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CH. LE GOFFIC
LA BRETAGNE ET LES PAYS CELTIQUES
LAME BRETONNE
QUATRIÈME SÉRIE
Une cellule de l'organisme breton : Plougastel. — Anne de Breta-
gne à Blois. -^ Un pèlerinage aux Rochers. — Sur la piste de
rann-ar-Gwenn. — Laprade et Brizeux. — Au Val de r Argue-
non. — Les deux Villiers. — Rosmapamon. — Tristan Corbière.
— Le premier bombardier de Bretagne: Prosper Proux. —
Les souvenirs de Le Gonidec de Traissan. — La légende de
Mgr Duchesne. — Félix et Louis Hémon. — Félix le Dantec. —
Bédier du Ménezhouarn. — Charles Géniaux. — Auguste
Dupouy. — La Haute-Bretagne. — D'Orléans à Landerneau.
— Le folklore d'une paroisse bretonne : Trébeurden. — Et nos
cimetières? — Réponse de Maurice Barrés. — Le Renouveau
celtique. — La Mer. — L 'héroïsme breton, etc.
PARIS
EDOUARD CHAMPION, LIBRAIRE-ÉDITEUR
5, QUAI MALAQDAIS
1924
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Il a été tiré d£ cet ouvrage 5 exemplaires sur papier d'arches-
numérotés de 1 à b.
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A MAURICE BARBES
Je voulais vous dédier ce livre. Barres, le qua-
trième d'une série ouverte il y a tantôt vingt-cinq ans
— et probablement le dernier : ce sont vos mânes qui
le recevront. Qifils lui soient indulgents !
J'envie Henry Bordeaux, André Hallays, François
Le Grix, peloton choisi qui vaus fit une suprême
garde d'honneur jusqu'au cimetière de Charmes...
Pour oser me joindre à ces privilégiés, il aurait fallu
qu'on m'en priât et je n'avais que votre invitation
lointaine, bien que plusieurs fais renouvelée, à veriir
goûter quelque jour auprès de vous la douceur de
l'automne lorrain.
Répondrai-je encore à cette invitation ? Peut-être,
Mais je prendrai garde que ce ne soit pas le jour où
des délégations officielles se rendront vers vous;
je viendrai seul avec un petit rameau d'or coupé dans
/tf lande bretonne et qui renouvellera peut-être le
miracle de ce rameau de Circé, par qui le subtil
V lys se put évoquer les mânes du devin Tirés ias et
s'entretenir familièrement avec eux. Ombre légère,
v;cnis m' apparaîtrez, non j)lus tel que je vous vis à
l'une de nos dernières rencontres, devant la librairie
Crès, sur le bord du trottoir, tendanJ au bout d'un
long cou maigre un profil étannamment busqué
Tl A MAURICE BARRES
de gypaète et si pareil en vérité à Vun de ces hôtes
des grandes altitudes que je n eusse pas été autre-
iment surpris quand votre manteau se serait gonflé
et vous eût emporté comme une aile vers les deux
niaugrabins. « // serait bien oiseux de disputer si Von
n'a pas vécu auparavant, si Vâme n'a pas eu d'exis-
tence antérieure, » remarque quelque part Edgard
Poe. « Tel le nie ; bon ! Je suis convaincu et ne
cherche point à convaincre. » .Yi moi non plus, bien
qu'un vieux fonds de crédulité celtique me porte
à penser que tou^ n'est pas vain dans les rêve-
ries des bardes sur la métempsychose. Taliésin, au
premier stade de sa triple existence, disait avoir été
daim tacheté. Et V indice animalesque est si criant
chez tant de nos conternporains !
Mais le Barres que f évoquerai ne sera pas ce
Barres de la fin, réalisé dans son type altitudinaire et
spécifique, le Barres qui s'était perdu de vue et à qm
les choses et les êtres n' apparaissaient plus que sous
leur aspect d'éternité, comme des poijits à peine per-
ceptibles sur la vaste face d'un horizon à la propor-
tion de son âme. Ce sera le Barres de la vingt-qua-
trième année, sceptique, charmant, presque ingénu.,
même un peu gauche, d'avoir été tourné en ridicule
devant ses camarades par d'ignares pédants de col-
lège, et cependanJ si conscient de son génie, si avid€
de domination, s-i décidé déjà, fût-ce en violentant
le destin^, à pli€r l'univers au rythme des battements
de son cœur / Quelques études dans des revues obscu-
res, les quatre numéros des Taches d'encre et une
collaboration intermittente au Voltaire sous forme
de chroniques ou de fantaisies dialoguées, c'était.,
comme omi dit, tout son bagage avec un livre ina-
chevé et encore sans titre, quà n^ était pas tout à fait
un rmnan, ni tout à fait un essai de psychologie^
A MAURICE BARRES VII
mcàs une sorte de voyage à la découverte de son
« moi '). Littérature d'un placement difficile ! Peu
de revenus, en outre, assez pour vivre, pas assez
pour échapper aux basses contraintes où nous plie
un état de fortune médiocre et dont on ne se satis-
fait point d'ailleurs, quand on est un Julien Sorel
— ou un Barrés et qu'on veut avoir toute licence de
caresser renaniemiement « sa petite pensée ! »
Car s'il pourra se dire un jour du Christ, il est sur-
tout de Renan à cette éjmque, mais avec des déman-
geaisons de hdtonner ce maître qui l'enchante et
qid Vagace à la fois par ses « phrases i?isidieiises
à réticen/res », sa « souriante hypocris'ie », son « iyn-
pudence à faire accepter des âmes simples les plus
parfaites imnwraliti's ». H lui sait gré, sans doute,
d'avoir sauvé le divin du naufrage de la divinité et
il y a des jours cependant où par réaction, énerve-
ment de cette stérile et décevante métaphysique, il
se ferait volontiers tolstoisant, chercherait « Vas-
soupissetnent délicieux dans l'universelle bonté » et
instaurerait la dictature du cœur sur les ruines de la
raison. Ces velléités ne durent (jvère et, dans le
même article quelquefois, sans se soucier de mettre
une apparence de liaison dans ses idées, il revient à
son nihilisme renanien; il raffine même sur son
nhpdèle : hors des songeries et d^s mots qiCuiie
m,ain légère éparpille, tout est vain, et lui qui enten-
dra, dans \otre-Dame, les grandes houles des orgues
déferler sur son cercueil, lui qu environneront , sous
la croisée des merveilleuses ogives, pareilles à de
longs doigts exaltés qui se joignent pour la prière,
la pompe des obsèques officielles et toutes les solen-
nités de la liturgie, il demande qu'on « laisse tom-
ber » ce cadavre en pierre de la foi catholique, qu'au-
cun orateur sacré n'y soit plus admis à prendre la
Vm A MAURICE BARRES
parole et qu'on en. fasse, comme de V Athènes d'Hypa-
thie, « une ruine harmonieuse », — un m.usée des
religions.
Il n'y a pas de page plus délibérément et, si Von
peut dire, plus tranquillement sacrilège dans toute
Vœuvre de Barrés. Mais qui choquerait-elle alors ?
C'est le ton général : de Leconte de Lisle à Zola, toute
la littérature est athée, à deux ou trois eocceptions
près, Barbey, Villiers de Vlsle-Adam, dont personne
ne prend au sérieux le catholicisme baudelairien, et
un nouveau venu au masque inquiétant de rôdeur
nocturne qui bat sa coulpe à Vécart et confesse naï-
vement la foi de son enfance, Paul Verlaine. Mais en
celui-là non plus, Barres, sans contester sa sincérité,
ne veut voir davantage qu'un « bon fils de Baude-
laire », un théoricien, à peine plus raffiné, de la
« vraie débauche intellectuelle », ramassée dans les
vers fameux :
Il faut netre pas dupe en ce farceur de monde
Où le bonheur n'a rien d'exquis et d'alléchant.
S'il n'y frétille un peu de pervers et d'immonde
Et, pour n'être pas dupe, il faut être méchant.
Ses vrais dieux, au-dessous de Renan et avec Bau-
delaire, ce sont les analystes, Gœthe, Benjamin Cons-
tant, Sainte-Beuve [le Sainle-Beuve de Volupté),
Stendahl, Taine, Amiel et, plus tard seulement, et
sur des autels plus couverts, parce qu'ils sont de ces
dieux brûlants — et indiscrets — qui laissent un re-
flet trop vif sur la face de leurs adorateurs, les grands
lyriques de la prose, Michelet et ce Chateaubriand
dont il avait pourtant dit déjà, dans un article de La
Suisse romande du 15 mai 1885, que ses Mémoires
d'Outre-Tombe sont « le chef d' œuvre de style devant
lequel tout écrivain se dait agenouiller à ses heures
A MAURICE BARRKS IX
de défaillance. » Quand il répondra, quelqi/es années
après, à un reporter curieux de ses « idéaux »
et qui Ivi demande ce qu'il x^eut être : « Chateau-
briand... Gif rien », // deroilera le reste de .so?i secret
Mais lui-même ne le tient pus encore, il hésite sur
ses directions., il n'a pas fini de décrire ses orbes.
Peu importe au demeurant : je ne fais pas ici r/iis-
toire d'un esprit ; je saute les transitions jusqu'au
Barres qui croit avoir enfin trouvé sur la lande de
Combourg son orie/itation et sa formule. C'est l'été :
les hirondelles rasent l'étany ; la chaleur accable. Un
pèlerin chemine sitr la digue vers la poterne d'un
Toide et triste manoir féodal, pénètre sous ses voûtes.
Est-ce René ? Presque, puisque c'est vous. Barrés.
« Fils des romantiques, écriviez-vous, je rentre
dans ma maison de famille et je sonne à l'huis d'un
château, survivance du passé, où je reconnais en
même tetnqys le principe de mon activité littéraire. »
Et, dès lors que vous le dites, nous aurions mau-
vaise grâce à ne pas vous en croire. Mais enfin, on
ne saurait aller contre, c'est par Rosmapamon que
l'ious êtes venu à Combourg, et peut-être n'était-ce
pas l'itinéraire le j)lus direct. Seulement, en 1886, v
avait-il U7ie route directe sur Combourg pour un
jeune Lorrain dilettante, misanthrope et incroyant ?
Toutes ses préférences au contraire et le vent du
siècle l'appelaient à Rosmapamon.
Vous vous souvenez. Barrés, de cette soirée de fête
nationale où, en compagnie de Jules Tellier et de
Charles Frémine, à une terrasse de la Source, je pro-
mis de vous y mener le mois suivant? Paul Bourg et
observe avec beaucoup de justesse que chez vous l'en-
richissement in.troS])ectif fut précédé d'un enrichis-
sement par les voyages : voyager, au fond, n'était
qu'une façon d'apprendre à vous mieux connaître et
X A MAURICE BARRES
parce que toute con£cience, comme disent les philo-
sophes, est le sentiment d'une différence. Et je ne
iuis pas peu fier en vérité que ce soit par la Bretagne
trégorroise que vous ayez commencé ce travail d'in-
vestigation. Vous étiez au printemps de votre génie;
vous aviez cette grâce sans pareille et un peu hau-
taine qu'avec une touche moins efféminée nous eût
restituée le célèbre portrait de Jacques Blanche. >^^,
de tous les Barres antérieurs et postérieurs, c'est ce
Barrès-là qui m'est resté le plus cher et que j'irai
évoquer sur votre tertre, qui s'en étonnerait ? .Je suis
comme ces beautés provinciales sur qui se posa un
jour le regard d'un jeune roi de passage et pour qui
la vie, le monde et leur cœur s'arrêtèrent ce jo7(r-là.
* *
La Bretagne n'occupe pourtant qu'une assez petite
■place dans votre œuvre. Les Huit jours chez M.
Renan ôtés, vous n'avez même pas pris la peine de
recueillir les pages qu'elle vous inspira en cette
année 1886 et qui parurent au Voltaire d'abord, puis,
légèreme^/it retouchées, dans la Lorraine-Artiste ;
vous les jugiez « chétives », « superficielles » et bon-
nes tout au plus à être « glissées en notes dans quel-
que livre de Breton qui dirait : « Voilà ce qu'a senti
un étranger, un homme du dehors, un barbare qui
était venu jusqu'ici b&ire une bolée de cidre »...
Voyez, ajoutiez-vous, si vous envisagez que, réunis-
sant un jour vos proses s^ur lui Bretagne, vous pour-
riez faire un sort en petits caractères à ce qui vaut
un peu dans ces quatre articles (^) ».
La vérité, c'est qu'il y eût fallu joindre, pour déga-
(1) Lettre du 22 octobre 1896.
A MAURICE BAHRKS XI
yer tant leur sens, un cinquième article postérieur
de plusieurs années, écrit à Vépoque dit procès de
Rennes, la merveilleuse Visite à Combourg dont je
parlais tout à l'heure, sorte de grand office ronmn-
tique avec son introït sublime :
« J'ai toujours projeté de visi/cr les lieux où sont
les grands arbres à parfy?ns qui, balancés sur le
monde, suscitèrent mon imagination... »
Faibie de ce couronnement, les quatre articles du
Voltaire, mrme étai/és des Huit jours, eussent paru
incomplets et « chétifs » en effet. Et vous aviez rai-
son, smnme toute, de croire que la Bretagne méritait
un luymm^ge moins dérisoire. Vous aviez tort seule-
ment de croire que iious ne lui aviez pas rendu cet
hommage, parce qiC elle n est nommée presque nulle
part ailleurs dans vos linres ('). Le ciel de notre
subsconscient est peuplé de dieux ignorés : c'est toute
votre œuvre qui est un hymne involontaire à la
Bretagne et qui proclame à votre insu sa puissance.
.Xon, Barrés, je n'abuse pas du rajneau d'or ; je ne
vous tire pas à nous, Bretons, plus qu'il n'est rai-
sonnable ; je vous définis et je vous s-itue à mon
four — sur des témoignages et sur des faits.
Vous m'écriviez, peu après la publication des Scè-
nes et Doctrines du Nationalisme : « ... .l'ai devant
rrwi d'immenses espaces qui m'appellent. » D'im-
menses espaces ? Illusion de conquérant qui mesure
le monde à Vennergure de son âme ! Ces « immenses
espaces » si vite épitisés, ils o-nX nom dans votre
œuvre Aigues-Mortes, Tolède, Cordoue, Venise,
Ravennes, Sparte, la Syrie, des sépulcres et des
déserts. Mais ne voyez-vous point à présent que ce
(1) Sauf, bien entendu, dans la lettre ouverte de L'Echo d€ Pori*
sur les Étjlitett et cimetière.^ hrcto/t-g qu'on trouvera plus loin et que
Barrés m'adressa peu avant la guérie.
XII A MAURICE BARRES
n'étaient là que des varia fit es d'un, même texte, des
synonymes du m,ême étrange et mélancolique royau-
me où vous de se e?i dit es pour la première fois certain
jour de juillet 1886 ? Vous pensiez ne faire qu'y
toucher. Au fond. Barres, vous n'êtes plus jamais
sorti des frontières de ce pays crépusculaire ; volon-
tairement ou par une vertu secrète j)lus forte que
vous-même, vous êtes resté jusqu'au bout son captif ;
vous n'avez pas plus réussi à vous en évader que
du V al-sans-Retoiir le chevalier de la légende arthu-
rienne — ou plutôt vous l'avez traîné partout avec
vous. Au moment où vous le croyiez le plus loin,
il reveruiit, vous assaillait. Charles Maurras me con-
tait qu'un jour que vous l'étiez allé voir aux Mar-
tigues, vous suiviez tous les deux un chemin enso-
leillé qui menait, je crois, à l'étang de Berre et qui
se voila imperceptiblement . Il n'en fallut pas plus.
Cette légère cendre et je ne sais quel détail du
paysage, une pierre grise sur la colline, vous trans-
portèrent à trois cents lieues dans le \ord-Ouest et
vous demandâtes à votre guide :
— Etes-vous sûr que nous soyons en Provence ?
Moi je crois que nmis sommes à Saint-Pol-de-Léon
et que jious allons retrouver Le Goffic et Vicaire
devant une bolée de cidre.
Boutade, dira-t-on. Oui, si le trait était unique.
Mais, quand je vois les brouillards de Bretagne vous
suivre jusque dans votre Lorraine natale, en estom-
per et en amollir les lignes rêches pour vous aider à
retrouver son ancienne figure, à réveiller, par l'ima-
gination, ses puissances mystiques endormies depuis
Jeanne, je ne suis plus tenté de sourire ; je com-
mence à entrevoir quelle éducatrice a été pour vous
cette Terre du passé, cette contrée de silence qui
rend sous le pied un son de caveau et dont la leçon
A MAUHICE BARRES XMI
s'infiltre dans les âmes comme ces gaz incolores et
inodores qui ne font sentir leurs effets fjue long-
temps après qu'ils ont pénétré tout Vorganisme. Il
est venu un marnent où, sous son influence, le sub-
til et réaliste Lorrain que vous étiez, tout grâce, scep-
ticisme, ironie légère, s'est changé en un grave « écou-
teur des morts » délibérément fermé à toute pensée,
à toute religion, à toute beauté « qu'aucun mystère
ne baignait plus ». Le plateau lorrain, ce jour-là,
vous est apparu sous un autre aspect : vaste pays de
la tristesse sans déclamation, il semblait prolonger
vers VEst la pathétique et un peu emphatique lande
bretonne ; il 71'était plus comme elle, sous les vents
qui le raclent, qu'une grande bruyère hantée dont
omis peiniez à harceler les fant&mes dans le vain
espoir de leur arracher un secret qu'ils ne confient
qu'aux humbles de cœur et aux ignorants. Bordeaux
a eu raison, dans son émouvant mémorial ('), d'appe-
ler l'attention sur la préface si révélatrice que vous
avez donnée jadis à la Ville enchantée de Mrs. Oli-
phant, traduite {avec quel art caressant, quelle
entente des plus subtiles nuances /) par l'abbé Henri
Brétnond. Il appelle cette préface une « étonnante
ronde de nuit à la Raffet », mais, en vérité, les morts
n'y sont évoqués que de seconde main, si Von peut
dire, et ce qui m'a le plus frappé dans cette revue
nocturne, c'est le sentiment très vif « et presque un
peu douloureux » que ro7iS y manifestiez d'avoir
trouvé là, réalisée par une étrangère, « l'idée char-
mante », le « livret » sur lequel vous auriez le mieux
fait chanter votre musique.
« Voilà, dites-vous, le livre que j'aurais dû écrire
et que j'ai parfois entrevu. Fortune heureuse, for-
Q) Le Retour dt Burrèt à ta terre et à set mort*.
XIV A MAURICE BARRES
titne injuste, je vois fleurir, sur une tige saxonne,
une pensée celtique, une de ces imaginations popu-
laires qui nous viennent du lointain des âges et dont
j'ai moi-même souvent éprouvf la puissance. »
Vous son.giez, je pense, dans cette finale, à certain
« conte inédit » paru sous votie signatxire quel-
que deux années avant la publication de la Ville
enchantée et qui s'appelait : le Réveil des morts au
village. Pour des raisons que je crois deviner vous
ne Vavez point recueilli en volume. Si ce nest pas-
tout à fait le thème de la Ville enchantée, cen est un
si vcnsin pourtant que, n'étaient les dates, on dirait
nne réminiscence. Mais non. Le bon curé lorrain de
qui vous teniez cette histoire, Vabbé P..., n'est pas
un personnage imaginaire : c'est lui qui a mené, près
des sept témoins de l'événetnent, V enquête dont vous
n'avez fait que résurner les conclusions. Et ces sept
tém^oins, interrogés à part et confrontés ensuite, se
trouvèrent tous d'accord pour certifier qu'à Ligné-
ville, la nuit de la fêle du village, où ils s'étaient
attardés un peu plus que de raison, ils furent pris
en rentrant chez eux dans un remous de foule « aux
bizarres costumes » que les corps les plus opaques
n' arrêtaient pas, qui les traversait comme le rayon
lunaire traverse la vitre, qui ne semblait rien voir
ni rien entendre et qui se dirigeait en silence vers
l'église voisine : c'étaient des trépassés et très pro-
bablement, d'après l'abbé P..., les inorts mêmes de
la paroisse, à l'intention desquels c'est la coutume
en Lorraine, comme en Bretagne, de célébrer une
messe de requiem le lendemain de la fête patronale.
Et le récit cu:hevé, revenant vers Charmes à travers
une région plus aride, plus épuisée que jamais, sans
autre bruit que le croassement des corbeaux jetant
sur la campagne leur sinistre avertissement : Gras,
A MAURICE BARRF.S KV
cras, deniain, demain, rons réfléchissiez qiiHn tel
récit ne suffit peut-être pas à lui seul pour ébranler
Vimagination, mais que, s'il vient se placer dans une
série de faits qui l'éclairent et l'ap/n/ient, il peut
lious orienter, nous aider « à prendre le vrai jtoint
de vue. »
Une série de faits du même genre, on la reconsti-
tuerait assez difficilement, j'en ai peur, dans la
Lorraine d'aujourd'hui, desséchée de rationalisme,
77iais dans les /mz/s de j/ifre race celtique, en Irlande,
en Ecosse, en Bretagne, rien ne serait plus aisé : ces
morts vaguant par les routes, ces processions de tré-
passés y sont qiMsi de toutes les nuits et il n'est que
d'avoir le sourcil dessiné d'une certaine façon j)our
les apercevoir — ou l'oreille assez fine, quand ils ne
courent pas encore les champs, pour surprendre leur
rumeur souterraine. L'auteur anonyme qui rédigeait
au xr siècle la Chronique de Nantes raconte qu'un
habitant des faubourgs de cette ville rentrait chez
lui au soir tombant et, ccrnime il traversait le cime-
tière de Saint-Cyr, il se prit, en cheminant à travers
les tombes, à faire, en son cœur, commémoration des
défunts. Et un murmure lent et sourd, puis suffi-
samment distinct, monta autour de lui. C'étaient,
sous forme de répons, les voix des trépassés qui
hourdomiaient : Amen ! Amen ! (^) Prototype des
histoires d'outre-tombe qui emplissent les livres de
nos folkloristes et dont on composerait toute inic
bibliothèque. Mais qui eût pensé jamais que ces
contes de nourrice pussent à ce point passionner le
père de Petite-Secousse et de Bougie-Rose et que,
non seulement dans cette préface déjà ancienne à la
Ville enchantée, mais hier encore, dans une lettre
(1) V. l'Histoire de Bretagne, de M. du Cleuzion.
XVI A MAURICE BARRES
à r Eclair sur les chefs-d'œuvre méconnus, il redi-
rait tout son chagrin d'avoir passé auprès d'un tel
sujet qui le hantait obscurément et qui était celui où
il se serait -peut-être le plus profondément exprimé 7
Eh bien. Barres, ai-je tort de prétendre que V hom-
me qui parlait ainsi, la Bretagne ■ — no7i pas peut-
être la Bretagne géographique, mais la Bretagne
idéale ou Vensemble de sentiments, de croyances et
de songes qu'on a Vhabitude de comprendre sous
ce mot — avait quelque droit de le revendiquer pour
sien ? Date-t-il cependant de Combourg, comme vous
le pensiez jjeut-ètre, et si tant est que vous n'ayez
pris réellement conscience de vous-même, ô nou-
veau René, que ce jour de votre rentrée sous la
poterne du manoir ancestral ? Et il est bien vrai
sans doute que de ce jour vps traits se précisent, que
ce patriotisme lorrain, frère du patriotisme breton
de l'écrivain q%ù, suivant le mot de Brunetière, « en
apportant sa province dans la littérature a modifié
toute la sensibilité contemporaine », ce culte des
ancêtres et de la terre, ce naturalisme mystique et
jusqu'à ce tourment de l'absolu, cette instabilité per-
pétuelle, ce goût des ruines et des marécages, ces
grands cercles que vous décrivez au-dessus des char-
niers de l'histoire, cette phrase musclée, sensuelle et
toute gorgée d'images de vos livres sur l'Espagne et
le Liban {après la phrase sèche et fiévreuse à la
Michelet des Scènes et doctrines du nationalisme,
gui succédait à la fine musique renanienne de
l'invocation à Amaryllis et des stances à Bérénice),
tout cela, qui est l'essence du Barrés de la troisième
époque {et un peu déjà aussi de la seconde), c'est du
Chateaubriand transposé et disposé sur le plan lor-
rain par un esprit bien décidé à « exciter en tout sens
son imagination », mais qui sait garder le contrôle
A MAUniCE BARRÉS XVII
de lui-même et utiliser ses émotions en vue de fins
rationnelles et précises, au point d'avoir pu tromper
les contemporains par cette organisation toute clas-
sique de sa sensibilité. Pas longteynps d'ailleurs, et,
f) moins de donner aux mots un sens qu'ils nont pas,
il nous faut bien convenir qu'aucun écrivain n'a été
autant que vous, depuis René, dans la vraie ligne
celtique du romantisme français.
Une doctrine et une estliétique, non pas très neu-
ves, assurément, mais dont vous aviez toute l'étoffe
nécessaire pour renouveler la formule, voilà ce ciue
vous a fourni Conibourg et qui était le plus grand
service qu'on pouvait vous rendre à ce -moment ;
l'avoir payé d'un simple gauchissement de la route
que vous suiviez et qui, du scepticisme renanien, ris-
quait de vous mener tout droit par l'égotisme à
l'anarchie, c'est, je l'accorde, de quoi justifier plei-
nvinent votre gratitude envers René. Main déjà, sur
cette route scabreuse, aux haltes de ses fialliers de
rêverie, les philtres de la Viviane armoricaine
avaient commencé d'opérer ; déjà vous commenciez à
soupçonner qu' « un être porte en soi plus de puis-
sance à s'émouvoir qu'il ne s'en connaît », vous
aperceviez qu'une conception purement rationnelle
(lu monde ne résout rien que dans notre cerveau
et laisse toute vive, toute nue et grelottante sous
les vents de l'Occulte, la pauvre sensibilité. Sou-
venez-vous, Barrés, de ces soirs où nous reve-
nions à pied, dans une brume de lait, par les gran-
des laîuîes de Bringuiller, de ces vastes silences qui
s'établissaient soudain et qui se fermaient sur nous
comme une banquise. C'était comme si le pouls de
l'univers se fût arrêté. Et tout à coup quelque chose
passait, un frémissement inexplicable des ajoncs, le
cri bref d'un de ces oiseaux de mer qui n'ont qu'une
XVIII A MAURICE BARRES
iwte, deux loul au plus, et qui ne savent qu appeler
ou gémir : seuls les oiseaux des sillons et des bois ont
reçu du ciel la g,râce de la mélodie. Tout est sym-
bole à qui sait voir et entendre... Allez, Barrés, c'est
là que vï)us avez appris comment le silence, les
grands espaces solitaires, les longues files indéter-
minées des peupliers se transforment naturellement
en prières dans une âme ; c'est là, ô aspirant mysla-
gogue, ô Faust adolescent, que vous avez pris,
mieux que chez Guaita, votre première leçon d'éso-
térisme appliqué. Il y a des solitudes ailleurs ; là
c'est la solitude même et Vâme y est en tête-à-tête
avec le mystère ; elle est sur le seuil du grand Secret;
elle peut s'en détourner par la suite : elle gardera
toujours sur elle la brûlure de ce vent de ténèbres ;
elle gardera toujours l'ébranlement de ce « vertige
du passé n qui, avunt vous, avait saisi Michelet à la
pointe du Raz...
*
* *
El que disais-je, qu'aucune trace ou presque ne
demeurait dans vos premiers livres de cet ébranle-
ment ?
Dans la vaste chambre, pareille à un dortoir, de
celte auberge de Landrellec où nous avions déposé
nos sacs de route et jnis pension pour quelques
jours, je vous voyais le soir, de mon lit, qui liriez de
votre valise le manuscrit de la monographie encore
sans titre qui devait s'ajipeler Sous l'œil des Bar-
bares et que Lemerre avait accepté d'éditer.
Il est rare que vous vous soyez contenté de votre
premier jet ; je l'ai pu vérifier dans votre jeunesse,
au temps où vous m'admettiez à l'tionneur de revoir
les épreuves de vos. Hures ; vous ne conçûtes de doute
sur mon infaillibilité de grammairien que le jour où
Lemaitre, qui était resté professeur, même devant le
A MAURICE BARRES XIX
dénie, et qui n aimait pas d'ailleurs les écrivains de
rotre pimill<\ rotfs repror/ia certain passé antérieur
.sa/)rersif qui niarait ccliappé : où il fallait eusse, je
crois, nous avions laissé imprimer eus. Grossier
solécisme ! .Ven jwrtai la peine en perdant rotre
confiance, mais d'avlres me remplacèrent, coynme
llenrff Bréinond, qui surent la mériter jusqu'au
h ou t.
De ce long commerce arec ros /nani/scrits, j'ai du
moins retenu combien, jyareil une fois de plus à
René, bien qu'inapte encore à Vapjyarente liaison des
idées et déconcertant le lecteur par ros raccourcis
pascaliens, les tournants brusques de rotre raison-
nement, ro7/s ariez souci de la cadence de ros phra-
ses et par quelle 'jymnastique incessante, quels con-
tinuels exercices d' assouplissement, vous atteigniez à
la perfection de ces divines vocalises. « Se méfier de
rem universel et tâcher de prendre goût à mes
conceptions arant de trop raturer », cette rude
maxime de rie littéraire jetée en maxge d'vn de vos
brouillons de Vépor^ue, un jour d'énerrement où la
séance avait été particulièrement laborieuse, vous ne
l'avez jamais observée, même pour vos articles de
journaux, et il n'en est jmint {j'entends de ceux que
voifs avez jiigés dignes d'être recueillis en rolume),
qui ne portent la trace de corrections nombreuses et
presque toujours heureuses, de surcharges qui en
étendaient ou en dégageaient humineusemenl le sens.
Vous pratiquiez déjà, en cet été de iSHô, ces probes
méthodes de travail ; vous ne cessiez d'amender le
texte de votre livre. Et l'impression profonde que
vous avait faite ce premier contact avec la terre et la
m,er bretonnes passa dans vos retouches de Landrel-
lec : car c'est là, j'imagine, sous la lampe, au bruit
de la marée qui s'insinuait dans les chenaux sablon-
XX A MAURICE BARRES
neux de la baie, qu'en termes dignes de Maurice de
Gfuérin et dans la même disposition panthéis tique,
vous introduisîtes la phrase s^ir le « va-et-vient adrni-
rable de V héroïque océan breton, mâle et paternel ».
Et c'est à Landrellec encore — ou à St-Pol-de-Léon
— que les nostalgiques chansons bretonnes impri-
mées chez ma mère, la Durzunel notamment, cette
<( sône » incomparable de la tourterelle que nous
chantait une fileuse et où s'éplore tout le génie en
mineur de la race, vous parurent déterminer la
nuance de certains ciels élégiaques auxquels vous ne
cessâtes plus de les associer :
« C'était, sur le Bois de Boulogne, le ciel bas et
voilé des chansons bretonnes... »
Sur le bois de Boulogne, comme là-bas, en Pro-
vence, sur Vétang de Berre, comme sur le plateau
lorrain, chez vous, chez cette petite nation aiguisée,
prudente et terre-à-terre, qui refuse au voisin de lui
prêter son lard, parce que ça s'use, mais qui lui prête
volontiers sa femme, parce qu'il n'en coûte rien...
Pays abandonné, perdu de désolation, à vous en
croire, où l'on est « pressé par des ombres » et sur
qui pèse une tristesse immobile dont personne encore
ne s'était avisé.
« Pourquoi, demandez-vous, ces déserts me por-
teîilf-ils des coups si forts et si justes ? Comment ces
plaines déshéritées atteignent-elles sûrement mon
cœur ? »
Ne faudrait-il pas demander plutôt pourquoi, jus-
qu'à vous, aucun écrivain de Lorraine n'avait senti la
saisissante qualité morale du plateau lorrain ? Je
sais bien ce qu'on répond, que je vais chercher bien
loin ce que j'ai sous la main, qu'il suffit, pour tout
expliquer, que le premier habitat de votre clan ait été
ce Mur-de-Barrez, dans le Cantal, qui n'est peut-être
A MAURICE BARRES XXI
pas '< le plus rieuj ter ri foire celtique de la France »,
ffiais qui en est assurément lini des plus rieit.r, et
dotit la « population », ajoute M. René Jacquet, « a
été pénétrée de fortes infiltrations sarrazines (^) ». Et
(lu înème coup s'éclaire et s'explique ce je ne sais
quoi d'erotique, de dernier Ahen.céraf/e, ces tons vio-
lents et sombres de telles de vos paqes, ces arêtes
brusques, ces fiènres, ces saccades, ce fatalisme, ces
roiuptés denière la (jrille, ces airs détachés d'exécu-
teur maure essiiyaiit son cimeterre au pan de son
tnanteau, tout cet orientalisme qui reparait de temps
a autre dans cotre n'uvre et dont la dernière mani-
festation fut ce cantique du Jardin sur lOrontc, exal-
tante musique sensuelle, duo d'amour éperdu d'un
Abcn-Hamet catholique et d'iine dona Blanca musul-
mane. Vous êtes un composé, un carrefour de races,
un confluent d' hérédités contradictoires comme tous
les hommes de ce temps. Barres. Tantôt l'une, tantôt
l'autre, l'emporte chez cous. Mais la dominante, le
courant de fond, M . Jacquet a raison, c'est le Celte.
Reste à savoir, refoulé comme il l'était au plus
intime de votre être, noyé sous les afflux étrangers,
si vous l'eussiez aperçu et ramené à la surface, sans
l'avertissement breton ? Sincèrement je ne le crois
pas. Je veux bien, en dernier ressort et pour ne point
trop accorder à la Bretagne, qu'elle ne vous ait
IMjint engendré de toute pièce à la vie spirituelle : le
Celte latent chez voi/s, mettons, si votfs le voulez,
qu'elle l'ait simplement aidé à se dégager des héré-
dités sarrazine et lorraine qui s'opposaient à sa libre
expansion. Heureux mélange de sangs ennemis au
demeurant et si l'on n'a égard qu'à V émouvante
beauté du débat qui s'est institué de bonne heure
(1) Notre maître Maurice Barrés, 1900,
XXII A MAURICE BARRES
entre votre rationalisme et ces appels de VAu-Delà,
ces bourdonnements de vos plus anciens globules qui
vous troublaient sans vous décider à leur donner
votre adhésion ! Le Lorrain, là-dessus, chez vous,
malg-ré de brèves défaillances, des minutes où on le
crut près de se rendre, jusqu'au bout résista. Mais
qu'il ait tant eu à se défendre, qu'entre le Celte et lui
le débat ait pris cette ampleur, cette douloureuse
noblesse, ce haut son liturgique, c'est ce qu'on nau-
tait ipds cru qui se pût voir au pays du cuvdinal
Mathieu et de M. Poincaré, et c'est de quoi l'on ne
sera jamais assez reconnaissant à la Bretagne : si elle
n'a point été votre mère, ne lui marchandez poi7it
plus longtemps, ami, d'avoir été V accoucheuse de la
partie la plus profonde de vous-même.
Aussi bien en avez-vous quasi fait l'aveu. « // est
des lieux, dites-vous dans la Colline Inspirée, qui
firent l'âme de sa léthargie... » .1// premier rang de
ces lieux privilégiés, baignés de mystère, « élus de
toute éternité pour être le siège de Vémotion reli-
gieuse », vous citez Lourdes, le MonJ Saint-Michel,
les Saintes-Maries-de-la-Mer, le rocher de Sainte-
Victoire, Domrémy, — enfi)i celle qui aurait dû tenir
chez (\ous la tête de la nomenclature, et par droit
d' ancienneté et jmr droit de primauté d'influence, la
forêt de Brocéliande, à demi-païenne encore parmi
tous ces chrétiens et ces chrétiennes d'une absolue
orthodoxie, Brocéliande, si confornit à la figure fie
votre dme nostalgique, bruissante et profoîide, qu'au
lieu de vous chercher à Charmes, c'est peut-être là,
Barrés, qu'en définitive, quelqi/e soir de Varrière-
automne, au bord des étangs rouilles, sous les chê-
nes fatidiques, j'irai vous évoquer...
Paris, 25 avril 1924.
/
ITNE CELLULE
DE LORGANISME BRETON
(PLOUGASTEFO
COUP i)"(*:m, (;i':xi':ral.
A Cliarles Cottet.
Plougastel est triplement célèbre dans le monde :
par son calvaire, par ses mariages, par ses fraises.
Il devrait 1 être encore par le pittoresque de ses
mœurs, la douceur de son climat, le charme et la
variété de ses paysages, surtout le bel équilibre de
sa population et l'accord harmonieux qu'elle a su
établir entre la tradition et les formes les plus per-
fectionnées du progrès économique.
Cette presqu'île du Finistère, taillée en bec d'es-
padon, qui s'allonge entre la rade de Brest, l'Elorn,
les landes de Loperhet et le cours inférieur de la
rivière de Daoulas, est l'une des mieux délimitées
qui soient; c'est à peu près aussi, malgré son étendue
(4.682 hectares) et l'importance de sa population
(8.000 âmes), la seule commune de ce département,
si riche en tramways, que ne sillonne aucun rail.
Mais les routes y sont bonnes, sans être larges: mon-
tueuses, mais bien entretenues. Point d'ornières,
fût-ce dans les chemins de petite communication et
d'intérêt privé.
1
2 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
Voilà qui n'est pas si commun en Bretagne. Les
Plougastélois, de toute évidence, connaissent le prix
du temps et diraient volontiers qu'une bonne route
c'est de l'argent. Croyez, d'ailleurs, que, s'ils avaient
trouvé quelque avantage à l'établissement d'un
railway, ils n'eussent point attendu jusqu'à ce jour
pour en demander l'exécution. Mais la mer leur
suffit. Elle est la grande voie naturelle de cette
région péninsulaire qu'elle étreint et qu'elle sculpte
amoureusement. Son flot y pousse des pointes pro-
fondes et pénètre, par les quatre anses du Garo, de
Penavern, de l'Auberlac'h et du Teven, jusqu'au
cœur du pays. Brisé à son entrée dans la rade
de Brest par la formidable barricade graniti-
que de Roscanvel, il n'a plus ici aucune âpreté ;
il s'est fait souple et insinuant. Pourquoi la
terre résisterait-elle à ce séducteur ? Même en hiver,
il ne lui apporte que des caresses, de molles échar-
pes de vapeurs irisées et la tiédeur de ses courants;
aux syzygies, il chasse vers elle les dépôts de fucus
et de sable coquillier dont elle amende son sol sili-
ceux; en mai et en juin, il s'attelle aux steamboats
rebondis, où elle entasse les prémices de ses fraisiè-
res et qui laissent derrière eux, à travers la Manche,
un sillage parfumé.
On peut avancer sans témérité que la péninsule
plougastéloise est l'œuvre de la mer. C'est comme
une seconde Floride que ses effluves ont créée à l'au-
tre extrémité du Gulf-Stream, une Floride bretonne,
presque aussi lumineuse et aussi luxuriante que la
Floride américaine. Mais, cette Floride, il faut la
découvrir. Elle ne se livre pas du premier coup d'œil
à l'observateur superficiel, et les touristes qui abor-
dent Plougastel par le bac de Kerhuon sont loin de la
soupçonner. Vu de la rive droite de l'Elorn, le pay-
UNE CELLULE DE f/ORGAMSME BRETON 3
sage plougastélois est, en effet, un des plus tourmen-
tes que je connaisse. Une côte à pic, où l'ajonc et les
pins ont peine à s'agripper et que crénelle une
chaîne denormes roches schisteuses, veinées de
quartz blanc, donne à cette face septentrionale de la
presqu'île l'aspect d'un vaste camp retranché. Et
i'nnpression n'est pas tout à fait trompeuse : de
Roc'h-Nivelen au bourg de Plougastel, sur une demi-
■lieue de plateau, s'étend une zone rase et désertique
comme les zones militaires. Mais quel changement,
sitôt le bourg franchi !... Brusquement le plateau
fléchit, cède, s'échancre et coule, dirait-on, vers les
bords de sa mer intérieure par toutes les pentes de
ses vallées et de ses criques. Autant la rive de l'Elorn
€st sombre, hérissée, verticale, autant la rive oppo-
sée, qui regarde Logona-Daoulas et Crozon, est dé-
clive, facile, accueillante. Nulle contrée n'a de routes
plus délicieuses au printemps ; on glisse sous un
entrelacs de néfliers, de pommiers, de cerisiers,
■de pruniers, dont le moindre frémissement de l'air
secoue sur le promeneur la neige odorante. Et peut-
être, dans cette configuration singulière de la pénin-
sule plougastéloise, faut-il voir "autre chose qu'un
simple hasard et y distinguer une attention délicate
de la Nature. On croirait volontiers qu'en mère pru-
'dente elle a voulu favoriser l'isolement des Plou-
gastélois, sauvegarder l'intégrité de la race: elle a
■entassé les obstacles sur la frontière nord de la
presqu'île, directement exposée à l'invasion bres-
•toise et insuffisamment défendue par le fossé de
l'Elorn ; vers le sud, où les risques étaient moins
grands, elle n'a pas eu besoin de prendre les mêmes
précautions et elle a laissé la mer et la terre consom-
mer à loisir leurs fécondes épousailles.
UNE CELLULE DE L ORGANISME BRETON
LE PASSAGE.
A moins d'emprunter la voie maritime el de ga-
gner Plougastel par TAuberlac'h ou l'anse du Teven,
il n'est, du reste, qu'un moyen pratique de se rendre
à Plougastel pour le voyageur qui arrive de Paris ou
de Brest : c'est de s'arrêter à la station de Kerhuon et
de descendre jusqu'à la cale du bac à vapeur qui fait
communiquer la rive droite de lElorn avec le petit
port du Passage.
L'Elorn, quoique resserré à cet endroit, y mesure
encore près de 700 mètres. C'est un vrai fleuve; mais^
comme tous les fleuves bretons, un fleuve très suc-
cinct : à deux lieues en amont, il n'était qu'un ruis-
seau; la mer a brusquement élargi ses berges et le
voilà qui prend des façons de Mississipi. Son flot
d'un gris mauve, moiré par les courants, s'envelop-
pait d'une imperceptible buée le matin d'avril où
nous le traversâmes. Le soleil riait à travers cette
gaze qui ne cachait point l'horizon et en amortissait
seulement les contours. Brest, au creux de sa rade,
en paraissait tout argentée, comme une ville musul-
mane, une cité en burnous. Et, sur nos têtes, le vent
balançait de minces et languissants stratus qui res-
semblaient eux-mêmes à de grandes palmes d'argent.
Fugitive impression d'exotisme, bien vite dissipée
par la vue des blocs de roches accores qui bastion-
nent la rive gauche de l'Elorn, Roc'h-Nivelen, Coat-
Pehen, Roc'h-Quilliou, et qui, dans cet épanouisse-
ment de la lumière, continuaient à se draper d'une
ombre hargneuse. Des orfraies tournoyaient autour
UNE CELLULE DE L ORGANISME BRETON 5
de leurs crêtes avec des cris aigus. Une tradition
locale veut que ces romantiques cailloux n'aient pas
toujours habité la rive plougastéloise : ils flanquaient
la rive opposée du fleuve, quand le diable, certain
jour, las d'entendre célébrer sur tous les tons la cha-
rité du peuple léonard et pour en avoir le cœur net,
prit une besace et un bâton, s'habilla en « chercheur
de pain » et se rendit, ainsi déguisé, dans les chau-
mières de Kerhuon. Par malheur, il avait négligé de
changer aussi de figure; les Léonards, qui ne sont
point des sots, eurent vite fait de l'éventer. Repoussé
de partout, vilipendé, houspillé, notre « Polik (1) »
ne savait plus à quel confrère infernal se vouer.
Cependant, avant de jeter le manche après la cognée,
il voulut tenter une dernière expérience et se pré-
senta chez la veuve d'un cultivateur qui ne fut pas
plus dupe que les autres de son travestissement, mais
qui, plus avisée, réfléchit qu'obliger le diable n'était
peut-être pas faire une si mauvaise opération. No-
tre Polik se lamentait, criait famine.
— Entrez, pauvre homme, dit la veuve, et, qui que
vous soyez, mangez et buvez à votre contentement.
Ce disant, elle plaça devant lui une chaudronnée
de bouillie d'avoine et une pleine bassinée de lait
doux que le gouliafre engloutit instantanément.
— Eh bien, demanda la veuve, quand il eut mangé
et bu, êtes-vous satisfait ? En voulez-vous encore ?
— Merci, dit le diable, j'en ai jusque là (et il
ponctua d'un rot sonore sa déclaration et son geste).
Mais, par Belzébuth, j'estime qu'on a fort exagéré
l'esprit de charité des Léonards. Puisque vous fai-
tes exception au commun, il ne sera pas dit que, moi
(1) Surnom du diable en Bretagne. On y ajoute quelquefois une
épithète : Pol gornek (Paul le cornu).
6 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
non plus, je n'aurai pas fait une exception en votre
faveur. Il n'est guère dans mes habitudes d'obliger
les gens. Une fois n'est pas coutume. J'ai quelque-
vigueur dans les bras et, s'il vous convient, je la metS'
à votre disposition. Commandez : j'exécuterai.
— Et que voulez- vous que je vous commande ? dit
la veuve d'un air détaché. Je n'ai pas de besoins;
j'ai de quoi élever mes enfants; mes terres sont les
meilleures de la paroisse... Ah ! pourtant si, puis-
que vous tenez tant à m'obliger, il y a un service que
vous pourriez me rendre. Voyez-vous ces roches au
milieu de mes cham.ps ? Ce n'est pas qu'elles gâtent
le paysage, mais elles tiennent bien de la place et j'ai-
merais autant les voir ailleurs.
— Rien de plus facile, dit Polik, qui mit bas incon-
tinent sa chupenn et, en moins de temps qu'il n'en
faut pour l'écrire, transporta de l'autre côté de
l'Elorn les énormes roches qui hérissaient autrefois,
la rive droite.
Ce sont ces roches que nous avons devant nous et
qui sont comme suspendues sur les coquettes mai-
sons du Passage. Un éboulement général n'est point
à craindre sans doute ; encore arrive-t-il qu'un
bloc se détache et roule dans la grève... Le bao
accoste. Nous remettons nos tickets au contrôleur et
prenons pied en terre plougastéloise. Du même coup»
nous entrons en Gornouaille, que l'Elorn sépare du
Léon.
Gornouaille et Léon formaient jadis deux diocèses
distincts. La Révolution les a fondus en un, avec
Quimper pour siège; mais, si elle les a fondus admi-
nistrativement, elle n'a pu les fondre moralement et
intellectuellement. Le Léon et la Gornouaille ont
gardé leurs mœurs, dialectes et costume^ res-
pectifs. Quoi de plus différent, par exemple, des
T:NE CELLl'LE DE L ORGANISME BRETON 7
Plougastéloises aux coiffes blanches et aux vête-
ments bariolés que ces pêcheuses de Kerhorre, dont
une demi-douzaine, qui ont pris place avec nous sur
le bac, s'en vont pêcher les palourdes et les praires
dans les anses de Saint-Adrien et de Saint-Gwé-
nolé ? En noir des pieds à la tête, elles aggravent la
sévérité de ce costume par le grand béguin de cou-
leur sombre dont les pans retombent sur leurs épau-
les et qui leur donne un air monacal. Rudes femmes
au demeurant, ces Kerhorraises, et qui ne boudaient
pas à la besogne du temps où elles embarquaient
pour la pêche du merlus et du maquereau. Bien
qu'elles ne fussent pas inscrites sur les rôles, l'Admi-
nistration tolérait leur présence à bord; elles ma-
niaient l'aviron et levaient les filets aussi dextrement
que les hommes; elles passaient avec eux toute la se-
maine en mer, rentrant le samedi et repartant le di-
manche soir. « J'ai fait ce métier-là pendant quinze
ans, me disait l'une d'elles. Il n'y avait pas d'offense
entre honnêtes gens. La nuit venue, on mouillait, on
abattait les mâts, on tendait une voile par dessus et
Ton repartait à l'aube. » Aujourd'hui, les bateaux de
Kerhorre, ces habitations flottantes que Pol de Cour-
cy comparait à des jonques chinoises, n'ont plus que
des équipages masculins, et le silence des beaux soirs
d'été n'est plus interrompu par les chants alternés
qui s'élevaient de leurs tentes.
Nous quittons nos pêcheuses au haut de la cale :
le havenet sur l'épaule, elles embouquent lestement
un sentier de traverse qui mène à Saint-Adrien.
— Le bonjour pour moi à saint Languy, nous jette
la plus vieille qui n'est pas la moins alerte.
Ce petit saint d'allure inoffensive et que Rome a
négligé d'inscrire dans son calendrier paraît être
pour les Bretons un des synonymes du Destin. Il n'a
8 UNE C:ELLUr>E DE L'ORGANISME BRETON
de chapelle qu'au Passage (i) et Ton vient l'y consul-
ter de très loin pour les enfants atteints de « lan-
gueur ». Dans sa fontaine, que la mer emplit deux
fois par jour, on pose la chemise du malade : si elle
flotte, c'est que l'enfant vivra; si elle s'enfonce, c'est
que l'enfant est condamné. D'où le surnom de Tu-Pe-
Tu (littéralement : d'un côté ou de l'autre) donné à
saint Languy. Sa chapelle est fort modeste, d'ailleurs,
au dedans comme au dehors. Cambry a bien parlé
aussi d'un puits extraordinaire qui se voit près de là
^t dont les eaux baissent quand la mer monte, et
montent quand la mer baisse. Mais on me dit que
tous les puits publics et privés sont dans le même
cas sur les rives de l'Elorn. Biffons le puits. Aussi
bien une demi-heure de marche nous sépare encore
du bourg de Plougastel, premier, mais non le seul de
mes « objectifs » et d'où je compte rayonner
en divers sens à travers la péninsule. Parvenus sur
la crête du plateau, nous nous arrêterons un
moment pour contempler du haut de la Roche
de l'Impératrice (elle porte ce nom depuis la
visite que lui rendit, en 1858, l'impératrice Eugé-
nie) le magnifique panorama de l'Elorn et de la rade
de Brest. Nous voici maintenant sur une grande
route nue, bordée de friches et de maigres boque-
taux. La flèche du clocher de Plougastel pointe entre
les arbres; la petite ville détache vers nous un de ses
faubourgs. Nous avons fait trois quarts de lieue;
nous avons embrassé du regard cinq ou six kilomè-
tres carrés de pays, et nous n'avons pas encore
aperçu un seul champ de fraises !
(1) Je me trompais, et VEnvoûté de François Menez m'apprend
qu'il en avait au moins nne antre au Boulc'h en Quemper-Guézennec
(Côtes-du-Nord).
UNE cKi.r.ri.E DE l'organisme breton 9
La fraisiculture plougastéloise serait-elle un my-
the, un bluff, une « galéjade » de ces Marseillais du
nord qu'on prétend que sont quelquefois les Bretons?
Je commence sérieusement à me le demander.
Il
LK CALVAIRK.
Du moins, le calvaire de Plougastel existe. Et, à
la vérité, il est le seul monument artistique de ce
gros bourg cossu, mais affreusement banal. L'église
même n'a de remarquable que l'énormité de son
vaisseau. Elle date de 1870, époque oii fut démolie
l'ancienne église, trop étroite pour les besoins du
culte, mais dont il eût fallu respecter au moins la
flèche flamboyante à crochets et un gracieux portail
latéral de la Renaissance. Ajoutez qu'elle n'est pas en
proportion avec le calvaire, qui en est comme écrasé.
Ce calvaire fut-il élevé, comme le disent Souvestre
et Courcy, « par souscription publique, à la suite
d'un vœu solennel fait en 1598 pour obtenir la ces-
sation de la peste qui désolait la Cornouaille et le
Léon ? )) Ou faut-il l'attribuer, comme le veulent
Violeau et la tradition locale, à la générosité person-
nelle d'un gentilhomme de la paroisse, le « sieur » de
Kerérault, qui, « atteint du fléau dont il devait périr,
aurait demandé à Dieu d'être la dernière victime de
la peste, promettant, s'il en était ainsi, de faire éri-
ger un calvaire dans le cimetière de Plougastel »? (1)
(1) Un Kerérault est cité, sous le nom de sieur de Kergourmarc'h,
par le chanoine Moreau (v. plus loin, p. 11, en note) et donné pour
10 UNE CELLULE DE L"0RGAMS.ME BRETON
Le fait est qu'on voyait jusqu'à ces dernières années,
dans le cimetière paroissial, la pierre tombale du
brave sire, une grande dalle oblongue de schiste
noir, autour de laquelle courait cette inscription :
CY GIST LE FEU SIEUR DE KERERAULT MORT DE LA PESTE
LE DIMANCHE 27 SEPTEMBRE 1598.
J'ai cherché vainement dans le nouveau cimetière
(l'ancien a été désaffecté) cette dalle émouvante. On
ne put me l'indiquer et il y avait une bonne raison à
cela : c'est qu'elle a été transportée à Kerérault même
où je l'ai trouvée le surlendemain, verdie de mousse
et adossée à la chapelle privative de la famille
Romain-Desfossés, propriétaire actuelle du domaine.
Peu s'en fallut que je ne la prisse pour un banc : la
plus grande partie de l'inscription est illisible, la
terre et les graminées ayant envahi les creux et dé-
bordé tout autour. Seul le mot peste se détache net-
tement et donne à cette dalle un accent lugubre.
Après trois cents ans, le souvenir du terrible fléau
ne s'est pas encore effacé de la mémoire populaire :
une croix écotée, à l'entrée de l'Armor, porte tou-
jours le nom de Croaz ar vossen (croix de peste); à
Kerhalvez, on montre un puits, aujourd'hui comblé
et qui passe pour receler les ossements d'un grand
nombre de pestiférés. Sur l'origine et la marche de
l'épidémie, nous possédons le témoignage d'un con-
temporain particulièrem.ent averti, farouche ligueur,
mais probe historien, le chanoine Moreau, conseil-
ler au Présidial de Quimper.
« Après ce troisième fléau (la guerre, la famine, les
loups), dit-il, s'ensuivit la peste, qui était le qua-
trième, qui fut l'année 1598, un an après la paix,
un des chefs qui conduisaient, en L590, une a troupe assez gaillarde de
royaux » contre Caihaix. C'est peut-être le même.
UNE CELLULE DE L'ORC.AMSME BRETON 11
qui commença par les plus pauvres, mais enfin elle
attaqua, sans exception de personnes, aussi bien
aux riches qu'aux pauvres et en moururent les plus
huppés..., et ce en punition des péchés des hommes
qui y étaient si débordés que l'on n'y savait plus
prier Dieu que par manière d'acquit (i) »
Le « sieur » de Kerérault était sans doute de ces
« plus huppés ». Encore est-il qu'il racheta par sa
fin les désordres de sa vie, si tant est qu'on lui en
puisse imputer. L'ancien manoir de Kerérault, lune
des très rares maisons nobles de la paroisse, n'existe
plus : il a été remplacé par un manoir plus moderne,
dans lequel on a encastré quelques débris de l'ancien,
comme le joli arc en ogive de la porte principale et
la pathétique inscription qui le surmonte :
MOVRIR POVR VIVRE
VERTV SVIVRE
VRAY HONEVR RETNIR
DE KERAVLT LE DÉSIR
Une traduction bretonne du premier vers de ce
quatrain : mervel da beva se lit sur une autre
pierre encastrée dans l'aile droite de l'habitation. Il
paraît certain, d'ailleurs, que, si le sieur de Keré-
rault fit les frais du futur calvaire, il n'en fut pas
l'ordonnateur. Cet honneur revient aux personna-
ges dont les noms sont gravés en caractères romains
sur le fronton du monument :
ce MACÉ fut achevé a a 1602. M. A. CORRE
F. PERRIOU BAOD CURE
1604 J. KGUERN : L. THOMAS : 0. VIGOU
FAB. ROUX CURE
(I) Histoire de ce qui g est passé en Bretagne durant les ijucrrc de
la Ligue, ch. XLiii.
•12 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
On n'a pas assez remarqué cependant que le maî-
ire d'œuvre chargé de la construction du calvaire de
Plougastejl y avait empl'oyé des pierres de cou-
leurs différentes : les personnages, les colonnes et le
linteau de l'autel sont en granit gris de Kersanton (1);
le reste de l'édifice est en granit jaune. Et le curieux
■est qu'après trois siècles le ton des pierres n'a pas
changé. Voilà qui aurait dû faire réfléchir certains
architectes contemporains : j'ai toujours pensé que
si Charles Garnier, au lieu de bâtir l'Opéra en mar-
bre, l'avait bâti en granit de couleurs variées, la
pluie et les brumes du ciel parisien eussent res-
pecté sa polychromie, qui n'est plus qu'un souvenir.
C'est que le marbre est fait pour le soleil; la pluie le
décolore : elle donne, au contraire, des tons plus
vifs au granit.
C'est ce qui s'est passé à Plougastel. On ne saurait
Attribuer à une raison d'économie l'adoption d'une
pierre de qualité inférieure pour une partie du mo-
nument : car nous sommes, ici, à deux pas des
fameuses carrières de Logona-Daoulas d'où s'extrait
le kersanton, ce Paros des carrières bretonnes. En
outre, tant par ses dimensions que par le nombre
des personnages sculptés sur ses entablements et ses
frises, ce calvaire est incontestablement le plus ri-
che des calvaires bretons. Les principes et l'ordon-
nancement en ont été discutés. Je me range volon-
tiers à l'avis d'un bon juge, Gustave Geffroy (2) :
(; L'architecture de ce calvaire, dit-il, est massive
et simple. Sur une plate-forme en maçonnerie per-
cée d'arcades, avec une voûte principale dans un
(1) Sauf le Christ du calvaire pourtant, deux ou trois statuettes et
quelques chapiteaux de colounes.
(2) La Bretagne, Paris, 1905.
UNE CELMI.E DE I.OHdAMSME BRETON 13
cadre à grosses moulures, abritant un autel, la face
et les côtés ornés de bas-reliefs de la vie du Christ et
de sculptures en niches, plus de deux cents person-
nages grouillent au pied de trois croix, mettent en
scène, comme sur un théâtre, le drame de la Pas-
sion. La croix principale s'élève au-dessus d'une co-
lonne de granit coupée de deux traverses : sur la
première, le Christ est enseveli par les femmes; à
chaque extrémité de la seconde, deux cavaliers, tête
levée, attendent le dernier soupir du Crucifié. Les
deux larrons, cloués aux deux autres gibets, se con-
torsionnent dans les affres de l'agonie. Pour la foule
rassemblée autour des suppliciés, il n'y faut pas
chercher la beauté ni la grâce, mais la vie pittores-
que naïvement exprimée avec efïort et gaucherie. Ce
sont comme des groupes de figurants et l'on a là, une
fois de plus, par la sculpture, l'équivalent des mys-
tères joués aux porches des églises, leur représenta-
tion fixée par la pierre. Tous les épisodes de la Pas-
sion se présentent ensemble, avec les prêtres, les sol-
dats, les apôtres, la foule, tout ce monde vêtu des
costumes du temps; les paysans joueurs de biniou
acompagnant le Christ au jour où il entre à Jérusa-
lem. »
Ce dernier détail, qu'on retrouve, du reste, chez
tous les auteurs, depuis Souvestre jusqu'à M. Ar-
douin-Dumazet, est très sujet à caution. Comme l'a
observé M. Ouizille, « c'est seulement sur l'enta-
Itlement de la face que l'on aperçoit des instru-
ments quelconques de musique : en tout et pour tout
un tambour et deux olifants — et l'olifant n'a aucun
rapport, même le plus éloigné, avec le biniou ou
avec la bombarde. » Mais la légende est plus forte
que l'histoire. Celle-ci a si bien pris racine dans les
cerveaux que les Plougastélois eux-mêmes, -j'en-
14 UNE CELLULE DE l'ORGAMSME BRETON
tends les Plougastélois du bourg, qui vivent à deux
pas du calvaire et qui l'ont journellement sous les
yeux, sont convaincus de l'existence des binious.
Ce fut une protestation unanime dans la maison
d'un de nos hôtes, M. Maléjac, quand j'en contestai
la réalité. « Par exemple ! Nous allons vous les mon-
trer ! » Hélas ! on ne me montra rien, pour la bonne
raison qu'il n'y avait rien à montrer, et je ne vis
jamais de gens plus ébahis que nos hôtes. L'accou-
tumance est décidément une grande maîtresse d'il-
lusions et trop voir une chose équivaut souvent à ne
l'avoir jamais vue. N'est-ce pas les Concourt qui
disaient : « Demandez à dix personnes quelle est la
couleur du papier de leur chambre à coucher : il y
en a neuf qui ne pourront vous répondre avec cer-
titude... »
Mais d'où a pu naître cette légende des joueurs de
biniou acompagnant Jésus-Christ dans son entrée à
Jérusalem ? Ni Souvestre, ni Fol de Courcy, ni Le
Méder (l'auteur de la Galerie armoricaine), qui ont
fait mention les premiers des « binious » de Plou-
gastel, n'avaient les yeux dans leurs poches : ils
parlaient généralement en connaissance de cause, si
bien que j"en arrive à me demander si l'une des
statuettes du calvaire, celle du joueur de «bigniou»
précisément, n'aurait pas disparu. Remarquez que
le calvaire a été restauré, que les statuettes, qui
étaient mobiles, n'ont été qu'assez tard fixées à l'en-
tablement. En outre, Pol de Courcy dit que « le nom-
bre de ces statuettes dépasse deux cents ». Or,
M. Ouizille, qui les a recensées, n'en trouve que
174. Je suis arrivé, personnellement, à un chiffre
un peu plus élevé : 181, Mais j'y ai fait entrer les
personnages de la croix centrale et des deux croix
latérales, ainsi que les anges perchés aux deux
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 15
bouts de la croix centrale. Il faudrait dire figures
plus que statuettes, d'ailleurs, car, dans quelques
statuettes, il y a jjlusieurs figures. Cependant,
même en décomposant les groupes, nous arri-
vons, comme on voit, à un chiffre assez éloigné de
deux cents : dix-neuf figures manquent à l'appel, et
il se peut, sans doute, que Courcy ait commis une
erreur d'addition ou n'ait donné qu'un chiffre
approximatif; mais il se peut aussi que mon hypo-
thèse subsiste et que les comptes de fabrique en
fournissent quelque jour la vérification.
On a dit que le peuple d'Armorique, qui n'avait
adhéré que des lèvres au christianisme romain et
qui était resté fidèle jusque-là aux pratiques du natu-
ralisme celtique, ne fut vraiment acquis au catholi-
cisme qu'à partir du x\'n* siècle, sous l'infiuence des
prédications de Michel Le Nobletz et du P. Maunoir,
et l'on en a cru trouver une preuve dans la profu-
sion des monuments religieux qui se sont élevés en
Bretagne de 1600 à 1650. Cependant, dès les premiè-
res années du x\i* siècle, vers 1520, pense M. l'abbé
Abgrall, Tronoën-Penmarc'h voyait s'ériger dans son
cimetière un grand calvaire à figuration dramatique
qui a servi évidemment de modèle aux autres cal-
vaires à personnages de la Bretagne. Le calvaire
de Lanrivain est de 1548 ; celui de Guéhenno de
1550 ; celui de Plougonven de 1554 ; celui de
Guimiliau de 1581. Et que de calvaires de se-
cond ordre nous rencontrerions encore au xvi® siè-
cle : ceux du Laz (1526), de Lopérec (1552), de Notre-
Dame des Fontaines (1554), de Lanvénec (1556), etc.,
etc., dont quelques-uns n'ont pas moins d'une ving-
taine de personnages ! Aussi serais-je tenté d'avancer
de quelques années la date du mouvement néo-
catholique en Bretagne et de la reporter au milieu du
16 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
xvi^ siècle; c'est l'époque par excellence des calvai-
res et des croix historiées. Les premières années du
xvn* siècle virent l'épanouissement de cette belle flo-
raison artistique et religieuse; mais elle était com-
mencée depuis longtemps. Tout ce qu'on peut con-
céder au chanoine Moreau est qu'il ne fut peut-être
pas inutile que la colère divine s'en mêlât et, pour
réchauffer la foi bretonne, ajoutât de nouvelles
épreuves à celles que la province venait d'essuyer (1).
III
LA MAISON ET LE MOBILIER PLOUGASTELOIS.
Nous nous sommes un peu attardés autour du cal-
vaire de Plougastel, et c'est qu'il le mérite sans doute,
et c'est aussi, comme je l'expliquais plus haut,
qu'on n'a pas l'e^n barras du choix et qu'il est la
seule œuvre d'art de quelque intérêt que nous offre
le bourg, avec un assez beau retable Louis XIII en
bois sculpté et doré provenant de l'ancienne église
et qui a trouvé place dans la nouvelle.
Mais Plougastel ne tient pas tout entier dans son
bourg et, qui ne connaîtrait que lui, ne connaîtrait
pas ou connaîtrait mal la péninsule. Il faut sortir de
ce bourg, comme je l'ai fait, emprunter au ha-
sard l'un des cinq ou six chemins boisés qui s'enfon-
cent vers l'Auberlac'h ou l'anse du Teven et par les
éclaircies desquels l'œil s'évade de grève en grève
et de ravin en ravin jusqu'aux confins de l'horizon,
(1) Pour plus de détails sur les calvaires bretons, voir VAvie bre'
tonne, t. 1, p. 221 et s.
UNE CELLULE DE l/ORGAMSME BRETON 17
cerné par l'échiné circonflexe des Montagnes-Noires
et les quatre cimes violettes du Ménez-Hom. Sur la
première venue de ces routes, avisez derrière ses ver-
gers la première ferme qui se présentera. Examinez-
la, puis entrez. Il ne sera pas besoin que vous recom-
menciez l'expérience et, les observations que vous
ferez céans, vous pourrez sans risque les générali-
ser et les étendre à toutes les fermes de la péninsule.
Chaque province, sans doute, a son type général
d'habitation, et la Bretagne ne pouvait faire excep-
tion à la règle. Mais, en y regardant d'un peu près,
on voit vite que, dans le détail, ce type est suscepti-
ble d'un assez grand nombre de variantes et que la
maison cornouaillaise, par exemple, n'est pas tout
à fait la maison léonarde, qui, elle-même, ne se con-
fond pas avec la maison trégorroise ou vannetaise.
Il arrive même, à la faveur de leur « péninsula-
rité », que certaines régions, comme le pays bigou-
den ou le pays plougastélois, introduisent dans ces
types secondaires une variété nouvelle. J'ai visité, au
cours de mes divers séjours dans la commune de
Plougastel, un assez grand nombre d'habitations ru-
rales. Qu'elles soient au nord, au sud, à Test, à l'ouest
ou au centre de la péninsule, leur disposition à tou-
tes est la même : elles affectent toutes une forme
rectangulaire et, aussi bien, presque toutes sont de
construction récente, en schiste et granit rejointoyés.
C'est dire qu'elles ne diffèrent pas sensiblement à
l'extérieur du commun des maisons manables du
Léon et de la Cornouaille; mais elles ont de plus un
auvent en ardoises et, dans le ventail supérieur de
leur porte, une petite porte intérieure (dor hihan)
qui s'ouvre et se ferme à l'aide d'un battant mobile
en bois plein. Dans la région de l'Auberlach, enfin,
les cheminées sont fréquemment surmontées de pe-
18 UNE CELLULE DE L'ORGAMSME BRETON
tites croix en fer. Les étables et les granges, à l'écart
de l'habitation principale, reçoivent assez souvent
une couverture de glui; jamais l'habitation princi-
pale. La tuile même ne se risque pas ici et toutes les
toitures des maisons sont en ardoises. Premier signe
d'aisance. Un signe plus certain encore de bien-être,
c'est l'étage dont la plupart de ces maisons de culti-
vateurs sont pourvues. Remarquez, en effet, que cet
étage est, à certains égards, une pure superfétation :
oh y loge les armoires, les coffres et autres objets
mobiliers exclus par le rite domestique de la pièce
du rez-de-chaussée; on n'y habite pas.
C'est cette pièce du rez-de-chaussée qui est restée
partout la pièce essentielle et à tout faire, à la fois
dortoir, réfectoire, cuisine, salle de travail et de
réception. Elle occupe généralement toute l'étendue
du rez-de-chaussée, sauf le coin réservé à l'escalier.
On y entre de plain-pied. Il ne s'y trouve pas de
corridor. Mais, perpendiculairement à la porte, est
placé un buffet-vaisselier qui fait office de cloison.
Quand on a contourné le buffet, on a devant soi la
cheminée, haute et large, avec des bancs ou des fau-
teuils en bois de chaque côté de l'âtre; le chambranle
en est caché par une toile cirée à fleurs; sur le man-
teau sont appliquées des étagères chargées de vais-
selle et qui encadrent une niche vitrée abritant un
crucifix.
Du premier coup d'œil on saisit l'importance attri-
buée ici au foyer domestique. Il est vraiment encore
un autel et, autant qu'à la présence du crucifix sur
son manteau, cela se marque aux soins qu'on prend
de son entretien, à l'élégance des étagères, à l'éclat
de la vaisselle qui le décore, etc. Tout y est en ordre;
le combustible, landes et mottes, n'empiète pas, ne
déborde pas de tous côtés comme dans les fermes du
UNE CELLULE DE LORGAMSME BRETON 1*»
reste de la Bretagne, et cela grâce à une particula-
rité de la maison plougastéloise qui a su ménager
près du foyer un réduit spécial, nommé le patafourn.
Le patafoîirn ou plataforn (corruption peut-être du
mot français plate-forme) est, dans sa plus simple
expression, une grande tablette de bois raboté dont
on emprunte le dessus comme desserte et sous la-
quelle on entasse le combustible. Le patafourn,
transformé en chapelle ardente, fait également
office d'échafaud pour l'exposition des morts. Il
•occupe un recoin de la pièce obtenu par une
ingénieuse disposition des meubles alignés contre
le mur du fond, face à la porte et à la fenêtre.
Ces meubles placés bout à bout, sans solution
de continuité et bordés de baiics-tossels, sont
toujours des lits-clos. Ils ne forment pour ainsi
dire qu'un seul panneau, de longueur plus ou moins
grande, suivant l'étendue de la pièce; mais ce pan-
neau s'arrête à deux mètres environ du foyer et c'est
dans le vide laissé par lui que s'ouvre le patafourn.
De l'autre côté du foyer, contre le mur de pignon, un
second buffet-vaisselier, bordé d'un banc-tossel, fait
vis-à-vis à un lit-clos détaché, adossé lui-même au
dos du buffet-cloison de l'entrée et bordé aussi d'un
banc-tossel . C'est un nouvau réduit, un nouveau
compartiment plutôt, qu'on a ainsi obtenu par la
disposition des meubles dans cette pièce sévèrement
rectangulaire. L'espace compris entre les bancs et
qui est éclairé par une fenêtre à embrasure sert de
salle à manger et reçoit à cet effet une table oblon-
gue et massive dont le couvercle mobile dissimule
fréquemment un pétrin (1).
(1) Pour être complet, il faudrait signaler encore, près de la porte,
Varceh-è ou évier (deux tablettes de pierre épaisse portées par deux
20 UNE CELLULE DE L'ORGAMSME BRETON
Voilà, dans ses grands traits, l'aménagement inté-
rieur d'une ferme plougastéloise. Ceux de mes lec-
teurs qui ont visité des fermes trégorroises, léonar-
des ou vannetaises, pourront faire la comparaison.
Précisons, maintenant, certains points de notre
inventaire. Ce qui frappe tout de suite, quand on pé-
nètre au rez-de-chaussée d'une maison de Plougas-
tel, c'est la profusion des lits-clos et des vaisseliers.
Ils sont, avec la table, les bancs et une horloge, le&
seuls meubles de la pièce. Lits et vaisseliers, même
en sapin et de fabrication moderne, ont du cachet
et une certaine grâce un peu lourde, comme la race.
On n'y retrouve ni les fuseaux ni les roues des meu-
bles cor nouail lais. Les motifs ornementaux de ces-
meubles-ci auraient plutôt du rapport avec les spi-
rales et les courbes du style Louis XV. Tels quels,
antiques ou modernes et toujours cirés, vernissés,
polis comme des miroirs, ils contrastent par leur ri-
chesse avec la pauvreté des bancs-tossels qui sont
en bois blanc et sans la moindre moulure. Le lit-
clos isolé près de la fenêtre, en face de la table, et
qui est réservé aux maîtres, est généralement aussi
le plus finement ouvragé et le mieux accoutré du
logis. Un bénitier avec son buis, des images de sain-
teté, des devises pieuses brodées à la main autour
d'un Sacré - Cœur ou du monogramme de Jésus-
Christ, sont accrochés extérieurement aux panneaux
de chaque lit. A Godwin-Vihen, prés Saint-Gwénolé,
une affiche, rapportée par la femme Hérou d'une re-
traite à Lesneven et collée par elle sur le mur, près
de son lit, lui répète matin et soir :
massifs également en pierre sur lesquelles on pose les bassines, jarres,
etc., avec un conduit percé dans le mur pour l'écoulement des eaux
grasses) et le charnier en granit, avec couverture en bois, adossé géné-
ralement au premier des lits et lui servant de banc.
UNE CELLULE DE LORGANISME BRETON 21
AR MARO
A zo eur moment terrubl
Evit ar heclierien
Galvet in racial dirag
Ar Barner souveren (i)
Variante bretonne du Mane, Thecel, Phares et
qui flamboie sur bien d'autres murs qu'ici ! Com-
ment ce peuple, nourri de si graves enseignements,
ne serait-il pas dévot dans Vàme ?
Mais sa dévotion, pour profonde soit-eile, ne la
pas assombri. Les gilets et surgilets du costume mas-
culin, les corsages et les tabliers des femmes, les
bonnets des enfants, le hnen même (bandelettes) des
bébés au maillot, déroulent toute la gamme du pris-
me chantent sur tous les tons la joie de vivre. Ce
peuple est le plus ardent des coloristes. Et cen est
aussi le plus raffiné. Les violets, les verts, les rou-
ges les jaunes vifs, qui formeraient ailleurs le plus
adultère mélange, se juxtaposent et se combinent sur
lui harmonieusement. Il porte cet amour de la cou-
leur jusque dans son mobilier et ses ustensiles de
ménage. Vous ne trouverez qu'à Plougastel ces cuil-
lers en buis incrustées d'étain, sculptées de motifs
rouges et verts, avec des cœurs creusés dans le
manche, tapissés d'étoffe à fleurs et recouverts d un
petit carreau. Et vous ne trouverez encore qu a Plou-
ïastel ce luxe de bols, d'assiettes et de plats en
faïence peinte et dorée qui chargent les vaisseliers
et qui, remarquez-le, ne remplissent quun rôle déco-
ratif. On ne s'en sert jamais. Toute cette vaisselle
est exclusivement pour la montre, pour le régal des
(1) ,( La Mort est un moment terrible pour les pécheurs appelés à
comparaître devant le souverain Juge. »
22 UNE CELLULE DE L'ORGAMSME BRETON
yeux. Le Plougastélois pousse si loin ce goût de
tout ce qui brille qu'il réserve un petit coin de son
champ pour la culture de ces courges non comesti-
bles, mais qui prennent en mûrissant les tons les
plus chauds et ressemblent vraiment à de fabuleux
fruits d or. Et, l'hiver venu, avec son jour gris et la
mélancolie de ses brumes, il aligne ces énormes pépi-
tes sur la corniche des lits-clos, sur les étagères des
vaisseliers; elles lui égaient la tristesse des « mois
noirs »; elles sont pour lui comme des gouttes de
lumière, des parcelles de soleil miraculeusement
conservées...
IV
LE COSTUME.
Après la maison, le costume.
Celui des habitants de Plougastel a de bonne heure
fixé l'attention.
Abel Hugo, frère de Victor, dans La France Pitto-
resque (1833), trouvait que l'habillement du Plougas-
télois « imprime à sa physionomie quelque chose
d'étrange et d'antique. Un bonnet de forme phry-
gienne de couleur brun clair recouvre sa tête ornée
de cheveux touffus et flottants sur les épaules. Une
large capote de laine, descendant à mi-cuisse et gar-
nie d'un capuchon, retombe sur un gilet qu'entoure
une ceinture de mouchoirs de Rouen; des pantalons^
très larges et à poches latérales, forment le complé-
ment de ce vêtement singulier qui ressemble assez
à celui que nos peintres modernes donnent aux Alba-
nais ».
UNE CELLULE DE L'ORGAMSME BRETON 23
Il est assez curieux, par parenthèse, qu'Abel
Hugo, dans sa description, soit resté à peu près muet
sur les vives couleurs du costume plougastélois; il
en assombrit jusqu'au bonnet qu'il peint « brun
clair » et qui était rouge. Pol de Courcy se montrait
plus précis en J865. A cette époque, le costume usuel
dés hommes de la péninsule se composait d'un pour-
point à basques {porpant) en berlinge blanc; d'une
veste à manches [roqueden], également en berlinge
blanc ou en silésie violette; de deux gilets de des-
sous, verts, rouges, blancs, bleus ou violets; d'un
pantalon à la turque, de toile, de berlinge brun ou
de drap noir, suivant la saison, et qui se fermait le
plus habituellement au moyen d'une cheville de bois
et, quelquefois, dune clef à laquelle on âubslituait
le dimanche un double bouton; d'une cravate de
couleur à nœud coulant; d'un turban à carreaux au-
tour des reins; d'un bonnet roij^e et, les jours de
pluie ou de tempête, d'un caban en toile piquée ef
matelassée. Très différent était le costume de céré-
monie (noces, pardons, etc.) : le porpant, doublé da
vert, se faisait alors amarante; le pant:ilon et le bon-
net étaient remplacés, l'un par une grande culotte
rouge serrant aux genoux les bas de flani'lle blaKche,
lautre par un large feutre garni de chenilles de
couleur. Et l'on jetait sur le tout — ce qu'oublie,
Courcy — une grande cape noire à l'espagnole.
De ce double costume, tant usuel que de cérémo-
nie, il est demeuré fort p?u de chose. Et, tout d'abord
la cape, l'habit et la culotte amarante, ainsi que le
grand feutre à chenille qui se relevait sur les côtés,,
ont disparu à peu près complètement. En ces der-
nières années pourtant, sur l'initiative de l'Uni m ré-
gionaliste bretonne, qui tint une de ses sessions à
Plougastel, quelques Plougastélois ont sorti de l'ar-
24 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
moire les anciens costumes de noces et les chapeaux
à chenilles de leurs pères. Au concours de costumes
de Brest, en 1908, le grand prix d'honneur fut attri-
bué à un superbe costume de marié du xviir siècle,
entièrement amarante, guêtres comprises, sauf les
gilets, blanc bordé de bleu, vert bordé de jaune. La
ceinture elle-même était à carreaux rouges; de la cu-
lotte, serrée aux genoux, tombait un flot de dentelles.
Tout en applaudissant aux tentatives de restaura-
tion de VUnion régionaliste bretonne et du comité des
fêtes brestoises, nous ne nous en dissimulons pas la
vanité : il n'est guère à penser que la mode revienne
jamais de ces beaux costumes rétrospectifs, qui res-
teront très probablement de simples curiosités ar-
chéologiques, des objets de vitrine, comme les cos-
tumes des paludiers du Bourg-de-Batz. De même le
bonnet rouge, complètement passé d'usage et au-
quel, sur la côte, les pêcheurs-cultivateurs ont de-
puis longtemps substitué le vulgaire béret bleu.
Quant au chapeau des hommes de l'intérieur, c'est
maintenant celui du reste de la Cornouaille et du
Léon : un feutre à cuve et à ruban de velours noir
fermé par une boucle en argent.
Mais, pour avoir fortement évolué en ces cin-
quante dernières années, le costume plougastélois
n'en a pas moins gardé, à la coiffure masculine
près, une très vive originalité. Il se compose essen-
tiellement d'un surgilet à manches, gileten ivar
cliorré, violet ou vert à volonté (violet de préfé-
rence les jours de cérémonie), bleu, si l'homme est
en deuil, et de trois gilets sans manches : le 23remier
vert ou violet (mais toujours d'une couleur diffé-
rente de celle du surgilet; vert donc, quand celui-ci
est violet, et violet quand il est vert); le second rouge
(ou bleu, en cas de deuil); le troisième en flanelle
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 25
blanche à ganse rouge (bleue, en cas de deuil) En
outre, ce surgilet et ces gilets sont ornés aux bouton-
nières et au col de galons et de broderies dont la
couleur verte, jaune, rouge, diffère de celle du vête-
ment lui-même. Entre les premières boutonnières
et le col, au-dessous de la branchette ou de letoile
qui décore le devant du surgilet, le propriétaire de
habit fait toujours broder l'initiale de son prénom
(cette initiale est le plus souvent k l'envers. Ex :
3 'J 'D-) Une rangée de boutons descend de cha-
que côté du surgilet et sur le devant des gilets et le
choix de ces boutons n'est pas plus livré au hasard
que le reste du costume : en poils de chèvre pour le
gilet blanc; en métal pour les autres gilets, ils sont
en os ou en nacre pour le surgilet. Ajoutons que les
gilets doivent être « étages », de manière à se laisser
voir du premier coup d'œil. Une dernière particula-
rité : quand le Plougastélois porte son surgilet dé-
boutonné, c'est qu'il est en tenue de cérémonie (par-
dons, messes, festins, noces); quand il le porte bou-
tonné, c'est qu'il est en petite tenue, qu'il vaque à
ses affaires ou se rend au marché.
Le Plougastélois ignore les bretelles et s'en tient
encore, comme la plupart des Bretons, à la ceinture
ou turban, tantôt en coton à carreaux, tantôt en fla-
nelle bleu clair. La culotte ou braie fermée d'une cla-
vette en buis, ?hil beuz, a dû disparaître d'assez
bonne heure, car on ne la voit même pas sur les
plus vieux habitants de la paroisse. Mais le panta-
lon actuel s'en souvient encore : en drap noir l'hiver,
l'été en toile blanche, il est toujours très évasé dans
le haut, comme le pantalon à la hussarde ou la cu-
lotte de cheval, avec des poches basses sur les côtés,
« assez larges, me dit un loustic, pour y entrer un
cochon de lait, assez profondes pour y faire dispa-
26
UNE CELLULE DE L'ORGAMSME BRETON
raître un litre d'eau-de-vie »; serré aux genoux, ce
pantalon moule étroitement la jambe jusqu au cou-
de-pied Les vieux seuls portent encore des panta-
lons de berlinge, étoffe de laine grossière générale-
ment brune et extraordinairement résistante, dont
la principale fabrique se trouvait au moulm à fou-
lon de Kergoff. L"élevage des moutons ayant pres-
que entièrement cessé dans la commune, le moulin
a fermé ses portes. Un vieillard me disait :
— J'ai quatre pantalons. Trois sont en berlinge
et ils me survivront.
— C'est vrai, confesse son compagnon, plus jeune.
Ces berlinges duraient très bien vingt ans. C était
quasi inusable. Mais l'élevage des moutons ne peut
s'accommoder avec le développement de la culture
maraîchère. . ., , _^
Sur le reste du costume masculin, il ny a aucune
particularité notable à signaler : bas, souliers, sa-
bots ressemblent à ceux des autres régions de la Bre-
tagne- mais la chemise, empesée, montante, com-
porte, en plus, une cravate en soie brochée de cou-
leurs vives, fabriquée spécialement à Lyon (1) et non
à Plousastel, comme le dit M. Choleau, où on se
borne à la coudre et à la replier sur une doublure
blanche. , . _^i„c
En somme, un Plougastélois a toujours au moins
trois costume^ : un costume de travail et deux cos-
tumes de cérémonie. Le deuxième jour des noces, en
effet les assitants du sexe mâle, qui sont en surgi et
viole't ou vert le premier jour, se mettent en surgilet
m D'une façon générale d'ailleurs (et sauf autrefois le berlinge et
le plpoHz) les éléments du costume plougastélois sont fournis par le
dehors : c'est à Montauban, par exemple, que se fabnque spécialement
pour la péninsule le drap violet nommé solférino en français, cJnli.i
{déformation du mot français silésie) mouk en breton.
l'.VE CELLILE DE LORGANISME BRETON 27
bleu pour le service funèbre que les familles des
deux mânes font célébrer à la mémoire de leurs dé!
f d,^? T' '""'■"'"'• "'^^' P''^ '^ couleur exct
iênr ï '^"'"•.'^"'""i^ le violet est surtout la cou-
leur de la jo.e : c'est aussi la couleur sérieuse
adoptée par es hommes d'un certain âge. Mal 'ê
bleu est de plusieurs tons : vers trente ans les hom
mes maries qui l'adoptent choisissent le bleu d ouîrT
mer; les vieillards lui préfèrent le bleu de Prusse
leurs" d'eoTr" ,"" """■• °" ™'' «PPa-itre d'ï !
eurs depuis quelques années, le noir comme cou-
e r de deuil : le gilet noir à ganse bleue est parti-
culierement prand deuil. ^
I)es prescriptions tout aussi sévères régissent l'ha
bUIeuient férrV.n.n. Plus lourd, rnoini chaWant
que celui des homn.es, U comprend deux jupes eUe
^e dessous /ostenn dindon, en flanelle bleue-ce le
-de dessus, lostenn u:ar chorré, en drap noîr pet
tuL f '''"'!"f ' '" ^'^P ^^«'^* ^«s dimanches et
econde'iune'* '""'''''' '^^"'^ ^^'^^^""^^- «ur cette
seconde jupe, on noue, pour le courant, un tablier
de pilpoiis rayé; les jours de cérémonie, un tablier
en soie bleu pâle, verte, rouge ou gorge de pi^-eon
avec application de dentelles d'argent? Le corsage !
eu able cuirasse s'appelle /,rapos: suivant le cas
Jl est vert, violet ou bleu, et se porte sur VhivC
zenn sorte de camisole en drap noir, relevée aux
manches jusquà la hauteur du coude, de manière à
former une sorte de poche où les ménagères précau-
lonnees insèrent la liste de leurs « commissions .,
Ln tricot de même couleur fhlanc pour les noces)
descend jusqu aux mains. Noublions pas le chilock
ou coq. Cest le nom donné à l'espèce de crête qui
termine par derrière le krapos. II est en carton ri-
gide, recouvert de drap galonné : placé à la proue
28 UNE CELLULE DE L-ORGANISME BRETON
des femmes, au-dessous du ruban de la jupe, plus
encore q^'à une crête, il ressemble à un gouverna.1
svmboliaue Par dessus le krapos est noue, en se-
S un chàle ou mouchoir de cotonnade^ Majs
là derechef, le protocole intervient : tantôt le chale
isi un imprimé bleuté à fleurettes blanches; tantôt
t fleu™sont remplacées par des -y"- •^^-^'>-;
et c'est qu'alors la femme est en deuil. Le deuil te
min^n si révèle également à '^ co"!--;. ™-^„ti
rL-.ban des coiffes et du ruban des tabUe. =, a>ns
qu'à l'adoption du kapot pour les dimanches et
?ours fénél Ce kapo, ou cape, qui ne tombe que
iusrni'auM ^enoux et se ferme par des agrafes en
Svre est muni d'une visière rigide et dessine sur
a tTt 'comme un casque : on le met sur le bras pour
entrer dans les maisons, mais on ^ g"*^ leg >^.
