    LE    PORTRAIT    D  UNE    BELLE    DA^vir,  lo 

d'arracher  l'ami  des  bras  de  l'ami,  le  frère  des  bras  du 
frère,  de  séparer  le  père  de  l'enfant,  l'amant  de  l'amante, 
et,  l'un  mort,  de  conserver  l'autre  en  vie?  Comment  as-tu 
pu  imposer  à  l'homme  cette  grande  douleur,  de  survivre  à 
l'homme  sans  cesser  de  l'aimer?  Mais  en  tout  ce  qu'elle 
fait,  la  nature  se  soucie  fort  peu  de  notre  mal  ou  de  notre 
bien. 

(1831-Septembre  1833) 


SUR  LE  PORTRAIT  D'UNE  BELLE  DAME 

SCULPTÉ  SUR  SON  TOMBEAU 

Voilà  ce  que  tu  as  été;  maintenant,  ici,  sous  terre,  tu 
n'es  plus  que  squelette  et  poussière.  Au-dessus  de  tes  os 
et  de  la  fange,  on  a  placé  en  vain,  immobile,  muet,  le 
simulacre  de  ta  beauté  disparue  :  il  regarde  le  vol  des  âges 
et  demeure  seul,  gardien  de  ta  mémoire  et  de  la  douleur. 
Ce  doux  regard  qui  fit  tressaillir,  comme  il  semble  encore  le 
faire  maintenant,  quand  il  s'arrêtait  et  se  fixait  sur  nous; 
cette  lèvre  d'où,  comme  d'une  urne  pleine,  paraît  déborder 
le  plaisir  ;  ce  cou  qui  autour  de  lui,  jadis,  attisait  le  désir  ; 
cette  main  amoureuse  qui  souvent,  lorsqu'elle  se  posait, 
sentait  se  glacer  la  main  qu'elle  serrait,  et  ce  sein  devant 
lequel  on  voyait  les  hommes  pâlir  d'amour,  tout  cela  a 
existé  autrefois.  Maintenant  tu  n'es  que  fange  et  osse- 
ments :  une  pierre  cache  la  vue  hideuse  et  triste  de  tes 
restes. 

Voilà  donc  à  quoi  le  destin  a  réduit  ce  visage  qui  semblait 
parmi  nous  la  plus  vivante  image  du  ciel.  Mystère  éternel  de 
notre  être  !  Aujourd'hui,  source  ineiiable  de  pensées  et  de 
sentiments  élevés  et  infinis,  la  beauté  règne;  elle  est  comme 
un  rayon  splendide  lancé  par  la  nature  immortelle  sur  notre 
terre,  et  elle  semble  promettre  et  assurer  au  mortel  des 
destinées  surhumaines,  des  royaumes  fortunés  et  des  mondes 
dorés.  Demain,  une  force  imperceptible  viendra  rendre  re- 
poussant à  voir,  abominable,  abject  ce  qui  auparavant  avait 


74  GIACOMO    LEOrAEDI 

un  aspect  presque  angélique:  et,  en  juême  temps,  vont 
s'évanouir  dans  les  âmes  les  hautes  pensées  que  cette  beauté 
inspirait. 

Des  désirs  infinis,  des  visions  sublimes  sont  créés  dans, 
l'âme  rêveuse  par  le  pouvoir  naturel  d'une  savante  har- 
monie :  l'esprit  humain  se  laisse  transporter  ainsi  sur  une 
m^r  délicieuse,  pleine  de  mystères,  où  il  s'égare  à  plaisir, 
comme  un  nageur  hardi  au  milieu  de  l'océan  :  mais  si  une 
note  discordante  vient  à  frapper  l'oreille,  en  un  instant  ce 
p&radis  s'évanouit. 

Xature  humaine,  comment  donc,  si  tu  nés  en  somme 
que  fragile  et  vile,  si  tu  n'es  quombre  et  poussière, 
comment  as-tu  des  pensées  si  hautes?  Si  tu  es  encore  noble 
en  partie,  comment  tes  sentiments  et  tes  pensées  les  plus 
dignes  sont-ils  si  facilement  éveillés  et  éteints  par  d'aussi 
misérables   causes  ? 

fl831-Septembre  1853) 


PALINODIE 

.^r  MARQriS  GINO  CArrONI 

Toujours  souiiirej-  ne  sert  à  lien. 

PLUTaRQL'E. 

Je  me  suis  trompé,  mon  brave  Gino,  pendant  bien 
longtemps  je  me  suis  trompé  et  de  beaucoup.  J'ai  cru  la 
vie  misérable  et  vaine,  et  notre  siècle  plus  insensé  que  les 
autres.  Mon  langage  a  paru  et  était  intolérable  à  la  bien- 
heureuse race  mortelle,  si  l'on  doit  ou  si  l'on  peut  dire 
que  l'homme  soit  mortel.  Partagée  entre  l'étonnement  et 
le  dédain,  de  l'Eden  embaumé  où  elle  séjourne,  la  noble 
race  se  prit  à  rire  et  déclara  que  j'étais  un  être  abandonné, 
ou  fin  mal  inspiré,  incapable  de  goûter  le  plaisir  ou  ne  le 
connaissant  pas.  prenant  son  propre  sort  pour  le  sort 
commun    et    s'imaginant    que   l'espèce   hvimaine   paftageait 


PALINODIE  75 

son  malheur.  Enfin,  à  travers  la  fumée  estimée  des  cigares, 
au  milieu  du  bruit  des  petits  gâteaux  qui  craquent  sous 
îa  dent,  aux  cris  imposants  qui  commandent  des  sorbets 
et  des  boissons,  au  milieu  des  tasses  qu'on  entre-choque  et 
des  cuillères  qu'on  brandit,  la  lumière  des  gazettes  quoti- 
diennes brilla  éclatante  à  mes  yeux.  Je  dus  reconnaître  et 
constater  la  félicité  publique  et  les  douceurs  de  la  destinée 
mortelle.  Je  vis  l'excellence  et  la  valeur  des  choses  ter- 
restres, et  la  carrière  humaine  toute  fleurie;  et  je  vis  qu'ici- 
bas  rieg  de  désagréable  ne  dure.  J'appris  à  connaître  aussi 
les  travaux,  les  œuvres  stupéfiantes,  l'intelligence,  les 
vertus  et  le  profond  savoir  de  mon  siècle.  Et  je  vis  éga- 
lement, du  Maroc  au  Catay,  de  l'Ourse  au  Xil,  de  Boston 
à  Goa,  les  royaumes,  les  empires  et  les  duchés  courir  à 
l'envi  et  hors  d'haleine  sur  les  traces  de  la  douce  félicité, 
et  la  saisir  déjà  par  ses  cheveux  flottants  et  par  l'extrémité 
de  son  boa.  Ce  que  voyant,  et  méditant  profondément  sur 
ces  immenses  feuilles,  j'eus  honte  de  mon  ancienne  et  gros- 
sière erreur,  et  de  moi-même. 

C'est  un  siècle  d'or,  ô  Gino,  que  nous  déroulent  dé- 
sormais les  fuseaux  des  Parques.  Tous  les  journaux, 
quelle  que  soit  leur  langue  ou  leur  format,  sur  tous  les 
rivages  le  promettent  au  monde  à  l'unisson.  L'amour  uni- 
versel, les  chemins  de  fer,  le  développement  du  commerce, 
la  vapeur,  l'imprimerie  et  le  choléra  rapprocheront  bientôt 
les  peuples  et  les  pays  les  plus  éloignés  ;  et  il  ne  faudra  pas 
s'étonner  si  le  pin  et  le  chêne  finissent  par  donner  du  lait 
et  du  miel,  ou  même  s'ils  viennent  à  danser  au  son  d'une 
valse,  tant  ^est  accrue  jusqu'ici  la  puissance  des  alambics, 
des  cornues  et  des  machines,  rivales  du  ciel,  et  tant  elle 
grandira  dans  les  temps  à  venir  ;  car  la  descendance  de 
Sem,  de  Cham  et  de  Japhet  vole  et  volera  toujours  de 
progrès  en  progrès,  sans  s'arrêter  jamais. 

Certes,   le  monde   ne  mangera  plus  de   glands,    à   moins 

que  la  faim  ne  l'y  contraigne  :  mais  il  ne  déposera  pas  les 

armes  cruelles.   Que  de  fois  il  méprisera  l'argent  et  l'or  ! 

les  lettres  de  change  lui  suffiront.  Du  reste,  elle  ne  s'abs- 

•  tiendra    guère,    cette   généreuse   humanité,    de   tremper   ses 


76  GIACOMO     LEOPAEDI 

mains  dans  le  sang  chéri  des  siers;  au  contraire,  l'Europe 
et  la  rive  lointaine  de  l'océan  atlantique,  ce  'nouveau 
berceau  de  pure  civilisation,  se  couvriront  de  carnages, 
chaque  fois  qu'une  fatale  querelle  à  propos  de  poivre,  de 
cannelle,  ou  d'une  autre  épice  ou  bien  de  canne  à  sucre, 
ou  qu'une  cause  quelconque  à  propos  de  denrées  à  convertir 
en  or  amènera  les  armées  fraternelles  à  entrer  en  lutte  les 
unes  contre  les  autres.  Le  vrai  mérite,  la  vertu,  la  mo- 
destie, la  bonne  foi,  l'amour  de  la  justice  seront  toujours, 
dans  tout  Etat  politique,  tenus  à  l'écart,  étrangers  aux 
affaires  publiques,  ou  y  seront  mal  venus,  insultés  et 
condamnés,  car  la  Xature  a  voulu  qu'en  tout  temps  ils 
eussent  le  dessous.  L'audace  impudente,  la  fraude  et  la 
médiocrité  régneront  toujours,  leur  destinée  étant  de 
triompher.  Quiconque  aura  la  puissance  et  la  force,  en 
abusera,  soit  qu'il  les  possède  ensemble  ou  séparément,  et 
sous  quelque  régime  politique  que  ce  soit.  Cette  loi  fut 
la  première  que  la  Xature  et  le  Destin  ont  écrite  sur  le 
diamant,  et  ni  Volta  ni  Davy  ne  l'effaceront  avec  leurs 
piles,  ni  l'Angleterre  tout  entière  avec  ses  machines,  ni  le 
siècle  nouveau  avec  un  fleuve  d'écrits  politiques  aussi 
grand  que  le  Gange.  Toujours  l'honnête  homme  sera- dans 
la  tristesse,  l'homme  vil  et  le  coquin  toujours  dans  la  joie. 
Toutes  les  classes  de  la  société  seront  conjurées  et  conti- 
nuellement en  lutte  contre  les  âmes  élevées  :  le  véritable 
honneur  sera  persécuté  par  la  calomnie,  la  haine  et  l'envie  ; 
le  faible  sera  la  proie  des  forts  ;  le  mendiant  affamé  sera 
le  courtisan  et  l'esclave  des  riches,  sous  toutes  les  formes 
de  gouvernement,  loin  ou  près  de  l'équateur  ou  des  pôles, 
et  il  en  sera  éternellement  ainsi,  tant  que  notre  race  habi- 
tera ce  globe  et  verra  la  lumière  du  jour. 

Ces  légers  vestiges,  ces  traces  de  l'âge  passé  mar- 
queront forcément  de  leur  empreinte  l'âge  d'or  qui  se 
lève,  car  la  société  humaine  contient  naturellement  mille 
principes  et  mille  éléments  contraires  et  incompatibles  ; 
et  quant  à  faire  cesser  ces  discordes,  l'intelligence  et  la 
puissance  de  l'homme  n'y  sont  jamais  parvenus  depuis  le 
jour  où  naquit  notre  race  illustre,  et  de  nos  temps,  aucune 
loi  ne  le  pourra,  ni  aucun  journal,  si  sages  et  si  influents 


PALINODIE  77 

qu'ils  puissent  être.  Mais  dans  les  choses  les  plus  importan- 
tes, la  félicité  humaine  sera  entière  et  plus  grande  qu'on  ne 
l'a  jamais  vue.  Les  vêtements  de  laine  ou  de  soie  de- 
viendront de  jour  en  jour  plus  souples.  Les  agriculteurs 
et  les  artisans  quitteront  tous  à  l'envi  leurs  hardes  gros- 
sières, ils  couvriront  leur  peau  rude  de  coton  fin  et  leur 
échine  de  drap  de  castor.  Mieux  appropriés  aux  besoins, 
ou  en  tout  cas  plus  agréables  à  la  vue,  tapis,  couvertures, 
sièges,  canapés,  tabourets,  tables,  lits  et  autres  meubles 
orneront  les  appartements  de  leur  beauté  garantie  pour  un 
mois;  et  la  cuisine  en  feu  admirera  de  nouvelles  formes 
de  chaudrons  et  de  marmites.  De  Paris  à  Calais,  de  Calais 
à  Londres,  de  Londres  à  Liverpool,  le  trajet  ou  plutôt  le 
vol  sera  si  rapide  qu'on  n'ose  l'imaginer,  et  sous  le  vaste 
lit  de  la  Tamise  s'ouvrira  un  passage,  œuvre  hardie,  im- 
mortelle, qui  devrait  déjà  être  terminée  depuis  plusieurs 
années.  Les  rues  les  moins  fréquentées  des  grandes  cités 
seront  éclairées  la  nuit  mieux  qu'elles  ne  sont  maintenant, 
et  elles  seront  aussi  sûres  ;  quant  aux  principales  rues  des 
petites  villes,  elles  jouiront  peut-être  des  mêmes  avantages. 
Telles  sont  les  douceurs  et  l'heureux  sort  que  le  ciel  réserve 
aux  générations  futures. 


Heureux  ceux  que  la  sage-femme  reçoit  vagissants  en 
ses  bras  au  moment  où  j'écris  !  Ils  sont  appelés  à  voir  ces 
jours  tant  désirés  où  l'on  aura  fixé  au  prix  de  longues 
études,  combien  de  livres  de  sel  et  de  viande,  combien 
de  boisseaux  de  farine  absorbe  en  un  mois  leur  village 
natal,  et  combien  de  naissances  et  de  décès  enregistre 
chaque  année  le  vieux  prieur;  toutes  choses  que  -haque 
enfant  ne  tardera  d'ailleurs  pas  à  connaître  dès  le  >ein  de 
sa  chère  nourrice.  Bientôt,  imprimées  en  une  seconde  à 
des  millions  d'exemplaires  par  la  puissance  de  la  vapeur, 
les  gazettes  couvriront  la  plaine  et  la  montagne,  '^t  peut- 
être  même  les  immenses  étendues  de  la  mer,  —  telle  dans 
l'air  une  troupe  de  grues  dérobant  tout  à  coup  la  clarté 
du  jour  aux  vastes  campagnes  ;  —  les  gazettes  !  âme  et 
vie  de  i'univers,  source  unique  de  savoir  pour  cette  époque 
et  pour  les  temps  à  venir. 


/O    .  GIACOMO     LEOPARDI 

Comme  un  enfant,  avec  des  fragments  de  carton  ou  des 
niorceaux  de  bois,  élève  au  prix  de  soins  infinis  «ne  cons- 
truction en  forme  de  temple,  de  tour  ou  de  palais,  et  dès 
qu'il  la  voit  terminée,  ne  songe  plus  qu'à  la  démolir,  parce 
que  ses  matériaux  de  papier  et  de  bois  lui  sont  nécessaires 
pour   un   autre  ouvrage  ;   de   même,   la   nature,    si  sublime 
à    contempler    que    soit    son    œuvre,    ne    la    foit    pas    plus 
tôt    achevée    qu'elle    entreprend    de    la    défaire    pour    en 
employer  ailleurs  les  débris.  Et  c'est  en  vain  que  l'homme 
cherche  à   se   préserver,   lui   et   ses   semblables,   de   ce   jeu 
méchant  dont  la  raison  lui  est  éternellement  cachée  ;  c'est 
en   vain  que  s^  main   habile  met  en  œuvre  mille  moyens 
sous  mille  formes  diverses.  Car  en  dépit  de  tout  effort,  la 
cruelle   nature,    enfant  terrible,    satisfait   son   caprice,    et, 
sans  répit,    se  divertit  à   engendrer  et  à  détruire.   De  là, 
une   légion   variée   et   infinie   de   maux   et   de   peine^  irré- 
médiables   s'abat    sur    le    fragile    mortel    destiné    à    périr 
irréparablement  ;    de    là,    une    force    hostile,    destructrice, 
l'attaque  au  dedans,  au  dehors,  de  tous  côtés,  sans  relâche, 
avec  acharnement,  depuis  le  jotu'  de  sa  naissance;  elle  le 
fatigue  et  l'épuisé,  elle  qui  est  infatigable,  jusqu'à  ce  qu'il 
gise  enfin  terrassé  et  anéanti  sous  les  coups  de  cette  mère 
impitoyable.  Voilà,  ô  noble  esprit,  les  misères  guprêmes  de 
la  condition   humaine  ;    la    vieillesse  -et   la    mort   ont   leur 
principe   en   nous  dès   que  notre   lèvre  d'enfant   presse   le 
tendre  sein  qui  nous  verse  la  vie;  le  joyeux  dix-neuvième 
siècle  ne  peut  pas  plus,  je  crois,  changer  cela  que  ne  l'ont 
pu  le  dixième  ou  le  neuvième,   et  les  siècles   futurs  ne  le 
pourront  pas  davantage.   Aussi,   s'il  est  permis  parfois  de 
dire  la  vérité  en   appelant  les   choses  par  leur  nom,   tout 
être  né  à  quelque   époque   que  ce   soit  ne   sera  jamais   en 
somme  que  malheureux,  non  seulement  dans  l'ordre  et  les 
circonstances    sociales,    mais    dans    toutes    les    autres    con- 
ditions   de   la    vie  ;    et    ce    mal    est    sans    remède    par    son 
essence  même  et  en  vertu  de  la  loi  universelle  qui  régit  à 
la  fois  le  ciel  et  la  terre.  Mais  les  grands  esprits  de  mon 
siècle  ont  trouvé  une  thèse  nouvelle  et  presque  divine  :  ne 
pouvant  rendre  personne  heureux  sur  terre,  ils  ont  mis  de 
côté  l'individu  et  se  sont  appliqués  à  rechercher  \me  féli- 
cité collective  ;  »t  celle-ci  avant  été  aisément  trouvée,  d'une 


I 


PALINODIE  79 

multitude  d'êtres  tous  tristes  et  malheureux  pris  isolément, 
ils  font  un  peuple  gai  et  heureux.  Ce  prodige,  les  pamphlets, 
les  revues  ni  les  gazettes  ne  l'ont  pas  encore  expliqué,  mais 
il  tait  l'admiration  du  troupeau  des  politiciens. 

O*  intelligence,  ô  raison,  ô  pénétration  surhumaine  du 
temps  présent  !  Et  quelle  sûre  philosophie,  quelle  sagesse, 
ô  Gino,  sont  enseignées  aux  siècles  futurs,  sur  des  sujets 
encoi-e  plus  élevés  et  plus  obscurs,  par  mon  siècle  et  le 
tien  !  Avec  quelle  constance  il  adore  aujourd'hui,  prosterné, 
ce  qu'il  méprisait  hier  et  ce  qu'il  renversera  demain,  pour 
en  rassembler  ensuite  les  débris  et  les  relever  le  jour 
suivant  au  milieu  de  la  fumée  de  l'encens.  En  quelle 
estime  doit-on  tenir,  quelle  confiance  peut  inspirer  l'una- 
nime-accorcl  du  siècle  qui  se  déroule  ou  même  de  l'année? 
Que  de  mal  il  faut  nous  donner,  si  nous  comparons  notre 
sentiment  actuel  à  celui  de  l'année  passée  dont  différera 
tant  celui  de  l'eii  prochain,  pour  éviter  entre  eux  tout 
désaccord  !  Et  si  nous  opposons  les  temps  antiques  à 
l'époque  moderne,  combien,  à  philosopher  de  la  sorte, 
notre  savoir  a  marché  en  avant  ! 