Pour les jours de fête ou de cérémonie, es .em i
mes ont un\roisième châle complètement b an ^n
tulle ou en mousseline, et une coiBa de même
nuance et de même tissu, uni ou brode, dont elles
u" sent pendre les ailes sur leur dos et sur e devant \
^1, corsa-e En temps ordinaire, cette come,
ou'^be Hugo admiraii fort et qu'il comparait au
^hapska polonais, est en percale et - -ee e Pin-
glée sur la tête; un cintre en zmc, nomnie bovrle
5 u.\ «Q<;nrP la rigidité nécessaire; deux Parnes
UNE CELLULE DE L'ORGAMSME BRETON ^29»
II en découle que, pour sul)venir aux nécessités jour-
nalières, une Plougastéloise qui se respecte doit
posséder au moins une grosse de coiffes, soit 144 !
Cela suppose une certaine aisance, parfaitement
réelle daiUeurs et dont la richesse <ies costumes
enfantms nous fournit une nouvelle confirmation.
•Mais comment se reconnaître dans tout ce bariolage,
au milieu de cette sarabande polychrome des bon-
nets, <les tal)liers, des hinn ou bandelettes à franges
dor et d'argent, des turi)ans, des châles, des jupes
de dessous nommées sae chez les enfants en rupture
de maillot, puis dror/ol chez les fillettes de quatre à
douze ans et qui présentent alors cette particularité
de se rattacher au hra]x>s pour tenir la taille ? Le los-
ff'nu se noue, en effet, à la ceinture et ne peut être
porté que par les femmes dont les hanches sont
formées. *
On le voit, tout ou presque tout, dans ces costu-
-mes, est méticuleusement établi et réglé; la part du
caprice, de la fantaisie individuelle, y est aussi res-
treinte que possible : du premier coup d œil, un con-
naisseur distingue au genre de sa vêture la condi-
tion d'un Plougastélois ou d'une Plougastéloise. Et
voici le plus étrange de l'histoire : costumes mascu-
lins, costumes féminins, costumes d'enfants sont con-
fectionnés à Plougastel par des femmes. Le seul
Ixemener (tailleur; de la commune, vieux vétéran des
guerres du troisième empire et de 1870, François
Ropartz, plus connu sous le sobriquet de Fanch ar
Pruss, a pris sa retraite l'an passé (1). On ne suppose
point qu'il ait eu des successeurs. Deux sortes d'ou-
vrières travaillent aux costumes tant masculins que
leminins ; la couturière proprement dite et la tail-
(1) 1910.
30 UNE CELLULE DE L'ORGAMSME BRETON
leuse. La couturière ne « fait » que les coiffes, ta-
bliers, mouchoirs, cravates, etc.; c'est la taïUeuse qui
confectionne le reste. Pour le costume masculm au
moins, il va sans dire que, dans ces conditions, tout
essayase complet est assez difficile, mais les taïUeu-
ses sont adroites et il est rare qu'elles soient obligées
è des retouches. On cite particulièrement, pour leur
habileté professionnelle, Marie-Barba Gwennou et
ses filles, tailleuses pour hommes au bourg de Plou-
srastel...
V
LES MARIAGES COLLECTIFS. ^
C'est dans les mariages que se déploie surtout la
pompe des costumes plougastélois. Mariages collec-
tifs et qui dépassent le cercle d'une cérémonie de fa-
mille D'où l'importance qu'on leur accorde, le soin
qu'on prend d'y paraître à son avantage, si personne
ne désire éclipser son voisin, personne non plus ne
se souciant de lui rester inférieur.
Les mariages collectifs de Plougastel se célèbrent
trois fois l'an : le mardi qui suit le dimanche des
Rois, le mardi des Gras et le mardi de Pâques.
Trente, quarante couples, quelquefois, sont unis a la
même heure, dans la même église, par le même offi-
Pourquoi les mariages collectifs de Plougastel
ont-ils lieu à ces trois dates ? - C'est, m'a-t-on re-
pondu, que les travaux agricoles chôment presque
complètement de janvier à fin mars : les nouveaux
UNE CEUXLE DE LORGANISME BRETON 31
épousés ont ainsi toute licence de se livrer à l'amou-
reux déduit...
Cependant, il ne faudrait pas croire que Plougas-
tel ait le monopole des mariagres collectifs. Ces sortes
de mariages sont connus aussi à Languidic et à Plu-
vigner, dans le Morbihan, à Sizun, dans le Finis-
tère. Je ne sais quels sont les jours qui leur sont
affectés dans les deux premières de ces localités : à
Sizun, ce jour est le Mardi-Gras, qui a pris de là le
nom de Grand-Mardi. Il paraît que la cérémonie se
déroule hors ville, non dans l'église paroissiale, mais
dans la chapelle Saint-Cadou, à 7 kilomètres de Si-
zun, sur la route de Braspartz. Enfin, il est bon de
remarquer qu'on ne célèbre pas à Plougastel
que des mariages collectifs : on y célèbre aussi des
mariages particuliers, surtout chez les marins au
service qui se marient entre deux campagnes et dont
les congés ne concordent pas toujours avec les dates
-affectées aux mariages collectifs.
Les rites du mariage sont encore les mêmes à Plou-
gastel qu'il y a cinq cents ans. Si le breutaer (avocat
ou porte-parole de la jeune fille) n'y joue plus qu'un
rôle effacé, en revanche le rôle du bazvalan (ainsi
nommé du bâton de genêt sj^bolique qui était l'in-
signe de sa fonction) a gardé toute son importance.
Vous savez ce qu'on entend par bazvalan. Le baz-
valan est un entremetteur, un truchement d'amour,
le diplomate chargé de rapprocher les cœurs et de
négocier les alliances. Rôle parfaitement honorable
en Bretagne, car il ne s'agit que d'alliances licites,
sanctionnées par la mairie et l'église. Dans les autres
localités, le rôle est généralement tenu par un tail-
leur ou un meunier, personnages à la langue affilée.
Ici, le bazvalan est presque toujours cabaretier.
Il y aurait un bien piquant chapitre à écrire sur les
32 UNE CELIULE DE L'ORGANISME BRETON
cabaretiers de Plougastel. L'influence de ces person-
nages tient à la situation du bourg au centre dune
presqu^ile fort vaste et à la nécessité où sont les cul-
tivateurs d'y venir prendre langue une fois au moins,
par semaine pour y régler leurs affaires, transporter
leurs denrées, connaître les cours. C'est tout un
voyage pour certains d'entre eux. Aussi le pro-
gramme n'en est-il pas laissé au hasard : le choix
du caljaretier chez qui l'on descendra préoccupe
avant tout un chef de ménage, un jien-ty. Ce cabare-
tier ne vend pas seulement à manger et a boire : il
est le chargé d'affaires de la famille, qui ne l'adopte
qu'après mûres réflexions, ou plutôt son auberge est
une agence de renseignements, quelquefois même
le siège social d'un syndicat agricole auquel le pen-ty
est affilié. Il en résulte, de l'un à l'autre, des rela-
tions beaucoup plus étroites que celles qui se nouent
d'ordinaire entre un aubergiste et ses clients de pas-
sage Vienne le moment où un jeune homme désire
prendre femme, c'est, neuf fois sur dix, le cabare-
tier qu'il consultera, qui le renseignera sur la situa-
tion des parents, sur l'apport dotal de la jeune fil e
et qui, enfin, tout bien examiné, se chargera de la
demande en mariage.
Cette demande, il la fait toujours de nuit (1). La
m Et de ceci, comme de ce qui précède, résulte que \e hwzmlan
nlou-astélois n'a en rien le caractère poétique de ses confrères des
autres cantons : il n'est nullement, comme ils le furent du moins aux
âees antiques (j. le Barzaz-Breiz et se rappeler aussi le délicieux
troisième acte du Roi d^Ys de Lalo, où, du reste, l'emploi du bazvala,,
et du hreutaer est tenu par les chœurs alternés des jeunes garçons et
des i-nnies filles), un improvisateur, un discoureur en vers. Ces .( dis-
coureurs D n'ont cependant pas perdu tout crédit à Plougastel; mais !
indépendants du hazvalan, ils n'exercent généralement leur subtil
métier que dans les banquets. On cite parmi les langues les plus
affilées de la corporation le charpentier Goulard et le cultivateur
UNE CELLULE DE LORGAN'ISME BRETON '-V-i
précaution se conçoit, le prétendant ne se souciant
guère d'ébruiter son échec, s'il arrivait que son man-
dataire essuyât un refus. De là le caractère clandes-
tin oue celui-ci donne à sa mission.
La demande est-elle, ai^réée cependant ? Le fiancé
est introduit près de la fiancée. Tous deux s'assoient
à une table avec leurs parents. On pose sur la table
une miche de pain blanc et un flacon de dourkérès
ou de doursivi (liqueurs spéciales faites avec des ce-
rises ou des fraises): mais il n'y a pour le couple
qu'un seul couteau et qu'un seul verre. Quand le
jeune homme et la jeune fille ont rompu le pain et
bu au même verre, ils sont unis. Ainsi, autrefois, à
la cour du roi Nann, Gyptis épousa Protis. Les Ligu-
res ont précédé les Celtes en Bretagne : ces serviteurs
de la Terre-Mère qui, suivant le mot de Camille Jul-
lian, gardaient les traditions immoi)iles du plus
ancien culte universel de l'humanité, ont peut-être
légué aux Plougastélois un de leurs rites matrimo-
niaux. Son transparent symbolisme n'a pas besoin
d'explication. L'acte n'a rien perdu avec le temiDs de
sa gravité; il a la valeur d'un engagement solennel,
auquel, de mémoire d'homme, les contractants ne
se sont jamais dérobés. Le reste n'est plus qu'une
simple formalité.
Mais c'est ici que le cabaretier rentre en scène. Il
n'avait jusqu'alors que les ennuis de sa charge : il
va en connaître les bénéfices. Sans doute, avant la
signature du contrat, les parents des futurs se font
tine visite de cérémonie. N'entendez point par là
François Kerdraon. Beaucoup île ces discoureurs plougastélois
d'ailleurs, s'aident de répertoires imprimés tels que les JRlniov, Bif-
coiirsiou ha Goulennon évii en Enrenjou publiés à Morlaix et qui ne
sont pas à leur usage exclusif.
34 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
qu'on s'y prodigue en courbettes et en compliments,
comme dans nos salons. On se congratule aussi à
Plougastel, mais on y tient surtout à se montrer sous
un jour avantageux en étalant aux yeux des visiteurs
son plus beau linge, sa plus riche vaisselle, ses
bassines les plus reluisantes. Tout le mobilier y passe
et cette gweladen, comme on l'appelle, est une véri-
table inspection domiciliaire : les visiteurs, s'ils
sont gens bien éduqués, doivent s'extasier devant
I ampleur et le poli des armoires et des coffres de
l'étage, des vaisseliers et des lits-clos du rez-de-
chaussée rangés d'affilée le long du mur, à la suite
du jMtafom-n. Après la cuisine, c'est le tour du gre-
nier, de la grange, des étables, des écuries, du cel-
lier et des terres. Il n'y faut pas moins d'une après-
midi. On s'y entraîne, il est vrai, par une solide
réfection indépendante du fricot dimizi ou festin des
fiançailles qui précède la gweladen et auquel pren-
nent part seulement les membres les plus proches
des deux familles (une vingtaine), sans oublier notre
bazvalan.
Le mot dimizi, qui est presque partout aujourd'hui
synonyme (ïeureuji, a, en effet, gardé là-bas son
sens primitif d'accordailles ou fiançailles, attesté
dans le vieux proverbe : Nep a ra tri dimizi heb eu-
TPuji... (celui qui s'est fiancé trois fois sans se ma-
rier, etc.;. Tout mariage, à Plougastel, comporte
d ailleurs trois repas, trois festins plutôt, dont un
en partie double : le fricot dimizi, dont nous venons
de parler ; Veured, ou festin de noces; le bragaden
ou festin de retour de noces. Et, bien entendu, deux
au moins des trois (un et demi serait plus juste) ont
lieu chez le cabaretier qui a fait office de bazvalan.
II arrive même, si ce cabaretier est aussi celui de
la famille de la fiancée, que les trois festins se don-
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 35
nent chez lui. Dans le cas contraire, voici comme
les choses se pratiquent :
Pour le d/mizi, les deux rumms (on appelle ainsi
à Plougastel Tassenihlage des membres et amis
d'une même famille) se réunissent dans l'auberge
du cabaretier-/>«zrff/ff/î. Pour Veyrrd, chacun des
deux nimms banquette chez son cabaretier attitré.
L'eured durant deux jours pleins, les nouveaux ma-
riés se partagent entre les deux rumms. Quant au
hrnçinden, qui a lieu le dimanche suivant, il se donne
toujours chez le cabaretier qui n'a pas fourni le
dimizi (1).
Voilà, n'est-il pas vrai, de bien plaisantes coutu-
mes; attendez, nous ne sommes pas au bout. Si le
fricot dimizi ne comprend qu'une vingtaine de per-
sonnes, il n'en est pas de même de Vcured où l'on
invite le plus de monde qu'on peut. Les nireds de
trois et quatre cents personnes ne sont pas rares à
Plougastel. Les invitations sont faites à domicile par
le fiancé et la fiancée : c'est une véritable tournée et
qui commence aussitôt qu'on s'est assuré le con-
coiu's d'un certain noml^re de garçons et de filles
d'honneur : quatre garçons au moins et autant de
(1) Prenons un exemple pour rendre la chose plus claire. Suppo-
sons qu'une famille Le Gall. dont le fils se marie à la fille Kervella, ait
pour restaurateur attitré Cozien et que la famille Kervella ait pour
restaurateur attitré Raoul. Les deux familles s'entendront pour que le
fricot dimizi soit donné chez l'un ou chez l'autre restaurateur, soit
chez Cozien, par exemple. Quant au repas de noces {eured), qui dure
deux jours, il aura lieu, pour les invités de la famille Le Gall, chez son
restaurateur attitré Cozien, et, pour la famille Kervella, chez son res-
taurateur attitré Kaoul. Fiancé et fiancée seront donc séparés durant
tout Veiired.' Non; car, ainsi que leurs gardons d'honneur, ils mange-
ront un jour chez Cozien, un jour chez Raoul. Cozien, cependant, a
fourni un dîner de plus que Raoul : aussi, par compensation, le b?-a-
gaden se fera-t-il chez celui-ci. De cette façon l'équilibre sera rétabli.
36 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
filles d'honneur, quelquefois cinq; mais seuls les
deux premiers comptent. Et les autres, irrespectueu-
sement, sont qualifiés de « torchons »; gens d'esprit,,
ils prennent la plaisanterie en bonne part et, pour
mériter leur sobriquet, on les voit souvent, un tor- ;
chon sous le bras ou à la main, faisant le geste de-
garçons de café. Veured, vous ai-je dit, dure deux
jours. On se met à table assez tard dans l'après-
midi, vers trois heures et demie, mais on n'en sort
qu'à dix. Et le second eured se termine par le par-
tage d'un grand gâteau béni à l'église, ar choidgn,
dont les invités n'absorbent les morceaux qu'après
s'en être signés dévotement au front, à la poitrine et
aux épaules. Entre les deux repas de Veured, le len-
demain de la cérémonie religieuse, les mariés et
leurs invités, en costumes bleus, assistent à un ser-
vice funèbre pour les défunts des deux familles..
Quant au bragaden ou festin de retour de noces, qui
a lieu le dimanche suivant, il n'est que la répétition
en petit de Veured et il ne dure qu'un jour.
Etes-vous curieux de connaître le menu d'un re^as
ae noces à Plougastel ? En voici un, copié chez le
principal restaurateur de la localité :
Soupe grasse
Tripes à la mode de Plougastel
Ragoût de veau
Bœuf nature au gros sel
Rôti
Fars de blé noir et de froment
Vins divers et liqueurs
C'est là le menu-type, si l'on peut dire, mais il
comporte des variantes (1). On m'assure, d'ailleurs,
(1) Par contraste, voici le menu des jours ouvriers pour le commun;
des fermes plougasteloises : à 5 heures en été, à 6 h. 1/2 en hiver,
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 37
que les tripes, qui figuraient autrefois dans tous les
menus iVeured, sont de moins en moins en faveur.
Le seul mets proprement indigène du repas est le
/ars {fars dû ou fars sac'/i), sorte de pudding- breton,
fait avec de la farine, des prunes et des rogatons de
lard pétris ensemble dans un sac et mis à cuire
■dans la soupe.
Mais qui donc prend à sa charge le règlement de
■ces festins pantagruéliques ? Les deux familles pour
une part; les garçons et filles d'honneur pour une
autre. Les invités eux-mêmes, sans être taxés pour
une somme déterminée, contribuent à la dépense.
Le deuxième jour de Veured^ la nouvelle mariée et
sa fille d'honneur se postent chacune d'un côté de
l'escalier qui mène à la salle du banquet : elles tien-
nent à la main une bouteille de vin et un verre et
régalent les invités à mesure qu'ils arrivent. En
échange, ceux-ci remettent à la mariée un cadeau
de noce dont l'importance varie avec chacun, mais
qui est toujours en argent : 2 francs, 5 francs et da-
vantage.
Arrivons maintenant à la cérémonie nuptiale pro-
prement dite. Cette cérémonie est toute religieuse.
Le mariage à la mairie compte si peu, est si bien une
pure formalité administrative, qu'il a lieu huit, dix,
quelquefois douze jours avant le mariage religieux.
C'est toujours une déception, cependant, pour les
soupe aux légumes ; à U h., bouillie de blé noir (ou d'avoine) ou
pommes de terre et lard ; à 15 h. (mi-rn hihan), pain et beurre; à
19 h. en hiver, à 21 h. ea été, soupe ou bouillie. — Comme boisson, de
l'eau (sauf avec la bouillie cjui s'accompagne de laitage.) Viande et
vin seulement le dimanche. Par ci, par là des crêpes, du café, un petit
verre de dourksiès ou de doursivi. dont on a toujours un flacon dans
l'armoire. — (La guerre, bien entendu, a changé tout cela).
38 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
curieux qui affluent par milliers de Paris et des vil-
les environnantes afin d'assister aux « mariages col-
lectifs », de ne voir aucun cortège à l'entrée ni à la
sortie de l'église. Est-ce un effet de la pudeur bre-
tonne ? Toujours est-il qu'hommes et femmes se
rendent à l'église séparément et comme en se dissi-
mulant; ils se débandent pareillement à la sortie et
gagnent le plus tôt possible leurs auberges respecti-
ves. Aussi bien ne sont-ils pas venus directement de
chez eux à l'église. Dès le lundi soir, ils ont débar-
qué au bourg en carriole et dans leur petite tenue;
leurs costumes de cérémonie, convenablement empa-
quetés, ont été déposés chez des parents, des amis
ou chez le cabaretier même. Ceux qui sont venus à
pied frètent des breaks en ville. Et, à la prime aube
du lendemain, toute cette carrosserie s'ébranle vers
le domicile des fiancés. Mais, remarquez-le, per-
sonne n'est encore en costume de cérémonie. La fian-
cée, ce matin-là, s'est rendue dans les fermes voisi-
nes pour distribuer des tartines de pain et de con-
fitures aux enfants. Un roulement de tonnerre sur
la route, et les barrières sont à peine ouvertes que
les carrioles et les breaks des invités se précipitent
dans la cour au grand trot. On descend, on trinque^
puis on remonte en voiture, avec le fiancé et la fian-
cée (1). Une pétarade de coups de fusil salue le départ
du cortège qui reprend le chemin du bourg. C'est
alors seulement (après l'arrivée au bourg) que le&
invités revêtent leur costume de cérémonie. La béné-
diction nuptiale se donne à neuf heures. Chacun s".\
rend de son côté; les couples que le prêtre doit unir
se placent sur deux ou trois rangs devant la balus-
trade de l'autel. Quant aux invités, ils s'entassent
(1) Ceux-ci seuls sont à jeun pour pouvoir communier.
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 39
comme ils peuvent dans la nef, les hommes à droite,
les femmes a gauche. Exception n'est faite que pour
le renad et la reneurez, l'un qui conduit la fiancée à
l'autel; l'autre qui remplit le même office près du
jeune homme :1e renad est généralement le parrain
de la fiancée; la reiuXurez la marraine de la fiancée.
Ils occupent la place d'honneur non seulement à
l'église, mais à table; ce sont eux qui distribuent le <
gciteau bénit ou kouign: eux encore qui font la
quête au milieu du repas. Petite quête indépendante
du cadeau de noces; mais il n'y a pas de petits pro-
fils, et c'est ainsi que s'étoffe peu à peu le budget d'un
jeune ménage.
'.ne noce bretonne, fût-ce dans ce pays de coca-
gne qu'est PloLigastel, ne saurait se passer exclusi-
vement en bombances. Les morts n'y sont point ou-
bliés, nous l'avons vu. On boit et on mange, mais on
chante aussi, non point seulement au dessert, comme
à Paris, dans le peuple, mais entre tous les services,
pendant le repas; chansons bretonnes et chansons
friinçaises alternées. Vaille que vaille, vers dix heu-
res du soir, après le partage du kouign, on se dé-
cide à lever la séance et les nouveaux mariés sont
reconduits en voiture à leur domicile. Y vont-ils
trouver enfin la douce intimité à laquelle ils aspi-
rent ?
Hélas ! le logis est déjà plein d'autres invités
des deux sexes, que la garde du ménage, les travaux
des champs ou quelque infirmité ont empêché d'as-
sister à Veured. A tout ce monde-là et aux personnes
du cortège, il faut bien offrir une tasse de café et
quelques tournées de doitrkércs ou de doursivi. Un
rite essentiel, d'ailleurs, reste à accomplir : la céré-
monie de la soujje au lait et déjà, pour préparer
cette soupe symbolique, les deux premières filles
40 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
d'honneur et leurs garçons se sont éclipsés dans une
pièce voisine.
La coutume de la soupe au lait, qui tend à dispa-
raître des autres parties de la Bretagne, a conservé
ici toute sa vogue, mais en perdant son caractère pri-
mitif et en tournant à la grosse farce populaire. On
coupe dans un saladier des croûtons de pain et des
rondelles de carottes qu'on assemble en chapelet par
un fil; on les trempe dans du lait abondamment bajD-
tisé; on y ajoute du sel, du poivre, et toutes sortes
d'ingrédients bizarres, tels que du tabac à priser, qui,
en nageant à la surface de la soupe, ressemble vague-
ment à du beurre roussi; enfin, dans un navet ou une
betterave, on taille deux cuillers dont on perce le
fond à la manière d'une écumoire. Quand tous ces
préparatifs sont terminés et que la soupe a reçu le
degré de cuisson voulu, les deux premiers garçons
et leurs filles d'honneur l'apportent sur une civière
aux mariés en chantant la Sône de la Soupe au lait.
Les mariés, assis sur le banc du lit-clos, doivent
alors s'attabler devant elle, et leurs grimaces, leurs
efforts pour attraper, avec des cuillers percées, quel^
ques gouttes du méchant breuvage, mettent toute
l'assemblée en liesse pendant plusieurs minutes. Je
glisse sur certains détails moins ragoûtants, tels que
la bataille des invités à coups de rondelles de carot-
tes. Une plaisanterie d'un caractère moins équivo-
que est la promenade des poupées qui suit la céré-
monie de la soupe au lait : la première et la deuxiè-
me fille d'honneur, précédées chacune de leur cava-
lier, un flambeau neuf au poing, circulent de groupe
en groupe, en commençant par les mariés, et leur
offrent de petites poupées qu'elles ont façonnées elles-
mêmes grossièrement. Ces poupées-là ne sont-elles
pas bien parentes des pupuli qu'on accrochait à
UNE CELLULE DE LORGAMSME BRETON M
Rome sur le passage fies nouvelles épousées ?
Baissons le rideau : nous voici au dénouement de
cette grande pièce farcie en plusieurs actes et je ne
sais combien de tableaux qu'est une noce plougasté-
loise. Les mariés sont seuls. Puissent-ils goûter en
paix la douceur d'aimer ! Rien de moins sûr au de-
meurant, et de nouvelles surprises pourraient les
attendre au cours de leurs épanchements : lits tru-
qués dont le sommier s'effondre Ijrusquement, col-
lections de poupées glissées sous le traversin, crins
grillés et coupés menu dont on a saupoudré les
draps... Pendant ce temps, sur l'aire ou dans la
grange voisine, aux lueurs d'une demi-douzaine de
lanternes vénitiennes, les invités se livrent à d'in-
terminables gavottes. La polka et le quadrille,
encore moins le tango et la matchiche, n'ont
supplanté là-bas les vieux passe-pieds populai-
res, mais ces passe-pieds ne se dansent plus
au son du biniou, comme dans le reste de la Cor-
nouaille; les « olifants » même ont disparu : Plou-
gastel ne connaît que l'accordéon !
VI
LES FETES.
Elles sont fort nombreuses à Plougastel, comme
partout, mais les seules intéressantes ici sont les
fêtes domestiques et les fêtes religieuses.
i° Les fêtes domestiques. — Sans doute, la fête du
leur-nevez (ou de l'aire neuve) n'existe plus : l'inven-
42 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
tion des batteuses à vapeur lui a porté un coup mor-
tel. Mais d'autres fêtes domestiques sont restées très
vivaces. Telles la radennadek ou fête de la coupe de
la fougère, en septembre (cette fougère est quérie
très loin, sur les dunes de Grozon, du Loc, de Pen-
ar-Vir) et la bizinadec ou fête de la coupe du goémon,
en février et en mars; telles encore la « fête du co-
chon » gwadiguenno, prétexte à ripailles, et la
fête du meurs-ar-lard, très différente de notre mardi-
gras français : on ne se déguise pas, on ne se masque
pas; mais le grand-père, l'ancêtre, réunit à table, ce
jour-là, sa lignée au complet. C'est le festin de
famille par excellence. Aussi les enfants partis au
service ou établis hors de la commune demandent-
ils un congé afin d'y assister. A ces fêtes régulières
il faudrait joindre les fêtes occasionnelles, telles
qu'anniversaires (célébrées, non en commémoration
de la naissance, mais le jour même de la fête patro-
nale du saint dont on porte le nom); baptêmes (où,
en sus du repas qu'elle offre au parrain et à la mar-
raine, la nouvelle accouchée fait porter un bol de
lait doux à tous les enfants du voisinage); relevail-
les (oii elle traite ses parentes et amies à la réserve
des jeunes filles, non admises auprès d'elle ; cette
visite à l'accouchée s'appelle kas ar koiiign, mais le
kouign ou gâteau y est remplacé par une pièce d'ar-
gent, un cadeau quelconque), etc., etc.
2° Les fêtes religieuse's. — Très fidèlement, très
strictement observées, l'institution des fêtes civiles
ne leur a nullement préjudicié. Le 14 Juillet lui-
même passe inaperçu à Plougastel : seuls les fonc-
tionnaires illuminent et pavoisent. Il y a d'abord les
« pardons », au nombre d'une douzaine et quelques-
uns très pittoresques, comme ceux de Sainte-Chris-
tine, de Saint-Gwénolé, de Saint-Jean (connu aussi
UNE CELLULE DE LOHGANLSME BRETON 43
SOUS le nom de pardon des oiseaux (1) et où tous les
oiseleurs de la région se donnent rendez-vous avec
leurs pensionnaires ailés). Leur description nous en-
traînerait rop loin. Bornons-nous à dire quelques
mots du Pardon de Plougastel-bourg, qui se tient le
29 juin, fête de S*-Pierre. Gonnne tous les pardons, il
est annoncé la veille par des feux de joie; mais il est
surtout remarquable par sa procession. Trois mille
personnes y assistent. Toutes les croix et toutes les
bannières de la paroisse ont été mobilisées pour la
circonstance; elles sont fort lourdes les unes et les
autres, ce qui explique qu'il y ait, pour chaque
croix et chaque bannière, trois porteurs qui se re-
laient pendant la durée du parcours. Honneur envié
de porter une croix ou une bannière, mais honneur
qui se paie ! A l'issue de la procession, les porteurs
des croix d'or et de vermeil ne peuvent moins faire,
par exemple, que de déposer chacun sur l'autel un
louis de vingt francs enveloppé dans un morceau de
papier sur lequel est écrit leur nom. Pour les croix
d'argent, on en est quitte à meilleur compte : 10
francs, 15 francs; pour les barmières, on s'en tire
avec cinq francs.
Une procession bien remarquable encore est celle
des Rogations. Elle dure trois jours. Le premier jour
la procession se borne à faire le tour du bourg; le
deuxième, elle se rend à la Fontaine-Blanche; le troi-
sième, elle pousse jusqu'à Saint-Claude. Mais il ne
suffit pas que les champs soient bénits : pour parti-
Ci) Il ue mérite plus ce i)om et, depuis que la loi sur la protection
des oiseaux utiles à l'agriculture a été votée, on ne prend plus au
traquet les linots, les bruands et les chardonnerets pour les vendre au
pardon de Saint- Jean. Les Ploiigastélois estiment, d'ailleurs, que la
réputation de ces oiseaux est usurpée et demandent l'abiogation de
la loi.
44 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
ciper aux grâces de cette bénédiction, il faut que cha-
que famille soit représentée à la procession jDar l'un
au moins de ses membres.
Sur Noël et les étrennes, je n'ai recueilli que des
renseignements sans grand intérêt. Gomme partout
en Bretagne, la biiche de Noël {an eut&u) passe pour
jouir de vertus particulières et l'on croit que ses
charbons refroidis préservent les maisons de
la foudre; comme partout aussi, des théories de pau-
vres et d'enfants vont de seuil en seuil souhaiter la
bonne année. La messe de Noël porte cependant ici
un nom spécial : elle s'appelle oferenn ar pelgent,
c'est-à-dire, d'après Troude et par contraction, « la
messe d'avant l'aube ». Bien que la paroisse soit
presque aussi longue que large et qu'il faille, sui-
vant un proverbe, huit jours à un piéton pour en
faire le tour, la population valide de la péninsule
tient à honneur d'y assister, même les lointains habi-
tants de l'Armor. Il est vrai que les habitants des
<c sections » les plus éloignées font le réveillon au
bourg : cabarets et restaurants ont « la permission de
la nuit », et il s'y consomme pour la circonstance
une quantité incroyable de fouaces frites.
Peu de chose à dire également de la Chandeleur,
où, en mémoire de la présentation de Jésus au tem-
ple et de la purification de la Vierge, les fidèles défi-
lent dans l'église une chandelle ou un rat-de-cave à
la main; du lundi de la Quasimodo [hm ar kaspou-
dou), qui se célèbre comme partout en Bretagne par
un massacre général des pots ébréchés et des vais-
selles hors d'usage; de la fête des Rameaux [sul blev-
niou), où il faut noter, cependant, la consommation
extraordinaire de buis et de lauriers bénits que font
les assistants : c'est qu'aucune parcelle de terre, au-
cun recoin du logis ne doit être oublié; on plante
UNE CELLULE DE L'ORGA.NISME BRETON 45
une l)rancliette consacrée dans chaque champ; on
en accroche une à la corniche de chaque lit vi, non
seulement les crèches et les étables, mais les ruches
elles-mêmes participent à la distribution. En outre,
à l'issue de la grand'messe, toute la population se
rend au cimetière paroissial et fleurit d'un rameau
bénit les tombes de ses défunts.
Mais voici des fêtes d'un caractère plus spécial :
la Saint-Jean et la fête des Trépassés. Cependant et
pour bien faire entendre ce qui va suivre, il est
nécessaire d'entrer dans quelques explications.
Administrativement, la commune de Plougastel
est soumise au régime de toutes les communes fran-
çaises: mais sa vraie vie, sa vie profonde, est encore
toute spirituelle et les divisions admimstratives, ne
pouvant prévaloir contre les anciennes divisions reli-
gieuses, y ont dû se calquer sur elles. L'étonnement
est vif chez un étranger d'entendre dire en parlant
d'un Plougastélois : « C'est un tel, de la breuriez de
telle section. » Passe pour la section, mais la breu-
riez ? Voici : comme toutes les paroisses de quelque
étendue, Plougastel fut divisée de bonne heure, pour
les besoins du culte, en un certain nombre de chapel-
lenies. Il y en avait six céans, — et il n'y eut long-
temps non plus, à Plougastel, que six sections admi-
nistratives corespondant à ces six chapellenies : la
section de Plougastel-bourg (ou de Saint-Pierre-
Plougastel); la section de Saint-Jean; la section de
Saint-Claude (ou Douarbihan); la section de Sainte-
Christine (ou d'Ellien); la section de Saint-Gwénolé
(ou de Rozégat); la section de Saint-Trémeur (ou de
Lanvriran). C'est en ces dernières années seulement
qu'à été ouverte la septième section, dite de l'Armori-
que et sans chapelle propre. Du reste il n'y a plus
aujourd'hui de chapelains qu'à Saint-Claude, à Saint-
46 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
Jean et à Saint-Langiiy ftrève de la section de Saint-
Jean); encore sont-ce de simples prêtres habitués.
Mais Plongastel-bours- possède pour lui seul un
curé et quatre vicaires. Que de sous-préfectures ne
sont pas si bien partagées ! Subdivision de la chapel-
Jenie ou section, la breuriez, elle, correspond entiè-
rement à notre ancien mot frairie. L'association d'un
certam nombre de ménages forme une breuriez,
comme l'association dun certain nombre de brev-
riez formait autrefois une chapellenie. Mais, alors
que la chapellenie, muée en section, est devenue
une division administrative, la breuriez ou frairie
est restée toute spirituelle, a gardé son autonomie
propre, ses cérémonies, son fonds social provenant
de contributions volontaires. Nous la verrons à l'œu-
vre dans tous les actes de la vie religieuse, mais
spécialement à l'occasion de la Saint-Jean et de la
fête des Trépassés.
La coutume des feux de la Saint-Jean se retrouve
dans toutes nos jorovinces. Elle est vieille comme la
race, s'il est vrai qu'au solstice d'été, le 24 juin, les
Celtes célébraient déjà par de grands feux la fête du
renouveau, de la jeunesse ressuscitée du monde. Le
sens de la cérémonie s'est perdu, mais la cérémonie
elle-même s'est conservée. Les rites en sont parti-
culièrement précis à Plougastel : chaque tertre y a
son feu, son tantad, autour duquel, les prières dites,
on processionne en rond, à la file indienne, les hom-
mes d'abord, nu-tête, puis les femmes et les enfants.
Ce tantad est l'œuvre collective de la frairie; mais
son ordonnateur est toujours un homme de cette
frairie prénommé Jean. C'est lui qui allume le feu
(comme c'est un Pierre qui est chargé du même office
pour les tantads de la Saint-Pierre); c'est lui encore
qui recueille la cendre et la met aux enchères le len-
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 47
demain pour le compte de la fabrique. Et cette cen-
dre trouve toujours acquéreur, car elle est « samte »
et, comme telle, constitue un amendement de pre-
mier ordre. De même les tisons de la Saint-Jean,
que se disputent les assistants et qui sont conservés
dans les maisons comme amulettes, passent pour
écarter les dangers d'incendie. On croit encore, à
Plougastel, que pour guérir ou préserver les nou-
veau-nés du « mal de la peur », il suffit de les balan-
cer trois fois au-dessus de trois tantads; la flamme
de ces mêmes tantads communique à une certaine
herbe qu'on y fait chauffer et qui porte le nom
d'herbe de Saint-.Jean une efficacité souveraine con-
tre les ophtalmies; enfin, quand le feu commence à
s'assoupir, jeunes gens et jeunes filles le traversent
.1 un bond en récitant un are, et pensent ainsi s'épar-
gner dans la vie future autant d'années de purga-
toire qu'ils ont fait de bonds et récité ù'ave par des-
sus autant de fa/ifads.
VU
LE P.VIN ET L ARBRE DES AMES.
La fête des Trépassés prête à deux rites tantôt
distincts, tantôt confondus : le rite du Oara an anaon
ou pain des âmes et le rite du gwezen an anaon ou
arbre des âmes.
C'est à mon second voyage en terre plougastéloise
que je fis connaissance avec eux. Les Vêpres des
Morts venaient de s'achever et je flânais mélancoli-
quement sur la place, parmi la bigarrure des cor-
48 UNE CELLULE DE L'ORGAN'ISME BRETOxN
nettes blanches, des corsages violets, des pantalons
de berlinge brun, des vestes bleues soulachées de
vert et des jupes noires lisérées d'orange, quand le
sacristain de la localité passa devant moi avec un
panier rempli de petits pains. Machinalement je le
suivis des yeux et le vis qui entrait dans une mai-
son voisine, se signait, remettait un de ses pains,
empochait quelque monnaie et recommençait le
même manège un peu plus loin. Les sacristains de
Bretagne exercent généralement un métier auxi-
liaire, et il se pouvait à la rigueur que celui-ci fût
boulanger ou fournier en même temps que sacris-
tain. Mais, d'autre part, il n'est point d'usage qu'on
distribue le pain dans l'après-midi et moins encore
qu'on se signe en le distribuant. Et enfin il ne s'agis-
sait point céans de tourtes ni de miches, mais de ces
manières d'échaudés qu'on appelle en Bretagne des
pains mollets. Intrigué, je me faufilai à travers les
groupes et, comme l'étrange colporteur entrait avec
le restant de sa fournée dans un débit de la place,
j'arrivai assez tôt pour l'entendre qui, après avoir
esquissé un signe de croix, demandait en breton :
— Désirez-vous un pain des âmes ?
— Oui, s'il plaît à Dieu, répondit l'hôtesse qui se
signa elle aussi en prenant le pain, tendit une pièce
d'argent au sacristain, enveloppa son achat dans
une fine serviette de toile blanche et l'alla serrer
incontinent dans un tiroir du vaisselier.
Le bara an anaon, le pain des âmes !...
Je tenais la clef du mystère. On est encore per-
suadé, en Bretagne, qu'à certains jours de l'année
les défunts quittent leur sépulture et réintègrent les
maisons qu'ils habitaient de leur vivant. Sur la
table de famille, dans certaines paroisses des
Montagnes - Noires, on dispose à leur inten-
UNE CEf.LULE DE l/ORGANISME BRETON 49
tion les éléments d'une frugale réfection nocturne,
kik-saezon, crêpes et laitage : les hôteg du logis se
partagent au matin les reliefs de ce « past » mor-
tuaire, et c'est leur façon de communier avec l'esprit
des ancêtres.
Bien évidemment, la coutume du bar a an
auaon est née de cette croyance en un pro-
longement matériel et souterrain de la vie des
âmes, — croyance qui, par parenthèse, dut être
générale dans l'ancienne Gaule et le fait est
qu'on en trouve des traces chez les Belges. Nous
savons, par exemple, qu'à Bruges, il y a peu de
temps encore, on pétrissait dans chaque ménage, la
veille du jour des Morts, des galettes spéciales nom-
mées pankœhpn, qu'on faisait bénir à l'église, puis
qu'on répartissait entre tous les membres de la com-
munauté. Chaque galette dévotement croquée rache-
tait une âme. Aujourd'hui, le pankœken ne se mange
plus en famille. Mais, par une déviation singulière
de l'usage, on en fabrique encore dans certains res-
taurants et cabarets populaires, où les meurt-de-
faim de la localité, ravis de l'aubaine, se tiennent
en permanence pendant toute la journée du l^"" no-
vembre et, moyennant une petite rémunération et
quelques chopes supplémentaires, se chargent «l'en-
gloutir autant de galettes funèbres qu'on veut bien
leur en offrir. Le peuple croit, en effet, que le jmn-
kœken peut être mangé par n'importe qui et que,
pourvu qu'on le mange à l'intention d'un défunt
bien déterminé, l'acte conserve toute son efficacité.
Le hara an anaon des Plougastélois présente de
grandes analogies avec le pankœken. Mais, tandis
qu'en Belgique la coutume populaire, si touchante,
qui fait participer les défunts, pendant un jour de
l'année, à la nourriture des vivants, s'est gâtée insen-
4
50 UNE CELLULE DE L' ORGANISME BRETON
siblement et a fini par dégénérer en une façon de
parodie, elle, a gardé, à Plougastel, toute sa gravité
initiale : telles les trois soupes que Du Guesclin
avait coutume de manger avant la bataille en l'hon-
neur de la Trinité M"'* Maléjac, dans le débit de
laquelle j'étais entré à la suite du sacristain, m'ex-
pliqua fort aimablement que c'est la fabrique de
l'église paroissiale qui commande aux boulangers le
bara an anaon (1). Autant de ménages, autant de
pains mollets. Prix minimum de l'échaudé mor-
tuaire : deux « blancs » (10 centimes); mais la géné-
rosité de l'acheteur peut pousser jusqu'à l'écu et
même au-delà. Ce ne sont point les « âmes » qui s'en
plaindront, puisque le produit de la collecte sera
remis au clergé qui le convertira en services et en
oraisons pour le repos des trépassés. Le soir venu,
cependant, à la table de famille, après les « prières
des défunts », le pain des âmes, tiré de sa blanche
enveloppe, est partagé entre les assistants. Chacun
se signe avant de manger son morceau. Et voici le
plus touchant peut-être, car il est rare que, dans ce
pays amphibie, où les cultivateurs eux-mêmes font
leur service dans la Flotte et figurent sur les contrô-
les de l'Inscription maritime, la table de famille soit
au complet : la part des absents est réservée et pré-
cieusement mise de côté dans l'armoire où l'inquié-
tude des mères ne tardera pas à la consulter.
— Ces morceaux de pain sont donc sorciers ?
demandai-je avec étonnement.
(1) Le harn an anaon n'est, d'ailleurs, porté de seuil en seuil et n'a la
forme de petits pains que dans la section de Plougastel-bourg ; une
maison particulière de la hreurie:, maison qui change chaque année
suivant un roulement établi, en reçoit le dépôt dans les autres sec-
tions. De plus, le pain y prend la forme de kouigns ou tourtes, dont les
morceaux sont répartis sur place entre les membres de la hreuricz.
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 51
— Ils sont sacrés, c'est tout ce que je sais, répon-
dit mon hôtesse, et l'on peut donc les consulter sans
faire de péché : s'ils se conservent en bon état, c'est
signe que tout va bien pour l'absent; s'ils viennent à
moisir, c'est signe que sa santé se gâte ou que sa
vie est en danger. Les paina n'ont jamais trompé
personne.
— Ma foi, je serais volontiers de cet avis, confir-
me un Plougastélois qui assiste à la conversation.
J'ai fait mon « congé » à Toulon et en escadre; je
n'ai pas été malade un seul jour pendant mes qua-
tre années de service. Aussi, en rentrant à la mai-
son, j'ai trouvé mes quatre morceaux de hara an
anaon secs comme du bois...
Gela est dit sans sourire, dun ton grave et con-
vaincu, par un homme jeune encore, un « chulot »,
comme on appelle ici les membres de l'aristocratie
terrienne, bien pris dans son antique pourpoint
hleu-de-roi à boutons de nacre et qui parle le fran-
çais avec autant d'aisance que le bas-breton. Le cas
n'est point rare à Plougastel, dans cette cellule peut-
être unique de l'organisme national qui ressemble à
nn rêve de Le PlaA' réalisé à l'extrémité du terri-
toire. Et, comme j'en étais là de mes réflexions, une
soanerie lente et musicalement gémissante sur qua-
tre notes espacées et toujours les mêmes : do-la-
sol-fa, me fit lever interrogativement les yeux vers
mon hôtesse...
— Le glas noble, m"expliqua-t-elle. On ne le sonne
que pour les grands enterrements et pour la Vigile
des Trépassés. Le glas du commun se donne à deux
cloches seulement... Mais hàtez-vous. Monsieur :
puisque ces coutumes paraissent vous intéresser, il
n'est que temps, si vous voulez assister dans Tan-
•cien cimetière à l'adjudication du gwezenan anaon
52 UNE CELLULE DE L ORGANISME BRETON
OU arbre des âmes; sa mise aux enchères a dû com-
mencer avec le glas...
Cette fois encore, un supplément d'explication^
n'eût pas été inutile; mais le temps pressait et le-
pltis sage me parut de courir au cimetière. Je n'y
arrivai malheureusement que pour assister à la.
péripétie finale de la pièce. Du socle de la croix;
qu'il avait pris pour estrade, mon fournier-sacris-
tain de naguère, transformé en crieur public, levait,
vers la foule massée sur le placître une sorte de-
grand candélabre en bois tourné dont les branches^
au lieu de chandelles, portaient des pommes — de
belles pommes rouges — à chacune de leurs extré-
mités.
— Vingt-huit livres dix sous... Personne ne met
au dessus ?... Adjugé !
J'étais navré... Quelqu'un me tira par la manche.
C'était le « chulot » du débit qui m'avait suivi sur le-
placître.
— On vend des arbres semblables dans chaque
breuriez ou frairie, me dit-il, et on ne procède géné-
ralement à leur adjudication qu'après celle de Tar-
bre paroissial. En un quart d'heure de marche vous
pouvez être rendu à la Fontaine-Blanche, la frairie
la plus proche. Je vais moi-même de ce côté. Donc,
si le cœur vous en dit...
L'invitation ne pouvait tomber plus à propos. Che-
min faisant, mon compagnon me fournit tous les
éclaircissements désirables sur l'institution des ar-
bres mortuaires... Ces arbres ne sont pas tous en
forme de candélabres. Il en est de beaucoup plus
simples, comme celui de la frairie Saint-Trémeur,
qui est un petit if de trois mètres de haut environ :
le tronc en est écorcé, les branches taillées en pointe
et l'on ente d'autres branches artificielles dans le
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 53
tronc pour multiplier les saillies. Sur chacune de
ces saillies, au nombre d'une quarantaine, on pique
une pomme rouge...
— Et pourquoi une pomme ? demandai-je curieu-
sement.
Mon guide l'ignorait et ses compatriotes, m'assu-
ra-t-il, n'étaient pas mieux renseignés. Gomme pour
les feux de la Saint-Jean, le rite s'est perpétué,
mais sa signification s'est perdue.
— A moins pourtant, me dit-il après un moment
de réflexion, que ce ne soit par allusion à la pomme
qui causa la chute de notre premier père.
— L'arbre des âmes serait donc une réplique bre-
tonne de l'arbre du Paradis terrestre ?
— Peut-être, mais je ne vous le garantis pas.
La réserve du « chulot » est bien explicable et il
se pourrait fort en effet que l'origine du gwczen an
anaon n'eût rien de biblique : ce peuple est si péné-
tré encore du vieux naturalisme arven ! Tant v a
que, le soir de la Toussaint, à Plougastel-bourg et
dans les quinze ou vingt frairies de la paroisse, des
arbres de cette sorte sont mis aux enchères et pous-
sés quelquefois jusqu'à 30 et 40 francs par leur der-
nier enchérisseur. L'acquisition de l'arbre des âmes
est généralement le résultat d'un vœu.
— C'est ainsi, me dit en substance mon guide,
que, quand un ménage frappé de stérilité désire
avoir un enfant, il promet, s'il est exaucé, de se por-
ter acquéreur, au nom de lenfant à naître, d'un
gtvezenan anaon. L'adjudication faite, une interver-
sion de rôle se produit et, d'adjudicataire, l'acqué-
reur de l'arbre se transforme en vendeur au détail.
Mais, comme les quarante ponmies de cet arbre ne
suffiraient pas aux exigences de la clientèle, notre
marchand improvisé s'en procure quelques centai-
54 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
nés d'autres qui, baptisées comme les premières
avalo an anaon (pommes des âmes), se débitent au
même tarif, soit un et deux sous pièce. Bien entendu^
le produit de la vente des fruits, défalcation faite du
prix d'achat, est versé au clergé par l'adjudicataire
de l'arbre. Quant à l'arbre lui-même, tantôt l'adju-
dicataire le dépose dans la chapelle de la frairie,
tantôt il le garde comme un porte-bonheur dans sa
maison jusqu'à la Toussaint suivante, époque où il
l'en sort, y pique de nouveaux fruits et le met aux:
enchères, soit directement, s'il est membre d'une
frairie suburbaine, soit par l'intermédiaire du sa-
cristain, s'il appartient à la frairie paroissiale...
Mais nous voici rendus, Monsieur : la chapelle de la
Fontaine-Blanche est devant vous et là, sur les mar-
ches du calvaire, se tiennent côte à côte le vendeur
de l'arbre, le vendeur des pommes et le vendeur des
pains...
Le soir tombait : ses premières ombres descen-
daient les pentes du Ménez-Hom, pareilles au glacis
dune forteresse démantelée; aux brèches du grand
plateau dénudé que bastionne le vieux mont quadri-
corne, des morceaux de mer luisaient sourdement
comme des incrustations d'étain: une combe s'ou-
vrait à nos pieds dans l'éclaircie du feuillage et, de
cette combe solitaire, entre la limpide fontaine qui
lui a donné son nom et le calvaire signalé par mon
guide, se levait le pignon fleuronné de la jolie cha-
pelle en qui les anciennes chartes saluaient la rose
du monachisme armoricain, rosa monachoruni, et
qui était, jusqu'à la Révolution, un prieuré de
l'abbaye de Daoulas.
La légende veut qu'à cette même place, jadis, une
chapelle plus antique s'érigeât. Comme elle tombait
en ruines, on déménagea la statue de la Vierge et on
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 55
la logea dans l'église paroissiale. Mais, à la faveur
de la nuit, la statue prit sa volée : on la retrouva le
lendemain au milieu des ruines, dans une touffe de
sureau. Derechef on la transporta au bourg et dere-
chef elle retourna clandestinement à son buisson
fleuri. Il fallut l'y laisser et construire, pour l'y abri-
ter, une chapelle toute neuve qui, avec sa rosace tri-
lobée et son riche portail aux arcs en contre-courbe,
n"a pas a rivale dans toute la Cournouaille du nord.
La belle dame qui l'habite reçoit, au 15 août et au
lundi de Pâques, l'hommage solennel des pèlerins;
mais il lui survient, à certaines nuits, des visites
plus mystérieuses : de la chapelle du Relecq, en
Léon, une lumière se détache, franchit l'Elorn et
pénètre dans la chapelle de la Fontaine-Blanche par
la petite porte de la nef. Un instant elle s'arrête de-
vant l'autel, puis continue sa promenade et va se
perdre dans les lointains du Ménez-Hom, couronnés
par une autre chapelle de Marie.
— C'est la Vierge du Relecq, vous disent les bon-
nes gens, qui vient rendre visite à ses cousines de
Gornouaille !...
Pour le moment, le petit placître qui s'étend de-
vant la chapelle n'est pas très animé. Il ne s'y voit,
avec les trois vendeurs, qu'une vingtaine d'assis-
tants clisséminés dans l'ombre des talus ol sur les
banquettes de la route.
— Spfz Urr ha deU givpnneh ! (Sept livres et dix
sous !) répète inlassablement le vendeur de l'arbre,
un grand gaillard sec et tanné, qui répond au nom
magnifiquement barbare de Gourloiien Cap.
Mais personne ne met de surenchère. L'arbre des
âmes, l'arbre sacré de la frairie, payé trente-deux
francs l'an passé, va-t-il donc sadjuger à ce prix dé-
risoire ? Non ! Une partie des membres de la frairie
56 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
a dû s'attarder au cimetière après les offices du
bourg; voilà des groupes qui dévalent vers le cal-
vaire et, d'un de ces groupes, soudain, une voix
féminine jette avec décison :
— Eiz livr (huit livres !).
— Huit livres et dix sous, riposte de l'autre côté
de la route une voix moins assurée, celle d'une jeune
femme à tête hâve qui tenait jusque-là l'enchère et
qui se démasque du talus où sa présence nous avait
échappé.
— Neuf livres !...
La lutte est engagée et elle devient tout de suite
palpitante, presque dramatique vraiment, entre ces
deux rivalités féminines dressées pour la posses-
sion de l'arbre porte-bonhéur. Quels secrets peuvent
se tapir sous ces cornettes en bataille ? Mais visible-
ment la partie n'est pas égale entre les deux adver-
saires. A mesure que la « criée » se poursuit, la voix
de la première enchérisseuse faiblit, devient plus
hésitante : les ressources de la pauvre femme ne lui
permettent pas sans doute de dépasser un certain
chiffre.
— Vingt livres !... Trente !... Trente-cinq !... Qua-
rante !...
Un arrêt, pendant lequel on entend un sanglot
étouffé, puis le traînement d'un pas qui s'enfonce
dans la nuit.
— Personne ne met plus ? demande le vendeur...
Adjugé !
L'acquéreuse de l'arbre s'en empare avidement :
c'est une riche « chulotte » de la frairie, m'explique
mon guide, une Kerandraon du clan des Keran-
draon de Kernévénen, dont la tige, à la Saint-Jean
dernière, s'est fleurie d'un tardif rejeton.
— Et l'autre ? la, vaincue ?
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 57
— Une femme dt- marin... Elle est sans nouvelle
de son homme depuis six mois. Elle avait mis son
dernier espoir dans l'arbre des âmes; puisqu'il ne
lui est pas resté au prix maximum qu'elle s'était fixé
et qui excédait déjà ses ressources, c'est que l'hom-
me ne reviendra pas. On ne peut s'engager avec les
morts que pour le compte des vivants (1).
VIH
LES FRAISIERES DE PLOUGASTEL.
Et les fraises ? me direz-vous. Patience, j'y arrive.
Car on ne nous avait pas trompés; la fraise de
Plougastel n'est pas un mythe, mais sa culture n'oc-
cupe pas tout le territoire de la péninsule. Ni sur
la rive de l'Elorn, ni sur les plateaux de l'intérieur,
oii labri lui manque, on ne la voit arrondir son joli
(1 yi. A. Le Braz, dans sa Légende de la Mort chez les Breton.^
armoricains, a donné, d'après Amédée Creac'h, de l'Auberlac'h, une
version un peu différente de la coutume du bara an anaon et du
guezen an anaon. Et il se peut bien, en effet, que la coutume subisse
quelques changements d'une section à l'autre.
« Le soir de la Toussaint, dit M. Le Braz, les membres de chaque
frairie se réunissent chez l'un d"eux pour y célébrer le rite suivant : la
table de la cuisine est garnie d'une nappe sur laquelle s'étale une
large tourte de pain, fournie par le maître de la maison. Au milieu de
la tourte est planté un petit arbre portant une pomme rouge à l'extré-
mité de chacun des rameaux. Le tout est recouvert d'une serviette
blanche. Lorsque la frairie est rassemblée autour de la table, le maître
de la maison, en qualité dofficiant, commence les prières des défunts,
répondu par les assistants. Puis, les prières dites, il enlève la serviette,
coupe la tourte de pain en autant de morceaux qu'il y a de membres
dans la frairie et met ces moi'ceaux en vente au prix de deux, de
quatre et même de dix sous l'un. Celui des membres de la frairie qui
n'achèterait pas son a pain des âmes » [bara an anaon] encourrait la
S8 UNE CELLULE DE LORGANISME BRETON
dôme rubescent. Cependant, un peu avant le fort du
Corbeau, près de Keralliou, à l'endroit où l'Elorn se
perd dans la rade de Brest, la voici qui se hasarde,
qui fait une première et timide apparition. C'est
même sur le versant nord-ouest de la' péninsule,
dans l'exposition la moins favorable par .conséquent,
que sa culture a pris naissance (i).
La fraise s'appelle en breton sivien. Je ne sais
exactement d'où vient ce mot. Fraise en latin se
disait fraga. Or, presque tous les noms des légumes
et des fruits, en Bretagne, ont une origine latine
bien caractérisée. C'est que les Romains semblent
avoir introduit en Gaule la culture maraîchère et
malédiction de ses parents défunts. Rien ne lui prospérerait plus.
L'argent ainsi récolté est consacré à faire dire des messes et des ser-
vices pour les trépassés. Quant à l'arbre aux pommes rouges, symbole
de la brruriez, dont il porte, du reste, le nom, la personne chargée de
fournir le pain l'année d'après le vient quérir en grande pompe, dès
que la nuit est proche, et dispose à son gré des fruits dont il est paré,
en attendant de les remplacer par d'autres. )>
(1) « Ce fait, singulier en apparence, dit M. Camille Vallaux,
s'explique par le voisinage immédiat de Brest, qui fut longtemps le
seul débouché des produits de Plougastel. Le fraisier du Chili, qui
s'est merveilleusement acclimaté dans le pays et dont la réussite a été
le point d'origine de la culture intensive de la fraise, était donc cul-
tivé aux environs de Keralliou. On s'aperçut, vers 1820, qu'il réussis-
sait bien mieux sur les terrains de la côté sud. à Larnouzel et à Ker-
daniel, sur l'anse de l'Auberlac'h. Des falaises, jusqu'alors incultes,
furent découpées en petits carrés séparés par des muretins de pierre
sèche, les « talus » de la côte, dont l'utilité ici est incontestable; elles
furent ensemencées en fraisiers. De Kerdaniel, les fraisiers s'étendi-
rent vers l'Auberlac'h. Saint-Adrien et Roségat. En 1?65, ils arrivaient
au ïindutï, sur la rivière de Daoulas. En 1877, ils parvenaient à
Saint-Claude et envahissaient la commune de Loperc'het. Aujourd'hui
ils ne s'arrêtent qu'au Squivit, tout près de Daoulas. Mais le grand
centre de production est demeuré à l'Auberlac'h, où il s'établissait, il
y a soixante-dix ans et où les fraises sont entourées de légumes-pri-
meurs, laitues, choux précoces, haricots verts et petits pois. » (La
£asse-Bretagne, Paris, 1907.)
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON 59
fruitière, inconnue avant eux ou du moins demeu-
rée très rudimentaire (1). La fraise fait exception.
D'assez bonne heure on a distingué la fraise ordi-
naire et la fraise du fraisier traçant, appelée sivien-
red. Ce n'est pourtant que vers la fin du xvr siècle
qu'on a commencé à cultiver la fraise en France.
Elle vivait, jusqu'alors, à l'état sauvage, comme nos
fraises des bois. Et c'est en effet dans les bois qu'on
l'allait chercher. Elle était fort petite, même la va-
riété de fruit plus allongé connue sous le nom de
fraisier des quatre saisons et qui est originaire, croit-
on, du Mont-Cenis, dans les Alpes. Bien plus tard
seulement sont apparus les fraisiers à gros et moyens
fruits : le fraisier élevé [fragaria elatior) à la saveur
musquée; le fraisier des collines [fragaria collina),
dont le calice est appliqué sur le fruit; le fraisier du
Chili [fragaria C/iilœnsis), introduit en 1714 et qui,
perfectionné par la culture et croisé avec la fragaria
Virginia na, s'acclimata tout de suite à Plougastel.
On y cultive, bien entendu, surtout depuis une
cinquantaine d'années, un grand nombre d'autres
variétés. Il semble même que le fraisier du Chili
ait fait son temps, ainsi que la grosse fraise à fruit
pourpre [Belle de Meaux, Belle de Montrouge, etc.)
qui, dans la banlieue parisienne, s'est taillé une si
belle place au soleil. C'est la fraise moyenne à qui
vont les préférences des cultivateurs plougastélois.
Les variétés les plus répandues là-bas sont la Doc-
teur Morère, la Marguerite, la fraise noble, la Royale
souveraine, la fraise d'Angers, la fraise Jairne et la
(1) N'en concluons pas que les Celtes ne connaissaient que la vie
pastorale, « Tout le monde sait qu'ils connaissaient l'agriculture, dit
le savant Joseph Loth. Un certain nombre de termes importants com-
muns aux deux groupes, goidélique et brittonique, suffirait à le prou-
ver B. (Note -sur le nom de la Jierse chez les Celtes.)
60 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
fraise ananas. Aucune de ces variétés n'est indigène.
Plusieurs sont nées d'hier et ont été obtenues dans
les exploitations parisiennes par de lentes méthodes
de sélection et d'hybridation : les Plougastélois se
sont contentés de les adoiDter. En quoi peut-être
n'ont-ils pas montré un esprit assez entreprenant,
•car il leur eût été possible (et il y eussent trouvé
leur avantage) d'obtenir un type personnel qui eût
distingué à l'étranger la fraise bretonne des autres
fraises.
Tel quel, l'hectare de fraisiers, à Plougastel, rap-
porte brut 3.000 francs, prix maximum; à Chatenay,
Bagnolet, Bry, Montreuil, Verrières, Fontenay-aux-
Roses, etc., etc., il rapporte deux fois plus : entre
6.000 et 7.000 francs. Il est vrai qu'ici, à la culture
■de plein air, on ajoute la culture intensive sous châs-
sis et avec thermosyphon; de plus en plus les horti-
culteurs de la l)anlieue parisienne visent à la qualité
et à la précocité du fruit plus qu'à sa quantité.
Une troisième région de la France tient, avec le
Finistère et la banlieue parisienne, une place impor-
tante dans la fraisiculture : c'est le Midi provençal,
principalement la région d'Hyères et de Carpentras.
On évalue à un million de kilogrammes les expédi-
tions d'Hyères, à cinq millions celles de Carpentras
et de ses annexes (Entraigues, x\ubignan, Perres,
Montueux, etc.). Autour de cette dernière ville s'éta-
lent d'immenses champs de fraisiers qui ont rem-
placé avec avantage la garance dont ils étaient plan-
tés avant le krach industriel dont ce produit fut
atteint il y a quelques années. L'hectare y rapporte
entre 3.500 et 4.000 francs, soit près de 1.000 francs
de plus qu'à Plougastel, ce qui ne laisse pas de sur-
prendre un peu, la majeure partie des fraises pro-
vençales, notanunent les variétés Marguexile et Vie-
UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON ('»!
toria, étant directement expédiées sur Londres com-
me les fraises de Plougastel et ayant à fournir une
traite deux fois plus longue.
Les Anglais ne connaissent donc point la culture
des fraises? Si fait 1 Ils possèdent, tout connue nous,
des fraisières sous châssis et des fraisières à l'air
Jibre, dont les plus considérables sont situées en
Ecosse, à Roslin, et dans le comté de Kent, à Tiptree
Heath. Les estraivb(\rnes de Roslin sont même si
renommées qu'à en croire un voyageur français,
M. Paul Toutain, on organise pendant Tété, d'Edim-
bourg à Roslin, pour les amateurs de fraises, des
« trains de gourmandise ». Quant aux exploitations
de Tiptree Heath, on peut juger de leur importance
par ce fait que les pompes élévatoires n'y distribuent
pas moins de 3.500 gallons d'eau par heure (le gallon
vaut 4 litres 523). Mais les fraises anglaises sont, en
'général, très tardives, insuffisanmient sucrées et pro-
pres, tout au plus, à faire des confitures. De grandes
usines à vapeur sont, effectivement, annexées aux
exploitations de Tiptree Heath et l'on y traite les
fraises sur place.
Les fraises françaises, à la différence des fraises
indigènes, entrent, au contraire, dans la consomma-
tion immédiate. Elles sont servies en boîtes ou en
paniers sur les tables. x\ Plougastel, les expéditions
se font soit dans des « fardeaux » (couple de petites
boîtes oblongues en forme de cercueil, nommées
peut-être de là « carchets », corruption du mot bre-
ton arched, cercueil), soit en d'élégantes corbeilles
de paille jaune et violette fabriquées dans le Vau-
cluse, soit encore dans les espèces de cribles appelés
« cageots ».
Et sans doute on apporte le plus grand soin à la
cueillette du produit. Les journaliers et journaliè-
62 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
res du Faou, de Loperhet, de Daoulas, etc., que les
cultivateurs de Plougastel embauchent pour cette
cueillette, s'y montrent d'une habileté consommée :
la fraise est détachée d'une façon très délicate, l'on-
gle faisant levier, et rangée immédiatement, sans
que la main l'ait touchée, dans le carchet ou la cor-
beille. Elle ne passe plus, comme autrefois, par l'in-
termédiaire du « bouleau » ou, du moins, cette sorte
de bannette grossière en osier, avec un fond en cul
de bouteille, ne s'emploie-t-elie plus qu'en fin de sai-
son pour les fraises à bon marché qu'on exporte sur
Brest, Landerneau, Quimper et Morlaix et qui ne
craignent point le transvasement. Le carchet lui-
même n'a peut-être plus de longs jours à vivre : on
lui avait donné cette forme de cercueil ou de bateau
à fond plat pour atténuer la pression des fraises du
dessus sur les fraises du dessous. Ces carchets étaient
en somme un premier progrès sur les anciens paniers
de dix kilos pesant, où l'on entassait les fraises au
début de l'exportation et dont elles sortaient en
bouillie la plupart du temps. Mais, fabriqués en
bois plein, ils ne permettent pas à l'acheteur de se
rendre compte de l'état de conservation des fraises
du dessous. Les corbeilles à claire-voie n'ont pas cet
inconvénient. Aussi prévoit-on qu'elles remplace-
ront les carchets à bref délai, et déjà les syndicats
fraisicoles de la région se préoccupent de trouver un
système d'emballage qui permette de les arrimer
convenablement dans les cales des navires.
Je viens de parler des syndicats. C'est là, en effet,
une des autres étrangetés de ce pays tout à la fois si
traditionnaliste dans ses mœurs et si avancé dans
ses conceptions économiques. Jusqu'en 1865, date de
l'ouverture du chemin de fer de Paris à Brest, Plou-
gastel n'exportait ses fraises que sur les villes envi-
UNE CELLULE DE l'ORGANISME BRETON 63
ronnantes. Les prix étaient fort bas. L'exportation
vers Paris les releva sensiblement et les envois fini-
rent par atteindre, en 1875, deux millions de kilos.
Cependant les cultivateurs plougastélois ne for-
maient pas encore d'associations ; les marchands
fraisiers du dehors venaient acheter la fraise sur
place et traitaient avec chaque producteur isolé-
ment. Cet était de choses commença de se modifier
quand les steamers anglais, au lieu de charger la
fraise à Brest, acceptèrent de venir la charger direc-
tement et pour ainsi dire à pied-d'œuvre dans les
petits ports de la presqu'île : au Passage, au Caro, à
l'Auberlac'h, etc. C'est à cette époque que se fonda,
sous une étiquette anglaise, le premier syndicat frai-
sicole de Plougastel : la S/tippers-Unwn (1), bientôt
suivie de la \eiv-Union et de la Farmers-Union. Et il
se peut que le contact et l'exemple des com-
merçants britanniques n'aient pas été étrangers k
cette évolution qui répondait si bien, par ailleurs,
aux habitudes communautaires de la race et à son
antique répartition en frairies : le syndicat n'est, en
somme, qu'une extension économique de la hreuriez.
L'exportation des fraises s'était faite jusque-là dans
des conditions assez fâcheuses : les cargos-boats qui
chargeaient à Plougastel manquaient essentielle-
ment de confort; les fraises y avaient à la fois à
souffrir du voisinage malodorant des chaufferies et
du défaut d'aération. Aussi les syndiqués décidè-
rent-ils en 1899 d'affréter des navires spéciaux pour
le transport de leurs produits. Le Résohde fut le
premier navire de ce genre : la cale avait été éloi-
gnée de la machine et, si l'on n'y avait point fait,
comme sur les steamers américains, la dépense d'un
(1) Union des Expéditeurs.
64 UNE CELLULE DE l'ORGANISME BRETON
appareil frigorifique à dégagement d'ammoniaque
et de chlorure de méthyle, une aération ingénieuse
y entretenait suffisamment de fraîcheur pour que les
fraises arrivassent sur les marchés en parfait état
de conservation.
La Farrners-l'nion, la S/iippers-Union et la New-
Union se sont fondues depuis lors en une seule so-
ciété : VUfiion. Et peu s'en fallut que le trust de la
fraise ne fût réalisé, h' Union, composée de gros pro-
ducteurs, régentait le marché, pesait tyrannique-
ment sur les cours : la situation devenait intenable
pour les petits et moyens producteurs qui parlaient
déjà de « faire passer la charrue dans les fraisières».
Mieux inspirés, ils s'associèrent à leur tour (1906) et
opposèrent syndicat à syndicat". La F. F. (Fermiers
Fraisiéristes), après des débuts assez pénibles, finit
par prendre pied sur le marché. Un tiers de la pro-
duction fraisicole s'écoule par ses steamers. Le plus
curieux est que chacun de ces syndicats a pour pré-
sident un Le Gall. On les distingue par leur lieu
d'origine. Le Gall des Rosiers préside VUnioîi, et Le
Gall de Pénanéro préside la F. F. Je ne serais pas
étonné qu'ils fussent parents de surcroît : les maria-
ges entre consanguins sont quasi la règle à Plougas-
tel; on ne s'y marie qu' « entre soi ». Qu'arrive-t-il ?
C'est que tout le monde est un peu cousin et que le
même nom est porté par des centaines de familles.
Pour se reconnaître dans cette kyrielle de Kervella,
de Calvez, de Jézéguel, de Kerzoncuff, de Le Bot
et surtout de Le Gall qui sortent de terre à chaque
pas, il faut recourir aux sobriquets ou les désigner
par la breuriez dont ils font partie ou le nom des
convenants qu'ils habitent...
Au petit port du Passage, oij je m'étais rendu, en
avril précédent, vers 5 heures du soir, pour repren-
UNE CELLULE DE LORGANISME BRETON 65
dre le bac, deux steamers achevaient leur charge-
ment : VAnnie et VAlder-Newi/. Ils devaient partir à
la marée et on attendait leur retour pour le surlen-
demain. Sur le môle et les quais s'entassaient les
« fardeaux », les cribles et les corbeilles du Vau-
cluse en paille jaune et violette. Chaque vapeur em-
porte par voyage trente mille caisses de fraises en-
viron. Le total de l'exportation, qui était, il y a
quelques années, de 300.000 caisses, représentant
près de 500.000 kilos, est aujourd'hui cmq fois plus
élevé et monte à 2.500.000 kilos.
Gros chiffre, si l'on réfléchit à la faible durée de
l'industrie fraisicole ! Cette industrie s'exerce seu-
lement du 15 mai au 15 juin. Il y a encore des frai-
ses à Plougastel après le 15 juin, mais ce n'est plus
de la fraise de primeur, la seule qui vaille qu'on l'ex-
porte et dont la culture soit vraiment rémunératrice:
payée de 7 à 14 sous aux producteurs, on la revend
jusquà deux francs la livre aux Anglais. Les meil-
leures fraises de la région, qui sont aussi les plus
précoces, mûrissent sur les pentes rocheuses de 1 Au-
berlac'h et de Kerdaniel. La côte est là presque à
pic. On appelle ces terrains les rochous et ils sont
particulièrement recherchés des cultivateurs.
Le fait est que, dans la commune de Plougastel,
l'hectare de ces rodions et, en général, de toutes les
terres chaudes, atteint fréquemment 15.000 francs(i).
(1) a Dès qu'une parcelle de terrain est libre dans leur voisinage,
me disait un notaire de Plougastel, M»^ Dilassez, les feimes riveraines
se le disputent avec une âpreté incroyable. J'ai ainsi vendu, en 1910,
par petits lots, 86.550 francs une ferme appartenant à M. de Lamori-
cière, d'Angers, et louée 1.100 francs l'an. Mais ma plus belle affaire
en ce genre remonte à 1902 : il s'agissait de divers lopins déterre
provenant du même héritage. Leur rapport total était de 398 francs.
Je les ai vendus 63.000 francs ! » — Ajoutons qu'ici on mesure la
66 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
C'est un prix très supérieur à celui des autres terres
de Bretagne, sauf autour de Roscoff et dans cette
zone privilégiée du Trégor qu'on appelle « la cein-
ture dorée ». S'agit-il de terres froides ? L'hectare
tombe tout de suite à 6.000, même à 5 et à 4.000
francs. La différence est sensible. Plougastel, d'ail-
leurs, ne produit pas que des fraises : il produit
aussi des petits pois (200 quintaux), des choux et des
haricots verts de primeur, qui s'exportent, comme
les fraises, sur les marchés anglais, tandis que ses
nèfles, i3runes, cerises, pommes et poires au couteau
vont alimenter les marchés de l'intérieur. Sauf sur
la rive de l'Elorn, lande et bois, de Saint-Jean à Ké-
ralliou, et sur le plateau, où l'on cultive un peu de
céréales, toute cette péninsule n'est donc que ver-
gers, jardins fruitiers et maraîchers. Et, pour une
partie de sa population, la pêche ajoute son appoint
aux revenus du sol : petite pêche, sans doute, qui ne
comporte guère les lointaines expéditions, qui se fait
en rade, par beau temps, et se borne au dragage
des coquilles de S^-Jacques (i), mais qui suffit pour
terre par hoczal, qui vient évidemment du mot français boisseau
(1-10 litres d'orge, avec lesquels on doit régulièrement semer 30 ares ou
un boezal).
(1) Erreur. Et, bien avant la guerre, déjà, les pêcheurs-cultivateurs
de l'Auberlac'h, du Caro, de Saint-Claude, etc., avaient singulière-
ment étendu leur champ d'action et perfectionné leur armement : ce
n'est pas la coquille de Saint-Jacques seulement — vendue alors
30 francs la « sacquée » de .50 kilos et dont les bancs d'ailleurs com-
mençaient à s'épuiser — qu'ils draguaient du 1.5 septembre au l®"" mai;
ils draguaient aussi les huîtres, les pétoncles, le maërl, amendement
de premier ordre pour le froment, l'orge et les carottes ; ils poussaient
même assez loin hors du goulet à la recherche des mulets et des bars.
Leurs barques à deux mâts, hautes de bordage et basses de quille, com-
portent à l'avant un petit logement pour les hommes (4 par bateau et
le mousse). Tel petit port plougastélois, comme l'Auberlac'h, possède
ainsi une flotille de pêche forte de cinquante unités.
UNE CEI-LULE DE L'ORCANISME BRETON 67
que la moitié de cette population de maraîchers soit
inscrite sur les rôles d'équipage et touche une pen-
sion de la Marine.
— Nous n'avons pas ici de très grosses fortunes,
me disait un notable du bourg : cinq ou six seule-
ment, car les plus belles fermes ne dépassent pas
15 hectares, mais nous n'avons pas de pauvres non
plus. Si vous voyez un mendiant sur nos routes,
soyez sûr qu'il est étranger.
CONCLUSION.
Llieureux pays ! Le pays privilégié et peut-être
unique que voilà ! Au terme de la longue enquête
que je viens de conduire, j'essaie de dresser son
image en moi, de ramasser mes souvenirs et d'en
dégager une impression d'ensemble. Je revois en
esprit ces costumes chatoyants et précis, ces inté-
rieurs distribués sur un plan uniforme, ces noces
collectives qui ressemblent à des mariages de clans,
toute cette vie domestique si bien ordonnée et si
bien accordée au rythme de la vie générale; je songe
aux chapellenies et aux breuriez qui encadrent l'in-
dividu dans son groupe spirituel, aux syndicats qui
l'encadrent dans son groupe social; je rapproche des
extraordinaires qualités pratiques de ce peuple son
attachement à la tradition, aux rites partout ailleurs
périmés de la naissance, des fiançailles et de la mort,
à tant de coutumes aussi anciennes que lui-même et
((ui nous reportent vers le mystère des origines ;
j'évoque, entre leurs collines flexueuses, les coulées
d'or de l'Auberlac'h, du Téven, du Caro, les vergers
ruisselants de fruits, l'air qui sent la fraise et l'iode,
les steamers qui appareillent dans la pourpre du
68 UNE CELLULE DE L'ORGANISME BRETON
couchant et qui laissent derrière eux un sillage
parfumé; solidement établie dans ces paysages arca-
diens, j'aperçois une race forte, bien découplée,
haute de stature, régulière de lignes, indemne de
tares... Santé, richesse, aptitude au progrès écono-
mique, combinée avec l'attachement à la tradition,
parfait! accord de l'individu et de son groupe, de
l'homme et du sol, qu'est-ce donc que tout cgla, si ce
n"est pas le bonheur ?
Et je crois bien, en effet, que les Plougastélois
sont des gens heureux. Ils portent, comme on dit,
leur bonheur sur leur figure; ils sont gais, ouverts,
d'humeur accueillante et facile; ils dessinent, au
milieu de la mélancolique Bretagne, comme un îlot
d'optimisme. C'est, sans doute, qu'un ensemble de
conditions naturelles aussi favorables s'est rarement
rencontré : Cambry, qui visita Plougastel à la fin du
xvnr siècle, l'appelait un paradis et souhaitait d'y
finir ses jours; mais c'est surtout que ces gens-ci
sont merveilleusement équilibrés. Leur immobilité
n'est qu'apparente. A l'écart des autres peuplades de
la Cornouaille et du Léon, repliées sur elles-mêmes
ou emportées par un vent d'anarchie, la peuplade
plougastéloise n'a pas cessé un moment de poursui-
vre sa lente et régulière évolution. Il n'y a pas eu
chez elle de déchirure; elle n'a pas brutalement
rompu avec le passé; elle s'est développée selon l'har-
monieuse logique de ces beaux arbres dont la ramure
ne cesse de monter et de s'étendre, tandis que, par
leurs racines, ils plongent plus profondément dans
le sol maternel.
ANNE DE BRETAGNE A BLOIS.
(Lettre au W^ Le Fur, directeur du Breton de Pari:?,
à l'occasion du 4^ centenaire d'Anne de Bretagne.)
Mon cher Directeur,
Vous me demandez quelques notes sur Anne de
Bretagne. Que vous dirai-je ? Gomme tous les Bre-
tons, j'ai un culte pour celle que nous avons tant de
peine à nommer la reine Anne et qui est restée pour
• nous « la bonne duchesse ». Dans mon cabinet de
travail, sur mon cartonnier, son effigie s'érige, blan-
che, jaune et bleue. C'est la f/enia loci, une genia en
faïence de Blois, du coût modique de 4 fr. 75. On ne
r a pas exécutée sur commande pour votre serviteur:
ces statuettes d'Anne de Bretagne se fabriquent à la
grosse, sur les rives de la Loire, au 35 du quai des
Imberts; c'est même, m'a-t-on dit, un des articles les
plus courants de la faïencerie blaisoise qui fait ainsi
la leçon à nos faïenceries indigènes. Il y en a de
toutes les tailles; mais l'expression n'en varie guère
et la ressemblance n'est pas garantie. Vous confesse-
rai-je qu'après tout j'aime autant ça ?
Sur ma statuette, Anne de Bretagne est jolie. Elle
l'était beaucoup moins dans la réalité. Je sais bien
que les portraits qu'on a d'elle présentent d'assez
grandes différences d'interprétation. Tel lui donne
un double menton et une poitrine presque opulente
(notamment le portrait qui appartient au comte de
70 ANNE DE BRETAGNE A BLOIS
Lanjuinais), et, dans tel autre, elle est plate comme
une nonain. Et les historiens ne s'accordent pas
beaucoup mieux à son sujet que les portraitistes.
Pour M. Barthélémy Pocquet, digne continuateur
d'Arthur de la Borderie et qui, son égal en savoir,
le passe singulièrement par la fermeté de la langue
et l'heureuse mise en œuvre des matériaux, Anne
de Bretagne avait le visage arrondi, les traits
un peu forts, le front élevé, les yeux vifs et
clairs, la bouche assez large, mais fraîche et ronde,
le teint blanc, le nez court et bien pris. Mais un autre
des plus récents historiens de la bonne duchesse,
M. Louis Batiffol, la peint, tout au contraire, de
visage un peu long et, chez lui, le teint d'Anne de
Bretagne a tourné au blême, pour ne pas dire au gris
cendré. A la vérité, M. Batiffol lui laisse son nez
court et sa bouche trop grande. Le pis est que je ne
retrouve ni l'un ni l'autre dans ses miniatures et
ses portraits : elle y a une bouche moyenne et très
finement arquée et un nez dont l'arête rentrante
s'enfle assez disgracieusement vers le bout, qui prend
ainsi l'apparence d'un bulbe. Bref, ce nez d'Anne de
Bretagne paraît avoir été tout le contraire de ce que
nous appelons le nez bourbonien, et, si ce n'était pas
le nez en pied de marmite, il s'en rapprochait beau-
coup.
Ajoutez que notre bonne duchesse, petite et de
« taille menue », claudicait légèrement et que, pour
dissimuler sa boiterie, elle chaussait des patins iné-
gaux. Telle quelle, cette « fine Bretonne », comme
l'appelle Brantôme, avait « si bonne grâce que l'on
prenait plaisir à la regarder », surtout quand on la
comparait à son premier mari , Charles VIII, dont la
tête énorme, branlant sur un petit buste fluet, les
gros yeux à fleur de tête, la lèvre pendante, le men-
ANNE DE BRETAGNE A BLOIS 71
ton court, piqué de poils roux, donnaient toute l'im-
pression dun dégénéré. « De corps comme d'esprit,
disait Contarini, il vaut peu de chose ». Anne, au
contraire, était bien la plus avisée petite Brette qu'on
eût vue par le monde. Volontaire « jusqu'à en être
têtue », elle savait le grec, le latin, protégeait les
poètes et les artistes, donnait aux pauvres sans comp-
ter, s'exprimait avec une grande élégance, voyait
clair et juste en toutes choses, remettait les galants
au pas et n'avait qu'un défaut : son caractère vindi-
catif. Elle n'oubliait jamais une offense, encore
moins une injustice. Certains historiens l'ont accusée
de n'avoir pas dépouillé suffisamment la Bretonne
en devenant reine de France. Accusation toute gra-
tuite : la façon dont elle gouverna le royaume, pen-
dant que ce pauvre fou de Charles VIII bataillait
en Italie, suffirait à montrer quelle profonde
sagesse, quelle entente des plus difficiles problèmes
de la politique elle savait mettre au service des inté-
rêts français.
Mais la vérité est qu'elle avait fait deux parts de
sa vie et que, tout en donnant son cerveau et ses for-
ces à son nouveau pays, elle gardait son cœur à la
Bretagne. De là certaines contradictions d'attitude
qui n'ont surpris que ceux qui ne connaissent point
notre race et sa facilité de dédoublement. Tantôt on
la voit en grand costume de drap d'or fourré d'her-
mine, la gorge, les bras, les mains ruisselants de
bijoux, fastueuse dans se goûts comme dans son
habillement, mangeant dans la vaisselle de vermeil
et d'argent ciselé, commandant à des artistes célè-
bres des tapisseries, des pièces d'orfèvrerie, des
tableaux, des manuscrits à miniatures « qui sont les
plus belles œuvres de ce genre que nous possé-
dions » — mais Anne de Bretagne ne fut-elle pas,
72 ANNE DE BRETAGNE A BLOIS
avec Catherine de Médicis, la plus riche de toutes les
reines de France ? — tantôt elle abdique tout luxe, se
présente aux contemporains dans « un costume noir
tout uni, coiffée d'une cape de son pays également
noire, par dessus une coiffe blanche ». Ne dirait-on
point une Léonarde ou l'une de ces îloises de l'anti-
que Enez-Sûn qui sont vêtues d'un deuil éternel ?
Elle semble, comme elles, même du vivant de ses
maris, une âme en veuvage. Et ce n'était plus là
sans doute Anne de France, mais c'était à coup sûr
Anne de Bretagne — la première reine qui ait porté
le deuil en noir !
On a dit qu'elle était jalouse, ce qui ferait suppo-
ser qu'elle aima ses maris. De fait elle eut du pre-
mier quatre enfants, dont ce délicieux et mélanco-
lique petit dauphin Charles Orland, qu'elle fit pein-
dre pour Charles VIII et que nous révéla une récente
exposition de Primitifs. Tous quatre moururent en
bas âge. Elle donna encore deux filles à son second
mari : Claude et Renée de France, et ces deux-là
vécurent. Après quoi il serait difficile de prétendre
qu'Anne de Bretagne s'est soustraite aux charges de
la maternité. Mais il n'est pas défendu d'admettre
que les sens avaient peu de part dans son affection
pour Charles VIII, sinon pour Louis XII, à l'égard
de qui l'accord semble avoir été plus facile chez elle
entre son cœur et la raison d'Etat. Louis XII, qui,
de son côté, paraît l'avoir sincèrement aimée, qui,
« en ses gayetés », l'appelait « sa Bretonne », fut
tout un temps très affecté de sa perte. Il ne faudrait
pas faire évidemment d'Anne de Bretagne une vic-
time de la nostalgie : c'est une crise de gravelle qui
l'a emportée et non le mal du pays. Et cependant,
sur toute cette vie si pleine, si unie, vouée au devoir
politique ou conjugal, ne sent-on point peser à cer-
ANNE DE BRETAGNE A BLOIS 73
tains jours comme une ombre, n'y a-t-il pas comme
un vague regret du passé ? A Ambroise, à Blois, elle
s'entoure d'une garae de cent gentilhommes bretons,
« qui jamais ne falloient, quand elle sortoit de sa
chambre, fùst pour aller à la messe ou s'aller pro-
mener, de l'attendre sur cette petite terrasse de Blois
qu'on appelle encore « la Perche aux Bretons », elle-
mesme l'ayant ainsy nommée ». Du plus loin qu'elle
les apercevait : « Voylà mes Bretons, disait-elle, qui
m'attendent sur la Perche ». Et, sur cette même Per-
che aux Bretons, «^n ses heures de mélancolie, ne se
donnait-elle point le déchirant régal des musiques
de là-bas, que lui sonnaient quatre joueurs de
binious et de bombardes appelés tout exprès à Blois
pour la bercer des airs de son pays ?
Quel dommage, mon cher Directeur, que l'impiété
de Gaston d'Orléans n'ait pas respecté ce menée' hy
royal, cette sorte de lieu d'asile des songeries bre-
tonnes de la reine Anne ! Nous y eussions pèlerine
de compagnie. Mais la Perche aux Bretons n'existe
IdIus dans son état primitif. François l•'^ qui avait
commencé la transformation du château de Blois,
avait du moins conservé, sur la face Ouest, les bâti-
ments qui bordaient cette petite terrasse. Gaston
d'Orléans vint qui les remplaça par une aile de sa
façon, prétentieuse et lourde. Il faut chercher ail-
leurs notre bonne duchesse. Sera-ce dans ces gale-
ries où son chiffre et ses hermines s'entrelacent avec
le porc-épic, qui était le peu galant emblème de
Louis XII ? Voici la chambre où elle expira le lundi
9 janvier 1514, à 10 heures du matin. Montons encore
cependant. Et c'est que, plus que partout ailleurs
peut-être, Anne de Bretagne est présente sur ces hau-
tes terrasses du château d'où l'on découvre la ville
basse, le quartier Saint-Nicolas et le cours sinueux
74 ANNE DE BRETAGNE A BLOIS
de la Loire. Je ne sais pas de fleuve qui porte davan-
tage à la nostalgie : ses eaux paresseuses, qui se
traînent entre des rives basses et laissent à décou-
vert, au milieu de leur lit, d'énormes bancs de sable
roux, ont je ne sais quoi de dolent, d'élégiaque et
qui convient merveilleusement à une âme blessée.
J'imagine que la pensée de la reine xA^nne devait
emprunter le cours de ce beau fleuve languissant,
s'en aller avec lui, au fil de l'eau, vers la Bretagne
lointaine et toujours regrettée. Ainsi, de nos jours
encore, le dimanche, sur les passerelles de la ligne
de l'Ouest, les Bretons de Grenelle et de Vaugirard
regardent fuir les rails qui mènent vers leur pays...
UN VOYAGEUR ITALIEN
EN BRETAGNE AU XVP SIÈCLE
Il est bien vrai, comme dit M. Henry Cochin, que,
pour nous donner une image vivante et réelle de la
France dans les siècles passés, rien ne vaut les notes
des voyageurs. Que ne devons-nous pas à Young, à
Locatelli, à labbé Rucellaï, au cavalier iMarin et
même à Sterne ? De toutes ces notes, de tous ces ré-
cits, dûment coUigés et rassemblés, on composerait
sans peine une abondante bibliothèque dont il serait
loisible ensuite, comme le souhaitait Gaston Paris,
d' « extraire le suc » dans un petit volume portatif,
rade mecum, bréviaire de poche des « Français qui
pensent » — et même de ceux qui, ne pensant pas,
ont d'autant plus besoin de gens qui pensent pour
eux.
Le carnet de voyage de don Antonio de Beatis oc-
cuperait assurément une place de choix dans cette
bibliothèque. Il faut savoir gré à Pastor de l'avoir
publié (il dormait jusqu'en 1893 dans les réserves de
la Napolitaine) et à M"*' Robert Havard de la Monta-
gne de l'avoir si diligemment traduit. M. H. Cochin,
qui a enrichi l'édition française d'une savante pré-
face, remarque avec beaucoup de sens que les notes
des Allemands sont généralement toutes théoriques
et dénuées d'intérêt; l'Anglais, toujours exigeant,
présente l'image de ce voyageur éternellement mé-
content, dont Sterne fera, au dix-huitième siècle.
76 UN VOYAGEUR ITALIEN EN BRETAGNE
une caricature restée fameuse. Au contraire, l'Italien
est le plus souvent un excellent observateur des
mœurs et décrit pour lui-même, pour se souvenir,
sans passion et sans préjugé.
Tel est bien le cas de Béatis. Qu'était-ce que ce
Béatis ? Le secrétaire du cardinal Louis d'Aragon
qui, en 1517, comme l'avait déjà fait quelques an-
nées plus tôt celui qui devait être Léon X et qui
n'était encore que le cardinal Jean de Médicis,
s'avisa d'aller prendre l'air de l'Europe et de voir le
monde — visunis rnundum, dit Buckhardt, — très
IDrobablement sans mission diplomatique et pour le
simple plaisir de satisfaire sa curiosité.
Le cardinal n'a point laissé de récit de son voyage.
Il s'en fiait à son secrétaire, homme soigneux et de
bonne foi, et c'est apparemment tout ce qu'il lui
demandait. Béatis n'est point un grand écrivain,
mais c'est un bon observateur. Il semble avoir très
bien compris l'Allemagne et la Flandre; il n'a pas
été moins sensible à la galanterie française et à l'ex-
cellence de notre cuisine. Il rédigeait ses notes au
jour le jour, ce qui leur donne quelque décousu,
mais aussi beaucoup de piquant et de vie. Et ses
portraits, d'un tour bref, mais où chaque mot porte,
sont tout à fait parlants.
Les voyageurs arrivaient à la Cour de France au
moment où il était fort question de son départ pour
la Bretagne.
« Sa Majesté, dit Béatis, veut aller visiter son du-
ché, car la chose est de grande importance; mais, les
Bretons étant ennemis naturels des Français et gens
terribles, le roi tremble de peur chaque fois qu'il en
parle. »
Voilà qui chatouillerait agréablement l'épiderme
du barde Mathaliz. Mais l'éditeur de Béatis croit
AU XVr SIÈCLE 77
qu'il aura pris au sérieux quelque plaisanterie de
François P^ « dont on connaît l'intrépide bra-
voure ». Sans doute. Pourtant l'attitude des Bretons
à cette époque justifiait assez bien les appréhensions
du roi, qui, s'il ne craignait point pour lui-même,
pouvait craindre pour son beau duché : est-on ja-
mais sur de rien avec ces caboches de granit ?
Et cela mit en goût le cardinal et son secrétaire de
pousser une pointe jusque chez C3S avale-tout-cru.
Ils y furent très courtoisement accueillis. Le comte de
Laval et son fils, avec une riche et nombreuse escorte
de gentilhommes bretons, vinrent au devant des
voyageurs et les menèrent à Rennes où se tenait pour
lors le Parlement.
Beatis fut médiocrement ravi, à vrai dire, de la
capitale bretonne, dont il trouvait les églises sans
. beauté, les rues étroites et fangeuses. Chose remar-
quable, il ne se plaignit point des puces indigènes,
qui, au dire de Paul Féval, étaient renommées dès
Jules César pour leur grosseur et auraient dû lui
rappeler celles de l'Italie, dont il fut si content d'être
débarrassé en franchissant les Alpes. Beatis n'en re-
venait pas de coucher dans des lits sans vermine.
Quel secret pouvaient bien avoir ces gens du Nord
pour mettre en fuite poux, punaises et puces ? II
s'informa et apprit qu'on badigeonnait « le dessus
et le dessous des matelas d'une sorte de mixture »
qui avait la double vertu d'être « contraire aux pu-
naises et autres vermines » et de rendre « si agréable
la surface des matelas que l'on croyait dormir sur
de la fine laine ». Beatis ajoute qu'on n'usait « de ce
procédé qu'en été ». Il a oublié malheureusement,
si tant est qu'il l'ait sue, de nous livrer la formule
de la mixture. Un droguiste qui la retrouverait ferait
sa fortune.
78 UN VOYAGEUR ITALIEN EN BRETAGNE
Nos voyageurs passèrent deux jours à Rennes, et
ce ne fut que bombances. On servit sur les tables un
poisson qui étonna bien Béatis : « Il est semblable au
porc, dit-il, dont il a la grosseur, le goiit et le nom. »
C'était du marsouin. J'en ai goûté, moi aussi, et il
est bien vrai que la chair en est fort savoureuse.
Pourquoi ne mange-t-on plus de marsouin ? Cela
vaudrait bien le cheval et même la bosse de chameau
qu'on essaie depuis quelque temps d'acclimater sur
nos tables.
Mais on n'eût point été en Bretagne si, après le
dîner, les langues ne se fussent déliées pour filer
quelques-uns de ces récits merveilleux qui firent au-
trefois la réputation des harpeurs de lais.
Le comte de Laval et le duc de Rohan rivalisèrent
de verve et d'ingéniosité. L'un de ces seigneurs conta
l'histoire d'une cane miraculeuse qui, « chaque an-
née, en la fête de Saint-Nicolas, dans l'église d'un
endroit de son domaine, à quatre lieues de Rennes,
vient avec ses petits, vers le soir, monte sur l'autel,
vole une fois tout autour et laisse un de ses cane-
tons, sans que personne puisse savoir ce qu'il de-
vient, ni où il va, ni qui le prend, quoique chaque
année de nombreuses personnes cherchent à le dé-
couvrir. » L'autre conta l'histoire d'une fontaine en- .
chantée, dans l'eau de laquelle, lorsque, s'étant con- i
fessé et ayant communié, on « trempe de la mam ;
une branche et la jette sur la pierre (margelle), l'air \
fût-il très serein, il pleut immédiatement )>; et encore :
l'histoire d'une forêt magique dans tous les arbres ;
de laquelle, « lorsqu'on les coupe, on voit les armoi-
ries de Rohan. »
J'en passe et de plus mirobolantes. Mais la palme ^
de l'extravagance revint, sans conteste, au comte de
Laval, qui ne craignit pas d'affirmer, avec la garan-
AU X\T SIÈCLE 79
tie de Mgr l'évêque de Nantes et de « beaucoup d'au-
tres seigneurs et gentilhonimes » présents, que, << de
la putréfaction des mâts de navires, naissent certains
oiseaux qui ne sortent de l'eau pour vivre sur la
terre que lorsqu'ils ont toutes leurs plumes; jusque-
là, ils restent fixés au mât par le bec. »
Beatis en demeura estomaqué.
« Ceci est contraire aux lois naturelles, ne put-il
s'empêcher de remarquer. Cependant beaucoup de
ces oiseaux, au dire des seigneurs, existent en Breta-
gne, et l'expérience semble contredire la raison. Ils
ont la taille d'un gros canard et sont très amusants à
voir. Mon illustrissime maître en reçut deux de l'évê-
que de Nantes, mais, par l'incurie du charretier qui
les transporta dans une cabine découverte, ils mou-
rurent de froid près de Marseille... »
M. Henry Cochin, dans son introduction, avait
pris soin de nous prémunir contre le « gasconisme »
des Bretons. M"** Havard de la Montagne exprime à
son tour la crainte que le comte de Laval et le duc
de Rohan, en narrant à leurs hôtes toutes ces choses
singulières, n'aient voulu se payer leurs têtes. Peu
satisfaite de cette précaution, elle rappelle encore
dans une note que les « affirmations » du comte de
Laval ne doivent être acceptées que sous bénéfice
d'inventaire.
Eh bien ! j'en demande pardon à M"* Havard et à
M. Cochin, mais ni le comte de Laval, ni le duc de
Rohan ne gasconnaient. En l'état des connaissances
sans doute, les faits qu'ils racontaient avaient toute
l'apparence du merveilleux : la science en a expli-
qué quelques-uns; elle expliquera peut-être les
autres.
Je ne sais (et j'en doute) si le « miracle » de la
cane et de ses petits se produit toujours à la fête de
80 UN VOYAGEUR ITALIEN EN BRETAGNE
saint Nicolas; mais il en demeure quelque chose
dans le nom que porte la localité où il se produisait
et qui, nommée administrativement Montfort-sur-
Meu, s'appelle aussi Montfort-la-Gane (1). Le
phénomène de la fontaine qui se met à bouillir dès
qu'on lagite et dont les vapeurs troublent l'atmos-
phère est bien connu depuis les romans de la Table-
Ronde : c'est à Baranton, dans la fameuse forêt de
Brocéliande (aujourd'hui Paimpont), qu'il est loisi-
ble au premier venu de le provoquer, sans avoir be-
soin pour cela d'être en état de grâce. Les végétaux
à l'intérieur desquels, « lorsqu'on les coupe, on voit
les armoiries de Rohan » — de simples macles —
sont sans doute une variété de ces fougères qui,
transversalement sectionnées, font apparaître dans
leur tissu la très nette image d'une aigle bicéphale.
Et les oiseaux qui naissent « de la putréfaction des
mâts de navires » sont tout bonnement de ces coquil-
lages appelés bernaches ou anatifes, qui ont en effet
une prédilection pour les épaves marines et dont la
double valve reproduit à s'y méprendre la forme
d'un bec d'oie sauvage. Et l'oie s'appelle elle-même
bernache. L'origine végétale de ces volatiles était
une croyance répandue dans l'antiquité chez les
savants aussi bien que parmi le populaire (2). Nos
savants d'aujourd'hui en ont fait bonne justice,
mais le peuple est resté fidèle à la légende : pour
tous les pêcheurs du littoral de la Manche, les ber-
naches-oiseaux sont le produit des bernaches-coquil-
(1) Voir les pièces de diverses sortes publiées par Kerdanet à la
suite de son édition de La Vie des Saints, d'Albert LE Gbaxd.
(2) Pline en parle, et témoignage en demeure, au Moyen-âge, dans
les sculptures, longtemps mystérieuses, du portail de l'église romane
de Moissac.
AU XVI* SIÈCLE 81
lages et les bernaches- coquillages sont le produit
des épaves marines.
Tout cela, sans doute, les contemporains de Béa-
tis n'étaient pas tenus de le savoir; mais on aurait
aimé qua son défaut M. Cochin fût mieux ren-
seigné. C'est vite fait de traiter de contes bleus
les récits du seigneur de Laval et du duc de llohan :
il n'y a point de fumée sans feu, — ni de légende
sans une parcelle de vérité.
UN PÈLERINAGE AUX ROCHERS.
A André Hallays.
Vitré, qui mêle à un rude passé féodal tant de
gracieux souvenirs de la Renaissance, n est point
absent des Lettres de la marquise : les Sévigne y
avaient leur « tour », qu'on a rasée et qui n était
point qu'une tour, mais un grand logis seigneurial
avec cour et jardin et des appartements assez vastes
pour que la marquise y pût recevoir « toute la Bre-
tagne » quand les Etats se tenaient a Vitre. La ville
n'est qu'à une petite lieue et demie des Rochers et,
même avec les chemins mal accommodes du temps,
ce n'était qu'une promenade de s'y rendre. Madame
de Sévisné y venait donc assez souvent et tantôt
pour ses intérêts et s'entendre avec les fournisseurs,
tantôt pour ses dévotions et « gagner le jubile », tan-
tôt en visite de cérémonie et pour faire sa cour a la
« bonne » princesse de Tarente. Mais, sauf a 1 épo-
que des Etats, où il fallait bien qu'elle payât de sa
personne et qui mettaient Vitré sens dessus dessou.
au point qu'il semblait que « tous les paves fussent
métamorphosés en gentilshommes », ^Hen y séjour-
nait guère et, à peine arrivée, reprenait le chemin
de ses « chers » Rochers.
NOUS l'v suivrons, si vous le voulez bien. Plus cons-
tants que Vitré, les Rochers sont encore tout pleins
d'elle. Le domaine qui, par retour de dot, a passe
UN PELERINAGE AUX ROCHERS 83
des Simiane aux Hay des Nétumières, n'est point
tombe en des mains mercenaires et le culte de
Madame de Sévigné prend ici le touchant caractère
dune tradition de famille. N'en croyons point cette
méchante langue de Charles de Mazade qui racon-
tait qu'un jour, il n'y a pas si longtemps, un héritier
lointain et direct de la marquise se plaignait tout
haut des curiosités indiscrètes que lui attiraient les
" paperasses .. d'un telle aïeule. Nulle demeure célè-
bre n'est plus accueillante, plus exquisement hospi-
talière que les Rochers. J'en prends à témoin tous
ceux qui comme nous, sans autre titre que leur admi-
ration pour la marquise, ont eu l'honneur d'y être
reçus par Madame la comtesse Yvan des Nétumiè-
res ; le précieux souvenir qu'ils ont gardé de leur
visite aux Rochers reste intimement associé à celui
de la femme charmante et distinguée qui voulut
bien se faire, leur cicérone et dont la parole fine, spi-
rituelle et renseignée, témoignait assez que ce ne
sont pas seulement les avantages de la naissance
qui sont héréditaires chez les descendants de Mada-
me de Séviené.
*
* *
C'est à l'automne qu'il faut voir les Rochers. Nous
y arrivâmes justement par un de ces « beaux jours
de cristal » qui faisaient les délices de la marquise et
dont la transparence a « quelque chose de merveil-
leux ». Ils sont plus fréquents ici que dans le reste
de la province : la Bretagne est déjà presque ange-
vine à Vitré, Madame de Sévigné le savait, et, aux
gens qui la plaignaient d'habiter une région aussi
humide, elle répliquait du tac au tac :
— Humides vous-mêmes ! Les Rochers sont sur
une hauteur !
84 UN PÈLERINAGE AUX ROCHERS
Le domaine doit son nom à un amas de grandes
roches gréseuses qui se voyaient à l'ouest des par-
terres et qu'on a nivelées il y a quelque cent ans.
Passé la chapelle Saint-Etienne, aujourd'hui désaf-
fectée et qui fut peut-être un prêche de réformés, la
route qui y conduit s'engage sous la futaie. Rafraî-
chis par une averse nocturne, ces vieux arbres exha-
laient une odeur terreuse et puissante; le fin clocher
d'Etelles pointait entre leurs frondaisons, de ce
vert « mêlé d'aurore et de feuilles mortes » dont
notre connaisseuse disait que cela ferait une « étoffe
admirable »; un chapelet d'étangs et « une petite
rivière » luisaient par échappées au creux d'un val-
lon. Mais, sur le point d'y descendre, la route prit
à droite, monta, décrivit une courbe légère et nous
déposa sur une large esplanade en forme de rectan-
gle ouvert qu'on appelle la cour verte et qui était
autrefois la place Madame.
- Là se trouvaient, au temps de la marquise, « le
jeu de paume, le manège à travailler les chevaux,
les logements pour le receveur et la grande grange
avec fe pressoir et autres commodités ». Tous ces
bâtiments ont disparu, remplacés par des communs
plus modernes. Disparu aussi l'appareil féodal d'an-
tan : « défenses, canonnières, fortifications, hautes
murailles, fossés, grand portail ». Mais le manoir
lui-même, qui occupe deux des côtés du rectangle,
n'a pas bougé et Madame de Sévigné s'y retrouve-
rait tout de suite chez elle.
Voilà ces deux ailes en équerre aux grands toits
plongeants, aux mansardes en plein cintre, « avec
leurs grosses tours et tourelles » que coiffent de si
élégants capuchons d'ardoises bleutées. On a cepen-
dant, au xvîir siècle, ajouté un corps de bâtiment
à l'aile droite et, plus récemment, le perron d'entrée,
UN PÈLERINAGE AUX ROCHERS 85
qui donnait de plain-pied dans le salon, a été doublé
d'un vestibule extérieur dont on a tâché du moins
d'accommoder le style avec celui de l'édifice. Enfin
« le Bien-Bon », entendez l'aimable abbé de Cou-
langes, qui avait la manie de la truelle et qui four-
nit les plans de la chapelle du manoir, ne tarirait
point d'éloges sur l'excellent état de conservation de
cette rotonde assez disgracieuse, pour être franc, et
dont la laideur n'est point sauvée par le coquet lan-
ternon qui la couronne.
Une des pièces seulement du manoir, mais la
plus importante, qui était la chambre à coucher de
Madame de Sévigné et dans le « cabinet » de laquelle
furent écrites la plupart des Lettres datées des Ro-
chers, a été restituée par les châtelains dans son
ancien état.
Elle est au rez-de-chaussée. On n'y habite point.
C'est une pièce réservée et quasi un sanctuaire : les
dévots de la marquise y peuvent communier avec sg.
mémoire sans qu'aucune faute de goût les dérange
dans leur culte rétrospectif. Tout y est de l'époque
et garanti, jusqu'aux tentures. Il n'y manque que la
marquise elle-même. Encore, pour l'y suppléer,
avons-nous son portrait attribué à Mignard et qui la
représente vers l'âge de trente-cmq ans.
C'est de ce portrait fameux que l'artiste s'est ins-
piré pour la statue qu'on lui veut ériger à Vitré :
Madame de Sévigné, coifïée à la grecque, un grand
manteau de cour négligemment jeté sur les épaules,
des guirlandes de fleurs à la main, n'y a point cette
lourdeur qu'on lui voit dans ses autres portraits ;
son automne, blond et rose, garde encore toutes les
flammes de l'été; la taille est élancée, la figure sans
ei.apâtement, les mains longues et fines. Elle n'est
point seule sur la cimaise d'ailleurs. Une vraie
86 UN PÈLERINAGE AUX ROCHERS
troupe de contemporains se presse autour d'elle,
dont il a bien fallu loger quelques-uns au salon voi-
sin : son mari, son fils, sa fille, son père, le Bien-Bon,
la marquise de Lambert, Madame de la Fayette, le
duc de Chaulnes, M. d'Harrouis, sainte Chantai,
grand-mère de la marquise, quatre ou cinq Goulan-
ges et ce « divin » Pomenars qui portait si plaisam-
ment sa double accusation de rapt et de fausse-mon-
naie et qui, condamné par la chambre criminelle,
paya, dit-on, les épices de son arrêt en fausses
espèces...
Ils sont tous là, vous dis-je, les parents, les com-
mensaux et les amis de la châtelaine des Rochers.
Incomparable galerie, échappée par miracle au van-
dalisme révolutionnaire ! Le château fut pillé cepen-
dant : mais déjà les toiles avaient été descendues de
leurs cadres, roulées et enfouies. Que n'en put-on
faire autant du lit de la marquise ?
, — Les barbares, nous dit Madame des Nétumières,
le jetèrent dans la cour avec quelques autres meu-
bles qu'ils ne purent emporter, les archives et la
bibliothèque du château, et firent de ces inestima-
bles reliques un autodafé autour duquel ils dansè-
rent toute la nuit.
Il y a pourtant un grand lit à baldaquin dans la
chambre; mais ce lit n'est pas celui de Madame de
Sévigné, quoi qu'en prétendent les Guides : c'est
celui de sa fille, qu'on a drapé avec le couvre-lit de
lampas jaune brodé de bleu, de vert et de blanc,
que Madame de Grignan exécuta pour sa mère. Par
exemple, le reste du mobilier défie la critique et l'on
n'y peut rien voir qui ne soit de la plus scrupuleuse
authenticité. Comment fut-il préservé de la destruc-
tion ? Le cacha-t-on ? Le reconstitua-t-on pièce à
IDièce ? Toujours est-il que le voici au grand com-
i
UN PÈLERINAGE AUX ROCHERS 87
plet : fauteuils, chaises, miroirs, la table de nuit et
ses mouchettes, la coiffeuse et son jeu de brosses,
de peignes, de capsules pour le rouge, de boîtes à
mouches, etc., peint au vernis Martin et décoré
dans le style chinois qui commençait d'être à la
mode, la toilette avec son pot à eau, fort petit, mais
fort élégant et qui provenait des faïenceries de Vitré,
ainsi qu'un objet plus intime très propre à nous ras-
surer contre les allégations de M. Fauchois sur la
prétendue « saleté » du grand siècle.
J'en passe. C'est un huissier qu'il faudrait pour
continuer l'inventaire et ne rien oublier de ce mobi-
lier de haut style, depuis le chandelier mobile, fiché
près du lit dans une planchette du mur, jusqu'aux
chenets à bourdon et à coquille de l'immense che-
minée portant sur le bandeau de son chambranle,
au-dessous des armes conjuguées de la marquise et
de son mari, les grandes initiales M. R. G. (Marie
de Rabutin-Ghantal) et la date : 1664...
Madame de Nétumières nous fit remarquer la dis-
position de la pièce, éclairée au nord et au midi par
deux fenêtres symétriques.
— C'est devant la première, nous dit-elle, que, d'a-
près nos traditions de famille, Madame de Sévigné
portait sa table à écrire, et voila l'embrasure dont
elle faisait son cabinet de travail.
Sa « table à écrire » ? On la cherche en effet et on
est étonné de ne pas la voir dans cette pièce si soi-
gneusement reconstituée et dont il semble qu'elle
devrait être le meuble essentiel. Ce ne peut être cette
table en marbre turquin posé sur des pieds en bronze
doré : elle est trop lourde et trop froide et il ne
s'agissait que d'un « petit bureau » portatif. Le
petit bureau aurait-il donc suivi le même chemin
que le grand lit de la marquise ? Point. Il est en lieu
88 UN PÈLERINAGE AUX ROCHERS
sûr, mais chez les Nétumières de la branche cadette,
au Chatelet, où l'ont exilé des partages de famille.
A défaut de la table, on nous présente l'écritoire
de l'illustre épistolière, une riche écritoire en cui-
vre émaillé, exposée sous une vitrine avec d'autres
souvenir d'inégale valeur, dont les plus précieux
sont la bourse de Madame de Sévigné, le livre de
comptes de Pilois, arrêté au 16 novembre 1671 et
paraphé par la marquise, enfin un cahier de « mor-
ceaux choisis » où l'on a voulu reconnaître son écri-
ture de jeunesse et qui contient d'abondants extraits
en vers et en prose des auteurs de l'époque.
♦
* •
Que tout cela parle aux yeux et à l'esprit ! Et com-
me on serait peu étonné, dans cette pièce inhabitée
et où l'on croit sentir pourtant comme une présence
invisible, de voir tout à coup la marquise écarter
les tentures et se révéler à ses visiteurs !
Ils révoqueront mieux encore dans ses bois : elle
y coulait, à vrai dire, la moitié de son temps, levée
à huit heures et tout de suite « les pieds dans la
rosée », passant d'une allée à une autre et de la
Sainte-Horreur à la Solitaire ou à VHumeur de ma
fille, pour s'arrêter enfin au bout de son Mail et y
goûter le plaisir de « jouir de soi-même », sans trop
craindre les rhumatismes, sous l'un de ces petits
kiosques couverts en chaume qu'elle appelait ses
« brandebourgs », sa « vermillonnerie », et dont il
subsiste un charmant spécimen dans la Capucine de
la Motte à Madame.
Les allées ont gardé leurs noms que leur donna
la marquise et, si ce ne sont point les mêmes arbres,
ce sont au moins les mêmes essences qui y répandent
L\ PÈLERINAGE AUX ROCHERS 89
comme autrefois « le repos et le silence ». Mais où
s'est le mieux marqué le respect des héritiers de
Madame de Sévigné pour les lieux qu'elle illustra,
c'est dans l'entretien du jardin à la française, de-
meuré tel que le dessina Le Nôtre et que le vit la
marquise, avec sa charmille de tilleuls, plus âgés
seulement de quelques centaines d'années, mais si
robustes encore, ses beaux orangers disposés dans
leurs caisses autour de « la place Coulanges », sa
grille à cinq ouvertures, nommé « la porte de fer »,
son « écho » célèbre et qui n'a point cessé d'être un
« petit rediseur de mots jusque dans l'oreille », son
cadran solaire, ses pelouses, ses pavés et ses jas-
mins. Sauf quatre cèdres assez beaux, mais qui n'ont
que la bagatelle de cent cinq ans, tout ce que vous
voyez céans est contemporain du grand siècle et en
remémore les splendeurs...
Bon ! direz-vous. Mais le labyrinthe, ce labyrinthe
dont l'édification avait coûté tant de soins à la mar-
quise et dont elle écrivait avec un orgueil tout mater-
nel : « Il est net, il a des tapis verts et les palissades
sont à hauteur d'appui » ?
Eh ! oui, sans doute, le labyrinthe ! Mais d'abord
le labyrinthe ne faisait pas partie du jardin ; on
l'avait logé sur les derrières. Puis, Madame de Sévi-
gné s'en était bien dégoiitée sur la fin : elle l'appelait
son « galimatias ». Tant y a qu'on l'a remplacé par
des carrés de choux et des planches de salades. Le
labyrinthe n'est plus qu'un potager.
Mais les bois, le parc, le manoir nous restent, et
c'est assez, avec les Lettres de la marquise.
Magnifique accord du paysage et de la tradition
90 UiN PÈLERINAGE AUX ROCHERS
écrite ! En vérité l'histoire de la Belle au bois dor-
mant n'est point un conte et tout ce domain<- sem-
ble avoir été touché par la baguette d'un enchan-
teur. Comment expliquer sans cela que rien ou pres-
que rien n'y ait changé ? Savez-vous que les fermes
du domaine sont encore tenues par des Meneu, des
Catherine, des Bordage dont vous retrouverez les
noms dans le livre de comptes de Pilois ? Et sentez-
vous à présent l'incroyable profondeur du mot de
Bussy enveloppant choses et gens des Rochers dans
la même appellation dédaigmeuse et les traitant
tous en bloc d' « immeubles de Bretagne » ?
Immeubles, oui, puisque le propre des nnmeubles
est d'être immobiles et que, dans ce pays-ci, par un
privilège unique, gens et choses sont encore en place
après plus de deux cents ans.
LETTRE OUVERTE de M"'^ de SEVIGNE
Sur des Bretons qui lui refusaient une Statue à Vitré.
A SA FILLE.
Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres Rochers.
J'y descendis par le plus beau clair de lune qui se
pût voir. M. Boissier (1) m'avait assuré que tout y
était resté en l'état, qu'on n'y avait rien changé et
qu'après deux cents ans et plus je retrouverais mes
tilleuls, mon écho, mon cadran, mes devises, mon
petit cabinet et ma chambre comme je les avais
quittés.
J'avais peine à l'en croire et que mes héritiers
eussent poussé l'attention jusqu'à ne vouloir pour
fermiers et pour jardiniers que les descendants au-
thentiques de Bordage, de Catherine, de Meneu et
de Gareau. Mais tout cela est vrai à la lettre. Et cette
attention m'a plus touchée que les honneurs qu'on
me voulait rendre. Croiriez-vous que l'écho de la
place Coulanges ne s'est point enrhumé avec l'âge ?
Il est toujours le même petit rediseur de mots à
l'oreille; mes tilleuls ont bien quelques verrues, mais
ils sont élagués et font une ombre aussi agréable que
dans leur jeunesse. Il y a un petit air d'amour ma-
(1) Le dernier biographe, à cette date (191B), de M™» de Sévigné.
Aujourd'hui ce serait André Hallays. (Note de l'édit.).
92 LETTRE OUVERTE DE M™* DE SÉVIGNÉ
ternel dans ce détail : songez que je les ai tous
plantés et que je les ai vus, comme disait M. de
Montbazon, pas plus grands que cela.
Mais ce sont mes bois surtout qu'il me tardait de
revoir : je les ai trouvés d'une beauté et d'une tris-
tesse extraordinaires; je suis restée une grande heure
dans cette allée de l'Infini, toute désignée sans doute
pour la promenade d'un esprit, et j'y serais peut-être
encore sans l'affre^ux hourvari, qui jn'en chassa.
Parmi les clameurs et les sifflements, je distinguai
des injures, dont la plus douce et la plus familière
était « vieille bavarde » et auxquelles mon nom était
mêlé. « Sus ! Sus ! Enlevez-la ! », criait-on. Ah !
ma fille, bien m'en a pris d'être morte, car je l'au-
rais été de frayeur incontinent. Ne m'avait-il point
poussé en tête que c'était quelque nouveau tour de
ces démons de Bonnets-Bleus qui me firent tant
peur autrefois et dont un parti s'en vint piller et
brûler jusqu'à Fougères, qui est un peu trop près
des Rochers ? Il ne fallait qu'une seconde de ré-
flexion pour me montrer l'absurdité de ce roman.
Mais déjà je volais vers le château : j'y entrai com-
me le vent, et le silence, la tranquillité des lieux
commencèrent de me rassurer. Tout y était dans
Tordre le plus parfait et M. Boissier n'a rien exagéré.
Je ne me lasserai point de vous le dire, ma chère
enfant, c'est une chose admirable que cette piété des
Nétumières 1) pour ma mémoire, au point de ne
pas souffrir qu'on emprunte mon cabinet ni ma
chambre, d'y avoir descendu votre lit pour rempla-
cer le mien qui fût brûlé en 1793 par les tumultuai-
(1) Le comte et la comtesse Hay des Nétumières, dans la famille
de qui les Rochers sont passés en 1714 par reprise de dot (Note de
l'édit.).
LETTRE OUVERTE DE M™* DE SÉVIGNÉ !>3
res et d'y exposer comme des reliques mon écritoire,
ma boîte à mouches, mon pot-à-eau et mes
mouchettes !
Il n'est pas jusqu'au livre de compte de Pilois qui
ne participe à ces honneurs posthumes : on l'a cou-
ché tout ouvert dans une vitrine à la page même où
je l'arrêtai pour la dernière fois. Voilà qui me con-
fond et je ne savais plus si je devais rire ou admi-
rer encore. Il vous paraîtra sans doute comme à moi
que la postérité a bien du temps à perdre pour s'oc-
cuper de mes additions. Mais où mes yeux se sont
brouillés pour tout de bon, ma chère enfant, c'est
quand j'ai reconnu ce couvre-lit de lampas jaune
que vous brodâtes pour inoi à Grignan et où vous
me sacrifiâtes tant d'heures précieuses qu'il eût
mieux valu ne point dérober au plaisir et à la repré-
sentation. Sa vue ne fit point que m'attendrir : elle
acheva de dissiper mes chimères et, considérant que,
dans l'état où je suis, les vivants ne me sont plus
bien redoutables, je prêtai l'oreille au hourvari du
dehors et tâchai d'en découvrir la raison.
Ce ne fut pas une chose aisée, attendu qu'aux
milieu des sarcasmes et des invectives dont on m'as-
sassinait, je croyais démêler des bouts de phrases
que je vous avais écrits et dont je me demandais ce
qu'ils venaient faire céans. Mais justement, ma fille,
ce sont ces méchants petits bouts de rien qui ont
causé tout l'aria. Tant il y a que me voici sur la sel-
lette, comme autrefois notre pauvre Pomenard pour
s'être aventuré de battre monnaie sans la permis-
sion du roi, et fort exposée comme lui à perdre la
vie, si Dieu n'avait déjà pris la précaution de me
l'ôter. Ah ! ma fille, c'est à ce coup que le ciel nous
montre comme notre abaissement est voisin de notre
élévation et qu'il faut se garder du péché d'orgueil
94 LETTRE OUVERTE DE M""^ DE SÉ\TGNÉ
comme de la peste; car, dans le temps que je m'en-
flais à la pensée de la statue qu'on me voulait dédier
et de l'honneur qu'on me faisait en me donnant
place parmi les plus beaux esprits d'un siècle qui
en compta de si grands, tout un parti se formait en
Bretagne pour protester contre cet hommage et me
renvoyer à... vos Provençaux.
Comment ! me direz-vous, les Bretons ne veulent
plus de votre statue ? — Ils n'en veulent plus ou,
du moins, il n'y en a que quatre ou cinq qui en veu-
lent et qui ne sont point, je vous l'accorde, les pre-
miers Bretons venus, puisque j'aperçois parmi eux
nos beaux neveux des Nétumières, le bon et brave
comte de Traissan, M. Bené Brice et un poète que je
n'ai point lu, mais dont M. Boissier m'assure qu'il
n'est point sans mérite : M. Tiercelin. Mais les au-
tres, ma chère enfant, ils sont après moi comme des
enragés. Ils disent que j'ai insulté leur province,
que ce serait une honte, tout simplement, qu'on m'y
rendît un hommage public et qu'après les avoir trai-
tés de lâches, de coquins et d'ivrognes, je n'ai que
faire chez eux et que ma place est partout ailleurs,
à Grignan, à Livry, à Carnavalet, sauf en Bretagne
et à Vitré.
Mon Dieu, ma fille, je suis bien punie de quelques
phrases malicieuses qui me sont échappées sur nos
Bretons; je ne les savais pas si chatouilleux sur le
point d'honneur et pouvais-je me douter enfin qu'on
ferait un recueil de ma correspondance et qu'on y
imprimerait tout vifs les badinages que je vous adres-
sais ? Il faut bien rire quelquefois. Et ces badinages
m'étaient sortis de l'esprit. Heureusement j'ai trouvé
ici un exemplaire de mes Lettres et cela m'a donné
l'envie de rechercher les passages qu'on m'impute
LETTRE OUVERTE DE M""~ DE SÉVIGNÉ 95
à crime et où j'ai traité un peu cavalièrement nos
Bas-Bretons. Le fait est que j'ai quelquefois estropié
leurs noms. Vous souvenez-vous de M"* de Keriki-
nili et de M. de Bruquenvert et de M. de Crapado
et de M. de Kiriquimi et de M. de Querignisignidi ?
Et il est vrai encore que j'ai dit qu'ils aimaient le
vin à l'excès et que leurs femmes étaient des sottes
de me faire tant de civilités, qui risquaient de lais-
ser croire qu'il n'y avait que moi dans la province,
et que les miliciens bretons, quand ils veulent sa-
luer, l'arme leur tombe d'un côté, le chapeau de
l'autre, et que les penderies de Bonnets-Bleus m'é-
taient un rafraîchissement... quoi encore ? Ah ! j'ou-
bliais le plus beau grief. Je vous ai écrit un jour,
ma chère enfant : « Je méprise la Bretagne et n'en
veux faire que pour la Provence. » M. de Wisme
prétend que, si l'on m'élève une statue à Vitré, on
y grave cette phrase épouvantable.
Ce que c'est de vous avoir trop aimée !... Il ne
s'agissait dans ma lettre que d'une robe de chambre
qu'on me voulait faire doubler de couleur feu, à quoi
j'ai préféré le taffetas blanc dont la dépense était
plus petite et s'accordait mieux avec mon regret de
ne point vous avoir auprès de moi. Ne faisiez-vous
point toute ma vie ? Pouvais-je trouver quelque dou-
ceur à notre séparation ? Je voulais dire tout uni-
ment, et cela s'entendait assez de soi, pourtant, que
je n'avais souci de me faire belle qu'aux endroits oii
vous paraissiez. Et, si vous aviez été en Bretagne au
lieu d'être à Grignan, c'est pour le coup que j'aurais
choisi la couleur feu et renoncé au taffetas blanc...
Que vous dirais-je de plus, ma fille ? En vérité, si je
ne savais que M. de Wismes est un écrivain qui
honore grandement son pays, je serais près de reti-
rer ce que je vous mandais un autre jour, qu'il y a
96 LETTRE OUVERTE DE M""" DE SÉVIGNÉ
des gens qui ont de Tesprit dans cette immensité de
Bretons.
Mais, ma mie, cette innocente flatterie que je vous
faisais et dont on me tient si cruellement rigueur,
ne l'ai-je point rachetée dans dix, vingt, trente au-
tres lettres où je vous disais à quel point la Bretagne
m'était devenue chère ? Ne vous écrivais-je point cer-
tain dimanche de septembre 1671 : « J'aime nos Bre-
tons : ils sentent un peu le vin — ah ! cela, je ne
puis le retirer et c'est un fait aussi et l'on n'y peut
aller contre — mais votre fleur d'orange ne cache
pas de si bons coeurs », et l'un des dimanches précé-
dents : " Je trouve (en Bretagne) des âmes plus droi-
tes que des lignes, aimant la vertu, comme, naturel-
lement, les chevaux trottent », et encore : « Je ne
comprends pas bien votre Provence et vos Proven-
çaux : ah ! que je comprends mieux mes Bretons ! »
Mes Bretons ! les miens, entendez-vous ! Oui, ma
fille, je me croyais Bretonne et tout le monde le
croyait autour de moi; les Rochers, plus que votre
père, avaient fait ce miracle. Bretonne, au point de
mériter que Bussy me traitât d' « immeuble de Bre-
tagne » ! Bretonne, au point d'épouser les senti-
ments ombrageux de cette province et son horreur
du despotisme ! Bretonne, au point de ieter feu et
flammes quand on touchait à ses privilèges, comme
il arriva quand le roi ôta au gouverneur de Breta-
gne le droit de nommer les députés sans aucune
dépendance. « Est-ce une chose bien naturelle, vous
mandai-je, qu'un gouverneur dans sa province ne
choisisse point les députés ? Les autres gouverneurs
de Languedoc et d'ailleurs en usent-ils ainsi ? Pour-
quoi faire cette distinction à l'égard de la Bretagne,
toujours toute libre, toute conservée dans ses préro-
gatives, aussi considérable par sa grandeur que par
LETTRE OUVERTE DE M'"'' DE SÉVIGNÉ 97
sa situation ? Enfin notre grande héritière (j'entends
la duchesse Anne) ne méritait-elle pas bien que son
contrat de mariage fût fidèlement exécuté ? »
Voilà comme je parlais, et ce langage semblait
d'une sorte à me concilier les sympathies des Bre-
tons qui font, en ce tsmps-ci profession de régiona-
lisme. Le mot n'était point courant du notre, non
plus que réciproquer, mais la chose n'est point nou-
velle. J"ai été régionaliste avant MM. de l'U.R.B. (1)
qui me font cette guerre de Turc à More, Pouvais-je
davantage, et n'est-ce point se jouer du monde de
me chanter pouilles pour n'avoir point montré de
tendresse aux rebelles qui pillaient la maltôte, incen-
diaient les châteaux, massacraient les gentilhom-
mes et voulaient ouvrir Saint-Maio à la flotte de
M. Ruyter ? Mais qu'on me cite un seul des nobles
• de Bretagne, je dis un, qui n'ait pas pensé comme
moi et souhaité la ruine des mutins ! On ne le sau-
rait, parce qu'il n'en est point. Et il faut bien qu'on
change d'antienne. « Soit ! me concèdent MM. de
ru. R. B., nous vous tenons quite de n'avoir point
pactisé avec les Bonnets-Bleus; mais, quand l'insur-
rection a été réprimée, était-il bien à vous de plai-
santer et de faire des gorges chaudes de ces mal-
heureux qu'on rouait et qu'on écartelait et qu'on
branchait en si grand nombre que les arbres fail-
lirent manquer aux exécuteurs ? »
M'en suis-je moquée, ma fille ? Ai-je vraiment eu
ce courage ? Et je voudrais donc qu'on me dise oij.
Toutes les fois que je parle d'eux, c'est pour les
appeler « nos pauvres Bretons ». L'épithète ne mar-
que point tant d'insensibilité. Et vous, ma belle, qui
(1) L" Union Jiéffionaliste Bretonne, qui protestait contre l'érection
de la statue (Note de l'édit.).
7
98 LETTRE OUVERTE DE M™" DE SÉVIGNÉ
n'êtes point une sotte, vous ne vous y êtes point
trompée. Vous saviez que ma grande amitié pour le
duc ne m'aveuglait point jusque-là d'excuser la du-
reté de sa répression. J'écrivais en un temps qui
n'avait point découvert la religion de la souffrance
humaine et j'avais tout juste autant de cœur que les
gens de mon siècle; mais, quand je vous mandais le
31 juillet 1676 : « M. de Forbin doit partir avec
6.000 hommes pour punir notre Bretagne, c'est-à-
dire la ruiner » ; le 3 octobre : « La haine est incroya-
ble dans toute la Bretagne contre le gouverneur »;
le 20 : « Je prends part à la tristesse et à la désola-
tion de toute la province »; le 30 : « On a chassé et
banni toute une grande rue (de Rennes) et défendu
ue les recueillir sous peine de la vie, de sorte qu'on
voyait tous ces miséraûles, femmes accouchées, vieil-
lards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette
vule, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture,
ni de quoi se coucher »; le 6 novembre : « Si vous
voyiez l'horreur, la détestation, la haine qu'on a ici
pour le gouverneur... »; le 13 : « Tout le pauvre par-
lement est malade à Vannes. Rennes est une ville
comme déserte; les punitions et les taxes ont été
cruelles; il y aurait des histoires tragiques à vous
conter d'ici à demain »; le 4 décembre : « Nous som-
mes toujours dans la tristesse des troupes qui nous
arrivent de tous côtés »; ma fille, quand je vous
mandais tout cela et bien d'autre, vous entendiez
que je ne badinais plus et que je plaignais sincère-
ment ceux qu'en loyale sujette du roi il m'avait bien
fallu d'abord souhaiter qu'on châtiât, mais non à ce
point et avec cette barbarie. De bonne foi, le cœur
finissait par me soulever au spectacle de tant d'hor-
reurs : petits enfants mis à la broche par les soldats,
femmes éventrées, bourgeois roués vifs, vieillards
LETTRE OUVERTE DE M""" DE SÉVIGNÉ Uî)
écartelés et dont on exposait les quartiers aux quatre
coins de la vuie. Et le jour qu'on n'embrocha plus,
qu'on n'éventra plus, qu'on ne roua plus, qu'on
n'écartela plus et qu'on ne fit que pendre, eh bien !
oui, ce jour-là, il est vrai que la penderie me parut
un rafraîchissement...
Ma fille, c'est ce mot de « rafraîchissement » qu'on
ne me pardonne point et qui me fait douter si les
Bretons d'aujourd'hui savent encore le français. En
détachant un mot d'une période, que ne lui ferait on
pas dire ? Il en est de « rafraîchissement » comine du
« je méprise » que je vous citais tout à l'heure,
comme d( mes plaisanteries sur les miliciens bre-
tons, sur les façons bretonnes, sur le patois breton,
etc. Pour ce qui est de ce dermer, je lui fais toutes
mes excuses depuis que j'ai appris de M. de la Tour
'd'Auvergne qu'il était la langue du paradis terres-
tre; mais c'est une chose qu'on ignorait générale-
ment en mon siècle et qui n'est point encore accep-
tée de tous les bons esf)rits. Il s'en faut si bien en
retour que j'aie médit des façons bretonnes qu'au
contraire mes Lettres ne tarissent point d'éloges à
leur endroit; car, d'avoir raillé quelques noms plus
rocailleux qu'il n'est permis ou déclaré qu'il y avait
sottise à m'honorer au-dessus de mon mérite, cela
ne tire point à conséquence quand on a dit encore
des Etats qu'il n'y avait pas une province rassem-
blée qui eût un aussi grand air que celle-ci, que tout
y est vif et brillant, qu'on ne sait point ce que c'est
que danser si l'on n'a point vu les passe-pieds, les
menuets et les courantes de Bretagne, que les gen-
tilshommes de ce pays n'ont point leurs pareils pour
ôter et remettre leurs chapeaux, que le beurre de la
Prévalaye, avec des herbes fines et des violettes, est
une chose dont on ne se lasse point et que j'en fai-
100 LETTRE OUVERTE DE M""^ DE SÉ\T[GNÉ
sais des beurrées infinies... Mais ce sont toutes mes
lettres des Rochers qu'il faudrait que je vous recom»
mençasse ! Et cependant, ma fille, puisqu'il n'est
que trop constant que je me suis un peu égayée avec
vous des recrues de M. le duc, voici un autre pas-
sage de ma correspondance qui devait effacer et, à
tout le moins, corriger l'effet du premier : « Le régi-
ment de Carman est fort beau : ce sont tous Bas-
Bretons, grands et bien faits, au dessus des autres,
qui n'entendent pas un mot de français, si ce n'est
quand on leur fait faire l'exercice, qu'ils font d'aussi
bonne grâce que s'ils dansaient des passe-pieds; c'est
un plaisir de les voir. Je crois que c'était de ceux de
cette espèce que Bertrand du Guesclin disait qu'il
était invincible à la tête de ses Bretons ». J'avoue
que ce sont deux jugements qu'il est assez difficile
de concilier : mais, comme le disait Corbinelli, il
n'y a que Dieu qui doive être immuable et, ayant
reconnu mon erreur au sujet des soldats bretons, je
n'ai point cru qu'il y fallait persévérer. On a retenu
l'épigramme : on ne souffle mot du compliment. En
bonne équité, est-ce là comme on agit ?...
Adieu, très parfaitement aimée. Cette lettre devient
infinie et c'est un torrent que je ne puis arrêter.Vous
vous demanderez ce qui me prend de vous écrire,
quand nous avons toute l'éternité pour converser à
loisir ? Il faut croire que nous ne dépouillons point
dans la mort le tout de nos natures mortelles ou que
nous retrouvons ces natures à l'instant que nous
descendons sur la terre et que nous nous mêlons aux
vivants, car je n'ai pu voir sur ma table cette écri-
toire et cette plume à qui je mis si souvent la bride à
sur le cou, sans être saisie d'une furieuse déman- i
geaison de faire trotter encore une fois mon esprit,
sur le papier. Enfin, ma fille, voilà qui est fait.
LETTRE OUVERTE DE M""" DE SÉVIGNÉ 101
Pour conclure en trois mots, je n'ambitionne point
une statue à Vitré : si l'on m'en eût élevé une, j'en
aurais été ravie; si je n'en dois point avoir, je m'en
consolerai en relisant Nicole et son traité sur les
moyens d'entretenir la paix entre les hommes. Le
meilleur en l'occurence est peut-être de faire la
morte. C'est une chose qui m'est très aisée, mais
dont vous penserez sans doute que j'aurais pu m'avi-
ser plus tôt.
Pour coine conforwr.
C. L. G.
SUR LA PISTE
DE YANN-AE-GWENN.
A mes amis Morvaii-Goblet.
Si VOUS le voulez bien, mes bons amis, aujourd'hui
nous prendrons le chemin de Plouguiel (Côtes-
du-Nord). Le ciel d'été, rafraîchi par une averse noc-
turne, est d'une délicieuse limpidité. Et le pays où je
vous mène, s'il ne s'appelait déjà le pays de Yânn-
ar-Gwenn, mériterait qu'on l'appelât le pays des
sources.
La canicule ne les a jDoint taries : elles luisent au
creux des roches, comme de beaux yeux humides;
et, d'autres fois, elles se dérobent pudiquement sous
les aulnes, elles courent de ravins en ravins et se hâ-
tent vers la mer prochaine et maternelle. On ne les
voit pas; elles ne se trahissent çà et là qu'à une lueur
rapide, — comme une nymphe, en fuyant, découvre
un bout d'épaule ou l'éclair d'une hanche allongée.
Ce sont nos Eaux-Douces d'Armorique. Et le fait
est qu'un des plus beaux domaines qu'elles arrosent
a reçu de son premier propriétaire, M. Tallibart lan-
cien, qui avait été l'horloger en chef du sultan, le
surnom de Constantinople. M. Tallibart ne poussait
pas la passion de l'exotisme jusqu'à s'habiller en
mamamouchi : cependant il avait copié dans sa villa
le style et l'aménagement intérieur des maisons de
Galata, et son Castellic était une réduction de Yldiz-
SUR LA PISTE DE YAN»N-AR-(;\VENN J03
Kiosk (1). Renan l"y vint voir en 1884, sous couleur
de confronter ses impressions d'Orient ayec ce pay-
sage du Bosphore transporté sous le ciel de Breta-
gne, et peut-être aussi parce que cet horloger enri-
chi au service du Grand-Turc était le frère de la
petite Noémi... Mais ce n'est ni des Tallibart, ni de
l'auteur des Sot/rc/iirs t/' Enfance qu'il s'agit pour le
moment. Plouguiel, sans eux, se suffit, — Plou-
guiel, nom fait de mousse et de miel, dirait-on, sou-
pir qui s'achève en un accord de viole ! Si jamais
pays s'indiqua pour être la patrie d'un barde, n'est-
ce pas le pays qui porte un nom aussi divin, à la
fois crépusculaire et matutinal ? Et si ce n'est pas à
Plouguiel, en effet, que naquit celui qu'on appelait
« le roi des chanteurs l)retons », c'est à Plouguiel
qu'il vécut, qu'il chanta, qu'il mourut.
Essayons de l'y retrouver.
Ce ne sera pas très difficile.
Yann-ar Gwenn, ou, comme on le désigne plus fa-
milièrement, Dall-ar-Gwenn (l'aveugle Le Gwenn),
est vivant ici dans toutes les mémoires. Elles s'ou-
vrent spontanément dès qu'on a prononcé son nom
et, sans qu'on les prie, laissent échapper un flot de
souvenirs. La popularité de l'aveugle n'a pas souf-
fert du temps. Elle se serait plutôt accrue en route.
El» cependant Yann est mort il y a près de trois
quarts de siècle, — vers 1860, disais-je dans la pre-
mière série de L'Ame Bretonne. Je me trompais de
(l) Nous en avons vu la ))hotograpbie chez le fils de M. Tallibart
qui a fait abattre ce premier Castellic, trop oriental à son gré, et l'a
remplacé par une délicieuse maison bretonne, œuvre de M. Félix
Olivier.
i04 SUR LA PISTE
onze ans. Un fin limier, M. Adam, secrétaire de la
mairie de Plouguiel, s'est mis en chasse à ma prière
et a fini par découvrir l'acte de décès du barde,
ainsi libellé :
Extrait des registres de Vétat civil de la commune de
Plouguiel. — Du trentième jour du mois de décembre mil
huit cent quarante-neuf, à une heure du soir, acte de
décès de Jean Le Guen, né à Plougrescant, département
des Côtes-du-Nord, âgé de 77 ans, profession de Poète Bre-
tonne {sic), domicilié à Plouguiel, décédé le 29, à 7 heures
du matin, fils légitimé (sic) du défunt Pierre et de la
Marie (sic) Arzur et époux de Marguerite F'etibon. — La
déclaration du décès sus-mentionné a été faite par Fran-
çois Le Tallec, demeurant à Plouguiel, âgé de 58 ans, pro-
fession de journalier, qui a dit être beau-fils du défunt, et
par Jean Le Déon, demeurant à Plouguiel, âgé de 67 ans,
profession de tailleur, qui a dit être voisin du défunt. —
Lecture donnée de ce que dessus, les comparants et té-
moins ont déclaré ne savoir signer. Constaté suivant la loi,
par moi, Charles Adam, maire, officier de l'état civil,
soussignaiiT. — Signé : Adam.
Nous voilà donc fixés avec précision sur l'année, le
jour et l'heure de la mort du roi des bardes. Du
même coup nous apprenons quel était l'âge supposé
du défunt et dans quelle commune il était né. Gela
nous permettra, le moment venu, de retrouver son
acte de naissance. Aussi bien la date exacte de cette
naissance nous sera fournie à Plouguiel même, par
un autre acte de l'état civil, celui du mariage de
Yann, qu'on lira plus loin. Et cet acte nous servira
également à redresser les erreurs de l'acte de décès.
Je ne dis rien de l'orthographe fantaisiste de cet
acte, dont l'auteur était évidemment plus familia-
risé avec la langue bretonne qu'avec la française.
Chose plus grave, Yann-ar-Gwenn y est appelé
DE YANN-AR-G\VENN 105
Jean tout court et, d'autre part, on le donne pour
fils « légitimé » de Marie Arzur. Du moins est-ce
ainsi que mon correspondant a cru devoir trans-
crire le nom de la mère du barde. Mais, vérifica-
tion faite (et je l'ai faite moi-même), le registre de
létat civil porterait plutôt Areizun qu'Arzur. Il n'y
a guère d'Areizun chez nous. Le scribe qui recevait
la déclaration de François Le Tallec et Jean Le Déon
a dû mal entendre et s'en tirer par un vague gri-
bouillage. La mère du barde ne s'appelait en effet
ni Areizun, ni Arzur, mais Henry.
« Légitimé », à son tour, est-il une graphie défec-
tueuse pour « légitime » ?
Je le pense, car, dans le second acte dont j'ai pris
copie et qui est antérieur au précédent, Yann-ar-
Gwenn n'est nullement présenté comme un enfant
naturel, que ses parents auraient ensuite reconnu.
Enfin cet acte lui restitue son second prénom : Marie.
Mais le scribe — sous quelle inspiration ? — avait
d'abord écrit François, qu'il a biffe d'un gros trait.
Le brave Yann, toute sa vie, paraît avoir été en déli-
catesse avec l'état civil. Quant au titre ronflant de
« poète bretonne », que lui décerne son acte de décès,
il est remplacé ici par l'appellation plus modeste de
<( chanteur de chansons ». Ce que l'acte ne dit pas,
c'est que ces chansons étaient les siennes.
Mairie de Ploiiyuiel. Arrondissement de Lannion. Du 2S^
jour du mois de juin, (in IHIO. — .Acte de mariage de Jean-
François-Marie Le Guen, âgé de 32 ans, né en la commune
de Plougrescant, le 24 décembre 1774, profession de chan-
Teur de chansons, demeurant à Plouguiel, département des
Côtes-du-Nord, fils majeur de Pierre Le Guen, âgé de 65 ans,
ei de Marie Henry, son épouse, âgés de 64 ans, journaliers,
demeurant à Plouguiel — et Marguerite Petibon, âgée de
26 ans, née en la commune de Plouguiel, département des
Côtes-du-Nord, le 1" juillet 1779, profession de filandière,
106 SUR LA PISTE
demeurant à Plouguiel, département des Côtes-du-Nord,
fille majeure de feu d'Anthoine (sic) Petlbon et de Louise
Le Dû, âgé (sic) de 62 ans, mendiante, demeurant au dit
Plouguiel.
Le mariage a été contracté par devant Adam, maire, en
présence des quatre témoins exigés par la loi, saA^oir :
Yves Le Cuer, cultivateur; Jean Rollant, cultivateur; Jean
Le Maillot, journalier; Guillaume Péron, tailleur, tous de
Plouguiel et amis des contractants.
Marguerite Petibon survécut à son mari. Elle l'ac-
compagnait dans ses tournées estivales et le barde
n'eut pas d'autre compagne jusqu'à sa mort. Cepen-
dant Olivier Souvestre parle d'une certaine Fantik
qui lui servait de commère. Faut-il donc suspecter
la véracité de l'auteur de Mikaël ?
Gela n'est pas nécessaire. En 1792, au moment où
se passe la scène rapportée par Souvestre (1), Yann
avait vingt ans. Il n'était pas encore marié. Mais,
s'il avait déjà embrassé la profession de chanteur
ambulant, il fallait bien, étant aveugle « depuis
l'âge de sept mois », comme lui-même le déclare à
la fin d'une de ses complaintes, que quelqu'un le
convoyât par les chemins. Cette Fantik, en somme,
pouvait fort bien être une de ses sœurs cadettes, si
tant est que Yann eût des sceurs, ce que j'ignore
pour le moment.
De toutes façons, à partir de 1810, apocryphe ou
réelle, Fantik disparut de la vie de Yann-ar-Gwenn
et sa place fut prise par Marc'harit (Marguerite)
Petibon (2). Les différents témoignages que j'ai re-
(1) V. JJAtne hretoiiHc, f'' série, p. i).
(2) « Pas du tout, me riposta spirituellement Léon Duracher. Yann-
ar-Gwenn était bigame. 11 le faut : sans quoi je te défie d'accorder
Fantik avec Marguerite Petitbon. Tu crois tout concilier en faisant
de Fantik « une sœur cadette » de Yann-ar-Gwenn, qu'elle aurait
conduit à Quimper en juillet 1792. Fantik proteste, la Fantik d'Oli-
DE YANN-AR-r.\VENN 107
cueillis sur cette Marc'harit à Plouguiel et ailleurs
la représentent comme une accorte commère, qui
n'avait pas froid aux yeux, comme on dit, dont l'hu-
meur n'était pas toujours des plus commodes et qui
en aurait peut-être fait voir de vertes à son mari, si
celui-ci, en sa qualité de barde, n'avait disposé de
certains secrets pour mater les femmes acariâtres.
Il en avait d'autres, sans doute, pour les maintenir
dans le droit chemin, jnais qui se perdirent avec lui,
vier Souvestie, la Fantik de Mikael, hloareJi hreton. A Quiruiier,
Yann-ar-G\vcun (18 ans alors, et non 20) se faisait conduire par nn
enfant. Tu m'observeras qu'un enfant peut être une sœur radette.
Soit ! Mais au pardon de Ruineng(il, où Mikael rencontre le barde
aveugle, c'est bien sa femme qui raccompagne : « Fantik, dit-il à sa
jenivic, en jetant sur l'épaule sou sac à peau... » Je cite Olivier Sou-
vestre. Eh Ijien .' marmonnes-tu, il convient de considérer ce pardon
comme antérieur à 1810. Cai', l'acte de mariage du barde le prouve, « à
jjartir de 1810, Fantik disparut de la vie de Vann-ar-G\viinn. et sa
place fut prise par Marc"harit l'etitboii. » TnrUitutu ! Au début de
Mikael, le kloarek lêve près d'un étang voisin de Morlaix, par un
beau soir de juillet 1858. Quatre jours après il part pour Landé-
vennec, d'où il se rend au pardon de Eumeugol. Nous sommes donc
en 18.58. Tu as bien lu : IHoS. Relis maintenant l'acte de décès de
Yann-ar-G\venn, que tu as publié dans le Breton de Paris : <( Du
30<= jour de décembre 1H49... » Mikael (ou Olivier iSouvestrc) interroge
à Rumengol en 1858 Yau-ar-Gwenn mort à Plouguiel en 18 19 ■'■'.'
« Moi, ça ne me gène pas : je sais que les morts ont l'habitude de se
promener en Bretagne. La nuit, murmures-tu : mais au grand soleil 1...
Arrange-toi. Si tu doutes de la présence de Yanu-ar-Gwenn au pardon
de Rumengol en 18ô8, je te réplique en doutant de sa présence à
Quimper on 1792...! »
Mon correspondant avait raison, et la vérité semble bien être en effet
qu'Olivier Souvestre a inventé de toutes pièces le personnage de
Fantik — comme il a imaginé sa lencoutre avec le vieux barde en
1868. — Ainsi les émigrés cambriens et les grognards du premier
Empire ne pouvaient croire qu'Arthur et Napoléon fussent morts. Les
catégories de temps et d'espace n'emprisonnent que le commun des
hommes : un Yanu-ar-Gwenu, comme Aithur et Napoléon, leur
échappe nécessairement.
108 SUR LA PISTE
car Marguerite Petibon, restée veuve, ne put long-
temps se plier au célibat. Elle se défiait encore de sa
vertu à 70 ans ! Pour lui éviter de trop rudes assauts,
elle écoula les propositions d'un certain Gratiet, qui
avait le même âge qu'elle, et convola avec lui en
justes noces.
— J'aime mieux me remarier, disait-elle, que de
risquer un accident.
Et elle disait à d'autres :
— Le bon beurre se fait dans les vieux ribots.
^Nlarc'harit, comme Sancho, avait un proverbe
pour toutes les circonstances.
* ♦
Nous savons déjà que Yann, contrairement à l'opi-
nion courante, n'est pas né à Plouguiel, mais dans
une comnmne voisine : Plougrescant. A son tour,
le secrétaire de la mairie de cette commune, M. Lei-
zour, a bien voulu compulser pour moi les anciens
registres paroissiaux. Il y a trouvé, après d'assez
longues recherches, l'acte de baptême que je trans-
cris plus loin. En m'^n adressant copie, M. Leizour
me faisait remarquer que l'acte de décès du barde —
si erroné déjà — se trompe également sur l'âge du
défunt, qu'il dit être de soixante-dix sept ans : Yann
avait seulement, quand il mourut, soixante-quinze
ans et sept jours.
Extrait des registres paroissiaux de Plougrescant. — Jean
Marie Le Guen, fils légitime de Pierre Le Guen et de Marie
Henry, né le 24 décembre mil sept cent soixante-quatorze,
a été baptisé le même jour par le soussignaut recteur,
Parein et Mareine (sic) ont été Jean Le Pruennec et Fran-
çoise Perrieit, qui. avec le père présent, ont déclaré ne
savoir signer. J.-M. Le Ny, Recteur de Plougrescant.
\
DE YANN-AR-(;\VENN 109
Le 24 décembre, vigile de Noël ! Ce jour-là, s'iis
avaient reçu le don de prophétie, les petits cher-
cheurs de la part à Dieu qui s'en allaient de porte
en porte, sur les routes de Bretagne, pour « an-
noncer la bonne nouvelle », auraient pu annoncer
aussi que, pareil à son divin Maître et guère plus
riche que lui, dans une humble chaumière du Tré-
ÊTor, le roi des bardes était né.
A quel moment vint-il se fixer sur les rives du
Jaudy, au pied de cette éminence rocheuse qui porte
en breton le nom de Grec'h-Suliet ?
On ne le sait trop.
Suliet dérive du verbe sula (rôtir, flamber), et
c'est une épithcte tout à fait appropriée à cette face
orientale des berges de la rivière de Tréguier, qui
reçoit et semble absorber dans son sol calciné, pres-
que rouge, les ardeurs d'un soleil qu'on qualifie-
rait volontiers aujourd'hui de tropical : Grec'h-Su-
liet équivaut en somme à notre français Côte-Rô-
tie (1). C'est, présentement, un hameau de cinq ou
six feux, échelonnés sur le flanc gauche d'un petit
chemin raboteux qui conduit obliquement de Kero-
(1) Comme d'habitude, le nom de Crech-Suliet est estropié sur la
carte de l'Etat- Major et sur celle des chemins vicinaux et y devient
Crech-Feuille. Cette déformation s'explique cependant par le fait
que, sur le plan cadastral (carte générale), Crec'h-Suliet est appelée
déjàCrec"h-Feuillet. Sur la carte détaillée (section B, dite sectior.
de Saint-Laurent), nous nous rapprochons du nom véritable : Crec'h-
Feuillet s'y change en Crec'h-Suillet (.«<•). J'ajoute que la commune
de Plouguiel est divisée administrativement en quatre sections;
Crech-Suliet fait partie de celle de Saint- Laurent (appelée aussi sec-
tion de la Roche-Jauue),
410 SUR LA PISTE
tré au Jaucly. La grève, à cet endroit, dessine une
courbe légère, favorable à l'accostage des bateaux
qui vont draguer le sable ou charger le goëmon
d'épave au bas de la rivière. Ces maisons de Grec'h-
Suliet ne manquent pas, d'ailleurs, dune certaine
élégance rustique. Toutes sont couvertes en ardoi-
ses et bordées au levant de minuscules jardinets en
terrasses, avec des muretins à hauteur d'appui. Mais
on chercherait vainement parmi elles la maison de
Yann-ar-Gw^enn, cette maison fameuse, aveugle
comme son maître, et que Brizeux a décrite sans
l'avoir vue, d'après un croquis publié par le Maga-
sin Pittoresque de 1842. On aurait même quelque
peine à repérer son emplacement, n'était un pan de
mur qui s'en est conservé par miracle et un prunier
appelé encore aujourd'hui le « prunier de Yann-ar-
Gwenn » qui se trouvait « au bout » du clos. Grâce
à ce 23an de mur et à ce prunier et en s'aidant du
croquis publié par le Magasin Pittoresque, on peut
aisément reconstituer en esprit la demeure du barde,
qui n'avait pas de fenêtre, en effet, dont l'unique
ouverture, servant de porte, était tournée vers la
grève et à deux ou trois mètres seulement d'une
berge très déclive que le flot vient battre deux fois
par jour. Elle était coiffée de chaume et on la flatte
peut-être en l'appelant une maison.
— C'était plutôt une kraou, une crèche, ce qui
explique tout, me dit mon guide, M. Adam.
— Sans doute, me confirmait plus tard le petit-fils
de Yann-ar-Gwenn. Mais, ajoutait-il, avec une
nuance d'orgueil, la kraou appartenait à mon
grand'père, ainsi que le touzil (la motte de terre)
sur laquelle il l'avait bâtie.
En réalité, je crois que ce « touzil » faisait partie
d'une friche communale, d'une de ces terres vagues
DE YANN-AR-G\VENN I 1 I
et vaines, ;r,> luillius^ dédaignées des riverains et
qu'on abandonne au premier occupant. Tant de
chaumes, de huttes en Bretagne, qui figurent au-
jourd'hui au cadastre, à la faveur de la prescription
trentenaire, ont été bâtis de la sorte sur des bordu-
res de route ou sur des garennes abandonnées !
Yann ar-Gv/enn ne s'en montrait pas moins très
fier d'avoir une maison à lui, bâtie de ses deniers, si
le terrain ne lui avait coûté que la peine de le pren-
dre, et Brizeux avait parfaitement raison de lui
faire dire :
Comme cet ancien barde, harmonieux maçon.
Chanteur, avec mes chants, j'ai construit ma maison.
•J'ajouterai que cet aveugle, dans le choix du sit^
où il voulut fixer ses pénates, s'était montré singu-
lièrement plus perspicace cjue bien des clairvoyants.
Le paysage qu'on embrasse de Grec'h-Suliet est
l'un des plus beaux de cette rivière de Tréguier qui
en contient tant d'admirables. Le Jaudy, à marée
haute, y mesure bien un kilomètre de large, et des
navires de 600 tonnes le remontent sans effort. Et,
par delà le fleuve, toute la campagne de Trédarzec,
avec la courbe harmonieuse de ses collines, le da-
mier de sa culture, ses landes, ses bois, ses clochers
qui percent le feuillage, se déploie devant le prome-
neur. En face même de Crec'h-Suliet, un minuscule
affluent du Jaudy, dont je ne sais pas le nom, s'est
creusé le plus charmant des lits : il y coule sous
d'antiques verdures qui s'écartent à son embouchure
pour faire place à un petit estuaire oii le flot marin,
retenu par une digue-chaussée — le car pont — est
conduit dans les vannes, jadis seigneuriales, d'un
ravissant moulin de la Renaissance.
112 SUR LA PISTE
• •
Ce beau paysage, Yann ne le voyait pas, mais il
le sentait. Et qui peut dire si sa jouissance ne passait
pas la nôtre ? Avez-vous remarqué que presque tous
les aveugles sont gais ? Celui-ci ne faisait pas excep-
tion à la règle. Sa sensibilité, plus concentrée que
celle des clairvoyants, percevait des nuances qui
leur échappent peut-être. Grec'h-Suliet est voisin des
pinèdes du Castellic et ]"ouïe du barde ne pouvait
manquer de recueillir la rumeur de ces grandes
orgues aériennes, qui, mêlée au bruit du ressac sur
la grève, à la sonnerie intermittente des cloches de
Plouguiel, de Trédarzec et de Tréguier et au chant
des bateliers montant ou descendant le fleuve, lui
composait la plus suave des symphonies.
Sa maison était bien exiguë sans doute, et si basse,
nous dit-on, qu'on n'y pouvait entrer qu'en pliant
réchine. Au retour de ses longues randonnées esti-
vales, Yann y prenait ses quartiers d'hiver. Mais
cette alouette des sillons ne se sentait vraiment à
l'aise qu'en plein air. Tous les contemporains sont
d'accord là-descus : dès que le ciel se déridait, Yann
sortait sur sa porte. Il se « cluchait » le dos au mur
et restait là des heures et des heures, remuant ses
lèvres et agitant son buste d'un mouvement iso-
chrone, de haut en bas et de bas en haut, qui était
le rythme machinal dont s'accompagnait chez lui le
travail de la composition. Si la pluie ou le froid le
consignait au logis, on l'y trouvait le plus habituel-
lement assis sur son chi/pot. Vous savez que ces chi-
pots trégorrois sont de grandes boîtes à sel de forme
ronde qui, munies d'un dossier et placées dans le
coin de l'âtre, peuvent, en effet, servir de siège. De
là, par dérision, le surnom de chipots donné aux
DE YANN-AR-G\VENN 113
chaires à prêcher. On dit : « Pourvu que M. le Rec-
teur ne reste pas trop longtemps dans son chipot ! »
(Entendez : Pourvu que son prône ne soit pas trop
long !).
• Et voici encore un détail qu'on retrouve chez tous
les contemporains : Yann, quand il composait ses
chansons, avait à portée de la main une baguette de
saule; se défiant de sa mémoire et ne sachant ni lire,
ni écrire, ni compter, il faisait une coche dans la
baguette, après chaque couplet. Le châtelain actuel
du Castellic, M. Tallibart fils, croit même se souve-
nir qu'il y traçait, à la pointe du couteau, d'autres
signes mnémotechniques, « de manière sans doute
à reconnaître au premier attouchement la chanson
à laquelle se rapportait la baguette ". Yann liait
ensuite ces baguettes en faisceaux « qui constituaient
sa bibliothèque ».
Cependant Yves Le Coz, cultivateur à Kerotré, qui
le fréquenta aussi dans son enfance à Crec'h-Suliet,
sans contester les baguette^, ne pense pas que Yann
en fit usage chez lui.
— Dehors, bon ! me dit-il. Mais quand il travail-
lait à domicile, ce qui était rare, du reste, l'aveugle
procédait autrement. Je l'ai vu opérer et je sais
comme les choses se passaient : à chaque couplet
composé, il plantait dans le mur un ihil (1),* comme
font les joueurs de boule pour marquer leurs points.
C'est un des hommes les plus précieux à consulte^
sur Yann-ar-Gwenn que cet Yve^; Le Coz. Il est âgé
de 78 ans. Il avait donc seize ans à la mort du barde
et il eut tout le loisir de le connaître, Kerotré, on il
habitait et où il habite encore, n'étant qu'à une por-
(1) Goupille (le bois pointu.
1J4 SUR LA PISTE
tée de fusil de Crec'h-Suliet. M. Adam me mène
chez lui, par un sentier de traverse qui s'amorce à la
grand'route. Nous le trouvons en corps de chemise
et qui faisait la sieste dans sa grange. 11 n'a pas l'air
autrement flatté de notre visite. Il se dérange à peine
pour nous accueillir et peste intérieurement sans
doute contre les malappris qui viennent interrompre
son somme. Mon guide est obligé de le secouer par la
manche.
— Ewan, allons ! Réveillez-vous, que diable !...
Vous savez bien, c'est le monsieur qui désire parler
avec vous de Dall-ar-Gwenn.
Magie de ce nom de Le Gwenn qui, après tant
d'années, a conservé toute sa vertu ! Mon guide ne
l'a pas plus tôt prononcé que voilà notre dormeur
sur pied, secouant les brins de paille qui se sont col-
ins à ses cheveux et me tendant une paume calleuse,
mais large ouverte.
La poignée ^e main bretonne — vous l'avez peut-
être remarqué ? — se donne horizontalement. C'est
tout le contraire du sha/ie-hands, vertical et brus-
que. Quand deux mains l)retonnes se sont saisies,
elles se livrent à un mouvement de balancier, très
lent, très doux, qui peut durer plusieurs secondes et
même des minutes ou des quarts d'heure entiers, si
leurs proi^riétaires viennent de fêter Bacchus, dieu
propice aux longues effusions. Par bonheur,
Yves Le Coz est un homme sobre, au moins sur la
semaine. Notre poignée de mains n'excéda pas les
habituelles dimensions chronologiques, et, à la sep-
tième ou huitième reprise au plus, je recouvrai
1 usage de ma dextre. Le brave homme tâcha seule-
ment de mettre à sa pression une énergie destinée
à compenser la faible durée d'amplitude de ses oscil-
lations.
DE YA.NN-AR-(;\VENN 11;î
Grand, sec ei droit, ses soixante-dix-huit hivers
ne lui ont pas fait perdre un pouce de sa taille.
Avec son nez pointu connue un bec, son crâne déme-
surément allong-é et l'espèce de crête ou de huppe
que dessine au-dessus du front son poil blanc comme
la. neige et rêche comme du chiendent, il a Tair d'un
geai, d'un grand geai chenu, le Nestor de Tespèce...
— Ainsi, dis-je, pour engager la conversation,
vous avez connu Yann-ar- Gwenn ?
— Si je l'ai connu ! Mieux que mes père et mère,
peut-être, monsieur, soit dit sans offenser leur mé-
moire. Quand je n'étais qu'un enfant, le vieux Le
Gwenn m'honorait déjà de son amitié. Ces choses-là
ne s'oublient pas. Je lui rendais de menus services,
sans doute. Dans les débuts, Yann, qui ne savait ni
lire ni écrire, se rendait à Lannion ou à Morlaix
avec ses baguettes et y dictait ses chansons aux
imprimeurs. Mais plus tard, quand la réputation lui
vint avec la fortune, il prit un secrétaire...
— Un secrétaire !
— Oui, monsieur... François Le Ruzic, de Ker-
louc'h, le plus savant homme à la ronde, après M. le
curé. C'était toujours Yann qui composait les chan-
sons, mais c'était Le Ruzic qui tenait la plume.
— Et Le Ruzic gagnait gros à ce métier ?
— Deux sols par chanson. Mais Yann, désormais,
pouvait dormir sur les deux oreilles. Environ la mi-
juin, quand le blé commence à épier et les pèlerins
à bourdonner autour des places dévotes, avant de
boucler son sac et de se mettre en route pour Saint-
.)ean-du-Doigt ou Saint-Hervé-du-Ménébré, il repas-
sait mentalemnt son répertoire à l'aide de ses bâtons.
Avait-il oublié un couplet ? Si son secrétaire n'était
pas là, il me faisait appeler. J'avais passé deux ans
et demi à l'école et je savais lire : je n'avais pas de
116 SUR LA PISTE
peine à retrouver sur la copie de Le Ruzic ou sur
r imprimé le couplet qui manquait à la chanson.
— Et comment était-il, au physique, ce Yann-ar-
Gwenn ?
— Petit et gros, monsieur, — à peu près comme
vous, tenez ! Oui, oui, c'est tout à fait cela, sauf la
figure qui ne ressemblait à aucune autre figure au
monde et qu'on n'oubliait pas, une fois qu'on l'avait
vue. Cette figure-là, monsieur, on aurait dit qu'elle
riait par tous ses pores, par toutes ses rides. Les
yeux eux-mêmes ne semblaient clos que pour
mieux rire. Ah ! Yann-ar-Gwenn n'engendrait pas
la mélancolie, je vous assure ! Quand il passait sur
la route, filles et garçons accouraient sur les portes.
Et l'aveugle jetait une facétie à l'un, décochait un
quolibet à l'autre. Je le vois encore, montant la côte
de Crec'h-Suliet et frappant le roc de son bâton ferré,
un bâton de houx durci au feu. On n'aurait pas dit
un aveugle, tant u iiiait droit et sans hésitation, au
moins dans les chemins de par ici, qui lui étaient fa-
miliers. Il mettait son honneur à s'y diriger seul. Il
ne voulait pas de convoyeur. Ce n'est que passé Plou-
guiel qu'il consentait à prendre le bras de Marc'harit.
Encore se privait-il quelquefois de sa compagnie,
comme il arriva certain jour que la commère ne vou-
lait pas le suivre à Lannion, chez son imprimeur, et
où il lui fit accomplir le double de la traite pour lui
donner une leçon.
— Contez-moi cela, Yves Le Coz.
— Eh bien ! voilà, monsieur. Mais il faut vous dire
d'abord que Yann-ar-Gwenn, comme tous les bardes
nomades, était un peu sorcier. Il avait des secrets
pour « faire marcher » les gens. Donc, un jour que
Yann avait affaire à Lannion, il héla sa commère,
qui était en train de laver au douet voisin. Pour être
DE YANN-AR-GWENN 117
franc, je crois qu'elle travaillait beaucoup plus de la
langue que du battoir. Tant y a qu'elle envoya pro-
mener notre Yann, qui se contenta de lui répondre :
« Bien ! Bien ! continue, God (1)... Ne te presse pas,
ma chérie... Tu as de bonnes jambes et tu seras ren-
due avant moi à Lannion. » De fait, pas plus tôt à la
Croix-Rouge, qui n'est qu'à une pipée d'ici, il voit
arriver Marc'harit, tout essoufflée. « Eh ! là, God,
lui crie-t-il, où cours-tu ? Nous avons le temps, ma
chérie, rien ne presse... Enfin, si c'est ta fantaisie de
faire deux fois la route, ne te gêne pas. Tu me trou-
veras, au retour, dans ce fossé, où je vais ruminer
une chanson en fattendant.» Marc'harit, comme une
sonmambule, poursuit son chemin : elle ne marche
pas, elle galope. La voilà rendue à Lannion. Elle s'en-
• quiert de son mari à l'auberge où il a coutume de
descendre. On lui répond qu'on ne l'a pas vu.
Inquiète, elle retourne sur ses pas, traverse en trom-
be Trézeny, Coatréven, Camlez, Kerménou et ne
retrouve son mari qu'à la Croix-Rouge, autant dire
à l'endroit même d'où elle était partie. « Eh bien !
God, lui demande alors Yann-ar Gwenn, es-tu con-
tente de ta promenade ? Tu ne voulais pas m'accom-
pagner, pour mes affaires, à Lannion, ce matin ? Et
voilà que tu y es allée et que tu en es revenue toute
seule, pour rien, dans la même journée. On a bien
raison de dire que l'humeur des femmes est chan-
geante ! )'
* 1
Le brave Yves Le Coz m'en aurait conté bien d'au-
tres sur Yann-ar-Gwenn, si je n'avais été obligé
d'abréger ma visite à Kerotré. Il me fallait voir
(1) Un des diminutifs bretons de Marguerite.
118 SUR LA PISTE
encore cinq ou six contemporains du barde, préve-
nus par M. xA.dam, et qui m'attendaient chez eux.
Mais comme ils ne firent, presque tous, que réjDéter
ce que m'avait dit Le Coz, je ferai grâce au lecteur
de cette partie de mon enquête.
Chez M"" Gony, cependant, qui, bien qu'éprou-
vée par un deuil récent, voulut bien nous recevoir
avec cette aménité pleine de noblesse qu'on trouve
encore chez quelques-uns de nos cultivateurs, je
recueillis une anecdote assez curieuse et qui vient à
l'appui des dires de mon premier interlocuteur sur
la puissance cabalistique attribuée au vieux barde
ambulant.
Certain jour qu'on "taisait des crêpes à Kerotré,
Yann-ar-Gwenn vint à passer et entra dans la cui-
sine, alléché par la fine odeur de la pâte. Il n'y avait
là, par hasard, que la servante, et, soit qu'elle fût
de méchante humeur, soit qu'elle ne connût pas
l'aveugle, elle négligea de lui offrir sa part du festin,
comme c'est l'habitude. Yann était trop fier pour
réclamer. Il ne dit rien et reprit son bâton.
Il était déjà loin sur la rout^ de Morlaix, quand
il entendit la servante qui courait après lui
en criant de toutes ses forces : Komcril ke n'eil ?
Komerit ke iieil ? « Ne la prendras-tu pas ? Ne la
prendras-tu pas ? » En même temps elle lui ten-
dait une crêpe au bout de son éclisse. Mais elle pou-
vait s'égosiller : Yann, ce jour-là, était aussi sourd
qu'aveugle. Il continuait paisiblement son petit train,
talonné par la femme, qui continuait de lui tendre
la crêpe au bout de l'éclisse et de lu,i crier : Komerit
ke n'eil ? et il la mena ainsi jusqu'à Morlaix, où il
consentit enfin à prendre la crêpe. Sur quoi, le
charme cessa et la servante inhospitalière put
retourner à Kerotré.
DE YANN-AR-GVVENN 119
Vous ai-jt' dit que Yann, de son mariage avec ia
Petibon, avait eu deux filles : Jeanne, qui épousa
un tailleur nommé Jacot Raison, et Annan, qui
épousa un journalier nommé Le Tallec ?
Je ne sais ce que sont devenus les Raison qui,
d'assez bonne heure, émigrèrent à Trédarzec. Quant
aux Tallec, ils eurent un fils, qui continue d'habiter
Plouguiel et qui, demi-soldier, travaille la terre
chez M. Tallibart. Il est marié et père d'une assez
nombreuse famille. La descendance de Yann-ar-
Gwenn n'est donc pas près de s'éteindre. Louis Le
Tallec est très fier de son aïeul :
— Il ne m'a rien laissé, pourtant, me dit-il, pas
même son talent de rimeur. Mais il a donné à ma
mère et à moi ce qu'il n'avait pas lui-même et qui
vaut mieu.x que la fortune et l'esprit.
— Quoi donc ?
— Des yeux.
Nouvelle preuve de la fausseté de l'axiome : nemo
(Int ([}{<><{ non hnhet.
Le Tallec convient d'ailleurs que l'infirmité de
son grand-père ne l'empêchait pas d'être le plus gai
des hommes : privé de la vue dès l'âge de sept mois,
Yann ne pouvait mesurer l'étendue de la perte qu'il
avait faite. Ses autres sens, et notamment le sens de
la direction, s'étaient prodigieusement affinés et lui
permettaient de se débrouiller dans l'inextricable
lacis des petits chemins trégorrois. C'est ce que
m'avait déjà dit Yves Le Coz. Mais croirait-on que
Yann, tout aveugle qu'il était, poussât la témérité
jusqu'à grimper dans les arbres du Castellic pour y
couper sa provision de bois mort ? Et lui-même,
«i'après M. Tallibart, faisait ses bourrées et les por-
tait à Crec'h-Suliet sur son dos !