Un  jour,  un  de  tes  amis,  estimé  Gino,  vrai  maitre  en 
poésie  et  aussi  en  toutes  sciences,  arts  et  facultés  humaines, 
le  guide  et  le  critique  de  tous  les  esprits  passés,  présents 
et  futurs,  m'a  dit  :  c  Laisse-là  tes  propres  sentiments  ; 
^e  siècle  viril  n'en  a  que  faire  ;  tourne-toi  vers  les  sévères 
études  économiques  et  fixe  ton  regard  sur  les  choses  de 
la  politique.  A  quoi  te  sert  de  fouiller  ton  propre  cœur  ? 
Ne  cherche  pas  en  toi-même  matière  à  des  poèmes.  Chante 
les  besoins  de  notre  siècle  et  l'espérance  dont  l'heure  a 
sonné.  »  Mémorables  sentences  !  Je  fus  secoué  d'un  im- 
mense éclat  de  rire  quand  à  mon  oreille  profane  résonna 
ce  mot  d'espérance,  semblable  à  vme  parole  comique  ou 
à  un  son  proféré  par  une"  bouche  à  peine  sevrée  de  la 
mamelle.  Eh  bien  !  je  retourne  en  arrière  et  je  prends 
une  route  opposée  à  celle  que  j'ai  suivie  jusqu'ici  ;  des 
exemples  indubitables  me  montrent  désormais  jusqu'à 
l'évidence  qu'il  ne  faut  pas  contredire  son  propre  siècle, 
ni   lui  résister,   si   l'on   recherche   ses  louanges   et  si   l'on 


80  GIACOMO     LEOPARDI 

désire  la  renommée,  mais  lui  obéir  fidèlement  et  l'aduler; 
c'est  ainsi  qu'on  est  porté,  par  un  court  et  facile  chemin, 
jusqu'aux  étoiles.  Cependant,  si  désireux  que  je  sois  de 
m' élever  jusqu'aux  astres,  je  ne  songe  pas  à  faire  mainte- 
nant des  besoins  du  siècle  la  matière  d"un  poème  :  le  nom- 
bre sans  cesse  accru  des  marchands  et  des  boutiques  y 
pourvoit  largement;  mais  je  chanterai  certainement  l'espé- 
rance, l'espérance  dont  les  dieux  nous  donnent  déjà  un  gage 
visible  ;  car  dès  maintenant,  début  de  la  nouvelle  féliciTé. 
on  voit  sur  les  lèvres  et  les  joues  des  jeunes  gens  croître 
d'énormes  barbes. 


Salut,  ô  signe  sauveur,  ô  première  lueur  du  siècle  fameux 
qui  se  lève  !  Vois  devant  toi  comme  la  terre  et  le  ciel  se 
réjouissent,  comme  le  regard  des  jeunes  filles  étincelle,  et 
comme  la  renommée  des  héros  barbus  vole  à  travers  les 
festins  et  les  fêtes.  Grandis,  grandis  pour  la  patrie,  ô  nou- 
velle génération,  mâle  assurément  !  A  l'ombre  de  ta  toison, 
l'Italie  grandira,  et  toute  l'Europe  depuis  les  bouches  du 
Tage  jusqu'à  l'Hellespont,  et  le  monde  se  reposera  en 
sûreté.  Et  toi,  commence  à  saluer  en  riant  tes  pères  hir- 
sutes, ô  jeune  génération  appelée  à  vivre  des  jours  dorés, 
et  ije  t'effraie  pas  de  l'innocente  noirceur  des  visages  aimés. 
Ris,  ô  tendre  génération  ;  c'est  à  toi  qu'est  réservé  le  fruit 
de  tant  de  discours  ;  tu  verras  régner  la  joie,  tu  verras  les 
villes  et  les  campagnes,  la  jeunesse  et  la  vieillesse  t«- 
moigner  d'un  égal  contentement,  et  les  barbes  ondoyer 
longues  de  deux  palmes. 

(1831-  Septembre  1835) 


BADINAGE 

Quand,  tout  enfant,  je  vins  me  mettre  en  apprentissage 
chez  les  Muses,  l'une  d'elles  me  prit  par  la  main  et  pendant 
toute  la  journée  elle  me  fit  visiter  l'atelier.  Elle  me  montra, 
l'un  après  l'autre,  les  instruments  du  métier  et  les  divers 


LE    COUCHER   DE   LA    LUNE  81 

usages  auxquels  chacun  d'eux  est  employé  dans  le  travail 
de  la  prose  et  des  vers.  Je  regardais  et  je  demandais  : 
«  Muse,  la  lime,  où  est-elle  ?»  —  La  Déesse  me  répondit  : 
«  La  lime  est  uséej  maintenant  nous  nous  en  passons  »  — 
«  Mais,  repris- je,  ne  songez- vous  pas  à  la  réparer,  quand 
elle  est  abîmée  ?»  —  Sa  réponse  fut  :  «  On  devrait  bien  la 
réparer,  mais  le  temps  fait  défaut.   » 


LE  COUCHER  DE  LA  LUNE 

Comme,  en  une  nuit  solitaire,  au-dessus  des  campagnes 
et  des  eaux  argentées  où  palpite  l'aile  du  zéphyr,  où  les 
ombres  lointaines  dessinent  mille  aspects  vagues,  mille 
formes  trompeuses  au  milieu  des  ondes  tranquilles,  des 
ramures,  des  haies,  des  collines  et  des  villas,  la  lune,  par- 
venue aux  confins  du  ciel,  descend  derrière  l'Apennin  ou  les 
Alpes,  ou  dans  le  sein  profond  de  la  mer  Tyirhénienne;  le 
monde  se  décolore,  les  ombres  s'évanouissent  et  une  même 
obscurité  envahit  la  montagne  et  la  vallée.  La  nuit  reste 
plongée  dans  le  deuil,  et,  sur  la  route,  le  charretier  salue 
d'un  chant  tristement  mélodieux  le  dernier  rayon  de  la 
lumière  mourante  qui  tout  à  l'heure  encore  lui  servait  de 
guide. 

D§  même  se  dissipe  la  jeunesse,  c'est  ainsi  qu'elle  quitte 
notre  vie  mortelle.  Les  ombres  et  les  fantômes  des  sédui-- 
santés  illusions  s'enfuient,  et  les  longs  espoirs  sur  lesquels 
se  fonde  l'humanité  s'évanouissent  à  leur  tour.  La  vie 
demeure  dans  l'obscurité  et  l'abandon.  Et  le  voyageur  ému, 
fixant  son  regard  sur  le  long  chemin,  cherche  en  vain  le 
but  et  la  raison  de  ce  qui  lui  en  reste  à  parcourir;  et  ?1 
constate  que  le  séjour  des  hommes  lui  est  devenu  indif- 
férent et  qu'il  y  est  lui-même  véritablement  étranger. 

Notre  sort  misérable  paraîtrait  trop  heureux  et  trop 
riant  aux  divinités  d'en  haut,  si  la  jeunesse,  où  chaque 
bien  est  pourtant  le  fruit  de  mille  peines,  durait  autant  que 
le  cours  de  la  vie.  Trop  doux  serait  le  décret  qui  condamne 


82  GIACOMO    LEOPARDI 

tous  ieâ  êtres  animés  au  trépas,  si  on  ne  leur  avait  rendu 
le  milieu  de  la  route  bien  plus  dur  à  supporter  que  la  ter- 
rible mort.  Les  éternels  ont  inventé  le  pire  de  tous  les 
maux,  la  sénilité,  —  trouvaille  digne  d'intelligences  immor- 
telles !  C'est  le  désir  restant  intact,  mais  avec  l'espérance 
éteinte  ;  c'est  la  source  du  plaisir  tarie  et  les  maux  qui  ne 
cessent  de  s'accroître,  sans  qu'aucun  bonheur  soit  jamais 
plus  accordé. 

Vous,  collines  et  plages,  lorsque  la  blanche  clarté  qui 
argenté  le  voile  de  la  nuit  aura  disparu,  vous  ne  resterez 
pas  longtemps  orphelines.  Bientôt,  du  côté  de  l'orient,  vous 
verrez  le  ciel  blanchir  encore,  et  l'aube  se  lever;  puis  le 
soleil  viendra  vous  inonder,  ainsi  que  les  champs  éthérés, 
de  ses  flammes  puissantes  et  de  ses  torrents  de  lumière. 
Mais  la  vie  mortelle,  après  que  la  belle  jetmesse  a  disparu, 
ne  se  colore  jamais  plus  d'une  autre  lumière  ni  d'une  autre 
aurore.  Elle  est  veuve  jusqu'à  la  fin  :  et  à  la  nuit  dont 
s'enveloppent  les  autres  âges,  les  dieux  ont  assigné  pour 
terme  le  tombeau. 

(Printemps  1836) 


LE   GENET 

ou   LA    FLEUR    DU    DÉSERT 


Et  les  hommes  préfèrent  Jes  ténèbres 
à  la  lumière. 

Saint-Jean  III,  19. 


Ici.  sur  l'âpre  versant  du  formidable  mont  exterminateur 
nommé  Vésuve,  que  n'égaie  aucun  autre  arbuste,  aucune 
fleur,  tu  répands  autour  de  toi  tes  rameaux  solitaires,  genêt 
odorant  qui  te  plais  dans  les  déserts.  Je  t'ai  vu  aussi 
embellir  de  ta  verdure  les  contrées  sauvages  qui  entourent 
la  cité  jadis  reine  des  mc^-tels  et  dont  l'aspect  grave  et  taci- 
turne semble  attester  et  rappeler  au  passant  l'empire 
détruit.  Maintenant  je  te  revois  sur  ce  sol,  amant  des  lieux 
tristes  et  'abandonnés  du  monde,  fidèle  compagnon  des 
sonibres  infortunes.    En   ces  champs  parsemés  de  cendres 


LE    GENÊT  83 

stériles  et  couverts  de  lave  pétrifiée  qui  résonne  sous  les 
pas  du  voyageur,  où  la  couleuvre  se  niche  et  se  déroule  au 
soleil,  et  où  le  lapin  regagne  son  gîte  familier  entre  les 
rochers,  il  y  eut  de  riantes  villas  et  des  terres  cultivées, 
toutes  blondes  d'épis,  qui  retentirent  du  mugissement  des 
troupeaux;  il  y  eut  des  jardins  et  des  palais,  retraite  cEere 
aux  loisirs  des  puissants;  il  y  eut  des  cités  fameuses  que 
la  montagne  altière  a  englouties  avec  leurs  habitants  sous 
les  torrents  de  feu  vomis  par  son  cratère.  Maintenant,  aux 
alentours,  tout  s'enveloppe  d'une  même  ruine,  et  là  où  tu 
te  dresses,  ô  noble  fleur,  comme  si  tu  prenais  part  aux 
maux  d'autrui,  tu  exhales  vers  le  ciel  un  parfum  d'exquise 
senteur  qui  console  le  désert.  Qu'il  vienne  sur  ces  coteaux, 
celui  qui  a  coutume  d'exalter  par  des  louanges  la  condition 
qui  nous  est  faite  ici-bas,  et  qu'il  voie  combien  l'aimante 
nature  se  soucie  peu  de  notre  espèce.  Ici,  il  pourra  apprécier 
encore  à  sa  juste  valeur  la  puissance  de  la  race  humaine 
que  sa  dure  nourrice,  au  moment  où  l'on  ne  s'y  attend 
point,  détruit  en  partie,  d'une  légère  secousse  instantanée, 
et  qu'elle  peut  anéantir  subitement  tout  entière  par  des 
secousses  un  peu  plus  violentes.  Sur  ces  rivages  sont  ins- 
crites les  «  destinées  magnifiques  et  progressives  »  du  genre 
humain  (1). 

Regarde  ici  et  mire-toi  ici.  siècle  superbe  et  sot  qui  as 
abandonné  la  route  jusqu'en  ces  derniers  temps  suivie  par 
la  pensée  depuis  son  réveil,  qui  retournes  en  arrière,  te 
vantes  de  reculer  et  appelles  cela  progresser.  Tous  les 
esprits  que  le  sort  coupable  a  fait  naître  à  cette  époque 
flattent  tes  enfantillages,  encore  que  parfois,  en  eux-mêmes, 
ils  se  moquent  de  toi.  Quant  à  moi,  je  ne  veux  pas  descendre 
dans  la  tombe  couvert  d'une  telle  honte.  Il  me  serait  bien 
facile  pourtant  d'imiter  les  autres,  de  délirer  avec  eux 
et  de  rendre  mes  poèmes  agréables  à  tes  oreilles  ;  mais 
j'aime  mieux  avoir  montré  autant  que  je  l'ai  pu  le  mépris 
que  je  te  voue  dans  mon  cœur,  bien  que  je  n'ignore  point 
à  quel  oubli  est  condamné  celui  qui  a  déplu  à  son  temps. 
De   ce   malheur-là,   qui  jue   sera   commun   avec  toi,   je   me 


(1)  Allusion  à  un  vers  de  Teren/ici  Mamiani. 


84  GIACO:.IO     LEOPARDI 

ris  assez.  Tu  vas  rêvant  la  liberté  et  tu  veux  en  même 
temps  asservir  la  pensée,  par  laquelle  seule  nous  sommes 
en  partie  sortis  de  la  barbarie,  par  laquelle  seule  la  civi- 
lisation s'est  accrue,  en  améliorant  les  destinées  des 
peuples.  Ainsi,  elle  t'a  déplu  la  vérité  sur  le  rude  sort  et 
sur  la  place  méprisable  que  la  nature  nous  a  assignés.  C'est 
pourquoi  tu  as  lâchement  tourné  le  dos  à  la  lumière  qui 
rendait  cette  vérité  évidente,  et  tu  appelles  vil  déserteur 
celui  qui  se  laisse  guider  par  elle,  et  magnanime  celui-là 
seul  qui,  se  moquant  de  lui-même  ou  des  autres,  par  ruse 
ou  par  folie,  élève  jusque  par  delà  les  astres  la  condition 
des  hommes. 

Un  homme  pauvre  et  de  corps  débile,  s'il  a  l'âme  géné- 
reuse et  élevée,  ne  se  dit  ni  ne  s'estime  ni  riche  ni  robuste, 
et  dans  le  monde  il  ne  fait  pas  ridiculement  étalage  de 
force  et  d'opulence;  mais  il  se  laisse  voir,  sans  honte, 
dénué  de  force  et  de  richesse,  il  avoue  ouvertement  sa 
situation  lorsqu'il  en  parle  et  reconnaît  son  état  tel  qu'il 
est  réellement.  Quant  à  moi,  je  ne  trouve  pas  magnanime, 
mais  sot,  l'être  qui,  né  pour  périr,  nourri  dans  les  peines, 
dit:  «  Je  suis  né  pour  jouir  »,  et  qui  remplit  les  livres 
de  son  répugnant  orgueil,  promettant  sur  terre  des  des- 
tinées sublimes  et  de  nouvelles  félicités,  comme  non  seu- 
lement ce  monde  mais  même  le  ciel  n'en  connaissent  point, 
à  ces  peuples  qu'une  vague  de  la  mer  agitée,  qu'un  souffle 
d'air  malfaisant,  qu'un  ébranlement  souterrain  détruisent 
au  point  que  c'est  à  peine  s'il  en  reste  un  souvenir.  H  est 
de  noble  nature,  celui  qui  ose  lever  ses  yeux  mortels  sur 
la  commune  destinée,  et  qui,  d'un  langage  non  déguisé, 
sans  rien  retrancher  de  la  vérité,  avoue  le  mal  qui  nous  a 
été  donné  en  partage,  et  reconnaît  notre  condition  infime 
et  fragile;  celui  qui  se  révèle  grand  et  fort  dans  la  souf- 
france et  qui  n'ajoute  pas  à  ses  misères  les  haines  et  les 
luttes  fratricides,  plus  terribles  encore  que  tous  les  autres 
maux,  en  accusant  l'homme  de  sa  douleur,  mais  qui  en 
attribue  la  faute  à  celle  qui  est  la  vraie  coupable,  à  celle 
qui  est  la  mère  des  mortels  à.  leur  naissance  et  qui  devient 
ensuite  leur  marâtre  volontaire.  Celle-là,  il  la  proclame  son 
ennemie  ;  et  pensant  avec  raison  que  c'est  contre  elle  que 


la  société  humaine  s'est  constituée  au  commencement,  il 
estime  que  les  hommes  ont  formé  une  alliance  entre  eux 
tous,  et  il  les  embrasse  tous  dans  un  véritable  amour,  leur 
prêtant  et  attendant  d'eux  une  aide  prompte  et  vaillante 
dans  les  périls  mutuels  et  les  angoisses  de  la  guerre  com- 
mune. Armer  la  main  de  l'homme  pour  répondre  à  l'offense, 
tendre  des  pièges  et  des  embûches  à  son  voisin,  cela  lui 
paraît  insensé  autant  que  le  serait,  dans  un  camp  assiégé 
par  une  armée  ennemie,  au  plus  fort  de  l'attaque,  d'oublier 
l'adversaire,  d'entreprendre  d'âpres  querelles  avec  ses  alliés, 
de  provoquer  la  fuite  et  de  brandir  l'épée  au  milieu  de  ses 
propres  troupes.  Quand  ces  idées  seront,  comme  elles  l'ont 
été  autrefois,  évidentes  pour  tout  le  monde,  et  quand  la 
frayeur  qui  d'abord  a  rassemblé  les  mortels  en  société 
pour  lutter  contre  l'impitoyable  nature,  sera  ramenée  en 
partie  par  la  vraie  connaissance  des  choses,  alors  les 
rapports  honnêtes  et  loyaux  des  citoyens  entre  eux.  la 
justice  et  la  piété  se  trouveront  d'autres  origines  que  les 
superbes  légendes  sur  lesquelles  repose  la  probité  du  vul- 
gaire, laquelle  est  généralement  aussi  peu  stable  que  tout  ce 
qui  se  fonde  sur  l'erreur. 

Souvent,  je  m'assieds,  la  nuit,  sur  ces  coteaux  désolés  que 
le  flux  volcanique  durci  et  semblable  à  une  mer  figée 
recouvre  comme  un  suaire;  et  au-dessus  de  la  lande  triste, 
dans  l'azur  le  plus  pur,  je  vois  les  étoiles  scintiller  d'en 
haut  et  se  refléter  au  loin  dans  la  mer  qui  leur  sert  de 
miroir,  et  tout  un  monde  d'étincelles  briller  en  cercle  dans 
la  voûte  céleste.  Et  quand  je  fixe  les  yeux  sur  ces  lumières 
qui  me  semblent  un  point,  qui  sont  si  immenses  que  pour 
elles  la  terre  et  l'océan  ne  sont  véritablement  qu'un  atome, 
et  où  non  seulement  l'homme,  mais  ce  globe  où  Thomme 
n'est  rien  sont  tout  à  fait  inconnus;  quand  je  contemple 
ces  groupes  d'étoiles  encore  plus  éloignées  dans  l'infini, 
qui  se  montrent  à  nous  sous  la  forme  d'un  nuage  minuscule, 
et  où  non  seulement  l'homme  et  la  terre,  mais  encore  toutes 
nos  étoiles  ensemble,  infinies  de  nombre  et  de  volume,  y 
compris  le  soleil  d'or,  sont  ignorés  ou  ne  se  révèlent  que 
comme  ces  groupes  eux-mêmes  se  révèlent  à  la  terre,  c'est- 
à-dire  comme  un  point  de  lumière  nébuleuse  ;  alors  sous  quel 


86  GIACOMO    LEOPARDI 

aspect  te  présentes-tu  à  ma  pensée,  ô  race  de  l'homme? 
Et  quand  je  songe,  d'une  part,  à  ton  état  ici-bas,  état  dont 
le  sol  que  je  foule  est  l'image,  et,  d'autre  part,  à  l'illusion 
que  tu  te  crées  d'être  la  maîtresse  et  le  but  donné  au  Tout, 
quand  je  songe  à  toutes  les  fables  qu'il  t'a  plu  d'inventer: 
par  exemple,  qug  les  auteurs  de  toutes  choses  étaient,  à 
cause  de  toi.  descendus  sur  cet  obscur  grain  de  sable  nommé 
la  terre,  et  que  souvent  ils  s'étaient  entretenus  familiè- 
rement avec  les  tiens;  quand  je  songe  que,  renouvelant  ces 
rêves  ridicules,  tu  insultas  aux  sages,  même  à  notre  époque 
actuelle  qui  semble  surpasser  toutes  les  autres  en  savoir  et 
ei;  civilisation,  alors  quels  sentiments,  malheureuse  race 
mortelle,  ou  quelles  pensées  finis-tu  par  éveiller  dans  mon 
cœur  ?  Je  ne  sais  lequel  l'emporte,  du  rire  ou  de  la  pitié. 

Comme  une  petite  pomme,  tombant  d'un  arbre  vers  la 
fin  de  l'automne  par  le  seul  fait  de  sa  maturité,  écrase, 
saccage  et  ensevelit  en  un  instant  les  précieuses  galeries 
qu'im  peuple  de  fourmis  a  creusées  à  grand'peine  dans  la 
terre  molle  et  les  travaux  et  les  richesses  que  par  de  longues 
fatigues  la  laborieuse  et  prévoyante  colonie  avait  accu- 
mulés avec  zèle  au  temps  de  l'été,  de  même,  retombant  du 
ciel  profond  où  l'avait  lancée  le  cratère  tonnant,  une 
sombre  avalanche  de  cendres,  de  lq,ve  et  de  pierres,  mêlée 
de  ruisseaux  incandescents,  ou  bien  un  immense  torrent  de 
masses  liquéfiées,  de  métaux  fondus  et  de  sable  embrasé 
descendant  avec  fureur  du  flanc  de  la  montagne  à  travers 
les  broussailles,  a  bouleversé,  broyé  et  recouvert  en  peu 
d'instants  ces  cités  que  la  mer  baignait  là-bas  au  bord  du 
rivage.  La  chèvre  paît  maintenant  sur  ces  ruines,  de  nou- 
velles villes  surgissent  à  l'écart,  édifiées  sur  les  cités  ense- 
velies qui  leur  servent  de  fondements,  et  la  terrible  mon- 
tagne foule  pour  ainsi  dire  à  ses  pieds  les  murailles  qu'elle 
a  renversées.  La  nature  n'a  pas  plus  d'estime  ni  de  solli- 
citude pour  la  race  de  l'homme  que  pour  la  fourmi,  et  si 
la  destruction  est  plus  rare  pour  l'une  que  pour  l'autre, 
l'unique  raison  en  est  que  la  race  humaine  est  moins 
féconde.    - 

Plus  de  dix-huit  cents  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  ces 
centres  populeux  ont  disparu,  anéantis  par  la  force  du  feu, 


i 


LE    GENÊT  ^  37 

et  le  paysan  occupé  de  ses  vignes,  que  dans  ces  campagnes 
nourrit  à  grand'peine  la  terre  morte  et  recouverte  de 
cendres,  lève  encore  son  regard  inquiet  vers  la  cime  fatale 
que  rien  n'a  pu  calmer  jamais,  et  qui  se  dresse  toujours 
terrible,  et  qui  sans  cesse  le  menace  de  destruction,  lui, 
ses  enfants  et  leur  pauvre  avoir.  Souvent  le  malheureux 
passe  la  nuit  en  éveil,  étendu  en  plein  air  sur  la  terrasse 
de  sa  chaumière,  et  plus  d'une  fois  il  se  relève  pour  sur- 
veiller la  maiche  redoutable  de  la  lave  bouillonnante  que  le 
volcan  rejette  de  ses  entrailles  inépuisables  sur  ses  flancs 
sablonneux  et  qui  illunnne  la  mer  de  Capri?  le  port  de 
Naples  et  Mergellina.  Et  s'il  la  voit  approcher,  ou  si.  au 
fond  du  puits  de  sa  maison,  il  entend  le  bruit  de  Teau  qui 
entre  en  ébullition.  il  éveille  ses  enfants,  il  éveille  sa 
femme  à  la  hâte,  et  prenant  la  fuite  avec  tout  ce  qu'ils 
peuvent  emporter  de  leurs  hardes,  il  voit  de  loin  son  f^yer 
familier  et  le  petit  champ  qui  était  son  unique  ressource 
contre  la  faim  devenir  la  proie  du  flux  embrasé  qui  accourt 
en.  crépitant  et  qui,  impitoyable,  s'étend  pour  toujours  sur 
cette  pauvre  demeure.  Voici  qu'après  un  long  oubli  Pompei 
morte  reparaît  à  la  lumière  du.  ciel,  pareille  à  un  squelette 
enseveli  que  l'avarice  ou  la  pitié  ramène  au  jour;  et  du 
forum  désert,  debout  au  milieu  des  files  de  colonnes 
tronquées,  le  voyageur  contemple  au  loin  la  montagne  par- 
tagée en  deux  et  la  crête  fumante  qui  semble  menacer 
encore  les  ruines  éparses  autour  d'elle.  Et  dans  l'horreur 
de  la  nuit  mytérieuse,  à  travers  les  théâtres  déserts,  à 
travers  les  temples  mutilés  et  les  maisons  effondrées  où 
la  chauve-souris  cache  ses  petits,  —  semblable  à  une  torche 
sinistre  et  effrayante  errant  par  les  palais  vides^  court  la 
lueur  de  la  lave  funèbre  qui  flamboie  au  loin  à  travers  i  om- 
bre et  projette  ses  rouges  reflets  sur  tous  les  alentours.  Ain- 
si ignorant  l'homme  et  les  âges  qu'il  appelle  anciens,  et  la 
succession  des  aïeux  et  de  leurs  descendants,  la  nature  reste 
toujours  jeune,  ou  plutôt  elle  avance  pq,r  un  si  long 
chemin  qu'elle  semble  immobile.  En  attendant,  les  royaumes 
s'écroulent,  les  nations  et  les  langages  passent;  elle  ne  s'en 
aperçoit  point,  et  l'homme  s'arroge  la  gloire  d'être  éternel. 

Et  toi.  souple  genêt,  qui  de  tes  branches  odorantes  ornes 

3 


88  GIACOMO    LEOPARDI 

ces  campagnes  dénudées,  toi  aussi,  tu  succomberas  bientôt 
sous  la  cruelle  puissance  du  feu  souterrain,  qui,  retournant 
aux  lieux  qui  lui  sont  familiers,  étendra  son  impitoyable 
linceul  sur  ta  frêle  ramure.  Et  tu  plieras,  sans  résister,  ta 
tête  innocente  sous  le  faix  mortel:  mais  jusqu'alors  tu  ne 
te  seras  pas  courbé  -vainement,  en  lâche  suppliant,  devant 
le  futur  oppresseur  :  mais  tu  ne  te  seras  pas  dressé  avec  un 
orgueil  forcené  vers  les  étoiles  ni  sur  le  désert  où  tu  as 
vécu  et  où  tu  es  né,  non  par  ta  volonté,  mais  par  hasard  : 
mais  tu  as  été  plus  que  sage  et  de  beaucoup  supérieur  à 
l'homme,  car  tu  n'as  pas  cru  que  tes  rejetons  fragiles 
ont  été  rendus  immortels  par  le  destin  ou  par  toi-même. 

(Printemps  «IBSô) 


Choix  d'Œuvres  en  prose 


DIALOGUE  D'UN  MARCHAND  D'ALMANACHS 
ET  D'UN  PASSANT 

Le  Marchand.  —  Almanachs,  almanachs  nouveavix  !  Ca- 
lendriers nouveaux  !  En  voulez- vous,  monsieur,  des  al- 
manachs ? 

Le  Passan't.  —  Des  almanachs  pour  l'année  nouvelle? 

Le  Marchand.  —  Oui,  monsieur. 

Le  Passant.  —  Croyez- vous  qu'elle  sera  heureuse,  cette 
année  nouvelle  ? 

Le  Marchand.  —  Oh  !  oui,  monsieur,  certainement. 

Le  Passant.  —  Comme  celle  qui  s'achève? 

Le  M.\rchand.  —  Beaucoup,  beaucoup  plus. 

Le  Passant,  —  Comme  la  précédente? 

Le  Marchand.  —  Beaucoup  plus,  monsieur. 

Le  Passant.  —  Comme  quelle  autre,  alors?  Ne  vous 
plairait-il  pas  que  l'année  prochaine  ressemblât  à  quelqu'une 
de  ces  dernières  années  ? 

Le  Marchand.  —  Non,  monsieur,  non  cela  ne  me  plairait 
guère. 

•    Le  Passant.   —   Combien   d'années   nouvelles   avez- vous 
vues  passer  depuis  que  vous  vendez  des  tlmanachs? 

Le  Marchand.  —  Il  y  en  aura  bientôt  vingt,  monsieur. 

Le  Passant.  —  A  laquelle  de  ces  vingt  années  voudriez- 
vous  que  ressemblât  l'année  qui  vient? 

Le  Marchand.  —  Moi?  Je  ne  sais  pas. 

Le  Passant.  —  Vous  ne  vous  souvenez  d'aucune  année 
qui  vous  ait  paru  particulièrement  heureuse? 

Le  Marchand.  —  Ma   foi  non,   monsieur. 

Le  Passant.  —  Et  pourtant  la  vie  est  une  bonne  chose, 
n'est-ce  pas? 


90  GIACOMO     LF.OI'ARDI 

Lk  Marchand.  —  Chacun  sait  cela. 

Le  Passant.  —  Ne  voudriez- vous  pas  levivre  ces  vingt 
années,  et  même  toutes  celles  qui  se  sont  écoulées  depuis 
\olre  naissance? 

Lk  ^Larchand.  —  Eh  !  mon  cher  monsieiir.  plût  à  Dieu 
que  cela  fût  possible  ! 

Le  Pass.ant.  —  Mais  si  vous  aviez  à  revivre  la  vie  que 
^*ous  avez  vécue,  ni  plus  ni  moins,  avec  les  mêmes  plaisirs, 
les  mêmes  ennuis  ? 

Le  Marchand.  —  Oh  !  cela,  non,  par  exemple  ! 

Le  Pass.ant.  —  Et  quelle  autre  vie  voudriez-vous  re- 
vivre? la  mienne,  celle  dun  prince  ou  celle  d"un  autre? 
Xe  pensez-vous  pas  que  moi.  le  prince  ou  tout  autre,  nous 
répondrions  précisément  comme  vous,  et  ne  craignez-vous 
pas  qu'ayant  à  recommencer  la  même  vie,  personne  n'y 
consente  ? 

Le  M.\pcHAND.  —  -En  elYet.  je  le  crains  bien. 

Le  Pass.wt.  —  Ainsi,  à  cette  condition,  vous  ne  recom- 
menceriez pas,  même  au  cas  où  cela  ne  serait  pas  possible 
autrement  ? 

Le  Marchand.  —  Xon.  monsieur,  non  vraiment,  je  ne 
recommencerais  pas. 

Le  Passant.  - —  Quelle  vie  voudriez-vous  donc  ? 

J^E  M.archand.  —  Je  voudrais  une  vie  comme  ça.  telle 
que  Dieu  me  l'accorderait,  sans  autres  conditions. 

Le  Pass.ant.  —  Une  vie  au  hasard,  dont  on  ne  saurait 
rien  d'avance,   comme  l'année  qui  vient? 

Le   ^Iarchand.   —  Justement. 

Le  Passant.  —  C'est  ce  que  je  voudrais  aussi,  si  j'avais 
à  revivre;  c'est  ce  que  voudrait  tout  le  monde.  Mais  cela 
veut  dire  que  jusqu'à  ce  jour  le  destin  nous  a  tous  mal  « 
traités.  Et  l'on  voit  clairement  que  chaciin  est  d'avis  que 
la  somme  du  mal  a  été  poi^r  lui  plus  grande  que  celle  du 
bien,  puisque  personne  ne  consentirait  à  naître  une  se- 
conde fois  à  condition  de  recommencer  la  même  vie  d'aupa- 
ravant avec  tous  ses  biens  et  tous  ses  maux.  Cette  vie 
que  l'on  déclare  bonne,  ce  n'est  pas  celle  que  Ton  connaît, 
mais  celle  que  l'on  ne  connaît  pas  ;  ce  n'est  pas  la  vie 
passée,  c'est  la  vie  à  venir.  Avec  l'année  vouvelle.  le  destin 
va  eniin  ncus  traiter  favorablement,  vous  et  moi.  tout  le 


DIALOGUE    DE    LA    NATURE   JiT    d'uN    ISLANDAIS  91 

monde,  et  ce  sera  ie  comniencenient  de  Ja  vie  heureuse. 
N'est-il  pas  vrai? 

Le  M\rchand.  —  Espérons-le. 

Le  Passant.  —  ^Montrez-moi  donc  votre  plus  bel  al- 
manach. 

Le  Marchand.  —  Voici,  monsieur.  Celui-ci  vaut  trente 
fous. 

Le  Passant.  —  Voici  trente  sous. 

Le  Marchand.  —  Merci,  monsieur. Au  revoir.  AlmanacRs, 
almanachs  nouveaux  I   Calendriers  nouveaux  ! 


DIALOGUE  DE  LA  NATURE  ET  D'UN  ISLANDAIS 

Un  Islandais,  qui  avait  parcouru  la  plus  grande  partie 
du  monde  et  séjourné  dans  les  pays  les  plus  divers,  tra- 
versait un  jour  l'intérieur  de  l'Afrique.  Comme  il  passait 
sous  la  ligne  d'équinoxe,  en  un  lieu  encore  inexploré,  il 
lui  arriva  une  aventure  pareille  à  celle  qui  advint  à  Vasco 
de  Gama.  On  se  rappelle,  en  eftet,  qu'au  moment  où  Vasco 
•allait  franchir  le  •  cap  de  Bonne  Espérance,  ce  cap  lui- 
même,  gardien  des  mers  australes,  lui  apparut  sous  l'aspect 
d'un  géant,  pour  le  dissuader  de  pénétrer  dans  ces  mers 
inconnues  (1).  L'Islandais  vit  de  loin  un  immense  rocher, 
qu'il  prit  d'abord  pour  une  statue  de  pierre  semblable  aux 
colosses  solitaires  qu'il  avait  vus,  plusieurs  années  aupa- 
ravant, dans  l'île  de  Pâques.  Mais  s'étant  approché,  il 
reconnut  que  cette  figure  était  celle  d'une  femme  gigan- 
tesque, assise  à  terre,  le  buste  droit,  le  dos  et  le  coude 
appuyés  à  une  montagne.  Ce  n'était  point  une  statue,  mais 
une  personne  vivante  ;  son  visage  était  moitié  beau,  moitié 
terrible  ;  ses  yeux  et  ses  cheveux  étaient  très  noirs.  Elle 
le  regardait  fixement.  Un  certain  temps  s'écoula  d'abord  en 
silence,  puis  elle  lui  adressa  la  parole  en  ces  termes  : 

La  Nature.  —  Qui  es-tu?  Que  viens-tu^hercher  en  ces 
lieux  où  ton  espèce  était  inconnue  ' 


(1)  Camoëns.  Lusiadcs,  chant  V 


92  GIACOMO    LEOPABDI 

L'Islandais.  —  Je  suis  un  pauvre  Islandais  qui  fuis  la 
Nature.  Je  l'ai  fuie  durant  presque  toute  ma  vie  en  cent 
endroits  de  la  terre,  maintenant  je  la  fuis  par  ici. 

La  Nature.  —  Ainsi  l'écureuil  fuit  le  serpent  à  sonnettes 
jusqu'au  moment  où  il  va  de  lui-même  se  jeter  dans  sa 
gueule.  Je  suis  celle  que  tu  fuis. 

L'Islandais.  —  La  Nature? 

La  Nature.  —  Elle-même. 

L'Islandais.  —  J'en  suis  profondément  contrarié;  certes, 
une  plus  fâcheuse  aventure  ne  pouvait  m' arriver. 

La  Nature.  —  Tu  pouvais  bien  penser  que  je  fréquentais 
plus  particulièrement  ces  régions,  où,  tu  ne  l'ignores  pas, 
ma  puissance  est  plus  manifeste  qu'ailleurs.  Mais  qu'est-ce 
qui  te  poussait  à  me  fuir  ? 

L'Islandais.  —  Tu  dois  savoir  que  dès  ma  tendre  jeu- 
nesse, je  fus  persuadé  et  instruit,  par  un  petit  nombre 
d'expériences,  de  la  vanité  de  la  vie  et  de  la  sottise  des 
hommes  :  ceux-ci  ne  cessent  de  lutter  entre  eux  pour 
acquérir  des  plaisirs  qui  ne  les  réjouissent  point  et  des 
biens  qui  ne  leur  sont  d'aucune  utilité;  ils  supportent  et 
se  procurent  mutuellement  des  inquiétudes  infinies  et  des 
maux  innombrables  qui  les  chagrinent  et  leur  nuisent  réel- 
lement; enfin,  ils  s'éloignent  d'autant  plus  de  la  félicité 
(Qu'ils   la   cherchent   davantage. 

Pour  ces  motifs,  renonçant  à  tout  autre  désir,  je  résolus 
de  vivre  d'une  vie  obscure  et  tranquille,  sans  causer  d'ennui 
à  autrui,  sans  chercher  en  aucune  façon  à  améliorer  ma 
condition  et  sans  entrer  en  conflit  avec  personne  pour  aucun 
bien  de  ce  monde;  et,  désabusé  du  plaisir,  comme  d'une 
chose  refusée  à  notre  espèce,  je  ne  me  proposai  d'autre  but 
que  de  me  garder  de  la  souffrance.  Je  ne  veux  pas  dire  par 
là  que  je  songeai  à  m' abstenir  des  occupations  et  des 
fatigues  corporelles  :  tu  sais  quelle  différence  il  y  a  entre 
la  fatigue  et  l'ennui,  entre  une  vie  tranquille  et  une  vie 
oisive. 

Dès  que  je  commençai  à  mettre  mon  projet  à  exécution, 
j'éprouvai  combien  il  est  vain  de  penser,  quand  on  vit 
parmi  les  hommes,  qu'on  pourra,  en  n'ofiensant  personne, 
éviter  d'être  offensé  par  les  autres,  et  qu'en  cédant 
toujours  spontanément  et  en  se  contentant  de  la  moindre 


DIALOGUE    DE    LA    NATURE    ET    d'uN    ISLANDAIS  93 

part  en  toute  chose,  on  obtiendra  une  place  quelconque 
pour  vivre,  ou  même  que  cette  moindre  part  ne  nous  soit 
point  disputée.  Mais  j'échappai  aisément  aux  importunités 
de  mes  semblables,  en  me  séparant  de  leur  société  et  en  me 
retirant  dans  la  solitude,  ce  qui  peut  être  tenté  sans 
difficulté  dans  mon  ile  natale.  Cela  fait,  j'eus  beau  vivre 
sans  aucune  ombre  de  plaisir,  je  ne  pus  me  mettre  à  l'abri 
de  la  souffrance,  car  la  longueur  de  l'hiver,  l'intensité  du 
froid  et  l'ardeur  extrême  de  l'été,  qui  sont  des  incon- 
vénients naturels  à  ce  pays-là,  me  tourmentaient  continuel- 
lement; et  le  feu,  près  duquel  il  me  fallait  passer  une 
grande  partie  du  temps,  me  desséchait  les  chairs  et 
m'abîmait  les  yeux  à  cause  de  la  fumée;  de  sorte  que,  ni 
au  logis  ni  au  dehors,  je  ne  pouvais  me  préserver  d'un 
incessant  malaise.  Je  ne  pouvais  pas  même  conserver  cette 
tranquillité  de  vie  à  laquelle  tendaient  principalement  mes 
désirs  :  les  tempêtes  épouvantables  de  la  mer  et  de  la  terre, 
les  grondements  menaçants  du  mont  Hécla,  la  crainte  des 
incendies,  si  fréquents  dans  nos  habitations  en  bois,  ne 
finissaient  jamais  de  ni'inquiéter.  Toutes  ces  incommodités 
dune  vie  toujours  conforme  à  elle-même  et  dépouillée  de 
tout  désir,  de  toute  espérance  quelconque,  et  presque  de 
tout  souci  autre  que  celui  de  la  tranquillité,  sont  bientôt 
beaucoup  plus  lourdes  à  supporter  que  quand  la  plus  grande 
partie  de  notre  esprit  est  occupée  par  les  tracas  de  la 
société  et  par  les  infortunes  que  nous  créent  les  hommes. 
Je  vis  que  plus  je  me  resserrais,  plus  je  me  renfermais 
en  moi-même,  afin  d'empêcher  que  mon  être  ne  causât  ni 
ennui  ni  dommage  à  aucune  chose  au  monde,  moins  je 
parvenais  à  me  défendre  des  inquiétudes  et  des  tribu- 
lations extérieures.  Je  résolus  de  changer  de  pays  et  de 
climat,  pour  voir  si  en  quelque  endroit  de  la  terre  je 
pourrais,  en  n'offensant  pas,  n'être  point  offensé,  et,  en 
ne  jouissant  pas,  ne  point  souffrir.  Et  à  cette  résolution 
je  fus  amené  aussi  par  une  autre  pensée  qui  me  vint  : 
peut-être  n'avais-tu  destiné  au  genre  humain  qu'un  seul 
climat  et  certaines  régions  de  la  terre  (comme  tu  l'as  fait 
pour  chacune  des  autres  espèces  d'animaux  et  de  plantes) 
et,  qu'en  dehors  de  ces  régions,  les  êtres  ne  pouvaient 
prospérer  ni  vivre  sans  difficultés  et  sans  misères  :   celles- 


94  giaco:mo  leopardi 

ci,  en  ce  cas,  devraient  être  imputées  non  à  toi,  mais  à 
eux  seuls,  s'ils  ont  iqépiisé  et  franchi  les  limites  que  tu 
as  assignées  par  tes  lois  aux  habitations  humaines.  J'ai 
parcouru  le  'monde  presque  tout  entier  et  j'ai  fait 
l'épreuve  de  presque  tous  les  climats,  cherchant  toujours, 
selon  mon  dessein,  à  ne  donner  aux  autres  créatures  que 
le  moins  d'ennui  possible  et  à  n'obtenir  que*  ma  seule 
tranquillité.  Mais  j'ai  été  brûlé  par  la  chaleur  sous  les 
tropiques,  ressaisi  par  le  froid  vers  les  pôles,  éprouvé  dans 
les  climats  tempérés  par  l'inconstance  du  ciel,  et,  en  tous 
lieux,  importuné  par  l'agitation  des  éléments.  J'ai  vu 
plusieurs  endroits  où  il  ne  se  passe  pas  un  jour  sans  orage  : 
autant  dire  que  chaque  jour  tu  livres  un  assaut  et  une 
bataille  en  règle  aux  habitants  de  ces  pays,  qui  ne  sont 
coupables  d" aucune  injure  envers  toi.  Ailleurs,  la  sérénité 
presque  constante  de  l'atmosphère  se  trouve  compensée  par 
la  fréquence  des  tremblements  de  terre,  par  le  grand 
nombre  et  la  colère  des  volcans,  par  des  bouleversements 
souterrains  ravageant  toute  une  contrée.  En  d'autjes  pays, 
les  vents  et  les  ouragans  déchaînés  régnent  pendant  les 
saisons  épargnées  des  autres  fléaux  du  ciel.  Tantôt  j'ai 
entendu,  au-dessus  de  ma  tête'  crouler  mon  toit  sous  le 
grand  poids  de  la  neige;  tantôt,  sous  l'abondance  des 
pluies;  la  terre  même  s'est  fendue  et  m'a  manqué  sous 
les  pieds.  D'autres  fois,  j'ai  dû  fuir  hors  d'haleine  devant 
les  fleuves  qui  me  poursuivaient,  comme  si  j'étais  coupable 
de  quelque  injure  à  leur  égard.  Beaucoup  de  bêtes  sau- 
vages, qui  n'avaient  pas  reçu  de  moi  la  moindre  provo- 
cation, ont  voulu  «me  dévorer,  et -plusieurs  serpents  ont 
cherché  à  m'empoisonner  ;  en  divers  endroits,  peu  s'en 
est  fallu  que  des  insectes  ailés  ne  m'aient  rongé  jusqu'aux 
os.  Je  ne  parle  pas  des  dangers  quotidiens  qui  sont 
toujours  imminents  pour  nous  et  dont  le  nonibre  est 
infini;  à  ce  propos,  un  philosophe  de  l'antiquité  (1)  ne 
trouvait  pas  de  remède  plus  efficace  contre  la  crainte  que 
de  considérer  toutes  choses  comme  également  à  craindre. 
Les   infirmités   même   ne   m'ont    pas   épargné,    erf  dépit   de 


(1)  Sénèque. 