120 SUR LA PISTE
* 1
C'était un proverbe en ce temps-là qu'il n'y avait
point de bon pardon sans Yann-ar-Gwenn. La véné-
rable mère de Gustave Geffroy, qui était de Plougon-
ven (1), me le confirmait peu de temps avant sa mort.
Malgré son grand âge, elle se rappelait très bien
l'aveugle, sa commère et son chien.
— L'arrivée de Yann dans une fête ou un pardon
mettait toutes les têtes à l'envers, m.e disait-elle. On
quittait tout pour l'entendre. Jamais barde populaire
n'exerça un tel prestige sur les foules. Il y avait je
Jie sais quoi de religieux dans l'attitude de son audi-
toire. A certains passages de ses chansons, les pay-
sans ôtâient gravement leur chapeau. Tous l'hono-
raient commue un homme marqué du signe divin...
Et M'"'' Geffroy me cita ces tierces-rimes d'une
complainte de Yann qui, après soixante-dix ans,
chantaient toujours dans sa mémoire :
Gwechall ar nierc'hot yaouank
Na evet kel ar gwiii-arcient
Hag ha choiiiet pel lur ha ktiaiit...
« Jadis les jeunes filles ne buvaient pas d'eau-de-
vie et demeuraient longtemps sages et belles... »
Si nous ne possédions de Yann que ce couplet, on
pourrait en conclure qu'il fut un poète gnomique,
une manière de Solon ou de Phocylide armoricain.
Et l'on se tromperait beaucoup. Sans doute, il ne
dédaignait pas, à l'occasion, de faire un petit bout
(1) Elle s'appelait de son nom de jeune fille Delphine Périer de la
Peltiy et, m'a-t-elle dit, était née le 27 avril 1883 au château de
Mézédein, qui appartenait à un comte de Los, marié lui-même à une
demoiselle de Montfort. M'"*" Geffroy est morte le 7 octobre 1913, à,
Paris.
i
DE YANN-AR-GWENN 121
de morale aux gens. Mais sa jovialité naturelle repre-
nait vite le dessus et il était surtout à l'aise dans la.
facétie.
Encore fallait-il qu'il se pliât aux exigences de
r « actualité ». Les bardes nomades ont été les pre-
miers journalistes de la Bretagne. C'est par eux
que la péninsule, ensevelie le reste du temps au fond
de ses landes, entrait, les jours de foire ou de par-
don, en communication avec le monde des vivants :
catastrophes maritimes, tremblements de terre, ba-
tailles rangées, mariages princiers, changements de
régime, de tout cela et du reste, assassinats, épidé-
mies, etc. , les bardes chargeaient leurs complaintes.
Yann était bien obligé de se soumettre à la loi com-
mune. C'était, comme ses confrères, essentiellement
un « actualiste ». Tout événement lui était bon, petit
ou grand, et il travaillait même, au besoin, sur com-
mande.
Que d'épithalames il composa ainsi, qui lui étaient
payés d'un gros écu de six livres et d'une place d'hon-
neur à la tal)le des mariés ! Une vieille femme
d'Yzen-Laouen, Françoise Le Quer, m'a chanté celui
qu'il « rima » en l'honneur de sa propre fille et de
son gendre Jacot Raison. Le dit .Jacques ou Jacot,
par désespoir d'avoir vu sa belle causer trop tendre-
ment, dans un pardon, avec un rival, n'avait-il pas
fait la sottise de s'engager comme remplaçant — lit-
téralement d'aller « vendre sa peau » {gwerza é gro-
chen) chez un marchand d'hommes de Tréguier
{marc'' hadour a bréné konscrivet) ? Il revint du ser-
vice au bout de sept ans et retrouva sa belle, qui
l'avait attendu. Tant de constance de part et d'autre
valait bien quelques rimes. Yann-ar-Gwenn ne les
marchanda pas aux nouveau.x époux. Je crois même
qu'il contribua aux frais de la noce. Yann n'aurait
122 SUR LA PISTE
pas été barde jusqu'au bout s'il n'avait, comme tous
les bardes, mangé son bien avec son revenu.
— Et pourtant, me disait Françoise Le Quer, il
gagnait gros comme lui. Quand il revenait de tour-
née avec sa femme, Marc'harit avait des pièces d'ar-
gent cousues tout autour d'elle, dans la ceinture de
sa jupe !
Ces pièces-là n'ont pas toutes roulé à la rivière et
quelques-unes ont dii prendre le chemin des auber-
ges voisines. Mais n'anticipons pas, s'il vous plaît,
et revenons à l'œuvre du barde. M. Tallibart m'a
parlé d'un autre poème que Yann aurait composé a
l'occasion d'un incident héroï-comique dont Tréguier
fut le théâtre, vers 1840, jDendant les fêtes munici-
IDales.
— Au programme des réjouissances, me dit
M. Tallibart, se trouvait une course à la nage dont
une truie était l'enjeu. Il s'agissait d'attraper la
truie par la queue et de la ramener sur la berge.
Mais la queue avait été fortement suiffée et la truie
se défendait mordicus, .\ucun des concurrents ne
parvint à l'attraper. La truie fut placée « sous
séquestre ». D'où un concert de réclamations, puis
une véritable émeute. Yann-ar-Gwenn, qui assistait
à la scène, sentit sa verve s'éveiller et composa sur
ce thème une chanson qui eut un succès fou...
Je n'ai pu, malhe)ureusement, me procurer ce
chef-d'œuvre. Il a eu le sort commun à la plupart
des productions du barde, imprimées sur feuilles
volantes, et qui s'en sont allées où vont toutes les
feuilles. Aucune bibliothèque publique n'a pris soin
de recueillir cette littérature éphémère de nos rhap-
sodes nationaux...
DE YANN-AR-GWENN 123
Regrettons-le. C'est chez Haslé, à Morlaix, que
Yann-ar-Gwenn faisait ordinairement imprimer ses
chansons. Il en porta cependant tiuelques-unes à
mon père. Mais, comme ces chansons n'étaient pas
toujours signées, leur attribution reste incertaine,
exception faite pour le Débat entre VEau et le Feu
{Disput entre an dour hac an tan), et le Débat entre
un cordonnier et un sabotier [Disput entre ur clie-
reer hac ur botoer coat), dont les envois finaux con-
tiennent le nom de l'auteur.
Je ne puis mieux terminer le récit de mon pèleri-
nage au pays de Yann-ar-Gwenn qu'en reproduisant
ici la meilleure — qui est aussi lu plus courte — de
ces deux compositions. Elle n'est plus dans le com-
merce. Et c'est donc une rareté. Je l'ai trouvée dans
le cahier des chansons imprimées à Lannion, chez
mon père, et qui fut mon st'ul héritage, avec la
vieille madone en granit qui décorait la niche exté-
rieure de l'imprimerie paternelle et qui veille au-
jourd'hui sur ma maison de Trestraou.
Mar Kallaii front ar feçon, e Teiiiu da ru-ia
Eun disput a neve flaiu, d'eueiii divertissa.
Savet entre ar c'iiereer liac ar botoer coat
Pa vot crc)<;- en eui' boiitMil it daon pot diluai.
O daou 0 deus pronietet e niige digante,
Goude formi eun disput excellant entrese,
Eun doncen vio fritet hac eun tam bara guen,
Hac eur banne da effa en fin ar ganaouen.
Mar be glebiet an anchen, ar bombard a zone,
A zilao gant parfeti eun darn a resono.
Vit ho lacat da zisput an eil oc'h e quile
Ha nen pas rima notra nemert ar virione.
AR BOTOER
« Er gouan ec'h intentan. pine ar botoer coat.
E me a zen da viscan treid an dud dilicat;
124 SUR LA PISTE
Ha te, quereer infam, gant ta votou 1er,
A zigac, ar c'hlenvejo hac eun nombr a vizer.
AR C'HEREER
1
« Eun tam eo estimet huelloc'h ma état
Evit nen deo da hini, pot ar botou coat.
Ma ranche beajerrien baie gant sorgello (1),
Et nent eun anter hirroc'h oc'h ober campagno.
AR BOTOER
« Evit prepari'ln douar de lakat an trevat,
Eo eun drar necesser cavet eur botou coat;
Ne voeler den o palat er parc gant botou 1er.
Ha c'hoas e fell dit laret ne n'on qet necesser I
AR C'HEREER
« Goud a ran ev ar botou coat a gonserv ar yec'het
Hac a brepar an douar evit lacat an ed,
Evel ma c'her da redec er parc gant o vejo,
E scanvoc'h ar botou 1er evit eur sorgello.
AR BOTOER
Pa deui an erc'h, hac ar scorn, tiac ar gouan kallet,
E ranko ar c'hereer paca e vinaouet,
Ha me doucho an arc'hant partout er marc'hajo,
Ha te a sello ouzin ha digor da da c'heno.
AR C'HEREER
« Pa enuo ar mis meurs hac an neue amzer
Da visca an habijo brao hac ar boto 1er,
Neuze na vo istimet netra ar boto coat :
Ur boto 1er da vale a so traou dilicat.
AR BOTOER
« Alliés en ranqes mont da dy ar c'hivijer
Ha na pe nemet tri scoet pe eun tri scoet anter
Ha me laça assembles bete c'huec'h uguent scoet
Da brena ar c'hoat boto ar baysantet.
(1) Sorgello, surnom donné aux sabots lâckes et faisant du bruit.
DE YANN-AR-C.\VENN 125
AR C'HEREER
« Goel a ze dit, ma mignon, pa tens cur bern
[arc'hant;
An neb a deus nebeutoc'h a von honesfamant.
Me a deb hic ha zouben, ma yod da greis-de :
Ordinal ec'h intentant on benêt couls a te.
AR BOTOER
n Poent eo din finissa. rac an nos a dosta,
Hac an hostis a jeno pa na effomp netra,
Hac a roï din hon c'honje, coader ha q'ereer,
Da bartian deus he dy ha mont da gaet ar guer.
AR C'HEREER
« Ebars en hostaleri a vo rezonio.
Disput entre ar vignonet ha chass-bleo enecho;
Ar c'hoste créa c'hone ebars en peb affer :
Mar q'eres m'a vélo », eme ar c'hereer.
Goude leis cov e crogjont vcl daou gliy animet
Ha stagao den emjannan evel tud malisset.
Q'en ha rangas an hostis q'emer e vas ribot,
Ha sq'ei voar zin discregui an fύon no oant cro^:.
Goullennomp eur chopinet den om dispartia :
An hostis on servijo mar deuomp de bea;
Hac evomp pep a vemac'h e fin ar ganaoueun.
An oll a ranc caout boto pe vale dierc'hen.
An hini en eus rimet an disput dilicat
Savet entre eur c'hereer hac eur botoer coat,
En eus gret meur a hini, e hano Yann-ar-Guen.
Hac a vêler ordinal en fin ar ganaouen.
TRADUCTION.
Si j'en puis trouver la manière, je rimerai volontiers,
pour me divertir, un débat tout flambant neuf qui s'est
élevé entre un conidiuiier et un sabotier. I.a bouteille au
poing, ce sont deux garçons fort délicats.
Tous deux m'ont promis, si je conduisais à bien leur
débat, une douzaine d'oeufs fricassés, un chanteau de pain
blanc et un coup à boire à la fin de ma chanson.
126 SUR LA PISTE
La bombarde ne sonne que si l'auche est mouillée et elle
sonne alors à la perfection. Paur former un débat entre
l'un et l'autre, je n'ai qu'à laisser parler la vérité.
LE SABOTIER
« L'hiver, dit le sabotier, c'est à moi qu'il appartient d'ha-
biller les pieds des gens délicats, tandis que toi. cordon-
nier infâme, avec tes souliers, tu ne leur apportes que des
maladies et nombre de misères.
LE CORDONNIER
« Ma profession est estimée un peu plus haut que la
tienne, homme des chaussures de bois 1 S'il fallait que les
voyageurs se servissent de tes sorgello. Ils mettraient le
double de temps à faire l'étape.
• LE SABOTIER
« Pour disposer la terre à recevoir la semence, c'est une
chose nécessaire d'avoir des sabots. On ne voit guère de
gens bêcher avec des souliers. Et tu oses dire que je ne
suis pas nécessaire !...
LE CORDONNIER
« Je sais que les sabots conservent la santé et qu'ils pré-
parent la terre à recevoir le blé, tout de même que, si
l'on passe la herse (?) sur un champ, les souliers sont plus
légers pour courir que des sorgello.
LE SABOTIER
« Quand viendront la neige et la glace et le dur hiver, il
faudra que l'alêne du cordonnier fasse trêve. (Pendant ce
temps) moi je toucherai de l'argent partout dans les foires.
Toi, tu me regarderas, la bouche ouverte.
LE CORDONNIER
« Quand le mois de mars arrivera et le renouveau et
(que ce sera le temps) de revêtir de beatLx habits et des
chaussures de cuir, alors les sabots seront estimés moins
que rien. Des chaussures de cuir pour se promener, voilà
le délicat I
DE YANN-AR-G\VENN 127
LE SABOTIER
« II te faut souvent aller chez le tanneur. Et tu n'as sur
toi que trois écus et demi. Mol, d'un seul coup, je dépense
jusqu'à cent vingt écus pour acheter le bois qui sert à fabri-
quer des sabots aux paysans.
LE CORDONNIER
- Tant mieux pour toi, mou ami, si tu as un tas d'argent!
Les gens qui en ont moins vivent quand même honnête-
ment. Je mange viande et soupe ot ma boutUie à midi et
je prétends vivre aussi bien que toi à mon ordinaire.
LE SABOTIER
<• Il est temps d'en finir, car la nuit approche et notre
hôte fera grise mine si nous ne consouimons pas. Cordon-
nier et sabotier, il pourrait bien nous donner congé et nous
mettre à la porte en nous priant d'aller (continuer notre
discussion) chez nous.
LE CORDON'NIER
« Il va y avoir du grabuge dans l'hùtellerie. dispute entre
amis et peut-être crêpage de cheveux. C'est le parti le plus
fort qui l'emporte en chaque affaire. Si tu veux, allons-y »,
dit le cordonnier.
Et les voilà, le ventre plein, qui se jettent l'un sur l'au-
tre, tels deux chiens furieux, et qui s'agrippent et se gour-
nient comme des malfaiteurs, au point que l'aubergiste est
obligé de s'armer d'un bâton à riboter et de cogner dessus
pour leur faire lâcher prise, tant ils sont bien accrochés !
Demandons une chopine pour les départir. L'aubergiste
nous servira volontiers, si nous le payons. Et buvons cha-
cun un coup à la fin de la chanson. Il faut que tout le
monde ait des chaussures, à moins de marcher pieds nus.
Celui qui a rimé ce débat ingénieux, élevé entre un cor-
donnier et un sabotier, celui-là en a composé bien d'autres:
son nom est Jean Le Guen. Et vous le voyez ordinairement
a la fin de ses chansons.
Ceux de mes lecteurs qui connaissent le breton
n'auront pu manquer d'être frappés par la verve
abondante de ce petit poème renouvelé des jeux-
128 SUR LA PISTE DE YANN-AR-GWENN
partis du moyen-â"ge, qui n'étaient eux-mêmes que
des façons d'amébées. La fin surtout en est
magnifiquemnt bachique. Il semble qu'on voie les
deux humeurs de piot rués l'un sur l'autre et s'enla-
çant d'une telle étreinte qu'il faut à l'aubergiste,
pour les séparer, s'armer du bâton à riboter... Voilà
vraiment qui, malgré l'indigence de la langue, est
supérieur aux productions habituelles de la muse
populaire bretonne. Et que dites-vous de ce joli vers
qui pourrait servir de devise, en Bretagne, à tant de
rimeurs :
Mar be glebiet an anchen, ar bombard a zono...
« La bombarde ne sonne qu'autant que l'anche
est humectée » ?
Ah ! comme, pour ce seul vers-là, Hédylos le Deip-
nosophiste, premier, au dire d'Athénée, des gosiers
lyriques de son âge, l'archidiacre Gautier Map, re-
nommé dans le sien pour sa soif inextinguible au-
tant que pour son apertise de conteur, Olivier Bas-
selin, le poète des Muids, et notre ami Gabriel
Vicaire, leur digne émule et pieux continuateur,
eussent chéri d'une- dilection sans pareille, fêté et
confirmé dans sa royauté bardique le bon « goliard »
Yann-ar Gwenn ! (1).
(1) V. au tome I de l'Ame i) étonne le portrait de Yann-ar-Gwenn,
œuvre du peintre Nicolas, de Morlaix, lui-même apparenté au barde
et de qui descend Marie-Pnuls Salone, la jeune et vibrante poétesse
de la Maison dans la bnitne.
LAPRADE ET BRIZEUX
(d'après une correspondance inédite).
Un jeune écrivain, M. Jean-Pierre Barbier, qui
prépare un travail sur les relations de Victor de
Laprade et de Brizeux (l), a bien voulu me commu-
niquer la correspondance — malheureusement frag-
mentaire et très peu nourrie du côté de Brizeux, —
échangée entre les deux poètes de 1851 à 1856.
Cette correspondance, demeurée inédite jusqu'ici,
est fort piquante par endroits, émouvante souvent,
un peu sombre vers la fin et pourrait prêter à un
curieux chapitre d'histoire littéraire. Il est regretta-
ble que M. Dorchain n'en ait point eu communica-
tion au moment où il publiait son excellente édition
des Œfivres de Brizeux : elle l'eût aidé à préciser
certains traits de la physionomie morale du Virgile
breton, comme l'appelait son émule et sœur en tris-
tesse, Marceline Desbordes-Valmore.
En 1850, revenant d'Italie, Brizeux s'arrêta quel-
ques jours à Lyon près de Victor de Laprade. Je crois
bien que les deux poètes ne se connaissaient pas
avant cette visite. Ils s'étaient écrits sans doute; ils
avaient échangé leurs vers; ils se sentaient une cer-
taine parenté d'âme. Les Lyonnais sont presque
aussi mystiques que les Bretons, mais ces grands
î5 (1) L'étude n'a pas paru. La guerre éclatait peu après la publica-
tion de cet article et Jean-Pierre Barbier fut tué.
9
130 LAPRADE ET BRIZEUX
nébuleux ont un sens très fin des réalités et leur
mysticisme est agissant et pratique. Brizeux fut en-
chanté de l'accueil de Laprade; Laprade ne fut pas
moins ravi de la « fête de cœur et d'imagination »
que Brizeux lui avait donnée.
Ce sera un de mes plus chers souvenirs, lui écrivait-il le
6 avril 1851, de vous avoir eu à mon foyer, vous, le plus
véritablement, le plus complètement poète de tous par
l'âme, par le cœur, par la vie. Mon rêve perpétuel à été
d'aimer ceux que j'admire. Dieu soit loué mille fois pour
ce nom d'ami que vous me donnez !
Voilà leur intimité nouée. Brizeux, qui sait ou de-
vine les vœux secrets de son nouvel ami, s'est tout
de suite mis en campagne pour lui et a tenté de lui
gagner Sainte-Beuve, — Sainte-Beuve que Laprade
attaquera si violemment un jour dans sa fameuse
satire des Mvses d'Etat, mais qu'en attendant il ca-
jole et dont un article le « charmerait ». Cet article
ne venant pas et Sainte-Beuve même se montrant as-
sez mal disposé pour l'auteur des Poèmes évangéli-
ques, voire pour Brizeux, dont il avait prôné les
premiers vers, mais dont il goûtait moins les sui-
vants, le ton change d'une lettre à l'autre et Laprade,
sérieusement, fulmine contre les « prévarications »
de l'auteur des Lundis.
Il passera la moitié de sa vie à démentir la première; il
suffit maintenant que la poésie ne soit pas quelque part
pour qu'il s'y plaise. Voilà qu'il prend au sérieux les creu-
ses niaiseries de Pierre Dupont, des bêtises incendiaires
par-dessus le marché I Je pense qu'il veut se mettre en
règle avec la République rouge et qu'il a écrit sous l'im-
pression de la guillotine. Je ne sais pas où vous en êtes de
votre négociation avec lui à mon sujet; mais il me paraît
doublement difficile qu'après avoir loué le mélange de
clubs et de basse-cour qui s'appelle la muse populaire, il
puisse parler d'une muse aussi peu populaire que la
LAPRADE ET BRIZEUX ■ 131
mienne; il n'a plus de foi qu'au succès; quelque jour il
louera le grand style de Louis Blanc !
Si jamais apparut la vérité du mot d'Horace sur
l'irritabilité particulière à la gent poétique, n'est-ce
point ici ? Sainte-Beuve n'a pas encore parlé de La-
prade et il a parlé sympathiquement de Pierre Du-
pont, — Lyonnais comme Laprade : double crime !
Qu'on le pende, qu'on l'empale, qu'on l'étripe et,
en même temps que lui, cet infâme Buloz, à qui Bri-
zeux a porté des vers de Laprade et qui les a refu-
sés !
Cela n'empêche nullement Laprade, d'ailleurs, de
renouveler ses tentatives près de la Renie des' Deux
Mondes et il n'a garde de dire à Brizeux : « Inter-
rompez vos négociations avec Sainte-Beuve ». Le
fait est que Brizeux, insensiblement, est devenu le
chargé d'affaires en titre de son ami. Il voit pour lui
les critiques, les directeurs de revue, les éditeurs,
et ju.squ'aux imprimeurs, sans parler des académi-
ciens comme Vigny et Barbier. Les Bretons, qui
s'entendent si mal à faire leurs propres affaires,
sentendent très bien à faire celles des autres. Bri-
zeux, entre ces années 1851 et 1856, se multiplia
vraiment pour Laprade. Et il est vrai que Laprade,
qui venait d'épouser M"" de Parieu, sœur d'un an-
cien ministre fort lié avec Fortoul, s'employait de
son côté à faire augmenter la pension de Brizeux.
Cette pension, servie par le ministère de l'Instruc-
tion Publique, était de 1.200 francs; les efforts com-
binés de Laprade et de Barbier, appuyés d'une dé-
marche personnelle de Lamartine près de Fortoul,
la firent porter à 3.000 francs. Désormais, Brizeux,
qui n'avait pas d'autre moyen d'existence, put man-
der deux fois par jour.
132 LAPRADE ET BRIZEUX
Le succès inespéré de Pnmel et Nola, « vendu en
sept mois à 1.100 exemplaires », lui allait être un
nouveau sujet de réconfort.
C'est un succès que je ne croyais plus possible, surtout
pour uu livre qui le mérite, lui écrit d'Aurillac, le 7 sep-
tembre 1852, Victor de Laprade. On aime donc encore la
vraie poésie ! Ce succès doit bien vous encourager et com-
penser bien des tristesses. Je m'y associe de tout mon cœur,
et votre lettre m'a rendu gai et heureux tout un jour, mal-
gré mes rhumatismes. Cette joie est tout entière à cause
de vous; car je suis très loin de tirer un augure favorable
Ijour mes Poèmes évangéliques. D'abord je n'en suis pas
satisfait, et je n'ai pas besoin de vous dire combien je
mets cela au-dessous de votre fraîche et savoureuse poé-
sie; de plus, ce n'est guère dans les conditions du succès :
le monde littéraire m'appellera jésuite, le monde religieux
me croira hérétique. J'aurai pour moi quelques douzaines
d'amis et six cents exemplaires mettront bien sept ans au
lieu de sept mois pour s'écouler. Mais je voudrais n'avoir
que ce sujet de tristesse. Le succès et le bonheur de ma pu-
blication sera par-dessus tout de porter moi-même mon
livre dans votre chambre et dans celle de quelques autres
amis et d'en deviser en mangeant des huîtres, un autre de
mes bonheurs de provincial à Paris. Et, à propos d'huî-
tres, croyez que j'avais religieusement gardé la consigne
du fromage du Mont-d'Or (s^c). J'emploierai mon père, qui
est un dilettante, à la recherche de l'idéal du genre. Je
bouillonne d'impatience d'arriver à Paris...
La lettre, dans son négligé, est charmante, pres-
que enjouée, avec de savoureux détails sur les pré-
férences gastronomiques des deux correspondants,
dont l'un raffolait des huîtres et l'autre du mont-
dore : elle marque le point d'épanouissement de
cette amitié poétique qui allait décliner et se faner
si rapidement.
Que s'était-il donc passé entre les deux poètes ?
Simplement ceci : que Brizeux, qui souhaitait d'en-
trer à l'Académie, qui avait même commencé ses vi-
LAPRADE ET BRIZEUX 133
sites, mais sans trouver le courage de poser officiel-
lement sa candidature, avait eu vent que Laprade
travaillait insidieusement à lui couper l'herbe sous
le pied.
Nous n'avons pas la lettre de Brizeux qui devait
être fort dure; mais nous avons la réponse de
Laprade. Elle est du 12 août 1856 et il semble bien
qu'elle dégage la responsabilité de l'auteur des S/pti-
pltonies. Quelque ambiguïté y subsiste cependant,
du moins dans la seconde partie, qu'il convient de
citer intégralement :
De tout ce qui a pu se passer à l'Académie, je suis aussi
complètpinenf innocent ((ue ries révolutions d'Espagne ou
d'iTnlie. Je ne m'en suis absolument pas mêlé et je défie
la personne qui vous a dit que vous deviez m'appréheu-
der (le prouver j)ar un seul lait que ce mot peut s'interpré-
ter autrement que dans ce sens : que l'Académie, tout à fait
spontanément, inclinerait plus de mon côté que du vôtre.
Que voulez-vous (|ue je fasse à cela ? Je ne me suis jamais
présenté; je n'ai parlé de candidature que pour m'en défen-
dre et rappeler vos titres en les appuyant. Faut-il, sans
jamais m'être mis en avant, qwe j'écrive au.\ membres de
r.\cadémie que je leur interdis de penser à moi pour un
fauteuil ?
\ la prochaine vacance, il est très probable que je ne me
mettrai jias sur les rangs plus qu'à la dernière; mais, s'il
arrivait qu'un autre que vous dût être nommé dans le cas
où je refuserais de me présenter, trouveriez-vous bon et
avantageu.x à vous-même que je laisse passer un tiers à
notre commun détriment, au lieu de profiter des chances
que la nature des choses m'aurait ménagées ? Le cas peut
se présenter; aussi j'ai di vous poser cette question. Jus-
qu'ici, j'ai agi, non pas seulement avec la plus scrupu-
leuse loyauté, mais avec un désintéressement complet. Il
est difficile, impossible peut-être, de vous guérir du soup-
çon : cela m'est aujourd'hui prouvé. Néarmioins, je me suis
promis une chose à moi-même et je vous l'énonce sans pro-
testation aucune, parce que je n'ai pas la prétention de
vous convaincre : je ne me présenterai pas à l'Académie à.
134 LAPRADE ET BRIZEUX
votre détriment; je ne ferai pas le moindi'e acte de candi-
dature, s'il ne m'est pas prouvé (de l'avis de gens auxquels
vous et moi pourrions nous en rapporter) que je risque, en
ne rne présentant pas, de laisser nommer un tiers au lieu
de nous deux. _
L'éventualité envisagée dans ces dernières lignes
se réalisa, comme on sait : candidat à l'Académie
l'année suivante (1857), Laprade n'échouait que
d'une voix et, plus heureux le 11 février 1858, il suc-
cédait à Musset par 17 voix contre 15 données à Jules
Sandeau.
Brizeux, malade, rongé de dégoût plus encore que
de phtisie, se traînait pendant ce temps de Mar-
seille à Brest et de Brest à Montpellier. Quand il
apprit l'élection de son ancien ami, il relut sa der-
nière lettre, s'arrêta à la phrase : « Il est difficile^
impossible peut-être de vous guérir du soupçon », la
souligna d'un large trait de crayon et, en renvoi, au
bas de la page, écrivit : « Avais-je tort ? »
LA MAISON MORTUAIRE
D'É]MILE S0UVE8TRE
C'est à peine si, au cours des derniers événements,
quelques journaux ont parlé de l'inauguration qui
vient d" avoir lieu à Montmorency. Inauguration très
simple, à vrai dire. Il ne s'agissait que dune plaque
commémorative posée sur la maison où est mort
Emile Souvestre, le 5 juillet 1854, et dont un comité,
présidé par M. Olivier de Gourcuff, a fait généreu-
sement les frais.
Je n'assistais point à la cérémonie et, quoique Bre-
ton, n'y avais point été prié d'ailleurs. Je ne savais
même point qu'elle dût avoir lieu et j'ignore donc
encore, à cette heure, sur quel document s'est ap-
puyé l'érudit M. de Gourcuff pour déterminer avec
précision l'endroit de Montmorency où le catholique
auteur des Derniers Bretons s'éteignit dans les bras
d'un pasteur protestant. Une longue et minutieuse
enquête récemment menée par Léon Durocher n Sa-
vait donné aucun résultat décisif. Un moment notre
confrère avait cru tenir la piste. L'architecte J. Pon-
sin ne lui avait-il pas assuré que Souvestre était
mort au n" 22 de la rue Grétry ? La maison, qui fut
bâtie en 1848, est habitée aujourd'hui par un myco-
logue, M. Boudier, membre correspondant de l'Aca-
démie des Sciences et de l'Académie de Médecine.
Mais M. Boudier, qui n'est point de la première jeu-
J36 LA MAISON MORTUAIRE
nesse pourtant, n'a aucun souvenir du prédécesseur
qu'on veut lui donner. En outre, M. Jacques Bertil-
lon tient de son père, médecin à Montmorency, qu'il
vit un jour « entrer dans son jardin, sur un cheval
couvert de sueur, une belle jeune fille, le visage bai-
gné de larmes, ses cheveux inondant ses épaules ».
C'était une des demoiselles Souvestre, dont le père
« habitait Soisy » et qui venait le supplier d'accou-
rir auprès de l'auteur des Derniers Bretons frappé
d'apoplexie. Touché de cet accent et par le désor-
dre pathétique de sa visiteuse, l'excellent praticien
ne voulut même pas, à en croire M. Jacques Bertil-
lon, « perdre le peu de temps nécessaire pour seller
son propre cheval. Il était vigoureux et très alerte; il
sauta sur le cheval de M"^ Souvestre et la prit en
croupe. Quand il arriva, le pauvre Souvestre était
mort».
Il était mort. Mais où était-il mort ? A Soisy,
comme l'assure M. Bertillon ? A Montmorency,
comme l'affirme M. Ponsin ? M""" Beau-Souvestre,
consultée, ne put tout d'abord se prononcer.
« J'étais alors presque une enfant, écrivait-elle à
Léon Durocher, et, quoique cette demeure (il s'agit
de celle où est mort son père) soit associée dans ma
pensée à des heures tragiques, le nom de la rue, le
numéro de la maison sont bien effacés de ma mé-
moire, et je ne vois aucun moyen de reconstituer ce
passé ».
Un peu plus tard, M"*^ Beau se montra plus affir-
mative. Ayant eu connaissance par notre confrère
du récit de M. Jacques Bertillon, elle fit subir à ce
récit un petit travail de mise au point qui semblait
propre à tout concilier. M™^ Beau était en effet cette
même demoiselle Souvestre que le chef des travaux
anthropométriques de la ville de Paris nous peint
d'kmile souvestre 137
accourant chez son père, comme une héroïne de
Feuillet ou de George Sand, « sur un cheval couvert
de sueur, ses cheveux inondant ses épaules, etc. »
M""- Beau ne conteste point le cheval, mais elle craint
pourtant que l'anecdote, exacte dans son fonds, ne se
soit « parée », chez M. Bertillon, d'un certain
« romanesque ».
« Je puis dès maintenant, écrivait-elle à M. Duro-
cher, le 31 août 1909, situer ahsolument la maison
habitée par mon père rue Grétry, où nous avons
passé deux saisons d'été en deux maisons différen-
tes. Une première année, nous demeurâmes Maison
des Bains (où habitait aussi, dans un pavillon en
recul, Rachel); l'année suivante, un peu plus loin du
centre de Montmorency et du même côté de la rue.
Peut-être ces très faibles renseignements, mais très
exacts, pourront-ils fixer votre religion. Il ne serait
pas surprenant que la vieille masure, que M. Le
Jean (un des auteurs de la Biographie Bretonne, qui
avait fait visite à Souvestre quelques années aupara-
vant et qui pai'lo de cette visite dans sa notice) dé-
core du titre de « joli cottage », ait été remplacée
par une maison habitable; il est certain qu'elle ne
peut plus être debout et que le seul emplacement
peut être recherché et déterminé ».
Plus heureux que Léon Durocher, M. de Gourcuff
est-il parvenu à « déterminer » cet emplacement ?
Nous aimerions fort le savoir. Comme on l'a déjcà
fait remarquer ci-dessus, le numéro 22 de la rue
Grétrv, où M. Ponsin et la tradition locale veulent
que soit mort Souvestre, date de 1848, époque où la
maison fut bâtie par un certain M. Court au lieu dit
« Le Clos Divat ». Voilà qui ne s'accorde guère avec
l'affirmation de M"" Beau-Souvestre, laquelle assure
que la maison où est mort son père « ne peut plus
138 LA MAISON MORTUAIRE
être debout » et a dû être « remplacée » par une au-
tre maison. Si M. de Gourcuff a découvert cette
maison, tout va bien; s'il ne Ta point fait, on est en
droit de juger assez sévèrement sa tentative, qui
n'allait à rien moins qu'à dépouiller M. Durocher
des fruits d'une laborieuse enquête.
*
* *
En retour et sur la nature même de l'hommage
rendu à l'auteur des Derniers Bretons, je suis tout
à fait à mon aise pour louer M. de Gourcuff et le féli-
citer de ses efïorts. L'orateur qu'il avait choisi pour
célébrer Souvestre n'a pu manquer de s'acquitter
de cette tâche avec son talent habituel. C'était M. Ca-
mille Le Senne, l'inventeur du « feuilleton parlé »
et l'un de nos critiques les plus avertis.
Je doute pourtant que M. Le Senne, très compé-
tent pour disserter du Souvestre romancier et au-
teur dramatique, ait été aussi bien renseigné sur un
troisième Souvestre moins répandu, moins accessi-
ble aux esprits parisiens et qu'on peut appeler le
Souvestre traditionnaliste. Or, c'est ce Souvestre et
point d'autre qui a quelque chance de survivre et
qu'on peut tenir sans trop d'exagération pour un
précurseur. De la masse incroyable de romans à ten-
dance piétiste accumulée par ce Breton dévoyé, s'il
surnage quelque chose, c'est uniquement les livres
où il abdique le ton prédicant et se contente de dé-
crire sa province. On ne lira plus — et de fait qui
donc dès aujourd'hui les lit ? — Un Philosophe sous
les toits, le Mémorial de la Famille, les Soirées de
Meudon, Sous la Tonnelle, le Mendiant de Saint-
Roch, etc., etc. qu'on lira encore, au moins en Bre-
tagne, le Foyer Breton, les Derniers Bretons, les
d'enhle souvestre 139
Souvenirs d'un Bas-Breton. Excellents ouvrages qui
suffisent amplement à la gloire de leur auteur !
Aussi bien ne sais-je pas d'écrivain chez qui le vieux
mythe d'Antée trouve une application plus directe :
chaque fois qu'il descendait de son évangélisme et
touchait le granit natal, Souvestre recouvrait ins-
tantanément cette vigueur et cette saveur si remar-
quablement absentes du reste de son œuvre; dès que
la « vertu celtique » ne le soutenait plus, il redeve-
nait le plus fade, le plus lymphatique, le plus mor-
tellement ennuyeux de tous les écrivains de sa géné-
ration.
Qu'on ait fait en Suisse un succès à cet écrivain-
là, je le veux bien et je le conçois parfaitement. II
n"est pas moins vrai que — littérairement parlant —
le plus grave mécompte qui pouvait arriver à Sou-
vestre était de déserter sa tradition et sa race. On n'a
rien négligé autour de lui pour l'y aider et il me
faut bien ajouter que le caractère même de l'auteur
offrait une prise singulière à la passion zélatrice de
ses nouveaux amis.
Que nous sommes loin de Renan et de l'heureux,
du souriant tempérament trégorrois ! C'est un ha-
sard qui a placé le berceau de Souvestre sur la rive
droite du Queffleuc'h. Moralement et physiquement,
rhomnie est léonard de la tète aux pieds; il a, de
cette race austère et triste, le front carré et l'humeur
puritaine. J'ai toujours été surpris que la Réforme ait
fait si peu d'adeptes dans le Léon. Le clergé catholi-
que, qui s'y est montré plus que partout ailleurs,
au x\i* siècle, l'ennemi des danses et des chants, qui
y a éteint toute inspiration profane, qui y a interdit
les veillées, qui y a proscrit du costume féminin les
galons et les colifichets, semblait préparer incons-
ciemment le terrain à quelque Wesley ou à quelque
440 LA MAISON MORTUAIRE
John Knox bas-breton. Celui-ci ne s'est pas pré-
senté : le Léon est resté catholique, mais avec je ne
sais quoi de roide et de sombre qui s'est encore ag-
gravé chez Souvestre et qui le disposait à chercher
dans une foi étrangère les satisfactions morales qu'il
ne trouvait plus dans la sienne.
Entendons-nous. M. Marcel Guieyesse, dans une
communication récente au Fureteur Breton, certi-
fiait que Souvestre, tout en « évoluant un peu vers
le milieu protestant, ne dut certainement pas y adhé-
rer officiellement, ni définitivement », — ce qui
n'empêche pas que ses enfants reçurent une « éduca-
tion protestante » et que lui-même fut enterré par le
pasteur Paschoux.
L'adhésion tacite au protestantisme est donc pa-
tente, à défaut de l'adhésion écrite, et l'on n'a point-
ici à en faire un grief ou un mérite à Souvestre, qui
fut, en tout état de cause, un homme d'une excep-
tionnelle moralité et d'une admirable dignité de vie.
Nous concevons sans peine que les deux Coquerel
aient été jaloux d'annexer à leur église une recrue
de cette qualité. Le malheur est — et c'est le seul
point de vue auquel nous avons voulu nous placer —
que tout ce que la cause réformée gagnait chez Sou-
vestre était perdu pour la Bretagne et pour Souves-
tre lui-même, qui n'était plus dans les dispositions
requises pour comprendre ses compatriotes. Le mal-
entendu ne fit que s'aggraver avec l'âge. Après plus
d'un demi-siècle, il n'est point complètement dis-
sipé. A Morlaix, sa ville natale, Souvestre n'a ni une
statue ni un buste. C'est tenir un peu trop ri-
gueur, vraiment, à un homme dont il est permis
aux catholiques de regretter la défection et qui en
porta tout le premier la peine, mais dont on ne sau-
rait contester ni l'élévation ni la sincérité et qui,
D'EMILE SOUVESTRE 141
quand il n'eût écrit que les Derniers Bretons, vau-
drait bien qu'on l'honorât autrement que par une
plaque commémorative et ailleurs qu'à Montmo-
rency.
AU VAL DE L'ARGUENON.
(Armand de Chateaubriand — Hippolyte
DE La Morvonnais - Maurice de Guérin)
Aux touristes qui, pendant la « saison », s'arrêtent
devant l'élégante conciergerie et les beaux ombrages
du manoir du Val, sur la rive droite de l'Arguenon,
le guide explique, comme on récite une leçon : « C'est
ici que vécut Hippolyte de la Morvonnais, né à Saint-
Malo en 1802, mort en 1854 au Bas-Champ, près
Pleudihen. Il est l'auteur des Elégies et de la Thé-
baide des Grèves ».
Comme le nom de La Morvonnais n'a pas franchi
lé cercle d'un petit groupe de lettrés et d'amis et que
les nouvelles générations n'ont guère le loisir de re-
chercher par "où ce délicat aède se distingue de la
postérité chlorotique et larmoyante- du poète des Mé-
ditations (1), il est rare que les touristes éprouvent le
désir de pousser plus loin. Peut-être leur curiosité
s'éveillerait-elle si le guide ajoutait :
« Avant La Morvonnais, c'est ici que vécut Ar-
mand de Chateaubriand, le courrier des Princes, et
c'est encore ici que Maurice de Guérin s'ouvrit à la
vie universelle, écrivit les plus belles pages du Ca-
hier Vert et conçut le CeHtauro ».
(1) Rien ne serait plus facile cependant, grâce à la belle thèse de
M. l'abbé E. Fleiuy : Hippolyte de La Morvonnais. sa vie. .icn
mim-es, ses idées, d'après des documents inédits (Champion, édit.).
AU VAL DE L'aRGUENON 143
Les nmrs anonymes ne sont que des murs : ils
s'animent, ils s'éclairent dès que l'histoire ou la
poésie les touche. Gomme ces nues qui s'empour-
prent après que le soleil est descendu sur l'horizon,
ils gardent sur eux l'ardent reflet du passé. Nos
yeu.x les interrogent avidennnent; nos oreilles leur
prêtent un langage. Ce ne sont plus des pierres mor-
tes : ce sont des témoins qui survivent aux acteurs
évanouis...
Ici pourtant une déception nous guette : le manoir
du Val, habité par un descendant de La Morvon-
nais, M. de la Blanchardière, et composé d'un corps
principal, d'une aile avec voûte servant de passage
dans l'arrière-cour et d'un pavillon à toiture trian-
gulaire, est un monument assez banal de la fin du
xviii* siècle. Sis dans la commune de Saint-Potan
(Côtes-du-Nordj, le château primitif, dont il subsiste
quelques vestiges, s'élevait à une centaine de mètres
de la construction actuelle et portait le nom de Vau-
Balucon ou Balisson, emprunté à la famille qui l'a-
vait fait bâtir et qui est une des plus anciennes de
Bretagne.
Par parenthèse, c'est un des membres de cette
famille, Geoffroy du Plessis-Balisson, protonotaire
apostolique, qui, à Paris, en 1322, fonda le collège
du Plessis, presque en même temps qu un autre Bre-
ton, Guillaume de Goetmoan, y fondait le collège de
Tréguier : la Sorbonne devait s'annexer l'un; Fran-
çois P' devait faire du second le GoUège de France.
On ne sait trop comment le domaine, passa aux
Gouyon et si ce fut par mariage ou par acquêt.
Amaury de Gouyon, puis son fils Gharles entrepri-
rent de rebâtir le château et substituèrent à la revê-
che construction féodale un manoir plus conforme
au goût raffiné de leur époque (1582). Henri de
144 AU VAL DE L'ARGUENON
Gondé y trouva un asile en 1585; les Anglais le brû-
lèrent en 1758 et n'en laissèrent debout que l'aile
ouest. Il appartenait alors aux Hallay de Montmo-
ron qui le transmirent aux Boisgelin, qui le ven-
dirent à « haut et puissant Pierre-Anne-Marie de
Chateaubriand, chevalier, vicomte du Plessix », le
15 octobre 1777, pour le prix de 98.000 livres en prm-
cipal (1). Deux ans plus tard, « le manoir du Val
était entièrement réédifié, dit M. Herpin, et Pierre
de Chateaubriand venait l'habiter avec sa fa-
mille » (2).
Il y demeura jusqu'à son incarcération dans les
geôles de la République, où les privations, un régi-
me barbare, vinrent promptement à bout de sa santé
et de celle de Madame de Chateaubriand. Son fils
aîné était mort; le cadet Armand, un matin de 1792,
avait décroché son fusil de chasse, sifflé ses chiens
et sauté dans la lande : depuis on ne l'avait pas revu.
Du Val et de ses dépendances, mis sous séquestre et
pillés entre temps par la soldatesque malouine, le
directoire du district fit quatre lots : deux qu'il s'ad-
jugea comme parts d'émigrés, deux qu'il laissa aux
filles de Pierre de Chataubriand, Marie et Emilie,
restées en France. Le manoir se trouvait dans ces
derniers lots, mais il n'était plus qu'une ruine et la
fortune réunie des deux sœurs n'aurait pu suffire à
réparer ses brèches. Un acquéreur se présenta : Mi-
chel Morvonnais, ancien jurisconsulte à S*-Malo, qui
offrit du domaine la somme de 49.762 francs, dont il
paya moitié comptant le 26 prairial an IX, le solde
(1) Le Val prit alors, d'après l'abbé Fleury, le nom de Val-Plessis
(2) Cf E Heepin : Jrrmndde Chateaubriand, correspondant des
Princes entre la France et V Angleterre, d' après des documents
inédits.
AU VAL DE L'ARGUENON 145
un an après, jour pour jour. Il jouissait en paix de
son acquisition quand, par une nuit sombre de l'hi-
ver 1808, deux hommes frappèrent à sa porte : l'un
était M. de Boisé-Lucas, l'autre Armand de Cha-
teaubriand, traqué par la police impériale, qui avait
éventé sa présence sur le continent. L'héroïque cour-
rier des Princes, « l'ami des vagues », comme l'ap-
pelle M. Herpin, menait, sous le nom obscur de Ter-
rier, l'existence la plus rude, la plus aventureuse
qu'on puisse imaginer : sans cesse ballotté entre l'Ar-
guenon et Jersey, il s'exposait sur de frêles planches
aux tempêtes et aux balles des gardes-côtes pour
porter en France la correspondance de Louis XVIII
et du comte d'Artois. A la vue de ce revenant, Mor-
vonnais faillit tomber en syncope. Il n'eut que le
temps de murmurer ;
— Partez ! Pour rien au monde je ne vous recevrai
ici !
— Du moins, gardez-moi le secret, dit Armand,
qui s'attendait à un autre accueil dans la maison de
son enfance.
Morvonnais avait déjà refermé la porte : le pros-
crit s'en alla vers sa destinée. On sait le reste, son
arrestation, sa mise en jugement, son exécution sur
le boulevard de Grenelle, et les lignes vengeresses
de René dans les Mémoires (T Outre-Tombe :
« Le jour de l'exécution, je voulus accompagner
mon camarade vers son dernier champ de bataille.
Je ne trouvai pas de voiture. Je courus à pied à la
plaine de Grenelle. J'arrivai tout en sueur, une se-
conde trop tard : Armand était fusillé contre le mur
d'enceinte de Paris. Sa tête était brisée; un chien de
boucher léchait son sang et sa cervelle... Lorsque je
me promène sur le boulevard de la plaine de Gre-
nelle, je m'arrête à regarder l'empreinte du tir en-
10
146 AU VAL DE l'ARGUENON
core marquée sur la muraille. Si les balles de Bona-
parte n'avaient pas laissé d'autres traces, on ne par-
lerait plus de lui ».
Au Val de l'Arguenon, tout nous parle encore
d'Armand, sauf le manoir lui-même. La nature est
plus constante que les hommes : voici la grève des
Quatre-Vaux, où il s'embarcjua pour sa dernière
chevauchée marine; les souterrains du Guildo, où il
demeura caché trois semaines; le vieux colombier
des moines de Saint-Jacut, d'où il guetta pendant
tant de nuits la goélette jersyaise cjui ne vint jamais;
la Vallée-aux-Chênes où il pleura les seules larmes
que le regret du sol natal plus que l'appréhension
de la mort arracha à ce grand cœur... Et, par une
rencontre étrange, ce sont les mêmes lieux, généra-
teurs d'héroïsme, qui vont tout à l'heure éveiller à
la conscience de l'obscure vie élémentaire l'âme as-
soupie d'un hôte de passage plus heureux qu'Ar-
mand et accueilli en frère au foyer du fils de l'ac-
quéreur du Val.
Il n'est pas contestable, en effet, après les docu-
ments produits par M. Abel Lefranc dans son beau
livre sur Guérin (1), cjue celui-ci ait dû à la mer bre-
tonne la révélation de son génie et la conscience de
cette vie universelle dont il n'avait jusqu'alors que
le confus pressentiment. A plus juste titre peut-être
que René, bercé sur le même rivage, nourri des mê-
mes spectacles, il aurait pu dire que la mer a formé
le fond du tableau dans presque toutes les scènes
essentielles de son œuvre. Mais, cette mer, comme il
la voit et là sent et l'interprète d'une autre âme que
(1) Abel Lefeaxc : Maurice de Guérin, d'après dus documents
inédits (Champion, édit.). Voir aussi le Maurice de Ghiérin d'Ernest
Zyeomski qui, même après M. Abel Lefranc, a trouvé le moyen d'être
original dans uu sujet où tout semblait avoir été dit.
M VAL DE I/ARGUENON \M
René ! Si Guérin arriva en romantique au Val de
l'Arguenon, il y laissa sa défroque et en partit un
autre homme. C'est à quoi l'on n'a pas assez pris
garde. La mer l)retonne fut pour lui une éducatrice
latine. II l'aima, non pour ses colères et son écume,
pour sa stérilité et sa tristesse comme René, mais
pour sa majesté, sa fécondité, son eurythmie, la
puissance d'organisation qu'il devinait en elle. Il ne
se frappa point la poitrine devant elle, comme un
Michelet sur la falaise du Piaz; il n'essaya pas de
mesurer sa petitesse à son infini, comme un Hugo
sur le rocher de Guernesey. Et, à vrai dire, ces idées
de néant, d'infini, propres aux races occidentales,
lui sont totalement étrangères. Loin qu'il éprouve de-
vant la mer cette oppression, cette détresse, sous
lesquelles nous les voyons qui ploient, il s'exalte, il
se dilate, il aspire à se fondre en elle; le « divin »
océan, c'est aussi pour lui le « bon » océan, la force
mâle, ordonnée, créatrice, source de toute énergie,
le sang riche et harmonieux qui bat dans les artè-
res du monde. Son flux et son reflux de six heures,
cette montée et cette descente régulières du flot,
quelle image mieux faite pour évoquer la respira-
tion du grand être universel !...
Mais il faut ajouter que, nulle part mieux que sur
les rives de l'Arguenon, Guérin n'aurait pu saisir le
rythme de cette respiration. La mer bretonne, qui
gonfle et abaisse deux fois le jour son sein, découvre
ici, dans ses retraits, d'immenses étendues sai)lon-
neuses et recule jusqu'aux limites de l'horizon : ses
retours n'en sont pas dérangés et rien n'égale la vi-
gueur et l'élan dont, aux marées d'équinoxe, son jet
puissant pénètre jusqu'au cœur du pays. M. Lefranc
note avec raison l'équilibre surprenant qui s'éta-
blit pour la première fois dans l'âme tourmentée de
148 AU VAL DE L'ARGUENON
Maurice presque à son arrivée au Val et il en fait
honneur surtout à l'heureuse influence d'Hippolyte
et de sa femme : autant qu'à l'amitié, cet équilibre
ne fut-il pas dû au spectacle de la mer bretonne et
à l'espèce de vertu organisatrice que Guérin lui
attribuait ?
« Là se sont tus durant quelques heures, écrit-il,
tous ces bruits intérieurs qui ne se sont jamais bien
calmés depuis que la première tempête s'est élevée
dans mon sein. Là, toutes les mélancolies douces et
célestes sont entrées en troupe dans mon âme avec
les accords de l'Océan, et mon âme a erré comme
aans un paradis de rêveries. »
Un paradis ! Que nous sommes loin de la géhenne
marine des romantiques, de la mer aux « lugubres
histoires » du vieil Hugo !... Pour visiter cette baie
admirable de l'Arguenon, le meilleur guide est en-
core Guérin. La plaie du « balnéisme » a épargné le
paysage : rares sont les villas rococo qui troublent
ses lignes simples et graves. La grande route de
Dinard à Saint-Gast franchit bien maintenant l'Ar-
guenon sur un viaduc en fer de cinq travées. Ce via-
duc, postérieur au séjour de Guérin, n'a qu'une ex-
cuse, c'est qu'il fait belvédère et qu'on peut capter
de là toute la baie : la mer et les îles au fond; à gau-
che, la tour croulante du Guildo, drapée de lierre
comme un hidalgo dans sa cape; à droite, sur la
grève, le chaotique amas des Pierres-Sonnantes,
blocs d'amphibole qui rendent sous le pied un tin-
tement argentin; plus loin l'entrée, à demi masquée
par les lianes, de cette Grotte-de-la-Fée décrite dans
le Cahier Vert et qui fut l'original de la grotte du
Centaure; sur la hauteur enfin, émergeant des tail-
lis, le manoir du Val, dont les allées, le « petit bois »,
les bosquets de roses se souviennent peut-être du
AU VAL DE LARGUENON 149
romantique visiteur qu'il accueillirent dans l'hiver
de 1833 et qui emporta de chez eux la vision d'un
univers rajeuni aux sources vierges de la Nature
bretonne.
LES DEUX VILLIERS.
Saint-Brieuc vient de fêter la mémoire d'un écri-
vain qui, en son vivant, la laissait totalement indif-
férente et qu'elle revendique aujourd'hui avec fra-
cas : Villiers de l'Isle-Adam. Entra une ode de
Théodore Botrel et une cantate de M. Colin, des bou-
ches aussi éloquentes que radicales ont célébré ce
parfait réactionnaire.
Il y a toujours eu de l'ironie dans la vie de Vil-
liers de risle-Adam et il convenait qu'il y en eût jus-
que dans sa glorification posthume. C'est une ville
charmante que Saint-Brieuc, eh dépit de son sobri-
quet. Pourquoi l'a-t-on surnommée Saint-Brieuc-
les-Choux et non, par exemple, Saint-Brieuc-les-
Bains ou les Caleçons ? (1) Sans doute la plage est
loin de la ville. Celle-ci est bâtie sur une éminence
granitique dominant l'abrupte vallée du Gouet.Mais,
de ce grand balcon de cent mètres de haut, l'œil
enveloppe un admirable horizon de mer, les falaises
lointaines de Paimpol, le rude Fréhel et cette tour
prochaine de Cesson, vieux burg démantelé, mais
toujours solide, qui signale aux navires l'entrée du
port et dont le nom ressemble à un impératif.
C'en est un. Vous savez qu'en Bretagne la Vierge,
certains jours, vient rendre visite à ses féaux. Au
cours d'une de ces tournées mystérieuses, où l'ac-
(1) Il y a un Saint-Brieuc-les-Ifs dans un département voisin.
LES DEUX VILLIERS 151
compagnaient saint Jean et saint Symphorien, Ma-
rie s'arrêta au pied de la falaise à un endroit qu'on
appelle encore le Pas de la Vierge, puis reprit sa
montée et, un peu lasse en arrivant au sommet,
tentée peut-être aussi par le charme du paysage,
elle dit :
« Assez cheminé, cessons ! »
Et l'écho répéta : « Cessons ! » Us tomba dans la
suite, avec un pan de la tour sans doute, mais la lé-
gende est restée.
Il y a d'autres monuments d'ailleurs à Saint-
Brieuc : la cathédrale d'abord, qui date en partie du
xiir siècle, et l'hôtel de la préfecture, qui emprunte
(juelque grâce d'une ancienne prébende du Saint-
Rsprit qu'on y a enclavée, surtout de son beau parc
de plusieurs hectares où les Briochins, en 1896, don-
nèrent à un prédécesseur de M. Alillerand le régal
nocturne dune « dérobée » aux flambeaux, sorte de
bourrée ou mieux de farandole armoricaine. Dans
les rues même de Saint-Brieuc on trouve plusieurs
maisons de haut stvle, comme le Pavillon de Belle-
cize, l'hôtel Quiquengrogne (ancien palais épiscopal),
l'hôtel Le Ribault, Ihôtel de Rohan et l'hôtel des
Ducs de Bretagne, où descendirent Jacques II à son
retour d'Ecosse, le grand-duc et la grande-duchesse
de Russie en 1782, et qui n'est plus aujourd'hui
qu'une auberge de rouliers.
Grandeur et décadence ! Précisément c'est dans
une de ces antiques « demeurances », qui regardait
par son unique tour le port du Légué et la baie, que
naquit "Villiers de l'Isle-Adam. Je ne sais si elle
existe encore. Saint-Brieuc s'est beaucoup rajeunie
en ces dernières années et la maison natale de Vil-
liers n'avait rien d'un palais. Plus que de ses hypo-
thétiques aïeux de l'ordre de Saint-Jean de Jérusa-
lo2 LES DEUX VILLIERS
lem, peut-être conviendrait-il, à cette occasion,
d'évoquer la mémoire de l'ascendant direct du ro-
mancier des Contes cruels et de Tribulat Bonhomet,
cet étonnant Joseph Villiers de l'Isle-Adam, une des
figures les plus originales de l'ancien Saint-Brieuc,
hanté à ce point par la manie des trésors cachés
qu'il avait fait de leur recherche une véritable pro-
fession.
M. du Pontavice nous a décrit ce bonhomme mai-
gre, aux pommettes saillantes, au nez busqué, aux
yeux vifs et ronds, et qui dansaient comme des
feux follets sous des sourcils ravagés. Tout Saint-
Brieuc le connaissait. Persuadé, sur la foi d'on ne
sait quelle légende, que le relèvement de sa famille
tenait à l'existence d'un trésor caché dans les dé-
combres d'un des innombrables châteaux qu'elle
possédait autrefois ou croyait avoir possédés, il avait
commencé par exécuter des fouilles pour son pro-
pre compte en différents endroits du pays. Ses
échecs successifs et la diminution de son patrimoine
ne le découragèrent pas et, voyant dans l'idée qui
l'avait conduit le germe d'une entreprise à généra-
liser, il s'établit à Saint-Brieuc découvreur de tré-
sors pour le compte d'autrui. Héraldiste de pre-
mier ordre, possédant sur le bout du doigt son ar-
moriai breton, le vieux Villiers lança des circulai-
res de tous les côtés, tant sur les familles que la
Révolution avait dépouillées et qui pouvaient es-
pérer rentrer ainsi dans une partie de leurs biens
que sur les familles encore en possession de leur pa-
trimoine et qu'il alléchait par l'espoir d'un accrois-
sement de fortune.
Il ne paraît point qu'aucune d'elles ait répondu
aux invites du tentateur. Le vieux Villiers était sans
doute de bonne foi : l'illuminisme celtique n'en est
LES DEUX VILLIERS lo3
plus à compter ses victimes. Un érudit breton,
M. Théophile Janvrais, dernièrement, voulut tirer
au clair cette légende de l'opulence ancienne des
Villiers.
(( Il était de tradition dans la famille Villiers, dit-
il, que celle-ci avait été dépossédée par la Révolu-
tion d'une fortune considérable. Il n'est donc pas
surprenant que, par la suite, les biographes du
grand écrivain, impressionnés par les récits cap-
tieux qu'enfantait sa féconde imagination, aient pu
attribuer, comme propriétés authentiques, diffé-
rents manoirs bretons à Villiers de TIsle-Adam et
à ses ancêtres ».
En fait, M. Janvrais l'a démontré, pièces en
mains, tous ces manoirs se réduisaient à un. Et
quel manoir ! Une minable bâtisse paysanne, lon-
gue, laide, grise, à laquelle le cintre de sa porte et
les meneaux d'une demi-douzaine de fenêtres Fie-
naissance s'essaient vainement à donner quelque
grâce. Il est vrai que Penanhoas — c'est le nom du
manoir — est aujourd'hui tombé en roture; un fer-
mier y habite; la chapelle a été rasée; une aile du
corps de logis est détruite. Mais, avec la meilleure
volonté du monde et quand on aurait l'imagination
de Villiers lui-même, il serait difficile de prêter un
air seigneurial . à cette gentilhommière mesquine,
bonne tout au plus pour abriter un petit « faisant
valoir ».
Il faut en faire notre deuil : toute la richesse des
Villiers de l'Isle-Adam était dans leur cerveau; c'est
là que gitait leur vraie fortune, et non dans les sou-
terrains et les pans de mur oîi le père de l'auteur
des Contes cruels s'obstinait à la chercher. Le peu
d'argent qui lui restait se consuma dans ces entre-
prises extravagantes. Les décombres féodaux que
134 LES DEUX VILLIERS
fouillait le pic de cet halluciné ne lui livrèrent que
des nids de chouettes et d'orfraies; les souterrains
ne se révélèrent abondants qu'en vipères.
Mais la folie du vieux Villiers se transmit à son
fils qui demeura toute sa vie en proie à l'obsession
de l'or, — l'or des chevaliers de Rhodes mystérieu-
sement enfoui, par le dernier grand-maître, dans un
de ses trente-six châteaux de Bretagne. Axel, le
Vieux de la Montagne, ne sont que l'adaptation dra-
matique du rêve paternel. Et c'est ce rêve encore
que Villiers mettait en action quand il se portait
candidat au trône de Grèce. Les journaux du temps
prirent sa candidature pour une mystification. Ils
étaient loin de compte : jamais Villiers n'avait été
plus sérieux. Personne ne lui aurait ôté de la tête
que, sans la jalousie inexplicable de Napoléon III,
qui l'avait attiré aux Tuileries avec l'intention bien
arrêtée de le faire étrangler par les sbires du duc de
Rassano — tentative qu'il déjoua par une prompte
retraite — , cette candidature eût obtenu l'assenti-
ment des grandes puissances européennes. Vieilli,
malade, sans ressources, ce demi-génie, sur son gra-
bat de Montmartre, continuait de caresser sa chi-
mère. Dans son agonie il jonglait avec les millions;
il croyait avoir mis la main sur le trésor de l'Ordre...
Pauvre Villiers ! M. Janvrais nous apprend ce
qu'il faut penser de ces divagations : tout l'apanage
de la branche bretonne des l'Isle-Adam consistait en
un castel branlant, sis au pays de Lopérec, dans la
plus pauvre partie de la Cornouaille finistérienne;
encore lui était-il échu par alliance. Et cette révéla-
tion, il faut bien le dire, ne nous diminue pas Vil-
liers. Elle nous le rendrait plutôt sympathique. Es-
pérer contre tout espoir, croire contre toute raison,
élever jusqu'au bout la jDrotestation du rêve contre
LES DEUX VILLIERS VoO
les platitudes ou les injustices de la réalité, quel ma-
gnifique programme de vie pour un poète, un gentil-
homme et un Breton !
R08MAPHAM0N (')•
« Rosmapamon, cet assemblage de syllaljes
qui a quelque chose d'un peu féerique... »
(Maurice Donnay.)
Rosmaphamon, la chère et glorieuse maison d'été
qui abrita la vieillesse de Renan et dont sa famille
était restée locataire, et, avec Rosmaphamon, le pa-
villon voisin, la ferme, le « salon des Ecureuils », le
magnifique bois de châtaigniers, la blanche hêtraie
aux troncs droits et lisses comme des fûts de colon-
nes doriques, tout ce ravissant domaine, dédié aux
muses de l'Hellade par un nourrisson des fées bre-
tonnes, va être morcelé, dispersé au vent des vaca-
(1) Ou, plus couramment, Rosmapamon, de trois mots celtiques
signifiant « colline du fils Hamou ». Les bi'èves impressions qu'on va
lire remontent à l'automne de 1921. Elles complètent et rectifient sur
certains points le récit d'une autre visite faite à Renan de son vivant
même et parue dans la Collection des Amis d' Edouard. Le supplé-
ment du Fif/riro, où elles furent l'eproduites à l'occasion du Cente-
naire, contenait en outre ce passage :
<( Puis-je, en tant que Breton, me permettre d'ajouter combien il
eût été souhaitable qu'on profitât de la commémoration qui approche
pour encastrer dans le piédestal du monument élevé à Tréguier en
l'honneur de Renan les médaillons d'Ernest et de Michel Psichari ?
La volonté d'apaisement qui hante à cette heure tous les cœurs droits
eût ainsi reçu satisfaction ; le monument, érigé au temps du com-
bisme, en pleine bataille anticléricale, aurait perdu son caractère
agressif, et la présence de ces deux héros chrétiens y eût agi à la
manière d'un respectueux, mais décisif et nécessaire exoi'cisme. »
Ma suggestion, provisoirement écartée, sera peut-être entendue un
jour.
ROSMAPHAMON l.')7
tions publiques : les efforts tentés par la fille du
grand écrivain pour en éviter l'aliénation n'ont pu
aboutir, et des camions ont emporté hier, vers un toit
plus hospitalier, le mobilier de l'auteur des Souve-
nirs (Tenfance e^t de jeunesse. Rosmaphamon survi-
vra sans doute, en tant qu'immeuble. Mais Rosma-
phamon sans Renan sera-t-il encore Rosmaphamon?
J'ai voulu voir au i7ioins, une dernière fois, a\'ant
qu'elle n'ait changé d'hôtes et perdu la physiono-
mie que la piété filiale de Madame Noémi Renan lui
avait conservée, cette maison naguère si accueil-
lante, où passèrent tant de visiteurs illustres et qui
ne rebutait pas des pèlerins moins fortunés. Le ven-
,dredi est le « jour des pauvres » en Bretagne et cha-
que semaine, ce jour-là, leur procession loqueteuse
emplissait l'avenue de Rosmaphamon : les aumônes
qu'ils recevaient de la main du maître ou de sa
femme, ils les payaient en patenôtres.
— C'est encore moi qui gagne à l'échange, expli-
quait Renan avec bonhomie, et je reçois de ces pau-
vres gens infiniment plus que je ne leur donne.
* *
Où sentirait-on mieux qu'ici, d'ailleurs, l'espèce
de vertu pacifiante que la mort peut dégager du con-
flit des idées ? Cette maison de Renan, c'est aussi la
maison de ses deux petits-fils, Ernest et Michel Psi-
chari, les deux héros chrétiens tombés à Rossignol
et en Champagne. Je les y ai vus, enfants, autour
de leur grand-père dont ils étaient l'orgueil. Je re-
trouve leur image auprès de la sienne, dans le salon
du rez-de-chaussée, tendu de la même andrinople
écarlate, décoré des mêmes toiles des frères Schei-
fer, où l'illustre philosophe me reçut un jour avec
l.'JS ROSMAPHAMON
Maurice Barrés que je lui présentaisr.. La visite
dura bien dix minutes qui devinrent les fameux Huit
jours chez M . Renan (1), dont le bruit fut si vif et qui
fâchèrent un peu — bien à tort — le grrand vieillard
dérangé de ses songeries crépusculaires par la tur-
bulence de nos vingt ans.
Il avait loué cette maison une ou deux années au-
paravant, après les fêtes de Tréguier qui l'avaient
rassuré sur les dispositions de ses compatriotes à son
égard. Le besoin de revenir au pays natal, quand les
premières ombres commencent à descendre sur nos
têtes, n'a peut-être d'égal que notre empressement à
le quitter quand nous sommes a l'aube de la vie, et
l'on ne cite guère que Léopardi qui ait gardé jus-
qu'au bout l'horreur de la maison où il était né et
dont il s'était évadé comme d'une prison. Renan,
resté Breton dans l'à'me et qui souffrait d'être devenu
un étranger, presque un ennemi, dans le pays
qui avait gardé toute sa tendresse, fut ravi à
l'idée d'y passer désormais ses « vacances ». Des
amis s'employèrent à lui chercher 1' « ermitage »
qu'il souhaitait, « ni trop loin, ni trop près de la
mer », et crurent l'avoir découvert dans la banlieue
de Lannion, à la Haute-Folie. Mais cette Haute-Folie,
au carrefour de deux routes fréquentées (2), man-
quait de recueillement, et Renan lui préféra Rosma-
(1) « Eh oui, je n"ai pas passé huit jours avec M. Renan, et, comme
lïllustre vieillard Ta dit, dans une heure de sévérité, il ne m'a jamais
offert sous son toit un veii'e d'eau, mais j'ai bu largement, sur la place
publique, à sa coupe enchanteresse, et voici près d'un demi-siècle que
je vis familièrement avec ses meilleures imaginations. » (Discours
prononcé par M. Maurice Barrés, à la S(>rb(nuie, au nom de l'Acadé-
mie française, à l'occasion du centième anniversaire de la naissance
d'Ernest Renan. — Voir aussi plus loin la réponse de Barrés à ma
lettre sur les Cimetières bretons.')
(2) Celles de Perros et de Trégastel.
ROSMAPHAMON 459
phainoii qui,- à nii-chemin de Perros et de Louannec,
ans une anse solitaire de la côte trégorroise, s'en-
velnppe d'ombre et de silence.
Lliai)itatiori elle-même, de forme rectangulaire,
navait rien de princier : c'est une de ces
maisons des champs construite par la bourgeoisie
du second Empire sur l'emplacement et peut-être
avec les débris d'un ancien manoir (1); elle ne com-
porte qu'un étage et des mansardes, mais ses quatre
portes-fenêtres, dont les cintres de pierre blanche
tranchent sur le crépi jaunâtre de la façade, ou-
vrent de plain-pied, au rez-de-chaussée, sur une
terrasse d'où l'on voit scintiller la mer à travers le
-feuillage. Par les temps clairs. Tome (en breton,
Tavéac, la « silencieuse »), que Renan comparaît
à un léviathan marin, soulève à l'horizon sa
rugueuse échine de granit. Un jardin pota-
ger occupe les derrières de la maison. Et, tout de
suite après, le long d'un ruisseau qui prend sa
source à Carac'h et que la route de Louannec fran-
chit au hameau de Truzuguel, s'étend à perte de vue
le royaume enchanté des futaies, la Brocéliande
adoptive de ce nouveau Merlin.
* *
— Oui, nous disait Madame Noémi Renan, que
nous trouvâmes occupée aux mélancoliques apprêts
de son déménagement et qui voulut bien les inter-
rompre un moment pour nous guider dans notre pè-
lerinage,ce sont ces bois surtout qui séduisirent mon
père. Il aimait y rêver : u les meilleures pensées, di-
(1) Ogée cependant ne la cite pas au nombre des maisons noble.«i de
la paroisse et peut-être était-ce une simple dépendance de la seigneu-
rie voisine de Barac'h.
160 ROSMAPHAMON
sait-il, viennent en rêvant ». Et, pour avoir constam-
ment leurs beaux feuillages sous les yeux, il voulut
installer sa chambre, qui était aussi son cabinet de
travail, dans une pièce de derrière qui donnait sur
eux et où je vais vous conduire.
Je la connais bien, cette pièce : Renan m'y reçut
autrefois et je pourrais la décrire les yeux fermés.
Elle n'a pas changé : voici l'alcôve, avec sa portière
de cretonne à fleurs; la commode Louis-Philippe; la
table de travail, si simple, que le maître portait près
de la fenêtre et devant laquelle je le trouvais assis,
les mains croisées sur son ventre débonnaire, dans
un vieux fauteuil Louis XIII en tapisserie reprisée.
La même aquarelle de Scheffer — une cascade ano-
nyme dans un paysage de fantaisie — se balance au-
dessus de la cheminée; le papier de la pièce, à fond
vert jaune, est seulement un peu plus fané. Aucun
luxe céans : à peine le nécessaire. Renan était bien
de sa race, la plus indifférente qui soit à un certain
ordre de contingences et, en vérité, il ne manque
que lui ici — et Madame Cornélie Renan, à qui était
réservé cet autre fauteuil en moleskine noire, rangé
contre la cloison. Madame Renan dont la chambre,
située sur le devant, communiquait avec celle de son
mari.
L'émotion fait trembler légèrement la voix de
notre hôtesse en nous montrant ce modeste intérieur
si chargé pour elle de souvenirs.
— C'est ici, nous dit-dlle, que mon père m'a dit
ses plus belles paroles.
* *
Quelles étaient ces paroles ? Celles qui avaient trait
à la vérité, toujours triste, et qu'il faut chercher
ROSMAPHAMON 161
quand même, ou celles qui, pour ennoblir la vie,
conseillent de donner à chaque acte sa signi-
fication mystique ? Nous n'osons pas le lui
demander. Mais il en est d'autres, qu'elle se rap-
pelle, et dont l'écho ne retentit pas moins profondé-
ment dans cette âme si tragiquement partagée entre
sa piété filiale et sa tendresse maternelle. Car c'est
la destinée étrange de cette demeure illustre que les
mêmes murs devaient entendre tour à tour, et de
bouches pareillement sincères, la voix captieuse du
doute et l'accent souverain de l'affirmation chré-
tienne. La messe que Renan n'avait pas dite, l'aîné
de ses petits-fils voulait la dire pour lui, et il l'an-
nonça ici même à sa mère : une balle, avant qu'il
eût mis son projet à exécution, le coucha sur sa
pièce, à l'entrée du village belge qu'il défendait
pour protéger la retraite de ses hommes.
Celle qui concilie peut-être en elle les deux thèses,
mais qui garde son secret (1), nous dit sa tristesse de
quitter une maison qui recelait de si chers fantômes.
— Il y a trente-cinq ans que nous étions ici. Nous
avons tout fait pour y rester : n'y pensons plus ! Ma
fille Euphrosine, qui est mariée au D"" Revault d'Al-
lonnes et mère de quatre enfants, a fait l'acquisition
d'une villa dans la vallée de Trestraou; j'ai acquis
(1) Un peu de ce secret ne transparaît-il pas cependant dans ces
confidences faites par M™« Noémi Renan à M. Fernand Hanser, la veille
de la commémoration de la Sorbonne : « Michel était devenu très
réactionnaire ; Ernest était retourné à la religion catholique : il y
avait en lui une réminiscence étrange du mysticisme breton. Je les ai
laissés évoluer selon leur nature. Je crois que leur grand-père aurait
fait comme moi î>. A remarquer encore que cette évolution, chez les
petits-enfants du grand philosophe, ne s'est manifestée que chez les
garçons, — de quoi ne s'étonneront pas trop ceux qui ont bien voulu
adopter le point de vue développé par nous dans notre étude sur
Henriette Renan (V. le t. I de VAme Bretonne).
.11
162 ROSMAPHAMON
moi-même une maison plus simple, pour ma seconde
fille Corrie et pour moi, sur la corniche de Tresti-
gnel. Et nous avons baptisé l'une le Jaudy et l'autre
le Guindy, du nom des deux rivières qui mêlent ^^
leurs eaux à Tréguier.
Ainsi Andromaque, chassée de Troie, donnait au
ruisseau qui coulait près de sa nouvelle demeure le
nom du Simoïs.
TRISTAN CORBIERE
(1)
Le l^"" mars 1875, dans la trentième année de son
âge, s'éteignait à Morlaix un pauvre être falot,
rongé de phtisie, perclus de rhumatismes et si long
et si maigre et si jaune que les marins bretons, ses
amis, l'avaient baptisé an Anhou (le Spectre).
Il portait à l'état civil le nom prédestiné de Cor-
■ bière : une « Corbière », c'est, dans la langue mari-
time, le liseré de côtes sur lequel s'exerce la surveil-
lance des douaniers et qui est hanté par la contre-
bande et la quête des épaves. Poète, il garda le nom,
mais remplaça ses prénoms (Edouard-Joachim) par
celui de Tristan, peut-être en souvenir de ce Tristan
de Léonois qui fut la première et la plus illustre vic-
time des fatalités de la passion, peut-être pour obéir
à la mode romantique des prénoms moyenâgeux,
peut-être pour se moquer de lui-même et de sa figura
d'enterrement, peut-être pour toutes ces raisons à la
fois. Et, par bravade ou sympathie, il donna le
même nom à son chien, le plus crotté des barbets
d'Armorique. Ils n'allaient jamais l'un sans l'autre.
On n'a pas encore oublié les deux Tristan à Roscoff,
où se déroulèrent, de 1866 à 1872, les plus palpitants
chapitres de leur carrière accidentée. La famille Cor-
bière possédait dans ce « trou de flibustiers », près
(1) Cette étude a paru comme préface aux Amours Jaunes, dans la
nouvelle édition publiée par l'éditeur Messein et revue par Charles
Morice.
4^4 TRISTAN CORBIÈRE
de réglise italienne de Notre-Dame de Croaz-Batz,
une vieille maison du seizième siècle qu'elle avait
aménagée en villa pour ses résidences d'été; son arri-
vée mettait régulièrement en fuite les deux fanto-
ches qui, plutôt que de se plier à la régulante d'une
existence bourgeoise, préféraient s'accommoder d un
simple hamac chez un pêcheur du voisinage. En
automne seulement, au départ de ses hôtes, ils rein-
tégraient la villa familiale. Tristan Corbière prenait
possession du salon et y remisait son canot dont il
faisait son lit; Tristan, le chien, couchait à lavant,
dans une manne à poissons !
Ces excentricités — et d'autres moins innocentes
_ valurent rapidement à leur auteur une manière de
célébrité locale, d'assez mauvais aloi d'ailleurs.
Transportées à Paris, elles n'intéressèrent que quel-
ques artistes, amis du pittoresque, et quand Tristan
Corbière, dans les derniers mois de 1873, s'avisa de
publier chez les frères Glady son premier et unique
recueil de vers, les Amours jaunes, le livre, malgré |
le tire-l'œil du titre, passa totalement inaperçu.
Corbière mourut peu après; les Glady déposèrent
leur bilan et tout parut consommé : le soleil des
morts fut seul à se pencher, pendant huit longues
années, sur cette ombre douloureuse et grimaçante
comme les gargouilles de nos cathédrales. Il est fort
possible en effet, et j'en croirais volontiers M. Luce ,
et M. Paterne Berrichon, qu'un exemxplaire des ^
Amours jaunes, découvert sur les quais par le des- i
sinateur-poète Parisel, ait été communiqué d'assez ^^
bonne heure aux « Vivants », le cénacle poétiquej
fondé en 1875 par Jean Richepin, Raoul Ponchon et
Maurice Bouchor. Mais il faut donc que les membres
du cénacle aient gardé jalousement pour eux cette
révélation, car il n'en transpira rien dans le public
TRISTAN CORBIÈRE 165
jusqu'en 1883. C'est seulement à la fin de cette
année-là que Pol Kalig, pseudonyme du docteur
Chenantais, cousin et ami de Corbière, parla des
A77iours Jaunes à Léo Trézenic, lequel dirigeait,
avec Charles Morice, une petite revue d'avant-gardè
nommée Luièce où Verlsine collaborait. On sait le
reste et comment Verlain?, à qui Morice et Trézenic
avaient porté l'exemplaire prêté par Pol Kalig, le
lut, s'enflamma et rédigea, séance tenante, l'élude
fameuse qui ouvre sa série des Poètes maudits :
« Tristan Corbière fut un Breton, un marin et le
dédaigneux par excellence, œs triplex... Comme
rimeur et comme prosodiste il n'a rien d'impecca-
ble, c'est-à-dire d'assommant... Son vers vit, rit,
pleure très peu, se moque bien et blague encore
mieux.Amer d'ailleurs et salé comme son cher océan,
nullement berceur, ainsi qu'il arrive parfois à ce tur-
bulent ami, mais roulant comme lui des rayons de
soleil, de lumières et d'étoiles, dans la phosphores-
cence d'une houle et de vagues enragées !... Il devint
Parisien un instant, mais sans le sale esprit mes-
quin : de la bile et de la fièvre s'exaspérant en
génie et jusqu'à quelle gaieté !... ..
Suivaient quelques citations : Rescousse, Epi/a-
jjhe, etc.
« Du reste, ajoutait Veriaine, — qui donnait
cependant et avec raison la préférence au Corbière
marm et breton sur le Corbière parisien. — il fau-
arait citer toute cette partie du volume, et tout le
volume, ou plutôt il faudrait rééditer cette œuvre
unique, les Amours jaunes, parue en 1873, aujour-
d hui introuvable ou presque, où Villon et Piron se
complairaient à voir un rival souvent heureux, et le=;
plus illustres d'entre les vrais poètes contemporains
un maître à leur taille, au moins ! ...
{QQ TRISTAN CORBIERE
I.
Sept ans devaient s'écouler avant qu'un éditeur
se rendît à la sommation du « pauvre Lélian ». La
gloire de Corbière, en 1891, avait pourtant com-
mencé d'émerger à la lumière des vivants, mais ce
n'était encore qu'une gloire de cénacle. Le public et
l'Académie l'ignoraient. Catulle Mendès, l'éternel
pasticheur aont Corbière dérangeait les ambitions
rétrospectives et qui travaillait à se donner pour un
précurseur du symDolisme. lui contestait — ainsi
qu'à Rimbaud d'ailleurs — toute influence sur la
nouvelle génération poétique et l'appelait un
« Pierre Dupont bassement transposé, vilainement
parodie ». Mais Jules Laforgue, Gustave Geffrov
Léon Bloy, Charles Morice, Jean Ajalbert, d'autres
que j'oublie, se rangeaient à l'opinion de Verlaine
et parlaient de Corbière avec la plus sincère admi-
ration.
Sans doute ils n'acceptaient pas tout du poète; ils
faisaient certaines réserves sur sa syntaxe vacillante
le dégingandement de sa prosodie, l'outrance de son
dandysme baudelairien. « Pas de métier », disait
Laforgue. Et le des Esseintes de Huymans s'expri-
mait plus librement encore sur ces Amours jaunes
« où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée»
où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes
d'une parfaite obscurité... L'auteur parlait nègre...
affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets
de commis voyageur; puis, tout à coup, dans ce
fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minau-
deries interlopes, et soudain jaillissait un cri de
douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui
se brise... »
TRISTAN CORBIÈRE 167
Jugement assez dur pour Corbière, au premier
abord. Prenez garde cependant que, sous sa phra-
séologie impressionniste, il lui accorde tout l'essen-
tiel, la spontanéité, l'énergie, la beauté du cri; ses
fortes restrictions ne surprennent que par comparai-
son avec le long dithyrambe de Verlaine, dont il est
contemporain, ce qui le fait antérieur de plusieurs
années à la réédition de 1891. p:t c'est ce jugement un
peu trouble, dont on ne peut pas dire qu'il soit com-
plètement injuste, m qu'il soit complètement équi-
table, parce qu'il est beaucoup trop général, qui ral-
liera la plupart des lettrés et le public lui-même,
admis enfin à pénétrer dans l'œuvre du poète autre-
ment que par des citations habilement choisies. L'un
des hommes qui, avec le moins de dispositions in-
dulgentes, ont le mieux et le plus profondément
parlé de Corbière depuis qu'il nous a été restitué,
,Rémy de Gourmont, écrira, par exemple, que
son « talent » est un composé d'esprit vantard, de
blague impudente et d'à-coups de génie. Le génie
est-il donc monnaie si courante qu'on ait le droit
a en faire fî, même à l'état d'alliage ? Mais la vérité
je crois, est qu'il importe de distinguer 'dans l'œuvre
de Corbière et que l'incertitude de la critique sur
la valeur de cette œ-uvre vient en grande partie de
ce qu'elle a confondu des choses très différentes
d'inspiration et d'accent.
IL
Le recueil de Corbière comprend sept groupes de
pièces qu'on pourrait aisément ramener à deux •
dans le premier groupe on rangerait les pièces sen-
timentales, gouailleuses et généralement parisien-
168 TRISTAN CORBIERE
nés (A Marcelle, Les Amours jaunes, — qui ont
donné leur nom au recueil, — Rondels pour après)
ou exotiques (Sérénade des Sérénades et Raccrocs);
dans le second groupe, les pièces bretonnes et mari-
times [Armor et Gens de Mer).
La division n'a rien d'arbitraire, tant le caractère
des pièces est bien tranché généralement. Le Poète
contumace, par exemple, qui termine les Amours
ja2m.es, se passe « sur la côte d' Armor », mais son
lyrisme tout intime le classe d'emblée dans le pre-
mier groupe. C'est d'ailleurs — avec des trous et les
inévit'^ables coq-à-l'âne — une des plus belles pièces
de cette série, qui en contient tant de déconcertantes
et, pourquoi ne pas dire le mot, de franchement
insupportables. ^ ^
Pour les Amours jaunes, comme pour Sérénade,
Raccrocs, etc., le verdict de Huymans, aggravé par
M de Gourmont, serait parfaitement acceptable en
somme, s'il faisait la part plus large aux beautés de
premier ordre qui étincellent « dans ce fouillis ».
Du petit nègre ? Ma foi oui, ou presque. La phrase
s'achoppe àWt instant, ou, prodigieusement ellipti-
que, emportée dans un vent de folie, n'est plus
qu'une ruée de syllabes quelconques. On s'y perd, et
l'auteur n'est peut-être pas logé à meilleures ensei-
gnes que son lecteur. Il y a chez lui un besoin visi-
ble de l'ahurir et peut-être de s'étourdir lui-même.
Un cliquetis perpétuel d'antithèses, les alliances de
mots les plus baroques, du charabia romantique et
de l'argot de barrière, des blasphèmes et des calem-
bours, des pirouettes et des génuflexions, que ne
trouve-t-on pas dans cette première partie du
recueil ? . • -
Que n'y trouve-t-on pas en effet ? Ecoutez ceci, qui
est la finale d'un sonnet « espagnol » intitulé Heures:
TRISTAN CORBIÈRE 169
J'entends comme un bruit de crécelle :
C'est la maie heure qui m'appelle.
Dans le creux des nuits tombe un glas, deux glas.
J'ai compté plus de quatorze heures.
L'heure est une larme. — Tu pleures,
Mon cœur ?... Chante encor, va ! Ne compte pas.
C'est du Verlaine tout simplement et du meilleur,
€t c'est du Verlaine d'avant Verlaine. Quand Cor-
bière écrit : « Il pleut dans mon foyer; il pleut dans
mon cœur », cela ne vaut pas sans doute le délicieux,
l'inoubliable andante :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville...
Et cependant, plus que l'octosyllabe de Rimbaud
qui leur sert d'épigraphe, le pauvre vers boiteux des
Amours jaunes ne fait-il pas songer à ses frères ailés
des Romances sans paroles ?...
Il ne faut pas s'exagérer sans doute l'influence de
Corbière sur Verlaine. Il ne faut pas davantage la
contester : par tout un côté de son génie étrange et
maladif, Corbière a certainement retenti sur Ver-
laine en 1883, comme Rimbaud en 1871. Et il a
retenti du même coup sur toute l'école décadente et
symboliste. Tel lui a pris sa blague gamine ou féroce,
qui pouvait être d'essence baudelairienne, mais qui
était bien quelquefois aussi du bel et bon esprit
français, comme quand Corbière appelait Hugo
« garde national épique » ou quand il parodiait à
la Banville, mais avec plus de gaieté véritable, de
libre et naturel humour, les Orientales de l'ancêtre :
N'es-tu pas dona Sabine ?