DIALOGUE    DE    LA    NATUlîE    ET    D   fN     I-LANDAI>  yo 

ma  tempérance  ou  plutôt  de  ma  continence  à  l'égard  des 
plaisirs  physiques.  Ce  dont  je  ne  cesse  de  ni'étonner,  c'est 
de  cette  si  grande,  si  vive  et  insatiable  soif  de  plaisir  que 
tu  nous  as  donnée,  et  sans  laquelle  notre  vie,  privée, 
semble-t-il,  de  ce  qu'elle  désire  naturellement,  se  montre 
si  imparfaite  ;  et  cependant,  tu  as  ordonné  que  l'usage  de 
ce  plaisir  fût,  de  toutes  les  choses  humaines,  la  plus  nui- 
sible aux  forces  et  à  la  santé  du  corps,  la  plus  désas- 
treuse dans  ses  effets  par  rapport  à  chacun  de  nous  et 
la  plus  contraire  à  la  durée  même  de  l'existence.  Mais  de 
toute  façon,  en  m' abstenant  presque  toujours  et  complè- 
tement de  toute  jouissance,  je  n'ai  pu  éviter  un  grand 
nombre  de  maladies  diverses  qui  m'ont  mis  en  danger,  les 
unes  de  mourir,  les  autres  de  perdre  l'usage  de  quelque 
membre,  ou  de  mener  perpétuellement  une  vie  plus  misé- 
rable que  jamais  ;  et  toutes,  pendant  plusieurs  jours  ou 
plusieurs  mois,  m'ont  accablé  le  corps  et  l'àme  de  raille 
peines  et  de  mille  souffrances.  Et  certes,  quoique  chacun 
de  nous  éprouve  durant  la  maladie  des  douleurs  nouvelles 
et  inaccoutumées,  et  une  souffrance  plus  gran'de  que 
d'habitude  (comme  si  la  vie  humaine  n'était  pas  assez 
malheureuse  sans  cela),^  tu  n'as  pourtant  pas  donné  à 
l'homme,  comme  compensation,  des  moments  de  santé  sura- 
bondante et  extraordinaire  qui,  par  leur  qualité  et  leur  in- 
tensité, lui  soient  une  cause  de  jouissance  exceptionnelle. 

Dans  les  pays  couverts  le  plus  souvent  de  neige,  j'ai 
failli  perdre  la  vue  :  ce  qui  arrive  ordinairement  aux 
Lapons  dans  leur  patrie.  Le  soleil  et  l'air,  choses  vitales 
et  même  indispensables  à  la  vie.  et  qu'on  ne  peut  pourtant 
pas  éviter,  nous  persécutent  continuellement,  l'un  par  son 
humidité,  par  sa  rigueur  et  par  d'autres  méfaits,  l'autre 
par  sa  chaleur  et  sa  lumière  même  :  à  tel  point  que 
«ous  ne  pouvons  jamais  nous  tenir  exposés  à  l'un  ou  à  l'au- 
tre, sans  en  ressentir  quelque  dommage  plus  ou  moins  grand. 
Enfin,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  passé  un  seul  jour 
sans  éprouver  quelque  peine,  et  ^e  ne  puis  compter  ceux 
que  j'ai  passés  sans  la  plus  minime  jouissance.  Je 
m'aperçois  que  nous  sommes  destinés  autant  à  souffrir  le 
mal  nécessaire  qu'à  ne  pas  jouir  :  il  est  aussi  impossible 
de  vivre  dans  une  quiétude  relative  que  de  vivre  dans 
l'inquiétude   sans  être   misérable.    J'en   conclus   que  tu   es 


96  GIACOMO    LEOPAEDI 

l'ennemie  non  déguisée  des  hommes,  des  animaux  et  de 
toutes  tes  créatures.  Tu  nous  tends  des  pièges,  tu  nous 
menaces,  tu  nous  assailles,  tu  nous  piques,  tu  nous  frappes, 
tu  nous  déchires,  et  toujours  tu  nous  provoques  et  tu  nous 
persécutes  :  par  coutume  et  par  dessein,  tu  te  fais  le 
bourreau  de  ta  propre  famille,  de  tes  enfants  et,  pour  ainsi 
dire,  de  ton  sang  et  de  tes  entrailles.  Je  ne  garde  donc 
plus  aucun  espoir,  ayant  compris  que  si  les  mortels 
cessent  de  poursuivre  celui  qui  les  fuit  ou  se  cache  avec 
un  vrai  désir  de  les  fuir  et  de  se  cacher,  toi,  au  contraire, 
rien  ne  te  détourne  de  nous  fouler  aux  pieds  jusqu'à  ce 
que  tu  nous  achèves. 

Je  me  vois  déjà  proche  du  temps  amer  et  lugubre  de  la 
vieillesse,  ce  mal  véritable  et  manifeste,  où  plutôt  cet  en- 
chaînement de  maux  et  de  très  graves  misères  qui  n'est 
pas  accidentel,  mais  qui  est  destiné  fatalement  par  toi  à 
tous  les  vivants  ;  qui  est  prévu  par  nous  tous  dès  notre 
enfance;  qui  se  prépare  continuellement  en  nous,  à  partir 
de  notre  cinquième  lustre,  par  une  triste  décadence  et  un 
affaiblissement  contre  lesquels  nous  ne  pouvons  rien. 
Ainsi  donc,  à  peine  un  tiers  de  la  vie  humaine  est  réservé 
à  l'épanouissement,  peu  d'instants  sont  accordés  à  la  m.atu- 
rité  et  à  l'état  de  perfection,  tout  le  reste  est  pour  la 
décrépitude  et  son  cortège  de  maux, 

La  Xatuhe.  —  T'imaginais-tu  par  hasard  que  ce  monde 
était  créé  pour  vous  ?  Or,  sache  que  dans  mes  œuvres,  mes 
décrets  et  mes  agissements,  sauf  de  très  rares  exceptions, 
je  me  suis  occupée  et  je  m'occupe  de  tout  autre  chose  que 
du  bonheur  ou  du  malheur  des  hommes.  Quand  je  vous 
offense  d'une  façon  quelconque  et  n'importe  comment,  je 
ne  m'en  aperçois  que  bien  rarement;  de  même,  si  je  vous 
procure  des  plaisirs  ou  des  bienfaits,  je  l'ignore  le  plus 
souvent;  et  je  n'ai  pas  fait,  je  ne  fais  point,  comme  vous 
le  croyez,  telle  ou  telle  chose,  telle  ou  telle  action,  pour 
vous  être  agréable  ou  pour  vous  servir.  Enfin,  même  s'il 
m'arrivait  de  détruire  toute  votre  espèce,  je  ne  m'en 
apercevrais  point. 

L'Islandais.  —  Supposons  que  quelqu'un  m'invitât 
spontanément  et  avec  grande  instance  à  l'aller  voir  dans 
sa  villa,  et  que,  pour  lui  complaire,  je  m'y  rendisse.   Là, 


DIALOGUE    DE    LA    NATURE    ET    d'uX    ISLANDAIS  97 

il  me  serait  donné,  pour  y  demeurer,  une  chambre  toute  à 
jour  et  toute  en  ruine,  où  je  serais  en  perpétuel  danger 
d'être  écrasé,  humide,  fétide,  ouverte  au  vent  et  à  la  pluie. 
Mon  hôte,  loin  de  me  procurer  la  moindre  distraction  ou 
le  moindre  bien-être,  me  ferait  à  peine  donner  la  nourri- 
ture nécessaire,  et,  de  plus,  me  laisserait  maltraiter, 
bafouer,  menacer  et  battre  par  ses  fils  et  par  sa  famille. 
Quand  je  me  plaindrais  de  ces  mauvais  traitements,  il  me 
répondrait:  Est-ce  que  par  hasard  tu  t'imagines  que  j'ai 
fait  construire  cette  villa  pour  toi?  Est-ce  pour  ton  service 
que  j'y  entretiens  mes  fils  et  ma  famille?  J'ai  bien  autre 
chose  à  penser  qu'à  te  distraire  et  à  te  faire  donner  bonne 
chère  !  A  quoi  je  répondrais  :  —  Mon  ami,  si  tu  n'as  pas 
fait  construire  cette  villa  pour  mon  usage,  au  moins  tu 
étais  libre  de  ne  pas  m'y  inviter.  Mais  puisque  de  toi- 
même  tu  as  voulu  m'y  faire  séjourner,  ne  dois-tu  pas 
faire  en  sorte,  autant  qu'il  est  en  ton  pouvoir,  que  j'y 
vive  tout  au  moins  sans  souffrance  et  sans  danger  ?  —  De 
même  je  te  dis  maintenant  :  Je  sais  bien  que  tu  n'as  pas 
fait  le  monde  pour  le  mettre  à  notre  service.  Je 
croirais  plutôt  que  tu  l'as  fait  et  arrangé  à  dessein  pour 
nous  tourmenter.  Mais,  je  te  le  demande,  t'ai- je  par  hasard 
demandé  de  me  placer  dans  cet  univers?  M'y  suis-Je 
introduit  par  violence  et  contre  ta  volonté?  Mais  si,  par 
ta  volonté,  à  mon  insu,  sans  que  je  pusse  m'y  refuser  ou 
m'y  opposer,  tu  m'y  as  placé  toi-même  de  tes  propres 
mains,  n'est-il  donc  pas  de  ton  devoir,  sinon  de  me  tenir 
en  joie  et  satisfait  dans  ton  royaume,  du  moins  d'em- 
pêcher que  j'y  sois  tourmenté  et  tracassé,  et  de  ne  pas 
m'en  rendre  le  séjour  pénible?  Et  ce  que  je  dis  de  moi,  je 
le  dis  de  tout  le  genre  humain,  je  le  dis  aussi  des  animaux 
et  de  toute  créature. 

La  Nature.  —  Tu  n'as  pas  réfléchi,  on  le  voit  bien, 
que  la  vie  de  cet  univers  est  un  cercle  perpétuel  de  pro- 
duction et  de  destruction  :  ces  deux  choses  sont  unies  entre 
elles  de  manière  que  chacune  sert  continuellement  à 
l'autre,  ainsi  qu'à  la  conservation  du  monde;  et  ce  monde 
entrerait  incontinent  en  dissolution  si  l'une  d'elles  venait 
à  disparaître.  Si  donc  une  chose  quelconque  était  exempte 
de  souffrance,  ce  serait  au  détriment  du  monde. 


yo  GIACOMO    LKOPAEDI 

L'Islandais,  -  -C'est  ce  même  raisonnement  que  j'entends 
faire  par  tous  les  philosophes.  Mais  puisque  ce  qui  est 
détruit  souffre,  et  que  ce  qui  détruit  non  seulement  ne 
jouit  pas  mais  est,  peu  après,  détruit  à  son  tour,  dis-moi 
ce  qu'aucun  philosophe  n'a  pu  me  dire:  à  qui  plaît  ou  à 
qui  est  utile  cette  vie  profondément  malheureuse  de 
l'univers,  qui  ne  se  perpétue  que  par  la  ruine  et  la  mort 
des  éléments  qui  la  composent? 

Pendant  qu'ils  discouraient  de  la  sorte,  on  raconte  que 
deux  lions  survinrent,  si  faibles  et  si  amaigris  par  la  faim 
qu'ils  eurent  à  peine  la  force  de  dévorer  notre  Islandais; 
ils  l'achevèrent  pourtant  et  reprirent  assez  de  force  pour 
vivre  encore  ce  jour-là.  Mais  il  en  est  plusieurs  qui  nient 
ce  fait.  Ils  prétendent  que  pendant  que  l'Islandais  parlait, 
un  vent  furieux  se  leva,  qui  le  renversa  par  terre  et  éleva 
sur  lui  un  superbe  mausolée  de  sable,  sous  lequel  il  se 
dessécha  et  se  transforma  en  une  belle  momie.  Ils  ajoutent 
même  qu'il  aurait  été  retrouvé  plus  tard  par  certains 
voyageurs  et  placé  dans  le  musée  de  je  ne  sais  plus  quelle 
ville  d'Europe. 


ELOGE    DES    OISEAUX 

Par  une  belle  matinée  de  printemps,  Amelio,  philosophe 
solitaire,  s'était  entouré  de  ses  livres  et  lisait,  assis  à 
l'ombre  de  sa  villa.  Touché  du  chant  des  oiseaux  qui 
s'ébattaient  par  la  campagne,  il  se  prit  peu  à  peu  à 
écouter  et  à  méditer,  et  déposa  son  livre.  Enfin,  il  prit 
la  plume  et,  en  ce  même  lieu,  il  se  mit  à  écrire  les  lignes 
qui  suivent  : 

Les  oiseaux  sont  naturellement  les  plus  joyeuses 
créatures  du  monde.  Je  ne  veux  pas  dire  par  là  qu'à  les 
voir  et  à  les  entendre,  ils  nous  réjouissent  toujours,  mais 
je  parle  des  oiseaux  en  eux-mêmes  et  j'affirme  qu'ils  res- 
sentent de  la  joie  et  de  la  gaîté  plus  que  les  autres 
animaux.  Ceux-ci  se  montrent  communément  sérieux  et 
graves,   et  même  beaucoup  d'entre  eux  paraissent  mélan- 


i 


ELOGE    BEë    OISEArX  ^9 

coliques  ;  rarement  ils  donnent  des  signes  de  joie,  et 
encore  ces  signes  sont-ils  faibles  et  passagers  ;  dans  la 
plupart  de  leurs  jouissances  et  de  leurs  plaisirs,  ils  ne 
nsontrent  aucun  enjouement  et  ne  manifestent  aucune 
allégresse.  Quant  aux  campagnes  verdoyantes,  aux  horizons 
vastes  et  attrayants,  aux  soleils  splendides,  aux  cieux 
cristallins  et  doux,  s'ils  en  sont  charmés,  ils  n'ont  pas 
coutume  d'en  donner  des  marques  extérieures  ;  sauf  les 
lièvres,  dont  on  dit  que  la  nuit,  en  temps  de  lune,  et 
surtout  de  pleine  lune,-  ils  prennent  leurs  ébats  et  dansent 
ensemble,  réjouis  de  cette  clarté,  suivant  ce  qu'en  a  écrit 
Xénophon.  Les  oiseaux,  la  plupart  du  temps,  font,  pa- 
raître une  grande  joie  dans  leurs  mouvements  et  dans 
leur  extérieur  ;  et  ce  pouvoir  qu'ils  ont  de  nous  égayer  par 
leur  spectacle  ne  tire  son  origine  que  du  fait  que  leurs 
formes  et  leurs  manières,  en  général,  sont  telles  qu'elles 
dénotent  ,une  aptitude  naturelle,  une  disposition  particu- 
lière à  éprouver  du  plaisir  et  de  la  joie  ;  encore  cette 
apparence  ne  doit-elle  pas  être  tenue  pour  vaine  et 
trom.peuse.  A  chacune  de  leurs  satisfactions,  à  chacun  de 
leurs  contentements,  ils  chantent;  et  plus  s'accroît  leur 
ravissement,  plus  ils  mettent  de  force  et  de  zèle  dans  leur 
chant.  Or,  comme  ils  chantent  une  bonne  partie  du  temps, 
il  s'ensuit  qu'ordinairement  ils  sont  en  belle  humeur  et 
satisfaits. ^Et  s'il  est  bien  connu  que  tant  qu'ils  subissent 
l'influence  de  l'amour,  ils  chantent  mieux,  plus  souvent 
et  plus  longtemps  que  jamais,  il  ne  faut  pas  croire  ce- 
pendant qu'ils  ne  soient  pas  portés  à  chanter  par  d'autres 
plaisirs  et  d'autres  contentements. 

En  effet,  il  est  évident  qu'en  un  jour  serein  et  tranquille 
ils  chantent  plus  volontiers  qu'en  un  jour  obscur  et  trou- 
blé ;  et  dans  la  tempête  ils  se  taisent,  comme  aussi  à  chaque 
crainte  qu'ils  éprouvent;  mais,  une  fois  la  tempête  passée, 
ils  reprennent  leurs  envolées  et  leurs  chants.  De  même,  on 
remarque  qu'ils  ont  coutume  de  chanter  le  matin,  au 
réveil  ;  ils*  y  sont  amenés  en  partie  par  la  joie  que  leur 
cause  le  jour  naissant,  en  partie  par  le  plaisir  que  trouve 
généralement  tout  animal  à  se  sentir  restauré  et  refait  par 
le  sommeil.  Ils  se  réjouissent  aussi  extrêmement  des 
verdures  riantes,   des   vallées   fertiles,   des   eaux  pures   et 


^: 


,jr\'.V£>('=fii-,»9 


100  GIACOMO    LEOPARDI 

transparentes  et  de  la  bauté  du  paysage.  En  ces  choses, 
il  est  à  noter  que  ce  qui  nous  paraît  agréable  et  attrayant 
le  leur  paraît  aussi,  comme  on  peut  le  constater  par  les 
appâts  au  moyen  desquels  on  les  attire  dans  les  filets  et 
dans  les  pièges.  On  le  voit  aussi  par  la  nature  des  lieux 
où.  d'ordinaire,  à  la  campagne,  ils  se  réunissent  en  plus 
grand  nombre  et  chantent  avec  le  plus  d'assiduité  et 
d'entrain.  Au  contraire,  les  autres  animaux,  excepté  peut- 
être  ceux  qui  sont  domestiques  et  habitués  à  vivre  avec  les 
hommes,  ne  portent  aucun  ou  presque  aucun  le  même 
jugement  que  nous  sur  l'agrément  et  la  beauté  des  sites. 
Et  il  ne  faut  pas  s'en  étonner,  car  ils  ne  sont  charmés  qne 
de  ce  qui  est  naturel.  Or,  en  tout  cela,  une  très  grande 
partie  de  ce  que  nous  appelons  naturel,  ne  l'est  guère  et 
doit  être  considérée  plutôt  comme  artificielle  ;  par 
exemple,  les  champs  cultivés,  les  arbres  émondés,  les 
plantes  et  les  fleurs  arrangées  et  disposées  avec  art,  les 
fleuves  resserrés  entre  leurs  rives  et  redressés  dans  leurs 
cours,  et  tant  d'autres  choses  semblables,  ne  sont  ni  dans 
l'état  ni  dans  l'apparence  qu'on  devrait  leur  trouver  natu- 
rellement. De  sorte  que  l'aspect  de  tout  pays  habité  par 
quelque  génération  que  ce  soit  d'hommes  civilisés,  même 
en  laissant  de  côté  les  villes  et  les  autres  lieux  où  les 
individus  se  réunissent  pour  vivre  en  commun,  .est  chose 
artificielle  et  fort  diftérente  de  ce  qu'elle  serait  à  l'état  de 
nature.  Quelques-uns  prétendent,  et  cela  vient  à  l'appui 
de  mon  opinion,  que  la  voix  des  oiseaux  est  plus' noble  et 
plus  douce,  et  "leur  chant  plus  modulé  dans  nos  régions 
que  dans  celles  où  les  habitants  sont  sauvages  et  grossiers  : 
on  en  infère  que  les  oiseaux,  même  à  l'état  de  liberté, 
prennent  quelque  chose  de  la  civilisation  des  peuples  aux 
demeures  desquels  ils  sont  habitués. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  fut  certes  une  remarquable  pré- 
voyance de  la  nature  d'accorder  à  une  même  espèce 
d'animaux  le  chant  et  le  vol,  de  manière  que  ceux  qui 
avaient  pour  mission  de  divertir  les  autres  créatures  avec 
leur  voix  fussent  d'ordinaire  dans  des  lieux  élevés,  d'où 
cette  voix  pût  se  répandre  à  l'entour  dans  un  plus  grand 
espace  et  parvenir  à  un  plus  grand  nombre  d'auditeurs  ; 
et  de  manière  que  l'air,  qui  est  l'élément  destiné  au  son, 


ÉLOGE    DES    OISEAUX  101 

fût  peuplé  de  créatures  chantantes  et  musiciennes.  En 
vérité,  c'est  un  grand  encouragement  et  un  plaisir,  non 
moins,  à  ce  qu'il  me  semble,  pour  les  autres  êtres  que 
pour  nous,  d'entendre  le  chant  des  oiseaux.  Et  cela  vient 
principalement,  je  crois,  non  de  la  suavité  des  sons,  quelque 
grande  qu'elle  soit,  ni  de  leur  variété,  ni  de  leur  mélodie, 
mais  de  cette  expression  d'allégresse  qui  est  naturellement 
contenue,  tant  dans  le  chant  en  général  que  dans  le  chant 
des  oiseaux  en  particulier.  C'est,  pour  ainsi  dire,  un  rire 
que  l'oiseau  émet,  quand  il  se  sent  dans  un  état  de  bien- 
être  et  de  contentement. 

Ainsi  pourrait-on  dire,  en  quelque  sorte,  que  les  oiseaux 
participent  du  privilège  que  nous  avons  de  rire  et  que 
n'ont  pas  les  autres  animaux.  Plusieurs  philosophes  ont 
pensé  même  que,  si  l'homme  a  été  défini  un  animal  intel- 
ligent et  raisonnable,  il  serait  suffisant  de  le  définir  un 
animal  capable  de  rire  :  il  leur  semblait  que  le  rire  ne 
nous  est  pas  moins  propre  et  particulier  que  la  raison. 
C'est  assurément  une  chose  merveilleuse  que,  étant  la 
plus  malheureuse  et  la  plus  tourmentée  de  toutes  les  créa- 
tures, nous  soyons  doués  de  la  faculté  de  rire.  Admi- 
rable aussi  est  l'usage  que  nous  faisons  de  cette  faculté, 
car  on  voit  beaucoup  d'hommes  tombés  en  quelque  cruelle 
infortune,  d'autres  en  grande  tristesse  d'âme,  d'autres  qui 
pour  ainsi  dire  ne  conservent  aucun  attachement  à  la  vis, 
étant  parfaitement  édifiés  sur  la  vanité  de  tout  bien  ter- 
restre, presque  incapables  de  toute  joie  et  privés  de  toute 
espérance,  —  et  ces  hommes  rient  néanmoins.  Bien  plus, 
mieux  ils  se  rendent  compte  de  la  vanité  de  tous  biens 
et  de  l'infélicité  de  la  vie.  moins  ils  espèrent  et  moins 
ils  sont  aptes  à  jouir,  —  et  plus  ces  êtres  singuliers 
sont  d'ordinaire  enclins  au  rire.  La  nature  du  rire  en  gé- 
néral, ses  intimes  principes  et  ses  modes,  du  moins  au 
point  de  vue  moral,  pourraient  à  peine  recevoir  une  défi- 
nition et  une  explication,  à  moins  peut-être  de  considérer 
le  rire  comme  une  sorte  de  folie  passagère  ou  comme  un 
égarement  et  un  délire.  Car  les  humains,  n'étant  jamais 
satisfaits  ni  vraiment  réjouis  par  aucune  chose,  ne  peuvent 
avoir  un  motif  de  rire  qui  soit  raisonnable  et  juste.  Même 
il  serait  curieux  de  rechercher  pourquoi  et  à  quelle  occasion 


102  GIACOMO    LEOPARDI 

plus  OU  moins  vraisemblable  Thomme  fut  appelé  pour  la 
première  fois  à  employer  et  à  connaître  cette  faculté  qui 
lui  est  propre.  D'autant  plus  qu'il  n'est  pas  douteux  que, 
dans  l'état  primitif  et  sauvage,  il  se  montre  le  plus  souvent 
sérieux,  comme  font  les  autres  animaux,  et  même  d'ap- 
parence mélancolique.  Aussi  je  suis  d'avis  que  le  rire, 
non  seulement  apparut  au  monde  après  les  larmes,  —  ce 
qu'on  ne  peut  nullement  contester,  —  mais  qu'il  se  passa 
un  long  espace  de  temps  avant  qu'on  en  fit  l'expérience 
et  qu'on  le  vit  apparaître  pour  la  première  fois.  En  ce 
temps-là,  la  mère  n'aurait  pas  souri  à  son  enfant  et  celui-ci 
ne  l'aurait  pas  reconnue  par  son  sourire,  comme  dit  Vir- 
gile. Si  aujourd'hui,  du  moins  dans  les  milieux  civilisés, 
les  enfants  commencent  à  rire  peu  après  leur  naissance, 
ils  le  font  principalement  en  vertu  de  l'exemple,  parce  qu'ils 
voient  rire  les  autres.  Et  je  croirais  volontiers  que,  parmi 
les  mortels,  la  première  occasion  et  la  première  cause  de 
lire  a  été  l'ivresse,  cet  autre  effet  propre  et  particulier  au 
genre  humain.  L'ivresse  se  produisit  longtemps  avant  que 
notre  espèce  en  Fut  venue  à  aucune  civilisation,  car  nous 
savons  qu'on  ne  trouve  presque  aucun  peuple,  si  gros- 
sier soit-il,  qui  ne  se  soit  procuré  quelque  boisson  pour 
s'enivrer,  et  qui  n'ait  l'habitude  d'en  user  avec  passion.  Il 
ne  faut  pas  s'en  étonner,  surtout  si  l'on  considère  que  les 
hommes,  s'ils  sont  les  plus  infortunés  de  tous  les  animaux, 
sont  aussi  ceux  qui  s'accommodent  le  plus  volontiers  de 
toute  aliénation  non  douloureuse  de  leur  esprit,  de  l'oubli 
d'eux-mêmes,  et,  pour  ainsi  dire,  de  la  suspension  de  la 
vie  i  par  là  ils  interrompent  et  diminuent  pour  quelque 
temps  le  sentiment  et  la  conscience  de  leurs  propres  maux, 
et  c'est  pour  eux  un  grand  bienfait.  Et  pour  ce  qui  est 
du  rire,  on  voit  que  les  sauvages,  quoique  d'aspect  sérieux 
et  triste  dans  les'  autres  moments,  rient  cependant  à  pro- 
fusion dans  l'ivresse;  ils  jDarlent  aussi  beaucoup  et 
chantent,  contre  leur  usage.  Mais  je  traiterai  plus  lon- 
guement ce  sujet  dans  une  histoire  du  rire,  que  je  me 
propose  d'écrire:  là,  quand  j'en  aurai  exposé  l'origine,  je 
continuerai  en  racontant  les  phases  de  son  évolution  et  ses 
conséquences  jusqu'au  temps  présent,  où  il  a  acquis  une 
plus    grande   dignité    et    une    plus    grande   importance    que 


£LO(;e  des  oiseaux  103 

jamais.  Dans  les  nations  civilisées  il  tient  une  place  et  il 
remplit  un  office  qui  suppléent  en  quelque  sorte  au  rôle 
joué  en  d'autres  temps  par  la  vertu,  parja  justice  et  par 
l'honneur  ;  dans  beaucoup  de  cas,  il  réfrène  et  épouvante 
les  individus  enclins  aux  mauvaises  actions.  Or.  pour  en 
conclure  au  sujet  du  chant  des  oiseaux,  j'ajouterai  que  si 
l'on  est  réconforté  ou  réjoui  à  voir  ou  à  deviner  en  autrui 
une  joie  dont  on  n'ait  pas  à  être  jaloux,  la  nature  a 
montré  une  très  louable  prévoyance  en  faisant  du  chant 
des  oiseaux,  qui  est  une  démonstration  d'allégresse  et  une 
espèce  de  rire,  une  distraction  partagée  par  tous,  tandis 
que  le  chant  et  le  rire  des  hommes,  eu  égard  au  i;este  du 
monde,  sont  chose  privée  ;  et  elle  a  sagement  pourvu  à 
ce  qu?  la  terre  et  l'air  fussent  peuplés  d'animaux  qui, 
tout  le  jour,  par  leurs  chants  de  joie  sonores  et  solennels, 
applaudissent,  pour  ainsi  dire,  à  la  vie  universelle,  en 
excitant  les  autres  créatures  à  l'allégresse  et  en  donnant  des 
témoignages  continuels,  bien  que  mensongers,  de  la  félicité 
dès  choses. 

Et  si  les  oiseaux  sont  et  se  montrent  plus  joyeux  que 
les  autres  créatures,  ce  n'est  pas  sans  raison.  Car  vraiment, 
comme  je  l'ai  indiqué  en  commençant,  ils  sont,  par  nature, 
plus  aptes  à  jouir  et  mieux  faits  pour  être  heureux.  Pre- 
mièrement, il  ne  semble  pas  qu'ils  soient  sujets  à  l'ennui. 
Ils  changent  de  lieu  à  chaque  instant  ;  ils  passent  d'une 
contrée  a  une  autre,  si  éloignée  soit-elle,  et  des  plus  basses 
aux  plus  hautes  régions  de  l'air,  en  un  court  espace  de 
temps  et  avec  une  facilité  merveilleuse.  Ils  voient  et 
perçoivent  dans  leur  existence  une  infinie  diversité  de 
choses  ;  leur  corps  est  toujours  en  mouvement  ;  la  vie 
extérieure  abonde  chez  eux  outre  mesure.  Tous  les  autres 
êtres,  dès  qu'ils  ont  pourvu  à  leurs  besoins,  aiment  à  se 
tenir  tranquilles  et  inoccupés  ;  aucun,  hormis  les  poissons 
et  aussi  quelques  insectes  ailés,  ne  se  livre  aux  courses' 
lointaines  par  seul  passe-temps.  Ainsi,  à  moins  qu'il  ne 
soit  chassé  par  la  tempête,  par  les  bêtes  sauvages  ou  par 
quelque  autre  cause  semblable,  l'homme  des  bois  s'écarte 
à  peine  de  son  gîte,  si  ce  n'est  pour  subvenir  au  jour  le 
jour  à  ses  nécessités,  le'^quelles  ne  lui  créent  guère  que  des 
soucis  passagers  ;  il  se  plaît  habituellement  au  repos  et  à 

9 


104  GIACOMO    LEOPARDI  * 

l'insouciance;  il  passe  les  jours  presque  entiers,  assis  né- 
gligemment et  en  silence  dans  sa  cabane  informe,  ou  au 
dehors,  ou  dans  les  anfractuosités  et  les  cavernes,  parmi 
les  rochers  et  les  pierres.  Les  oiseaux,  au  contraire,  restent 
très 'peu  de  temps  en  un  même  lieu;  ils  vont  et  viennent 
continuellement  sans  nécessité  aucune  ;  ils  ont  coutume  de 
voler  par  plaisir,  et  souvent,  s'étant  rendus  par  divertis- 
sement à  plusieurs  centaines  de  milles  du  lieu  où  ils  ont 
l'habitude  de  séjourner,  le  même  jour,  ils  y  retournent 
avant  la  tombée  de  la  nuit.  Et  dans  les  courts  instants 
où  ils  se  posent  en  un  endroit,  on  ne  les  voit  jamais  se 
tenir  le  corps  immobile  :  toujours  ils  se  tournent  de  côté  et 
d'autre,  toujours  ils  se  remuent,  se  penchent,  s'étirent,  se 
secouent,  se  démènent  avec  une  vivacité,  une  agilité,  ime 
prestesse  de  mouvements  incomparables.  En  somme, 
depuis  sa  sortie  de  l'œuf  jusqu'à  sa  mort,  sauf  les  inter- 
valles du  sommeil,  l'oiseau  ne  se  repose  à  aucun  moment. 
Ces  considérations  permettent,  à  ce  qu'il  me  semble, 
d'affirmer  que  l'état  naturel  et  ordinaire  des  autres 
animaux,  y  compris  même  les  hommes,  c'est  le  repos,  et 
que   celui  des  oiseaux,    c'est  le  mouvement. 

A  ces  qualités  et  conditions  extérieures  correspondent 
chez  eux  les  qualités  intrinsèques,  c'est-à-dire  de  l'âme, 
lesquelles  les  rendent  aussi  plus  aptes  que  les  autres  à  la 
félicité.  Ils  ont  l'ouïe  très  fine  et  la  vue  si  perçante  et  si 
parfaite,  que  notre  esprit  peut  difficilement  s'en  farire  une 
idée  exacte  :  par  là  ils  jouissent,  tout  le  jour,  de  spectacles 
immenses  et  très  variés;  et  d'en  haut,  ils  décoiivrent  en 
même  temps  de  tels  espaces  de  terre  et,  d'un  coup  d'œil, 
voient  distinctement  tant  de  pays  que,  même  avec  notre 
esprit,  nous  pouvons  à  peine  en  embrasser  autant 
en  une  fois  ;  il  suit  de  là  qu'ils  doivent  avoir  au  suprême 
degré  la  force,  la  vivacité  et  la  puissance  de  l'imagination. 
^e  ne  parle  pas  de  cette  imagination  profonde,  ardente  efc 
orageuse,  telle  que  celle  de  Dante  et  du  Tasse,  don  funeste, 
cause  d'inquiétudes  et  d'angoisses  lourdes  et  perpétuelles; 
mais  de  cette  faculté  riche,  variée,  légère,  instable  et  en- 
fantine, qui  est  une  source  abondante  de  pensées  agréables 
et  joyeuses,  d'erreurs  douces,  de  plaisirs  et  d'encoura- 
gements  variés,    c'est-à-dire   le   bienfait  le   plus   grand   et 


ELOGE    DES    OISEAUX  105 

le  plus  profitable  dont  la  nature  puisse  gratifier  une  à.me 
vivante.  De  sorte  que  les  oiseaux  ont  en  abondance  ce 
qui,  dans  l'imagination,  est  bon  et  utile  à  l'enjouement  de 
l'âme,  sans  toutefois  participer  à  ce  qui  est  nuisible  et 
douloureux.  Et  comme  ils  ont  à  profusion  ce  qui 
contribue  à  la  vie  extérieure,  ils  sont  richement  pourvus 
aussi  de  ce  qui  forme  la  vie  intérieure  ;  mais  de  telle  sorte 
que  cette  abondance  constitue  pour  eux  un  avantage  -^t  un 
plaisir,  comme  chez  les  enfants,  et  non  pas  un  dommage 
et  une  misère  insigne,  comme  dans  la  plupart  des  cas  chez 
les  hommes.  En  effet,  comme  l'oiseau,  par  sa  vivacité  et  sa 
mobilité  extérieures,  décèle  une  ressemblance  manifeste 
avec  l'enfant;  de  même,  on  peut  croire  raisonnablement 
qu'il  lui  ressemble  quant  aux  qualités  intérieures  de  l'âme. 
Encore,  si  les  biens  de  cet  âge  étaient  communs  aux  autres 
âges  de  la  vie  et  si  les  maux  n'étaient  jamais  plus  grands 
qu'alors,  l'homme  aurait  peut-être  des  raisons  de  supporter 
patiemment  l'existence. 

A  mon  avis,  la  nature  des  oiseaux,  si  nous  la  consi- 
dérons de  certaine  façon,  dépasse  en  perfection  celle  des 
autres  animaux.  Par  exemple,  si  nous  observons  que 
l'oiseau  l'emporte  de  beaucoup  par  les  facultés  de  la  vue 
et  de  l'ouïe,  qui  sont  les  principales  suivant  l'ordre  naturel 
des  créatures  animées,  on  peut  en  déduire  que  la  nature 
de  l'oiseau  est  la  plus  parfaite  de  toutes.  De  plus,  les 
autres  êtres,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  sont  natu- 
rellement enclins  au  repos,  et  les  oiseaux  au  mouvement  ; 
or,  le  mouvement  ressemble  plus  à  la  vie  que  le  repos 
(bu  plutôt,  la  vie  consiste  dans  le  mouvement),  et  les 
oiseaux  sont  doués  du  mouvement  extérieur  au  plus  haut 
degré;  en  outre,  la  vue  et  l'ouïe,  oii  ils  l'emportent  sur 
tous  les  autres  et  qui  sont  leurs  facultés  dominantes,  sont 
les  deux  sens  les  plus  particuliers  aux  vivants,  comme  ils 
sont  aussi  les  plus  vifs  et  les  plus  mobiles,  tant  en  eux- 
mêmes  que  dans  les  effets  qu'ils  produisent  intérieurement 
efc  extérieurement  par  rapport  à  l'organisme.  Enfin,  si 
l'on  tient  compte  de  tout  ce  qui  vient  d'être  exposé,  on 
en  conclut  qu'à  l'encontre  de  ce  que  l'on  remarque  chez 
les  autres  animaux,  l'oiseau  manifeste  une  plus  grande 
abondance  de  vie  intérieure  et  extérieure.  Or,  la  vie  étant 


106  ,  GL^COMO    LZOPAEDI 

• 

chose  plus  parfaite  que  son  contraire,  au  moins  dans  les 
créatures  vivantes,  et  une  plus  grande  abondance  de  vie 
révélant  une  plus  grande  perfection,  il  s'ensuit  aussi  que 
la  nature  des  oiseaux  est  plus  parfaite.  A  ce  propos,  il  ne 
faut  pas  passer  sous  silence  que  les  oiseaux  sont  également 
aptes  à  supporter  le  froid  très  vif  et  la  chaleur  intense, 
même  sans  transition  aucune,  car  souvent  nous  voyons 
<^u'en  moins  d"un  instant  ils  s'élèvent  de  terre  dans  les  airs 
jusqu'à  vme  grande  hauteur,  c'est-à-dire  jusqu'à  des  régions 
excessivement  froides;  et  un  grand  nombre  d'entre  eux 
parcourent,  en  peu  de  temps  et  sans  s'arrêter,  des  climats 
très  différents. 

Enfin,  comme  Anacréon  désirait  pouvoir  se  changer  en 
miroir,  pour  être  regardé  continuellement  par  celle  qu'il 
aimait,  ou  en  véteflaent  pour  la  couvrir,  ou  en  onguent  pour 
l'oindre,  ou  en  eau  pour  la  laver,  ou  en  bandelette  pour 
qu'elle  le  serrât  contre  son  sein,  ou  en  perle  pour  être  porté 
à  son  cou,  ou  en  chaussure  pour  être  au  moins  foulé  de  ses 
pieds  ;  de  même,  je  voudrais,  pour  quelque  temps,  être 
changé  en  oiseau  afin  d'éprouver  ce  contentement  et  cette 
joie  qu'ils  ont  à  vivre. 


DIALOGUE  DE  MALAMBRUX  Eï  DE  FARFARELLO 

Malambrux.  —  Esprits  de  l'abîme,  Farfarello.  Ciriatto, 
Baconero,  Astarotte,  Alichino,  tous,  quels  que  soient  vos 
noms,  je  vous  conjure  au  nom  de  Belzébuth  et  je  vous 
commande,  par  la  vertu  de  mon  art  qui  peut  tirer  la  lune 
de  son  orbite  et  clouer  le  soleil  au  milieu  de  la  voûte  cé- 
leste :  que  l'un  de  vous  vienne  muni  des  ordres  de  votre 
prince  et  du  plein  pouvoir  d'employer  à  mon  service  toutes 
les  forces  de  l'enfer. 

Farfarki.i.o.  —  Me  voici. 

Mai^-^mbrun.  —  Qui  es-tu? 

Farfarelio.  -w-  Je  suis  Farfarello.  tout  à  tes  cidres. 

Malambrvn.   —  Apportes-tu  les  pouvoirs  de   Belzébuth  ? 

Farfarello.  —  Oui,  je  les  apporte  :  et  je  puis  faire  pour 


MAI.AMBRUX     ET     FARFARELLO  107 

te  servir,  plus  que  ne  le  pourrait  le  roi  lui-même,  et  plus 
que  toutes  les  autres  créatures  ensemble. 

Mal-Ambrux.  —  Fort  bien.  Tu  vas  donc  satisfaire  l'un  de 
mes  désirs. 

Farfarello.  —  Tu  seras  servi.  Qu'ordonnes-tu?  Veux- 
tu  une  noblesse  plus  grande  que  celle  des  Atrides  ? 

M.AL.AMBRU.V.    —    Non. 

Farfarello.   —  Plus  de  richesses   qu'on   n'ea   trouvera 
dans  la  cité  de  Manoa  (1),  quand  elle  sera  découverte? 
.-  Malambrun.   —  Xon. 

Farfarello.* —  Un  empire  aussi  grand  que  celui  rêvé, 
dit-on.    une   nuit,,  par   Charles-Quint  ? 

Malambrvn.   —  Non. 

F.ARFARELLO.  —  Livrer  à  tes  caprices  une  femme  plus 
farouche   que    Pénélope  ? 

Malambrun.  —  Xon.  Crois-tu  que  le  diable  soit  néces- 
saire pour   si  peu? 