Carabine ?
Dis : veux-tu le paradis
De rodéon ? Traversée
Insensée I
On emporte des radis...
170 TRISTAN CORBIÈRE
Et VOUS trouveriez chez d'autres contemporains ses
césures libertines, ses hiatus, ses élisions, son dédain
des règles et, chez les meilleurs, ses langueurs de
rythme, ses assonances mystérieuses, ses phrases
brusques, frissonnantes et sans liaison immédiate-
ment sensible, même son vocabulaire personnel qui
a fourni au symbolisme ce verbe -plangorer, em-
prunté de la vieille souche latine et si beau et si
large qu'on peut regretter qu'il n'ait pas survécu...
Refuser tout métier à Corbière, comme le fait Lafor-
gue, est une jDure plaisanterie, et il aurait fallu con-
venir d'abord du sens qu'on donne au mot métier.
Corbière avait lu les romantiques, Musset surtout et
sans doute Baudelaire. On peut croire cependant
que, dans sa lointaine province, les parnassiens
n'avaient pas pénétré. Mais eût-il été homme à se
plier au joug de leur étroite discipline ? Ce qui est
vrai, c'est qu'assez fréquemment son vers excède ou
ne remplit pas la mesure. Examinez-le d'un peu
jDrès : vous verrez que c'est seulement quand il con-
tient une diphtongue. On dirait que, par esprit de
contradiction, Corbière pratique la diérèse partout
oià les autres poètes se l'interdisent (à l'exception de
Musset, qui n'était pas un très bon modèle à suivre
sur ce point) et, réciproquement, qu'il fait exprès de
se l'interdire là où ils se la permettent. C'est ainsi
qu'il compte pa-piers, fi-èvre, mili-eir^ pi-erre pour
trois syllabes, nu-il, ci-el, -pi-ed pour deux, et qu'en
retour, dans tué, fiancé, diamant, muet, viatique,
harmonieux, il compte la diphtongue pour une seule
syllabe. Cette libre arithmétique dut fort choquer
les parnassiens, gens méticuleux, qui pesaient les
diphtongues au trébuchet : nous en avons vu bien
d'autres depuis Corbière, et il serait peut-être excès-
TRISTAN CORBIÈRE 171
sif de continuer à lui faire grief d'une liberté que
tout le monde s'arroge aujourd'hui.
Car c'est à quoi se réduit son prétendu manque de
métier. Les quelques élisions qu'on rencontre dans
son œuvre (sans voir scelle était blonde), les suppres-
sions de pronoms [vais m'en aller, fut quelqu'un ou
quelque chose), même les accrocs à la règle de l'al-
ternance des rimes ne peuvent décemment lui être
imputés pour des négligences et sont parfaitement
prémédités. Corbière rompait là, délibérément, avec
la prosodie romantique pour en adopter une autre,
plus proche de sa nature, plus répondante à ses
secrets instincts, et qui était la prosodie même des
chansons populaires. Il est tout imprégné de cette
poésie primitive, rondes, berceuses et complaintes,
qui, à chaque instant, comme une bulle légère, re-
monte à la surface de son inspiration. Et cela encore,
en 1873, était une nouveauté. Et c'en était peut-être
une autre, malgré la Botnie chanson, que l'étrangeté
et le trouble de l'émotion sensuelle, traduits en des
rythmes d'une si extraordinaire fluidité :
Il lait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Il n'est plus de nuits; il n'est plus de jours.
Dors, en attendant venir toutes celles
Qui disaient : Jamais ! qui disaient : toujours !...
Buona vespre ! Dors. Ton bout de cierge,
On l'a posé là, puis on est parti.
Tu n'auras pas peur seul, pauvre petit ?
C'est le chandelier de ton lit d'auberge...
Poésie de clair-obscur, chuchotée plus que chantée,
si musicale cependant, pleine de lointames réson-
nances, de prolongements mystérieux, expression
d'un état d'âme inconnu de la génération parna-
sienne et qui allait devenir celui de la génération
de 1884. Elle ne durait pas; ce n'était qu'une rose
172 TRISTAN CORBIÈRE
dans les ténèbres, comme dit quelque part un per-
sonnage de Mœterlink. Oui, sans doute. Et le démon
du poète, son besoin morbide d'effarer le bourgeois,
peut-être tout simplement sa peur du ridicule, étouf-
faient presque tout de suite ces adorables préludes
de viole. Un vertige l'emportait. Il redevenait la
proie des mots. Et il assistait, témoin impuissant,
mais lucide, aux convulsions de son misérable génie:
Va donc, balancier soûl affolé dans ma tête...
Je parle sous moi...
L'effroyable aveu, quand on y songe ! Et n'avons-
nous pas prononcé un peu vite tout à l'heure ? N'y-a-
t-il en effet que dandysme et affectation dans le
« cas » de Tristan Corbière ? Vraiment on hésite et
l'on a le droit d'hésiter, quand on connaît l'homme,
déséquilibré de génie, incapable d'accorder les con-
tradictions de sa nature, mais non de les analyser et
celui de nos poètes qui, après Baudelaire, a porté
peut-être sur lui-même le coup d'oeil le plus aigu.
III.
Il était né, le 18 juillet 1845, dans la banlieue de
Morlaix, à Coatcongar, domaine noble tombé en
roture et dont il ne reste que d'admirables futaies et
un beau puits de la Renaissance aux colonnes dori-
ques recoupées. Ses parents appartenaient à la meil-
leure bourgeoisie morlaisienne. Tour à tour corsaire,
journaliste, combattant de Juillet, romancier et
négociant, Edouard Corbière — Corbière l'ancien,
comme l'appelle M. Martineau — avait épousé en
1844, à près de cinquante ans, une jeune fille de dix-
TRISTAN CORBIÈRE 17.*^
huit ans, Marie-Aniiélique-Aspasie Puyo. On a vu
des mariages plus disproportionnés et dont les
fruits n'avaient rien d'amer. C'est à cette dispropor-
tion d'âges cependant que Tristan Corbière attri-
buait sa disgrâce physique et les terribles crises de
rhumatism.es qui le déformèrent dès l'âge de seize
ans. Il avait été jusque-là un enfant très normal et
même presque joli, — autant qu'on en peut juger du
moins par une photographie de l'époque qui le re-
présente en costume de lycéen : la maladie en fit une
pauvre caricature d'homme, l'espèce d'Ajikoîi, de
spectre ambulant, dont se moquaient les Roscovites
et qui, par bravade, put bien se draper dans sa
déchéance, mais non la pardonner complètement à
ses auteurs réels ou supposés. Tout le caractère et
l'œuvre elle-même de Corbière, où tant d'ironie ta-
pageuse est mêlée à tant d'amertume secrète, s'expli-
quent par une rancune de paria. Aux premières
atteintes du mal, sa mère l'avait conduit dans le
Midi. Mais la lumière effarouchait ce maigre oiseau
des brumes, et la Bretagne, d'ailleurs, n'a-t-elle pas^
aux portes mêmes de Morlaix, l'équivalent des sta-
tions méridionales les plus tempérées ? Sur les con-
seils d'un médecin de ia famille, Roscoff fut substi-
tué à Cannes, et Tristan n'en bougea plus jusqu'en
1868. Il prenait ses repas chez un restaurateur de la
localité, M. Le Cad, qui vit encore et qui lui a
gardé le plus indulgent souvenir; des artistes, Ha-
mon, Michel Bousquet, Besnard, Charles Jacques,
fréquentaient en été la pension Le Gad. Tristan les
amusa par son humeur fantasque et un talent de
caricaturiste qui, à s'en référer aux quelques spéci-
mens dont nous avons pu avoir connaissance, no-
tamment au portrait d'un capitaine blohaic'h (mor-
bihannais), peint sur panneau et conservé chez
474 TRISTAN CORBIÈRE
M. Le Gad, n'était pas sans analogie avec la manière
large de Daumier.
C'est à l'instigation d'un de ces artistes, Breton
comme lui, le peintre pompéien Jean-Louis-Hamon(l),
que Tristan, à la fin de 1868, s'embarqua pour l'Ita-
lie, visita Gênes, Ptome, Capri, Naples, Palerme et
poussa peut-être jusqu'à Jérusalem. Mais il ne sem-
ble pas que la séduction des pays du soleil se soit
davantage exercée sur lui en 1868 qu'en 1863. On dit
qu'à Naples, costumé en mendiant breton, la vielle
en sautoir, il demandait l'aumône par les rues. Farce
de rapin qui faillit lui coiiter cher, cette tentative de
concurrence à l'industrie nationale de la mendicité
n'ayant que médiocrement séduit le lazzaronisme
indigène ! Nous ne la rapportons ici qu'à titre de do-
cument et parce qu'elle fait éclater une fois de plus
ce goiit maladif de la charge qui n'était peut-être,
chez Corbière, qu'une forme de sa détresse intime
devant la magnificence de l'univers. «Je suis si laid !»
gémira-t-il dans les Amours jaunes. Les René et les
Obermann, dont on a voulu le rapprocher, n'ont
souffert que dans les parties nobles de leur être.
C'étaient des âmes « en exil » dans des corps parfaite-
ment constitués. Chez Corbière, au contraire, c'est
l'être tout entier, corps et àme, qui souffre de son
esseulement; sa détresse morale est le réflexe de sa
détresse physique. Elle n'a rien d'intellectuel, — ni
d'imaginaire. En est-elle moins humame ? Je n'ex-
cuse pas Corbière; je goiàte peu sa parodie sacrilège
de l'Italie romantique (Raccrocs). Artiste et poète, il
aurait dû symphatiser doublement avec l'Italie sans
épithète : il n'en sentit ou n'en voulut sentir, par une
(1) Voir, sur Hamon, VAme bretonne, t. I. : Le Peintre de la
JRenaismnce néo-grecque.
TRISTAN CORBIKRK 173
infirmité de sa nature, que les ridicules, la pouil-
lerie et l'emphase, qui lui cachèrent le visage immor-
tel de la déesse. Et, plus féru que jamais de solitude,
de ciel gris et de grand vent, il retourna s'enfermer
dans son « trou de flibustiers ».
ÎV.
Trou de flibustiers, vieux nid
A corsaire, — dans la tourmente
Dors ton bon somme de granit
Sur tes caves que le '^lOt hante...
Ton pied marin dans les brisans,
Dors : tu peux fermer ton œil borgne,
Ouvert sur le large et qui lorgne
Les .\nglais depuis trois cents ans.
Dors, vieille coque bien ancrée :
Les margats et les cormorans.
Tes grands poètes d'ouragans,
Viendront chanter à la marée...
Quelle fougue et quel coloris ! Et quelle largeur
d'expression ! Mais c'est la nouveauté du sentiment
qu'il faut surtout remarquer ici : le railleur n'a pas
désarmé chez Corbière; il aura plus d'un retour offen-
sif dans Arnior comme dans Ge?is de Mer; mais la
« vertu » bretonne a pourtant commencé d'opérer
et le ton de son ironie n'est plus le même; en un mot,
rien ne ressemble moins aux médiocres facéties de
Raccrocs et de Sérénade des Sérénades que « le
grand pathétique amer (1) » de la Rapsode foraine,
du Bossu Bi/or, de la Fin ou de la Pastorale de Con-
lie. Qu'est-ce à dire, sinon que les ressources de la
(1) Expression de Léon Bloy.
176 TRISTAN CORBIÈRE
Viviane armoricaine, ses puissances de séduction,
sont proprement infinies et que tel qui restera insen-
sible à sa grâce ou à sa langueur ne résistera pas à sa
rudesse ? Ubique veneficium. Corbière, si bien gardé
qu'il se crût contre toute surprise, n'y résista pas
plus que les autres.
Nul doute, en effet, qu'il n'ait senti profondément
la poésie d'une certaine Bretagne au moins, de celle
qui étend ses grands horizons mélancoliques à l'ouest
de Roscoff, entre Sibiril et l'Aber-Vrac'h et qui est
la plus deshéritée des Bretagnes. Il lui annexa dans
la suite quelques croupes pelées de menez et la triste
méotide de Sainte-Anne-la-Palud, avec son placitre
grouillant de stropiats et d'ivrognes. Mais ses préfé-
rences le reportaient vers la « Corbière » du Léon,
plus âpre et mieux accordée à sa détresse intime.
Pays plat et pauvre, hérissé de calvaires, sans arbres,
sans moissons, pays des naufrageurs et des brûleurs
de varech, des landes crispées sous le vent du large,
des cirques de sable pâle et ténu comme une pous-
sière d'ossements, des rochers au pacage dans les
dunes comme des troupeaux de mammouths... Et
tout cela, qui était une Bretagne dure, rugueuse, des-
habillée de ses grâces déglogue, s'incrustait dans
ses yeux profonds et sans indulgence, des yeux qui
« voyaient trop » — pour nous changer peut-être de
ceux qui ne voyaient pas assez ! Aussi, l'heure venue,
comme il la peindra au vif, cette Bretagne insoup-
çonnée des Chateaubriand et des Brizeux, comme il
la campera sur son roc de misère, dans la grande
immensité hostile, avec ses haillons, ses plaies, sa
vermine et ses oremus !
C'est le Pardon. Liesse et mystères !
Déjà l'herbe rase a des poux...
TRISTAN CORBIÈRE 177
Il faut lire toute la pièce [la Rapsode foraine) ou
plutôt il faut la laisser se déployer devant soi. C'est
le chef-d'ajuvrei du réalisme lyriique. Dans cette
grande fresque barbare, violemment coloriée et
d'une fougue d'exécution prodigieuse, tient à l'aise
toute la Bretagne des pardons et des calvaires, celle
qui chante et celle qui mendie, celle qui titube et
celle qui s'agenouille et qui est la même parfois, à
des heures différentes de la journée. L'orgie sacrée
se déroule pendant quatorze pages, sur cinquante-
neuf strophes de quatre vers. Et le miracle est qu'au
milieu de cette sauvagerie éclosent par instant les
plus délicieuses effusions mystiques, des stances
d'une douceur et d'une beauté incomparables, com-
me ce fragment du Cantique spirituel à sainte Anne:
Des croix profondes sont tes rides.
Tes cheveux sont blancs comme fils...
— Préserve des regards arides
Le berceau de nos petits-fils !
Fais venir et conserve en joio
Ceux à naître et ceux qui sont nés,
Et verse, sans que Dieu te voie,
L'eau de tes yeux sur les damnés !
Reprends dans leur chemise blanche
Les petits qui sont en langueur;
Rappelle à l'éternel Dimanche
Les vieux qui traînent en longueur...
Prends pitié de la fille-mère,
Du petit au bord du chemin;
Si quelqu'un leur jette la pierre.
Que la pierre se change en pain .'...
Merveilleuses litanies ! Et que Verlaine avait rai-
son d'évoquer le souvenir de Villon à propos de stan-
12
178 TRISTAN CORBIÈRE
ces comme celles-là, qui n'ont d'analogues, dans no-
tre littérature, que certaines octaves du Grand Testa-
ment ! Corbière ne s'est jamais élevé plus haut, mê-
me dans ses pièces maritimes. Et c'est ici qu'on com-
mence d'apercevoir ce qu'avait de trop général la
critique d'un Huysmans, déniant à l'auteur toute
« capacité de réalisation » et ne lui accordant que
des sursauts, ou, comme Rémy de Gourmont dira,
des à-coups de génie. Acceptable pour une partie de
l'œuvre de Corbière, ce verdict ne l'est plus pour
l'ensemble : Corbière s'est « réalisé » au moins une
fois dans la Rapsode foraine et, quand il n'eût écrit
que ce poème (le plus important des Amours jaunes,
remarquez-le), il mériterait encore de survivre. Mais
il en a écrit d'autres qui le valent presque et, dans
Armor même, le Vieux Roscoff et cette Pastorale de
Conlie dédiée à Gambetta et dont restera ineffaçable-
ment marquée l'imbécile méfiance des politiciens
qui, en 1870, par crainte d'un coup de force roya-
liste, immobilisèrent dans la boue une armée de
50.000 Bretons; il a écrit Matelots, Aurora, le Novice
en partance,, le Douanier, Lettre du Mexique, la Fin
surtout, cette réplique cinglante au Victor Hugo
(ÏOceano Nox, dont il n'est pas sûr, comme le disait
Verlaine, qu'elle contient toute la mer, mais qui
contient certainement toute l'âme orgueilleuse et nos-
talgique des marins. Corbière est le premier qui les
ait compris, qui les ait fait penser et parler comme
ils pensent et comme ils parlent, et c'est de lui que
date leur entrée dans la poésie :
Eh bien, tous ces marins — matelots, capitaines,
Dans leur grand océan à jamais engloutis,
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines.
Sont morts — absolument comme ils étaient partis...
TRISTAN CORBIÈRE 179
Pas de fond de six pieds, ni rats de cimetière :
Eux, ils vont aux requins ! L'âme d'un matelot,
Au lieu de suinter dans vos pommes de terre.
Respire à chaque flot...
Ecoutez, écoutez la tourmente qui beugle !...
C'est leur anniversaire. Il revient bien souvent.
O poète, gardez pour vous vos chants d'aveugle;
— Eux, le De profundis que leur corne le vent.
...Qu'ils roulent infinis dans les espaces vierges !
Qu'ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges...
— Laissez-les donc rouler, terriens parvenus !...
L'apostrophe est belle assurément. Je ne jurerais
point que toute rhétorique en soit absente et je
n'oserais point jurer le contraire non plus. Où com-
mence la rhétorique et où finit-elle ? Et, chez Cor-
bière, ie sentiment de la mer était si profond ! Il
avait vraiment pour elle des tendresses et presque
une jalousie d'amant; il veillait sur elle comme sur
son bien. Passion trop explicable ! N'était-ce pas à la
mer qu'il devait ses seules satisfactions d'amour-
propre ? Ce pauvre déchet d'humanité, qui traînait
sur la terre ferme avec des gaucheries d'échassier
dont on a rogné les ailes, la mer en refaisait un
homme à l'égal des plus robustes, un matelot « pre-
mier brin ». Verlaine parle des « prodiges d'impru-
dence folle » qu'il accomplissait sur son cotre le
Négrier. Il n'y a rien là d'exagéré. Vingt fois il faillit
couler dans les terribles chenaux de la côte léonarde;
il attendait exprès, pour s'embarquer, que le cône
des basses pressions atmosphériques fût hissé à la
drisse du sémaphore; il eût souhaité peut-être que la
sirène répondît à ses provocations et, par quelque
belle nuit d'équinoxe, le couchât dans sa robe
«toilée...
180 TRISTAN CORBIÈRE
Y.
Ce ne fut pas la mer qui le prit. Une femme-
passa, une « Parisienne ". Belle, jeune, élégante et
titrée, elle devina le secret si bien caché à tous les
yeux; elle aima Corbière : il était trop tard, et cette
conjonction romanesque d'une héroïne de Feuillet et
d'un triton des eaux bretonnes n'enrichit pas d'un
brillant chapitre la littérature sentimentale du dix-
neuvième siècle.
La faute n'en fut peut-être ni à l'un ni à l'autre,
mais à la vie : le bonheur demande un apprentis-
sage que n'avait pas fait Corbière. Un homme qui a
connu profondément l'auteur des Amours jaunes^
son cousin Pol Kalig, l'a défini « un tendre com-
primé ». Il y a sans doute des compressions trop
violentes et trop longues après lesquelles le cœur n'a
plus la force de se détendre; le pli est pris : ce fut
toute l'histoire de Corbière. Il a vingt-sept ans au
moment où nous voici (1872); sa disgrâce personnelle
et la solitude ont encore développé et presque poussé
au paroxysme les instincts anarchiques qui som-
meillaient en lui comme au fond de tous les Celtes (i) ;
la révolte est devenue son état normal; la raillerie et
la pose lui ont fait une seconde nature; il en est
arrivé au point de cultiver sa laideur comme une
originalité. Quelle forme prendra l'amour chez ce
malade ? On le devine assez et qu'incapable d'aimer
simi3lement, il cherchera — et trouvera — toutes les
raisons de se déchirer et de déchirer celle qu'il aime;
il lui supposera des calculs d'intérêt, de la compas-
(1) Voir à ce sujet, au tome II de V Ame hrrtonne. le chapitre sur
La Résignation hretonne et spécialemeut les dernières lignes sur « la
fonction véritable » du Celte.
TRISTAN CORBIÈRE 181
sion, du sadisme, tout, excepté un sentiment sincère,
ru et franc; il saura qu'il est injuste; il conviendra
de son humeur rebourse :
Mon amour à moi n'aime pas qu'on l'aime...
Mais l'orgueil chez lui aura le dernier mot et, le
jour venu de baptiser dans un livre cet étrange com-
merce sentimental, il l'affublera, par bravade, par
dérision, de l'épithète à double sens qui trompa le
public et qui lui fit croire, dit Pol Kalig, que les
Amours jaunes étaient un recueil de vers libertins.
Le poète avait quitté Roscoff sans esprit de retour.
Il avait retrouvé à Paris les artistes qui fréquen-
taient la pension Le Gad: il n'eut guère le temps ou
il dédaigna de se mêler au mouvement littéraire.
Cependant il donna quelques vers à la Vie Pari-
sienne de Marcellin, publia son livre et en rêva un
autre, qu'il voulait appeler Mirlitons.
Qu'aurait été ce livre ? Une réplique de la pre-
mière partie des Amours jaunes ? On peut le crain-
dre, d'après les deux pièces qui nous en sont parve-
nues. Pour nous, le vrai Corbière n'est pas là, mal-
gré les étranges musiques qui y résonnent par mo-
ment, si douces et si déchirantes qu'elles font son-
ger à cet oiseau dont parle Renan et qui se sciait le
cœur avec une scie en diamant. Le Corbière que
nous retiendrons, c'est surtout le Corbière (XArmor
et de Gens de Mer, le poète inégal encore, mais puis-
sant et savoureux, sincère jusqu'à la brutalité et
soudain d'une infinie tendresse, comme ce canon
désaffecté de son Vieux Roscoff dans la gueule du-
quel s'était logée une candide touffe de jonc marin.
Il ne serait pas difficile de montrer que ce Corbière-
là n'a pas eu moins d'influence que l'autre sur les
directions de la poésie contemporaine et que le
182 TRISTAN CORBIÈRE
Richepin de la Chanson des Gueux et de la Mer, par
exemple, lui est aussi redevable que le Verlaine de
Jadis et Naguère, d'Amour et de Parallèlement au
poète de Raccrocs et des Rondels pour après. S'il est.
vrai, comme le croyait Jules Tellier, que les choses
imparfaites procèdent dans l'absolu des choses par-
faites et n'en sont qu'un reflet, il est vrai aussi que
l'historien des lettres, habitant du relatif, courrait
certains risques à trop vouloir négliger les miséra-
bels contmgences de la chronologie terrestre. Peut-
être que le principal mérite des Amours jaunes est
d'avoir paru en 1873, dix ans avant la révolution
symboliste et trois ans avant la Chanson des Gueux.
Encore y aurait-il une injustice véritable à ne pas
faire la part des « réalisations » dans l'œuvre de Cor-
bière. Il y eut autre chose chez lui que des intentions
et, si gâté de puérilités qu'il soit, si insupportable
même souvent par sa jactance, ses bouffonneries et
son débraillement, la postérité en fin de compte res-
tera indulgente à ce « grand poète d'ouragan »,.
dévoyé sous le ciel parisien, qui tourna un moment
sur nos têtes, ijoussa un cri bref et disparut dans ses
brumes.
UNE RELATION INEDITE
DE L'EXPLOSION DU PANAYOTL
Qu'il est donc malaisé d'écrire l'histoire ! Tous les
historiens le disent et que la certitude historique
n'est pas de ce monde. Il faut se contenter d'une
vérité approximative. Il faut surtout, autant que
possible, remonter aux sources : les événements n'y
ont point encore eu le temps de se troubler et de
se charger d'incidents apocryphes.
Dans cet épisode de l'explosion du Pana//oli, par
exemple, qu'on a raconté de tant de façons différen-
tes, il est certain qu'on se fût évité bien des mépri-
ses en recourant à la déposition du principal inté-
ressé — avec Bisson — : le quartier-maître pilote
Trémintin.
Il paraîtrait, en effet, que dès le 8 novembre 1827,
soit trois jours après l'explosion du Panayoti, Tré-
mintin rédigea, « sur la sollicitation du gouverneur »
de Stampali, une relation détaillée de l'affaire qui
fut envoyée au Consul français de Santorin, lequel la
transmit à son collègue de Milo, lequel en informa
le gouvernement français. C'est, du moins, le vice-
amiral Halgan qui l'affirme. L'amiral Halgan écri-
vait en 1853. Avait-il vu la relation de Trémintin et
qu'est devenue cette relation ? On aurait intérêt à le
savoir si tant est qu'elle ait jamais existé. J'en doute
personnellement; mais, enfin, si elle existe, il en
184 UNE RELATION INÉDITE
doit demeurer trace dans les archives de la marine.
Il me paraît plus probable, étant donné le piteux
état où se trouvait Trémintin, que le gouverneur de
Stampali se borna tout uniment à recueillir la dépo-
sition du blessé. Ou, si l'on veut que celui-ci ait mis
lui-même « la main à la plume », ce n'a pu être que
pour exposer très sommairement les faits. Plus tard,
par exemple, décoré, retraité, promu à la dignité de
gloire nationale et locale, il prit sa revanche, sinon
de la plume, du moins de la langue, et fournit, à qui
voulait l'entendre, autant de détails qu'on en pouvait
souhaiter sur cet événement capital de sa carrière
maritime. J'aurai l'occasion tout à l'heure de reve-
nir sur ces rapsodies héroïques de Trémintin. Dans
l'ensemble, elles concordent avec le récit de l'amiral
Halgan, qu'on me permettra de résumer ici, parce
que l'amiral, lui, semble bien avoir puisé aux
sources. ,
En 1827, pendant la guerre de l'indépendance hel-
lénique, un navire appartenant à des forbans grecs,
le Panayoti, fut capturé par une de nos corvettes, la
Lamproie, et le commandement en fut confié à l'en-
seigne de vaisseau Bisson, de Guéméné (Morbihan),
à qui on donna pour second le pilote Trémintin, de
l'île de Batz, avec quinze hommes d'équipage, pres-
que tous Bretons. Mais, dans la nuit du 4 au 5
novembre 1827, le Panayoti fut séparé de son con-
voyeur par le gros temps et dut se réfugier sous le
vent de l'île Stampali, dans le petit port de Maltez-
zana. L'île était infestée de pirates, et Bisson le sa-
vait. La journée se passa néanmoins sans incident.
«: A la chute du jour, continue l'amiral Halgan,
Bisson ordonna à son équipage de prendre un peu
de repos, les travaux qui avaient précédé le mouil-
lage ayant été fort pénibles. Puis, accablé lui-même,
DE l'explosion DU « PANAYOTI » 185
il se jeta sur son banc de quart, en se concertant
avec son pilote, M. Trémintin, sur les mesures à
prendre en cas d'attaque nocturne. Bisson fît pro-
mettre à son second que, si les Grecs parvenaient à
s'emparer du bâtiment et qu'il lui survécût, il ferait
sauter la prise plutôt que l'abandonner aux pirates.
A dix heures du soir, malgré l'obscurité d'un temps
lourd et bas, la vigie signala deux embarcations,
deux mistlks, chargées chacune de soixante à soixan-
te-dix hommes, qui, à mesure qu'ils approchaient
du brig, poussaient» des cris de vengeance. Aussitôt
chacun fut à son poste de combat; Bisson monta sur
le beaupré pour mieux observer la manœuvre des
deux embarcations et, quand elles furent à petite
distance, donna l'ordre à sa mousqueterie de faire
feu, déchargeant lui-même son fusil à deux coups
sur l'embarcation la plus rapprochée ».
Les pirates ripostèrent par une vigoureuse fusil-
lade, puis se lancèrent à l'abordage. Que pouvaient
les dix-sept hommes du Pnnnyoti contre cette ruée
de forbans ? « Plusieurs des marins français qui
s'étaient présentés à l'avant pour préparer la dé-
fense furent tués », dit l'amiral Halgan. Bisson lui-
même, blessé et tenu pour mort, ne dut qu'à cette
circonstance et aux instincts de pillage des forbans
de pouvoir se glisser vers la soute avec une mèche
allumée. « Avertissez ce qui reste de nos braves (ils
étaient quatre : Hervé, Le Guillou, Carsoule et Bouy-
son) de se jeter à la mer », dit-il à Trémintin. Puis,
serrant la main de son second : « Adieu, pilote, je
vais tout finir. C'est le moment de nous venger. »
Quelques secondes après, une effroyable explosion
réduisait en miettes le Panayoti et les deux mistiks.
Trémintin, qui n'avait pas voulu se jeter par dessus
bord, sautait avec son chef, mais, par miracle, il en
186 UNE RELATION INÉDITE
était quitte pour une jambe cassée et des brûlures un
peu partout; on le retrouvait à la côte, évanoui,
mais vivant encore.
L'amiral Halgan ajoute qu'il fut transporté et soi-
gné chez le gouverneur de Stampali. Est-ce bien sûr?
En tout cas, de retour en France, Trémintin dut en-
trer au Val-de-Grâce et prendre une retraite antici-
pée. Du moins les pouvoirs publics ne lésinèrent pas
avec ce héros : on le décora, on lui offrit une épée
d'honneur et on lui conféra le grade d'enseigne
qui équivalait alors à celui de lieutenant de vais-
seau. Trémintin put ainsi « se la couler douce »
jusqu'à la fin de sa vie qui se prolongea jusqu'à l'âge
respectable de 93 ans. Grâce à quoi, des hommes de
ma génération ont pu connaître et entendre, à Ros-
coff, où il s'était retiré, le dernier survivant du
Panayoti.
Un de ces privilégiés fut précisément l'auteur des
Amours jaunes, ce fumeux et génial Tristan Cor-
bière qui signait au-dessous de son nom : « poète
de mer, à Roscoff ». Héros et poètes sont fait pour
sympathiser. A force d'ouïr Trémintin conter dans
les cabarets du port « le bastringue de son exploit »
du Panayoti et vanter aux camarades le fameux
lapin qu'était le commandant Bisson :
Ah ! n'y avait pas comm'lui pour le niat'lot sauté !
Tristan finit par connaître par cœur le sujet et n'eût
plus, pour le « mettre en vers » qu'à l'adorner de
quelques rimes appropriées.
Ce curieux et savoureux poème est encore inédit.
J'en dois la communication à un artiste distingué,
M. Ernest Noir, fils du romancier Louis Noir, qui
fut un des amis de Tristan à Roscoff et qui hérita
dun des précieux albums où le fantasque auteur des
DE l'explosion DU « PANAYOTI » 187
Amours jaunes jetait pêle-mêle des notes, des im-
pressions et des croquis. L'épisode du Panayoti
occupe trois grandes pages de cet album. Ah ! dame,
ce n'est pas le ton solennel de l'épopée. Les héros —
surtout les héros du peuple — ont une manière à eux
de narrer leurs exploits qui ne rappelle que de très
loin Victor Hugo. Trémintin, même décoré et promu
officier de la marine royale, restait le quartier-maî-
tre pilote Trémintin. L'histoire, dans sa bouche, était
encore de l'histoire; mais c'était de l'histoire contée
à coups de poing, suitîée, salée, goudronnée, de l'his-
toire au jus de chique. Et, tout de même, l'émotion y
était, le je ne sais quoi qui fait passer tout à coup
dans les veines un frisson sacré...
Vous entendez bien que je ne vais pas reproduire
ici ce poème, assez long d'ailleurs et que M. Ernest
Noir se réserve de publier en temps et lieu. Je me
borne à y glaner quelques détails assez pittoresques
et négligés par l'Histoire, — celle qui prend une
majuscule. C'est ainsi que Bisson, paraît-il, se mit
en grande tenue, épaulettes, claque à cornes, etc.,
pour recevoir les pirates. Elégance d'officier fran-
çais qui aime à se parer pour la mort ! Quant au dia-
logue qu'il échangea, en cet instant suprême, avec
Trémintin, c'est bien, au ton près, plus savoureux
chez Corbière, celui que rapporté l'amiral Halgan :
Trémintin, q'y me dit, accoste à moi, matelot -.
T'as du cœur ? — Moi, du cœur ?... Foi de Dieu I Plein mon
[ventre I
— Bon ! SI j'aval' ma gaffe avant toi, faut pas s'rendre.
— J'sais ça-zaussi bien qu'vous. — Oui, mais faut f... le feu
Dans la soute aux poudres et... ta main, gabier, adieu !...
C'est ainsi que parlent les héros... dans la vie
réelle. On n'a pas le temps de pomponner ses phra-
188 UNE RELATION INÉDITE
ses quand deux cent forbans s'apprêtent à vous tom-
ber dessus. Le plus singulier — mais ce détail de-
manderait confirmation, bien que je ne le croie pas
de l'invention de Corbière, — c'est que lesdits for-
bans avaient des femmes à leur bord et qu'elles ne
furent pas les dernières au pillage. Là-dessus le
Panayoti saute : Trémintin voit trente-six chan-
delles et est lancé en l'air comme un bouchon de
Champagne; son commandant, « en quatre mor-
ceaux, sans compter l'uniforme », lui passe « au
razibus », si près qu'il « en sent le vent ». Puis tout
sombre autour de lui et en lui. Gommje chez le per-
sonnage de Labiche, il y a une lacune dans son exis-
tence. Tout ce que je sais, dit il, — et ceci contredit
un peu l'amiral Halgan, -—
... C'est qu'un jour j'ouvre i'œil bel et bien,
D'vinez où ? Sauf vot' respect, sous l'nez d'un chirurgien
D'troisième classe...
un chirurgien de la Lamproie, le navire convoyeur
du Panayoti, que le bruit de l'explosion avait attiré
sur les lieux et qui avait « repêché en dérive » l'in-
fortuné Trémintin.
J'arrête là mes citations. Je ne m'en exagère pas la
valeur historique : je sais que les poètes ont droit de
beaucoup oser, mais je sais aussi que Corbière était
un des auditeurs les plus assidus du brave Trémin-
tin et que, fils de marin et marin lui-même, il se
piquait d'une scrupuleuse fidélité dans ses trans-
criptions de scènes de la vie maritime.
LE PREMIER BOMBARDIER
DE BRETAGNE
(Prosper Proux).
Je ne me flatte pas que beaucoup de Parisiens,
même parmi les plus lettrés, connaissent Prosper
Proux. Le rayonnement de cette gloire locale n"a
pas dépassé la Bretagne; mais il est très vif là-bas,
si vif que la Faculté des Lettres de Rennes n'a pas
trouvé que l'œuvre de Prosper Proux fût indigne
de faire l'objet d'une thèse de doctorat.
La thèse a été soutenue, non sans éclat, et son au-
teur, M. François Jaffrennou, reçu docteur de l'Uni-
versité : elle avait ceci de remarquable qu'elle était
écrite en breton et que la soutenance elle-même s'en
faisait en breton (1). C'est la seconde du genre. Avant
la thèse bretonne de M, Jaffrennou, nous avions eu
celle de AL Paul Diverrès; d'autres sont en prépa-
ration.
Tous les bardes de Bretagne aspirent aujourd'hui
à la barette doctorale. Où est le temps que
M. Combes, dans une circulaire fameuse, déclarait
la guerre au breton, l'interdisait en chaire et même
au catéchisme ? Vanité des ukases ministériels ! Ce
n'est plus le clergé seulement qui parle breton en
(1) La chose se passait en 1913.
190 LE PREMIER BOMBARDIER DE BRETAlAE
Bretagne : c'est le haut personnel universitaire, de-
puis que le Conseil de l'Instruction publique, moins,
j'en ai peur, pour céder aux vœux des régionalistes
que pour ouvrir une brèche de plus dans notre en-
seignement gréco-latin, a institué un doctorat d'Uni-
versité qui n'exige aucune licence préparatoire et
pour l'obtention duquel la connaissance du fran-
çais n'est même pas nécessaire : il y suffit du breton,
du provençal ou du basque, en attendant qu'on se
contente de l'auvergnat.
Chacun sait, du reste, — et je n'en suis pas autre-
ment fîatté pour mes compatriotes — que, dans la
campagne contre les études classiques, les « bar-
des » bretons, auxiliaires inattendus de cette Uni-
versité qui, la veille, n'avait pas assez de dédain
pour eux, ont été parmi les plus ardents champions
des doctrines nouvelles et que cette même Faculté
des Lettres de Rennes, où on les reçoit à bras ouverts,
est aussi la première, et je crois bien, la seule Fa-
culté de France qui ait osé réclamer la suppression
de la chaire de littérature latine occupée chez elle,
sauf erreur, par un ancien et très savant élève de
l'Ecole de Rome, mon vieux camarade Alcide Macé.
Entre universitaires et bardes, la réconciliation
s'est faite sur le dos de Virgile. Et c'est bien de l'in-
gratitude de part et d'autre. Je n'insiste pas, puis-
que, aussi bien, sans épouser ces haines rétrospec-
tives et en demeurant un partisan convaincu de la
culture gréco-latine, j'approuve pleinement la dé-
cision du Conseil de l'Instruction publique qui a
créé le doctorat d'Université.
Cette désision, au moins en Bretagne, a déjà porté
des fruits heureux : la thèse de M. Diverrès fait le
plus grand honneur à ce jeune celtisant et à ses
maîtres, MM. Loth et Dottin; c'est une thèse gram-
LE PREMIER BOMBARDIER DE BRETAGNE 191
maticale. Celle de M. Jaffrennou est purement litté-
raire et biographique; elle intéresse aussi plus direc-
tement les Bretons qui ne connaissaient, jusqu'ici,
Prosper Proux que par ses vers et ignoraient à peu
près tout de sa vie. Lacune d'autant plus regretta-
ble que, s'il y a un poète en Bretagne qui mérite le
nom de nati'jual, c'est bien celui-ci. Il n'y a pas de
barde qui soit plus populaire là-bas. Cependant
Proux est mort le 11 mai 1873. Quand, au bout de
quarante ans, la mémoire d'un écrivain est encore
aussi vivante qu'au premier jour chez ses compa-
triotes, c'est que cet écrivain était bien l'expression
de sa race et que sa race continue à se retrouver en
lui, sinon tout entière, au moins dans son essen-
tiel. Tel paraît bien être le cas de l'auteur de Bom-
bard Kerné (La Bombarde de Cornouaille), recueil
de poésies publié en 1866 et qui fait date dans l'his-
toire de la Renaissance celtique. Peu de livres fu-
rent reçus avec un applaudissement plus général.
« M. Proux est un poète d'une originalité très ac-
centuée, d'une verve primesautière et endiablée,
écrivait Luzel. Son vers franc, bien venu, né du
sol, est tout imprégné du parfum des landes et des
champs de Breiz-Izel ». La Villemarqué se montrait
encore plus enthousiaste et n'hésitait pas à préférer
Prosper Proux à Brizeux — le Brizeux des poésies
en langue bretonne.
Contentons-nous de ces attestations qui émanent
des deux représentants les plus autorisés du bardis-
me armoricain. Mais le public n'avait pas attendu,
pour adopter Prosper Proux, cette manière d'inves-
titure officielle et, bien avant qu'elles eussent été
recueillies en volume, telles de ses élégies sur feuil-
les volantes, comme le Kimiad eur zoudard iaouank
(Adieux d'un jeune soldat), chantaient sur les lèvres
192 LE PREMIER BOMBARDIER DE BRETAGNE
de tous nos conscrits et mettaient des larmes dans
les yeux de toutes les mères bretonnes. C'est que
personne n'avait traduit en strophes plus belles de
simplicité, plus exemptes de toute vaine rhétorique,
le déchirement des cœurs à la pensée de quitter le
sol natal, « la chaumière coiffée de genêt » au bord
du chemin creux, le coin de l'àtre, les objets et les
êtres familiers.
« Que de fois vous pleurerez, ma mère, (!u:ind
mon chien anxieux viendra solliciter vos caresses,
quand vous verrez, au foyer, mon escabelle vide et
l'araignée ourdissant sa trame autour de mon pen-
baz de chêne ! — Adieu, cimetière de ma paroisse,
terre sacrée qui recouvrez les restes de mes parents
appelés par le Sauveur ! Au jour de la Fête des
Ames, je n'irai plus sur vos tombes verser l'eau bé-
nite mêlée à mes larmes. — Adieu, ma plus aimée,
ma douce Marie..., adieu, Mindu, mon pauvre
chien : nous n'irons plus sur la rosée chercher la
piste du lièvre. Adieu tous mes plaisirs ! »
Je ne prétends point que cette élégie soit bien en-
traînante. Mais quoi ! c'est une élégie, non une
Marseillaise ni un Chant du Départ. En 1866, nul
ennemi ne menaçait nos frontières. On pouvait s'at-
tendrir sur le foyer quitté sans passer pour un mau-
vais Français. La note guerrière ou même simple-
ment patriotique qui manque au Kimiad, Prosper
Proux la réservait pour une autre occasion, et, en
effet, dans une pièce qui fait suite ou plutôt pendant
à la précédente et qui s'appelle Distro ar zoudard e
Breiz (Le retour du soldat en Bretagne), le ton est
très différent et notre conscrit, qui a « payé sa dette
à la loi », n'est pas très loin de s'applaudir d'avoir
dû quitter ses bruyères pour servir la patrie. L'é-
preuve a été bonne en somme : s'il troque avec joie
LE PREMIER BOMBARDIER DE BRETAGNE 193
son uniforme de soldat contre son ancienne chupen
de Kernévote, s'il invite sa « douce » à saisir une
paire de ciseaux pour lui couper les moustaches et
le rendre un peu plus semblable à un pacifique la-
boureur, iî ajoute, non sans une pointe de fierté :
« Tu ris, espiègle ! Eh bien, oui, je les regrette :
elles sentent encore la poudre; elles ont été gelées;
elles ont été roussies, mais jamais raccourcies par
personne. »
A la bonne heure, et Ton peut être sûr que le Bre-
ton qui parle ainsi, sans emphase, sans fla-fla, a bien
fait son devoir de Français. La fameuse chanson
pa toise du Conscrit de Saint-Pol :
J' suis né natif du Finistère :
A Saint-Pol, j'ai reçu le jour.
Mon pays est 1' plus biau d' la terre,
Mon clocher 1' plus haut d'alentour,
cette chanson-là, aussi indigente de forme que de
fond et qu'on a donnée quelquefois comme le chant
national des Bretons, n'est qu'une ineptie de café-
concert totalement inconnue des conscrits de la Bas-
se-Bretagne, surtout de ceux de Saint-Pol-de-Léon,
qui ne jargonnent pas le gallot. Les sentiments
qu'elle exprime sont si écœurants qu'on croirait lire
du Monthéus. Ce ranz des lâches n'a jamais désho-
noré une lèvre léonarde ou kernévote; mais je
crois bien qu'il n'est pas une seule de nos recrues
qui n'ait soupiré au départ pour le régiment et en-
tonné au retour le Kimiad et le Distro de Prosper
Proux (1).
(1) Il convient d'ajouter que la plupart des gens qui fredonnent
Le Conscrit de Saint-Pol n'en connaissent que l'air et le premier
couplet. C'est une excuse. Je défie un patriote d'aller jusqu'au V)out de
cette ignoble rapsodie antimilitariste dont la vogue reste pour moi
inexplicable, étant donnée l'époque où elle fut lancée.
13
194 LE PREMIER BOMBARDIER DE BRETAGNE
Quand il n'eût écrit que ces deux chansons, il
faudrait encore se souvenir de leur auteur et, en un
temps si prodigue de statues, ne pas trop marchan-
der le petit morceau de bronze qu'on demande pour
lui. M. Jaffrennou, dans sa thèse si renseignée et
d'une langue si alerte, a tracé de Prosper Proux le
plus amusant des portraits. L'élégiaque n'était
qu'une des faces de l'auteur du Botnhard Kerné : il
y avait un autre Prosper Proux, rieur, bon vivant,
ami des franches lippées et grand trousseur de cotil-
lons. Peut-être la légende a-t-elle un peu exagéré
ses prouesses de Don Juan de village. M. Jaffrennou
a interrogé, au Guerlesquin, des nonagénaires de sa
génération : ils ne lui ont pas connu plus de trois
« bonnes amies » à la fois, outre sa femme légitime.
J'aurais souhaité que, pendant qu'il y était,
M. Jaffrennou interrogeât aussi les Morlaisiens sur
son auteur. Sans que mes souvenirs soient bien pré-
cis là-dessus (ils datent de trente ans), je crois bien
avoir ouï conter au baron de Shonen, grand ami de
Guillaume Le Jean et qui tenait peut-être l'anecdote
de sa bouche, qu'à Morlaix, en 1870, Prosper Proux
fut pris pour un espion et coffré comme tel dans le
violon municipal. Le chagrin qu'il en ressentit avait
même hâté sa fin.
Et j'aurais aimé encore que M. Jaffrennou, qui a
recueilli et cité, au cours de sa thèse, les jugements,
toujours si favorables, portés sur Prosper Proux
par ses confrères, nous expliquât d'où venait cette
unanimité de la critique à son égard et pourquoi tous
les bardes de la Renaissance celtique, même les plus
illustres, sentaient confusément sa supériorité. C'est
qu'au fond cette Renaissance était bien artificielle;
c'est que la plupart des bardes du groupe villemar-
quéen n'étaient que des simili-bardes ou, si vous
LE PREMIER BOMBARDIER DE BRETAGNE 195
préférez, des Français habillés en Bretons; lettrés de
■collège ou de séminaire, sauvageons dégrossis par la
culture française, ceux même d'entre eux qui n'a-
vaient pas vécu à Paris avaient senti au fond de leur
province les atteintes du romantisme. La Bretagne,
au lieu de se révéler à eux directement, leur appa-
raissait à travers Baour-Lormian et Marchangy. Qui
dira les réactions de l'ossianisme sur ces premiers
essais de la muse armoricaine ? Et je veux bien que
le terrain chez nous y prêtât; j'accorderai même, si
l'on veut, que la part d'invention personnelle chez
la Villemarqué (comme chez Macpherson d'ailleurs)
fut plus réduite qu'on ne l'a dit. Sa poésie, malgré
tout, reste celle d'un arrangeur, d'un « truqueur »;
elle sent l'huile, tandis que, chez Prosper Proux,
même quand il transposait La Fontaine, langue,
cœur et cerveau, tout était naturellement et sponta-
nément breton (1).
(1) A propos de ce qui est dit plus haut sur le doctorat de l'Univer-
sité. M. JiifEreunou me fait ol^server que la soutenance d'une thèse
écrite en breton a ne se passe pas en breton, mais obligatoirement en
français. De plus, elle est agrémentée de questions diverses sur
trois sujets en dehors de l'a thèse. Il faut donc savoir quelque peu de
français (oui, mais on peut ignorer le latin et le grec) pour aspirer au
doctorat es lettres d'Université ; il faut aussi, et c'est une condition
sine qna non. avoir été inscrit dans une Faculté de l'Etat pendant
trois années consécutives. Ce sont là des choses qu'il est bon de dire
et répéter pour n'induire personne en erreur. Enfin il serait bon
d'ajouter, pour l'honneur de la Bretagne, que, seule des langues par-
lées en France, outre le français, le celtique a été admis à l'écrit pour
ce doctorat ». Dont acte.
LE MONUMENT
DE NARCISSE QUELLIEN ^^>
A Madame Dussane.
La Bretagne fut bien inspirée d'honorer d'une-
stèle et d'un médaillon le barde Narcisse Quellien :
ce fut un poète charmant, qui la chanta sur tous les
tons, qui ne connut qu'elle, n'aima qu'elle et, pour
n'avoir point à souffrir d'atteinte dans l'affection
qu'il lui portait, se tint prudemment à distance et
ne bougea pas de Paris.
Le fait est qu'on le connaissait beaucoup plus sur
le boulevard qu'à Tréguier ou à Landerneau. Le
Dîner celtique, qu'il avait fondé dans un restaurant
de la rive gauche, était une des « curiosités » de la
capitale et figurait au programme de la tournée des
grands-ducs entre la visite aux assommoirs de la
(1) V. dans la P" Série de \ Ame iretonne l'article : Le barde du
Dîner Celtique. Sur l'initiative de François Menez, La Roche-
Derrien, patrie de Quellien, venait de lui dédier un médaillon dû au
ciseau inspiré de Paul Le GoflE, un des espoirs de la sculpture bre-
i;onne d'avant la guerre. L'œuvre a beaucoup de charme : la fine tête
du barde, encadrée de chêne, qui est l'arbre celtique par excellence,
se détache sur le fond rose d'un menhir en pierre de Ploumanac'h.
Un an plus tard, Paul Le Goff. entre temps lauréat de la Bourse de
Voyage, tombait sur les champs de bataille des Flandres (1914); le
second fils du barde, Allain Quellien, élève de l'Ecole coloniale, était
fauché à son tour en 1915. L'aîné Georges Quellien, sous-préfet
dans les régions envahies, puis co-directeur, avec Gémier, de la
Comédie des Champs-Elysées, est mort cette année même (1923).
LE MONUMENT DE NARCISSE QUELLIEN 197
place Maul) et le bock traditionnel chez Salis. D'une
simple réunion de linguistes qu'était d'abord ce
dîner, Quellien avait fait une manière de gigantes-
que Table-Ronde des Lettres contemporaines où ne
dédaignèrent pas de s'asseoir, autour de Renan, pré-
sident perpétuel, les convives les plus illustres et
les plus inattendus, Paul Rourget et Jean Richepin,
Maurice Rarrès et François Coppée, André Theuriet
et le prince Roland Ronaparte. On peut dire que le
Tout-Paris de l'intelligence y reçut le baptême cel-
tique. Et Quellien ne se montrait pas médiocrement
fier d'avoir été le grand ouvrier de cette conversion.
S'il se trouvait quelque ignorant pour lui dire :
« Comment vous, Quellien, le Celte pur, la Rretagne
faite homme, pouvez-vous habiter Paris ? » il pro-
testait au nom de la géographie et affirmait que,
depuis l'ouverture de la ligne de l'Ouest, le quartier
Montparnasse tout au moins n'est qu'une rallonge
de la Rretagne, une « marche » armoricaine. Le
Dîner celtique avait sanctionné officiellement cette
prise de possession : Paris, la France, la « terre
d'exil » commençaient seulement de l'autre côté de
la Seine. A l'abri de cette fiction, l'excellent barde
se sentait la conscience en repos; vivant au milieu
des Parisiens, il pouvait se croire encore chez des
Cimmériens un peu plus dégrossis. Et, pour connaî-
tre les amertumes du déracinement, il lui suffisait
de descendre jusqu'au pont des Arts et de passer
sur la rive droite.
C'était là le grand avantage de la combinaison.
En vingt poèmes de la plus délicate beauté, Quellien
a dit les tristesses de l'exil, du foyer quitté, de la
lande sombrée sous l'horizon avec son clocher à jour,
ses roches grises et son ciel en haillons. La nostalgie
est un des thèmes préférés du romantisme, et les
198 LE MONUMENT DE NARCISSE QUELLIEN
Celtes sont tous des romantiques, si même ce n'est
pas l'un d'eux qui a inventé le romantisme. Leur
royaume est le rêve. Ces idéalistes assez mal nom-
més font, en réalité, très bon marché des idées et
ne sont à l'aise que dans le sentiment. Mais quels
effets ils en tirent ! Vous le verrez dans les poésies
bretonnes de Quellien. Ce n'est pas assez dire qu'iL
vivait avec sa nostalgie : il en vivait. On voulut, à
diverses reprises, le nommer archiviste en Breta-
gne. Il refusa, presque avec indignation. Il avait
raison. « Eh quoi ! s'écrie un personnage de Gondi-
net, vous aviez un volcan, et vous l'avez laissé
s'éteindre ! » Quellien n'était point si sot : il entre-
tenait sa nostalgie avec autant de zèle que d'autres,
en apportent à s'en guérir. L'un des mots les plus-
profonds qu'on ait dits de la race celtique, c'est que
cette race a su faire un charme de sa souffrance.
L'explication du mystère est là. Les Celtes eurent
toujours le goût des larmes. Au fond cette nostalgie-
de l'excellent barde lui était une jouissance supé-
rieure : on était vraiment mal venu à lui demander
d'y renoncer.
*
* *
Un autre thème de Quellien et dont il jouait en
grand virtuose, c'était le pressentiment de sa fin pro-
chaine et du déclin de la race celtique elle-même.
Sur le premier point, il ne se trompait guère, hé-
las ! puisqu'il mourut relativement jeune et de la
plus horrible des morts, écrasé par une automo-
bile que montait M. Agamemnon Schliemann. Mais
il s'abusait un peu sur la gravité des dangers qui
menacent la race celtique et qui ne sont ni si grands
LE MONUMENT DE NARCISSE QUELLIEN 199
ni si imminents surtout que le donnait à croire
Quellien.
Les écrivains bretons ont toujours aimé à porter
de ces pronostics funèbres sur leur pays. Il y a une
douceur secrète et mêlée d'orgueil à se dire qu'on
est le dernier représentant, la fleur suprême, d'une
race vouée à une disparition prochaine. Chateau-
briand annonçait déjà, sous Louis-Philippe, la fin
de la Bretagne, où il n'avait pas remis le pied de-
puis l'émigration; Souvestre, vers 1860, intitulait
ses curieuses monographies : Les Deniie/s Bretons;
un peu plus tard, Paul Féval donnait comme sous-
titre à son Chat eau pauvre : « Voyage au dernier
pays breton ». Et je ne parle pas de Pienan qui,
dans ses Souvenirs d'enfance, enterre avec l'onction
et l'élégance qu'on sait la Bretagne et la foi bretonne.
Ici donc encore, Quellien ne faisait que se confor-
mer à une tradition presque constante chez ses pré-
décesseurs et qui n'est pas près d'être abandonnée.
Ce rôle d'appariteur funèbre pour nationalité ago-
nisante, avec toutes les belles phrases et la hautaine
mélancolie d'attitude qu'il comporte, est un des
plus tentants qui soient. Mais il est rassurant de
penser, pour l'avenir de la race bretonne, que Cha-
teaubriand, Souvestre, Féval, Renan et Quellien
lui-même sont morts — et qu'il y a toujours une
Bretagne.
L'illusion cependant était permise à Quellien plus
qu'à tout autre, parce qu'il vivait loin de son pays
ou n'y faisait que de très rares visites estivales. Il
pouvait s'abuser ainsi en toute sincérité sur le déclin
de la race celtique; étranger au mouvement de re-
naissance littéraire qui commençait à travailler la
péninsule, il aimait à se dire et à signer « le der-
nier des bardes ». Gabriel Vicaire, qui fut son ami,
200 LE MONUMENT DE NARCISSE QUELLIEN
lui envoya un jour un de ses recueils avec cette dédi-
cace : Au dernier des bardes, V avant-dernier. Je
doute que Quellien ait senti l'ironie du trait. Comme
il se croyait le dernier des bardes, il croyait aussi
qu'il était le dernier homme à savoir le breton. Il
avait fait partager cette conviction aux Parisiens. Il
provoquait sur le boulevard le même sentiment d'ad-
miration badaude que ce perroquet centenaire re-
trouvé par Humboldt et qui était le dernier être vi-
vant qui connut encore quelques mots de la langue
des Apures. Et il est vrai du moins que le savant
Arbois de Jubainville, quand il avait un texte armo-
ricain à commenter devant ses auditeurs du Collège
de France, l'empruntait toujours aux recueils de
Quellien.
*
* *
Car, beaucoup plus justement que le dernier des
bardes, il aurait pu s'appeler le premier des bardes
ou, comme nous disons aujourd'hui et ce qui re-
vient d'ailleurs au même, le prince des bardes bre-
tons. La Bretagne de langue bretonnante eut en lui
son TibuUe et son Properce. Elégiaque, il le reste
jusque dans cette Messe Blanche [Ann ofern wenn)
qu'une page de Renan — une des plus belles pages
des Souvenirs d'enfance — a rendue célèbre et qui
aurait dû lui fermer à jamais le cœur de son maître,
si ce cœur n'avait été un abîme de contradictions.
Je me suis toujours demandé comment Quellien
avait osé, non pas écrire la Messe Blanche, mais la
présenter à l'auteur de la Vie de Jésus : c'était, sous
une forme populaire et dans un mythe de la plus
grande beauté, la réprobation et la condamnation la
plus nette des doctrines de Renan et de ce qu'on ap-
LE MONUMENT DE NARCISSE QUELLIEN 201
pelait crûment en Bretagne son « apostasie ». C'était
même quelque chose de pis ou de mieux, comme on
voudra : car, devançant l'arrêt du tribunal suprême,
Quellien, interprète du sentiment public qui avait
alors le nom de Renan en exécration — et restait si
indulgent à Lamennais — imaginait déjà le genre de
châtiment posthume qui attendait le célèbre « re-
négat » (1).
Cette Messe Blanche fut en quelque sorte son
Vase Brisé. On prit l'habitude de l'accoler au nom
de l'auteur, comme si elle avait été son unique réus-
site et que, dansAn/ia/A- et dans Breiz, il n'y eût pas
dix petits chefs-d'œuvre d'égale valeur. Faisons bon
marché, si vous voulez, et je n'ai pas été le dernier
à le faire, de l'historien (?) d'Une com-pagne de
Jeanne dWrc et de la Bretagne armoricaine (malgré
certaine « dédicace » à ses deux fils, Georges et
Allain, qui est une merveilleuse cantilène en prose,
et en prose française de surcroît). En général, sauf
peut-être dans ses Contes du pays de Tréguier, où il
est soutenu et comme porté par son sujet, Quellien
n'est pas à l'aise dans la langue de Voltaire, qui fut
pourtant aussi celle de Chateaubriand. Oh ! non pas
qu'il écrive mal ! Sa phrase au contraire est jolie,
quoique un peu obscure et recherchée; elle est sou-
vent fine de pensée et de trait, et elle garde cepen-
dant je ne sais quoi de gauche, d'étriqué, de souf-
freteux. On sent que le français lui était un costume
d'emprunt, qu'il ne respirait bien, n'était vraiment
lui-même que sous la « chuppen » flottante des
Trégorrois.
Aussi bien n'est-ce pas à l'écrivain de langue fran-
(1) V. une analyse et des extraits de cette gn-erz fameuse dans la
1" Série de VAme bretonne (art. cit.).
202 LE MONUMENT DE NARCISSE QUELLIEN
çaise, mais au Breton bretonnant que la Roche-Der-
rien dédie aujourd'hui un médaillon. Il n'y a pas
de villette plus curieuse que cette Roche-Derrien qui
fut une des bastilles de l'Anglais en Bretagne et
que Duguesclin lui ravit : sur les berges vaseuses de
son fleuve, de grandes maisons branlantes en tor-
chis et en planches losangées abritaient sous leurs
toits pointus des tribus entières de chiffonniers no-
mades, vivant pêle-mêle avec leurs chiens, leurs
chats, leur volaille et leur vermine. On avait dû fa-
briquer ces demeures préhistoriques avec les épaves
de l'arche de Noé. Mais les stoupers qui campaient
là avaient beaucoup vu au cours de leurs pérégri-
nations et pas mal retenu. C'étaient des conteurs et
des chanteurs incomparables, bien que d'une verve
un peu gauloise. Ils furent les premiers maîtres du
barde, qui se souvint toujours de leurs leçons.
II en reçut d'autres, plus tard, à Paris, qui ne les
valaient pas, bien qu'elles tombassent d'une bouche
plus raffinée. Professeur dans une petite institution
de la rive gauche, Quellien y avait connu Bourget et
Brunetière et, par eux peut-être, était entré dans
l'intimité de Renan. L'illustre philosophe, à l'apogée
de sa gloire, accepta de présenter au public les vers
bretons de son jeune compatriote.
Ainsi, grâce à vous, lui écrivait-il, dans une Lettre-Pré-
face, notre cher pays de Tréguier aura son poète; et les
chants que avez au cœur, c'est dans notre vieille langue
bretonne que vous voulez les dire d'abord. Vous avez bien
raison. La poésie est chose du passé; il est des temps où
mieux valent les morts que les vivants, et ceux qui ont un
pied dans la tombe que ceux qui naissent. Un idiome a.
toujours assez vécu quand il a été aimé et que de bonnes
études philologiques ont tîxé son image pour la science,
<;omme un fait désormais indestructible de l'histoire de
l'humanité. Les poètes et les philologues m'apparaissent
LE MONUMENT DE NARCISSE QUELLIEN 203
comme des embaumeurs de langues. Leur approche paraît
de funèbre augure; mais ils conservent pour l'éternité.
Chantez donc, cher Monsieur Quellien, chantez harmonieu-
sement dans notre dialecte celtique, pour qu'un jour on
dise de lui : « 11 disparut selon la loi de toute chose; mais
comme il eut de doux accents avant de mourir ! »
La page était belle assurément, mais quel ton
désabusé ! Et quelles théories surtout ! C'est de ces
théories-là, reprises et développées, qu'une certaine
Sorbonne s'inspirera un peu plus tard pour déci-
der que la critique n'est qu'une dépendance de la
grammaire et que l'histoire littéraire doit rentrer
dans l'histoire générale et se faire scientifique sous
peine de ne pas être.
On a vu où menaient ces élégants paradoxes. Ils
l furent du moins sans effet sur Quellien, qui n'était
► qu'un poète et ne toucha qu'accidentellement à la
philologie dans son étude sur r« argot » des nomades
de la Roche-Derrien. Mais en retour, on ne le sait
que trop, 1 "excellent barde partagea longtemps le
pessimisme de son maître sur l'avenir des races cel-
tiques; il crut sérieusement avec lui qu'elles étaient
condamnées et que leur disparition n'était plus
qu'une affaire d'années, peut-être de jours. C'est
seulement vers la fin de sa vie, me disait son fils
Georges, qu'il se reprit à espérer dans un renouveau
breton.
Lui-même, par ses conférences, ses articles, ses
livres, surtout par l'action efficace de ses vers, les
plus purs et les plus profonds sans conteste qui
soient sortis d'une lèvre de Celte, avait puissament,
quoique inconsciemment, aidé à ce renouveau. La
Bretagne lui paye aujourd'hui sa dette de recon-
naissance. Il avait toujours souhaité dormir son der-
nier sommeil en terre bretonne. L'épouse accomplie
204 LE MONUMENT DE NARCISSE QUELLIEN
et les fils pieux qu'il laissait et qui portent si digne-
ment un nom auquel le temps ne touchera que pour
en dégager la secrète noblesse ont exaucé son der-
nier vœu, et les fêtes de la Roche-Derrien coïncidè-
rent justement avec la translation de ses restes dans
le petit cimetière de sa paroisse.
Il y oubliera Paris — le sceptique Paris qui ne lui
fut pas toujours très indulgent et qu'il rêva peut-
être de conquérir — et il se satisfera d'une immorta-
lité plus restreinte, mais plus douce, dans la mé-
moire de ses compatriotes.
LES SOUVENIRS
DE LE GONIDEC DE TRAISSAN.
J'étais en Alsace quand est mort M. Le Gonidec
de Traissan et je n'ai pu me joindre à ceux de nos
amis qui accompagnèrent jusqu'à sa dernière de-
meure ce digne homme. Combien je l'ai regretté !
Sans avoir été des intimes de M. Le Gonidec de
Traissan, j'ai été à même, plus d'une fois, d'appré-
cier la grâce exquise, la délicieuse simplicité de no-
tre compatriote. Je savais de surcroit tout ce qui se
cachait de bravoure sous cette enveloppe si peu mar-
tiale à première vue, malgré la barbiche et les che-
veux en brosse, souvenir du temps où Le Gonidec,
un Sacré-Cœur sur sa veste de zouave, se battait à
Mentana contre Garibaldi et à Patay contre les
Prussiens.
On n'a point ici à lui faire honneur — ou grief —
de ses sentiments religieux. Mais enfin, ce serait tra-
hir le défunt que de ne pas rappeler à quel point il
était fervent catholique. Je crois même quil n'était
si brave que parce qu'il était de roc dans sa foi.
— En somme, me disait-il, la mort n'est redouta-
ble que quand on n'y est pas préparé. Or tous tant
que nous étions, chez les zouaves pontificaux, nous
communions chaque matin avant d'aller au feu.
D'avoir la conscience en règle, vous n'imaginez pas
206 LES SOUVENIRS DE LE GONIDEC DE TRAISSAN
comme cela rend facile rexécuiion de ses devoirs de
soldat.
Fortes paroles, prononcées de ce ton si simple
dont ne se départait jamais Le Gonidec ! Elles me
rappelaient le mot de TAnabase : « Ceux qui crai-
gnent le plus les dieux sont ceux qui, dans la mêlée,
craignent le moins les hommes. » Il faudrait ajouter
pour Le Gonidec : « Ceux qui craignent le moins les
hommes sont ceux qui font le moins étalage de leur
bravoure. » Qui se fût douté, à voir ce vieillard si
doux, si effacé, si modeste, qu'il était un des héros
de l'Année Terrible et qu'il avait vingt fois gagné,
par des prodiges de vaillance, le petit bout de ru-
ban rouge qui fleurissait imperceptiblement sa bou-
tonnière ?
A Loigny, quand Sonis, désespéré par la déban-
dade du 51^ régiment de marche, se retournait vers
Gharette et lui criait : « II y a des lâches, là-bas. Sui-
vez-moi et mourons ensemble », Le Gonidec avait
été un des premiers à se mettre aux ordres du com-
mandant du 17^ corps. Ge jour-là, dans la plaine
blanche et glacée, sous le vol strident des obus, je
ne sais si les zouaves pontificaux eurent le loisir
d'entendre la sainte messe et de communier : ils
durent se contenter de recevoir à genoux et en bloc
la bénédiction de leur aumônier et, partis 300 pour
reprendre Loigny, cédé par la brigade Bourdillon,
ils revinrent 60, n'ayant pu enlever que la ferme de
Villours, mais ayant donné au 31^, qui tenait stoï-
quement dans le cimetière, le temps de briller ses
dernières cartouches et au reste du corps de Ghanzy
le temps de se dégager : Sonis avait la cuisse broyée;
Bouille, son chef d'état-major, Gharette étaient griè-
vement blessés. Le Gonidec s'en tirait avec quelques
égratignures. Patay même, le sanglant Patay,
LES SOUVENIRS DE LE GONIDEC DE TRAISSAN 207
l'épargna; mais, à l'attaque du plateau d'Auvours,
le 11 janvier, quand Gougreard prit la tête de la
colonne d'assaut au cri d" « En avant, pour Dieu et
la patrie ! », dans le corps à corps qui suivit la
charge, une balle frappa Le Gonidec à l'épaule qui
en demeura longtemps paralysée.
Ce fut la fin de sa carrière de soldat, mais non de
sa vie militante, car l'arrondissement de Vitré l'en-
voya peu après à la Chambre et, à chaque renouvelle-
ment de l'assemblée, il fut réélu sans concurrent.
Cette constance du suffrage universel à son endroit
aurait pu lui enfler le cœur, s'il s'était fait une idée
plus transcendante de son mérite — et de celui de
ses collègues.
— On s'est moqué de nos rois, se plaisait-il à dire,
qui, par grâce d'état, savaient tout sans avoir rien
appris. Mais le miracle se renouvelle chez nous, pério-
diquement, pour cinq ou six cents élus du suffrage
universel qui ne savaient rien la veille de leur élec-
tion et qui, le lendemain, connaissent tout, le passé,
le présent, le futur et même le paido post futur,
comme le bachelier de Salamanque...
Ce n'était point son cas, quoi qu'il en soit, et, plus
il avançait dans la vie, plus il disait qu'il avait à
apprendre. Je ne sais pas ce qu'il valait comme ora-
teur et je ne sais même pas s'il fut orateur : du
moins n'ai-je souvenir d'aucun débat où il soit in-
tervenu à la tribune. Mais quel causeur charmant il
faisait ! Quel esprit averti, délicat et plein de tact !
Ce doyen des représentants bretons, qu'auraient dû
gâter trente années de parlementarisme, je l'ai en-
tendu, chez Paul Sébillot, présenter les plus justes et
les plus fines remarques critiques sur le texte d'un
manifeste qu'on nous soumettait. L'auteur de ce texte
y avait employé le mot « constituer », si lourd, si
208 LES SOUVENIRS DE LE GONIDEC DE TRAISSAN
pédantesque et dont on abuse vraiment un peu trop.
— Pourquoi ne pas dire « faire », tout simple-
ment ? observa Le Gonidec.
Tout l'homme est dans ce trait. Il détestait l'em-
phase dans le style comme dans la vie. Il n'eût pas
été complètement breton, cependant, s'il n'avait
eu son coin de chimérisme. Un hasard me le fit dé-
couvrir, certain jour que nous causions de Garibaldi.
Le Gonidec ne contestait pas l'existence de Gari-
baldi; il acceptait de la vie du grand condottiere
tout ce qui est antérieur au 29 août 1862; mais il
repoussait délibérément tout ce qui suit et Je met-
tait au compte d'un certain Sgaranelli, natif de Li-
vourne, qui était, comme on dit vulgairement, le
portrait craché de Garibaldi.
Et sur quel fondement asseyait-il sa créance ? me
demanderez-vous. Voici :
— Remarquez tout d'abord, me disait M. Le Goni-
dec, que le type garibaldien est très répandu en Ita-
lie. Le « héros » n'avait pas qu'un sosie dans la pé-
ninsule : il en avait dix ou douze. Et c'est ainsi qu'à
Gênes, sans qu'on s'aperçût de la substitution, un
débardeur des quais posa longtemps les Garibaldi
chez les photographes locaux. Vous me direz que
cela ne prouve rien et que, si Garibaldi avait été
tué en 1862 à Aspromonte, comme je le crois, on au-
rait bien fini par le savoir tôt ou tard. Oui, si la
chose s'était passée ailleurs que dans les Calabres.
L'Italie n'est point la France et nous sommes céans
dans le pays par excellence, dans le Chanaan des
sociétés secrètes. Tout le monde conspire peu ou prou
en Italie; tout le monde est d'une maffia ou d'une
camora quelconque. Et vous voyez pourtant comme
les mystères d'une camora ou d'une maffia sont bien
gardés !...
LES SOUVENIRS DE LE GOMDEC DE TRAISSAN 20!)
— Soit, concédai-je. Quel intérêt auraient eu les
garibaldiens à cacher la mort de leur chef ?
— Quel intérêt ? Mais les Garibaldiens sans Gari-
baldi n'étaient plus rien ! Ils pertLaient toute impor-
tance politique ; leur cause était irrémédiablement
ruinée.
— Et les fils de Garibaldi auraient accepté une
substitution aussi honteuse ?
— Je ne suis pas dans le secret des dieux. Mais
ainsi s'expliqueraient les effroyables disputes entre
Menotti et son père putatif, dont retentirent à l'épo-
que les échos de Gaprera.
— Un mot encore. Persuadé, comme vous l'êtes,
que Garibaldi mourut à Aspromonte, comment
n'avez-vous point saisi l'occasion, à la Chambre,
de protester contre les honneurs qu'on rendait à
sa mémoire ?
— Je l'ai fait et V Officiel peut en témoigner. Un
jour que M. Lockroy occupait la tribune et qu'il
parlait des droits de Garibaldi à être honoré en
terre française comme originaire de Nice : « Mais,
vous savez bien, répliquai-je, que votre Garibaldi
était de Livourne ! »
Ainsi me parla, dans une conversation dont je
garantis le sens, sinon les termes, M. Le Gonidec de
Traissan, député d'IUe-et-Vilaine et ancien zouave
pontifical. J'ai su depuis que beaucoup de ses com-
pagnons d'armes partageaient sa manière de voir
et qu'ils ne doutaient point que nous eussions eu
affaire, en 70, à un faux Garibaldi.
L'hypothèse, reconnaissons-le, s'accommoderait as-
sez bien avec les singulières défaillances du « héros »
l'ascendant inexplicable qu'avait pris sur lui l'inef-
fable Bordone, pharmacien, promu général de bri-
gade, surtout la licence des reîtres qui lui faisaient
14
210 LES SOUVENIRS DE LE GONIDEC DE TRAISSAN
cortège et dont un historien peu suspect, M. Ar-
thur Ghuquet, de l'Institut, a dit qu' « ils avaient
l'air de saltimbanques » et que « quelques-uns
étaient des drôles et des coupeurs de bourses ». Et
il est certain aussi, d'autre part, que, dès le début
de l'engagement d'Aspromonte, Garibaldi tomba
frappé de deux balles, l'une à la cuisse gauche, l'au-
tre dans la cheville du pied droit, que cette der-
nière balle le fit particulièrement souffrir et qu'une
légende — qui est peut-être de l'histoire — veut
qu'elle n'ait pu être extraite que sur les indications
de Nélaton.
Pour croire à la mort de Garibaldi et accepter en
même temps l'hypothèse de sa réincarnation, il fau-
drait admettre que le gouvernement de Victor-Em-
manuel se fût entendu avec son fils Menotti et ses
lieutenants Nuto et Corte, — et voilà qui n'est plus
du tout vraisemblable.
Après sa soumission, le chef des Chemises-Rouges,
transporté sur un brancard à la caserne de la Mar-
chesina, où il passa la nuit, fut embarqué le lende-
main sur la Diica di Genova, à destination du fort
de Varignano. Il y demeura plusieurs mois. S'il
était vrai qu'il y fiit mort et qu'on lui eût substitué
le Livournais Sgaranelli, ce n'aurait donc pu être
à l'insu et sans la complicité du gouvernement ita-
lien. Or, celui-ci commençait à trouver bien gênant
Garibaldi. Loin qu'il eût intérêt à le ressusciter, il
n'eût point été fâché, je crois, d'être débarrassé à
tout jamais de ce brouillon.
Telles sont, entre beaucoup d'autres, quelques-
unes des raisons qui m'empêchent, aujourd'hui en-
core, d'adopter les conclusions de M. Le Gonidec de
Traissan. Je les exposai dans un article déjà ancien.
J'espérais entraîner ainsi l'excellent homme dans
LES SOUVENIRS DE LE GONIDEC DE TRAISSAN 211
un (iébat public, où il eût sorti ses derniers argu-
ments. Peut-être les a-t-il consignés dans des mé-
moires qui paraîtront quelque jour. Peut-être s'en
est-il tenu à de simples impressions. Ou peut-être,
tout simplement, comme je l'insinuais plus haut,
y avait-il un grain de chimérisme dans ce cerveau
par ailleurs si net et si lucide. N'est-ce pas un autre
Breton célèbre, l'abbé Moigno, qui se fit fort, un
beau jour, de prouver que Napoléon était un simple
mythe solaire et ses douze maréchaux une incarna-
tion des signes du zodiaque ?
Le Gonidec était peut-être cousin de ce Moigno-là.
LA LEGENDE DE Mgr DUCHESNE.
Personne ne prêta plus à la légende que ce démo-
lisseur de légendes. Il n'y a pas de fumée sans feu,
dit-on. D'accord, mais à condition que d'une allu-
mette qui flambe on ne fasse pas un feu de la Saint-
Jean et d'un prélat homme d'esprit un prélat vol-
tairien — ou pire.
En fait, le mot le plus exact qui ait été dit sur
Mgr Duchesne l'a été par Etienne Lamy qui le félici-
tait, dans son discours de réception, d'être « le moins
crédule des croyants ».
Le moins crédule, soit ! Mais « croyant » enfin, et
c'est l'essentiel, croyant au point de s'être institué
en public, certain jour, l'apologiste de la tradition.
C'est aux élèves du Collège Stanislas qu'il fit cette
surprise :
« Mes enfants, leur dit-il — ou à peu près — vous
êtes ici dans une maison de tradition, tradition reli-
gieuse, tradition patriotique, tradition littéraire. Pro-
fitez-en. Imprégnez-vous d'esprit traditionnel. Fai-
tes-en d'abondantes provisions ; vous aurez assez
d'occasions de les dépenser. Nous autres Français,
nous avons l'instinct anti-traditionnel ; nous avons
toujours peur que la tradition ne nous trompe ;
nous nous défions d'elle; nous avons une ten-
dance innée à nous estimer d'autant plus que
nous nous en sentons plus complètement déta-
chés. Cela va jusqu'à la puérilité. J'ai vu le
LA LÉGENDE DE MGR DUCHESNE 213
temps où Ton ne pouvait trouver un silex taillé
sans ie jeter à la tête de Moïse. Avons-nous réalisé
quelque amélioration dans les conditions de la vie
ou dans l'organisation de la société ? Nous nous em-
pressons de proclamer qu'on n'en avait pas fait au-
tant sous Louis XIV. Tout le monde n'est pas ainsi :
voyez plutôt les Anglais. Vous avez lu des descrip-
tions de leurs dernières fêtes, du couronnement de
S. M. Georges V. Quoi de plus traditionnel ? On se
serait cru au. sacre de Henri II Plantagenet ou de
Pliilippe-Auguste. Et pourtant les Anglais qui offi-
ciaient dans cette cérémonie sont des Anglais du
vingtième siècle et vivent sous le ministère très libé-
ral — subversif même, disent ses adversaires, — de
M. Lloyd George ».
Voilà un langage où la plus ombrageuse ortho-
doxie ne trouverait rien à reprendre. Le bon
sens s'y aiguise de malice, mais on ne peut se trom-
per cà la fermeté de l'accent. Qu'est-ce-à-dire cepen-
dant et nous aurait-on abusés sur le compte de Mgr
Duchesne ? Et ce prélat qui recommandait à nos en-
fants de s'imprégner d'esprit traditionnel, est-ce le
même dont on colportait dans les feuilles anticléri-
cales les mots irrévérencieux sur Pie X, nautonier
sans habileté, conduisant la barque de saint Pierre
« à la gaffe », et sur l'encyclique contre le modernis-
me, baptisée par lui l'encyclique digitus in ocnlo ?
C'est le même. Homo duplex. A moins, pourtant,
que les mots qu'on prêtait à Mgr Duchesne et contre
lesquels, jusqu'à sa mort, il n'a cessé de protester,
n'aient été forgés de toutes pièces par d'ingénieux
mystificateurs.
S'il en était ainsi — et, quand on a lu l'excellente
notice de M"^ Claude d'Habloville qui vécut à Rome
dans l'ombre de l'illustre prélat, on ne doute point
214 LA LÉGENDE DE MGR DUCHESNE
qu'il en soit ainsi — il faudrait plaindre bien sincè-
rement le défunt, victime d'une réputation d'homme
d'esprit universellement établie et qui comporte
plus d'inconvénients que d'avantages. On ne prête
qu'aux riches, dit le proverbe. Mais il est rare que
ces prêts soient gratuits et qu'on n'en attende pas-
quelque profit inavoué.
Ce serait précisément le cas ici, d'après M™*' d'Ha-
bloville, qui s'indigne contre la « campagne tantôt
ouverte et sincère, tantôt perfide et ^venimeuse »,.
qu'une « certaine » presse mena contre Mgr Du-
chesne au moment où il se présentait à l'Académie.
« On lui fît un grief, dit-elle, de « mots » dits dans
l'intimité et déformés pour les besoins de la cause;
on lui imputa comme crimes de vieilles plaisanteries
de séminaire, rééditées et augmentées, (i) » Bref, peu
s'en fallut que l'Académie ne lui claquât la porte au
nez, avec un : « Serviteur, monsieur, vous avez trop
d'esjDrit pour nous », qui eût été bien fâcheux pour
la réputation de cène compagnie. Après sept tours
de scrutin, durant lesquels les partis adverses res-
tèrent sur leurs positions respectives, l'élection fut
remise à un an. Il passe pas mal d'eau, en un an^
sous le pont... des Arts. Nos immortels eurent tout
le temps de se faire une raison. Ce fut un peu dur,
mais, enfin, l'heure de la seconde élection venue,
iiS ne se dérobèrent pas comme la première fois. Et,
(1) M™« d'Habboville n'est point la seule qui parle ainsi et c'est le
même son de cloche que nous entendons dans les Déhat.\' che^
M. Etienne Dupont, le micheletiste incomparable, l'érudit charmant
qui fut souvent le compagnon de vacances et d'excursions de
Mgr Duchesne et qui a entendu maintes fois le prélat s'indigner
— « avec quel feu dans le regard, avec quelle tristesse sur son fin
visage » — des a propos ineptes et inconvenants » que certains joui'-
nalistes lui prêtaient à l'adresse de personnes augustes et vénérables. »
LA LÉGENDE DE MGR DUCHE SXE 215
voulant un prélat, ils se résignèrent à le prendre
homme d'esprit, savant et roturier.
Il apparaît bien aujourd'hui qu'on peut être l'un
et l'autre, et prélat de surcroît, sans nourrir de téné-
breux desseins contre le Saint-Siège et la tradition
catholique. Les Concourt écrivaient, un jour, à Flau-
bert : « Vous nous demandez pourquoi nous n'avons
pas l'air rigolo dans nos lettres ?^ La réponse est
bien simple : c'est que nous ne sommes pas rigolos
pour un sou. » Les Concourt étaient nés tristes,
comme Mgr Duchesne était né gai. Il était Breton,
pourtant, mais Malouin, ou plutôt Servannais, ce qui
y ressemble fort. J'entends bien que Chateaul)riand
et Lamennais sont aussi Malouins et que, s'ils furent
gais, ceux-là, c'est donc de cette gaieté de fossoyeurs
dont parle quelque part Sainte-Beuve. Les races ac-
tives sont rarement mélancoliques, et l'exception de
Lamennais et de Chateaubriand ne prévaut pas con-
tre un trait de caractère affirmé par vingt autres
.Malouins ou Servannais illustres.
« Issu d'une lignée de marins bretons toujours
prêts à monter à l'abordage ou à lutter avec la tour-
mente, dit M""^ d'Habloville, Louis-Marie-Olivier
Duchesne naquit dans les brumes matinales d'une
fin d'été, alors que son père péchait la morue sur les
bancs de Terre-Neuve. Une sœur, plus âgée que lui,
seconda sa mère dans les soins de la première en-
fance. Novice en ses essais de puériculture, la jeune
fille s'effrayait, tàtant le crâne de son petit frère,
d'y trouver des protubérances excessives. Elle crai-
gnit une maladie du cerveau; le médecin de la fa-
mille, consulté, la rassura. Palpant les bosses incri-
216 LA LÉGENDE DE MGR DUCHESNE
minées, il déclara que, dans l'avenir, le nouveau-né
n'aurait pas à s'en plaindre. Suivant le système
phrénologique de Gall, elles annonçaient de belles
facultés intellectuelles. La prédiction se réalisa tôt.
Quand cette grande sœur commença à donner au
tout petit les notions élémentaires de la science, il y
mordit d'un superbe appétit : « Encore ! réclamait-il
après chaque leçon. Encore ! ». Le supérieur du col-
lège Saint-Charles, de Saint-Brieuc, où Louis Du-
chesne fit ses études classiques, a recherché, dans
les anciens palmarès de l'établissement, quels furent
les succès scolaires de l'académicien. Il eut tous les
premiers prix, sauf un seul : celui de thème latin.
Mgr Duchesne ne fut jamais un « fort en thème ».
On s'en doutait. Ceux-là finissent, généralement,
sous-chefs de bureaux dans une administration pro-
vinciale ».
* *
Pas toujours. Retenons cependant, de cette preste
et jolie page, où je croirais volontiers que l'intéressé
collabora, que Mgr Duchesne, de bonne heure,
montra un goût très vif pour les sciences.
Nous comprendrons mieux que, plus tard, après
avoir failli se diriger vers l'Ecole Polytechnique, il
aborda l'histoire par son côté le moins conjectural,
qui est l'érudition.
On ne conçoit point aujourd'hui qu'un historien
ne soit point un érudit. C'est une opinion qui n'était
pas si courante il y a une cinquantaine d'années où,
malgré l'autorité de Fustel et son exemple, l'on
avait encore de l'histoire une conception beaucoup
plus oratoire que scientifique. Chez Mgr Duchesne,
dans ses mémoires, dans ses articles d'érudition, le
LA LÉGENDE DE MGR DUCHESNE 217
style, volontairement dépouillé, n'a pour fonction
que de servir et d'éclairer la vérité. C'est un esclave,
non un tyran. Mais sa nudité n'est point sécheresse.
Et jamais style, dans sa sobriété, ne fut plus fran-
çais que celui-là. Et enfin ce style sait sourire. M"*
d'Habloville cite, comme un modèle de critique en-
jouée et pénétrante tout à la fois, l'article que Mgr
Duchesne publia, en 1882, sur VEcclésiaste de Renan.
Le pastiche est des plus réussis, en effet, et M. An-
dré Thérive lui-même n'eût pas mieux fait. Ah !
dame, vous savez, quand les Bretons se mêlent de
faire la leçon aux Bretons...
« C'est moi, Renan (Ernest), qui suis l'auteur du
Kohéletlt. La métempsychose n'est pas une fable
vaine. Avant d'être professeur d'hébreu au collège
de France et d'épigramme au palais Mazarin, avant
même de gouverner l'Empire romam sous le nom
de Marc-.Vurèle, j'ai été professeur à Jérusalem...
Je demeurai sur le chemin des jardins du roi, com-
me qui dirait (1) les Champs-Elysées de Jérusalem...