Farf.arello.  —  Souhaiterais-tu  honneurs  et  richesses, 
coquin    comme   tu   l'es? 

Malambrun.  —  J'aimerais  mieux  que  le  diable  me 
souhaitât  le  contraire. 

Farfarello.  —  Enfin,  que  m'ordonnes-tu? 

Mal.ambrun.  —  Rends-moi  heureux  pour  un  instant. 

Farf.arello.  —  Je  ne  puis  pas. 

Malambrun.  —  Comment,  tu  ne  peux  pas? 

Farfarello.  —  Je  te  jure,  en  conscience,  que  je  ne  le 
puis  pas. 

Malambrun.  —  En  conscience  d'honnête  démon  ? 

Farfarello.  —  Mais  certes.  Sois  assuré  qu'il  y  a  d'hon- 
nêtes démons,  tout  comme  il  y  a  d'honnêtes  gêna. 

Mal.ambrl'N.  —  Et  toi,  sois  certain  que  je  te  pendrai  ici 
par  la  queue  à  l'une  de  ces  poutres,  si  tu  ne  m'obéis  pas 
sur-le-champ,   sans  tant  de  phrases.  " 

Farfarello.  —  Il  t'est  plus  facile  de  me  tuer,  qu'à  moi 
de   t'acoorder    ce    que   tu   demandes. 

Mal.ambrun.  —  S'il  en  est  ainsi,  va-t'ea  chargé  de  toutes 
mes  malédictions  et  que  Belzébuth  vienne  en  personne. 

Farfabello.  —  Belzébuth  aurait  beau  venir  avec  tout 


(1)  Autre  nom  de  VEl-Dorado. 


108  GIACOMO    LEOPARDI 

Israël  et  tous  les  Enfers,  pas  plus  que  moi  il  ne  pourrait 
te  rendre  heureux,  ni  toi  ni  tes  semblables. 

Malambrun.  —  Pas  même  pour  un  moment? 

Farfarello.  —  Ce  n'est  pas  plus  possible  pour  un  mo- 
ment,  que  pour  toute  la  vie. 

Malambrun.  —  Mais  si  tu  ne  peux  me  rendre  heureux 
en  aucune  manière,  aie  au  moins  assez  de  cœur  pour  me 
délivrer   de   l'infélicité. 

Farfarello.  —  Oui,  si  tu  peux  faire  en  sorte  de  ne  pas 
t' aimer  par-dessus  tout. 

Mala:mbrun.  —  Je  ne  le  pourrai  qu'après  ma  mort. 

Farfarello.  —  Pendant  la  vie,  aucune  créature  animée 
ne  le  peut.  En  effet,  votre  nature  acquerrait  n'importe 
quelle   qualité  plutôt  que   celle-là. 

Malambrun.  —  Sans  doute. 

Farfarello.  —  Donc,  en  t' aimant  nécessairement  du 
plus  grand  amour  dont  tu  sois  capable,  tu  désires  néces- 
sairement aussi  le  plus  possible  ta  félicité  propre  ;  et 
comme  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  ce  désir,  qui  est 
extrême  soit  satisfait,  il  en  résulte  que  d'aucune  ma- 
nière tu  ne  peux  éviter  d'être  malheureux. 

Malambrun.  —  Pas  même  quand  j'éprouverai  quelque 
plaisir,  car  auciûi  plaisir  ne  me  rendra  heureux  ni  satis- 
fait. 

Farfarello.   —  Xon,   aucun,   vraiment. 

Mala]sibrun.  —  Et  ce  plaisir,  n'égalant  pas  le  besoin 
de  félicité  que  j'ai  naturellement  dans  l'àrae,  ne  sera  pas 
un  vrai  plaisir  :  dans  le  temps  même  qu'il  durera,  je  ne 
cesserai   pas   d'être   malheureux. 

Farfarello.  —  Xon  tu  ne  cesseras  pas  de  l'être,  car 
chez  les  hommes  et  chez  les  autres  créatures  vivantes,  la 
privation  de  la  félicité,  quoique  sans  douleur  et  sans  au- 
cun chagrin,  même  dans  les  moments  que  vous  nommez 
heureux,  implique  une  in  félicité  réelle. 

Malaîibrun.  —  Tellement  que,  depuis  la  naissance  jus- 
qu'à la  mort,  notre  infélicité  ne  peut  cesser,  pas  même 
pendant  l'espace  d'un  seul  instant. 

Farfarello.  —  Si  !  Elle  cesse  quand  vous  dormez  d'un 


LA    NATURE    ET    l'aME  109 

sommeil  sans  rêves,  ou  quand  il  vous  prend  une  défaillance 
qui   suspende  l'usage   des   sens. 

Malambrun.  —  Mais  jamais  pendant  que  nous  nous 
sentons  vivre. 

Farf^rello.    —   Non    jamais. 

Mala^ibrun.  —  De  sorte  que,  à  parler  absolument,  ne 
pas  vivre  vaut  mieux  que  vivre. 

Farfarello.  —  Oui,  si  la  privation  de  l'infélicité  est 
simplement    meilleure    que    l'infélicité. 

Malambrun.  —  Donc... 

Farfarello.  —  Donc,  s'il  te  semble  bon  de  me  donner 
ton  âme  avant  le  temps,  je  suis  tout  prêt  à  l'emporter. 


DIALOGUE   DE   LA    NATURE    ET   D'U'NE    AME 

La  Nature.  —  Va,  ma  fille  de  prédilection,  car  tu  se- 
ras considérée  et  appelée  telle  pendant  une  longue  suite 
de  siècles.  Vis,  et  sois  grande  et  malheureuse. 

L'Ame.  —  Quel  mal  ai-je  fait  avant  de  naitre.  pour  que 
tu  me  condamnes  à  une  telle  peine  ? 

La  Nature.  —  Quelle  peine,  ma  fille? 

L'Ame.  —  Ne  me  prescris-tu  pas  d'être  malheureuse? 

La  Nature.  —  Mais,  c'est  seulement  parce  que  je  veux 
que  tu  sois  grande,  et  que  ceci  ne  se  peut  sans  cela.  Igno- 
res-tu que  ta  destinée  est  d'habiter  un  corps  humain,  et  que 
tous  les  hommes,  par  nécessité,  naissent  et  vivent  malheu- 
reux? 

L'Ame.  —  M^is,  au  contraire,  il  serait  raisonnable  que 
tu  les  rendisses  heureux  par  nécessité.  Si  tu  ne  peux  agir 
de  la  sorte,  tu  devrais  t'abstenir  de  les  mettre  au  monde. 

La  Nature.  —  Ni  l'une  ni  l'autre  chose  ne  sont  en  mon 
pouvoir,  car  je  suis  soumise  au  destin.  Celui-ci  en  ordonne 
autrement,  quelle  qu'en  soit  la  cause,  cause  que  ni  toi  ni 
moi  ne  pouvons  comprendre.  Or,  comme  tu  as  été  créée 
et  disposée  pour  animer  une  forme  humaine,  aucune  force 
au  monde,  ni  la  mienne  ni  celfe  des  autres  ne  te  pourra 
délivrer   du   malheur    commun    à   tous   les    êtres.    Mais    en 


IIÛ  GIACOMO     LEOPARDI 

outre,  tu  devras  subir  un  malheur  particulier  et  beaucoup 
plus  grand,  à  cause  de  la  supériorité  dont  je  t'ai  pour- 
vue. 

L'Ame.  —  Je  n'ai  rien  appris  encore,  et  ce  n'est  que 
maintenant  que  je  commence  à  vivre.  De  là  vi^nt  sans 
doute  que  je  ne  te  comprends  pas.  Mais  dis-moi  :  la  per- 
fection et  la  condition  malheureuse  sont-elles  essentielle- 
ment une  même  chose  ?  ou,  si  ce  sont  deux  choses,  ne 
pourrais-tu  les   séparer  l'une  de  l'autre? 

La  Xature.  —  Dans  l'âme  des  hommes,  et,  toute  pro- 
portion gardée,  dans  celle  de  tous  les  autres  animaux,  on 
peut  dire  que  c'est  presque  une  même  chose,   car  la  per- 
fection   de   l'âme    entraîne    une    plus    grande    intensité    de 
vie,    qui   elle-mcme   comporte  un   sentiment  plus  grand  de 
l'infélicité,  ou,  en  d'autres  termes  un  malheur  plus  com- 
plet. Semblablement,  la  plus  grande  intensité  de  vie  donne 
aux  âmes  une  plus  grande  volonté  d'amour-propre,   quelle 
que  soit  la  forme  sous  laquelle  celui-ci  se  manifeste.   Cet 
accroissement    d'amour-propre    détermine    à    son    tour    un 
plus  grand  désir  de  félicité,  et  aussi  un  plus  grand  mécon- 
tentement d'en  être  privé,  une  plus  grande  douleur  dans 
l'adversité.   Tout  cela  se  trouve  contenu  dans  l'ordre  pri- 
mitif et  éternel  des  choses  créées,   auquel  je  ne  puis  rien 
changer.    En   outre,    la    finesse    de   ton    intelligence   et   la 
vivacité  de  ton  imagination  t'empêcheront,  en  grande  par- 
tie,   d'être   maîtresse   de   toi.    Les   animaux   grossiers   em- 
ploient aisément  aux  fins  qu'ils  se  proposent  toutes  leurs 
facultés  et  toutes  leurs  forces.  Mais,  en  de  très  rares  occa- 
sions, les  hommes  donnent  toute  la  mesure  de  leur  pou- 
voir. Ils  en  sont  ordinairement  empêchés  par  la  raison  et 
par  l'imagination,  qui  leur  suggèrent  mille  doutes  dans  la 
délibération  et  leur  créent  mille  retards  dans  l'exécution. 
Les  moins  habiles  et  les  moins  habitués  à  réfléchir,  à  s'exa- 
miner eux-mêmes,  sont  les  plus  prompts  à  se  résoudre  et 
les  plus  capables  d'agir.  Mais  tes  pareilles,  renfermées  con- 
tinuellement   en    elles-mêmes,    et    comme   écrasées    par    la 
grandeur  de  leurs  propres  facultés  se  trouvent  réduites  à 
l'impuissance   et  ne  peuvent   échapper  le  plus   souvent  à 
l'irrésolution,  tant  dans  1%  délibération  que  dans  l'action. 
Et  c'est  là  une  des  plus  grandes  souffrances  dont  soit  af fli- 


1 


LA    XATUEE    ET    l'aME  111 

gée  la  vie  humaine.  Ajoutes-y  que  par  Texcellence  de  tes 
dispositions,  tu  surpasseras  facilement  et  en  peu  de  temps 
presque  toutes  tes  semblables  dans  les  connaissances  les 
plus  graves  et  dans  les  sciences  les  plus  ardues.  Néan- 
moins, il  te  sera  toujours  impossible  ou  fort  malaisé  d'ap- 
prendre ou  de  mettre  en  pratique  un  très  grand  nombre  de 
choses  minimes  en  elles-mêmes,  mais  très  nécessaires  dans 
le  commerce  des  hommes  ;  en  même  temps  tu  devras  te 
résoudre  à  voir,  ces  choses  parfaitement  pratiquées  et  af)- 
prises  sans  peine  par  mille  petits  esprits,  non  seulement 
fort  au-dessous  de  toi,  mais  dépourvus  de  toute  valeur. 
Ces  difficultés,  ces  misères  infinies,  et  bien  d'autres  en- 
core, occupent  et  assiègent  les  grandes  âmes.  Celles-ci, 
toutefois,  sont  abondamment  récompensées  par  la  renom- 
mée, par  les  louanges  et  les  honneurs  que  leur  procure 
leur  noblesse  même,  et  par  le  souvenir  durable  qu'elles 
laissent   après   elles. 

•  L'Ame.  —  Mais  ces  louanges  et  ces  honneurs  dont  tu 
parles,  de  qui  les  tiendrai-je?  du  ciel,  de  toi,  ou  de  quelle 
autre  puissance? 

La  Nature.  —  Des  hommes,  parce  qu'ils  sont  seuls  à 
pouvoir  te  les  accorder. 

L'Ame.  —  Mais  je  pensais,  moi,  qu'étant  incapable  de 
tout  ce  qui  est  indispensable,  comme  tu  le  prétends,  pour 
vivre  en  société,  et  notamment  de  ce  que  peuvent  faire 
si  aisément  les  esprits  les  plus  médiocres,  j'étais  destinée 
à  être,  non  pas  louée,  mais  vilipendée  et  évitée  par  les 
liommes,  ou  du  moins  à  vivre  inconnue  à  presque  tout  le 
monde,    comine   inapte   aux   devoirs    sociaux. 

La  Nature.  —  Il  ne  m'est  pas  donné  de  prévoir  l'ave- 
nir, ni  par  conséquent  de  te  prédire  infailliblement  a  qui 
t' ad  viendrai  ni  ce  que  l'on  pensera  de  toi  pendant  ton 
séjour  sur  la  terre.  Je  dois  avouer  pourtant  que  l'expé- 
rience du  passé  me  fait  admettre  comme  vraisemblable 
que  les  mortels  te  poursuivront  de  leur  envie,  cet  autre 
fléau  qui  s'attache  aux  âmes  élevées,  ou  qu'ils  t'accable- 
ront de  leur  mépris  et  de  leur  indifférence.  Joins  à  cela 
que  la  fortune  et  la  destinée  ont  coutume  d'être  les  enne- 
mies de  tes  semblables.  Mais,  tout  de  suite  après  ta  mort, 
comme  il  advint  à  un  nommé  Camoëns.   ou  peu  d'années 


112  GIACOMO    LEOPARDI, 

après,  comme  ce  fut  le  cas  pour  un  autre  appelé  Milton, 
tu  seras  célébrée  et,  portée  aux  nues,  je  ne  dis  pas  par 
tous,  mais  au  moins  par  le  petit  nombre  des  hommes  de 
bon  sens.  Peut-être  que  les  cendres  de  la  personne  à 
laquelle  tu  es  destinée  reposeront  dans  une  sépulture  ma- 
gnifique ;  les  traits  de  son  visage,  imités  et  reproduits  de 
diverses  manières,  se  répandront  parmi  les  hommes  ;  on 
décrira,  on  confiera  soigneusement  à  la  postérité  les  moin- 
dres événements*  de  sa  vie,  et  enfin  le  monde  civilisé  sera 
tout  entier  rempli  de  son  nom.  J'excepte  le  cas  où,  par  la 
malignité  du  sort  et  par  la  surabondance  même  de  tes  facul- 
tés, tu  serais  constamment  empêchée  de  révéler  aux  autres, 
sur  ton  propre  mérite,  aucun  signe  proportionné  à  leur  en- 
tendement, fait  dont  les  exemples  sont  en  vérité  fort  nom- 
breux, mais  que  le  Destin  et  moi  sommes  seuls  à  connaître. 
L'A]ME.  —  Ma  mère,  quoique  privée  encore  des  autres 
connaissances,  je  sens  que  le  plus  grand  ou  plutôt  le  seul 
désir  que  tu  m'aies  donné  est  celui  de  la  félicité.  Et  en 
admettant  que  je  sois  capable  de  désirer  la  gloire,  je  sens 
que  je  ne  puis  chercher  à  l'acquérir  qu'à  titre  de  félicité 
ou  d'utilité.  Or,  à  en  juger  par  tes  paroles,  la  perfection 
dont  tu  m'as  dotée  pourra  bien  m'être  nécessaire  ou  profi- 
table pour  acquérir  la  renommée  universelle  ;  mais  elle 
ne  mène  point  au  bonheur,  elle  m'entraîne  plutôt  violem- 
ment à  la  misère.  Quant  à  cette  gloire  même,  il  n'est  pas 
croyable  que  j'y  parvienne  avant  ma  mort,  et  si  elle  m'é- 
choit en  partage,  comment  me  fera-t-elle  trouver  plus 
d'utilité  ou  plus  de  plaisir  dans  les  biens  de  ce  monde? 
Enfin,  il  peut  facilement  arriver,  comme  tu  le  reconnais, 
que  cette  gloire  rebelle,  prix  de  tant  de  peines,  ne  me 
soit  accordée  en  aucune  manière,  pas  même  après  ma 
mort.  Ainsi,  je  conclus  de  tes  propres  aveux,  que  loin  de 
m'aime"r  particulièrement,  comme  tu  l'affirmais  tout  à 
rheure,  tu  me  hais  et  me  veux  plus  de  mal  que  ne  m'en 
témoigneront  les  hommes  et  la  fortune,  tant  que  je  resterai 
sur  la  terre.  En  effet,  tu  n'as  pas  hésité  à  m'accabler  d'un 
don  aussi  fufteste  que  cette  perfection  dont  tu  me  fais 
l'éloge  et  qui  sera  l'un  des  principaux  obstacles  par  les- 
quels je  serai  empêchée  d'arriver  à  mon  seul  but,  c'est- 
à-dire   au  bonheur. 


LA    NATURE    ET    l'aIIE  113 

La  Nature.  —  Ma  fille,  toutes  les  âmes  humaines, 
comme  je  te  le  disais,  sont  une  proie  assignée  au  malheur, 
sans  que  cela  me  soit  imputable.  Mais,  dans  l'univer- 
selle misère  de  la  condition  terrestre  et  dans  l'infinie 
vanité  de  tous  les  plaisirs  et  de  tous  les  avantages,  la 
gloire  est  estimée  par  la  plupart  comme  le  plus  grand 
bien  qui  soit  accordé  aux  mortels  et  comme  le  plus  digne 
objet  qu'ils  puissent  proposer  à  leurs  soins  et  à  leurs 
•actions.  C'est  pourquoi  j'ai  résolu,  non  par  haine,  mais 
par  une  véritable  et  particulière  bienveillance,  de  te  prê- 
ter, pour  atteindre  à  ce  but,  tous  les  secours  dont  je  dis- 
pose. 

L'Ame.  - —  Dis-moi  :  parmi  les  bêtes,  dont  tu  parlais, 
en  est-il  par  hasard  qui  soient  pourvues  de  moins  de  vita- 
lité et  de  moins  de  sentiment  que  les  hommes  ? 

La  Natuee.  —  En  commençant  par  celles  qui  tiennent 
de  la  plante,  toutes  sont  en  cela,  à  un  degré  plus  ou 
moins  grand,  inférieures  à  l'homme.  Celui-ci  a  plus  de 
vie,  plus  de  sentiment  que  tous  les  animaux,  parce  que 
de  tous  les  êtres  vivants  il  est  le  plus  parfait. 

L'AitE.  —  Eh  bien  !  si  tu  m'aim.es,  loge-moi  dans  le 
plus  imparfait,  ou  si  tu  ne  le  peux,  dépouille-moi  des 
funestes  dons  qui  m'ennoblissent  et  fais-moi  ressembler 
à  l'âme  humaine  la  plus  stupide  et  la  plus  insensée  que 
tu  aies  jamais  produite. 

La  Nature.  —  Ce  dernier  vœu  je  puis  l'exaucer,  et  je 
vais  le  faire,  puisque  tu  refuses  l'immortalité  vers  laquelle 
je  t'avais  dirigée. 

L'Ajvle.  —  Et  en  échange  de  l'immortalité,  je  te  saurai 
gré  de  hâfcer  ma  mort  le  plus  qu'il  se  pourra. 

La  Nature.  —  Je  vais  en  conférer  avec  le  Destin. 


PENSEES 


(choix) 


La  sagesse  économique  de  ce  siècle  peut  se  mesurer  par* 
la  vogue  des  éditions  appelées  compactes.  On  y  emploie 
peu  de  papier,  mais,  en  revanche,  on  s'y  abîme  la  vue. 
Il  est  vrai  que,  pour  excuser  cette  économie  de  papier  dans 
les  livres,  on  peut  alléguer  que  l'usage  de  notre  époque 
est  d'imprimer  beaucoup  et  de  ne  rien  lire.  C'est  à  ce 
même  usage  qu'il  faut  attribuer  l'abandon  des  caractères 
ronds  employés  communément  autrefois  et  remplacés  au- 
jourd'hui par  des  caractères  allongés,  imprimés  sur  papier 
bîillant.  Ces  impressions,  quoique  agréables  à  la  vue,  sont 
bien  naturelles  en  un  temps  où  l'on  imprime  les  livres  plutôt 
pour  les  faire  voir  que  pour  les  lire. 


Dans  les  choses  obscures,  c'est  toujours  le  petit  norjjbre 
qui  y  voit  le  mieux;  dans  les  choses  claires,  c'est  le  grand 
nombre.  Il  est  absurde  d'invoquer,  dans  les  questions  méta- 
physiques, ce  qu'on  appelle  le  sentiment  des  masses,  sen- 
timent dont  on  ne  fait  aucun  cas  lorsqu'il  s'agit  de  phéno- 
mènes physiques  soumis  aux  sens,  comme,  par  exemple, 
dans  la  question  du  mouvement  de  la  terre  et  dans  mille 
autres.  Au  contraire,  il  est  téméraire,  dangereux  et,  à  la 
longue,  inutile  de  s'opposer  à  l'opinion  du  plus  grand 
membre  en  matière  politique. 


La  mort  n'est  point  un  mal  :  elle  délivre  l'homme  de 
tous  les  maux  et,  en  lui  retirant  les  biens,  elle  lui  enlève 
tout  désir.  Mais  la  vieillesse  est  un  très  grand  mal,  parce 


PENSÉES  115 

qu'elle  s'accompagne  de  toutes  les  douleurs  et,  qu'en  privant) 
l'homme  de  tout  plaisir,  elle  lui  laisse  tous  ses  appétits. 
Néanmoins,  les  hommes  craignent  la  mort  et  souhaitent  la 
vieillesse. 


Nous  sommes  parfaitement  convaincus  que  la  plupart 
des  personnes  à  qui  nous  confions  l'éducation  de  nos 
enfants  sont  elles-mêmes  sans  éducation.  Et  nous  n'ignorons 
pas  qu'il  leur  est  impossible  de  donner  ce  qu'elles  n"ont 
pas  reçu  et  ce  qui  ne  peut  s'acquérir  autrement. 


Il  est  un  siècle  qui  a  la  prétention  de  tout  refaire  dans 
les  arts  et  dans  les  sciences,  sans  parler  du  reste,  et  cela 
précisément  parce  qu'il  est  incapable  de  rien   faire. 


Il  y  a,  chose  étrange  à  dire,  un  dédain  de  la  mort  et 
un  courage  plus  abject  et  plus  méprisable  que  la  peur  :  tel 
est  le  courage  des  négociants  et  des  autres  hommes  voués 
à  la  recherche  du  lucre,  qui,  très  souvent,  même  pour  des 
gains  minimes  et  pour  de  sordides  économies,  se  refusent 
obstinément  à  prendre  les  précautions  et  les  mesures  néces- 
saires à  leur  conservation,  et  s'exposent  à  des  dangers 
extrêmes  où,  vils  héros,  ils  trouvent  parfois  une  mort  peu, 
louable.  On  a  pu  voir  de  remarquables  exemples  de  ce 
courage  ignominieux,  amenant  fatalement  des  conséquences 
fâcheuses  pour  des  peuples  innocents,  notamment  lors  de 
l'épidémie  de  choléra  qui  a  sévi  dans  ces  dernières  années. 


Si,  contre  l'opinion  des  autres,  nous  avons  prédit  qu'une 
chose  arrivera  et  qu'en  effet  elle  arrive,  ne  croyons  pas 
que  nos  contradicteurs,  voyant  le  fait,  nous  donnent  raison 
et  nous  appellent  plus  sage  et  plus  intelligent  qu'eux.  Ils 
nieront  le  fait  ou  la  prédiction,  ou  bien  ils  allégueront  telle 


116  GIACOMO    LEOPARDI 

OU  telle  différence  dans  les  circonstances,  ou,  de  toute 
façon,  ils  trouveront  des  causes  d'après  lesquelles  ils  s'ef- 
forceront de  se  persuader,  à  eux-mêmes  et  aux  autres,  que 
leur  opinion  était  juste  et  la  nôtre  fausse. 


Les  prisons  et  les  galères  sont  pleines  de  gens  qui,  à  les 
entendre,  sont  tout  à  fait  innocents  ;  de  même  les  emplois 
publics  et  les  honneurs  de  toute  sorte  ne  sont  conférés 
qu'à  des  personnes  qui  y  ont  été  appelées  et  contraintes 
malgré  elles.  Il  est  presque  impossible  de  trouver  quelqu'un 
qui  avoue  ou  avoir  mérité  la  peine  qu'il  souffre,  ou  cherché 
ni  désiré  les  honneurs  dont  il  jouit;  mais  ceci  est  peut-être 
moins  possible  encore  que  cela. 


Il  me  semble  assez  difficile  de  décider  s'il  est  plus 
contraire  aux  premiers  principes  de  la  bienséance  de  parler 
longuement  de  soi  et  par  habitude,  ou  s'il  est  plus  rare  de 
trouver  un  homme  exempt  de  ce  vice. 


Aucun  signe  plus  certain  qu'on  est  peu  philosophe  et 
peu  sage  que  de  vouloir  toute  sa  vie  sage  et  philoso- 
phique. 


Aucune  profession  n'est  plus  stérile  que  celle  des  lettres. 
Cependant,  telle  est  la  valeur  de  l'imposture  dans  le  monde, 
qu'avec  son  aide  même  les  lettres  de\dennent  fructueuses. 
L'imposture  est  pour  ainsi  dire  l'âme  de  la  vie  sociale, 
c'est  fin  art  sans  lequel  aucun  art  et  aucune  faculté  ne  sont 
parfaits,  si  on  les  considère  dans  leurs  effets  sur  l'esprit 
des  autres.  Chaque  fois  que  vous  examinerez  la  condition 
de  deux  personnes  qui  auront,  l'une  une  valeur  vraie, 
l'autre  une  valeur  fausse,  vous  trouverez  que  celle-ci  est 
plus  riche  que  celle-là  ;   le   plus   souvent  même  celle-ci  est 


PENSÉES  117 

fortunée,  celle-là  est  pauvre.  L'imposture  vaut  et  réussit 
même  sans  la  vérité  ;  mais  la  vérité  sans  imposture  ne  peut 
rien.  Cela  n'est  pas  dû,  je  crois,  à  une  mauvaise  inclination 
de  notre  espèce,  mais  c'est  que  le  vrai  étant  toujours  trop 
pauvr^  et  défectueux,  il  est  nécessaire,  pour  que  l'homme 
en  soit  touché  et  y  trouve  du  plaisir,  d'y  ajouter  de 
l'illusion  et  du  prestige,  en  un  mot,  de  promettre  plus  et 
mieux  qu'on  ne  peut  donner.  La  nature  même  n'est  qu'im- 
posture pour  l'homme,  et  elle  ne  lui  rend  la  vie  aimable 
et  supportable  que  par  l'imagination  et  l'artifice. 


De  même  que  l'humanité  a  coutume,  en  blâmant  le 
présent,  de  louer  le  passé,  la  plupart  des  voyageurs,  pendant 
qu'ils  parcourent  le  monde,  s'éprennent  de  leur  pays  natal 
et  le  préfèrent  avec  une  sorte  de  colère  aux  pays  où  ils 
se  trouvent.  De  retour  dans  leur  patrie,  ils  la  proclament, 
avec  la  même  colère,  inférieure  à  tous  les  autres  lieux  qu'ils 
ont  visités. 


Les  jeunes  gens  croient,  en  général,  se  rendre  aimables 
en  feignant  d'être  mélancoliques.  Et  peut-être  que,  quand 
elle  est  feinte,  la  mélancolie  peut  plaire  pendant  quelque 
temps,  surtout  aux  femmes.  Mais  quand  elle  est  vraie, 
elle  met  en  fuite  tout  le  genre  humain;  et  à  la  longue  on 
s'aperçoit  qu'il  n'y  a  qu'vme  chose  qui  plaise  et  qui  réus- 
sisse dans  la  société  des  hommes,  c'est  la  gaîté;  parce  que, 
enfin,  contrairement  à  ce  que  pensent  les  jeunes  gens,  le 
monde  (et  il  n'a  pas  tort)  aime,  non  à  pleurer,  mais  à  rire. 


Dans  quelques  lieux  mi-civilisés,  mi-barbares,  comme  par 
exemple  à  Xaples,  on  peut  faire  plus  aisément  qu'ailleurs 
une  observation  vraie  partout:  c'est  que  celui  qui 'passe 
pour  pauvre  est  à  peine  considéré  comme  un  homme  ;  quant 
à  celui  qu'on  croit  riche,  il  est  toujours  en  danger  de  mort. 
De  là  vient  la  nécessité,  dans  de  tels  pays,  de  se  résoudre, 


118  GIACOMO    LEOPARDI 

comme  ou  le  fait  généralement,  à  tenir  caché  son  état  de 
fortune,  afin  que  le  public  ignore  si  l'on  est  à  mépriser  ou 
à  assassiner.  Alors  on  en  est  réduit  à  être  moitié  méprisé 
et  moitié  estimé,  comme  le  sont  ordinairement  les  hommes, 
suivant  qu"on  veut  leur  nuire  ou  les  laisser  tranquilles. 


Beaucoup  voudraient  se  conduire  bassement  à  votre  égard, 
et  qu'en  même  temps,  sous  peine  d'encourir  leur  haine, 
vous  ayez  la  courtoisie  de  ne  pas  vous  opposer  à  leur  mé- 
chan<?eté  et  de  ne  pas  les  considérer  comme  vils. 


Aucune  qualité  humaine  n'est  plus  intolérable,  dans  la 
vie  ordinaire,  et  n'est  en  effet  moins  tolérée  que  l'intolé- 
rance. 


Ou  je  me  trompe  fort,  ou  il  est  rare  que,  dans  notre 
siècle,  une  personiie  soit  généralement  louée,  si  elle  n'a 
commencé  par  se  louer  elle-même.  Tel  est  l'égoïsme,  et  telles 
sont  la  haine  et  l'envie  que  les  hommes  se  portent  les  uns 
aux  autres,  que  si  l'on  veut  acquérir  un  nom,  il  ne  suffit 
pas  de  faire  des  choses  louables,  mais  il  faut  les  louer 
soi-même,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  trouver  quelqu'un 
qui  les  vante  et  les  exalte  continuellement  en  public,  afin 
d'amener  la  foule,  par  la  force  de  l'exemple,  de  l'audace 
et  de  la  persévérance,  à  répéter  une  partie  de  ces  louanges. 
Mais  n'espérez  point  qu'on  s'émeuve  spontanément,  si 
grande  que  soit  votre  valeur,  si  belles  que  soient  vos 
œuvres.  On  regarde  et  on  se  tait  éternellement  ;  et  si  on 
le  peut  même,  on  empêche  les  autres  de  voir.  Celui  qui 
veut  *"élever.  même  s'il  est  doué  d'un  vrai  mérite,  doit 
bannir  la  modestie.  Sur  ce  point  encore  le  monde  ressemble 
aux  femmes:  avec  de  la  retenue  et  de  la  réserve  on  n'en 
obtient  rien. 


119 


Nul  n'est  si  désabusé  du  monde,  ne  le  connaît  si  proton- 
dément  et  ne  l'a  en  si  parfaite  horreur,  qui,  s'il  en  reçoit 
un  regard  bienveillant,  ne  se  sente  en  partie  réconcilié  avec 
lui.  De  même,  si  méchant  que  nous  sachions  un  homme, 
s'il  nous  salue  avec  courtoisie,  il  nous  paraît  moins  mépri- 
sable qu'auparavant.  Ces  observations  servent  à  démontrer 
la  faiblesse  de  l'homme,  sans  justifier  les  méchants  ni  le 
monde. 


Chilon,  que  l'on  a  rangé  parmi  les  sept  sages  de  la  Grèce, 
voulait  que  l'homme  vigoureux  de  corps  fût  doux  dans 
ses  manières,  afin,  disait-il.  d'inspirer  aux  autres  plus  de 
respect  que  de  crainte.  L'affabilité,  la  douceur  des  manières 
et  même  l'humilité  ne  sont  jamais  superflues  chez  ceux  qui 
sont  manifestement  supérieurs  aux  autres  en  beauté,  en 
esprit  ou  en  quelque  autre  qualité  très  estimée  dans  le 
inonde  :  car  la  faute  qu'ils  ont  à  se  faire  pardonner  est 
trop  grave  et  l'ennemi  qu'ils  ont  à  apaiser  est  trop  cruel 
et  trop  exigeant;  leur  faute,  c'est  leur  supériorité:  leur 
ennemi,  c'est  l'envie.  Quand  les  anciens  se  trouvaient  dans 
un  état  de  grandeur  ou  de  prospérité,  ils  jijgeaient  conve- 
nable d'apaiser  l'envie  même  chez  les  dieux,  et  ils  expiaient 
par  des  humiliations,  des  offrandes  et  des  pénitences  volon- 
taires le  crime  presque  inexpiable  qui  consiste  à  être 
heureuS  ou  puissant. 


Il  est  au  monde  des  hommes  d'une  remarquable  probité, 
dont  on  peut,  si  on  est  familier  avec  eux,  ne  craindre  aucun 
mauvais    office,    sans   toutefois    en    espérer    aucun    service. 


Un    grand    remède   de    la    médisance,    comme    aussi    des 
afflictions  de  l'âme,  c'est  le  temps.  Si  le  monde  blâme  un 

10 


120  GIACOMO    LEOPAEDI 

de  nos  principes  ou  de  nos  actes,  bons  ou  mauvais,  nous 
n'avons  qu'une  chose  à  faire:  persévérer.  Le  temps  passe, 
la  thèse  s'use,  les  médisants  l'abandonnent  pour  en  chercher 
une  nouvelle.  Et  plus  nous  nous  montrerons  ^'ermes  et 
imperturbables  dans  notre  persévérance  à  mépriser 
Topinion,  plus  tôt  ce  qui  fut  condamné  d'abord  et  parut 
étrange  sera  tenu  pour  raisonnable  et  régulier,  car  le  monde 
qui  ne  croit  jamais  que  celui  qui  ne  cède  pas  puisse  avoir 
tort,  finit  par  se  condamner  et  par  nous  absoudre.  D'où  il 
résulte,  chose  assez  connue,  que  les  faibles  vivent  au  gré 
du  monde,  et  les  forts  à  leur  propre  gré. 


Nous  sommes  condamnés  à  cette  alternative  :  consumer 
sans  but  notre  jeunesse,  ce  seul  temps  de  la  vie  où  il  nous 
soit  donné  de  faire  des  provisions  pour  l'âge  à  venir  et  de 
pourvoir  à  notre  état;  —  ou  la  dépenser  à  préparer  des 
jouissances  pour  un  âge  où  nous  ne  serons  plus  aptes  à  en 
jouir. 


Il  est  un  fait  qui  montre  quel  amour  la  nature  nous 
inspire  pour  nos  semblables  :  tout  animal  ou  tout  enfant 
sans  expérience  qui  voit  sa  propre  image  dans  un  miroir, 
la  prend  pour  une  créature  semblable  à  lui,  entre  en  fureur 
et  en  rage  et  cherche  par  tous  les  moyens  à  nuir^  à  cette 
créature  et  à  la  tuer.  Les  petits  oiseaux  domestiques,  si 
doux  par  nature  et  par  habitude,  s'élancent  avec  colère, 
jettent  des  cris,  écartent  les  ailes,  ouvrent  le  bec  et  en 
frappent  le  miroir  qu'on  leur  présente;  et  le  singe,  quand 
il  le  peut,  le  jette  par  terre  et  le  foule  aux  pieds. 


La    franchise    peut    être    utile,    quand    on    l'emploie    par 
artifice  ou  quand  elle  est  trop  rare  pour  qu'on  y  ajoute  foi. 


121 


La  Bruyère  a  dit  une  chose  très  vraie:  C'est  qu'il  est 
plus  difficile  de  se  faire  un  nom  par  un  ouvrage  parfait, 
que  d'en  faire  valoir  un  médiocre  par  une  réputation 
qu'on  s'est  déjà  acquise.  On  peut  ajouter  que  le  moyen 
le  plus  rapide  de  parvenir  à  la  renommée,  c'est'  peut-être 
d'affirmer  avec  assurance  et  opiniâtreté,  sur  tous  les  tons 
possibles,  qu'on  l'a  déjà  acquise. 


Rien  n'est  plus  rare  au  monde  qu'une  personne  habituel- 
lement supportable. 


Si  deux  ou  plusieurs  personnes,  dans  un  lieu  public  ou 
dans  une  réunion,  rient  entre  elles  et  le  laissent  voir  sans 
que  les  autres  sachent  de  quoi  elles  rient,  tous  les  assistants 
en  ressentent  une  telle  appréhension  que  leurs  propos 
deviennent  subitement  sérieux:  les  uns  se  taisent,  d'autres 
se  retirent;  les  plus  intrépides  s'approchent  de  ceux  qui 
rient  et  tâchent  qu'on  leur  permette  de  rire  dans  leur 
compagnie.  C'est  comme  si,  dans  l'obscurité,  on  entendait 
une  décharge  d'artillerie  :  tous  s'empressent  de  fuir,  ne 
sachant  de  quel  côté  sont  dirigés  les  coups  et  redoutant  que 
les  armes  ne  soient  chargées  à  balle.  Le  rire  concilie  l'estime 
et  le  respect  même  des  inconnus,  attire  L'attention  de  tous 
les  assistants  et  donne  une  sorte  de  supériorité.  Si  jamais, 
dans  quelque  réunion,  on  vous  néglige  ou  on  vous  traite 
avec  hauteur  et  manque  d'égards,  vous  n'aurez  qu'à  choisir 
adroitement  une  des  personnes  présentes,  et  à  rire  avec  elle 
franchement  et  avec  persévérance,  en  montrant  le  plus 
possible  que  ce  rire  vous  vient  du  cœur  ;  et  s'il  se  trouve 
des  gens  qui  rient  de  vous,  riez  plus  fort  et  plus  longtemps 
qu'eux.  Vous  serez  bien  malchanceux  si  alors  les  plus 
orgueilleux  et  les  plus  arrogants,  ceux  qui  vous  faisaient 
le  plus  mauvais  visage,  ne  prennent  pas  la  fuite  après  une 
courte  résistance,   ou  ne  viennent    pas  d'eux-mêmes    vous 


122  GIACOMO    LEOPARDI 

demander  grâce,  rechercher  votre  conversation  et  tous 
offrir  leur  amitié.  Grande  parmi  les  hommes  et  terrible 
est  la  puissance  du  rire  :  contre  le  rire,  personne  en  sa 
conscience  ne  se  sent  assez  fort.  Celui  qui  a  le  courage  de 
rire  est  le  maître  du  monde,  à  peu  près  comme  celui  qui 
est  prêt  a  mourir. 


Quand  jai  revu,  après  quelques  années,  une  personne 
que  j'avais  connue  jeune,  il  m'a  toujours  semblé  voir 
quelqu'un  qui  avait  éprouvé  quelque  grande  infortune. 
L'air  de  joie  et  de  confiance  n'est  propre  qu'au  premier 
âge  ;  et  le  sentiment  de  ce  qu'on  perd  et  des  incommodités 
physiques  accrues  de  jour  en  jour  donne  aux  plus  frivoles, 
aux  plus  gais  et  même  aux  plus  heureux,  un  visage  et  une 
attitude  qu'on  appelle  graves,  mais  qu'on  devrait  plutôt 
appeler  tristes,  si  l'on  songe  à  l'aspect  de  la  jeunesse  et 
de  lenfance. 


Si  les  quelques  hommes  de  vraie  valeur  qui  cherchent 
la  gloire  connaissaient  individuellement  tous  ceux  qui 
composent  ce  public  dont  ils  s'efforcent  d'acquérir  l'estime, 
il  est  à  croire  qu'ils  se  refroidiraient  beaucoup  dans  leur 
dessein,  et  que  peut-être  ils  l'abandonneraient.  Mais  notre 
esprit  est  ainsi  fait,  il  ne  peut  se  soustraire  au  pouvoir 
que  le  nombre  des  hommes  exerce  sur  l'imagination.  Il 
arrive  à  chaque  instant  que  nous  avons  de  la  considération, 
du  respect  même,  je  ne  dis  pas  pour  une  foule,  mais  pour 
dix  personnes  réunies  dans  une  chambre,  alors  que  nous  ne 
faisons  aucun  cas  de  chacune  d'elles  en  particulier. 


Les  années  d'enfance  sont  dans  la  mémoire  de  chacun 
comme  les  temps  fabuleux  de  sa  vie,  de  même  que.  dans 
la  mémoire  des  nations,  les  temps  fabuleux  de  leur  enfance. 


123 


La  ruse,  qui  est  le  propre  de  l'esprit,  est  souvent  em- 
ployée pour  suppléer  au  manque  d>sprit  et  pour  vaincre 
l'esprit  supérieur  d'autrui.  • 


Il  est  curieux  de  constater  que  presque  tous  les  hommes 
de  valeur  ont  les  manières  simples,  et  que  néanmoins  les 
manières  simples  sont  presque  toujours  prises  pour  une 
marque  de  peu  de  valeur. 


Une  attitude  silencieuse  dans  la  conversation  plaît  et 
est  louée,  quand  on  connaît  que  la  personne  qui  se  tait  a 
pour  parler  autant  d'audace  et  de  talent  qu'il  est  nécessaire. 