Des terrasses de ma villa, je pouvais voir, chaque
matin, fumer l'autel du Temple... Les cavaliers de
la cour du roi Hyrcan distrayaient mes regards. Par-
fois je les laissais errer plus loin, sur les tombeaux
épars dans la vallée de Josaphat. Toutes ces contem-
plations et certaines expériences d'une vie déjà lon-
gue engendraient en moi une sorte de mélancolie
sceptique; las de porter le poids de mes pensées, je
finis par m'en décharger sur un rouleau de parche-
min que l'on trouva longtemps après ma mort, dans
le coin de quelque secrétaire. Un rabbin, complai-
sant, mais un peu myope, déclara le livre inspiré et
(1) Tournure tout de même un peu trop vulgaire dans cette bouche
raffinée.
218 LA LÉGENDE DE MGR DUCHESxNE
le mit dans la Bible. Dieu a permis que je revinsse
au monde sous l'écorce d'un hébraïsant, pour étu-
dier ce phénomène curieux d'inspiration et me con-
vaincre, une fois de plus, par la fortune de mes bou-
tades, que tout est vanité ».
Boutade aussi, dira-t-on. Sans doute, mais qui
prouve, du moins, qu'un érudit, chez nous, n'est pas
nécessairement un pédant alourdi de science. Vous
avez vu comme la manière de Mgr Duchesne, jus-
que dans ce pastiche, restait vive et succincte. Le jour
qu'il voulut faire œuvre d'historien, il n'eut presque
rien à changer dans ce style net, un peu court et
qui ressemble assez au style de Montesquieu.
Hélas ! nous sommes si gâtés de romantisme que
nous ne savons plus apprécier à sa valeur un style
comme celui-là. C'est au nombre et à la splendeur
des images que nous jugeons du style d'un écri-
vain. Je ne veux pas dire du mal des images. L'ima-
ge est évidemment un progrès sur le geste : elle est
trop souvent la ressource des esprits incapables
d'étreindre leur pensée et de l'exprimer dans toute
sa sévère et vigoureuse nudité. C'est un don de sau-
vage — ou de poète. L'humanité pensa d'abord par
images; elle ne s'est haussée que par étapes du con-
cret à l'abstrait. Nos plus beaux siècles littéraires
sont ceux où, comme chez Mgr Duchesne, la raison
parla le langage de la raison...
* *
Et j'ai cité encore, après M"" d'Habloville, cette
page peu connue de Mgr Duchesne pour bien mar-
quer sa position dans le camp des exégètes. Paul
Souday, sans en faire tout à fait un esprit fort, veut
cependant qu'il y ait eu dans sa physionomie et
LA LÉGENDE DE MGR DUCHESNE 219
dans sa verve quelques traits du vieil Arouet. Dans
I sa physionomie peut-être, dans le plissement de son
eil malicieux et dans ses lèvres minces d'où, comme
il'un arc tendu, partait le mot acéré, mais la qua-
lité de ce mot, l'humanisme de cette verve faisait
plutôt songer à Erasme dont le portrait — le seul
avec celui de Mommsen — décorait son cabinet du
palais Farnèse. Je crois bien qu'après la guerre
, Mommsen disparut, mais Erasme resta. Et cet
Erasme, en effet, sceptique et croyant, téméraire et
circonspect, brouillé avec Luther, comme Mgr Du-
chesne avec Renan, mais qui trouve le moyen de se
concilier les bonnes grâces du pape Léon X et du
schismatique Henri VIII, ressemble par tant de côtés
à notre prélat !
Nulle duplicité là-dedans et aussi bien les
hommes de ce type sont assez fréquents chez les
Bretons, race d'éternels louvoyeurs qui ne détestent
rien tant que le vent arrière et préfèrent à la ligne
droite, facile et sans danger, les bordées aventureu-
ses dans toutes les directions. La grande adresse de
Mgr Duchesne — et peut-être sa plus grande jouis-
sance — fut de naviguer toute sa vie sous le pavil-
lon de l'Eglise dans les eaux du libre-examen, sans
amener son pavillon et sans renoncer — pour tout ce
qui n'était pas le dogme — aux principes du libre-
examen. Je dois dire pourtant qu'une petite aven-
ture personnelle ne laissa pas de m'inspirer certains
doutes sur la sûreté de son information : il avait
parlé de moi au bon éditeur Honoré Champion
comme d'un de ses élèves (du temps où il enseignait
à l'institution Saint-Vincent de Rennes); il ajoutait
même — sympathiquement : « C'était un fameux
cancre. » Ayant eu plus tard l'occasion d'entrer en
rapports avec lui, je ne crus pas devoir l'encoura-
229 LA LÉGENDE DE MGR DUCHESNE
ger dans son erreur, si avantageuse quelle me fût, et
je lui confessai que c'était mon frère Alphonse, et
non moi, qui avait eu l'honneur de paître sous sa
férule. Et je le priais en même temps de reporter
sur le cadet des Le Goffic la sympathie qu'il sem-
blait avoir gardée pour l'aîné.
Ah ! la riposte ne traîna pas !
« Je sais ce que je dis, m'écrivit ou à peu près
Mgr Duchesne, et c'est bien vous et pas un autre qui
avez été mon élève à Saint-Vincent. »
Les palmarès du lycée de Rennes font pourtant foi
du contraire; mais j'étais candidat à un fauteuil de
l'Académie, et Mgr Duchesne était académicien,
ecclésiastique et irritable. Qu'auriez-vous décidé à
ma place ? Moi je crois bien que je lui répondis —
comme Pandore :
— Monseigneur, vous avez raison.
FELIX ET LOUIS HEMON
I.
UN LIVRE DE FÉLIX HÉMON SUR RERSOT.
L'heure est bonne (15 août 1911) pour nous par-
ler de Bersot. On peut dire que Bersot incarna l'idéal
universitaire de sa génération, cette génération qui
naquit à la vie professorale vers la fin du règne de
' Louis-Philippe, que l'empire réduisit au silence ou
refoula dans l'opposition et qui, après une vacance
! de dix-huit ans, reparut aux affaires avec la Répu-
' blique.
C'est à elle que Thiers, puis Gambetta confièrent
la direction et la réorganisation de nos trois ordres
d'enseignement. Bersot, placé pour sa part à la tête
de l'Ecole Normale, devait et pouvait donner une im-
pulsion nouvelle à ce grand séminaire de la pensée
laïque, où l'enseignement supérieur et l'enseigne-
ment secondaire recrutaient l'élite de leur person-
nel et aux destinées duquel ils étaient eux-mêmes
suspendus. « Je fais en toute confiance appel à votre
dévouement pour étudier ses besoins, lui écrivait
Jules Simon, et m'adresser, après un examen appro-
fondi, les propositions que vous jugerez les plus con-
formes à ses intérêts, qui sont ceux de VUniversité ».
Bersot n'y faillit point. Aussi longtemps qu'il resta
en fonctions — et ce fut jusqu'à sa mort, — il se pro-
digua sans compter et, rongé par un mal effroyable,
222 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
garda jusqu'au bout son application aux choses du
service, sa force d'âme et son sourire.
Si l'Université avait disposé d'un pouvoir canoni-
que, elle eût volontiers fait un saint de Bersot.
« Vous êtes de la grande race des philosophes prati-
quants », lui disait Pasteur, qui cherchait à com-
prendre comment un tel caractère avait pu se déve-
lopper hors de l'Eglise; Jules Ferry, dans le camp
rival, lui pardonnait son spiritualisme, « parce qu'il
avait porté haut la vertu, dans le sens antique, sans
l'appui de la foi ».
Ni l'un ni l'autre ne cachaient leur admiration,
que partageaient tous ceux qui avaient approché
Bersot.
Ce rationalisme modéré, ce stoïcisme sans pose,
tant de vertus professionnelles poussées jusqu'à la
complète abnégation de soi répondaient trop bien
à l'idéal philosophique de l'Université d'alors, qui
retrouvait par ailleurs, en Bersot, toutes les qualités
de finesse, de mesure et d'élégance qui composaient
son idéal littéraire. Libérale, tolérante et n'ayant
qu'une aversion ou plutôt qu'un dédain, celui des
« convultionnaires » de toute catégorie, elle ne
s'étonnait pas que l'homme en qui elle aimait à se
contempler comme dans un miroir qui n'eût laissé
subsister que ses traits les plus nobles, pût, sans
s'amoindrir, sans rien céder de lui-même, concilier
dans sa sympathie éclairée Montalembert et Renan,
Nisard et Sainte-Beuve, Jules Ferry et le comte de
Falloux.
« Nous nous sommes battus, disait Bersot, nous
nous battrons peut-être encore, mais pas de la même
manière que si nous ne nous étions pas connus. »
Est-il impossible, d'ailleurs, de trouver un terrain
d'entente entre honnêtes gens de confessions et
FÉI-IX KT LOUIS HÉMON 223
ilopinions différentes ? Les adversaires les plus irré-
ductibles n'ont-ils pas intérêt à « mettre au-dessus de
leurs divisions certains sentiments communs ? » Et,
quand on est un Bersot, qui n'eut jamais d'autre
passion que celle de la douceur, le profit ne se dou-
ble-t-il pas d'un plaisir ?...
Voluptés délicates de l'éclectisme, de la concilia-
tion des extrêmes, que vous êtes loin de nous ! M. Fé-
lix Hémon, qui vient de nous donner sur Bersot et
ses amis une étude qu'on ne saurait mieux louer
qu'en disant qu'elle aurait été digne de Bersot lui-
même, n'a peut-être pas fait exprès de publier son
livre en l'an de grâce 1911, au plein de cette crise
des humanités qui met toutes les cervelles à l'envers.
Il m'écrivait familièrement :
« Le livre que je vous ai envoyé et qui aura une
suite, si je vis (1), est, comme dit l'autre, une pen-
sée de jeunesse réalisée dans l'âge... plus que mûr.
C'est à Bersot que je voulais, très jeune, dédier mon
Buffon (2) : il n'a accepté qu'une ligne de souvenir
pour l'Ecole Normale plus que pour lui. Il n'était
plus là quand je dédiai à sa mémoire le La Roche-
foucauld donné chez Lecène. J'avais cependant
amassé des documents et, plus de trente ans après sa
mort (vous voyez par là l'action persistante qu'il
exerce sur nous), j'ai pu faire paraître un livre qui
s'est fait lentement et presque tout seul, par apports
successifs. Au reste, vous n'aurez pas de peine à en
discerner l'esprit : Bersot est le libéral « en soi »,
avant de devenir, par son martyre héroïquement
(1) Félix Hémon est mort, comme on sait, sans avoir pu réaliser
son ambition.
(2) Cet éloge de Buffon, premier livre de Félix Kémon, alors pro-
fesseur au lycée de Rennes, obtint le grand prix d'éloquence à
B l'Académie française.
224 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
supporté, l'homme en soi... Le livre est peut-être
une leçon, mais ne fait la leçon à personne. »
Je le veux bien, puisque M. Hémon le dit. Per-
sonne n'est visé dans son livre. Et, à la manière dont
ce livre a été écrit, dont il s'est déposé, pour ainsi
dire, chez son auteur, on ne peut douter en effet que
celui-ci soit resté complètement étranger à de mes-
quines préoccupations individuelles. C'est le con-
traire d'un livre à clef. Rien n'y sent l'allusion. Ima-
ginez pourtant ce livre publié il y a douze ou treize
ans, eût-il provoqué les mêmes réflexions qu'aujour-
d'hui ? Y eut-on vu une leçon ? Bersot s'y fût-il ac-
cusé avec un égal relief ?
Evidemment non. L'Université de cette époque
comptait encore trop de talents et de caractères for-
més à la même école pour qu'on aperçût au premier
coup d'œil par quoi Bersot s'en distinguait. Ou du
moins, s'il s'en distinguait, c'était seulement par le
degré d'excellence auquel il avait porté, comme
éducateur et comme écrivain, des qualités qu'on
rencontrait chez la plupart de ses collègues. Il y a
treize ans — avant l'Affaire, cette Affaire qui a pra-
tiqué une coupure si profonde dans notre vie natio-
nale et, chez certains même, dans leur vie morale —
l'Université presque tout entière était libérale et
spiritualiste, comme Bersot. On sait ce qu'elle est
aujourd'hui, du moins dans la personne de ses diri-
geants. Est-ce donc notre faute, si ce livre de M. Hé-
mon, d'un ton si modéré, d'une langue si ferme et si
fine, où les nuances sont si savamment observées et
les opinions si délicatement ménagées, nous trouble
à l'égard du plus sévère réquisitoire et si, ne voulant,
avec l'auteur, que chercher des raisons de mieux ad-
mirer Bersot, nous en trouvons surtout de détester
plus fortement ses successeurs ?
FÉLIX ET LOUIS HÉMON 225
De l'héritage de Bersot, de son œuvre universi-
taire, du large esprit dont il l'avait animée, il ne
reste à peu près rien au bout d'un quart de siècle. Et
Bersot croyait peut-être avoir bâti pour l'éternité !
Jamais démenti plus cruel ne fut donné à l'opti-
misme candide d'un libéral. Nous sommes presque
tentés de sourire aujourd'hui en lisant chez Bersot :
" Il y a une chose que la France, qui tolère bien des
choses, ne tolérera jamais, c'est l'intolérance ». Ou
bien : « Toutes ces violences contraires (des partis
extrêmes) vont à nous faire deux Frances, et nous
n'en voulons qu'une ». Ou encore : « On ne détruit
pas une injustice par une injustice, mais par la jus-
tice ». Combien le pessimisme de Schérer, ce Renan
plus sombre du protestantisme, comme l'appelle
M. Hémon, était mieux averti : « Ce qui manque à la
France, c'est la notion même de la liberté » !
Cette notion, du moins, ne manquait pas à l'Uni-
versité de 1880 et il convient d'ajouter que Bersot
n'avait rien oublié pour la fortifier en elle. Toute
son action et son exemple personnel n'avaient tendu
qu'à cette fin. N'oublions pas que Bersot avait com-
battu l'obligation en matière d'enseignement pri-
maire, « persuadé, dit M. Hémon, qu'il ne faut point
essayer de faire par les lois ce que les mœurs font
toutes seules ». Plus tard, dans deux articles des
Débats, on le voit qui soutient, par des arguments
tirés du fond même de la doctrine républicaine, le
principe de l'inamovibilité des fonctionnaires. Il y
avait déjà quelque mérite à prendre cette attitude
en 1879, au moment où la politique de parti s'es-
sayait à corrompre les sources du haut enseigne-
ment et où le grand Fustel, suspect de cléricalisme,
ne devait qu'à l'intervention de Bersot de n'être pas
écarté de la chaire créée pour lui à la Sorbonne.
I t»
10
226 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
Les Fustel, s'il en est encore, languissent aujour-
d'hui dans les honneurs obscurs de quelque Uni-
versité provinciale, quand ils ne sont pas recueillis
par l'Institut Catholique, comme Branly, ou par la
Société des Conférences, comme Brunetière. Mais
Bersot lui-même, où serait-il ? Quelle serait
sa place dans l'Université de ce temps ? A
l'homme, à l'éducateur humaniste qui professait
que « l'Ecole Normale n'est pas l'Ecole des Chartes »
et que « ce qui importe, c'est de former des esprits
justes et ouverts en protégeant la culture générale,
les facultés contre la menaçante invasion des con-
naissances, » quel ministre oserait confier la direc-
tion d'un de nos grands établissements d'instruction
supérieure ? Et enfin, puisque le langage des guer-
res civiles est devenu celui des discussions parle-
mentaires, de quel côté de la barricade pense-t-on
que se trouverait aujourd'hui le « saint » laïque dé
la rue d'Ulm, le chef, l'apôtre, le martyr qui incarna
le plus haut idéal universitaire de la troisième Répu-
blique ? (1)
Toutes ces questions, ce n'est pas M. Hémon qui
les pose, c'est son lecteur. Et peut-être vaut-il mieux
que les chose soient ainsi. Il est superflu de louer
l'écrivain qu'est Félix Hémon : son livre est un mo-
dèle d'atticisme; c'est aussi un modèle de tact, ad-
mirable par tout ce qu'il dit et plus admirable en-
core par tout ce qu'il ne dit pas et qu'il suggère.
(1) Nous rappelons que ceci fut écrit en 1911, longtemps avant
qu'une évolution heureuse de l'opinion et la dure leçon de l'expé-
périence eussent permis à M. Léon Bérard de reprendre la
tradition de Bersot, de restaurer les humanités et d'installer à la Sor-
bonne l'homme qui avait porté les plus rudes coups à la spécialisation
et aux fiches : l'admirable Pierre Lasserre.
FÉLIX ET LOUIS HÉMON 227
11
Maria ('hapdelaine
ou COMMENT UN BRETON DÉCOUVRIT POUR LA SECONDE FOIS
LE CANADA (1).
Quoique publié en feuilleton par le Temps, quel-
ques mois avant la guerre, le roman que voici n'a
pas paru en France, mais à Montréal (2). Je sais
bien que le Canada est une rallonge transatlan-
tique de la France ; mais, si nos livres sont
lus là-bas, les livres canadiens sont assez peu lus
chez nous. Et ce livre-ci, qui s'appelle Maria
CIiapdHaine et qui est vieux déjà de cinq ans, ne
semble pas avoir eu un meilleur sort que ses con-
frères. Pourtant, sur les deux préfaces dont il
s'adorne, l'une est signée Emile Boutroux (3). Et ce
grand nom aurait dû lui servir de passeport près du
public français. Mais je n'ai pas vu que les vitrines
et les étalages des libraires de nos boulevards lui en
soient devenus plus accueillants. C'est un ostracisme
(1) On a foudu ici les deux articles publiés dans la Démocratie
noui-elle et le Larousxe mensuel illustré. Il n'est pas besoin de rap-
peler, d'autre part, l'éclatante revanche de Moria Cliapdelnine, cette
« Mireille des neiges », comme l'a si poétiquement et justement bap-
tisée Henry Bordeaux, et les beaux articles dont elle a été saluée
quelque temps après son apparition dans les Cahiers par MM. René
Bazin, Léon Daudet, Lucien Descaves, Gaston Kageot, Albéric
Cahuet et H. Bordeaux lui-même.
(2) Chez J.-A. Le Febvre, édit. avec illustrations originales de
Suzor-Côté (1916).
(3) L'autre, non moins excellente, mais plus volontairement cana-
dienne, a pour auteur M. Louvigny de Montigny, de la Société royale
du Canada.
FELIX ET LOUIS HEMON
que quelques admirateurs de Maria Chapdelaine
s'occupaient de faire cesser. J'avais, pour ma part,
entretenu de ce beau livre un de nos grands éditeurs
de la rive gauche; je lui avais signalé tout l'intérêt,,
l'urgence même — en raison des manœuvres d'ap-
proche de certaines firmes étrangères — qu'il y avait
-à le couvrir au plus tôt d'une firme française :;
M. Daniel Halévy a pris les devants, et je vois, par
les journaux, que les Cahiers verts, la nouvelle col-
lection qu'il prépare, vont ouvrir leur premier nu-
méro avec ce chef d'œuvre inconnu.
Chef-d'œuvre, c'est le mot. Inconnu ? Entendons-
nous. Il n'est inconnu que dans la patrie de son au-
teur. Au Canada, dans toute l'Amérique du Nord,
en Angleterre, aux antipodes, il est fameux depuis
longtemps. Et, en vérité, le cas de cette Maria Chap-
delaine est bien — littérairement parlant — un des
plus étranges et presque des plus déconcertants qui
soient.
Si vous êtes un peu au courant des lettres cana-
diennes, vous savez l'émouvant effort qu'elles font,,
depuis tantôt un siècle, pour se dégager de l'imita-
tion, être autre chose qu'une simple littérature de
reflet. Le Canada ne cherche pas à rompre avec nous,
avec notre langue, dont il garde peut-être la tradi-
tion mieux que nous-mêmes : le Canada ne fut
jamais plus français de cœur qu'aujourd'hui, sur-
tout depuis que nous avons renoncé ou que nous
avons eu l'air de renoncer à la politique sectaire de
l'ancien combisme. Mais, étant le Canada, c'est-à-
dire un pays fortement caractérisé sur la planète par
ses lacs, ses monts, ses bois, sa faune, ses mœurs,
son histoire, ses aspirations, il estime, et avec raison,
qu'il a droit à ce qu'un peu de tout cela se transfuse
dans les poèmes et les récits qui prétendent à l'ex-
FÉLIX ET LOUIS HÉMON 229
primer : le Canada, en un mot, veut avoir une litté-
rature à l'image de son sol et de son âme.
Eh bien, il faut l'avouer, malgré les réussites par-
tielles dun Fréchette, d'un Chapmann, d'un Gérin-
Lajoie, d'un Jules Tremblay et de quelques autres,
■cette littérature, il ne l'avait pas. Non, jusqu'à Maria
Chafjdelaine, il ny avait pas un livre, vers ou prose,
vraiment, pleinement, uniquement canadien, un
livre dont on pût dire ce qu'on dit de tel livre de
Kipling ou de Jack London, qu'il est le livre de la
Jungle ou le livre de l'Alaska. Et que cette injustice
de la destinée ait tout à coup pris fin, que le Canada
possède depuis 1916 le livre qui l'exprime, c'est déjà
un fait assez considérable par lui-même et qui ne
pouvait nous laisser indifférents. Mais ce qui doit
nous toucher bien davantage — et nous confondre
un peu aussi — c'est que ce livre soit l'œuvre, non
dun Canadien de race, mais d'un écrivain de chez
nous, mort tragiquement presque aussitôt après
l'avoir écrit : Louis Hémon.
Ce Louis Hémon — qui portait un nom cher à
tous les Bretons et même à pas mal de Français —
«tait le fils de Félix Hémon, l'Inspecteur général de
l'Université qui a publié sur Bersol, sur Ips Races
riraces, des pages concises, pleines et fortes, et le
neveu de Louis Hémon, député du Finistère et l'une
des voix les plus éloquentes du Parlement. Deux
autres de ses oncles avaient marqué dans les lettres,
lun surtout, Prosper, par ses travaux sur la chouan-
nerie bretonne qui font autorité en la matière. A
Quimper, dès le collège, où ils enlevaient tous les
prix, on avait plaisamment baptisé ces quasi-homo-
nymes des populaires héros d'Huon de Villeneuve :
les quatre fils Hémnn. Un frère même du futur au-
teur de Maria Chapdelaine, prénommé Félix comme
230 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
son père et mort prématurément à vingt-sept ans
(1902), au retour d'une campagne en Extrême-Orient,,
laissa des notes de voyage d'un assez vif intérêt qui
furent publiées sous le titre de Stn- le Yang-Tsé.
Quant à Louis Hémon n° 2 — celui qui nous
occupe — il était né à Brest le 12 octobre 1880, « juste
en face de la rade », m'écrit sa sœur, qui est tentée
de voir là une prédestination et croirait volontiers
qu'en donnant carrière, de si bonne heure, à sa pas-
sion des aventures il n'ait fait que céder aux grandes
voix tentatrices du Large qui soufflaient autour de
son berceau. Toujours est-il, ajoute-t-elle, que « l'idée
des voyages lointains » le hanta presque dès l'en-
fance. Pour ne pas désobliger son père, il consentait
à prépare sa licence en droit et le concours d'entrée
de l'Ecole coloniale. Mais, quoique reçu en bon rang
et nanti du diplôme d'annamite, il démissionnait
aussitôt, ayant horreur de tout ce qui ressemblait k
un enrégimentement.
Jamais homme en effet ne se sentit moins de dis-
position pour la vie de fonctionnaire que ce fils dun
des plus hauts dignitaires de l'Université : sa sœur
le peint comme un caractère renfermé, fuyanc le
monde, aimant la solitude et la méditation, et ce
sont les traits habituels auxquels se reconnaissent
d'abord les Bretons; il y joignait un goût violent des
sports qui n'est pas aussi commun chez eux et qu'il
conciliait je ne sais comment avec son caractère mé-
ditatif. Peut-être, devançant la génération d'aujour-
d'hui, avait-il découvert que la culture physique,,
l'effort musculaire harmonieux ont non seulement
leur utilité et leur beauté, mais encore leur valeur
spirituelle et qu'il y a une mystique du sport, comme
l'assure M. Alexandre Arnoux. Ce goût, quoiqu'il en
soit, était si peu chez lui une passade, un caprice de
FÉLIX ET LOUIS HÉMON 231
jeune homme, qu"à la suite d'un concours littéraire
ouvert par VAufo (février 1906) et où il remporta le
premier prix, il devint un collaborateur régulier de
ce journal et le resta jusqu'à sa mort. Sur les photo-
graphies qu'on a de lui à cette époque, il se présente
avec une physionomie longue, aiguë et glahre, d'An-
glo-Saxon. Mais un séjour de quelque durée qu'il
avait fait en Angleterre où il se maria, croyons-nous,
et d'où il rapporta une exquise nouvelle : Lizzie Hla-
kpston, publiée par le Temps en 1908 et qui est l'his-
toire d'une petite danseuse des rues londoniennes,
sœur lointaine de l'enfant Septentrion, put bien lui
avoir conmnmiqué ce faciès un peu sec de jeune
hachelor, corrigé par la mélancolie voilée d'un beau
regard de Celte.
Que se passa-t-il ensuite dans sa vie ? Il semble
que, devenu veuf à trente-deux ans, rongé de spleen,
il ait cherché dans le vaste monde un coin solitaire
pour y enfouir son chagrin. Tout ce qu'on savait jus-
qu'ici de cette portion finale de sa brève carrière était
peu de chose : il était parti pour le Canada et, sans
s'arrêter dans les villes, poussant toujours vers
l'Ouest, vers les confins de la colonisation, les « ter-
res neuves », comme on dit là-bas, il s'était fixé dans
la région du lac Saint-Jean, aux environs de Saint-
Edouard de Péribonka, en pleine zone forestière. Il
v était demeuré dix-huit mois, hôte d'une tribu de
bûcherons-défricheurs dont il partageait la vie élé-
mentaire, notant, observant, combinant l'intrigue —
oh ! si peu compliquée ! — du livre qu'il projetait
d'écrire sur ces échantillons de la primitive et libre
race canadienne. Et, son manuscrit terminé, ficelé,
expédié à M. Hébrard, directeur du Temps, le 8 juil-
let 1913, il se mettait en route, à pied, le sac au dos.
Je long du Transcanadien, vers des pays encore plus
232 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
inexplorés, quand, près de Chapleau (Ontario), un
train, que sa contention d'esprit et peut-être une
légère paresse d'oreille l'avaient empêché d'entendre
venir, le prit en écharpe et l'envoya rouler à dix mè-
tres de la voie. Ce stupide accident (qui, d'après sa
sœur, aurait également coûté la vie à un jeune Aus-
tralien, son compagnon de route) enlevait au Canada
le premier grand écrivain qui l'eiît compris, le seul
interprète égal à sa stature que la destinée jalouse
lui eût encore concédé et qu'elle lui retirait presque
aussitôt.
.Je reviendrai tout à l'heure, à l'aide des docu-
ments qu'a hien voulu me communiquer M. Damase
Potvin, directeur du Terroir, de Québec, sur les cir-
constances, \Taiment singulières et touchantes, où
fut écrite Maria Chapdelaine. Il est temps de présen-
ter au lecteur une analyse sommaire de ce beau
livre, plus riche de substance spirituelle que d'évé-
nements et qui est donc de ceux qu'on ne peut résu-
mer qu'assez mal.
Une famille de défricheurs canadiens, les Chap-
delaine, vit dans la solitude, près des chutes de la
Péribonka, à l'orée des grands bois qu'elle abat sans
désemparer du printemps à l'automne pour « faire
de la terre » — forte expression du pays qui exprime
bien, dit l'auteur, « tout ce qui gît de travail terrible
entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité
finale des champs labourés et semés ». Cette famille
se compose du père, Samuel Chapdelaine, de la
mère, Laura, de leur fille aînée. Maria, l'héroïne du
roman, de leur cadette, Aima-Rose, de leurs quatre
fils, Esdras, Da'Bé, Tit'Bé, Télesphore, et d'un vieux
valet de ferme, d'un « homme engagé », suivant
l'expression locale, Edwige Légaré, dit Blasphème.
JI y a encore le cheval, ce grand « malavenant » de
FÉLIX ET LOUIS HÉMON 233
Charles-Eugène, ainsi nommé d'un voisin du
bisaïeul ou trisaïeul des Cliapdelaine avec qui ceux-
ci avaient eu maille à partir et pour se venger duquel,
de père en fils, ils donnaient ses prénoms chrétiens
et le qualificatif de «malavenant» à leur bête de trait.
Et il y a enfin Chien — un chien, en effet, pour qui
l'on ne s'est point tracassé la tête et qui s'appelle
Chien tout simplement comme s'il était le seul de
son espèce. Groupez maintenant autour de ce petit
monde et des quelques vaches, moutons et volailles,
qui forment tout son cheptel, un voisin célibataire
(on est voisin dans la région du lac Saint-Jean quand
on n'habite pas à plus de 4 ou 5 milles), Eutrope
Gagnon, et des hôtes de passage, comme Lorenzo
Surprenant, parti pour les « Etats » où il travaille
dans une usine, et François Paradis, un fils de colon
que la « magie » du bois a ensorcelé et qui s'est fait
trappeur, — vous aurez, avec des personnages épi-
sodiques, tels que Napoléon Laliberté, crieur public
de Péribonka, Tit'Sèbe, le « remmancheur » (rebou-
teur), et l'estimalile M. Tremblay, curé de la Pipe, la
troupe au complet, figurants et protagonistes, du
drame humain, simple et profond comme la vie, qui
va se jouer dans cette clairière perdue de l'Extrême-
Ouest canadien.
Dès le début, le drame est noué : c'est la rivalité
qui met aux prises dans le cœur de Maria Chapde-
laine, la belle fille, forte et saine, aux « cheveux
drus », au « cou brun », ses trois amoureux repré-
sentatifs des trois genres de vie qui s'offrent à elle :
Eutrope Gagnon, en qui s'incarne la tradition des
antiques défricheurs; Lorenzo Surprenant, le déser-
teur de la terre, l'émigré des « Etats »; François
Paradis, l'homme de la vie libre et des grands espa-
ces, tantôt trappeur, tantôt foreman, qui ne se sent
234 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
à l'aise qu'au cœur des forêts. Et c'est François Para-
dis qui l'emporte d'abord. De passage à Péribonka»
où les Chapdelaine lui ont offert l'hospitalité de la
nuit, il se rend avec eux à la cueillette des « bleuets »
(myrtilles dont on fait des confitures) et, le hasard
ou son astuce d'amoureux lui ayant ménagé un tête-
à-tête avec Maria, il lui explique doucement :
— Je vais descendre à Graiid'Mère la semaine prochaine
pour travailler sur l'écluse à bois... Mais je ne prendrai
pas un coup, Maria, pas un seul !
Il hésita un peu et demanda abruptemenl, les yeux à
terre :
— Peut-être.., vous a-t-on dit quelque chose contre moi ?
— Non.
— C'est vrai que j'avais coutume de prendre un cou[> pas-
mal, quand je revenais des chantiers et de la drave; mais
c'est lïni. Voyez-vous, (]uand un garçon a passé six mois
dans le bois à travailler fort et à avoir de la misèi'e et
jamais de plaisir, et qu'il arrive à la Tuque ou à Jonquiè-
res avec toute la paye de l'hiver dans sa poche, c'est quasi-
ment toujours que la tète lui tourne un peu : il l'ait de la
dépense et il se met ciiaud, des fois... Mais c'est fini. Et
c'est vrai que je sacrais un peu. A vivre tout le temps avec
des hommes « rough » dans le bois ou sur les rivières, ou
s'accoutume à ça. Il y a eu un temps où je sacrais pas mal,
et M. le curé Tremblay m'a disputé une fois parce que
j'avais dit devant lui que je n'avais pas peur du diable. Mais
c'est fini, Maria. Je vais travailler tout l'été à deux pias-
tres et demie par jour et je mettrai de l'argent de côté, cer-
tain. Et, à l'autonuie, je suis sûr de trouver une « jobe »
comme foreman dans un chantier, avec dé grosses gages.
Au printemps prochain, j'aurais plus de cinq cents piastres
de sauvées, claires, et je reviendrai.
Il hésita encore, et la questicwi (lu'il ahait poser cliangea
sur ses lèvres.
— Vous serez encore icitte... au i)iinfenq)S prochain ?
— Oui.
Et, après cette simple question et sa plus simple l'éponse,
ils se turent et restèrent longtemi)s ainsi, muets et solen-
nels, parce qu'ils avaient échangé leurs serments.
FÉLIX ET LOUIS HÉMON '2'à^
La scène vraiment ( que j'ai dû abréger à regret)
est d'une beauté toute inistralienne... Et, plus d'une
fois en effet, Maria Chapdelaine fait songer à la
Mireille du grand Provençal. Et Ton a aussi dans le
dialogue précédent un savoureux échantillon du
parler canadien, où f/age est féminin, oîi icitle se
dit pour ici, risée pour plaisanterie, règne pour exis-
tence, chars pour wagons, à honne heitre pour de
bonne heure, adontier et adon pour faire plaisir,
c'est correct pour c'est bien, oui, son père, pour oui
mon père, il mouille pour // pleut, je vous marierai
pour je vous épouserai, se mettre chaud pour s'eni-
vrer, s'écarter pour perdre le sens de Vorientation,
ce qui équivaut là-bas à perdre la vie... Le langage
populaire, en tous pays, s" ingénie k chercher des
atténuations au dur mot mourir. iMais il ne sert de
ruser avec la vérité et le jour qu'elle apprendra par
Eutrope Gagnon que le pauvre François Paradis,
parti seul, un soir d'hiver, « à raquette », sur la
neige, dans ces bois sans limite, pour venir passer
les fêtes de Noël auprès délie, a été surpris par une
tempête de « norouâ » et s'est « écarté », Maria
n'aura pas besoin d'en apprendre davantage : elle
sait ce que parler veut dire et qu'elle ne reverra plus
son amoureux. Mais, comme elle est de ces fortes
chrétiennes qui portent leur croix en dedans, elle ne
pleure ni ne bouge et reste, dit fauteur, tout le
temps de la conversation entre ses parents et
Eutrope, « les yeux fixés sur la vitre de la petite
fenêtre que le gel rendait pourtant opaque comme
un mur. » C'est seulement une fois seule qu'elle
consent à écouter sa douleur. Encore son cœur sim-
ple craint-il bientôt « d'avoir été impie en l'écou-
tant » et, songeant que l'àme de François a peut-être
besoin de prières, elle reprend son chapelet tombé
:236 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
sur la table et se remet à l'égrener dans la nuit,
interminablement.
Le drame en somme est fini avec cette mort du
jeune trappeur et ce qui suit peut se résumer en
quelques lignes : la vie a repris son cours régulier
dans le « range » du père Ghapdelaine; catéchisée
par le curé de la Pipe, qui lui explique qu'une fille
•comme elle, « plaisante à voir, de bonne santé, avec
^a vaillante et ménagère et qui n'a pas dessein d'en-
trer en religion, c'est fait pour encourager ses vieux
parents, d'abord, et puis après se marier et fonder
une famille chrétienne », Maria a chassé « de son
cœur tout regret avoué et tout chagrin, aussi com-
plètement que cela était en son pouvoir ». Mais la
mère Ghapdelaine meurt à son tour dans de cruelles
souffrances que ne réussissent pas à atténuer les
pilules d'Eutrope Gagnon ni les malaxages du rem-
mancheur Tit'Sèbe (et, par parenthèse, le récit de
cette mort, l'éloge funèbre de sa fidèle et admirable
compagne par le vieux père Ghapdelaine sont des
morceaux incomparables où l'auteur, sans le cher-
cher, atteint à la grande ingénuité homérique) ;
^laria, un moment hésitante entre Lorenzo Surpre-
nant, qui veut l'entraîner à la ville, aux « Etats »,
■et Eutrope Gagnon, qui veut la garder à la terre, au
pays des ancêtres, comprend que son devoir est de
rester. Gest un pays dur « icitte », sans doute. Mais
ce pays si dur a des séductions, une éloquence
secrète à laquelle on ne résiste pas. Empruntant sa
voix profonde, les vieux fondateurs de la colonie, les
pères de l'âme canadienne disent à Maria :
Nous sommes venus il y a trois cents ans et nous som-
mes restés. Nous avions apporté d'outre-mer nos prières et
nos chansons : elles sont toujours les mêmes. Nous avions
ai)porté dans nos poitrines le cœur des hommes de notre
FÉLLX ET I.OriS HÉMO.N 237
pays, vaillant et vil. aussi prompt à la pitié qu'au rire, le
coeur le plus humain de tous les cœurs humains : il n'a pas
changé. De nous-mêmes et de nos destinées, nous n'avons
compris clairement que ce devoir-là : persister... nous main-
tenir... et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que
dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous
et dise : « C:es gens sont d'une race qui ne sait pas mou-
rir... » Nous sommes un témoignage.
Eutrope Gasnon sétant présenté sur les entre-
faites devant Maria et lui ayant demandé : « Calcu-
lez-vous toujours de vous en aller, Maria ? » elle fit
non de la tête et, comme il insistait pour savoir s'il
devait voir là un encouragement, une promesse, elle
lui répondit : « Oui. Si vous voulez, je vous marierai,
comme vous mavez demandé, le printemps d'après
ce printemps-ci, quand les hommes reviendront du
bois pour les semailles ». Maria, aussi, comme tous
les siens, maintiendra.
Je sens tout ce qu'une analyse comme celle que je
viens de jDrésenter a d'insuffisant. On l'a dit avec
raison : il faudrait beaucoup de citations et beau-
coup de place pour donner une idée à peu près
exacte de la beauté d'un tel livre, où la personnalité
des héros reste engagée dans la vie de la terre, du
ciel, de l'eau, du vent, de la neige, où le pathétique
de l'anecdote est tout lié à celui des saisons. Et la
France, elle, tout dabord, a pu s'y tromper ou n'y
pas faire attention. Mais au Canada, quand parut,
dans le Temps, Maria Chapdelaine, ce fut une émo-
tion indescriptible : on ne voulait pas croire qu'un
écrivain français eût pu pénétrer si à fond dans
l'âtue canadienne. Ce roman si simple, presque
dépouillé, était une immense révélation. Non pas
i' seulement la révélation d'un écrivain admirable-
ment doué et d'une sensibilité supérieure : Maria
-----
238 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
qui navait fait encore que se soupçonner. Et là vrai-
ment était la merveille, le coup de fortune sans pré-
cédent : un aiguillage nouveau, une orientation nou-
velle des lettres canadiennes, mises enfin sur leur
vraie voie, pouvait résulter de cette révélation.
Mais il convient d'ajouter que cette réussite ines-
pérée fut le prix d'un long effort, d'une observation
appliquée et minutieuse de plusieurs mois ou plutôt
d'une expérience personnelle menée dans des condi-
tions que peu d'écrivains accepteraient de s'imposer.
Il résulte en effet, des renseignements recueillis sur
place par M. Damase Potvin, dont on ne saurait
assez louer les multiples initiatives, que Louis
Hémon, venu en flâneur dans la région forestière de
la Péribonka avec des ingénieurs « qui exploraient,
écrit-il lui-même à sa sœur, le tracé d'un très hypo-
thétique, en tout cas, très futur chemin de fer »,
renonça un beau jour à cette vie de farniente pour
s'engager, « à raison de 8 dollars par mois, au service
d'un cultivateur de l'endroit du nom de Samuel
Bédard ». Comment s'étonner qu'il ait décrit avec
une telle sûreté, une telle profondeur d'accent, l'âpre
et rude existence des défricheurs canadiens, puisque
lui-même, pendant dix-huit mois, épousa cette exis-
tence, fut un de ces défricheurs ? Pour qu'on se
défiât moins de lui chez ses hôtes et qu'il pîit sur-
prendre au naturel leur parler et leurs gestes, il eut
soin de leur cacher sa vraie personnalité, ne souffla
mot ni de ses antécédents ni de ses projets littérai-
res; il passa parmi eux comme un ouvrier de la terre,
a pu dire justement notre consul général au Canada,
M. Ponsot, avant de se révéler à eux, par son roman
posthume, sous sa qualité véritable d'ouvrier de let-
tres, un ouvrier qui, par son coup d'essai, s'égalait
à un maître. Et, le livre publié, il s'en dégageait une
FÉLIX ET r.OUIS HÉMON 239
vérité si criante que tous s'y reconnurent ou crurent
s'y reconnaître : Samuel Chapdelaine, l'infatigable
pionnier travaillé du besoin « de mouver souvent, de
pousser plus loin et toujours plus loin » pour se bat-
tre avec le bois, c'est le patron même de Louis
Hémon, Samuel Bédard; la mère Chapdelaine, c'est
la courageuse Laura Bédard, sa femme ; Edwige
Légaré, c'est Joseph Murray, dont le juron favori
est : blasphème; Lorenzo Surprenant, c'est Edouard
Bédard, employé aux « Etats », dans les « facteries »;
Tit'Sèbe, le remmancheur, c'est Eusèbe Simard,
dont on raconte des cures merveilleuses ; Eutrope
Gagnon, c'est Eutrope Gaudrault, un jeune colon de
Honfleur que Louis Hémon rencontra maintes fois à
la veillée chez les Bédard; Da'Bé et Tit'Bé sont les
prénoms vaguement tonkinois de deux enfants d'Er-
nest Murray, le plus prochain voisin des Bédard ;
il n'est pas jusqu'à François Paradis et Maria Chap-
delaine qu'on ne veuille identifier, l'un avec Fran-
çois Lemieux, de Mistassini, un guide des acheteurs
de pelleteries qui « s'écarta » un soir de grande
neige et fut « trouvé mort gelé dans les bois de Ghi-
bogamou », l'autre avec « M"*" Eva Bouchard » de
Péribonka, jolie, saine et forte comme Maria et qui,
jusqu'ici, comme Maria, « a toujours remis ses pré-
tendants au printemps d'après ce printemps ».
Et sans doute plusieurs de ces rapprochements,
de ces identifications, eussent fort étonné l'auteur
qui n'avait pas prétendu écrire un livre à clef; il a
pu emprunter ici et là certains traits, certains noms,
mais ses héros participent d'une vérité générale qui
les hausse très au-dessus des personnages accidentels
qu'on veut qu'il ait pris pour modèles. Tout au plus
s'en est-il inspiré. Ce n'en est pas moins un bon signe
que cette application du public à retrouver dans la
240 FÉLIX ET LOUIS HÉMON
vie les héros de Louis Hémon : les œuvres belles et
sincères sont les seules qui provoquent de ces recher-
ches, et c'est comme un hommage que leur rend l'ad-
miration populaire, d'accord avec le sentiment de
l'élite. Les marques de la reconnaissance officielle et
des lettrés n'ont pas manqué en effet à Louis Hémon
de l'autre côté de l'Atlantique. Tandis que son nom
était encore inconnu chez nous, la Société des Arts,
Sciences et Lettres du Canada faisait élever par sous-
cription, sur sa tombe, un mausolée de marbre
blanc; un autre monument lui était élevé à Péri-
bonka, près du lac Saint-Jean, dans la ferme où
Maria Chapdelaine fut composée, et le père Ghapde-
laine, aJias Samuel Bédard, celui-là même « qui eut
tant de peine à « faire de la terre », a voulu céder
pour rien, nous dit-on, le morceau de terre où s'élève
aujourd'hui ce monument, dédié à la mémoire de
son ancien « engagé ». Les deux monuments ont été
inaugurés au printemps de 1919, en présence de
notre consul, par le ministre des Colonies et le surin-
tendant de l'Instruction publique. Mais déjà la
Société de Géographie de Québec (1917) avait donné
le nom de lac Hémon à l'ancien lac des Islets, au
nord du canton Tanguay, et le nom de lac Chapde-
laine à l'ancien lac Vert, sur le parcours de la rivière
Tête-Blanche (région du lac Saint-Jean).
Par les honneurs vraiment exceptionnels rendus
là-bas à Louis Hémon, par ces mausolées et ces stèles
dont les hommes de lettres, les géographes, le gou-
vernement de la colonie ont voulu marquer chacune
de ses étapes en terre canadienne, par ce baptême, à
son nom et au nom de son héroïne, des lieux où se
déroule la si simple et si émouvante intrigue de son
l'oman, on peut mesurer l'impression qu'a produite
au-delà de l'Atlantique la publication de Maria
FÉLIX ET LOUIS HÉMON 241
Chapdelaine. Le Canada a enfin le livre après lequel
il soupirait, l'épopée domestique qui l'exprime tout
entier. La plupart des personnages, sans rien perdre
de leur vigoureuse individualité, y ont une valeur
de symbole : comme Maria est la personnification du
Canada, ses amoureux personnifient les trois ten-
dances qui se disputent l'âme canadienne. Et c'est ce
livre qui a révélé une race à elle-même, ce chef-
d'œuvre d'un de ses fils, que la France ne connaît
pas ou qu'elle connaît à peine ! L'aurais-je connu
moi-même sans le hasard d'une conversation avec
mon ami René Grivart,globe-trotter émérite, à qui le
roman avait été envoyé par un correspondant cana-
dien et qui voulut bien s'en dessaisir en ma faveur ?
Qu'il en soit ici remercié ! Et que soit loué aussi
M. Daniel Halévy, malgré la petite dent que je lui
garde pour m'avoir coupé l'herbe sous le pied, de
vouloir réparer une des plus criantes injustices litté-
raires de ce temps en accordant les honneurs du
premier numéro de ses Cahiers au chef-d'œuvre de
Louis Hémon, — écrivain de génie mort à trente-
trois ans et célèbre dans le monde entier, sauf dans
son pays.
16
FELIX LE DANTEC.
LE SCANDALE DE LA SORBONNE (^).
Voilà donc Félix Le Dantec décrété à son tour de
modérantisme. Entre nous, il ne l'a pas volé. C'est
un scandale — d'aucuns disent une trahison, —
c'est surtout une stupeur dans les milieux « bien
pensants » de la nouvelle Sorbonne qu'un homme
qui avait donné des gages si précieux au rationa-
lisme, qui ne croyait qu'à la biologie et qui ne jurait
que par elle, soit allé se ranger dans le camp des
ennemis de la révolution sociale et, au nom même de
cette biologie sacro-sainte, ait osé proclamer que la
perfectibilité indéfinie de l'espèce est une chimère,
que la justice absolue n'est pas de ce monde, que la
propriété durera autant qu'il y aura des hommes,
qu'il est bon qu'il y ait des frontières et que, si la
guerre n'existait pas, il faudrait peut-être l'inventer.
Il en dit bien d'autres d'ailleurs, Le Dantec, et
toujours au nom de la biologie, ce qui aggrave sin-
gulièrement son cas. Passe encore s'il recourait au
subtil distinguo du professeur Grasset et s'il logeait
le savant dans un lobe de son cerveau et le politique
dans un autre. « Est-ce à votre cuisinier ou à votre
cocher que vous avez affaire. Monsieur ? » Point, et
(1) A propos du livre : VÉgoïsme, seule base de toute Société.
FÉLIX LE DANTEC 243
Le Dantec, qu'il parle science ou politique, parle
toujours en biologiste ou, si vous le préférez, en ma-
térialiste convaincu. Il n'est pas l'homme des com-
partiments; il répugne aux cloisons. C'est un logi-
cien et de la plus dangereuse espèce qui soit, celle
^qui va jusqu'au bout de ses raisonnements.
Lors de la dernière grève des chemins de fer un
rédacteur de la Guerre Sociale vint lui demander de
ia part du Breton Gustave Hervé, de signer une
protestation contre les actes d'autorité d'un autre
Breton, mon ancien camarade de philosophie du
lycée de Nantes, Aristide Briand.
« Je répondis à mon visiteur, dit Le Dantec, que
je ne pouvais prendre parti dans une question où je
ne voyais pas clair et au sujet de laquelle mes meil-
leurs amis étaient divisés; mais j'ajoutai que j'en-
trevoyais une lueur qui me permettrait de me gui-
der dans le dédale des faits sociaux sans renoncer à
mes habitudes de biologiste positif. Je ne sais pas,
ajoutai-je, si ce que je trouverai plaira aux lecteurs
de la Guerre Sociale ou à ceux des journaux conser-
vateurs. En tout cas, ce que je trouverai, je le dirai,
quoi que ce soit... »
Telle fut l'origine du livre qui fait tant de bruit
en Sorbonne [VEgo'isme, seule base de toute Société),
qui scandalise Aristippe, indigne Carnéade et
Georgias et attire sur le crâne de Le Dantec — un
solide crâne de Celte heureusement — la belle
averse de sarcasmes et d'injures que vous savez.
Peu s'en faut que ces philosophes ne lui dénient le
droit de philosopher : « Vous sortez de votre spé-
cialité; retournez à la biologie ! » Car il n'est plus
permis, dans la docte maison, d'avoir des idées gé-
nérales et de lever le nez de ses fiches ou de son mi-
croscope. Ou, si l'on a des idées, il faut qu'elles
244 FÉLIX LE DANTEC
soient courtes et d'une orthodoxie éprouvée. Le bil-
let de confession n'est pas encore exigé en Sorbonne:
mais on y viendra. Et déjà l'on n'y souffre pas qu'un
étudiant, à plus forte raison un professeur, mani-
feste quelque indépendance à l'égard du dogme éta-
bli et en rejette ou en discute certains articles. Et
comment le souffrirait-on au surplus ? Est-il permis
de contester l'évidence ? Et quand la Science a pro-
noncé, n'est-ce point pour tous une obligation de
s'incliner ?
Or, que dit la Science, — la Science officielle, ora-
cle de ces Homais du haut enseignement ? Elle dit
que l'individu naît bon et que c'est la société qui le
pervertit: qu'il vaut mieux que le monde périsse
plutôt qu'une iniquité soit tolérée; que le régime de
la propriété individuelle est cause de la plupart des
maux dont nous souffrons; que la guerre est un fléau,
les armées permanentes une honte et que tous les
hommes sont frères, égaux en droit et perfectible?
à l'infini
J'abrège. Mais il est remarquable comme cette
Science-là, qui se donne pour la résultante du long
effort de la pensée du xix* siècle, est tout entière déjà
chez Jean- Jacques, le moins savant des hommes et
qui vivait en un temps où l'on ne connaissait même
pas encore le mot de biologie. Ah ! qu'avec raison
notre démocratie élève des autels au Voyant mer-
veilleux qui, perçant la brume des âges, fit mieux
que deviner et rédigea par avance les conclusions
où devait aboutir, cent cinquante ans plus tard, la
Science officielle de la troisième République ! Voici
qu'on va célébrer en grande pompe le deuxième cen-
tenaire du « Père des Temps nouveaux » ; le
Panthéon ne sera pas assez vaste pour contenir sa
postérité spirituelle, même allégée de Bonnot, de
FÉLIX LE DANTEC 245
Valet et de Garnier. Et c'est ce moment qu'un biolo-
giste universellement réputé, un professeur de
Sorbonne, dont la parole faisait autorité jusqu'ici
chez les « intellectuels », va choisir pour dire à ses
x^ollègues ébaubis ;
— Mais non, vous vous trompez ! La science sans
majuscule et tout court, — la seule que je connaisse
— n'enseigne rien de ce que vous prétendez. Et elle
enseigne même précisément le contraire. Il fallait
être un Jean-Jacques pour croire que l'homme, à
létat sauvage, n'a que des vertus et que l'égoïsme
est une déviation de notre nature primitive. Avec
cet « utopiste », vous voyez dans le droit une notion
métaphysique et sacrée. Biologiste, je n'y distingue
rien de tel. Et je vois très bien en revanche les rai-
sons très fortes et purement positives, essentielle-
ment égoïstes, qui ont poussé l'homme à fonder les
sj^ndicats de garantie et d'assistance qu'on appelle
des sociétés. Je vais plus loin et j'estime que la
grande majorité de nos semblables, voire les plus
malheureux, les plus déshérités, souhaitent obscu-
rément la continuation d'un régime social qui leur
est devenu indispensable par l'effet d'habitudes plu-
sieurs fois millénaires. En sorte que, d'un commun
accord, on doit, me semble-t-il, imiter l'éducation
des siècles passés et développer chez les jeunes hom-
mes le sentiment du devoir plutôt que la conscience
de droits qu'ils n'ont que trop de tendance à s'exa-
gérer...
Ainsi parle, ou à peu près. Le Dantec, et vous
concevez aisément le trouble et même l'indignation
qu'un pareil langage devait provoquer dans certains
milieux. Cette indignation n'a pas été ressentie qu'en
Sorbonne : elle s'est propagée jusqu'aux extrémités
du corps enseignant, et de pauvres cerveaux de pri-
246 FÉLIX LE DANTEC
maires, touchants de crédulité, de foi naïve dans la
Science — avec une majuscule cette fois — ont été
bouleversés par le dernier livre de leur auteur pré-
féré. L'un d'eux écrivait :
« Que penserait-on d'un général qui ferait tirer
sur ses troupes ? Telle est exactement l'impression
de douloureuse stupeur qu'a produite sur nous la
nouvelle attitude de M. Le Dantec ».
Je dois dire que la stupeur a été moins vive et sur-
tout moins douloureuse chez ceux qui croient con-
naître vraiment Le Dantec. Que parle-t-on de sa
« nouvelle » attitude ? Comme il n'avait pas réfléchi
jusqu'ici aux problèmes politiques, il demeurait
vis-à-vis d'eux sur une prudente réserve : le jour
qu'il s'y est sérieusement appliqué, il est arrivé à
des conclusions qui l'ont surpris et peut-être con-
tristé tout le premier, mais qu'il n'a pas pu ne pas-
adopter, parce qu'elles lui étaient imposées par une
force supérieure à ses propres inclinations.
Le Dantec « fait de la logique » comme d'autres
font des calembours ou de la tuberculose. C'est son
état naturel. Il a, de son maître Pasteur, le souve-
rain détachement, la magnifique impersonnalité
scientifique : aucune affirmation, s'il ne l'a préala-
blement vérifiée, n'a pour lui la valeur d'un article
de foi, et, conservant dans l'ordre politique la même
liberté d'examen que dans l'ordre scientifique, ana-
lysant, définissant, enchaînant — toutes choses in-
connues d'un Jean-Jacques — , il était inévitable-
ment exposé à bousculer dans ses conclusions le nua-
geux édifice des annonciateurs de la Cité future. Ob-
servez que les mêmes hommes qui lui font grief au-
jourd'hui de son indépendance d'esprit à l'égard des
« immortels principes » ne trouvaient pas assez d'élo-
ges pour sa critique incisive du spiritualisme. Tant
FÉFJX LE DANTEC 247
que Le Dantec ne s'attaquait qu aux métaphysiciens
de la philosophie, tout allait bien et il était une des
lumières de la Sorl)onne. Mais voilà que Le Dantec
s'en prend aux métaphysiciens de la politique et
avec la même puissance d'argumentation, la même
rigueur de méthode, leur démontre l'inanité du
dogme radical-socialiste . aussitôt l'antienne change
et le grand homme de la veille n'est plus bon qu'à
jeter aux corbeaux.
La morale de cette histoire, c'est qu'il n'est pas
prudent de se fier aux Celtes, qu'ils s'appellent Cha-
teaubriand, Lamennais, Renan ou Le Dantec : aucun
parti, aucun système politique ou religieux, n'est
sûr de leur adhésion définitive et sans réserve.
Mais défection n'est pas trahison. Si un parti dé-
tenait la vérité totale, ils lui resteraient inébranla-
blement fidèles, mais la vérité a trop de facettes, et
l'infirmité de leur nature les empêche de se conten-
ter, comme les autres hommes, d'une vérité inci-
dente et fragmentaire. Ce tourment de l'absolu, qui
est proprement un mal celte, fait qu'ils ne sont à
l'aise nulle part. Souhaitons qu'on ne les appelle
jamais au gouvernement du monde : par hor-
reur (lu relatif, ils le conduiraient aux pires catas-
trophes. Mais, tout en les bannissant de la Répul)li-
que, rendons-leur justice : ce n'est pas lintérêt qui
les guide. La mobilité de leurs opinions, dont ils
portent les premiers la peine, vient uniquement de
leur impuissance à résister aux sollicitations de tout
ce qui porte le caractère ou revêt l'apparence d'une
vérité : dupes quelquefois et plus souvent d'une clair-
voyance extraordinaire, ils s'inquiètent peu d'avoir
l'air de se contredire, et je crois même qu'ils n'en
sont pas autrement fâchés. Peut-être ne sont-ils
248 FÉLIX LE DA^r^EC
aussi versatiles que parce qu'ils sont un peu plus
fins et beaucoup plus désintéressés que le commun
de leurs semblables. Et peut-être aussi ce que La
Bruyère dit du cœur que, seul, il concilie les cho-
ses extrêmes et admet les incompatibles, s'applique-
rait-il assez bien aux Celtes qui sont avant tout des
sentimentaux, — même quand ils font de la logique,
comme Le Dantec.
IL
SUR LA MORT DE FÉLIX LE DANTEC.
{Liberté du 9 juin 1917).
Avec quel déchirement j'écris ce nom en tête de
mon article ! J'ai perdu le plus cher de mes amis,
mon plus ancien compagnon, car nous nous con-
naissions depuis l'enfance, et je voudrais m'isoler
dans mon chagrin, en épuiser à l'écart toute l'amer-
tume.
Cette satisfaction égoïste m'est refusée. Le public
a le droit de savoir ce qu'était l'homme qui vient de
disparaître, la grande perte qu'ont faite en lui la
science et les lettres françaises. Je suis mal qualifié
sans doute pour parler du savant. D'ailleurs, de très
bonne heure, Le Dantec avait abandonné les recher-
ches pures de la biologie pour la philosophie des
sciences; son cerveau était tourné vers la synthèse.
Pasteur, qui Taimait comme un fils, l'avait chargé
de fonder un laboratoire à Sao-Paulo pour l'étude
de la fièvre jaune. C'était au plus fort de l'éiDidémie.
Il avait vingt-trois ans, l'âge des épanouissements
sentimentaux. Les hôpitaux regorgeaient. Il vécut
dix-huit mois, comme un chartreux, au milieu de
FÉLIX LE DANTEC 249
cette pourriture mortuaire. Mais ce rude noviciat
décida de sa vocation : les problèmes de la vie et de
la mort l'intéressèrent seuls désormais.
Nommé à son retour du Brésil maître de confé-
rences à la F'aculté de Lyon (1893), puis chargé du
cours d'embryologie générale k la Sorbonne, il pu-
blia coup sur coup la Matière vwanfe, Théorie nou-
velle de la tne, V Unité dans Vètre vivant, etc., etc.
Tous ces livres se tenaient étroitement : c'étaient les
pièces d'un vaste système philosophique qu'il cons-
truisait avec une hâte fiévreuse, le pressentiment
très net de la brièveté de sa destinée. Que vaut ce
système ? Félix Le Dantec, quoi qu'il en soit, est le
premier qui ait appliqué à l'étude des êtres vivants
les méthodes qui avaient servi jusque-là pour l'étude
des corps bruts; il se flattait d'être arrivé à raconter
tous les phénomènes vitaux objectifs dans « le lan-
gage général de l'Equilibre ». Les étrangers le te-
naient pour l'égal de Comte.
Sa pensée eût-elle évolué par la suite ? « Ayant
aperçu les limites du connaissable, dit Gaston Des-
champs, et libérée des bornes fatales de l'empiris-
me, peut-être eût-elle rencontré, dans une dialecti-
que hardie, la pensée d'un Henri Poincaré, d'un
Boutroux, d'un Bergson ? » Je ne le crois pas pour
ma part. L'agnoticisme scientifique de Le Dantec
n"avait fait que se fortifier avec l'à'ge. J'en parle en
homme très détaché et qui, philosophiquement, ha-
bitait aux antipodes de l'auteur du Conflit. Mais ce
libre-penseur véritable avait cette originalité de
comprendre et d'accepter les formes de pensée qui
lui étaient les plus étrangères. Il ne cherchait ja-
mais, fût-ce dans son entourage, à imposer ses fa-
çons de voir ; il ne contrariait personne sur ses
croyances et, par respect pour la chrétienne accom-
2u0 FÉLIX LE DANTEC
plie qu'il avait épousée (1), il faisait maigre le ven-
dredi, comme Littré, qu'il rappelait par tant de côtés
et qui fut, comme lui, une manière de saint laïque,
de chrétien sans la Grâce. Il doit y avoir tout de
même, dans le Paradis, un petit coin pour ces
mécréants-là.
C'était surtout le plus sincère des hommes et qui
sacrifia tout à ce qu'il croyait être la vérité. Vous
savez le bruit que fit un de ses livres : UEgoismey
seule base de la Société et l'indignation qu'il provo-
qua dans les clans socialistes du haut enseignement.
D'aucuns crièrent à la traliison parce qu'il n'avait
pas respecté leur erreur. Cette erreur leur était
chère et, comme Rachel qui ne voulait pas être con-
solée, ils ne voulaient pas être détrompés. Et ils le
signifièrent à leur contradicteur en le confinant dans
des postes secondaires, en lui refusant la titularisa-
tion...
Le Dantec souriait de ces mesquines représailles.
DeiDuis longtemps sa santé était atteinte. Il se savait
perdu, mais il ne se plaignait pas. L'une des der-
nières fois que je le vis dans son cher Ty-Plad où
il se retrempait chaque année, car ce Breton ne pou-
vait se passer de sa Bretagne et c'était d'ailleurs un
de nos plus remarquables celtisants, il me dit avec
un accent que je ne lui connaissais pas et comme
s'il parlait déjà de lui au passé :
— En somme, j'ai été un homme heureux. En
trente ans de ma vie scientifique, je n'ai pas connu
une heure de doute. J'ai joui, comme aucun homme
n'en a peut-être joui, de toutes les découvertes de
(1) M"'' Yvonne Legvos, fille de la baronne I>egros et Tune des
amies les plus chères de l'admirable Elisabeth Leseur, dont une partie
de la correspondance lui est adressée.
FÉLIX LE DANTEC 2'iï
mon temps. Cette certitude que j'ai tout de suite ac-
quise, cette plénitude de sécurité, je les dois à la
méthode. La méthode, tout est là. Trois honunes
l'ont créée chez nous : Descartes, Lavoisier et La-
place. Ils ont fait la clarté dans le monde. La clarté,
la qualité essentielle du génie celtique !
Et il répéta encore :
— J'ai été un homme heureux. La vie m'a gâté.
C'est qu'il se satisfaisait de peu, comme la plupart
des Bretons qui sont indifférents aux vanités de ce
monde, comme ce La Tour d'Auvergne qui avait
pris pour devise : Bara, lez lia Hbrente, du pain, du
lait et la liberté, ou comme ce Duclos à qui M""" de
Rochefort disait un jour : « Oh ; vous, Duclos, on
sait ce qu'il vous faut : du pain, du fromage et la
première venue ». Son bonheur, il le mettait à
faire celui des autres. Il était adoré là-bas des pay-
sans. Trop faible pour s'engager, il avait pris du
service, au début de la guerre, dans un hôpital de la
région ; l'un de ses frères, René, commandait en
second le front de mer de Dunkerque ; un autre,
Jules, capitaine au 19^ de ligne, avait été promu
chef de bataillon et décoré pour sa magnifique dé-
fense de Tahure. Je vois encore Félix venant ni'ap-
porter la citation de ce brave.
— C'est un héros, tu sais, un vrai !
Il rayonnait de fierté fraternelle. Il y a deux mois,
le 15 avril, sur l'Aisne, la veille de Tattaque de
Craonne, le commandant Le Dantec partait en re-
connaissance avec un de ses hommes : on vient de
retrouver son corps criblé de mitraille. Le soldat et
le philosophe s'en vont presque à la même heure.
En des postes différents, tous deux ont fait leur de-
voir jusqu'au bout, Félix comme Jules. Et cepen-
dant une inquiétude travaillait cette conscience scru-
262 FÉLIX LE DANTEC
puleuse. Dans son agonie, on l'entendit demander :
— Ai- je été un bon Français ?
— Oui, Félix, lui répondit sa belle-mère, un bon
Français... et un bon Breton.
Il sourit... Ah ! comme la lande, les îles, la mer,
cette année, vont me sembler vides !
JOSEPH BEDIER DU MENEZOUARN
(A PROPOS DE SA RÉCEPTION A l'aCADÉMIE FRANÇAISE)
Sans doute nous ne sommes plus au temps où-
pour excuser 1 Académie française, qui avait appelé
à elle l'abbé Gallois, Fontenelle devait expliquer au
public qu'aucun des statuts de l'illustre Compagnie
ne lui interdit de recevoir « l'érudition qui n'est pas
barbare » sur le même pied que l'éloquence et la
poésie. Les plus grands de nos érudits, un Fauriei,
un Littré, un Gaston Paris, un Bréal furent des let-
trés de la plus haute distinction. Et c'est aujourd'hui
le cas d'un Joseph Bédier. Il y avait tout de même
jusqu'ici, à chaque élection de ce genre, un petit
mouvement de surprise dans le public : le moindre
vaudevilliste lui est assurément plus sympathique ei
est, en tout état de cause, beaucoup mieux connu de
lui que les plus fameux de nos érudits. Mais pour
Joseph Bédier, rien de pareil, et les cent et quelques
éditions de son Tristan en faisaient presque l'égal
de l'auteur de Phi-Phi.
Cependant, et puisque on veut que cette récep-
tion de M. Bédier soit un signe de renouveau celti-
que, comment ne pas s'étonner un peu que, dans
son très beau discours de réception, le nouvel aca-
démicien, qui a si bien parlé de son pays d'origine.
« noble entre les nobles terres de douce France », la
« petite île Bourbon », n'ait pas trouvé un mot de
254 BÉDIER DU MÉNÉZOUARN
souvenir pour une patrie plus lointaine dans le
temps, sinon dans l'espace, à qui, comme Leconte de
Lisle, il est pour le moins aussi redevable qu'à la
« perle de l'Océan Indien » et qui s'appelle la Breta-
gne ?
J'ai d'autant plus le droit de m'en affliger que
M. Bédier, le jour même de son élection, me fit le
grand honneur de me venir voir et, ne m'ayant
point trouvé, me laissa sa carte — une carte que je
conserve jDrécieusement et où étaient griffonnés
quelques mots qu'il avait tenu à signer « pour la
première fois «, me disait-il, de son nom complet :
« Joseph Bédier du Ménézouarn ».
PLien ne pouvait plus flatter mon amour-propre
de Breton. Qui dit Ménézouarn (colline de fer), dit
Breton jusqu'à la moelle, et je m'applaudissais déjà,
pour ma petite patrie, du nouveau lustre que ce
relèvement de titre allait faire rejaillir sur elle. Je
savais vaguement jusque-là que M. Bédier apparte-
nait à une vieille famùlle vannetaise, dont le chef,
compromis dans la conspiration de Pontcallec, sous
le Régent, avait cru prudent de passer aux îles pour
déjouer les recherches de ce terrible colonel de
Mianne que la Chambre royale de Nantes avait
lancé aux trousses des conjurés. Néanmoins, le nom
de Bédier ne figure pas dans les listes^ d'ailleurs
très incomplètes, qui furent remises au colonel ;
mais il est probable qu'on l'eût trouvé au bas de
l'acte d'association qui fut signé à Lanvaux entre les
conjurés et qui comprenait 5 ou 600 noms de gentils-
hommes des quatre évêchés. Petits hobereaux pour
la plupart. La grande noblesse, prudemment, les
Rohan, les La Trémouille, etc., s'était tenue à l'écart
du mouvement. Un collègue de M. Bédier au Collège
de France, et le plus savant homme de Bretagne,
BÉDIER DU MÉNÉZOUARN 25»
mon éminent ami M. Joseph Loth, a retrouvé, près
de Guéméné, je crois, la terre de Ménézouarn. Au-
cun doute, désormais, et c'est là, autant qu'à Bour-
bon, j'imagine, qu'il faut chercher le secret de cer-
taines attitudes du nouvel académicien et, plus spé-
cialement, de son amour presque filial pour les lé-
gendes arthuriennes. Ménézouarn est si voisin de
Brocéliande !
J'entends bien que ce Joseph Loth, qui a su si
promptement dénicher le terroir perdu de Méné-
zouarn, est aussi le même homme qui conteste à la
Bretagne l'honneur d'avoir servi de cadre à la mélan-
colique histoire de Tristan et (TYseult : c'est la Cor-
nouaille britannique qui aurait seule le droit, à l'en
croire, de revendiquer cet honneur. Il importe assez
peu, et M. Loth ne conteste pas tout au moins que les
fictions arthuriennes soient issues de la collabora-
tion intime du génie armoricain et du génie gallois.
Mais il y a une difficulté plus grande à mon gré.
Comment concevoir qu'une aventure comme celle de
Tristan et d'Yseult soit sortie d'un cerveau breton ?
Quand le prude Vives, dans son Institution de la
femme chrétienne, si diligemment traduite par no-
tre Pierre de Changy, mettait en garde les maris et
les pères du seizième siècle contre ces livres « pleins
de lasciveté et pestiférés, attirants à vice, comme
Lancelot du Lac, Tristan, Merlin, etc. », il ne faisait
que constater au demeurant ce paradoxe en appa-
rence inexplicable d'un peuple dont l'extrême sévé-
rité de mœurs, la pudeur presque farouche, ont
passé en proverbe de très bonne heure et dont la lit-
térature est en même temps la première qui établit
et fît triompher dans tout l'Occident le prétendu
dogme de la fatalité de la passion, excuse de l'adul-
tère qu'elle parait des couleurs les plus séduisantes.
256 BÉDIER DU MÉNÉZOUARN
Mais il faudrait savoir d'abord si ces couleurs se
trouvaient dans les originaux bretons et si elles n'ont
pas été ajoutées précisément par les adaptateurs
étrangers. Je le croirais volontiers et que les auteurs
bretons, enclins par tempéramment (car nulle race»
après la musulmane et la slave, n'est plus fataliste
que la race bretonne) à restreindre en toutes choses
la part de la responsabilité humaine, ne péchèrent
que par un excès de complaisance envers les mal-
heureux amants, plus victimes que coupables, dont
la volonté, à les entendre, demeurait aussi étrangère
aux égarements de leurs sens qu'elle est absente des
égarements de la raison.
M. Bédier a, lui aussi, marqué quelque étonne-
ment que des Celtes aient pu « inventer » la légende
de Tristan et d'Yseult, mais son étonnement vient
surtout de ce que le conflit douloureux de l'amour et
de la loi fait tout le fond de la légende, alors que,
dans l'ancienne législation celtique, le iliariage était
révocable à la volonté des parties. « Peut-elle (cette
légende), dit-il, avoir été conçue par un peuple qui
a considéré le mariage comme le plus soluble des
liens ?» 11 y aurait là contradiction et presque
incompatibilité, en effet. Mais M. Loth, cette fois
encore, a^ mis les choses au point, et il ne paraît
pas que l'union libre ait été un article du code
d'Hoël-Da, qui est le Solon des Gallois. La contra-
diction n'était qu'apparente.
Mais elle montre à quels embarras on se heurte
de tous côtés. Il n'est plus de mode sans doute,
depuis Michel Bréal, de voir dans 1' Iliade et VOdys-
sée des œuvres anonymes, filles de la route et du
hasard, mais il demeure qu'à passer par tant de
bouches et des rhapsodes, qui y introduisaient leurs
variantes personnelles, aux diascévastes et aux dior-
BÉDIER DU MENEZ OUAHN 237
thontes, qui les arrangèrent et les polirent, elles ont
dû subir bien des altérations et des interpolations
avant de se fixer par l'écriture dans le texte des
Pisistratides. Et qui sait, en définitive, comment se
forment les grands mythes humains ? Ils sont autant,
et davantage peut-être, l'œuvre de la foule, des siè-
cles, qui y ajoutent ou y retranchent, que des ma-
trices individuelles qui les ont engendrés pour la pre-
mière fois à la lumière. Ce sont des créations conti-
nues, si ce ne sont pas des phénomènes de généra-
tion spontanée. Et c'est pourquoi un comte de Tres-
san, au xvni^ siècle, et, avec autrement de génie, un
Tennyson, un Wagner, un Bédier, de nos jours, peu-
vent reprendre les vieilles légendes arthuriennes :
leur éternelle jeunesse, leur merveilleuse plasticité
font qu'elles s'adaptent à tous les temps et trouvent
immédiatement un écho dans les âmes.
17
CHARLES GENIAUX.
Romancier de la mer.
A PROPOS DE SON LIVRE (( L OCEAN )).
C'est la symphonie du Large. Toutes les orgues de
l'Atlantique y ronflent. Il y passe je ne sais quel
souffle acre de tempête, de saumure, d'eau-de-vie,
de rut et d'héroïsme; l'Océan y est évoqué, saisi à
l'état de force vierge, indomptée et vivante.
Et je reconnais volontiers que ce n'est pas ainsi
que les Parisiens se représentent « la grande bleue »,
comme l'appelle un des leurs, le délicat René Maize-
roy. Nous voici précisément à l'époque des villégia-
tures : la « saison » bat son plein sur les plages; il
est entendu qu'après le Grand Prix, Paris n'est plus
dans Paris, mais à la mer. La Manche, l'Atlantique,
se disputent la clientèle des « baigneurs ». Ce n'est
plus seulement Trouville, Dinard et la Baule qui
sont des rallonges de la capitale : toute la côte bre-
tonne est devenue une annexe du boulevard, une
banlieue maritime du quartier de la Bourse et de
l'Opéra. Paris, reste Paris toujours et partout et, par
contagion, tout se parisianise autour de lui, les êtres
et les choses.
Hélas ! oui, même la mer ! De juillet à septem-
bre, elle n'est que fanfreluches; elle fait toilette trois
fois par jour, comme une mondaine; elle sait toutes
les danses à la mode, tango compris — surtout le
CHARLES GÉNIAUX 2')0
tango, dont elle n'attend pas toujours que l'orches-
tre des casinos voisins lui donne le signal; elle a
même, de temps à autre, ses vapeurs et ses nerfs,
pour mieux ressembler à une petite maîtresse. C'est
la « mer élégante », chantée par Rodenbach... Gé-
niaux, lui, n'a voulu affaiblir d'aucune épithète
fénorme mot qu'il a donné pour titre à son
livre et qui l'emplit tout entier : VOcéan. Mais,
comme il fallait que cet écrivain se sentît les épau-
les solides pour porter le poids d'un pareil titre !
Il m'écrivait, quelques jours après la publication
de son livre :
« Je serais maintenant le plus heureux des Bre-
tons si, chaque jour, le courrier ne m'apportait soit
une rose, soit un chardon, soit du bois sec. Je veux,
par là, faire allusion aux articles de la presse sur
l'Océan. Mais je reçois aussi des lettres qui me bou-
leversent, me remuent jusqu'au fond de l'âme. Des
écrivains ou des lecteurs m'écrivent quelles émo-
tions ils éprouvent à vivre parmi mes matelots. Et,
dans mon grand orgueil, j'ai conscience de n'avoir
pas été trop écrasé par mon titre... Oui, mon or-
gueil est aussi grand que la misère de mon esprit.
Vis-à-vis de la foule, je maintiens mon attitude; je
sais ce C[ue l'écrivain vaut en moi. Hélas ! vis-à-vis
de moi-même, c'est un désolé qui se regarde et qui
crie sans espérance. La lumière vacille. Où vais-je
avec mon amour si réel pour les souffrants ? Je vais
à la mort, à rien, ni plus ni moins que le dernier
des niais. Ma femme et moi, si unis, nous sentons la
détresse nous envahir à mesure que semble s'affer-
mir ma situation littéraire. Ma situation ? Et pour-
quoi mon grand effort ? Qui me pousse ? Du vent.
Ce n'est pas [ici le nom (Vun j)hilosophe rationa-
liste) qui me consolera... »
260 CHARLES GÉNIAUX
L'émouvante confidence que voilà et qu'on dirait
écrite pour servir de contre-partie au « roseau pen-
sant » de Pascal, s'affirmant supérieur à l'univers
qui l'écrase ! Et que cette impression de détresse, ce
sentiment de la vanité de l'effort, à l'heure même
du triomphe, est bien d'un Breton, d'un homme de
cette race étrange que le bonheur rend triste et qui
n'est vraiment à l'aise que dans le remâchement du
passé, dans le deuil et dans le regret !...
Mais quel autre aussi qu'un Breton eût pu péné-
trer à cette profondeur dans l'âme de ses compa-
triotes et, comme le plongeur de la légende, y faire
tinter l'anneau mystique, gage et symbole de l'in-
frangible alliance qu'elle a conclue avec la mer ?
La Bretagne ne s!est pas toujours appelée "la Breta-
gne. Certes ce nom de Bretagne qui vient du celtique
breiz et qui veut dire « nuancé, iDigarré », il n'en est
pas de plus congruent, de mieux approprié au ca-
ractère du pays à qui il fut conféré dans un senti-
ment tout à fait étranger d'ailleurs à l'esthétique et
à la géographie (1). « Que le Dieu de la mélancolie
te protège et que le tailleur te fasse un pourpoint de
taffetas changeant, dit, dans la Nuit des Rois, un
personnage de Shakespeare, car ton âme est une
véritable opale. » Cela ne s'appliquerait-il pas mer-
veilleusement à la Bretagne et, comme on a dit de
l'Irlande qu'elle était l'émeraude des mers, ne paur-
rait-on pas dire de cette chatoyante contrée qu'elle
est l'opale du couchant ? Mais la Bretagne porta
jadis un autre nom que lui avaient donné les Celtes
et qui était encore le sien au temps de César : l'Ar-
(1) On sait que ce sont les Bretons insulaires du v^etdn Vl» siècles
qui, en souvenir de la patrie perdue, donnèrent son nom àl'Armorique
qui les avait recueillis.
CHARLES GÉNIAUX 261
lîiorique. Or Armor ou Armorik est un mot composé
qui veut dire « pays au bord de la mer » ou, plus
simplement, « pays de la mer » (1). Appellation aussi
justifiée que la première, mais plus inattendue et
même tout à fait étrange, quand on y réfléchit, car
bien d'autres pays dans le monde sont baignés par
la mer, que nonobstant on n'a pas appelés des « pays
de la mer ». D'où vient-donc la faveur échue à celui-
ci ■? Et le mot de l'énigme, Flaubert, d'aventure, cer-
tain jour qu'il pérégrinait à la pointe Saint-Mathieu,
ne laurait-il pas trouvé sans le savoir ?
« Je sentis tout à coup, dit-il, que j'avais derrière
moi toute l'Europe et toute l'Asie, et, devant moi, la
mer, toute la mer ! »
Eh bien, — autant que ces hypothèses rétrospecti-
ves sont permises, — c'est très probablement la
même impression que durent éprouver les « grands
barbares blancs » qui, descendus des hauts plateaux
•de l'Asie Centrale (car je me refuse, jusqu'à preuve
du contraire, à faire du bassin de la Baltique le pre-
mier habitat de la famille humaine), arrivèrent un
jour, au bout d'on ne sait combien d'années, de siè-
■cles peut-être de marche, dans le pays après lequel
il n'y avait plus rien — rien que la mer — et où il
fallait donc qu'ils s'arrêtassent. Finis terrœ. Ici était
le terme obligatoire de leur exode; ils ne pouvaient
■aller plus loin. Ils avaient derrière eux, ramassées,
perdus dans la brume de leurs souvenirs ataviques,
la formidable Asie et la monstrueuse Europe de
(1) Arcmorlci : anteniarinl. qiiia are = ante ; more = mare;
moriei = mari>ii. Are aurait donc le même sens que l'irl. air et le
gall. ar et voudrait dire denuit. L'<? par la suite est tombé (G. Dottin :
la Langue gauloute). — Rectifier à l'aide de cette note l'étymologie
donnée à la p. 3 du tome I de PAme Bretonne.
262 CHARLES GÉNIAUX
l'âge quaternaire, des milliers et des milliers de
lieues de steppes, de forêts, de marécages, de
landes, de monts, de plaines, de vallées et,
devant eux, la mer, toute la mer, l'immense
virginité des eaux. Partout où ils se portaient,
ils se heurtaient à elle ; ils la retrouvaient
jusc|ue dans les terres, où elle dardait, comme de
grands tentacules d'argent, ses estuaires et ses
fiords, où elle se creusait de grands lits de repos,
qui furent, plus tard, la rade de Brest, le golfe du
Morbihan, la baie de Douarnenez. C'était comme
une obsession, une hantise. Et ils finirent par com-
prendre qu'ils étaient sur une terre réservée, une
terre sur laquelle la mer avait mis son sceau, qui
était comme une annexe continentale de son grand
domaine maritime, en un mot, une colonie, un pays
de la mer : Arrnor...
Les géologues leur ont donné raison : la science a
confirmé les intuitions de la barbarie primitive.
Nous savons aujourd'hui que la Bretagne émergea
la première de l'abîme, aux âges siluriens. C'est la
plus vieille terre du monde, et il lui en est resté
quelque chose. Elle avait primitivement la forme
d'une île; merveilleuse opale du couchant, pour re-
prendre notre comparaison de naguère, les eaux la
sertissaient de toutes parts. Puis, d'autres terres, à
l'Est, sortirent de l'abîme, se rapprochèrent, se sou-
dèrent à elle. D'île, elle devint une péninsule; mais
on dirait qu'elle a gardé la nostalgie de son premier
état; il semble qu'on la voie, le dos tourné au monde,
perdue dans la contemplation de cet infini marin
qui l'épousait jadis de toutes parts et qui pénètre
encore jusqu'à son cœur par le double mouvement
quotidien de ses marées.
Que la race qui habite une terre chargée d'un tel
CHARLES GÉNIAUX 263
passé ne soit pas semblable aux races du reste de
la France, qu'il y ait, en elle, quelque chose dautre
et comme un ressouvenir confus de la préhistoire,
qui pourrait s'en étonner ? Le fait est que l'œuvre
de Géniaux, bien que se passant de nos jours et met-
tant en scène des êtres directement pris sur le vif,
comme ce magnifique Fanch Trémeur, dont on re-
trouverait le prototype dans le sauveteur Auffret, a
des allures, un accent, presque un bâti d'épopée
primitive; avec leurs titres abstraits : la Tempête,
la Coi(x>e du Goémon, le Saurefaye, etc., les cha-
pitres en ressemblent à des chants.
Entendons-nous. Cela n'a rien d'homérique. 11 y
manque la lumière hellène et celte vénusté qui
adoucissait déjà les contours de l'Olympe naissant.
Tous ces êtres-ci sont taillés dans le granit de leurs
rivages; ils en ont la rudesse, la lourdeur et la puis-
sance. S'ils s'apparentent à des héros de légende,
c'est à ceux des Siebelungen ou de la Chanson de
Roland, ou même aux Troglodytes de Rosny. Aussi
bien, l'art de Charles Géniaux est-il plus plastique
qu'introspectif. Il y aurait une étude bien intéres-
sante à tenter sur la manière de ce romancier, qui ne
s'est jamais mieux réalisé que dans le présent livre,
admirable restitution de la vie des sauveteurs bre-
tons, et dans l'extraordinaire gargouille symbolique
appelée VHomrne de peine. Consciemment ou non,
Géniaux applique à la littérature les procédés et le
« faire » des anciens imagiers ; si on voulait lui
chercher des ancêtres directs, c'est peut-être aux
tailleurs de calvaires qu'il faudrait les demander,
à ces artisans anonymes dont le ciseau, à la fois réa-
liste et mystique, campa, sur les places de nos
bourgs, le peuple grouillant des crucifixions...
Ou plutôt c'est à l'Océan lui-même qu'on s'adres-
264 CHARLES GÉNIAUX
serait pour l'expliquer — cet Océan qui est aussi
une manière d'artiste démesuré, modelant la dune
avec le pouce des vents, canonnant la roche avant
de la polir et dont Hugo disait que ses fantaisies
sculpturales, étrangères à ce que nous nommons le
goût et toujours sublimes, dégagent tf une sorte de
plaisir terrible », — celui-là justement qu'on goûte
à la lecture de Géniaux.
AU VILLAGE.
ANSELME CHANGEUR — JOS PARKER
JEAN DES COGNETS.
Tous nos villages, qu'ils soient bretons, lorrains,
beaucerons, normands, provençaux, saintongeois,
ont-ils certains traits généraux faciles à dégager et
qui leur donnent, à défaut d'une physionomie com-
mune, un certain air de parenté ?
Changeur le croit. Anselme Changeur est le dé-
voué secrétaire général de la Société pour la protec-
tion des paysages, — si dévoué qu'on en abuse un
peu. II ne s'en plaint jDOint. Il trouve tout naturel
qu'on lui laisse faire toute la besogne de la propa-
gande, de la correspondance et du bulletin. Beso-
gne écrasante, s'il en est. Mais Changeur touche une
indemnité ? Pas un fifrelin : c'est tout au plus si
on lui rembourse ses frais de poste. A elle seule, la
correspondance qu'il lui faut entretenir avec les dé-
légués de la Société, les municipalités, les adminis-
trations locales, etc., suffirait à remplir la journée
d'un homme bien entraîné. Et Changeur trouve en-
core le temps de voyager, d'enquêter sur place,
d'écrire des rapports et de faire des conférences ! Il
y a dix ans qu'il mène cette vie de galérien volon-
taire et M. Beauquier, qui préside la Société des
paysages de France, qui est député et membre de la
26<î AU \^LLAGE
majorité radicale, n'a pas encore pu décrocher pour
son collaborateur le petit bout de ruban rouge qu'on
prodigue à tant de prét^^ntieuses nullités de la poli-
tique et des lettres (1).
Ajoutez que Changeur, qui se dépense ainsi sans
compter pour la défense de notre patrimoine natio-
nal, est un écrivain charmant, pittoresque, disert,
riche d'aperçus ingénieux et de remarques émues ou
plaisantes, une sorte de Toppfer des paysages de
France. Il faut l'entendre parler du Village, tel qu'il
s'est cristallisé en son esprit, du Village en soi, syn-
thétique et concret tout ensemble :
« Le Village, dit-il, est l'habitat humain le plus
proche de la nature; c'est le premier anneau — an-
neau de mariage, pourrait-on dire — de la chaîne
qui relie — et qui le lie — l'homme à la nature.
C'est au village que s'opère la mystique et féconde
union. Le paysan, le villageois, revêt toute la gran-
deur d'un symbole sans s'en douter, comme il sied.
11 incarne en quelque sorte la force même de la
terre à laquelle il s'adapte strictement par son as-
pect, son attitude, son geste; il s'y relie comme l'ar-
bre trapu et noueux s'incorpore au sol qu'il fouille
de ses racines et dont il boît la sève, ardente comme
du sang ».
Et cette force — ce dynamisme, — puisée dans le
flanc de la terre, ne se traduit pas seulement en ac-
quisitions matérielles, en muscles et en hémoglo-
bine : elle est aussi génératrice de vigueur morale
(]) Le fait est qne ce passionné, délicieux et modeste serviteur de
la beauté française est mort la boutonnière vierge en 1920. Il avait
publié en ces derniers temps un recueil de pensées sur l'amour d'un
tour très fin, encore qu'il y éclate un scepticisme et une misogj'uie
assez déconcertants. On lui doit aussi de curieuses impressions de
Hollande. Mais c'est à la Bretagne qu'il avait donné son cœur.
AU viij..\»;e :iH7
I et de vigueur intellectuelle. Comptez les iiommes
l illustres en tous les domaines qui ne peuvent pas se
! réclamer de la terre, c'est-à-dire de leur village ou
de celui de leur père et de leurs aïeux ! Leur nombre
est infime. Chez jDresque tous, il y a un ancêtre pay-
san. Droiture, bon sens, équilibre des facultés équi-
valent chez les meilleurs à un certificat d'origine :
ils leur viennent du village ancestral, comme en
viennent le blé, le vin, les fruits. Rien ne pousse
sur le pavé, — que la chlorose et le vice.
Honorons donc le Village, connue nous y invite
Anselme Changeur. C'est pour l'avoir trop méprisé,
ridiculisé, chansonné, pour avoir trop prôné les
avantages et la prétendue supériorité de la ville —
. <le la ville qui consomme et ne produit pas — que
nous avons déterminé ce mouvement général d'exo-
[, de, cette désertion progressive des campagnes, une
[ des cau.ses de l'affaiblissement de notre natalité et,
[ qui sait ? peut-être de notre moralité publique.
*
Et, précisément, voici qu'à l'autre bout de la
France, du délicieux bourg arcadien de Fouesnant,
une voix fraternelle répond à Changeur, fait écho à
sa louange du Village. Le nom de Jos Parker n'est
peut-être pas venu jusqu'à vous ? C'est que Parker
est un sage, qu'il vit à l'écart des cités, entre sa
pipe et son chien, dans une petit manoir breton
presque aussi bas que les pommiers qui l'ombragent
et que, s'il chante, s'il écrit, c'est pour lui et pour la
douzaine de braves gens qui lui composent son au-
ditoire.
Il ne prend même pas la peine de faire éditer ses
livres à Paris; son dernier recueil — prose et vers —
268 AU VILLAGE
le Journal de Village, porte la firme d'un libraire
morlaisien (1). Et qui donc intéresserait-il, en effet,
dans l'énorme et bruyant Paris, ce recueil qui ne
parle que des choses et des êtres aperçus dans un
rayon de quelques arpents, même quand ces ar-
pents-là sont ceux d'un petit paradis terrestre, célè-
bre pour la juteuse saveur de ses pommes et l'incar-
nadine fraîcheur de ses Eves à collerettes tuyautées
et à devantiers de soie cerise ou lilas ? Mais, l'été
venu, vous ferez peut-être une infidélité au boule-
vard. Alors et si les dieux vous conduisent vers
l'un de ces verdoyants estuaires ou sur l'une de ces
plages de sable rose qui s'ouvrent comme des lèvres
dans l'âpre granit finistérien, prenez ce livre, em-
portez-le et, à vos heures de trêve, de grève et de
rêve, feuilletez-le devant la mer : aux émanations
iodées des varechs, à la rude salure du large, il mê-
lera pour vous sa senteur agreste, son odeur de ver-
ger, de foin mûr et de chair en fleur.
Al laouenan a gar ato
E doen ha kornig e vro...
« Le roitelet aime toujours son toit et le petit coin
de son pays », dit la sagesse de Bretagne. Jos Par-
ker, qui connaît le proverbe, qui l'a piqué en épi-
graphe à son livre, ne veut être qu'un roitelet. Mais
il arrive que ce roitelet, çà et là, chante comme un
rossignol. S'il redescend à la prose, c'est en lui gar-
dant quelque chose d'ailé. Et cependant cette prose
est celle d'un réaliste, d'un honome pour qui le
(1) Le précédent: Sotis les Chênes, son principal recueil poétique,
avait paru en 1891, à Rennes, chez Caillière. Jos Parker est mort en
1916 : ses admirateurs et amis lui ont élevé un lcc''h à Fouesnant
même, qu'il appelait « un jardin dt la mer ».
AU VILLAGE 269
monde extérieur existe, suivant l'expression de Gau-
tier, qui voit et qui sait traduire sa vision en mots
évocateurs, à la fois pittoresques et précis.
Ecoutez ce joli couplet sur la pluie bretonne — la
pluie au Village :
« Depuis ce matin, s'assomhrissant par degrés, le
temps est parvenu au noir d'encre. La clarté est
morte dans le ciel funèbre, couleur d'ardoise tom-
bale, si bas qu'il semble écraser la terre; et sur
toute la campagne évanouie s'étend un voile opa-
que, tissé des hachures de la pluie : uae pluie obsti-
née, ruisselante, qui fouaille les ajoncs roux, ravine
les talus et répand le trop plein des, douves sur les
chemins... De feau, de l'eau partout; de leau tor-
rentueuse — comme si les cataractes diluviennes
voulaient renouveler la noyade des humains... De
Teau... de l'eau en folie... Les maisons du village,
toutes portes closes, sont comme enveloppées d'une
étoffe de fumée que découpe la rue luisante et vide.
A côté de l'église — arche échouée au pied de l'if,
surgi comme un récif sur une mer de brume — les
croix du cimetière simulent de petits fantômes qui
étendent les bras pour tordre des linceuls, sur une
grève bosselée d'épaves humaines... C'est le règne
de l'eau, avec ses évocations meurtrières. Elle en-
gloutit jusqu'au vent : rien que le bruit obsédant de
la pluie qui grignotte les ardoises et glousse dans les
gouttières » (1).
Il y a mainte page de cette saveur dans le Journal
de Village. Et c'est bien en effet ici un journal. Par-
ker l'a griffonné au jour le jour, sur quelque carnet,
(1) Comparez, dans le tome II de VAme bretonne, le passage de
Gustave Geffroy : « Il ne faut pas aller en Bretagne si l'on n'aime pas
la pluie, etc. »
270 AU VILLAGE
en marge de ses croquis (car il est artiste aussi et
vous l'aviez sans doute deviné), et le livre s'est fait
tout seul, sans que l'auteur y ait songé.
Tel quel, je le répète, il est charmant. Conscrits
qui défilent en scandant leur marche titubante d'une
rauque mélopée, mendiant traînant ses guêtres sur
la route, commères à la veillée, dévotes à la chapelle,
aubergiste à son comptoir, jouvencelles à la danse,
et M. le sous-préfet dans sa calèche, et Pandore sur
son destrier, toute une humanité en réduction est
saisie là sur le vif, dans son geste essentiel, avec son
ridicule, son tic, sa grâce ou son sourire. Et ce livre
est sain. Il est le vivant commentaire de la confé-
rence de Changeur. Au précepte il ajoute l'exemple.
On aperçoit par lui ce qu'est ou du moins ce que
devrait être, sans l'affreuse politique, la vie d'un Vil-
lage de France : vie simple, harmonieuse et forte,
déroulée à l'ombre du clocher, cadencée par ses son-
neries aériennes, vie pareille à celle qui nous don-
nait au Moyen-Age une Jeanne d'Arc, dans les temps
modernes un Mistral et qui. Dieu merci, en dépit de
l'odieuse engeance des « délégués », est encore capa-
ble de nous donner un Parker.
*
* *
Et, après Jos Parker, voici Jean des Cognets, au-
tre peintre de la vie de Village — Cottet ou Simon
après Peyen-Perrin ou Afred Guillou.
Son livre s'appelle : D'un vieux monde. Titre un
peu hermétique, aux yeux de certains qui ne con-
naissent pas l'auteur, parfaitement clair pour ceux
qui possèdent déjà leur des Cognets. Car de quel
autre « vieux monde » que de la Bretagne pourrait
AU VILLAGE 271
nous entretenir ce pur Breton ? La forme adoptée
par l'auteur surprendra davantage : les vers s'y en-
I trelacent à la prose ou plutôt les chapitres du livre
— si ce sont là des chapitres, car chacun d'eux fait
un tout complet et contient en raccourci la matière
d'un gros roman — y sont séparés par des pièces de
vers, tantôt isolées, tantôt en groupes, où le lecteur
peut voir à sa fantaisie une illustration, un commen-
taire ou un interlude, comme on disait au temps du
[ symbolisme. Tant y a que cette forme insolite (au
moins de nos jours, car nos pères s'y complaisaient
fort, témoin La Fontaine, le jovial Chapelle et ce
coquin de Voltaire lui-même) donne beaucoup de
grâce et d'aisance au livre. Elle l'aère, si je puis
dire. Mais elle complique un peu la tâche du criti-
cjue qui, dans un même recueil, est tenu de considé-
rer tour à tour le poète et le prosateur et de porter
sur eux un double jugement. Mais ce jugement sera-
t-il aussi favorable au poète qu'au prosateur — ou
réciproquement ?
Dans l'espèce, la difficulté est plus apparente que
réelle. Car, chez Jean des Cognets, le poète ne fait
C]ue transposer dans le mode lyrique les dons mê-
mes du prosateur, son réalisme savoureux, ses ma-
gnifiques réserves d'observations, son verbe dru,
nourri, substantiel et capable cependant, tant il sait
rester souple, des plus beaux élans comme des plus
suaves effusions. Et le poète, de son côté, prête au
prosateur son œil visionnaire, ce sens de 1' « au-
delà » et des correspondances mystérieuses qui nous
relient à l'âme universelle.
« Il était bien vieux déjà, dit l'auteur dans son
avant-propos, le monde que décrit ce livre, quand,
un inoubliable soir d'été, toutes les cloches de toutes
L les chapelles éparses dans ses campagnes s'unirent
272 AU VILLAGE
aux cloches de toutes ses paroisses pour sonner son
glas. Ceux qui se battent pour lui, si loin de lui, le
reconnaîtront-ils quand ils reviendront ? J'ai tenté
du moins de retenir quelques-uns de ses aspects
essentiels, tandis qu'il en était temps encore. »
Ainsi, sans qu'il le dise expressément, mais cela
résulte de son titre et du soin même qu'il a pris de
ne localiser aucune de ses actions, de n'individuali-
ser aucun de ses personnages, c'est une œuvre de
synthèse qu'a entendu faire Jean des Cognets; c'est
la Bretagne, ce sont des types bretons, c'est, lui
aussi comme Changeur, la vie d'un Village idéal —
d'un village du pays breton cependant — qu'il veut
nous présenter dans un chapelet de récits qui soient
des récits alertes, vivants, pittoresques, concrets,
tout en se haussant au-dessus de l'accidentel et en
conservant leur caractère général. Et, certes, je crois
qu'il n'est pas resté inférieur à son ambition, si
haute fût-elle. Malgré tout, il n'a pu s'abstraire si
complètement de lui-même et de son clocher que
quelque chose n'en ait passé dans son livre. « L'ac-
cent du pays où l'on est né, dit La Rochefoucauld,
demeure dans l'esprit et dans le cœur comme dans
le langage. » C'est cet « accent » qui dénonce
l'homme de l'Argoat (1) qu'est plus spécialement
Jean des Cognets; né à Plounévez-Moédec, en pleine
Cornouaille domnonéenne, c'est de Plounévez-Moé-
dec qu'il a surtout vu la Bretagne. Comment l'a-t-il
vue ? Je le dirai tout à l'heure. Et l'a-t-il vue comme
elle est ou comme il la voulait voir ? Nous avons
affaire ici, remarquez-le, non pas seulement à un
rêveur, à un sentimental, à un poète, mais encore à
(1) Je rappelle qu'on divise assez souvent la Bretagne eu Argoat
(pays des bois) et en Armor (pays de la mer).
AU VILLAGE 273
un tempérament critique de premier ordre, donc,
comme on dit outre-Rhin, essentiellement objectif.
Et c'est une garantie que nous ne trouvons pas, j'en-
tends au même degré, chez tous les écrivains
bretons.
« Il ne faudrait jamais dire l'Espagne, mais les
Espagnes », observe quelque part Barrés. Peut-être
aussi devrait-on dire les Bretagnes et non la Breta-
gne. Il apparaît bien tout au moins qu'il y a pres-
que autant de Bretagnes que d'écrivains bretons et
qui toutes sont vraies d'ailleurs par quelque côté. La
Bretagne, en somme, est un « état d'âme » et il n'est
que de choisir, entre tant d'effigies, celle qui corres-
pond le mieux aux nuances de notre sensibilité. Du
moins est-ce ainsi que je m'explique qu'entre tant de
livres publiés sur les « pardons », et dont l'un pour-
tant est un pur joyau littéraire, le probe Breton^
mais sans grande ouverture, qu'était François-Marie
Luzel ne celât pas sa préférence pour la Bretagne qui
croit de Louis Tiercelin. C'est qu'une certaine roideur
puritaine lui était restée de ses longues controverses
avec les diascévastes armoricains : le tour d'imagina-
tion palingénésique, dont il avait observé les premiè-
res manifestations chez La Villemarqué et qu'il re-
trouvait dans la nouvelle école, effrayait quelque peu,
je pense, son réalisme appliqué, scrupuleux et terre-
à-terre; il ne devait supporter qu'avec peine cet élar-
gissement prodigieux de l'humble conscience indi-
gète; fermé à toute symbolique, il ne voyait point ou
ne voulait point voir au-delà des faits et s'irritait,
comme d'une déformation, de toute glose qui n'était
qu'éloquente ou pittoresque.
Je crois pourtant, et bien que le livre de Jean des
Gognets ne se défende à l'occasion ni du pittoresque,
ni de l'éloquence, que D'un vieux inonde eût trouvé
18
274
AU VILLAGE
grâ'ce devant ce juge sévère et qu'il en eût goûté tout
au moins l'émouvante sincérité. Et lui aussi, d'ail-
leurs, était de l'Argoat et, sinon de Plounévez-Moé-
dec, d'un terroir presque contigu : l'ombre du
Ménez-Bré, après qu'elle a couvert les futaies de
Porz-en-Park, n'a pas grand chemin à faire pour
atteindre la girouette de Keramborgne (i); c'est du
même belvédère géologique — et spirituel — que les
deux auteurs ont vu la Bretagne et qui a lu chez l'un
la ballade du seigneur de Penanstank, cet évêque
interdit que la vindicte populaire s'est plus à loger
IDOur l'éternité dans la « bouillie » d'un marais voi-
sin et dont Albert Le Grand se borne à dire, dans
son Catalogue des Evêques de Cornouaille, qu'il fut
enterré « sans enfeu ni épitaphe », n'est pas très
étonné de découvrir chez l'autre l'aventure, guère
plus édifiante, de l'abbé Chuidic, victime de son
penchant immodéré pour l'alcool et traînant sa sou-
tane de cabaret en cabaret. Evocations pénibles,
mais nécessaires peut-être, imposées par le même
esprit de probité historique qui est leur grande mar-
que à tous deux et rachetées d'ailleurs, chez des
Cognets comme dans les recueils de Luzel, par tant
de peintures ineffables, d'effigies virginales, voire
proprement angéliques, telles qu'on n'en rencontre
plus qu'au fond de la Cornouaille et dans les fres-
ques des Primitifs. Nous rentrons ainsi dans la Bre-
tagne traditionnelle, dont nous ne nous étions pas
tant écartés, malgré l'apparence, et qu'il ne faut
pas confondre avec la Bretagne conventionnelle ;
nous retrouvons l'autre « aspect essentiel » de l'âme
bretonne : la rêverie, l'inclination mystique. Jean
(1) Voir au tome II de L'Ame bretonne : de Keramborgne à Pln-
zunet.
I
AU VILLAGE 275
■des Cognets ne l'a pas plus inventé que le reste. Et le
fait est que nous connaissions depuis longtemps les
deux faces de cette Bretagne déconcertante, si rude
et si douce tout à la fois; mais peut-être qu'aucun
•écrivain breton n'avait su comme lui, dans une lan-
gue plus nuancée, en même temps que plus pleine,
exprimer et fondre en une seule ces deux images
contradictoires de la plus hégélienne des races.
Le seul défaut d'un tel livre (je parle _pour le criti-
•que) est qu'il échappe à toute analyse. Ce sont bien
les mêmes personnages qui circulent d'un bout à
l'autre du recueil et burinés d'un trait si sûr qu'ils
s'incrustent dans la mémoire et n'en bougent plus
désormais : tels 1' « innocent » Fanch-ar-Lac'h, le
Tieux marquis de Maugouar, le trimardeur Diber-
rès, ce type par excellence du déraciné breton,
l'évangélique M. Le Minous, le tonitruant abbé Ta-
labourdon ou ces archanges foudroyés, l'abbé Chui-
dic et le clerc Mandez, engagé « à Islande » pour la
moitié du prix d'un homme; mais ces personnages
accomplissent une action différente dans chacun des
sei^t récits qui composent le volume et l'on ne peut
songer à résumer ces sept récits.
Tous les sept sont à lire et à retenir. S'il me fallait
cependant indiquer une préférence et faire un choix
dans ce captivant heptaméron, c'est le Droit du
Seigneur que j'élirais, l'histoire de la douce et
passive Lizaïc Malzenn, séduite par un affreux
tyranneau de village nommé Bondiou, grosse
de ses œuvres, abandonnée, jetée au ruisseau
et qui pousse l'esprit de mansuétude jusqu'à
faire saluer le gredin par son petit : « Dis :
bonjour. Monsieur le maire ! » Et le récit aurait pu
finir là. Et ce n'eût été que du Maupassant — du
Maupassant supérieur. Chez des Cognets, il se pour-
276 AU VILLAGE
suit pendant quelques lignes qui étonnent d'abord-
L'auteur prend le ton de la plaisanterie; il semble
n'attacher qu'une importance secondaire à l'aven-
ture qu'il vient de nous conter et qui est monnaie
courante dans nos campagnes. Et brusquement, dans
un bref paragraphe final, le ton rebondit sur un
roulement de Dies irœ : Dieu s'évoque dans son pla-
fond de nuées, comme au jour où il viendra juger les
vivants et les morts, les Bondiou passés, présents et
futurs... Je ne sais rien d'aussi saisissant. Grand art
donc, si l'on veut. Cet art-là, quoi qu'il en soit, n'est
pas le fait d'un simple intellectuel, comme on dit
aujourd'hui (1), et si bien doué soit-il.
Et c'est en définitive le secret de cette maîtrise
que Jean des Cognets vient d'affirmer dès son pre-
mier livre d'imagination et qui ne surprendra pas
autrement du reste les fidèles du Sillon : il y a ici
plus qu'un écrivain de la grande race, plus qu'un
peintre fidèle et scrupuleux — scrupuleux jusqu'à
l'intransigeance — des mœurs de son pays; il y a un
homme de cœur, un croyant et — oui, je risque le
mot — un apôtre.
(1) Le mot sert surtout depuis Taffaire Dreyfus. Henri Massis
{Jugements) l'a retrouvé cependant chez Renan, dans ses cahiers de
séminariste. « Renan, dit-il, est, je crois, le premier qui ait employé ce
mot substantivement. Littré n'en donne aucun exemple. » On le
chercherait vainement d'ailleurs dans le Renan de la maturité.
AUGUSTE DUPOUY.
DE (( PARTANCES )) A (( L AFFLIGE ».
J'écrivais, le 15 décembre 1905, à propos du pre-
mier livre de vers d'Auguste Dupouy : Partances :
« Voici un début remarquable. Toute la nostalgie
des ports bretons est enclose en ce mince volume de
180 pages. Auguste Dupouv est né en 1872, à Gon-
carneau. Il n'est pas de ceux qui sont venus en flâ-
neurs sur la grève bretonne chercher des inspira-
tions, « croquer le motif »; il n'a pas découvert la
mer un beau matin, en sautant de wagon. La mer
ïiatale s'est insinuée en lui lentement, du premier
jour où il a ouvert les yeux, et il est tout fait d'elle
de son haleine, de ses iodes, de sa salure, de son
rythme, de ses nuances. Il est le poète qu'attendait
la Bretagne maritime. Il l'a dite en lettré sans doute,
voire en grand humaniste formé à l'école de Frédéric
Plessis, mais toujours en « homme de la partie »,
non en amateur et comme seul Tristan Corbière, dans
une gamme plus v'olente, l'avait dite avant lui. Sur
le quai, Nocturne, Ulle, La Sirène aux ijeux verts,
Nox, vingt autres morceaux, aussi achevés, aussi
« prenants », sont, à cet égard, de vraies merveilles
d'évocation. Je reconnais les très beaux vers au mys-
térieux frisson qu'ils me donnent. Et ce frisson, je
l'ai senti presoue à chaque page du livre d'Auguste
278 AUGUSTE DUPOUY
Dupouy, qu'il évoquât les « voix des nuits par les
mers étales », le « soleil souffrant » de son pays :
immergé
Dans la laine d'un ciel tl^e,
Dans l'étain de la mer bretonne,
ou la détresse morale de ces « soldats de frontières »^
Dont Rome impériale, oisive entre ses murs,
Usait jadis la force en des combats obscurs,
Près du même océan, par les mêmes bruyères.
Ils dressèrent des camps, ouvrirent des cnemins.
Défrichèrent le sol à travers mainte alerte.
Sous l'herbe qui le vêt, de sa tenture verte
Se déchiffre toujours le labeur de leurs mains.
Ils connurent aussi des jours de flânerie.
D'une besogne à l'autre un loisir morne et lent.
Et, je crois les ouïr dans le passé, sifflant
Sous le ciel de Vexil des airs de la patrie...
« Partances mériterait une longue étude qu'il
m'est pénible d'être obligé de remettre à des jours
meilleurs. Peu de livres à tant de délicatesse et de
sobriété unissent une telle intensité d'émotion. On
peut fonder de grands espoirs sur Auguste Dupouy.
Aujourd'hui, je ne fais que saluer cette jeune gloire»
encore peu connue, qui monte doucement, discrète-
ment, sur l'horizon... »
Et dix-sept ans — longum aevi spatium — après-
l'apparition du premier livre de vers d'Auguste
Dupouy, voici son premier roman : L'Affligé. Et tout
de même, entre les deux livres, il n'y a pas eu un
vide, un espace mort. Si le romancier n'avait pa&
encore fait entendre sa note, on avat pu apprécier
du critique, avec un Vigny singulièrement aigu, une
étude de littérature comparée : France et Allemagne^
le premier de nos livres d'ensemble sur la question.
AUGUSTE DUPOUY 279
Puis un sociologue, dont l'information savait se
faire vivante et pittoresque, se révélait dans
Pêcheurs Bretons : les connaisseurs faisaient un suc-
cès des plus vifs à cette enquête magistrale et l'Aca-
démie sanctionnait leur suffrage en lui attribuant,
en 1921, le prix Marcellin Guérin, comme elle avait
attribué, en 1906, à Partances, la majeure partie du
prix lArchon-Despérouses.
Quel sera maintenant le sort de U Affligé ? C'est
un très beau livre, un peu abrupt peut-être, non par
sa forme, qui est parfaite, mais par sa donnée et
ses personnages, qui ont encore, sous leur vernis de
civilisés, toute la sauvagerie des premiers âges. A
ceux qui ne se plaisent que dans une Bretagne con-
ventionnelle, je dirai : « Laissez-là L'Affligé. Ce livre
n'est pas pour vous. » Aux autres, que n'effraient pas
les constatations d'une psychologie aigiie quelque-
fois jusqu'à la cruauté, je dirai au contraire : <; Voilà
le livre qu'il faut lire; voilà, non pas toutes les âmes
certes (et l'auteur n'a garde de généraliser), mais
quelques spécimens des âmes qui hantent les four-
rés ténébreux, les vieilles salles embrumées de nos
manoirs bretons, — et même de certains logis moins
aristocratiques, car, dans toutes les classes de la so-
ciété, on rencontre de ces Celles extrêmes à la façon
de François de Trohanet, capables du meilleur com-
me du pire, et qui sont du bois dont on fait les for-
bans, les héros et les saints. »
Eh ! oui, encore un coup, cela nous change fie
l'églogue habituelle, et Kérizel et Prat-Meur n'ont
que de lointaines analogies avec la tour d'Elven.
De l'églogue, il y en a sans doute, même dans ce
livre amer, et l'on ne s'y assassine pas à toutes les
pages : vous feuilleteriez longtemps les maîtres du
genre avant de trouver, dans des paysages plus
280 AUGUSTE DUPOUY
amoureusement dessinés, une plus fraîche et plus
suave figure de Bretonne que cette Marie-Rose qui
est la figure centrale du drame. Mais, autour de
Marie-Rose, il y a les messieurs de Trohanet, Fran-
çois et Hubert, Etéocle et Polvnice d'une Thébaïde
sans Antigone, et cette rivalité tragique des deux frè-
res, cette haine sourde de la douairière de Trohanet
pour son fils disgracié, je serais tenté de dire que
c'est de 1" Eschyle ou du Sophocle transporté sous les
brumes armoricaines, si ce sombre conflit de famille
n'était assez dans la ligne des vieux romans de la
Table Ronde où les passions atteignaient un paroxys-
me qui n'a point été dépassé. On s'aimait, on se
jalousait et on s'entretuait aussi frénétiquement à
la cour du roi Marc'h.
Et, précisément, nous sommes ici au pays de ce
barbon et de sa volage moitié, Yseult aux blonds
cheveux : quelque chose du Tristan légendaire, à
qui son chagrin avait tourné l'esprit et qui répon-
dait au roi Marc'h qu'il s'appelait Tantris et qu'il
était le fils d'une baleine, s'est transmis peut-être
à r Affligé d'Auguste Dupouy.
Et le fait est tout au moins que, comme nous ne
pouvons nous empêcher, malgré ses erreurs, de com-
patir à la souffrance amoureuse de Tristan, notre
sympathie, malgré son fratricide final, ne peut s'em-
pêcher d'aller à ce François de Trohanet, victime
encore plus lamentable du double complot que tra-
ment contre lui-même son cœur ombrageux et la
malice d'une mère sans entrailles.
C'est lui, ou plutôt son sobriquet mélancolique,
qui a fourni le titre du livre. Et ce sobriquet pour-
rait servir à toute sa race. « Les Bretons n'ont ja-
mais eu de bonheur », aimait à dire Féval qui ne fai-
sait exception que pour les Nantais, gens circons-
AUGUSTE DUPOUY 281
pects « qui regardent où ils mettent le pied et qui
sont les Normands de la Bretagne ». Tel ne saurait
être évidemment le cas de François, natif de Kérizel,
en Saint-Jean-Trolimon (Finistère), et pied bot de
surcroît. Madame de Trohanet, avec son arrogance
de parvenue et ses prétentions ridicules au bel air,
Hubert de Trohanet, le brillant officier d'Afrique,
même M. de Rustéphan, le vieil archéologue dont la
montre s'est arrêtée au pliocène, pourraient se con-
cevoir à la rigueur sous une autre latitude; ils ne
sont pas de ces figures qui réclament nécessairement
un cadre plutôt qu'un autre. Mais r Affligé, lui,
sentimental, farouche et réticent, tout gonflé d'une
tendresse qui s'aigrit d'être renfermée et lui tourne
à la longue sur le cœur, comment l'entendre, le voir,
le situer en dehors de ses solitudes natales ? Il leur
appartient, il est, comme l'ajonc, comme les chênes
tors des talus, un produit spécial de ce sol âpre et
deshérité en apparence et cependant d'une si mer-
veilleuse sensibilité sous-jacente.
En vérité, je ne connais pas, dans la littérature
romanesque de ces vingt dernières années, de carac-
tère masculin plus en harmonie avec son milieu.
Dupouy, visiblement, a étudié celui-ci avec une com-
plaisance particulière. Et c'est qu'il est bien rare
qu'un premier roman ne soit pas en partie une con-
fession et, jusque dans le récit de passions ou d'évé-
nements qui nous sont le plus étrangers, nous trou-
vons le moyen d'introduire un peu de nous-mêmes.
Une conception si strictement bretonne du person-
nage principal de L'Affligé risquerait cependant
d'indisposer certains lecteurs si, comme le fait obser-
ver la dédicace du livre, la Bretagne n'était juste-
ment la terre d'élection de ces sortes de déséquili-
brés supérieurs et si, de Bretagne ou des pays cel-
282 AUGUSTE DUPOUY
tiques, ces nouveaux héautonstimoroumenoï, ces
bourreaux de soi-même... et quelquefois des autres^
ne s'étaient répandus un peu partout dans l'univers.
Le mal de François de Trohanet perd ainsi de son
caractère exceptionnel pour devenir une des multi-
ples variétés de la grande névrose intellectuelle et
morale connue sous le nom de byronisme (bien que
très antérieure à Byron), qui a tant fourni à la litté-
rature de la première moitié du dix-neuvième siècle.
Mais, alors que les romantiques byronisaient lyri-
quement et se complaisaient à l'étalage de leurs souf-
frances, François de Trohanet porte son mal en de-
dans et il faut toute la subtilité de l'auteur pour dé-
brider cette plaie secrète et qui ne veut pas guérir.
Voilà par où U Affligé se distingue d'un Chatterton
ou d'un Antony. Rassemblant tout ce qui précède»
on pourrait le définir assez bien, je crois, un cas de
byronisme armoricain observé avec les yeux d'un
disciple de Stendhal et rendu avec le frémissement
intérieur, la souplesse de style d'un émule de
Fromentin.
LA HAUTE-BRETAGNE.
A René Giivait.
La Constituante avait divisé la Bretagne en cinq
départements. Ils subsistent toujours, mais à cette
division artificielle on préfère généralement la di-
vision en Haute et Basse-Bretagne qui n'est pas beau-
coup plus exacte, car il y a au moins trois Breta-
gnes en Bretagne. Et il est vrai que ces trois Breta-
gnes ont des caractères communs. L'unité d'origine
d'abord : le mèziie sang coule aux veines des moru-
tiers cancalais, des éleveurs du Léon et des saul-
niers du Bourg-de-Batz. Et la physionomie générale
des trois régions est sensiblement la même aussi.
Il suffit pour s'en convaincre de se reporter à la
page célèbre des Mémoires d'Outre-Tombe : vallons
étroits et profonds, où coulent, parmi des saulaies
et des chenevières, de petites rivières qui prennent
brusquement à quelques lieues de leur embouchure
la majesté des fleuves américains, futaies à fonds
de bruyère et à cépées de houx, plateaux pelés,
champs rougeâtres de sarrazin, grandes landes se-
mées de pierres druidiques autour desquelles plane
l'oiseau marin, solitudes infinies où l'on peut che-
miner des journées entières sans apercevoir autre
chose que des ajoncs, des grèves et une mer qui
blanchit contre une multitude d'écueils, tous ces
zSi LA HAUTE-BRETAGNE
traits, recueillis dans la description de Chateau-
briand, peuvent convenir aussi bien à l'une qu'à
l'autre des trois Bretagnes : la Bretagne du Nord-
Ouest, où l'on parle la variété dialectale du celtique
connue sous le nom de breton armoricain; la Breta-
gne du Sud, dont Nantes est la métropole; la Breta-
gne de l'Est et du Centre, qui correspond à l'ancien
comté de Rennes," agrandi du Vitrélais, du Penthiè-
vre et du Porhoët et tel ou à peu près que l'avait
constitué, dès la fin du x*" siècle, le duc Geffroi I".
Ces deux dernières Bretagnes, depuis longtemps,
ne parlent plus que le français ou, comme on dit
là-bas, le « gallot » : mais nombre de leurs villages
€t de leurs bourgs portent encore des noms bretons,
reconnaissables aux préfixes en tré, en plou et en
lan; les « pardons » y font défaut, mais on y tient
toujours des « assemblées » et des « louées », comme
cette foire aux Terreneuvas oii se fait, en rompant
le pain sur une table d'auberge, l'embauchage des
hommes pour la grande pêche (1); le costume mas-
culin s'y est banalisé, sauf dans le Fougérais, où les
paysans, l'hiver, sur leurs gilets, passent encore le
sayon en poils de chèvre de leur homérique ancêtre
Marche-à-Terre: mais il reste quelque chose des élé-
gantes vêtures d'autrefois dans les guimpes et les
châles des femmes, dans leurs « devantières » de
satin crème ou lilas et leurs ceintures de moire à
boucle d'argent, dans leur coiffe surtout, d'une ri-
chesse et d'une variété extraordinaires, tantôt archi-
tecturale comme la mitre de Miniac-Morvan, tantôt
amenuisée, réduite aux proportions d'un petit carré
de dentelle guère plus large que la main, comme la
« polka » des environs de Rennes — la plus petite
(1) V. notre livre: Les Métiers j'ittornsques.
LA HALTE-BRETAGNE 285
coiffe de Bretagne — , tantôt éployée à la façon dune
grande paire d'ailes stylisées dont les extrémités st-
recourberaient en volutes, comme dans les campa-
gnes de Saint-Brieuc, tantôt adoptant cette forme
de conques marines qu'on voit aux svelt.es cancalai-
ses de Feyen-Perrin. Si vous voulez boire du cidre,
du vrai cidre breton, doré, sapide et doux-fleurant,
vous ne pouvez être mieux servis qu'à Lamballe ou
qu'à Plouer, dont les crus valent ceux de Fouesnant.
Et quel beurre de Bretagne serait comparable à ce-
lui de la Prévalaye, qui faisait les délices de M""* de
Sévigné ? Laënnec, dans la préface de sa Moutarde
celtique, comptait au nombre des mets qui ne dépa-
reraient point une table divine les poulardes de
Rennes, les huîtres de Cancale, les miches de Gui-
■ chen, les laitages de Fougères et ces fameuses brio-
ches « qui naquirent sans doute à Saint-Brieuc,
comme le démontre l'origine du mot », de mêmie que
les pralines, « blanches, brunes, roses, lilas », fu-
rent « inventées dans les fêtes de Lorge pour les sei-
gneurs du lieu, nos braves et généreux Praslins. »
Il n'est bon sel que de Guérande, comme il n'est fines
aloses qu'en Loire et loyal muscadet qu'à Nantes.
En vérité non, la Haute-Bretagne, pour reprendre
, l'ancienne appellation, moins exacte, plus commode
f que la division tripartite des géographes, n'a rien
à envier sur ce chapitre, ni sur beaucoup d'autres, à
la Basse. Et peut-être même, quelquefois, l'avan-
tage lui reste-t-il : Lokmariaquer possède le géant
des menhirs, le Men-er-H'roech, haut de 22 mètres,
mais il git à terre en quatre tronçons, tandis que la
pierre levée du Champ-Dolent, près de Dol, qui me-
sure 9 mètres 30 d'élévation, 8 mètres 70 de tour et
cjui plonge à 7 mètres dans le sol, commande encore
les solitudes de Carfantain.
286 LA HAUTE-BRETAGNE
Est-ce l'àme qui diffère ? Les pays de « marche »
participent toujours d'un double caractère et cette
Haute-Bretagne, riveraine de la Normandie, de TAn-
jou et du Maine, n'a pas été bien évidement sans
se ressentir, d'un tel voisinage. Les traits sont moins
accusés que ceux de la Bretagne bretonnante et il
semble que l'air y soit plus léger, moins chargé de
mystère et, pour dire le mot, sensiblement idIus
fade que l'air trégorrois ou vannetais. Autour de
Saint-Malo cependant, les « intersignes » sont aussi
fréquents cju'autour de Paimpol; ils s'appellent seu-
lement ici des « avènements ». Comme les femmes
des Islandais, les femmes des Terreneuvas sont
« averties » du décès de leurs hommes par des chan-
delles qui s'allument toutes seules, par des voix in-
connues qui les hèlent au détour d'un chemin creux,
par des larmes de sang qui s'égouttent sur leurs
couettes, par un goéland obstiné qui frappe à leurs
vitres, quelquefois par une apparition vaporeuse, le
fantôme de la victime, encore vêtue de son « ciré »
et coiffée de son suroit, qui les regarde de ses yeux
troubles, pâlit et s'efface. Les marins eux-mêmes, si
bronzés qu'ils soient contre les dangers physiques,
n'échapiDent pas à la contagion et pour eux, dit
M. Herpin, les processions de glaçons en dérive sur
le Banc sont les transparents cercueils des « péris en
mer », les cercueils de leurs âmes qui, encloses dans
ces étranges et miroitantes prisons, rôdent autour
des navires pour demander une prière. Les cloches
d'Is, en Basse-Bretagne, ont pour pendant exact
dans la Haute la cloche du Murain que des pirates
Scandinaves dérobèrent à l'église Saint-Melaine et
qu'une tempête engloutit : l'ouïe des pâtres, certains
soirs, perçoit encore sous les eaux sa rumeur étouf-
fée. Ces cloches submergées sont toutes un peu ma-
LA HAUTE-BRETAGNE 287
^iciennes ; elles prolongent, dans les profondeurs,
une existence clandestine; il arrive même qu'elles
remontent à la surface. C'est le cas, paraît-il, de la
cloche du Murain qui, toutes les fois qu'un grand
événement s'apprête pour la Bretagne, reprend sa
place au clocher de l'église métropolitaine et mêle
son timbre rouillé au concert des autres cloches...
Sonna-t-elle pour la naissance de René ? On veut
l'espérer et que, dans l'enfant obscur pareil à tous
les enfants, la cloche-fée pressentit l'écrivain de gé-
nie qui, suivant le mot de Brunetière, devait « réta-
blir parmi les hommes le sens presque éteint de
l'Au-Delà, c'est-à-dire, et du même coup celui de la
religion et de la poésie » : Chateaubriand est né à
Saint-Malo, si c'est à Combourg qu'il s'est connu.
Mais Combourg aussi est en Haute-Bretagne; ses
vieilles tours féodales sont toujours debout; elles se
mirent dans les mêmes eaux mortes; elles oppres-
sent de leur stature le même horizon mélancolique.
Certes il suffirait à la gloire de la Haute-Bretagne
que, sur une de ses bruyères, René adolescent se
soit éveillé au sentiment de l'infini. Et, pour que
cette terre affirmât plus hautement encore combien
elle était bretonne jusque dans ses contradictions,
c'est à quelques lieues de ce même Combourg, dans
la solitude svlvestre de la Chesnave, où il a recons-
titué les premières communautés celtiques, que
l'âpre génie d'un Lamennais conçoit son Essai sur
VIndifférence, sommet vertigineux qui, de chute,
en chute, doit le jeter aux abîmes de l'incroyance
universelle.
Chateaubriand et Lamennais, les deux plus grands
noms littéraires de la Haute-Bretagne et dans les-
quels on peut croire qu'elle se résume avec tous ses
contrastes et ses heurts, mais toujours son même
2J88 LA HAUTE-BRETAGNE
besoin d'absolu ! Il y a mieux pourtant que Com-
bourg- et La Chesnaye et, dans cette Haute-Breta-
gne encore, il y a Paimpont ou, comme on l'appe-
lait autrefois, Brocéliande, la forêt bretonne par
excellence, sanctuaire des traditions de la race cel-
tique et laboratoire de sa poésie. Merveilleuses fic-
tions du Val-Sans-Retour et de la Quête du Graal,
prodige de la fontaine de Baranton, dont quelques
gouttes, jetées sur la margelle, opéraient un brusque
changement atmosphérique, ombre adorable de Vi-
viane rôdant sous le couvert, fantôme de Merlin
prisonnier, sous un buisson d'aubépine, du sortilège
dont il a lui-même fourni la formule, telle est la fi-
délité de cette terre, sa puissance de conservation,
que leur prestige n'a pas faibli. Après avoir ravi
tout l'Occident, modifié la conception de l'amour
profane, instauré le dogme de la fatalité de la pas-
sion, les vieilles traditions de la forêt enchantée
continuent à vivre d'une sorte de vie souterraine
dans les âmes des riverains. La fontaine de Baran-
ton elle-même n'a pas perdu, si l'on en croit Paul
de Gourcy, toutes ses propriétés : quand on l'entend
mugir, c'est signe d'orage; dans les temps de séche-
resse, ie clergé s'y rend processionnellement, trempe
la croix paroissiale dans le bassin, la secoue sur le
perron et l'antique miracle se renouvelle... Pour des
« sots Bretons », comme les Bretons bretonnants ap-
pellent quelquefois leurs compatriotes des hautes
terres, concédez que les Bretons de la Bretagne ren-
naise n'ont pas mal servi la gloire de leur vieille
province !...
Paimpont est comme le cœur du pays celte. Nous
sommes avec cette forêt enchantée sur la limite des
trois Bretagnes : au Sud, par Redon, les marécages
de la Grande-Brière, les salins du Bourg-de-Batz, le
LA HAUTE-BRETAGNE 289
mail guérandais, vert écrin d'un des plus purs
joyaux que nous ait légués la Féodalité, nous tou-
chons à la Loire et à son grand emporium, Nantes-
la-Superbe, qui tranche par sa richesse, son luxe,
son heureux sens du commerce, sur la pauvre et
triste Bretagne d'alentour.
— Les Bretons n'ont jamais eu de bonheur, aimait
à dire le malicieux Paul Féval, excepté les Nantais
pourtant, qui regardent où ils mettent le pied et
sont les Normands de la Bretagne...
Saint-Nazaire, qui est l'avant-port de Nantes, se-
rait donc un peu normand aussi, par alliance. A
l'Ouest et au Nord, Paimpont regarde vers les âpres
solitudes morbihannaises, la riante Gornouaille, le
grave et charmant Trégor. C'est ici la Bretagne clas-
sique, si l'on peut dire, la Bretagne des « pardons »,
des calvaires, des binious, des menhirs, des korri-
gans, des clochers à jour, des vêtures pittoresques,
la Bretagne bretonnante des vieux bardes, rhapso-
des ambulants dont la rauque mélopée déchire l'air
dans les assemblées, mais qui est aussi la Bretagne
de Brizeux, de Hello, de Benan et de Le Braz, du
français le plus musical qu'on ait parlé au xix*' siècle.
Et enfin, à l'Est, Paimpont est tout rennais et haut-
breton. Mais où commence exactement la Haute-
Bretagne ? Là où manquent les fleuves et en l'ab-
sence d'un système orographique bien dessiné, c'est
l'incertitude, le vague. Il ne faudrait pas juger, par
exemple, la molle région ondulée, qui s'étend au-
delà de Vitré sur la description un peu trop conven-
tionnelle qu'en a donnée Balzac et qui ne s'applique
qu'à la Pèlerine et à ses environs. Ce pays de transi-
tion, ce border est moins breton que ne le dit Balzac.
Déjà pourtant, dans le vallonnement du sol, dans
ces levées de terre, cernant les petites divisions agri-
19
290 LA HAUTE-BRETAGNE
coles et toutes hérissées de gros arbres ou de fasci-
nes d'ajoncs, dans ce perpétuel ruissellement d'eaux
vives, de sources et de cascatelles, dans ces chemins
encaissés où s'enliserait encore, pendant les pluies
d'hiver et malgré les progrès de la voirie, le carosse
de M"*' de Sévigné qui eut là sa délicieuse retraite
des Rochers, dans un air jdIus vif et comme impré-
gné de senteurs marines, dans tout un je ne sais
quoi qui ne se peut définir et qui est particulier à ce
pays, on respire, on sent la Bretagne.
On y entre réellement à Vitré.
La défense de la Bretagne à l'Est s'appuyait sur
deux piliers qui passaient pour inébranlables : Fou-
gères et Vitré. Ils flanquaient le seuil du haut pays,
le bastionnaient vers la Normandie et le Maine. Ils
ne sont plus que des curiosités archéologiques.
Mais on en chercherait vainement d'aussi bien
conservées dans tout le reste de la Bretagne. Vitré
surtout nous est parvenu presque intact. La ville n'a
pas gardé qu'une moitié de son enceinte et. la tota-
lité de son imposant château fort de la Trémoille
dont le châtelet, la courtine et les cinq tours d'an-
gle aux noms pittoresques (la Montalifant, la tour
des Archives, la tour Saint-Laurent, la tour de la
Chapelle et la tour de l'Argenterie) font un cadre à
souhait aux magnifiques logis seigneuriaux enfin
dégagés et restitués dans leur état primitif : c'est en-
core dans ses rues et ses venelles, sauf aux abords de
la gare, un véritable musée à ciel ouvert. Rue Bau-
drairie, rue Gatesel, rue Notre-Dame, rue Poterie,
rue d'Embas, place du Marchix, carrefour Garen-
geot, ce ne sont que maisons à bardeaux et aux éta-
ges surplombants, pignons à boiseries sculptées,
toits à épis, faîtages ajourés, statuettes, gargouilles,
niches, tourelles, porches en ogive ou en plein cintre,
LA IIAFTE-BRETAGNE 291
tout un délicieux bric à l)rac du temps de la Renais-
sance et de la féodalité. L'église Notre-Dame a grand
air, quoique composite, mais sa chaire à prêcher
extérieure, timbrée d'un écu, tonna pendant toute la
Ligue contre les réformés et est entrée par eux dans
l'histoire; le trésor de la sacristie renferme une série
démaux du célèbre artiste limousin Penicaud. Au
pied des remparts coule la Vilaine, fraîche et dorée
ici comme une nymphe de Rubens. Et, la Grande-
Poterne franchie, voici le faubourg du Rachapt,
curieux assemblage de bicoques en tire-bouchon
dont les plus biscornues grimpent le long d'une
rue à pic où l'on peut voir travailler sur le pas de
leurs portes les ouvrières qui se livrent à l'indus-
trie du tricotage à main, une des spécialités vitréen-
nes avec les bagés, qui sont la grande friandise lo-
cale. Les aiguilles de buis trottent prestes aux doigts
des artisanes, mais les langues vont encore plus vite
et les yeux ne chôment point quand ua^-se un
étranger.
Se targuant, ni plus ni moins que Rome, d'une ori-
gine remontant à la guerre de Troie, Vitré, dont les
bourgeois se donnaient du gentilhomme, avait élu
pour fondateur Vitruvius, un des compagnons du
petit-lîls d'Enée, le légendaire Brutus, père putatif
des Bretons de la Grande-Bretagne. Vitrivius, est-il
besoin de le dire ? n'a jamais existé que dans l'ima-
gination de quelque scribe en mal d'érudition. Le
nom de Vitré ne commence d'apparaître que vers la
première moitié du xv siècle, avec ce Riwallon d'Au-
ray, qui fut une manière d'Aymerillot bas-breton et
à qui le duc Geffroi, pour prix de son zèle à le ser-
vir, apanagea un grand fief limitrophe du Maine et
de l'Anjou : le Vandelais. Riwallon y bâtit le château
de Vitré et prit le titre de baron. Au bout d'une an-
292 LA HAUTE-BRETAGNE
née, sa femme Gwen-Arc'hant (blanche comme l'ar-
gent), qui était de Basse-Bretagne comme lui, mit
au monde un fils qu'on appela Tristan. Et ce fut-
Tristan le bien nommé; car, à la mort de ses parents,
chassé par ses vassaux en révolte, il lui fallut cher-
cher un asile à Fougères près du Seigneur Main, le-
quel avait pour sœur Inoguen.
« Or, cette sœur, belle à merveille, dit la chroni-
que, aima Tristan de Vitré et, désirant l'avoir à
époux et non autre, révéla le secret de son cœur à
son frère Main, qui de ce requit Tristan. Et Tristan,
en s'excusant, répondit qu'il était déshérité et
n'avait terre où il la put mener quand il l'aurait
épousée. Adonc Main lui promit en dot de mariage,
avec la dite Inoguen sa sœur, tout ce qu'il avait en
Vandelais, outre le fleuve de Couesnon. Quand Tris-
tan se vit ainsi pressé, il considéra la grâce que lui
avait faite Main ; ainsi ne l'osa refuser, mêmement
pour l'honneur et la beauté de la demoiselle, et la.
prit à femme avec la dot qui lui fut assise et
baillée. »
Conte-t-on encore ce joli déduit d'amour aux pèle-
rins qui se rendent de Vitré à Fougères ? L'histoire
de Tristan et d'Inoguen a comme un parfum de che-
valerie. Les Guides devraient la recueillir : ce serait
la meilleure initiation aux beautés féodales de la
reine des places fortes bretonnes.
Fougères en effet offre cette singularité d'être à la
fois une ville industrielle — la première ville indus-
trielle de Bretagne après Nantes — et une ville du
plus parfait archaïsme, la ville par excellence de la
féerie celtique : Viviane de Brocéliande n'y est-elle
point honorée sous le vocable d'une sainte totale-
LA HAUTE-BRETAGNE 293
lîient inconnue de la liturgie officielle (1), et Juliette
Drouet, cette autre Viviane de cet autre magicien
<iu verbe que fut l'auteur de la Légende des Siècles,
n'y ouvrit-elle pas ses beaux yeux de jais à la lu-
mière ? Accord miraculeux du paysage et des amants
qui s'y bercèrent tout un été de 1837 ! Le soir sur-
lout, quand Fougères arrête ses métiers et que, ren-
dues au silence du passé, ses vieilles tours de Mélu-
3ine et du Gobelin, ses remparts, ses échauguettes
•et ses flèches s'enlèvent en noir sur le ciel, c'est un
rêve de Hugo réalisé; on dirait un de ces dessins à
•l'encre où, sous un ciel dramatique et mouvementé,
le grand poète s'amusait à ériger les capricieuses
architectures moyenâgeuses qui hantaient son cer-
veau de burgrave en disponibilité. Cette flore de
pierre épanouie à l'extrémité d'une longue artère
zîioderne — le boulevard de Rennes — peut à la
fois s'admirer d'en bas et d'en haut, car une partie
•de la ville la domine. De la Place aux Arbres, obser-
A'atoire merveilleux où aimait à s'accouder la rêve-
rie de Balzac suivant au fond du vallon la reptation
silencieuse de ses Chouans, un petit chemin brus-
que et ombreux, dit de la duchesse Anne, mène dans
le populeux faubourg du Nançon, pressé autour de
sa vénérable abbaye de Saint- Sulpicé et tout bruis-
sant, comme les rues de la haute ville, d'un claque-
ment de sabots et de galoches. C'est vers 1830 que
fut importée à Fougères la fabrication du chausson
de lisières qui occupait, quelques années plus tard,
un millier d'hommes. Fougères fabrique aujour-
d'hui tous les produits ordinaires de la cordonnerie;
ses ateliers sont pourvus des machines les plus per-
(1) Informations prises, Viviane serait une graphie erronée pour
Bibiane. Mais cette erreur même n'est-elle point bien significative 1
294 LA HAUTE-BRETAGNE
fectionnées; 15.000 ouvriers et 1.200 employés y tra-
vaillent dans 35 fabriques : le total de la production
s'élève à 80 millions de francs (1). Mais les crises
sont fréquentes céans; les grèves sans violence, mais
longues et 23assionnées. L'ouvrier fougerais est un
syndicaliste qui se prend au sérieux, la féodale Fou-
gères un second Limoges : tout s'y traite en accord
avec la C. G. T., qui donne au besoin l'impulsion^
entretient sur place des délégués pernianents. Pres-
que aucun soir, à Fougères, ne se passe sans quel-
que réunion corporative et ce n'est pas en somme
une des moindres surprises que réserve au visiteur
cette paradoxale cité d'y voir les questions écono-
miques les plus aiguës se débattre dans un décor du
temps de Merlin l'enchanteur.
Quelle différence avec Rennes 1 Rien — ou si peu
— n'y est du moyen-âge ou de la Renaissance; rien
ou presque rien, dans cette capitale d'Arthur de Ri-
chement et de François II, n'évoque les temps de
l'indépendance. Et, en revanche, tout y reporte l'es-
prit vers le siècle qui consomma l'asservissement de
la province. C'est ainsi qu'on a pu définir Rennes
un Versailles sans Versailles, autrement dit sans le
château ni le parc, mais avec les vastes avenues, les
routes droites, l'herbe entre les pavés et cette cou-
leur grise du temps passé qui, à Rennes comme à.
Versailles, revêt toute chose de sa mélancolie solen-
nelle. Mais la vérité est que Rennes est surtout une
ville parlementaire, et c'est pour n'avoir pas com-
23ris ce caractère qu'on l'a tant calomniée, même l'in-
dulgent Henry Houssaye qui, rappelant, à l'Acadé-
mie française, que Leconte de Lisle y passa ses pre-
(1) Ces chiffres ne valent, bien entendu, que pour la période qui
précéda immédiatement la guerre.
LA IIAT'TE-BRETAGNE 20.">
mières années d'étudiant, disait : « Encore que Ren-
nes ne soit pas précisément une ville enchante-
resse... » Mais Marbode, qui fut évèque de Rennes
et qui cultivait le vers « catapultin », a-t-il parlé en
termes plus flatteurs de sa bonne ville épiscopale ?
Urbs Redonis, spoliata bonis, viduata colonis,
Plena solis, odiosa polis, sine lumine solis...
Et Paul Féval — un Rennais encore — se mon-
trait-il plus tendre quand il parlait des puces de sa
ville natale, « renonnnées depuis Jules César pour
leur grosseur », et qu'il ajoutait : « A Rennes, pres-
que toutes les maisons ont à l'intérieur des galeries
régnantes qui ne rappellent en rien celles de Flo-
rence. Ce sont de longs appendices branlants comme
des échafaudages et soutenus par de simples soli-
veaux tout naïvement piqués dans les murs » ?
Voilà une belle description ! 11 est incontestable
que Rennes manque de gaieté, que la Vilaine, blo-
quée entre deux hautes parois de pierre, y fait l'ef-
fet d'un fossé bourbeux, que l'architecture de cer-
tains faubourgs laisse grandement à désirer; mais
sur la rive droite du fleuve, dans le quartier large
et aéré, où voisinent l'Hôtel de Ville, la Préfecture,
le Palais de Justice, le Théâtre, l'HôtelDieu, la Ca-
thédrale, etc., l'impression est très différente. Ce
sont bien là ces « belles grandes rues monumenta-
les » dont a parlé Taine et où il regrettait cepen-
dant qu'il n'y eût rien pour le goût. Il eût fallu dire
pour un certain goût, car le Palais de Justice tout au
moins, qui est l'ancien palais du Parlement de Bre-
tagne et qui fut bâti de 1618 à 1694 sur les plans de
Debrosse et décoré intérieurement par Coypel, Er-
hard et Jouvenet, possède toute la majesté qui sied
aux monuments de cette sorte. Et enfin Rennes a
296 LA HAUTE-BRETAGNE
son Thabor, un des plus beaux jardins d'agrément
qu'il y ait par le monde, sa porte Mordelaise, flan-
quée de grosses tours à mâchicoulis — tout ce qui lui
reste de ses ducs — , le Véronèse et le Jordaëns de son
musée, surtout ses Lices, ses Arcades et son Café de
la Comédie, fameux à vrai dire moins par lui-même
que par la clientèle panachée dont il était le ren-
dez-vous aux premiers âges de la République. Wal-
deck-Rousseau, qui y fréquenta, en gardait le plus
joyeux souvenir.
— Figurez-vous, me contait-il un soir, au Dîner
des Bretons de Paris, qu'il était divisé, comme la
Chambre, en droite et en gauche. Bien entendu, les
républicains, MéhauUe, Jouin, Martin-Feuille, Bri-
ce, Hovius, Durand, Robidou, moi-même, nous sié-
gions à gauche. A droite les conservateurs. Un ter-
rain neutre, le centre, occupé par un billard. Mais
il n'y avait pour tout le café qu'un billard, et les
deux camps comprenaient d'acharnés pousseurs de
billes. Des compétitions étaient à craindre. La gé-
rante, du haut de son comptoir, prononçait : « Au
tour de ces messieurs de la gauche ! » ou bien :
« Messieurs de la droite, le billard est vacant. »
Cette gérante était une belle et puissante dame qui,
avec un l)andeau sur les yeux et une balance dans
la main, aurait fait une excellente incarnation de la
Justice. Nous appartenions presque tous au liarreau;
nous avions le respect des formes. Et c'est ainsi que
des conflits sanglants purent être évités...
Le barreau rennais ! Il a sa page dans l'histoire.
Et le fait est que, sans remonter aux jurisconsultes
dont les statues ornent le perron du Palais (d'Ar-
gentré, La Chatolais, Touillier et Gerbier), bien peu
de barreaux de province comptèrent autant d'illus-
trations, depuis le bâtonnier MéhauUe, représen-
LA HAUTE-BRETAGNE 297
tant du peuple en 48, homme éloquent, mais dis-
gracié, sous le portrait duquel un plaisant qu'on dit
être Dumas père avait griffonné ce quatrain qui
courut tout Paris :
Cette image dont j'ai l'étrenne
Représente MéhauUe au regard incertain.
Ou lit en haut : lllc-et- VHaint-,
On devrait dire : Il eut vilain...
jusqu'au petit papa Jouin, guère plus grand que
Thiers et presque aussi bien doué que lui, en pas-
sant par M" Hamard, le Lachaud breton. M® Girau-
deau, M'' Ménard, M" de la Pinelais, M*^ Grivart sur-
tout, dont on citait ce beau trait : gouverneur du
Crédit Foncier en même temps que sénateur, il se
signalait par l'indépendance de ses votes. Un minis-
tre lui en fit l'observation :
— Je ne comprends pas, M. Grivart, je trouve
même étrange qu'un fonctionnaire vote si souvent
avec l'opposition.
Le soir même, Grivart donnait sa démission de
gouverneur et votait de plus belle contre le minis-
tère...
Il semble qu'on franchisse toute une civilisation
en passant de Rennes à Saint-Malo, de la vieille
cité parlementaire à la cité des corsaires, île plus
C]ue presqu'île, secouée sur son roc d'un obscur fré-
missement et toujours prête, dirait-on, à rompre
son amarre continentale pour se lancer dans les
aventures du large. Le même besoin d'inconnu, la
même aspiration vers les grands horizons de la Na-
ture ou de l'Ame travaille ses Jacques-Cartier, ses
Duguaj^-Trouin, ses Mahé de la Bourdonnais, ses
Surcoût, ses Chateaubriand et ses Lamennais. Re-
monteurs de courants, découvreurs de terres vicr-
298 LA HAUTE-BRETAGNE
ges, ils sont là comme dans une aire d'où ils s'élan-
cent pour annexer des mondes. Tout ce qu'ils tou-
chent, ils le renouvellent ou le marquent au cachet
de leur ardente personnalité ; Broussais fonde la
médecine physiologique; Lamettrie' fait de la psy-
chologie une annexe de l'histoire naturelle; Mauper-
tuis court jusqu'en Laponie mesurer le globe ter-
restre; Porcon de la Barbinais ressuscite Régulus;
Boursaint crée l'assistance aux marins. « Ville uni-
que au monde ! pouvait écrire Jules Simon. On fait
en un quart d'heure le tour de ses remparts et cepen-
dant, rien qu'à parcourir ses rues, on y apprendrait
l'histoire de France. »
Les étranges rues ! A peine le guichet de la Grand-
Porte franchie, on se sent tout de suite transporté
dans une ville à part et comme amphibie, une ville
de haut bord, une République de la mer. Tout y est
marin, jusqu'à l'escarpement des rues raides comme
des haubans, et au clocher de la cathédrale, élancé
comme un màt. Nulle autre ville ne possède de ces
maisons du xV siècle dont le pignon en petits car-
reaux de verre rappelle si étrangement les proues des
anciennes galiotes. Et que d'autres bâtisses somp-
tueuses ou bizarres accrochent l'œil au passage ; la
Maison d'Argent; le château des Bigorneaux, ainsi
nommé des mollusques lumineux qui, d'après la lé-
gende, étoilent sa face à Noël, pendant les douze
coups de minuit; la maison Renaissance à devanture
de iDois où naquit Duguay-Trouin; la belle maison
Louis XIV d'André Desilles, surnommé « le héros
de Nancy » qui, au cours d'une révolte militaire, en
1790, se jeta au devant des canons déjà bracjués et
fut tué en essayant d'arracher les mèches des mains
des servants; VHôtd de France enfin, ancien logis
des Chateaubriand et qui conserve dans son état pri-
LA HAUTE-BRETAGNE 2.\)9
mitif la chainl)re où, par une symbolique nuit
d'orage, la mère de René lui « infligea » la vie. Des
îles s'égrènent à l'horizon, cimetières marins préhis-
toriques, dont l'un, le Grand-Bé, a retrouvé sa des-
tination avec l'incurable hypocondre qui, pareil au
pharaon de la colline d'El-Kab, anonyme et so-
litaire comme lui, y a enfoui son dédain des hommes
et sa nostalgie de l'absolu.
Saint-Malo aussi s'endort deux fois l'an. Une pre-
mière fois après l'émigration de sa population mas-
culine vers Terre-Neuve; une seconde fois à la fin
de la saison balnéaire. Et elle ressemble ainsi tour
à tour à une ruche et à un tombeau. Le départ pour
Terre-Neuve a lieu généralement en mars. C'est la
veille de ce grand exode maritime qu'il faut voir
Saint-Malo, avec ses auberges mugissantes comme
des repaires de boucaniers. Derrière les remparts
on entend la mer qui roule dans la nuit. Au petit
jour, dans la brume, la caravane des Terreneuvas
s'enfoncera vers l'inconnu Et Saint-Malo, veuf de
ses fils, retombera au silence jusqu'à l'août pro-
chain, où la saison balnéaire emplira de nouveau
ses rues d'une animation factice et substituera dans
les bassins, aux lourdes coques des goélettes mo-
ruyères, la clientèle élégante du yachting interna-
tional.
D'ORLEANS A LANDERNEAU
A Raymond Prévost
Madame de Sévigné, quand elle allait en Breta-
gne, prenait volontiers le coche d'eau qui la menait
en musant à Ancenis ou à Nantes, d'où, par voie de
terre, elle gagnait les Rochers. On n'était pas à quel-
ques jours près en ces âges d'innocence et l'on ne
souhaitait pas, à peine parti, d'être déjà rendu. Nous
avons changé tout cela et, d'ailleurs, il n'y a plus de
ooche d'eau d'Orléans à Nantes et pour cause, puis-
que la Loire — ô progrès ! — n'est plus navigable.
Mais quoi ! c'est quand même et toujours la Loire et,
pas un moment jusqu'à Saint-Nazaire, la voie ferrée,
qui longe le beau fleuve chanté par Ronsard, ne lais-
se à l'œil le temps de se reposer. L'histoire s'inscrit
jDartout dans le paysage en traits magnifiques. Les
plus fameux sont rassemblés dans l'Orléanais et la
Touraine — cette Touraine heureuse qui a mérité
qu'on l'appelât le Jardin de la France et dont les
plans harmonieux semblent avoir été disposés par
une nature géomètre et musicienne. Là s'élèvent
Chambord, Blois, Chaumont, Chenonceaux, Am-
boise, Azay-le-Rideau, etc., demeures princières qui
nous font pénétrer au cœur même de la Renais-
sance française. Le siècle de François I" s'y est ex-
primé aussi pleinement et avec plus de souplesse et
de variété que le siècle de Louis XIV dans la fas-
tueuse synthèse de Versailles : c'est une suite de pa-
D'ORLÉANS A LANDERNEAU 301
ges merveilleuses, une chronique complète de la
cour des Valois écrite dans la pierre par des « maî-
tres d'œuvres » et des tailleurs d'images qui ne por-
taient pas tous des noms en i, comme on l'a cru
longtemps, et s'appelaient bravement Viard, Co-
queau, Gourdeau, Nepveu, Philibert Delorme et
Michel Colomb.
Il n'est pas indifférent de noter que l'un de ces
artistes, le dernier et le plus grand peut-être, avait
vu le jour « au diocèse de Saint-Pol-de-Léon ». Par
lui, comme par la souveraine qui l'appela auprès
d'elle et qui était cette petite « Brette » nostalgique
et têtue qu'épousèrent successivement Charles VIII
et Louis XII, la Bretagne prit une part glorieuse au
mouvement de la Renaissance française. Mais chez
elle, soit paresse d'esprit, soit fidélité à la tradition,
cette même Bretagne continua, presque jusqu'au mi-
lieu du xvr siècle, d'employer dans ses monuments
les formules périmées du gothique...
Le défilé de toutes ces merveilles, par express, ne
demande pas plus de cinq ou six heures, quand, au
temps de la marquise, il exigeait cinq ou six jours.
Et soudain, à Saint-Nazaire, voici l'Océan. La ville,
rectiligne et sans imprévu du reste, le port, les bas-
sins, les jetées, tout s'efface devant Lui. On dirait
qu'il est plus immense ici que partout ailleurs : le
contraste serait presque trop vif entre les coteaux
fleuris de pampres, les architectures d'une suprême
élégance qu'on vient de quitter, et ces espaces illi-
mités, parcour'us des grandes houles atlantiques
qui s'y déploient sans obstacles, si, près de là, dans
la dune, ne s'ouvraient sous les pins les criques les
plus reposantes, des hémicycles de sable blanc d'un
dessin si parfait qu'on les dirait tracés au compas :
Pornichet, le Pouliguen, la Baule, la Turballe — et
302 D'ORLÉANS A LANDERNEAU
d'un coloris si clair que le nom de Côte d'argent
conviendrait seul à cette zone privilégiée du littoral
JDreton commandée par les onze tours, les quatre
portes cardinales et les hauts remparts à mâchicou-
lis de son ancienne métropole Guérande, sarcophage
d'une cité momifiée.
Il n'y a pas cinquante ans, on jargonnait encore
un breton barbare dans quelques villages des envi-
rons du Bourg-de-Batz (1) et les paludiers de la ré-
gion portaient les gilets étages, les braies en toile
fine, serrées aux genoux par des jarretières flottan-
tes, la veste écarlate et le feutre à larges bords re-
levés sur le côté, qu'on ne leur voit plus qu'à la pro-
cession du Sacre et dans les cavalcades de charité.
La Grande-Brière, un peu à l'écart, noyée de bru-
mes, s'est mieux gardée, sans doute grâce à son iso-
lement : elle forme comme un maquis aquatique,
une Corse marécageuse au milieu de cette Bretagne
du Sud, plus française que bretonne. L'autre Breta-
gne, la « bretonnante », pour la découvrir, il faut
attendre d'avoir franchi la Vilaine et même poussé
un peu plus loin jusqu'aux abords de Vannes, chez
les Guénédours (2). C'est quelques tours de roue sup-
plémentaires à s'infliger : mais comme on en est
récompensé !
Quand, par le magnifique chemin de la Loire, on
arrive comme au bout d'une avenue royale à la li-
sière du mélancolique Morbihan, on est saisi mal-
gré soi par le changement qui s'opère dans le pay-
sage. Ces landes âpres, dont la plus grande, l'im-
mense lande de Lanvaux, a pu être comparée au dé-
sert de Gobi, ces forêts mystérieuses (Lanoë, Camors,
(1) Voir notre roman VAhbesse de Gitérande.
(2) De Guened (blé blanc"), nom du Vannetais.
D'ORLÉANS A LANDERNEAU 303
Quénécan, etc.), qui furent les bauges de la chouan-
nerie après avoir été les sanctuaires du druidisme,
ces longues files de peulvans et de menhirs proces-
sionnant jusc{u'aux limites de Thorizon, ces étangs
léthargicjues, mirant flans la rouille de leurs eaux
des fantômes de châteaux démantelés, tout ici, jus-
qu'à la grisaille de l'atmosphère, jusqu'au cri des
échassiers, seuls hôtes de ces solitudes, semble ap-
partenir au Passé et protester contre la violation de
son dernier asile.
Quel sortilège pèse donc sur ce pays ? D'où vient
cette immobilité des choses qui, à certaines heures,
en certains lieux, donne presque l'impression d'une
sourde hostilité ?
C'était, jusqu'au christianisme, une croyance ré-
pandue dans tout l'Occident que les âmes des morts
s"en allaient outre-mer habiter d'autres rivages, dé-
signés chez les Celtes sous le nom dWnnwyn, chez les
Latins iVorbis alhis^ et qu'avant d'appareiller pour la
traversée suprême ces aines faisaient escale dans les
îles du littoral armoricain transformées en entre-
pôts de l'Au-Delà. Les noms de Tombelaine, du
Mont Tombe (ancien nom du Mont Saint-Michel),
du Grand-Bé, du Petit-Bé {bé veut dire tombe en cel-
tique), d'Enez-Sûn ou île des Sept-Sommeils (île
de Sein), etc., rappellent encore cette affectation fu-
néraire. Dans l'esprit des anciens, l'Armorique, en
effet, passait pour la péninsule la plus rapprochée
du sombre rivage. D'où l'usage qui aurait prévalu
de bonne heure d'y conduire les dépouilles des morts,
surtout des morts illustres, pour éviter à leurs mâ-
nes un trop long voyage par terre : parvenus à des-
tination, on les inhumait au bord des flots, tantôt
sous une pierre levée [rnenhir), tantôt dans une cham-
bre sépulcrale, sous un mamelon artificiel {dohyien.
304 D'ORLÉANS A LANDERNEAU
galgal et tumulus). Le Morbihan, sans doute à cause
du nombre et de la proximité des îles du golfe, de-
vint ainsi, à une époque qu'il est malaisé de déter-
miner, mais assurément très ancienne, une vaste né-
cropole, un grand « champ dolent » du monde occi-
dental. Erdeven, Kerserho, Sainte-Barbe, la lande du
Haut-Brambien, Carnac surtout, avec ses 2,000 men-
hirs, débris de la prodigieuse forêt lithique qui le
couvrait autrefois, furent les principaux centres
d'inhumation. Mais comment, après avoir rempli
un tel rôle dans le passé, le Morbihan ne serait-il
pas un peu "mélancolique ? D'avoir été le cimetière
du monde il n'est pas que quelque chose n'en de-
meure au moins dans l'aspect général.
Et n'est-ce pas encore ce pays qui par trois fois :
en 56 avant J.-C, en 1364 et en 1795, servit d'ossuaire
à la nation armoricaine, à la fleur de la chevalerie
bretonne et aux derniers tenants de la monarchie
française ? A quelques pas de l'estuaire où la for-
tune et les vents trahirent la flotte des Venètes, à
l'endroit même où Charles de Blois tomba en ho-
quetant : Haa Domine Deus ! 952 gentilhommes de
l'armée de Sombreuil, fusillés et enfouis au lende-
main de Quiberon dans le champ qui reçut de la
piété populaire le nom de Champ des Martyrs, puis
transportés dans la chartreuse d'Auray, attestent
l'espèce de fatalité historique qui continue de peser
sur ce coin de terre, immémorialement voué aux
dieux infernaux. Hic cecidenint, lit-on sur le mau-
solée d'Auray. Inscription de charnier, laconique
et sublime, et qui semble envelopper dans son ano-
nymat volontaire tous les hôtes du ténébreux sous-
sol morbihannais !
« L'Armorique, terre des morts. » Cette formule
de l'historien des Gaules, Camille Jullian, est parti-
D'ORLÉANS A LANDERNEAU 30o
culièrement applicable au Morbihan. Encore ne fau-
drait-il pas étendre à tout le département ce qui
n'est vrai que de sa portion inférieure, la plus sau-
vage, mais non pas la moins émouvante et qui con-
traste par sa rudesse, son air d'antiquité, avec l'apai-
sante douceur, la grâce sans pareille, la verte fraî-
cheur des vallées du Blavet, du Loch, du Ninian
et de l'Evel.
La Bretagne est la terre des oppositions. On y
passe en quelques minutes de la tragédie à l'églo-
gue. Marie, la plus pure et la plus aimable des effi-
gies bretonnes, n'est-elle pas appelée par son poète
une « grappe du Scorff » ? Meyerbeer n'a-t-il pas
conféré l'immortalité musicale au charmant, quoi-
que tout conjectural « pardon » de Ploërmel ?
Octave Feuillet n'a-t-il pas placé dans la tour d'El-
ven la scène principale de son idyllique Roman d'un
jeune homme pauvre ? Et ce qu'il dit du village d'El-
ven lui-même ne conviendrait-il pas merveilleuse-
ment à la plupart des petites villes morbihannaises,
Auray, Questembert, Cléguérec, Le Faouët, Gué-
méné, Rochefort-en-Terre, Plouay, Malestroit, com-
me confites dans le passé et si délicieusement suran-
nées avec leurs maisons à bardeaux, leurs « baies
incrustées et sans châssis qui tiennent lieu de fenê-
tres », leurs groupes de femmes « au costume sculp-
tural, qui filent leur quenouille dans l'ombre et s'en-
tretiennent à voix basse dans une langue inconnue »?
Ce dernier détail seul est sujet à caution, au moins
en ce qui concerne Elven, à cheval sur la frontière
gallo-bretonne et dont une moitié ne parle plus bre-
ton; mais il est exact pour les autres villes et villa-
ges du département qui se trouvent à droite d'une
ligne idéale partant de Croixanvec et aboutissant à
Billiers, près de l'embouchure de la Vilaine, en pas-
20
30G D'ORLÉANS A LANDERXEAU
sant par Noyal-Pontivy, Naizin, Locminé, Saint-
Jean-Brévelay, Berric et Muzillac. Au total 133 com-
munes du Morbihan sur 256 parlent encore la va-
riété dialectale du breton armoricain connue sous
le nom de vannetais.
Gallotes ou bretonnes, d'ailleurs, toutes ces com-
munes sans exception sont restées fidèles à leurs
vieux us et à leurs antiques costumes. Sauf dans la
Cornouaille finistérienne, on ne retrouverait nulle
part d'aussi pittoresques « vêtures ». Et quelle va-
riété, surtout aans la coiffe des femmies, depuis le
joli bonnet carré des Alréennes, qui recule le vi-
sage comme au fond d'une niche de dentelle, jus-
qu'à la toque d'avocat des ménagères de Plouray,
qui prête aux réunions de ces villageoises l'aspect
inattendu d'un aréopage féminin !... Est-il plus naïfs
'( pardons » que celui de Saint-Cornéli-de-Gar-
nac, où défilent, à l'issue de la messe paroissiale, de-
vant le grand portail, les bestiaux gracieusement of-
ferts par les cultivateurs de la région au céleste pro-
tecteur des bœufs; plus étranges que celui de Notre-
Dame-de-Josselin, avec les cris lugubres de ses
« aboyeuses » venues chercher la guérison au pied
de la Vierge du Roncier; plus émouvants que celui
de Notre-Dame-de-Larmor, d'où part, chaque an-
née, le 24 juin, pour la bénédiction solennelle des
« coureaux », la procession marine des sardiniers
conduite par le clergé de Plœmeur et que rejoignent,
en mer, sur des barques pavoisées, les processions
de Riantec, de Port-Louis et de Groix; plus impo-
sants et plus réputés enfin que celui de Sainte-Anne-
d'Auray, où l'affluence des pèlerins est si grande
que l'énorme vaisseau de la basilique ne peut la
contenir et qu'il faut célébrer les offices en plein
air, — Sainte-Anne-d'Auray qui, depuis quelques
D'ORLÉANS A LANDERNEAU 307
années, possède son théâtre breton, rival du théâtre
bavarois d"Oi)eraniinergau et dont l'abbé Le Bayon
est à la fois l'imprésario, le metteur en scène et le
génial fournisseur ?...
Que dire cepentlant des églises, chapelles et ora-
toires qui sont les prétextes de ces pèlerinages ? Si
la basilique de Sainte-Anne est moderne, son cloître
est du pur Louis XIII; à Saint-Fiacre du Faouët,
A'ous verrez la merveille des jubés bretons, un can-
cei supérieur à ceux de Saint-Herbot, du Folgoat et
■de Kerfons; à Kernascléden, dont le granit est si dé-
licatement fouillé, ciselé, dentelé, festonné, que la
tradition en veut faire honneur à deux anges qui se
relayaient pour guider la main des ouvriers, vous
tomberez en extase devant des fresques dignes du
Ghirlandajo ; le calvaire de Guéhenno, œuvre de
rimagier Guillouic, retouchée par les abbés Jacquot
et Laumaillé, ne le cède, pour la majesté de l'ordon-
nance et le fini de l'exécution, qu'aux calvaires de
Guimiliau, de Plougastel et de Pleyben; Saint-
Armel, outre un portail et une façade d'une
extraordinaire richesse de détails, possède les
plus belles verrières de Bretagne : Saint-Nico-
dème de Pluméliau, la plus belle fontaine mi-
raculeuse (trois piscines) et le plus hardi clo-
cher à jour (46 mètres) du diocèse de Vannes.
L'architecture militaire et civile n'est pas moins
brillamment représentée dans le Morbihan : Suci-
nio, Elven, Pontivy, Hennebont, Rohan-Guéméné,
Castel-Finans, Rochefort-en-Terre, etc., jusque dans
leurs tours, leurs portes et leurs murailles déchique-
tées, gardent encore fière allure; Josselin, Comper,
Keralio, Château-Gaillard, la Connétablie de Van-
nes, soigneusement restaurés, Péaule, avec son près-
iDytère Renaissance dans le style du palais Farnèse,
308 D'ORLÉANS A LANDERNEAU
Port-Louis, avec sa citadelle intacte, Lorient, avecr
son arsenal flanqué des deux pavillons Louis XV
construits par la Compagnie des Indes, méritent
l'attention des archéologues. Auray seule, que Rio,
en 1840, appelait « la première ville du départe-
ment », n'a plus que quelques pans de murs; mais,
comme elle rachète ce désavantage par les admira-
bles perspectives de sa promenade du Loch, ses rues-
capricantes, ses maisons vénérables et ventrues,
aux armes des Montigny, des Montcalm et des Gou-
vello !...
Ce qu'il faut mettre à part, dans le Morbihan, et
qui confère à ce département, parfois si âpre, un
caractère proprement unique, c'est le lacis verdoyant
de ses anses intérieures, ce sont les petites méditer-
ranées formées par les embouchures de ses rivières,^
c'est la poussière d'îles et d'îlots jetés comme à la
volée dans ses estuaires, ses fiords, ses lagunes, ou
posés en brise-lames (Groix,Belle-Isle,Hœdic,Houat)
à i'avant-garde du continent. Belle-Isle en particulier
n'a pas volé son nom : toutes les gammes de la lu-
mière, toutes les folies de la couleur y chantent un
cantique éperdu. Derrière ce barrage et à la faveur
des courants secondaires du Gulf-Stream qui pénè-
trent dans ses pertuis, le littoral morbihannais est
un des plus tempérés de la Franoe, au point que la
vigne y donne chaque année, dans la presqu'île d&
Rhuys, une récolte abondante et que, dans cette
même presqu'île et dans la plupart des îles du Mor-
bihan, fushsias, lauriers-tins, mimosas, arbousiers,
figuiers, myrtes, aloès poussent en plein air comme
à Cannes et à Menton.
Là encore pourtant nous retrouvons les étranges
monuments funéraires qui ont tant intrigué autre-
fois les archéologues et dont le secret semble aujour-
D'ORLÉANS A LANDERNEAU 309
d'hui percé : le Men-er-H'roec'h, le roi des obélis-
<{ue5 bretons, haut de 22 mètres, mais brisé par la
foudre et jonchant de ses débris la lande de Locma-
riaquer, le Mané-Lud, le Mané-Rutual, le Dol ar
Marchadourien (Table des Marchands), constellé
intérieurement de signes énigmatiques, l'hypogée de
Gavrinis, creusée dans un galgal de 100 mètres de
circonférence où l'on accède par une allée de men-
hirs. C'est de nouveau l'impression d'un cimetière
de géants qui s'impose, mais doux, accueillant et
fleuri, cette fois, comme un carnpo-santo ombrien ou
toscan. Et, plus on monte vers Quimperlé, plus cette
impression se précise, plus il semble qu'un miel
«auvage se mêle à la rude salure du large. Passé
Kerroc'h, la lande est déjà l'exception. A Quimperlé,
c'est fini du cauchemar et la Parque bretonne s'est
•changée en dryade. Le granit cesse d'affecter des
formes d'ifs funéraires; les collines, naguère immo-
biles comme des cairns, se délient dans l'air élasti-
que: le ciel rit; la feuille chante : nous sommes au
pays de Brizeux, au pays où l'on n'entend
Qu'eaux vives et ruisseaux et Vjruyantes rivières.
Des fontaines partout dorment sous les bruyères.
C'est le Scorfif tout barré de moulins, de filets;
L'Ellé plein de saumons, ou son frère l'Izole,
De Scaër à Keniperlé coulant de saule eu saule.
La description n'a pas vieilli. Il n'y manque qu'un
nom : celui de la Laïta, fille harmonieuse de l'Izole
et de l'Ellé, qui sépare administrativement le Morbi-
han du Finistère. Les noms de ces rivières ont une
douceur hellénique; mais cette région même de
Quimperlé n'a-t-elle pas été appelée une Arcadie
bretonne ? Quimperlé serait donc une autre Orcho-
mène. Il n'y a qu'une voix du moins, chez les artis-
310 D'ORLÉANS A LANDERXEAU
tes, pour louer sa grâce surannée, ses vieilles rues
capricantes, fleuries de coiffes blanches et de ta-
bliers polychromes, sa curieuse place Saint-Michel
divisée en deux compartiments les jours de mar-
ché : la « Place au Soleil » et la « Place aux Co-
chons », sa vénérable basilique de Sainte-Croix,
bâtie au xr siècle sur le modèle du Saint- Sépulcre-
et l'un des très rares spécimens d'église en rotondes
que nous ayons chez nous... Quimperlé à lui seul
vaudrait le voyage : mais Quimperlé n'est que le
plus beau joyau de cet écrin maritime et pn.storal
où brillent pêle-mêle le Pouldu et ses sables; Moël-
lan et ses bruyères ; Beg-Meil et ses chênes ;
Rosporden et son étang ; Concarneau, la ville
double, l'une close au monde sur son îlot, dans
1g rude corset de pierre que lui laça le due
Jean III, l'autre, la ville des filets bleus et des
« friteries », épanouie au soleil sur la berge; Pont-
Aven, la ville des moulins, qui est aussi et surtout
la ville des rochers et des cascatelles, la Belle-au-
Bois-d' Amour, rêvant, en coiffes à coques et en col-
lerette tuyautée, dans la fraîcheur verte d'un demi-
jour d'aquarium...
Si la Touraine est le jardin de la France, ce pays-
ci, de Quimperlé à Landerneau, peuî être dit vrai-
ment, avec Gustave Geffroy, le jardin de la Breta-
gne, un jardin très vieux et très doux, un peu mys-
tique, mais d'un mysticisme encore païen, fidèle,
jusque dans la consultation des fontaines sacrées,
aux rites de l'antique pégomancie. La mer, qui
le baigne, n'y a que des sourires, sauf sur
trois ou quatre points de la côte particulièrement
exposés : tels le cap de la Chèvre, le « château » de
Dinant et la rude barricade de Roscanvel, flanquée
par les formidables bastions des Tas-de-Pois, à l'en-
D'ORLÉANS A LANDERNEAU 'ill
trée du goulet de Brest; telle encore la région de
Penmarc'h, sorte de grand radeau à demi submergé,
qui nourrit sur ses steppes plats une population
étrange aux crins durs et noirs, aux pommettes sail-
lantes, aux prunelles retroussées, aux vêtements
brodés de disques, de lunules et de spirales symbo-
liques, les Bigoudens, débris — croyait-on, mais
ceci paraît controuvé — de quelque tribu mon-
gole échappée au massacre des champs catalauni-
ques; telle enfin la région du Cap-Sizun, avec la
pointe du Raz, hérissée, déchiquetée, tragique : la
mer bout; le sol trépide; dans la brume, des gouf-
fres mugissants se creusent (l'Enfer de Plogoff), où
l'imagination bretonne croit ouïr la plainte des cric-
ri en, des âmes « dévoyées » qui n'ont pas reçu la
sépulture en terre sainte et qui rôdent aux confins
des deux ordres d'existence.
Les amateurs de sauvagerie goûteront là de fortes
émotions. Mais il faudra qu'ils les y aillent cher-
cher. Partout ailleurs, dans la magnifique baie
de Douarnenez, couronnée par les quatre cimes
violettes du Ménez-Hom, dans la rade de Brest,
dans les anses de la Forêt, de Fouesnant, de Loc-
tudy, du Caro, aux estuaireo de l'Odet, du Goayen,
de l'Elorn et de l'Aulne, la mer rentre ses griffes et
n'est plus qu'une sirène voluptueuse. Insinuante,
elle emprunte le lit des petits fleuves côtiers pour re-
monter jusqu'aux villes de l'intérieur. Au pied du
mont Frugy, devant la statue équestre du roi Gral-
lon, chevauchant le portrait de la cathédrale de
Quimper, elle balance son corps nacré sous les plus
verdoyantes futaies de la Cornouaille; à Chateaulin,
à Landerneau, à Audierne on la voit passer, rieuse,
cambrée à la proue des barques qu'elle traîne dans
son sillage. Et l'on sait qu'à Morgat et à Camaret,
312 d'orléans a landerneau
dans les grottes de l'Autel et de l'Arche, tout incrus-
tées de somptueuses pierreries, elle a ses retraites
mystérieuses, ses boudoirs de silence et de rêve, où
on la peut surprendre, les soirs de lune, peignant ses
cheveux d'algue...