Parcourez  la  vie  des  hommes  illustres,  et  si  vous  passez 
en  revue  ceux  qui  sont  tels,  non  par  leurs  écrits  mais  par 
leurs  actions,  vous  en  trouverez  à  grand'peine  quelques- 
uns  de  vraiment  grands  à  qui  leur  père  n'ait  pas  manqué 
dès  le  premier  âge.  D'abord  ceux  dont  la  famille  a  de 
quoi  vivre  et  dont  le  père  est  vivant  n'ont  ordinairement 
pas  d'argent  à  leur  disposition  et,  par  conséquent,  ne  peu- 
vent rien  dans  le  monde;  d'autant  plus  qu'ayant  l'espoir 
de  devenir  riches,  ils  ne  songent  pas  à  acquérir  du  bien 
par  leur  activité  propre,  ce  qui  pourrait  leur  donner  l'oc- 
casion d'accomplir  de  grandes  actions.  Ceux  qui  ont  réa- 
lisé de  grandes  choses  ont  été,  en  général,  ou  riches  ou  tout 
au  moins  à  leur  aise  dès  le  début.  Mais,  d'autre  part, 
la  puissance  paternelle,  chez  toutes  les  nations  qui  ont 
des  lois,  comporte  une  sorte  de  servitude  des  enfants,  qui, 
pour  dépendre  de  la  famille,  n'en  est  pas  moins  étroite  ni 
moins  sensible  que  la  servitude  sociale,  et  qui,  si  tem- 
pérée qu'elle  soit  par  le  Code,  par  les  mœurs  publiques,  ou 
par  le  caractère  particulier  des  personnes,  ne  manque  ja- 


124  GIACOMO    LEOPARDI 

mais  de  produire  un  ^ef fet  vraiment  désastreux.    Cet  état 
crée  chez  le  jeune  homme  un  sentiment  qu'il  porte  cons- 
tamment  en   lui-même,    tant   que   son   père   vit,    et   qui   se 
trouve   confirmé  encore  par  l'opinion   que,   visiblement   et 
inévitablement,  le  monde  se  fait  de  lui.  Je  veux  parler  d'uû 
sentiment  de  soumission  et  de  dépendance,  qui  fait  qu'on 
ne  se  sent  pas  librement  maître  de  soi,   qu'on  n'est  pas, 
pour  ainsi  dire,  une  personne  entière,  mais  une  partie,  un 
membre  seulement,   et  que  le  nom  qu'on  porte  appartient 
plus  à  d'autres  qu'à  soi-même^   Ce  sentiment  est  plus  pro- 
fond chez  ceux  qui  seraient  le  plus  à  même  d'agir,  parce 
que,    doués   d'un    esprit   plus    éveillé,    ils    sont   plus    capa- 
bles  de   sentir,   plus   prompts   à   se   rendre   compte  de   la 
condition  qu'ils  subissent  réellement;  et  il  est  presque  im- 
possible  que   la    conscience   de  -  cet   état   s'accorde,    je   ne 
dis    pas    avec    les    grandes    actions,    mais    même    avec    les 
grands  desseins,  quels  qu'ils  soient.  Ainsi  se  passe  la  jeu- 
nesse.   Ce  n'est  qu'à   l'âge  de   quarante   ou  de   cinquante 
ans  que  l'homme  se  sent  pour  la  première  fois  maître  de 
•  lui,     et  il  est  superflu     d'ajouter  qu'alors     il     n'éprouve 
plus    la    nécessité    d'agir,    que    même,    s'il    l'éprouvait,    il 
n'aurait  plus  ni  l'ardeur,  ni  la  force,   ni  le  temps  indis- 
pensables   aux    grandes    actions.    Ici    encore,    on    constate 
qu'on  ne  peut  espérer   au  monde  aucun  bien   qui   ne   soit 
accompagné  de  maux  dans  la  même  proportion.   En  effet, 
l'avantage  inappréciable  d'être  guidé  dans  sa  jeunesse  par 
un  conseiller  expérimenté  et  affectueux,   comme  seul  peut 
l'être  un  père,  se  trouve  compensé  par  une  sorte  d'amoin- 
drissement de  la  jeunesse  et  généralement  de  la  vie. 


Ce  qui  suit  n'est  pas  une  pensée,  mais  une  anecdote  que 
je  place  ici  pour  la  distraction  du  lecteur.  Un  de  mes  amis, 
ou  plutôt  le  compagnon  de  ma  vie,  Antonio  Ranieri,  — 
jeune  homme  qui,  s'il  vit  et  si  les  hommes  n'arrivent  pas 
à  rendre  inutiles  les  dons  qu'il  tient  de  la  nature,  sera 
bientôt  suffisamment  désigné  par  la  seule  mention  de 
son  nom,  —  habitait  avec  moi  à  Florence  en  1831.  Un  soir 
d'été,  passant  par  la  rue  Buia,  il  aperçut,  près  de  la  place 
du  Dôme,    sous  une   fenêtre  de  rez-de-chaussée  du  palais 


PENSÉES  "  125 

appartenant  aujourd'hui  aux  Riccardi,  un  grand  Rassem- 
blement de  personnes  qui  criaient  toutes  épouvantées  : 
«  Oh  !  le  fantôme  !  »  Il  regarda  par  la  fenêtre  et,  dans  une 
chambre  qui  n'était  éclairée  que  par  un  des  réverbères  de 
la  rue,  il  vit  comme  une  ombre  de  femme  qui  agitait  les 
bras  de  ci,  de  là,  tandis  que  son  corps  restait  immobile. 
Mais  ayant  l'esprit  occupé  d'autres  pensées,  il  passa  outre 
et  ni  ce  soir-là,  ni  le  lendemain,  il  ne  se  souvint  de  cette 
rencontre.  Pourtant,  un  autre  soir,  à  la  même  heure,  ve- 
nant à  passer  au  même  endroit,  il  y  trouva  une  foule  en- 
core plus  nombreuse  que  la  première  fois,  et  il  l'entendit 
répéter  avec  la  même  terreur:  «  Oh!  le  fantôme  !  ».  Il 
regarda  par  la  fenêtre  et  revit  la  même  ombre  qui  remuait 
toujours  les  bras  sans  faire  d'autres  mouvements.  La  fe- 
nêtre n'était  guère  qu'à  une  hauteur  d'homme  au-dessus 
du  sol.  Quelqu'un,  qui  ressemblait  à  un  sbire,  dît  dans 
la  foule:  «  Si  j'avais  quelque  personne  qui  voulût  me 
prêter  ses  épaules,  je  me  hisserais  jusque-là,  pour  voir 
ce  qu'il  y  a  dans  cette  chambre.  »  Et  aussitôt  Ranieri  de 
lui  répondre:  «  Si  vous  me  prêtez  les  vôtres,  j'y  monte.  » 
Mon  ami  monta  en  effet.  Parvenu  à  la  fenêtre,  il  trouva, 
près  de  l'appui,  étendu  sur  le  dossier  d'une  chaise,  un 
tablier  noir,  qui,  agité  par  le  vent,  offrait  l'apparence  de 
bras  qui  se  remuent.  Sur  la  chaise,  appuyé  contre  le  même 
dossier,  était  un  rouet  qui  formait  la  tête  du  fantôme. 
Ranieri  prit  le  rouet  et  le  montra  à  la  foule  qui  se  dis- 
persa en  riant  beaucoup. 

A  quoi  bon  cette  histoire?  A  distraire  le  lecteur,  comme 
je  l'ai  dit.  Je  soupçonne,  en  outre,  qu'il  n'est  peut-être  pas 
inutile  à  la  critique  historique  et  à  la  philosophie  de 
savoir  qu'au  xix'  siècle,  au  beau  milieu  de  Florence,  la 
ville  la  plus  éclairée  d'Italie  et  où,  en  particulier,  le  peuple 
est  le  plus  intelligent  et  le  plus  civilisé,  on  voit  des 
fantômes,  qu'on  prend  pour  des  esprits,  et  qui  ne  sont  que 
des  rouets  à  filer  !  Et  les  étrangers  feront  bien  de  ne  pas 
sourire  ici,  comme  ils  en  ont  coutume  à  propos  de  nos 
affaires.  Car  il  est  connu  qu'aucune  des  trois  grandes 
nations  qui,  comme  disent  les  gazettes,  marchent  à  la  tête 
de  la  civilisation,  n'ajoute  moins  foi  aux  esprits  que  la 
nation  italienne. 


126  GIACOMO     LEOPARDI 


Une  des  erreurs  les  plus  graves  où  tombent  journelle- 
ment les  hommes  est  de  croire  qu'on  garde  leurs  secrets  ; 
non  seulement  ceux  qu'ils  révèlent  par  leurs  confidences, 
mais  aussi  ceux  qu'à  leur  insu  ou  malgré  eux,  ils  ont  laissé 
échapper  ou  entrevoir,  au  sujet  de  ce  qu'il  leur  convien- 
drait de  tenir  caché.  Or,  je  déclare  que  vous  vous  trom- 
pez chaque  fois  que,  sachant  qu'une  de  vos  affaires  est 
connue  d'un  autre,  vous  ne  tenez  pas  pour  assuré  qu'elle 
est  déjà  connue  du  public,  quel  que  soit  le  dommage  ou 
la  honte  qui  puisse  en  résulter  pour  vous.  C'est  à  grand' 
peine  que  leur  «intérêt  personnel  empêche  les  hommes  de 
révéler  im  secret.  Si  des  tiers  sont  en  cause,  nul  ne  se  tait. 

En  voalez-vous  une  preuve  ?  Examinez-vous  vous-même 
et  voyçz  combien  de  fois  la  crainte  de  déplaire  ou  de  nuir« 
à  un  autre  ou  de  le  faire  rougir,  vous  a  empêché  de 
laisser  paraître  ce  que  vous  savez,  je  ne  dis  pas  à  beau- 
coup de  gens,  mais  au  moins  à  tel  ou  tel  ami,  ce  qui 
revient  au  même.  Dans  l'état  de  société,  il  n'est  pas  de 
plus  pressant  besoin  que  celui  de  bavarder  :  c'est  le  prin- 
cipal moyen  de  passer  le  temps,  et  passer  le  temps  est 
évidemment  l'une  des  premières  nécessités  de  la  vie.  Or, 
les  sujets  de  bavardage  les  plus  rares  sont  ceux  qui  piquent 
la  curiosité  et  dissipent  l'ennui.  C'est  en  cela  précisément 
que  réside  l'attrait  des  histoires  mystérieuses  et  nouvelles. 
Observez  donc  fermement  cette  règle  :  les  actions  que  vous 
ne  voulez  pas  qu'on  sache,  non  seulement  n'en  parlez  pas, 
mais  ne  les  faites  pas.  Et  quant  à  celles  que  vous  ne  pou- 
vez ou  n'avez  pu  empêcher,  tenez  pour  certain  qu'elles 
sont  connues,  quand  même  vous  ne  vous  en  apercevriez 
pas. 


Celui  qui,  au  prix  de  mille  peines  et  de  longs  soucis,  ou 
du  moins  après  beaucoup  d'attente,  a  acquis  un  bien,  s'il 
voit  que  d'autres  acquièrent  le  même  bien  avec  facilité  et 
rapidement,  en  fait  ne  perd  rien  de  ce  qu'il  possède.  Et 
néanmoins,  cela  lui  parait  odieux,  parce  que  l'imagination 
amoindrit  la  valeur  du  bien  obtenu,  quand  celui-ci  devient 


PENSÉES  127 

commun  à  ceux  qui,  pour  se  le  procurer,  n'ont  rien  dé- 
pensé et  n'ont  que  peu  ou  point  souffert.  Ainsi,  l'ouvrier 
de  la  parabole  évangélique  se  plaint,  comme  d'une  injure, 
de  ce  que  l'on  paie  autant  que  lui  ceux  qui  ont  travaillé 
moins  ;  et.  dans  certains  ordres  monastiques,  les  supé- 
rieurs ont  coutume  de  traiter  les  novices  avec  toute  sorte 
de  rigueurs,  de  crainte  de  les  voir  parvenir  trop  aisément 
à  l'état  où  eux-mêmes  sont  arrivés  péniblement. 


Quel  malheur  ce  serait  pour  les  maîtres  et  surtout  pour 
les  parents,  s'ils  pensaient,  ce  qui  est  la  vérité,  que  leurs 
enfants.*  de  quelque  naturel  qu'ils  soient  doués,  en  dépit 
des  efforts,  des  peines  et  des  sacrifices  que  coûte  l'édu- 
cation, rien  que  par  l'usage  du  monde,  à  moins  que  la 
mort  ne  le  prévienne,  deviendront"  presque  à  coup  sûr 
des  méchants.  Cette  réponse  serait  peut-être  plus  forte  et 
plus  valable  que  celle  de  Thaïes  à  Solon,  qui  lui  deman- 
dait pourquoi  il  ne  se  mariait  pas.  Thaïes  fit  valoir  les 
inquiétudes  que  causent  aux  parents  les  souffrances  et  les 
dangers  de  leurs  enfants.  J'avoue,  pour  ma  part,  qu'il 
serait  plus  juste  et  plus  raisonnable  de  s'excuser  en  di- 
sant qu'on  ne  veut  pas  augmenter  le  nomljre  des  mé- 
chants. 


Quand  nous  parlons,  nous  n'éprouvons  de  plaisir  vif  et 
durable  que  s'il  nous  est  permis  de  parler  de  nous-mêmes 
ou  de  ce  qui  no  as  touche  et  nous  occupe.  Tout  autre  dis- 
cours devient  bientôt  fastidieux,  et  pourtant  le  sujet  qui 
nous  charme  est  d'un  ennui  mortel  pour  qui  nous  écoute. 
On  n'acquiert  le  titre  de  causeur  aimable  qu'au  prix  de 
vraies  soaffrances,  car  on  ne  se  rend  aimable,  dans  la  con- 
versation, qu'en  flattant  l'amour-propre  des  autres,  en 
écoutant  beaucoup  et  en  se  taisant  à  propos,  ce  qui  est 
d'ordinaire  peu  récréatif  ;  ou  en  laissant  parler  les  autres 
de  leur  personne  et  de  ce  qui  les  intéresse  autant  qu'ils 
en  ont  envie,  en  les  y  invitant  en  quelque  sorte  et  en 
discourant  avec  eux  sur  les  mêmes  sujets.  En  se  quittant, 
les  uns  sont  très  satisfaits,  les  autres  sont  contrariés.  En 


3  28  GIACOMO    LEOPARDI 

soiiime,  si  la  meilleure  compagnie  est  celle  qui  nous  laisse 
le  plus  contents  de  nous-mêmes,  il  y  a  tout  lieu  de  supposer 
que  c'est  aussi  celle  qui  a  le  moins  à  se  louer  de  nous.  La 
conclusion  de  tout  ceci,  c'est  que,  dans  la  conversation, 
dans  tout  colloque  quelconque  dont  le  but  n'est  que  de 
s'entretenir  en  parlant,  le  plaisir  des  uns  entraîne  presque 
inévitablement  T  ennui  des  autres.  On  ne  peut  espérer  que 
de  s'ennayer  ou  de  déplaire,  et  l'on  est  fort  heureux  quand 
on  peut  garder  le  juste 'milieu  entre*  ces  deux  extrêmes. 


C'est  une  chose  odieuse  de  parler  beaucoup  de  soi.  Mais 
plus  les  jeunes  gens  sont  vifs  de  nature  et  supérieurs  d'es- 
prit, moins  ils  savent,  se  garder  de  ce  défaut.  Ils  parlent 
de  leurs  affaires  avec  une  candeur  extrême  et  tiennent 
pour  certain  que  celui  qui  les  écoute  s'y  intéresse  presque 
autant  qu'eux-mêmes.  On  leur  pardonne,  non  seulement  à 
cause  de  leur  manque  d'expérience,  mais  parce  qu'il  est 
manifeste  qu'ils  ont  besoin  d'aide,  de  conseils,  et  qu'en 
parlant  ils  trouvent  quelque  soalagement  aux  passions  qui 
les  bouleversent  à  leur  âge.  Il  semble  même  généralement 
reconnu  que  les  jeunes  gens  ont  comme  un  droit  à  occu- 
per le  monde  de  leurs  pensées. 


En  -avançant  dans  la  connaissance  pratique  de  la  vie, 
l'homme  se  relâche  chaque  jour  de  la  sévérité  des  jeunes 
gens.  Ceux-ci,  toujours  en  quête  de  perfection,  espèrent  la 
rencontrer  et  mesurent  toute  chose  à  l'idée  qu'ils  en  ont 
dans  l'âme.  Ils  excusent  difficilement  les  défauts  et  n'ac- 
cordent guère  leur  estime  aux  vertus  défectueuses  et  incom- 
plètes ni  aux  qualités  peu  durables  qu'ils  trouvent  chez 
les  hommes.  Plus  tard,  reconnaissant  que  tout  est  impar- 
fait, ils  se  persuadent  qu'il  n'est  rien  de  meilleur  au 
monde  que  cette  médiocrité  qu'ils  méprisaient  d'abord,  et 
qu'il  n'est  presque  aucune  chose,  presque  aucune  personne 
vraiment  dignes  d'estime.  Peu  à  peu,  ils  changent  d'appré- 
ciation et  comparent  ce  qu'ils  voient,  non  plus  à  la  perfec- 
tion rêvée,  mais  à  la  réalité  ;  ils  s'accoutument  à  pardonner 


PENSÉES  129 

généreusement  et  à  faire  cas  de  toute  vertu  médiocre,  de 
toute  apparente  valeur,  de  tout  petit  mérite  qu'ils  décou- 
vrent; tant  qu'à  la  fin  ils  regardent  comme  louables  beau- 
coup de  choses  et  beaucoup  de  personnes  qui,  auparavant, 
leur  auraient  paru  à  peine  supportables.  Leur  indulgence 
augmente  au  point  que,  presque  incapables ,  d'estime  au 
début,  ils  deviennent,  avec  le  temps,  presque  incapables 
de  mépris,  surtout  quand  ils  sont  doués  d'une  grande  intel- 
ligence. Car,  se  montrer  très  méprisant  et  très  exigeant 
après  la  première  jeunesse  n'est  pas  un  bon  signe  :  c'est 
révéler  que,  par  manque  de  compréhension  ou  sûrement 
par  défaut  d'expérience,  on  a  mal  connu  le  monde; 
à  moins  qu'en  ne  soit  de  ces  sots  qui  méprisent  autrui  par 
la  grande  estime  qu'ils  ont  d'eux-mêmes.  Enfin,  chose 
invraisemblable  mais  juste,  déclarer  que  l'usage  du  monde 
enseigne  plus  l'indulgence  que  le  mépris,  c'est  avouer  impli- 
citement l'extrême   bassesse   des   choses   humaines. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


NOTICE^BlOGRAPHlQUE    ETf BiBlIOGRAPHIQrE I 

DÉDICACE  .    • _ XIX 

Note  du  Tradttciïur xx 


ÎPOEMES 


Fragment   .     .     . 
Le  premier  Amour 
Fragment  .     .     , 
A  l'Italie    .     .     . 
Sur   le    Monument    de 

Dante 

Le  Passereau  solitaire 

L'Infmi 

A  la  Lune  .... 
Le  Songe  .... 
La  Frayeur  nocturne 
La  "Vie  solitaix^e  .  . 
Le  Soir  du  Jour  de  Fête 
A  Angelo  Mai.  .  . 
Gonzalve  .... 
Pour  les  Noces    de  nv, 

sœur  Pauline   .     . 
A  un  Vainqueur  du  Jei 

de  Paume    .     • 
Brutus  le  Jeune    .     . 
Au  Printemps.     .     . 
Dernier  chant  de  Sapho 


Hymne  aux|  Patriarches 
.\  sa  Dame.  ,  . 
Au  comte  Ch.  Pepol 
La  Résurrection  . 
A  Silvia.  .  .  , 
Les  Souvenirs.  . 
Chant  nocturne  . 
Le  Calme  après  la  Tem 

pète 

Le  Samedi  au  village 
La  Pensée  dominante 
L'Amour  et  la  Mort 
A  lui-même     .     .     . 

Aspasie 

Sur   un  bas-relief  an 

tique 

Sur  le    Portrait    d'un 

belle  Dame  .     .     . 
Palinodie   .... 
Badinage   .... 
Le  Coucher  de  la  Lune 
Le  Genêt    .... 


41 
44 

45 
49 
52 
54 
57 

60 
61 
62 
65 
68 
68 


•^  IL  —  PROSE 

(ŒUVRES  AIORALES) 

Dialogue  du  Passant  et  du  Marchand  dAlmanachs 8Î) 

Dialogue  de  la  Nature  et  d'un  Islandais T    .     .  fil 

Eloge  des  Oiseaux 98 

Dialogue  de  Malambnin  et  de  Farlarello 106 

Dialogue  de  la  Nature  et  d'une  Ame 109 


III.  —    PENSEES 
(de  la  i^ge  114  à  la  page  12! i). 


9, 

n 

•     Imp. 

Art. 

L.-Marcel   Fortin^Rocoffort   et   Cie.  S'', 
6,  Chaussée  d'AntiQ,  Paris. 

ti 

4 

La  Bibliothèque 
Uniyersilé  d'Ottawa 

Ediéanoe 

a\w  qoi  rapporte  an  volume  après  la 
tiière  date  timbrée  d-dessoas  devra 
er  one  amende  de  cinq  soos,  plus  un 
pour  chaque  jour  de  retard. 


The  Library 
UDJvertitj  ef  Ottawa 

Date  due 

For  failure  lo  retoro  a  book  on  er  be- 
fore  ibe  last  date  stamped  belov  there 
will  be  a  6ne  of  five  cents,  and  an  extra 
charge  of  one  cent  for  each  addilional  day. 


Ni  51957 
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COC   LEGPARDI,  GI  LEOPARDl 

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