Qu'un tel pays, odorante corbeille de feuillage et
de fruits posée au bord des eaux marines, apparaît
différent de l'image qu'on se forme habituellement
de la Bretagne ! La Cornouaille finistérienne n'est
pas toute la Bretagne sans doute : ce n'est qu'une des
faces, et la plus riante, de cette contrée qui a tant
de visages. Nulle part les chapelles et les calvaires
ne sont plus finement ouvragés, l'idiome celtique
plus chantant, les usages plus pittoresques, les bi-
nious plus alertes, les passe-pieds mieux cadencés,
les costumes plus chatoyants. Quimper a pu consti-
tuer tout un musée avec une noce kernévote (1).
Mais les personnages qui ont servi à l'établissement
de cette curieuse figuration ethnographique —
Fouesnantaises aux longs yeux veloutés, Iliennes
monacales, Bigoudennes mafflues, enrubannées et
mitrées comme des impératrices de Chine, patriar-
ches de Scaër en hragmi-ridet^ un ostensoir brodé
dans le dos, etc., etc., — vous les retrouverez
quand il vous plaira, tirés à des milliers d'exemplai-
res, dans les grandes assemblées religieuses de la
race, à Loc-Ronan, pendant les sept jours de la « tro-
ménie » septennale, à Rumengol, lors du « pardon »
des chanteurs, à Sainte-Anne-la-Palud surtout, lors
du « pardon » de la mer, « la plus imposante des
solennités bretonnes », dit un bon juge, Anatole Le
Braz...
Un charme singulier émane ici des choses, qui
(1) De Krrnctv, nom breton de la Cornouaille.
D'ORLÉANS A LANDERNEAU 313
persiste et qui agit sur les âmes à la façon d'un sub-
til envoûtement. D'où vient ce charme étrange ?
Est-ce du passé, toujours vivant en Bretagne ? De
l'atmosphère de spiritualité qu'on y respire ou de
l'ambiguité d'une terre à moitié marine, sirène et fée
à la fois, qui mêle au bruissement des feuilles dans le
soir la rumeur lointaine des cloches d'Is englouties
sous les eaux ? Renan prétendait qu'on ne secoue
plus la hantise de ces « voix d'un autre monde »
pour peu qu'on ait prêté un moment l'oreille à leurs
tremblantes vibrations...
LE FOLK-LORE
D'UNE PAROISSE BRETONNE.
TREBEURDEN ET SES RECTEURS.
Nous voici au temps des veillées. La Toussaint est passée;
l'automne agonise; c'est déjà le mois noir {miz du) et ce
sera demain le mois très noir {miz kerzu). Quelle meilleure
occasion pour évoquer au coin de l'àtre les vieilles histoires
de notre vieux pays ? Je vous en apporte toute une bot-
telée. Grâces soient rendues à M. l'abbé Vidamant, qui
m'a permis de faire cette curieuse et copieuse moisson [
M. Vidamant est curé de Trébeurden, dans les Côtes-du-
Nord, et la cure de Trébeurden possède, entre autres ra-
retés, une statistique mamiscrite dressée, en 1842, par l'abbé
Le Luyer.
J'imagine que vous connaissez l'abbé Le Luyer, qui na-
quit à Plouaret le 24 juin 1796 et mourut à Trébeurden le
3 novembre 1864. C'est une des figures les plus admirables
de l'ancien clergé breton. J'ai déjà parlé de lui dans mon
livre .Sur la Côte, à propos de l'héroïque sauvetage qu'il
accomplit le 15 février 1838 : deux cents goémonneurs de
Trébeurden avaient été surpris la veille et bloqués par la
tempête sur le platier de Molène, où ils durent passer la
nuit, « manquant de vivres, presque d'habillements, sans
autre abri que le ciel et quelques trous dans les rochers ».
« C'est alors, dit Le Publicateur des Côtes-dii-Nord du 21
février 1838, qu'intervint M. Le Luyer, desservant de Tré-
beurden, déjà bien connu de tout l'arrondissement, par sa
belle conduite à l'époque du choléra et lors du bris d'un
navire chargé de liquides, qui se perdit, il y a quatre ou
cinq ans, sur l'île à Canton (1). » Prévenu dans la matinée
(1) Aujourd'hui l'île Canton. Preuve que Canton est une déforma-
tion d'Agathon. L'abbé Le Luyer l'appelle d'ailleurs tantôt l'île Can-
ton, tantôt l'île Daganton.
LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE .'{l'>
« de la situation déplorable de ces iuloiumés, M. Le Luyer
s'empare d'un petit bateau trouvé sur la côte, y fait placer
H la hâte du bois, des couvertures, du vin, de l'eau-de-vie,
tout ce qu'il peut rassembler dans son modeste asile; et,
s'élançant dans cette frêle embarcation avec un nommé
Corldir et deux autres individus, il avance vers l'île dis-
tante d'une lieue environ, où succombent aux besoins, à la
fatigue et aux inquiétudes, les malheureux qu'il espère
soulager. Malgré la fureur des flots, la violence du vent et
la faiblesse de l'embarcation, le brave prêtre touche à l'île
et, grâce à sa surveillance et aux encouragements qu'il
donne, cent quarante personnes (exactement 200) sont ar-
rachées au plus grand danger et rendues à leurs familles ».
L'ahbé Le Luyer ne s'en tint pas là. En 1831, nous l'avons
vu, il avait sauvé l'équipage d'un navire jeté à la côte; en
1832, il avait été la providence des cholériques. En 1841
encore, tout accablé (linfirmités, il retira de l'eau un jour-
nalier de Lannion, qui se noyait. La croix de la Légion
d'Honneur, qui lui avait été décernée le 21 août 1838, était
vraiment à sa place sur cette valeureuse poitrine. Rappe-
lons enfin que l'abbé Le Luyer fut le premier maître et
protecteur du peintre .Jean-Louis Hanion (Aoir L'Ame Bre-
tonne, li'e série), qui fit de lui, étant encore très jeime, un
portrait au crayon conservé à la cure de Trébeurden et
dont la sûreté, la finesse d'exécution sont déjà fort remar-
quables. Quel dommage seulement que l'auteur des Vases
pompéiens n'ait pas inculqué à son protecteur un peu de
son respect pour l'archéologie ! C'est ce même abbé Le
Luyer qui, faisant reconstruire l'église de Trébeurden, y
employa les vieilles pierres du manoir de Keravel et —
crime plus impardonnable — celles de la chapelle et du
rempart de Kerario, lequel mesurait quatre mètres d'épais-
seur et devait être magnifique, si l'on en juge par la belle
« porte à la Médicis » (expression de l'abbé Lavissière) de
la tour actuelle du clocher — porte qui provient de l'an-
rien rnanoir des Clisson.
Soyons indulgents malgré tout au brave ecclésiastique,
en raison de ses bonnes intentions. Nous l'avons vu marin,
architecte, etc. Il restait à le connaître es qualités d'anna-
liste et de folkloriste. Sans doute l'abbé Le Luyer maniait
plus diligement l'aviron que la plume; son style n'est ni
bien. élégant ni même bien correct. Mais, enfin, nous ne lui
serons jamais assez reconnaissants d'avoir porté son atten-
316 LE FOLK-LORE d'UNE PAROISSE BRETONNE
tioii sur des sujets qui laissaient indifférents tant de ses
confrères des autres paroisses. Souhaitons qu'une revue
îjretonne publie prochainement, in-extenso, la Statistique de
l'abbé Le Luyer, où l'on trouverait tant d'indications cu-
rieuses sur les origines, la topographie, le climat, les fiefs,
Jes chapelles, les manoirs, etc., de Trébeurden et de sa ré-
gion. Ne pouvant songer ici à une semblable publication,
nous nous contenterons de détacher du manuscrit ce qui a
Irait au folk-lore et qui est d'un intérêt plus général.
On allume des feux pour la nuit avant la Saint-
Jean, avant la Saint-Pierre, avant le pardon de Guin-
^amp. Ces nuitées occasionnent bien des désordres
ei on peut dire avec vérité, comme M. Habasque,
que cela rappelle le temps de barbarie à voir un cer-
cle nombreux tourner, danser autour d'un bûcher
€n poussant des clameurs et des cris qui ne ressem-
blent pas mal à ceux du sauvage qui fait rôtir la vic-
time qu'il va dévorer.
Malheureusement, ici comme ailleurs, il existe
bien des superstitions, fausses croyances et vaines
observances.
C'est une coutume plutôt qu'une croyance de faire
ramoner la cheminée le Vendredi-Saint. Bien peu de
personnes pensent (1) que cela préserve ou expose à
avoir le feu dans l'année.
Bien peu de monde font jeûner leurs animaux la
nuit de Noël pour avoir du bonheur. Je ne crois pas
qu'on manque de balayer la maison la veille de la
fête des Morts, de peur d'en chasser les âmes du
(1) Fâcheuse tournure pour dire : « Il n'y a plus qu'un petit nom-
bre de personnes qui croient, etc. ». De môme plus loin il faut enten-
dre : « Si l'on ne balaye pas la mai.son la veille de la fête des Morts,
je ne crois pas que ce soit de peur, etc. »,
LE FOLK-LORE DLNE PAROISSE BRETONNE 317
Purgatoire qui, cette nuit, viennent s'y promener
pour revoir leurs pénates et demander des prières.
Qu'on ait recours à saint Yves pour obtenir ven-
geance, je l'ignore : il est certain qu'on n'a jamais
présenté au recteur de Trébeurden des honoraires
pour pareille intention. Je sais qu'on va jeter des
morceaux de pain dans la fontaine de Saint-Efflam
de Plestin, pour découvrir le coupable; qu'on ad-
met volontiers les guérisons par oraison, ou par la
pose d'une fiole, remplie d'une eau mystérieusement
composée, sur la tête, quand on croit avoir le mal,
comme on dit, du soleil; qu'on ne nie pas l'exis-
tence des revenants, des lutins, de l'agrippa, du
sort, du maléfice, d'une herbe qui fait perdre la
route, des intersignes, de la charette de la mort, de
la buandière de nuit, du siffleur de nuit, du Juif
errant; qu'il est bon de tourner le sas; que le nou-
veau fiancé doit poser un genou sur le tablier de sa
future; qu'il y a moyen de faire que des jeunes gens
s'entr'aiment; qu'il y en a qui peuvent arrêter le
feu, le sang, se rendre loups, faire boiter les ani-
maux.
Je sais que plusieurs ne voudraient point se ma-
rier le mercredi, le vendredi ou le samedi, ou dans
le mois d'août; qu'on observe bien les cierges allu-
més devant les nouveaux mariés, pendant la noce.
Il y en a qui ne veulent pas voir une femme entrer
chez eux après ses couches, sans qu'elle ait été à
l'église, et bien des femmes crèveraient de froid
dans le portail plutôt que d'entrer dans quelques
maisons.
Plusieurs pensent qu'il y a deux espèces de Saint-
Chrême : l'un pour les garçons, l'autre pour les fil-
les. J'aime à croire que le nombre est petit de ceux
qui pensent qu'ils sont malheureux dans la journée,
318 LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE
s'ils ont, en premier, rencontré un tailleur, ou une
fille en petit bonnet, et qu'après avoir été mordu
par un chien enragé, on ne deviendra pas malade
si on n'a pas vu de chien dans la fontaine de Saint-
Gildas et si on a pu porter une bouchée d'eau jus-
qu'à la chaiDelle et la jeter au saint.
Il faut avouer qu'il y a des gens assez simples
pour se livrer à de vaines observances.
Il faut mettre aux abeilles une étoffe noire quand
le propriétaire est mort et une étoffe rouge quand il
se marie. Comment peut-on croire qu'un rebouteur,
à deux lieues ou trois lieues d'un malade, pourra lui
redresser des côtes cassées ou le guérir de coliques
en se roulant dans sa maison, en faisant mille con-
torsions ? Peut-on penser qu'un veau mis bas le di-
manch n'est pas bon à sevrer, si on ne lui coupe
un bout de l'oreille ? Un trépied laissé au feu sans
rien soutenir peut-il faire griser le maître de la
maison et un coucou faire que celui qui l'a entendu
à jeun, sans argent, soit pauvre toute l'année ? Etre
treize à table ne portera pas plus malheur que d'a-
voir du fond d'une bouteille le verre rempli; si on
est sous une poutre, ne fera se marier dans l'année.
Voir une pie sur la cheminée, entendre les coqs
chanter après qu'ils se sont nichés pour leur repos
n'effraie plus personne. Le concert de fées et de
nains n'est plus entendu à Rochou-Guen, entre Mil-
lau et la terre. Nous n'avons plus les oreilles des an-
ciens.
Le voyageur peut, de nuit comme de jour, passer
près de Bonne-Nouvelle (1) : il ne rencontrera pas
(1) Une des chapelles tréviales de Tiébeurden, qui en possédait
autrefois cinq : Kerario, Keiavel, Penvern, Christ et Bonne-Nouvelle.
Il ne reste plus que les trois dei'nières. Ou suppose aussi que les
LE FOLK-LORE DUNE PAROISSE BRETONNE 319
de procession nocturne. Il pourra monter au bourg
par la prairie du Traou-Igou : le taureau ne viendra
pas le broyer; ou par Trovern-bian : il ne trouvera
pas sa route obstruée par la truie et ses petits co-
chons. Le tonnerre des canons de Bonaparte a fait
fuir tous ce5. épouvantails de nos pères. Joueurs de
cartes, vous pouvez prolonger votre partie bien
avant dans la nuit : le diable ne vient plus, comme
autrefois, vous visiter visiblement; vous ne trouve-
rez plus sur votre route le cheval de Pont-an-Roch :
il est allé à la course.
Il serait à désirer que les jeunes gens fussent assez
vertueux et éclairés pour ne plus aller faire dire
leur bonne aventure. C'est un reproche qu'on a à
faire, surtout aux jeunes filles, et quelquefois un in-
dice qu'on n'a pas été sage.
Une superstition contre laquelle on est souvent
obligé de s'élever, c'est de faire courir des jeunes
gens pour prélever l'honoraire d'une messe pour des
malades accablés depuis longtemps. Il est arrivé de
dire la messe gratis et d'apprendre qu'on quêtait
malgré cela.
Un usage singulier existe ici : le jour avant la fête
des Innocents, on voit courir dans tous les sens, se
présenter dans toutes les maisons, tous les petits en-
fants de la paroisse; ils crient à tue-tête : Gouin
nouva (Kuignaouan); on leur donne des petits gâ-
teaux qu'on a faits exprès ou quelques petites piè-
de monnaie.
moines de Bégard avaient une chapelle dans leur couvent ou maison
de Penlan, qui leur avait été donné par Calomnia d'Arembert, et qui
fut acheté et démoli, après la Révolution, par son acquéreur,
Le Goaziou, marchand de vins à Lannion. Penlan était placé en
façade sur la grande route de Trébeurden à Lannion. On en trouvera
le plan dans le registre de l'abbé Lavissière.
320 LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE
Le lendemain et jusqu'au premier jour de lar»,
les ouvriers de tous les états sont aussi en toi-rnée-
et prennent tout ce qu'on veut bien leur donner.
• *
Chose curieuse : cette Statistique fut longtemps ignorée
des successeurs de M. Le Luyer. On lit, en effet, à la pre-
mière page des Registres de la paroisse de Trébeurden, et
immédiatement après le titre : « Le présent registre a été
rédigé par le soussigné, recteur de Trébeurden, sous l'épis-
copat de Mgr David, pour satisfaire aux désirs de feu Mgr
Le Mée, feu M. Le Luyer n'ayant laissé ni notes, ni remar-
ques, ni registre pour Trébeurden. — Trébeurden, le 1^^
janvier 1866. — D. Lavissière, prêtre. » L'erreur est évi-
dente. Nous ne savons comment la Statistique de M. Le
Luyer passa aux mains de M. de Penguern, puis de
M. l'abbé France, curé de Lannion, de qui ses héritiers la
tenaient et qui la restituèrent à la cure de Trébeurden. Quoi
qu'il en soit, M. Lavissière, curé de Trébeurden de 1865 à
1876, qui ne faisait pas de canotage, ce qui ne l'empêchait
pas d'être encore plus incorrect que l'abbé Le Luyer, s'est
occupé aussi, dans son Registre, des « usages » de sa pa-
roisse et ce qu'il en dit peut servir à compléter sur cer-
tains points les renseignements de son prédécesseur.
*
* *
Au premier jour de l'an, selon l'usage que j'ai vu
partout en Bretagne dans les paroisses où j'ai été
soit vicaire, soit recteur, dès la pointe du jour, les
enfants accourent chez père et mère, les journaliers
chez maîtres et maîtresses. Il faut les surprendre au
lit. Dès la veille, on a passé au bourg et on s'est
muni d'eau-de-vie et autres boissons. On régale le
père, la mère, les frères et sœurs qui vivent avec
père et mère; mais avant de sortir d'oii l'on est à
servir, la même cérémonie a lieu envers les maîtres
et maîtresses, les fils et filles de la maison. Il paraît
LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE ^2i
qu'en Bretagne c'est un ancien usage que ce genre
de célébrer le guy-neuf, appelé en breton : anguy-
annai.
Pour la fête du soir, tous les marchands de petits
fruits et autres denrées font cuire de petits gâteaux,
et, avant comme après les messes et les vêpres, les
spectateurs les proposent les uns aux autres. Celui
qui a dans sa partie de gâteau un pois, à lui incombe
le payement. Souvent, au lieu de ces gâteaux, sont
de petites galettes remplies de pommes cuites, dans
lesquelles se trouve aussi un pois.
Depuis Noël jusqu'au mardi gras, époque où a lieu
la tuaison de la vache et du cochon, se trouve, dans
toutes les maisons aisées, le repas qu'on appelle Ma-
larché ou Festet-ar-goadegueniiou.
Le premier banquet est pour les parents et amis; le
lendemain pom* tous les journaliers de la maison.
La semaine finie, en Trébeurden, ils {sic) se voient
pour se réjouir des travaux d'octobre ou de novem-
bre. Les terres sont toutes ensemencées; ils en fêtent
ainsi la fin. Pour la fin des travaux d'août, il en est
de même.
Le bourg a son pardon et les chapelles le leur.
Pour ce jour, il y a encore gala chez ceux du bourg,
comme chez ceux qui habitent les environs de la
chapelle.
Dans le printemps, ils ont les torrademiou, c'est-
à-dire un jour qu'ils mettent pour défricher une
lande. Pour ce jour on invite les jeunes gens et les
plus forts à bras pour la besogne. Vers le soir, on
invite pour le souper plusieurs jeunes personnes, et,
si l'ouvrage est fait de bonne heure, on danse et,
après le souper, on la renouvelle {sic) assez avant
dans la nuit.
Tous les soirs pendant le berz, c'est-à-dire la coupe
21
322 LE FOLK-LORE d'UNE PAROISSE BRETONNE
du goëmon, dans chaque maison, on fait la partie
de domino ou celle de cartes. Le dernier jour, on
danse au bourg ou on se promène, pour attendre le
repas final et se retirer chacun chez soi.
Le jour de la fête patronale, la Trinité, il est rare
qu'on danse; mais le lendemain, qu'on appelle Yad-
pardon, on le fait au bourg ou ailleurs, près du
bourg.
Pour la fête de saint Jean-Baptiste, après les offi-
ces, petits et grands, pères, mères et enfants se diri-
gent vers le Château, près le petit port de Trouzoul,
en la partie ouest de Trébeurden. Il y a partie de
boules, danses et promenades sur la pelouse. On y
a dressé quelques tentes et vous y trouverez des ra-
fraîchissemnts. Dans le pays, cette assemblée s'ap-
pelle le pardon de Saint-Jean-du-Doigt. En effet,
Saint-Jean-du-Doigt, auquel les habitants de Tré-
beurden ont grande dévotion, se trouve dans le Fi-
nistère, en face de ce lieu.
Pour les pardons de Bonne-Nouvelle, de Christ et
de Penvern, on ne danse pas; même je puis assurer
que de bonne heure chacun est rentré à domicile.
Les noces se célèbrent tantôt à la maison, mais
plus souvent aux auberges du bourg. Les noces sont
bien paisibles, si nous retranchons les coups de pis-
tolets qui sans cesse font résonner le bourg quasi
jusqu'à la nuit tombante. Il est rare d'y voir des
danses. Si cependant la jeunesse désirait danser,
elle fait ses ébats sur le placitre du bourg.
Les repas des octaves et des anniversaires se font
continuellemnt au bourg. Avant ou après les servi-
ces, on distribue aux pauvres une assez forte au-
mône, soit en pain, soit en argent, à raison de l'ai-
sance de la famille donnante.
Pour la Saint-Jean, la Saint-Pierre, Notre-Dame
LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE 323
de Bon-Secours, par ci, par là, les villages font un
feu en l'honneur de leur fête. Ce feu a lieu le soir
avant. Tout le village se réunit auprès de ce feu et
on y dit ou chante la prière du soir. Ils prétendent
qu'il est bon d'enlever un tison pour leur maison.
Ce tison est bien conservé jusqu'à l'année prochaine:
il préserve les habitants, ainsi que la maison, de
mille et mille accidents et entretient la paix, l'union
et la concorde dans la famille.
Si quelque naufrage a lieu, les amis et les parents
cherchent les cadavres. Si on ne les trouve pas sur
le jour, de nuit, on les cherche. Dans le bateau, un
cierge est allumé et là, selon la croyance, où il s'é-
teint, se trouve le cadavre. Si l'on ne peut le pêcher,
à la pointe du jour on le trouve infailliblement, se-
lon la croyance des habitants.
Y a-t-il un mort dans un village ? Tous ses habi-
tants doivent se rendre à la maison de deuil, assister
à la prière du soir. On veille le mort et, le lende-
main, de chaque maison, un doit suivre le mort et
assister à la cérémonie funèbre. C'est un devoir; il
faut s'en acquitter ou être pour toujours honni ett
très mal servi dans le village.
Une femme est-elle accouchée ? Les parents, les
amis et gens du village doivent la visiter et lui por-
ter quelques présents. Après les relevailles, il y a
banquet, qu'on appelle le repas des commères, en
breton : pred-ar-commerrezet . On y invite les parents
et amis qui ont fait les plus fortes offrandes.
Après chaque baptême, on fait repas au bourg.
Il consiste en peu de chose. Lorsque la mère vient
se présenter à l'église, l'aubergiste donne le café au
père et à la mère. Les maris viennent ordinairement
conduire la femme à l'église. Il est bien rare que les
relevailles se fassent sur la semaine. Mes prédéces-
324 LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE
seurs ont habitué les paroissiens à venir pour cette*
cérémonie le dimanche matin, avant la basse-
messe ou avant la grand'messe.
Toutes barques reconstruites ou neuves sont tou-
jours bénites avant d'être mises à l'eau. Il y a par-
rain et marraine, souvent des coups de pistolet ou.
de fusil. La cérémonie se fait toujours le dimanche,
après vêpres, et l'assemblée est toujours nombreuse.
Si la mer le permet, la bénédiction finie, tous les
assistants prêtent miain pour lancer le bateau à l'eau.
Tous ceux qui veulent y entrer sont reçus et font
une petite tournée ou promenade en mer. Le soir, il
y a souper, soit chez le parrain, soit chez la mar-
raine, soit enfin chez le propriétaire du bateau.
Jamais mxaison n'est bâtie sans qu'on la bénisse et^
souvent même, à la Saint-Michel, si un nouveau
locataire entre en une maison anciennement bâtie, il
fait rebénir la maison. On se ferait un grand scru-
pule de l'habiter sans aviser à ce point. La pierre
fondamentale porte ce monogramme : L H. C. Les
maçons se glorifient de la piquer, et il fant qu'elle
soit lavée [arrosée ?]par le propriétaire, c'est-à-dire
qu'on doit, ce jour, leur donner à diner ou â souper.
La charpente est-elle mise sur les murs ? Ils y dres-
sent quelque plancher et y font un roulement de
bâton au-dessus de la couronne en fîeur qui sur-
monte la charpente. Le roulement continue jusqu'au
moment qu'on vient avertir que le repas est prêt.
* *
Le chapitre des usages s'arrête là dans le Registre. Mais
il reprend un peu plus loin sous un autre nom. Le bon abbé
Lavissière n'était pas plus ordonné que correct. C'était,
pour dire le mot, un cerveau un peu confus. On trouvera
plus loin la fin de ses notes. L'entre-deux n'a pas d'intérêt
LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE 323
pour nous à l'exception d'une allusion à Kerario, le ma-
noir des Clisson, et du passage, ])lns étendu, relatif h Pen-
lan, le beau domaine seigneurial que l'Espagnol Calomnia
d'Arembert légua par testament en 1225 (d'après Ogée) aux
Jnoines de Bégard et qui Ifur raiiportait bon au mal an
4.000 éeus.
Dans quelles conditions fut fait ce legs ? Benjamin Jolli-
vet, qui, par parenthèse, eut certainement communication
de la StafistUpie de l'abbé Le Luyer et s'en inspira large-
ment dans sa notice sur Trébeurden, donne l'explication
suivante empruntée à Le Luyer :
« Un jour — c'était vers le temps de l'Epiphanie — l'odo-
rat fie Raoul Calomnia, qui était vieux et aveugle, fut
flatté par un fumet qui éveilla tout à coup son appétit.
« Qu'y a-t-il doue aujourd'hui de nouveau ? demanda-t-il à
son domestique. — On fête les Rois, répondit celui-ci. —
Eh bien ! va dire qu'on m'apporte à dîner. » On ne lui
apjKtrta (pi'une cuisse d'oie à demi rongée ! .Tustement in-
-digné, il commanda à son valet de le conduire à Grâces,
près Guingamp; mais, chemin faisant, il entendit sonner
la cloche du monastère de Bégard. Il y demanda l'hospita-
lité, et, satisfait de l'accueil qu'il y reçut, il déshérita au
profit de l'abbaye d'ingrats neveux ([ui avaient rempli ses
jours d'amertume ».
L'abbé Lavissière présente les choses d'une façon très
•différente, au UKjins dans sa seconde version. Et la pre-
mière elle-même contient quelques détails qui sont absents
du texte de Le Luyer, revu par Jollivet. Les neveux de
Cnlomnia y sont remplacés par une tille — sa propre fille,
qu'il aimait à la folie, comme Grallon aimait Dahut, et
dont, père aussi faible que lui, il n'avait pas su refréner
les désordres. Relégué dans un coin de son châ,teau de
Penlan, il y était traité sans aucun égard. Certain soir, on
lui servit à son souper un vieille (sorte de labre) si mal
préparée qu'enfin la colère le prit et qu'il fit un testament
par lequel il déshéritait sa fille et léguait tous ses biens et
droits seigneuriaux aux moines de Bégard.
« Que devint sa fille ? ajoute l'abbé Lavissière. F*ersonne
n'en dit mot. Mourut-elle avant son père ? Se retira-t-elle
du pays chez les parents de sa mère ? Il est certain que la
communauté de Bégard reçut le tout par testament, et la
fabrique de Trébeurden quatre cent livres de froment par
fondation sur une des propriétés de Calomnia d'Arembert,
326 LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE
fondation qu'on paie encore aujourd'hui sur le lieu de
Runefoïe, en Trébeurden ».
Et voici l'autre version, moins romanesque et plus con-
forme peut-être à la mentalité des gens du xiii" siècle :
« On dit que Calomnia d'Arembert était un bon et excel-
lent clirétien, mais que son fils n'hérita nullement des ver-
tus de son père. A Penlan régnait un désordre horrible^
vraie sentine de corruption et de la plus grande inunora-
lité. Un jour, le jeune Calomnia d'Arembert se promenait
dans ses bois; il faisait un temps affreux, un vent épou-
vantable, une mer horrible et dont le bruit étourdissait les
gens du pays Le temps, le vent et le bruit des flots lui por-
tèrent bonheur. Dieu attendait pour ce' jeune honmie ce-
jour sans pareil pour l'appeler à lui. Réflexion sur ré-
flexion, moment de grâce sur moment de grâce, le jeune
d'Arembert partit le lendemain pour Bégard où il avait un
oncle faisant partie de la communauté. Il resta en sa com-
pagnie quelques jours et, à son retour à Trébeurden, ce
n'était plus le même homme. Il renonça à tous ses désor-
dres et peu de temps après il mourut en léguant à la com-
munauté de Bégard tout [son] avoir et fut enterré dans-
l'église de [Trébeurden], en un enleu de la chapelle de
Saint-Yves... »
De ces trois explications données au legs des Calonmia,.
quelle est la meilleure et qui se rapproche le plus de la
vérité historique ? Et, de même, quelle est la part du réeï
dans le conte de la PennérOz de Kerario (1) ? Ce conte, quoi-
qu'il en soit, est fort populaire à Trébeurden et aux envi-
rons. Il y est dit que Kerario et Trovern (2) avaient cha-
(1) Kerario fut autrefois uu château-fort, comme en témoigne le
donjon subsistant. Le manoir actuel, du xvii« siècle, comporte iin
corps de logis à un étage avec chambre au deuxième dans le pavillon
en retrait et grenier dans le corps du logis principal. Il est flanqué de
deux petites tourelles à encorbellement de l'efïet le plus gracieux^
auxquelles il est fait allusion plus loin dans le conte. Celui-ci met en
scène, visiblement, non une famille de Clisson ou de Kerario, mais des-
tenanciers de cette famille dont une dame fonda la chapelle de
Bonne-Nouvelle et est représentée dans une toile, sur l'autel, recevant
une lettre des mains de l'Enfant-Jcsus.
(2) Sur Trovern, ancien manoir noble aus.si, voir la note 2 de la
p. 98 du t. II de Y A me brefoîinc. Acheté par la famille Morand, de
LE FOLK-LOHE D'L'N'E PAROISSE BRETONNE .'51*7
CUM leur ijennéroz et que eello de Keraiio, un jour (jue ses
parents s'étaient rendus à Lannion i)Our « acquitter leurs
rentes » (1), pria son amie de lui tenir compagnie. Sans
doute les valets, eux aussi, avaient pris la clef des champs,
car le l'eu s'était éteint dans le loyer et, comme, en ce temps-
là, on ne comiaissait pas les bri(juets ni les allumettes ciiL-
miques, l'une des pennérez se rendit au Runigou chercher
de la braise dans un vieux sabot; l'autre rentra les bêtes,
distribua de l'avoine aux chevaux, du loin au bétail et
prépara la bouillie de pommes de terre pour les codions.
Puis les deux amies se couchèrent et tout alla bien d'abord.
Mais, vers le milieu de la nuit, un pèlerin se présenta qui
se disait égaré et, pour l'amour de Dieu, suppliait qu'on lui
ouvrit. Les deux jeunes filles avaient bon cœur, mais le
cœur, chez elles, n'étouffait pas la prudence et, tandis que
la pennérez do Tiovern parlementait à travers la porte, la
pennérez de Kerario montait à l'étage et, par la petite fe-
nêtre de la tourelle (i), jetait un coup d'œil dans la cour.
S'il faisait clair de lune ou si la jeune fille, comme les
chats, avait l'œil noctiluque, je ne saurais vous dire : tou-
jours est-il que ce coup d'œil lui suffit pour identiher le
prétendu pèlerin et reconnaître, à sa grande barbe rousse,
un chef de brigands célèbre dans la contrée — mais dont
mes conteurs n'avaient pas retenu le nom. D'autres, à
cette vue, se fussent évanouies; chez la pennérez de Kera-
rio, il n'en résulta que la volonté bien arrêtée de faire face
à l'imposteur : descendant qiiatre à quatre la « vis » (esca-
Lannion, apparentée à Kenaii, j'ai entend\i conter par celni-ci f|u'il y
passa ses vacances d'écolier, en 1830. « J'y lisais Télémotjiic. me disait-
il, et je me souviens qu'à un moment de ni«, lecture une femme entra
et dit à ma mère : Ar Bernliifion rn/z :o r Purix (La grande Révolu-
tion vient d'éclatei' à Paris). »
(1) Ce sont donc bien des tenanciers ou convenanciers. Dans une
au/re variante, <iue j'ai entendue d'un vieux mendiant chez M™= Bour-
don, à riIe-Grande. les parents du la pennérez de Keraiio sont nobles
et possèdent en outre lo manoir de ïrovern dont les parents de la
seconde /'Pwwt'rcr ne sont coiiséquemment que les fermiei's : de fait ils
leur donnent congé pour les punir de la négligence de leur fille qui,
dans cette variante, s'est dérobée et n'a pas passé la nuit à Kerario.
(2) C'est une des échauguettes dont il a été question dans une note
précédente et cpii s'ouvrent, comme des armoires, à l'intérieur de la
grande chambre du corps de logis principal.
328 LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE
lier tournant), elle court à la porte, explique au coquin qui
s'impatiente qu'après bien des recherches elle a trouvé la
clef, mais que la porte a été fermée par ses parents et ne
peut s'ouvrir de l'intérieur.
— Passez donc la main par le trou du chat, lui dit-elle,
J'y déposerai la clef et vous pourrez ouvrir la porte du
dehors.
Le bandit n'y voit pas malice et introduit sa main par la
chattière; la pennérez de Kerario, qui s'est munie d'une
hache, la lui tranche au ras du poignet. Cris, blasphèmes,
malédictions de l'amputé qui lance coups de sifflet sur coups
de sifflet pour appeler ses hommes. Ils sont une trentaine
avec lesquels il se flatte d'emporter le manoir, mais l'huis
est solide, le coq chante, l'aube pointe, et il lui faut lever
le siège sans avoir rien obtenu.
A quelque temps de là, un marchand ambulant, un de
ces « mercerots de Rennes »... ou d'ailleurs dont parle le bon
Villon et comme il s'en voyait tant jadis dans nos campa-
gnes, menant par la bride un clieval de bât qui portait
leur pacotille, se présente au soir tombant à Kerario avec
un assortiment de dentelles, châles, miroirs, bijoux, afft-
quets de toute sorte qu'il étale sous les yeux de la penné-
rez et de ses parents. Il a toutes les qualités de l'emploi :
manières captieuses, faconde intarissable. Glabre comme
un clerc en outre et ganté comme un gentilhomme, mais,
pour déballer sa marchandise comme pour manger à table,
il ne retire jamais qu'un gant, toujours le même, ei son
œil est le plus fourbe (jui soit. On n'y prend pas garde,
tant il vous étourdit de- son bagout et s'entend à circonve-
nir les gens : à la mère il fait cadeau d'un chapelet bénit
par le pape; au père, d'une pipe neuve et d'un paquet de
tabac; il n'est pas jusqu'aux domestiques dont il ne s'assure
la connivence par quelque générosité bien placée. Seule,
la pennérez, sans savoir pourquoi, se méfie et refuse la
bague qu'il veut lui passer au doigt. Mais il y ajoute une
croix d'or et son petit cœur conunence à s'ébranler : elle
le trouve moins déplaisant d'heure eu heure. Quant aux
vieux, il y a beau temps que leur conquête est accomplie
et il est vrai qu'à table, où on l'a prié de prendre place, à
la veillée, où 11 vide bol de flip sur bol de flip, le rusé com-
père, sans en perdre une bouchée ni un coup de cidre, ne
cesse de se pou.sser dans l'esprit de ses hôtes. Et avec quel
air de ne pas y toucher ! S'il parle des piles de linge entas-
LE FOLK-LORE DUNE PAROISSE BRETONNE 329
Sfes dans ses armoires, c'est pour se plaindre de ne pou-
voir les compter; des métairies qu'il possède par douzaines
dans un pays dont il évite de préciser la position sur la
carte, c'est pour envier ceux qui, comme Bias, portent toute
leur fortune avec eux, — et finalement, tourné vers la pen-
7iérez, il offro de mettre à ses pieds cette Golconde, ce
Pérou dont il n'a que faire et qui n'auront quelque prix à
ses yeux que si sa « douce » consent à les partager avec lui...
Que vouliez-vous que répondit la malheureuse ? Toute la
ijiaison était liguée contre elle et la noce eut lieu dans la
huitaine. Elle dura sept jours pleins et, de mémoire de Bre-
ton, fut la plus belle qu'on eût jamais vue. Au bout de ce
temps et sans qu'une seule fois, même au lit, il eût déganté
sa main droite, le mari prit sa femme en croupe et partit
avec elle, soi-disant pour la présenter à ses beaux-parents;
ils devaient habiter fort loin, car, au bout de trois jours
de cheval, le couple n'était pas encore rendu et le cœur de
la pennerez se serrait dans sa poitrine.
— Qu'avez-vous, ma douce jolie '? finit par lui demander
son mari comme on pénétrait sous le couvert d'une épaisse
forêt.
— Je ne me sens pas bien, dit-elle, et j'aimerais retour-
ner chez mon père
— Y songez-vous ? Alors que nous sommes si près du but 1
— Mon mari, dites-moi, une chose me tourmente : pour-
quoi ne retirez-vous jamais le gant de votre main (h-oite ?
— C'est pour que tu ne saches pas comment elle est faite,
mais le moment est venu de te l'apprendre, dit le chef de
brigands (car c'était lui) et, ce disant, il ota son gant, et,
du revers de sa main postiche, qui était en fer, il appliqua
une terrible paire de soufflets à la pennérez. En même
temps il sifflait ses gens et leur jetant la malheureuse :
— Voilà, dit-il, la salope qui a tranché ma main. Je vous
la livre : celui qui lui fera le pire outrage, celui-là sera
mon piiéféré.
Alors commence pour la pauvrette une existence de sévi-
ces en comparaison de laquelle la vie que Peau d'Anne
menait dans la compagnie de ses dindons apparaît comme
enviable; sans une vieille servante qui la prit en pitié et,
un jour qu'elles étaient ensemble au lavoir, lui fournit le
moyen de s'évader, elle serait morte à la peine. Mais les
aventures où elle est entraînée après cette évasion et dont
la majeure partie se déroulent dans une auberge de Plou-
330 LE FOLK-LORE d'UNE PAROISSE BRETONNE
bezre sont si visiblement inspirées des contes de Perrault,
y compris l'épisode des barriques de cidre où se cachent
les brigands et qui sont les sœurs bretonnes ou tout au
moins les cousines des jarres d'huile d'Ali-Baba, que je
ne crois pas nécessaire de les rapporter ici. Vous pensez
bien cependant que tout s'arrange à la fin du conte et que
la pennérez de Kerario, rentrée sous le toit paternel, y
retrouve ses parents et même son amie, la pennérez de
Trovern, dont il n'avait plus été question jusque-là et qui,
d'ailleurs, dans certaines variantes, est présentée sous des
couleurs beaucoup moins avantageuses que dans la leçon
adoptée par nous : peu s'en faut qu'on n'en fasse une
complice des brigands. Tant il est vrai que ce n'est pas
l'histoire seulement qui est difficile à écrire et que la
légende l'est pour le moins autant !
La remarque, quoi qu'il en soit, ne s'applique pas aux
notes suivantes de l'abbé Lavissière sur les usages profa-
nes et religieux de Trébeurden auxquels j'arrive après
cette longue digression. Et, en effet, s'il échet quelquefois
au brave ecclésiastique de revenir sur ses pas, ce n'est pas
pour se contredire, mais le plus souvent pour ajouter à sa
première relation des détails pleins d'intérêt : certains pa-
ragraplies même ont tout l'attrait de l'inédit. Le style seul
ne change pas chez Lavissière et demeure aussi incorrect,
aussi empêtré que devant. Mais il a été entendu que nous
serions bon princes et que, par égard pour l'excellence du
fond, nous pardonnerions à l'auteur les défaillances de sa
forme.
Cependant et pour introduire un peu d'ordre dans ce qui
va suivre, je l'ai divisé de mon chef en douze petits cha-
pitres.
L — SUR LE JOUR DE L .\N
Le dernier jour de Tan, grands et petits, journa-
liers et journalières, fils et garçons au service, vien-
nent au bourg et se munissent d'une bouteille d'eau-
de-vie ou de liqueurs quelconques, ou de café et de
sucre, selon les goiits qu'ils connaissent aux person-
nes qu'ils doivent visiter. Si l'on a plusieurs famil-
LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE 331
les à voir, on commence dès le dernier jour de lan k
parcourir cette maison-ci, cette maison-là, jusqu'à
bien avancer (sic) dans la nuit. Le lendemain, on.
finit par parcourir toutes les autres maisons qu'on
n'a pu visiter... Quand on n'en peut plus, on se
rend clopint-clopant chez soi. Par ici l'on chante»
par là on entre et puis on adresse des compliments
de vive voix. Ainsi se passe le premier jour de l'an.
II. — SUR L.\ TU.\ISON
Depuis l'Epiphanie jusqu'au mercredi des cendres
a lieu la tuaison... Parents, amis et voisins, ainsi que
journaliers de la maison sont invités à [y] prendre
part : les notables, le premier jour: le second, ceux
qui n'ont pu se rendre le premier, avec les parents,
et, le troisième jour, les ouvriers journaliers de la
famille... Les convives rendus, on s'attable, tantôt
à une heure, tantôt à deux et même trois heures.
A peine la soupe mangée, on demande des allumet-
tes et, après chaque service, on fume, quant aux
hommes, et, quant aux femmes, on prise et on l)a-
varde. Quatre heures, cinq, six et souvent sept heu-
res sont sonnées, on est encore à table et, si le re-
pas est fini, il faut, avant de se quitter, trinquer de
nouveau. Le repas n'est pas bon s'il n'est pas bien
arrosé. Le pauvre a aussi sa part.
m. — SI'R I-E PARDON DU CHATEAU
Dès le matin, à l'heure de la marée, plusieurs ba-
teaux de Trouzoul vont en pèlerinage à Saint-Jean-
du-Doigt, dans le Finistère. On chante VAre maris
Stella et un cantique à saint Jean. On s'en retourne,
332 LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE
Je soir, à la marée montante. L'après-midi, les vêpres
finies, tout le monde, petits et grands, se dirigent
vers le Château. Ce « château » n'est autre que des
rochers amoncelés les uns sur les autres et qui se
prolongent jusqu'à la passe de l'île Milliau, ayant à
droite ou au nord le port de Trouzoul et, à gauchç
ou au midi, la baie de Lannion (1). Là, sur la pe-
louse, on se recrée. Il y a bière, cidre, vin, café,
liqueurs et eau-de-vie. On danse, on fait la boule;
les enfants s'amusent, courent, trottent, luttent, se
baignent, et le coucher du soleil les ramène à leurs
foyers. C'est pour les habitants de Trébeurden, mal-
gré que ce jour soit celui du pardon de Lannion, un
jour auquel il faut que tout Trébeurden participe,
sous peine de ne pas être agréable à saint Jean dii-
Doigt.
IV. — SUR LA MOISSON
La dernière charretée de denrée qui vient du
champ est ornée de verdure et de fleurs et, lorsque
la mécanique la bat, l'aire est remplie de hourrahs,
et la maîtresse de maison, ou la personne la plus ho-
norable de l'endroit, est portée sur la dernière gerbe,
assise sur une civière. Tout le monde la suit et crie
à tue-tête.
(1) L"abbé Lavissière ajoute, dans un autre eudroitde son « Regis-
tre » qu'on y voit encore, dans le fossé d'un champ voisin, une pierre
ayant la forme d'un hexagone, avec un carré au centre. « On raconte,
<lit-il, que sous cette pierre il y a un trésor de caché. Le couvent des
moines de Bégard est non loin de cette pierre. Elle est aujourd'hui
dans un champ clos et, de leur temps, elle se trouvait sur un placitre,
dépendant de cette communauté. J'aime à croire qu'elle a dû y être
placée pour servir de niche à quelque statue. »
LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE S^^
t
V. — SUR LES VEILLÉES
Elles consistent [pour les jours ouvriers] à tiller
du chanvre et durent jusqu'à ce que chaque mem-
bre de la famille ait tillé ce qu'on lui a donné à faire;
les dimanches et fêtes, on fait la partie de cartes et
de dominos en famille.
VI. — SUR LES NOCES
A la sortie de la maison de la jeune épouse, en la-
quelle un petit compliment lui a été adressé et des
prières à père, mère, les jeunes gens font entendre
des coups de pistolet; puis l'assemblée se met en
marche pour l'église. A l'entrée du bourg, la même
détonation se renouvelle; à la sortie de l'église, au
conmiencement du banquet [qui a presque toujours
lieu à l'auberge] et à sa sortie, coups de feu sur
coups de feu... Rarement on danse; mais peut-être
mieux vaudrait le faire que de courir les auberges.
Le soir, il se trouve bien des assistants, avec le petit
gris d'officier (sic). Le lendemain, il y a encore un
petit repas.
VII. — SUR LES TORRADENNOU (1)
Pour ce jour, sont invités autant de jeunes filles
que de jeunes garçons. Celles-ci S3 rendent, vers la
chute du jour, portant fleurs, rubans et le boire, au
lieu où les jeunes gens travaillent, et chaque jeune
garçon choisit sa jeune fille. On lui présente un bou-
quet et un peu à boire de ce qu'on s'est procuré. La
journée finie, on se rend à la .maison où le souper
(1) Cassement de landes.
334 LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE
doit se donner et, là, ou près de là, on danse avant
dans la nuit.
VIII. — SUR LES VEILLEES FUNEBRES
Y a-t-il un mort dans un quartier ? Toutes les
personnes du village, ou le plus grand nombre, doi-
vent aller prier pour ce mort; une ou plusieurs per-
sonnes de chaque maison doivent rester en prières,
l^endant la nuit, près le cadavre... Tout le quartier
doit prendre part à l'enterrement [sous peine d'inci-
vilité et ausi pour l'étrange raison suivante :] com-
me on croit généralemen que, quand une personne
meurt dans un quartier, section ou frairie, le mort
appelle à lui deux autres [personnes]; on s'imagine
que les deux qui doivent le suivre de près doivent
être deux de celles qui se sont refusées, sans raison
et sans motif, d'assister à la sépulture.
IX. — SUR LES NOYÉS, NAUFR.AGÉS, ETC.
Le corps est-il trouvé ? On s'empresse de fournir
linge et cercueil, si c'est un étranger; si c'est un ha-
bitant, pêcheurs, marins assistent à la sépulture.
Les pêcheurs se cotisent et font dire un service pour
le repos de l'âme du noyé. Il en est de même pour
tous les enterrements de jeunes garçons et de jeu-
nes filles : celles-ci sont portées en terre par des
jeunes filles habillées en blanc, si c'est l'été; si non,
elles sont en noir. Elles portent le corps et puis,
rendues au cimetière, les hommes descendent le
corps dans la fosse. Elles se cotisent et font chanter
un service pour la défunte.
LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE 335
X. — Sl'R LE DIMANCHE DE L'oCTAVE DL' SAJNT-SACREMENT
Le pardon [de la Trinité] a eu lieu; la fête du Très-
Saint-Sacrenient va finir; le dimanche de Toctave
est arrivé. Jusqu'à présent la garde nationale a été
mise à contribution et pour le pardon et pour la fête
du sacre : elle clôt son travail par l'octave du Saint-
Sacrement. En ce jour il faut la régaler. La garde
nationale, ayant en tête le maire, l'adjoint et tous
les conseillers municipaux, va, d'une auberge à l'au-
tre, prendre le petit verre. Il ne faut pas qu'une
seule auberge soit oubliée : on ferait des jaloux et il
faut vivre, comme on dit à Trébeurden, en bon ac-
cord. Tambour, trompette, fusils et gibernes sont
donc promenés par ci, par là, jusqu'à la dernière
auberge. Après ce, un roulement se fait entendre et
tous, soldats et municipaux, sont congédiés. Jadis,
après vêpres, feu M. Le Lu ver, comme feu M. Hé-
meury [anciens recteurs de Trébeurden], se faisaient
conduire au presbytère par la garde nationale. Le
conseil entrait en salle, le soldat restait dans la
cour. A ceux-ci on servait du cidre, à ceux-là on
donnait du vin. Quand on avait fini de trinquer, le
tambour sonnait à l'honneur de l'abbé qui avait
officié pour la fête et à l'honneur du recteur de
céans, puis on se retirait.
* XI. — SUR LES OBSÈQUES DES P.\UVRES
Un pauvre vient-il à mourir ? Quelques jours
après, on quête dans la paroisse pour lui; cet usage
s'appelle en breton seiiel gnerz an archet (lever la
somme nécessaire pour payer le cercueil). C'est un
très mauvais usage. On prélève une jolie somme, et
336 LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE
les quêteurs, si c'est pour un garçon, les quêteuses
si c'est pour une fille, font, le soir de la quête, bom-
bance. On conserve ce qu'il faut pour l'enterrement
et pour la messe d'enterrement. Le recteur passe
par la gorge des quêteurs ou quêteuses. Il serait à
désirer, et c'est tôt ou tard m^on désir et mon inten-
tion, d'établir une quête à l'église, une fois le mois^
pour obvier à cet abus, aussi bien à ces courses que
plusieurs font en la paroisse à cet effet. Cette quête
ne se fait jamais sans force libations. C'est une vraie
bacchanale. Il en est de même pour cet autre usage
qu'on appelle en breton sevel guerz an ofern, c'est-
à-dire, en français, chercher le prix d'une messe.
Les mêmes désordres s'en suivent. On ne se contente
pas de posséder un franc cinquante centimes; on
parcourt toute la paroisse; on y trouve une jolie
somme. Le surplus de celle-là est employé en orgies.
Pour obvier à ce désordre, mon intention est d'éta-
blir une quête, comme je l'ai dit précédemment, et
la déposer en un tronc, dans la sacristie.
XII. — SUR LES CÉRÉMONIES DE L.\ NATIVITÉ,
DE L'EPIPHANIE ET DE LA CHANDELEUR
Le recteur choisit et nomme la jeune fille qui doit
quêter tous les dimanches et fêtes à la grand'messe,
pendant tout le temps que l'Enfant Jésus est exposé
On le dépose sur un peu de paille, depuis Noël jus-
qu'à l'Epiphanie. En ce jour, les trois rois sont expo-
sés, et un nouvel Enfant Jésus prend la place du
premier et il est assis dans un petit fauteuil. Tous les
dimanches, pendant cette exposition, à vêpres, le cé-
lébrant, après avoir encensé le maître autel, se rend
à l'endroit de l'Enfant Jésus pour l'y encenser. Le
LE FOLK-LORE D'UNE PAROISSE BRETONNE 337
jour de la Purification, ou Chandeleur, on élève
l'Enfant Jésus et puis la crèche disparaît jusqu'à
l'an prochain. La quêteuse dîne au presbytère ce
jour et règle avec le recteur le produit de la quête et
les dépenses qu'elle a faites pour entretenir la crè-
che d'une manière pieuse et dévote et du luminaire
qu'elle a dépensé. Le produit est couché aux comptes
à charges, ou registres du trésorier : le tout, avec les
autres comptes, passe au règlement trimestrieL
22
ET NOS CIMETIERES ?
LETTRÉ OUVERTE A MAURICE BARRES.
Vous avez songé à nos églises, Barrés. Mais nos
cimetières ? Ils auraient grand besoin pourtant que
votre active et magnifique pitié se penchât sur eux.
Ils sont menacés, eux aussi. On les sécularise, ici;
ailleurs on les déplace. Et les mort'" ne sont plus en
sûreté chez nous.
C'est de Bretagne que je vous écris, et c'est à la
Bretagne surtout que je pense. Chez vous peut-être
les cimetières ne sont pas attenants aux églises. Et
même ici, dans les villes, la séparation s'est consom-
mée depuis longtemps : on y a relégué les morts en
de lointaines banlieues. L'hygiene, dit-on, l'exigeait.
Je n'en suis pas très sûr, me souvenant de ces cime-
tières gallois comme celui de Sainte Mary Church,
à Cardiff, en plein quartier des affaires, où l'on n'en-
terre plus personne sans doute, mais dont on a res-
pecté les vieilles tombes qui ne parlent pas en vain
d'éternité. Ne pensez-vous pas que les Anglais soient
d'aussi bons hygiénistes que nous ? Et si, de ce côté
du détroit, les morts, dans les villes, ont été si sou-
vent éloignés des vivants, n'est-ce pas plutôt qu'en
consommant la séparation des deux ordres d'exis-
tence, en déplaçant les cimetières et en ôtant, sous
couleur de salubrité, du champ de notre ^ision
quotidienne ces perpétuels mémentos de la préca-
ET NOS CIMETIÈRES ? 339
rite des choses, on espérait enlever au spiritualisme
son meilleur argument sentimental ? (').
Le programme, quoiqu'il en soit et si programme
il y a, n'a pas présenté les mêmes facilités d'exécu-
tion dans les campagnes, méfiantes par nature et peu
disposées à favoriser les dangereuses entreprises de
l'esprit de nouveauté, surtout en matière de sépul-
ture.
Du moins, jusqu'en ces derniers temps, la plupart
de nos bourgs bretons restaient-ils fidèles à leurs
vieux cimetières, annexe de l'église paroissiale, si-
tués comme elle, non dans la périphérie, mais au
cœur du village et de plain-pied avec la route. Les
morts qui dormaient là n'étaient guère exigeants.
Modestes, ils se contentaient généralement, même les
plus riches, d'une dalle de schiste et d'une croix. A
l'Ile-Grande, le seigneur de Keroult, fondateur de la
chapelle, avait voulu que sa dalle funéraire précé-
dât immédiatement le seuil, afin que les pieds des
tiueles la foulât en entrant et en sortant. Quand les
grands de la terre donnaient de tels exemples d'hu-
milité, comment les morts du commun n'eussent-ils
pas imposé silence aux suggestions de leur vanité ?
Vous ne trouveriez pas un cénotaphe, pas un mauso-
lée dans nos petits cimetières bretons. C'est à qui
s'effacera devant son voisin. Et cependant. Barrés,
ces cimetières sont beaux comme des musées.
Tout notre patrimoine artistique ou presque est
rassemblé là : châteaux d'eau merveilleux, comme
(1) Suorgestion déjà ancienne et qu'on trouvera formulée, presque
dans les ftiêmes termes, au tome ii de V Ame Bretonne : Charniers
■et ossvaireg.
340 ET NOS CIMETIÈRES ?
les fontaines à vasques de Saint-Jean-du-Doigt et de
Loguivy-lès-Lannion; grands calvaires à figuration
dramatique, comme ceux de Tronoën, de Guimiliau,
de Guéhenno, de Plougonven, de Plougastel; chaires
à prêcher en plein vent, comme celles de Pleubian
et de Plougrescant ; ossuaires magistraux, vastes
comme des églises et à la décoration desquels la
race semble apporter on ne sait quelle volupté som-
bre particulièrement sensible dans celui de Saint-
Thégonnec : avec ses pignons fleuronnés, ses colon-
nes de l'ordre corinthien, ses niches à coquille, les
élégantes cariatides de son fronton, vous diriez un
palais, — et c'est la maison de la Mort.
Mais voyez l'entrée du cimetière lui-même. Ah ?
que nous sommes loin des imaginations moroses du
rationalisme et de l'obscur boyau où les morts de
M. Bartholomé s'engagent avec une si compréhen-
sible répugnance ! A Sizun, à Lampaul, à la INIar-
tyre, à Berven, à Telgruc. à Saint-Jean-du-Doigt, à
Plogonnec, à Chàteaulin, à Sainte-Marie-du-Méné-
hom, c'est par des arcs de triomphe que nos morts à
nous entrent dans le repos éternel.
*
Je n'entends pas médire des églises de Bretagne.
Elles ont aussi leurs beautés qui vous sont familiè-
res. Jeune homme, vous avez erré sous les puissan-
tes nervures de leurs arceaux, vous avez vu Tré-
guier, Notre-Uame-du-Folgoat, Brélévenez. Saint-
Pol-de-Léon et cette flèche du Creisker, miracle de
hardiesse et de légèreté, dont Ozanam disait qu'un
ange descendant sur terre la prendrait pour marche-
pied. Quelque chose, malgré tout, dans ces églises,
uérange l'admiration. Elles ne sont pas complètes.
ET NOS CIMETIÈRES ? 341
Ou plutôt, elles pèchent par un défaut singulier : le
principal y est presque toujours sacrifié à l'accessoire.
Cela va au point qu'on a pu soutenir que le style
d'une église ae Bretagne réside moins dans i église
elle-même que dans ses appendices : clochers, por-
ches, sacristies, ossuaires, calvaires, etc. L»suachés de
1 édifice ou faisant corps avec lui, ces monuments
sont toujours contenus les uns et les autres dans
létroit espace du cimetière paroissial. Visiblement
c'est à meubler et décorer cet espace qu'on a songe
<l'abord. Et peut-être faudrait-il retourner les termes
et dire qu'en Bretagne le cimetière est le principal
et 1 église l'accessoire. Il n'y aurait plus lieu d'accu-
ser nos architectes d'avoir manqué aux proportions,
puisqu'ils n'auraient fait que se conformer à la pen-
sée intime des fidèles.
Un des chapitres du beau livre de Camille Jullian
sur les origines gauloises s'intitule : UArmorique^
terre des inorts. L'auteur, frappé du nombre extra-
ordinaire de dolmens, peulvans, cromlec'hs, grottes
sépulcrales, etc., qu'on rencontre dans toute la
péninsule armoricaine et spécialement au boru de
la petite Méditerranée morbihannaise, suppose que
les premiers habitants de la Gaule (^) avaient là leur
cimetière national. On sait tout au moins par Pro-
cope que, la nuit du l^"" novembre, le juge des morts,
Samhan, recevait à son audience les âtnes des tré-
passés de l'année et que ces âmes devaient l'aller
trouver au fond de l'Occident. Peut-être, pour éviter
aux plus illustres les fatigues d'un trop long voyage
par terre, y transportait-on au préalable leurs enve-
loppes corporelles. Cette terre n'a pas été impuné-
(1) Henri Martin, (Histmre de France, t. i, 1. m : la Gaule indé'
pendante) avait déjà développé une hypothèse analogue.
342j ET NOS CIMETIÈRES ?
ment le caveau du monde. L'air y est encore peuplé
de fantômes. La foi catholique y devait prendre
nécessairement un tour funèbre : elle s'y agenouille
comme ailleurs, mais sur la poussière des héros
païens.
Dans la plupart de nos villages, jusqu'en ces der-
nières années, on refusait d'accorder aux familles
des concessions perpétuelles. Mesure excellente, im-
posée par la faible dimension de l'enclos paroissial
et surtout par la volonté de faire participer tous les
membres du clan à ses secrètes félicités.
C'est une croyance aussi vieille que la race qu'ils
ne peuvent être heureux qu'en mêlant leur poussière
à celle de leurs ancêtres. En 1884, à l'île de Sein,
l'épidémie de choléra fit un si grand nombre de vic-
times qu'on dut les enterrer à part. Le lieu était con-
sacré; les défunts, semble-t-il, pouvaient y dormir
en paix. Tel n'était pas l'avis de la population qui,
croyant ouïr dans le vent nocturne le gémissement
de leurs mânes, suppliait qu'on les rendît à la terre
paroissiale, parce que là, seulement, ils jtouvaienl
goûteir en compagnie de leurs proches un repos défi-
nitif. Le médecin de la marine en résidence à Sein
s'opposait à cette exhumation, qu'il jugeait dange-
reuse, et, chaque année, le conseil municipal reve-
nait à la charge. Dans cette même île de Sein, à
Ouessant, à Batz, à Ploubazlanec, un peu partout
sur la côte, si l'homme a péri en mer et que son
corps n'ait pas été retrouvé, on procède à un simula-
cre d'enterrement : on creuse une fosse et on y
dépose un des vêtements du disparu. Ainsi quelque
ET NOS CIMETIÈRES ? 343
chose de lui descend sous la terre et le rattache à
ses origines.
L'importance accordée en Bretagne au cimetière
tient en partie sans doute aux laees d'une race chez
qui, suivant le mot de Brunetière, « les morts ne
sont pas morts et continuent d'être mêlés à la vie
quotidienne », mais elle tient aussi et davantage
peut-être à cette conception toute primitive du cime-
tière, présenté, non comme une agglomération de
petites propriétés particulières, mais comme un pa-
trimoine collectif, un fief héréditaire et indivis
dont la jouissance est acquise par droit à tous les
membres de la communauté. Dépôt de la plus an-
cienne tradition, archives à ciel ouvert du clan, un
tel lieu, qui garde une mystérieuse vertu agissante,
est doublement sacré par la religion et par l'histoire,
si obscure, si pauvre d'événements qu'ait été cette
histoire. Et c'est pourquoi, concentrant sur lui toute
leur piété, au lieu de l'éparpiller égoïstement sur
des sépultures individuelles, les fidèles de chaque
paroisse rivalisent pour lui donner toute la magnifi-
cence possible et un éclat supérieur à celui des cime-
tières voisins. Considéré de ce point de vue, on peut
(lire qu'en même temps qu'une forme de la dévotion
aux ancêtres, le culte de la mort en Bretagne e.st
une forme du patriotisme municipal.
* *
Je devrais dire « était », car, depuis quelques
années, ce patriotisme-là — comme l'autre (') — a
(1) Nous ne prévoyions pas, en écrivant ces mots presque sacri-
lèges, le sublime redressemeiit de 1914, le sacrifice silencieux de tant
de Bretons, et nous accordions trop d'importance à la propagande
anti-patriotique de quelques mauvais bergers de la presse et de l'en-
seignement.
344 ET NOS CIMETIÈRES ?
bien fléchi en Bretagne. Nous avons trop vécu avec
les morts; la Bretagne se « modernise », on le sait
assez. Mais trop de liens la rattachaient encore au
passé : elle a hâte de les trancher et d'abdiquer défi-
nitivement sa fonction historique de gardienne des
tombeaux.
Plestin, Plouaret, Lesneven, Plouha, Pleyben,
vingt autres de nos gros bourgs bretons ont désaf-
fecté leurs anciens cimetières. Plougastel a fait du
sien un foirail, une grande place rase au milieu de
laquelle son magnifique calvaire prend des airs de
guignol. Et Perros, à son tour, parle de supprimer
le cimetière qui borde sa vieille église romane et
>^ont le portique d'entrée, encastré à demi dans un
pignon voisin, n'était déjà plus qu'une ruine.
Quand ce n'est pas au nom de l'hygiène, c'est au
nom de la viabilité qu'on prononce ces désaffecta-
tions sacrilèges. Aucune voix ne s'élèvera donc dans
le pays pour traduire l'obscure protestation des
consciences et défendre nos tombeaux ? Peut-être
n'est-il pas trop tard encore. L'œuvre de profanation
n'est pas consommée partout. A Perros même, peut-
être suffirait-il de faire appel aux bons sentiments
du maire et des édiles, braves gens au fond, qui ont
pu s'abuser, mais que je crois incapables de commet-
tre une vilenie pour rien, pour le plaisir. L'enclos
actuel est-il trop étroit pour les besoins d'une popu-
lation qui a presque doublé en dix ans ? Qu'on rou-
vre alors l'ancien cimetière trévial de La Clarté.
Mais qu'on ne touche pas aux morts du cimetière
paroissial.
Ainsi parlerait votre Ligue, Barrés, si sa tutelle
ne se restreignait pas expressément aux églises de
France. Et cependant, pour qu'elle nous prêtât son
concours, pour qu'elle s'émût avec son chef à la
ET NOS CIMETIÈRES ? 345
pensée de nos cimetières menacés, ne suffirait-il pas
de lui faire entendre que nous sommes .'n Bretagne
et que ces cimetières, en somme, ce sont nos vraies
églises à nous ?
RÉPONSE DE MAURICE BARRÉS ^^^
J'achève de lire, mon cher Le Goffic, la belle let-
tre que vous m'écrivez dans UEclair, pleine d'un
sens profond sur le rôle des cimetières en Bretagne,
sur le souvenir obscur que votre terre semble garder
d'avoir été au fond des âges notre ossuaire national
et le caveau o\x l'on portait les morts de tous les
points de la Gaule.
Elle est saisissante, l'interprétation historique que
vous nous donnez des champs de repos dans la vieille
Armorique. « Tout notre patrimoine artistique ou
presque est rassemblé là, me dites-vous : châteaux
a eau merveilleux, comme les fontaines à vasques
de Saint-Jean-du-Doigt et de Loguivy-lès-Lannion :
grands calvaires à figuration dramatique, comme
ceux de Tronoën, de Guimiliau, de Guéhenno, de
Plougonven, de Plougastel ; chaires à prêcher en
plein vent, comme celles de Pleubian et de Plou-
grescant; ossuaires magistraux, vastes comme des
églises et à la décoration desquels la race semble
apporter on ne sait quelle volupté sombre particu-
lièrement sensible dans celui de Saint-Thégonnec :
avec ses pignons fleuronnés, ses colonnes de l'ordre
(1) Cette réponse parut dans VÉcho de Paris sous le titre : Églises
et cimetières bretons. Elle a été reprise depuis par l'illustre écrivain
et reproduite avec quelques variantes dans son livre : la Grande
Pitié des éffli^es de France.
346 ET NOS CIMETIÈRES ?
corinthien, ses niches à coquilles, les élégantes ca-
riatides de son fronton, vous diriez un palais, — et
c'est la maison de la Mort. Ah ! que nous sommes
loin des imaginations moroses du rationalisme et de
1 obscur boyau où les morts de M. Bartholomé s'en-
gagent avec une si compréhensible répugnance l
L. est par .^es arcs de triomphe que nos morts à nous
entrent dans le repos éternel ».
Ces beaux signes des pensées les plus mystérieu-
ses de votre nation, il paraît qu'on les déplace, qu'on
les détruit. Vous m'appelez à l'aide; je voudrais y
courir utaement. ^e me rappelle le temps où nous
avions vingt ans, mon cher ami, et ce bel été inou-
ij-iable de notre jeunesse où vous me guiuiez sur
les chemins de votre sublime Bretagne. Nous allions
à pied par monts et par vaux. Un jour vous me fai-
siez entrer chez M. Renan, à Rosmaphamon, où
nous écoutions quelques instants le vieux magicien,
et, le lendemain, nous passions l'après-midi à som-
meiller et rêver dans le Greisker de Saint-Pol-de-
Léon. Trente années ont recouvert d'ombre ces heu-
reuses journées, mais nous sommes restés haèles
aux sentiments qu'elles formaient en nous. La leçon
du vieux clocher, nous l'entendons toujours et, en
défendant les églises, les calvaires et les cimetières
contre la haine abjecte ou la morne indifférence,
nous sommes d'accord avec le vrai Renan, de qui
nous sommes allés interrompre les songeries bre-
tonnes; nous recueillons ce qu'il y a de plus vivant
et de noble dans ce fils des Celtes chez qui sommeil-
lait, légèrement voilé par les poussières de la vie, le
sens du divin et que dégoûteraient profondément les
grossiers iconoclastes et les ennemis de l'Esprit.
Mais comment puis-je répondre à votre désir, mon
cher Le Goffic, et servir vos cimetières en danger ?
ET NOS CIMETIÈRES ? 347
Vous parlez de la Ligue que je préside. Je ne pré-
side rien du tout. Il existe un « Comiic catholique
pour la aefense des églises », présidé par le colonel
Keller, et qui renferme des jurisconsultes éminents
empressés à donner d'utiles consultations de droit.
Pour moi, je me suis occupé de favoriser un vaste,
je puis dire, un immense peliiionnement, qui appuie
l'initiative que j'ai prise à la Chambre et qui solli-
cite du Parlement des mesures de sauvegarde en
faveur de tous les monuments de la vie spirituelle
menacés chez nous aujourd'hui par la fureur anti-re-
ligieuse. Aucune ligue, aucun président : on se
reconnaît au secours que l'on se donne dans la plus
noble des batailles contre le plus infâme des enne-
mis. Vous avez vu que, dans le Figaro, Joséphin
Peladan a entrepris de dresser la liste des églises,
chefs d'œuvre de l'art, négligées, abandonnées par
les commissions de classement du ministère des
Beaux-Arts. Péladan rend par là un service de
grande importance. Merci et honneur pour lui et
pour vous, mon cher compagnon de jeunesse, qui
venez à votre tour donner à cette cause de la civili-
sation votre très précieux appui.
La Foi, aujourd'hui, n'est pas à même, à elle toute
seule, de sauver les églises; alors il faut que tous les
esprits se tournent vers ces grandes murailles mena-
cées et se groupent sous elles; il faut que la pensée
tout entière vienne au secours des églises. Ce fai-
sant, la pensée se protégera elle-même, car si l'on
diminue, si l'on ruine les puissances de vénération
dans notre France, c'est la civilisation même qui s'y
va dégrader. Certaines personnes, d'ailleurs de
bonne volonté, persistent à croire que nous défen-
dons les beaux « vestiges du passé ». Quelle vue
étroite ! Quelle conception étriquée ! Nous défendons
348 ET NOS CIMETIÈRES ?
moins le jDassé que l'avenir. Parlons clair et net,
nous défendons 1 éternel.
Ceux qui conspirent contre les ^^glises, les calvai-
res et les cimetières, contre tous les monuments de
la vie spirituelle sur notre terre, se proposent sciem-
ment de jeter bas des principes et certaines lois de
l'àme dont découle toute notre vie. Ces conspira-
teurs seront eux-mêmes épouvantés par l'abaisse-
ment de la dignité et de la raison dans les régions
où ils parviendront à démolir les églises. Rien ne
sert d'objecter que Messieurs X..., Y..., Z... et
Madame Trois-Etoiles, qui ne sont ni pratiquants ni
croyants, font voir d'admirables vertus de sacrifice
et le plus beau sens de l'honneur. Est-ce que l'on
songe à le nier ? Le fait ne va pas contre ce que je
dis. Ces incroyants vivent dans une société toute for-
mée par le catholicisme; ils classent leurs idées selon
le catholicisme; ils sont eux-mêmes compris et inter-
prétés par une société catholique; ils bénéficient de
l'atmosphère et c'est de Téglise même qu'ils reçoivent
leurs noblesses morales, que des observateurs super-
ficiels seraient tentés de prendre pour des qualités
jiaturelles.
Au fond de cette question des églises, mon cher Le
Goffic, ce qui nous préoccupe, c'est le problème de
iéducation de l'âme. A la formation de quelles âmes
voulons-nous travailler ? Nous voulons répéter, faire
revivre les plus beaux types qu'a produits notre
pays. Gomment ? En maintenant à la disposition de
chacun ce qui a toujours répondu aux aspirations du
cœur et aux besoins de l'intelligence française. Si
quelqu'un sur les ruines de l'église du village est
en mesure de dresser un temple nouveau ou je ne
sais quelle chaire qui , dans toutes les circonstances
dé la vie, supplée l'église, nous sommes prêts à voir
ET NOS CIMETIÈRES ? 349
ses plans. Mais je connais la littérature de notre
époque, j'écoute avec un grand soin mes collègues à
la Chambre : je ne vois pas un constructeur, mais
seulement des démolisseurs. Démolir, quelle abjec-
tion !
Maintenant, mon cher Le Goffic, que pouvons-
nous pour la sauvegarde des églises de France et des
autres monuments de notre vie spirituelle ? Depuis
quatre ans, nous combattons. L'intelligence fran-
çaise a sauvé son honneur en se dressant contre les
barbares devant l'église du village. En cela, un
résultat certain a été obtenu, et les parlementaires
se sentiraient mal à l'aise d'afficher trop claire-
ment un désaccord avec l'élite des penseurs et des
artistes de notre pays. Mais nos ennemis sont puis-
sants. S'ils ne nous contredisent plus guère, ils
ajournent, ils rusent, ils cherchent à gagner des
jours, des semaines, des années. Et, pendant ce
temps, écoutez-moi bien. Le Goffic, il se créera un
droit.
C'est la grande phrase que m'a dite Briand dans
son cabinet : « l'ne jurisprudcnre se crée, ne bougez
pas; Vétat de fait en se prolongeant se transforme
en état de droit par le seul effet de sa durée. » C'est
une pensée vraie; on ne Tépuise pas en la creusant.
Sous nos yeux, à cette minute, il se crée un droit.
Au profit de qui ? Il ne s'agit pas de me raconter
que le bon droit est avec les églises. Il faut qu'elles
aient la force avec elles. Où manque la force, le
droit disparaît; oîi apparaît la force, le droit com-
mence de rayonner. Le droit des églises à rester
catholiques est essentiellement dans la puissance,
dans la persistance de l'idée qui est en elles. Mon
cher Le Goffic, on maintiendra les édifices à la dis-
position du prêtre ei des fidèles tant que ceux-ci
350 ET NOS CIMETIÈRES ?
seront assez nombreux et ardents pour que la paix
publique soit compromise par un retrait. C'est Vin-
tensité de la foi qui maintiendra et se recréera, en
dépit de la loi, un droit légal au profit du catholi-
cisme.
Si vous voulez que je vous confesse toute ma pen-
sée, je dois vous dire, Le Goffic, que nos églises et
nos cimetières ne peuvent être sauvegardés pleine-
ment que dans la mesure où la vie religieuse se
maintiendra au village. Le jour où les églises de-
viendraient des objects respectés à cause de leur
passé, des monuments curieux, quelque chose com-
me des dolmens, des peulvans ou «..es cromlec'hs,
bref de gros bibelots sur la colline, elles seraient
perdues, et le reproche d ingratitude ne suffirait pas
à convaincre les générations de les maintenir. La
solidité physique des sanctuaires, c'est d'être mora-
lement féconds, et vos cimetières mériteront d'être
conservés dans la mesure où les ombres des morts
sauront encore parler aux vivants.
Parlons, écrivons, plaidons, projetons le plus de
lumière que nous pourrons sur la noble église du
village. La plus belle louange que nous pourrons
dire nest rien auprès du service que lui rend le prê-
tre, s'il la remplit de fidèles. Nos raisonnements iront
bien difficilement émouvoir les conseillers munici-
paux, qu'il s'agit pourtant que nous persuadions (1);
nous rejoindrons plus péniblement encore leurs élec-
teurs de qui tout c^épend en dernier ressort. Ne mé-
nageons pas notre peine; nous en sommes abondam-
ment dédommagés par l'honneur de servir une telle
(1) Celui de Perros-Guirce nous a en effet entendus, mon éraineut
interlocuteur et moi : un nouveau cimetière a bien été ouvert aux
issues de la commune, mais l'ancien n'a pas été désaffecté et l'on
vient d'y élever un Monument aux morts de la grande guerre.
ET NOS CIMETIÈRES ? 351
cause, mais faisons des vœux pour que chaque église
trouve un prêtre exemplaire. Tout est là, comme au
temps des grandes invasions. 11 y a des hommes qui,
par la qualité de leur être, s'imposent au respect,
persuadent, arrêtent les oarbares, s'en font aes auxi-
liaires. Aux heures où l'esprit politique est vicié,
semble anéanti, et quand le retour à la barbarie
s'annonce par le discrédit oià tombent les idées éle-
vées, la vertu qui se fait reconnaître à ses œuvres
devient une puissance. C'est elle, mieux qu'aucune
page d'aucun écrivain, qui ramènerait les esprits à
l'église. Quand je vois des Français, ni meilleurs, ni
pires que leurs pères, en somme des êtres d'une
excellent matière humaine, tirer gloire de dévaster
ces beaux édifices de lumière et de charité qu'ils sont
' impuissants à remplacer, je désire de tout mon
cœur pouvoir causer avec chacun d'eux, et je ne
doute pas que je parviendrais à les convaincre, tant
la cause est aisée; mais où les joindre et comment
m'assurer en eux un peu de cette bonne volonté sans
laquelle tout discours est vain ? Alors devant ces
églises, çà et là demi-désertées, demi-écroulées, je
me surprends à murmurer la grande vérité, le mot
décisif : les églises de France ont besoin de saints.
I Etrange époque, crise inouïe, où tel doit être, en
dernière analyse, le vœu ardent des philosophes et
des artistes, l'appel inattendu des Renan, des Théo-
phile Gautier et de leurs disciples, saisis par le fiot
qui monte de la grossièreté destructrice.
Maurice Barres.
de l'Académie Française.
LE RENOUVEAU CELTIQUE.
A Madame Jean Dor/iis.
Mars (914.
Y a-t-il vraiment, comme je le lis un peu par-
tout, mêrne dans les graves colonnes du Temps, un
renouveau de l'idée celtique ? Est-il vrai que, « par
un de ces brusques soubresauts dont elle est coutu-
mière », la France ait passé tout à coup « du pôle de
la matière à celui de l'esprit et de linertie fataliste
au culte de la volonté » ?
M. Jacques Reboul l'affirme et que le celtisme
nous fournit la seule méthode efficace de compré-
hension nationale pour le passé et pour le présent,
l'unique force libre de fécondation pour l'avenir.
Et M. Philéas Lebesgue, dans l'excellente introduc-
tion qu'il a écrite pour Six lais d'amour de Marie
de France, parle à peine autrement : « La sauve-
garde de la France, dit-il, est dans le celtisme ». Je
ne cite tout exprès que les écrivains étrangers à la
Bretagne, — le témoignage des Bretons, qui sont
des sur-Celtes, pouvant être légitimement récusé
dans une cause qui les touche de si près. Et le fait
est que ce ne sont pas des Bretons qui ont fondé la
Ligue celtique, laquelle, si je ne me trompe, doit
tenir un de ces jours ses assises dans une ville de
LE RENOUVEAU CELTIQUE 3.J.'}
l'Auvergne; ce n'est pas un Breton qui est à la tête
de la Reçue des dations, organe officiel de la réno-
vation celtique dirigé par M. Robert Pelletier. Et
enfin le Bernard rErniite de cette nouvelle croisade,
l'homme qu: Ta inspirée, prédite, sinon conduite, et
qui l'échauffé encore de sa vertu, M. Edouard
Schuré, a vu le jour en Alsace et appartient à la
religion réformée.
Nous sommes donc bien, vous le voyez, en présence
d'un mouvement nationaliste ou à tendance natio-
naliste et non simplement régionaliste. Reste à sa-
voir ce qui sortira de ce mouvement et si tant est
qu'il en puisse sortir quelque chose.
Précisément, je viens de lire la Druidesse, le beau
drame où M. Schuré, en traits de feu, a évoqué la
dernière lutte de la Gaule contre les Césars, sous
l'empereur Vespasien. Dans la pensée de l'auteur, ce
drame est « le début d'une série de Visions de l His-
toire de France, d'où l'âme celtique ressortira com-
me l'arcane et le principe cristallisateur de la syn-
thèse nationale ». Visions, c'est le mot. Car, si j'en
juge par sa Druidesse, M. Schuré n'entend nulle-
ment, dans la série qu'il projette, faire œuvre d'éru-
dit; il en prend à son aise avec les textes ou plutôt
il les néglige en bloc et en détail. Il préfère la fic-
tion à l'histoire, le mythe à la réalité. C'est un poète,
un « visionnaire ». Sa Dryidesse, fantôme romanti-
que, vaporeuse apparition, comme en engendrèrent
tant de fois les brouillards du Rhin, frères des bru-
mes bretonnes, n'a pas plus de consistance histori-
que que la Velléda des Mar///rs : chez Chateau-
briand, Velléda était fille de Ségenax et amante
d'Eudore; chez M. Schuré, elle est fille de Katmor
et amante de Celtil. Chateaubriand en avait fait une
Armoricaine ; M. Schuré en fait une Irlandaise.
23
354 LE RENOUVEAU CELTIQUE
La véritable Velléda, qui ne nous est connue que
par un texte de Tacite, était une Germaine, et nous
ne sommes même pas sûrs que Velléda fût son
nom. Le mot vedela, d'où l'on a tiré Velléda et qui
signifie sublimité, a toutes les apparences d'un
attribut.
« Cette femme, née chez les Bructères, dit Tacite,
avait une domination très étendue, fondée sur cette
ancienne opinion des Germains, qui reconnaissent
le don de prophétie à quelques-unes de leurs fem-
mes, puis en font des déesses par un progrès naturel
à la superstition. Le crédit de Velléda s'accrut encore
parce qu'elle avait prédit le succès des Germains et
la ruine des legions. »
Faut-il vous rappeler enfin que, mêlée à la révolte
de Givilis et des Bataves (70 ans après J.-C.), Velléda
ne s'ouvrit pas la gorge avec sa faucille d'or, mais
fut bel et bien livrée par ses propres troupes et figura
dans le triomphe de Domitien ? La fortune posthume
de cette patriote germaine est due tout entière à
Chateaubriand qui lui a conféré, pour les besoins du
sujet, se grandes lettres de naturalisation et, dès
lors qu'on n'en a point fait un grief à l'auteur des
Mai^tyrs, il n'y a aucune raison de se montrer plus
sévère à l'égard de l'auteur de la Druidesse. Quand
on viole l'histoire, disait le vieux Dumas, il faut au
moins s'arranger pour lui faire un enfant. M. Schuré
nous a-t-il donné une Velléda digne de s'inscrire
dans notre souvenir à côté des grandes héroïnes du
romantisme ? Toute la question est là. Je tiens,
pour ma part, qu'il a écrit une très belle œuvre,
plus symbolique peut-être que dramatique — en-
core n'en suis-je pas sûr et il se pourrait que, repré-
sentée sur un théâtre de plein air, dans un cadre
propice, à Ploumanac'h ou à Erdeven par exemple.
LE RENOUVEAr CELTIQl E 3o5
OU mieux encore dans une clairière de l'antique fo-
rêt de Paimpont, elle fît un efïet considérable sur
le public.
Mais la Druidesse de M. Schuré ne pose pas qu'un
problème littéraire. L'auteur l'a fait précéder d'une
étude sur le réveil de l'àme celtique qui est certai-
nement une des pages les plus brillantes de cet écri-
vain nourri de Quinet, de Moreau de Jones et de
Jean Reynaud et qui prolonge jusqu'à nous la tra-
dition des grands illuminés du romantisme.
Et croyez que ce regard de voyant qu'il porte sur
l'avenir, ce verbe volontiers augurai, ces airs de
mystagogue, s'accommodent très bien à l'occasion,
chez M. Schuré, avec un sens critique des plus dé-
liés qui nous a valu ici même, sur Lucile et le Bar-
zaz-Breiz, des remarques pleines de finesse, d'à-
propos et de goût. Dans un autre genre, à la fin de
l'introduction, la centaine de lignes sur Ouessant,
où l'auteur a ramassé toute la poésie éparse et com-
me flottante de la Thulé armoricaine, mériteraient
de prendre place dans cette géographie pittoresque
et morale des pays de France dont a parlé quelque
part Jules Lemaître. Cela est d'un art tout classi-
que, d'une netteté toute latine. Et le compliment
choquera peut-être M. Schuré. Mais le moment est
venu de marquer nos positions respectives et de lui
dire jusqu'où je veux bien le suivre dans son mou-
vement de rénovation celtique et pourquoi, en cons-
cience, il m'est impossible d'aller plus loin.
Les Français ou, du moins, la grande majorité des
Français, sont des Celtes, c'est entendu; et, quand la
piété filiale ne nous en ferait pas un devoir, nous au-
rions tout intérêt à nous en souvenir. Svos rfjnsqitr
paHrnnr mânes : un certain déterminisme physiolo-
gique pèse sur les races comme sur les individus; il
356 LE RENOUVEAU CELTIQUE
est possible de le corriger, il est vain d'essayer de
s y soustraire entièrement. Et, si l'on veut se bien
connaître, il faut commencer par connaître ses pè-
res... Les nôtres ne furent point parfaits. Mais, avec
leurs défauts, ils eurent assez de qualités pour que
nous ayons quelque droit de les honorer. Ce n'est
pas un arbre généalogique si méprisable que celui
qui plonge dans la cendre de héros authentiques
comme Ambiorix, Bituit, Virdumar, Vercingétorix
et ce fier Gamulogène, dont l'ingrat Paris n'a même
pas donné le nom à une rue. Lorsque Anvers, moins
oublieux, éleva, en 1861, un monument au patriote
nervien Boduognat et qu'une délégation de la So-
ciété des Gens de Lettres fut priée d'assister à la
cérémonie d'inauguration, le président de cette So-
ciété, Frédéric Thomas, écrivit dans le Siècle :
« J'avoue en toute humilité que ce Boduognat nous
avait singulièrement intrigués pendant tout le
voyage. Quel était ce Boduognat ? D'où venait-il ?
Qu'avait-il fait ? Etait-ce un savant ? un poète ? un
grand armateur ? un grand capitaine ? Etait-ce un
grand contemporain, ou bien un vieux de la vieille
histoire ?... J'en demande bien pardon à mes sept
compagnons de route; mais ils ne le savaient pas
mieux que moi. »
Remarquez que, parmi ces sept « compagnons », il
y avait Jules Simon, Amédée Achard, le baron Tay-
lor, etc. Une telle ignorance indignait à l'époque le
bon Moreau-Christophe ; « Nous connaissons, di-
sait-il, par le menu tous les héros de l'histoire
sainte, de l'histoire grecque et de l'histoire romaine.
Nous ne savons rien de nos héros nationaux. A qui
la faute, sinon à notre éducation ? Est-ce que l'on ne
pourrait pas cependant, avec des traits empruntés
à notre histoire, composer, à l'usage des écoles, un
LE RENOUVEAU CELTIQUE 357
recueil de biographies gauloises qui vaudrait le De
Viris illustribus ? »
On le pourrait fort bien en effet et même on le
devrait, mais il faudrait composer ce recueil avec
des textes latins ou grecs, car nous n'avons pas un
seul texte gaulois à mettre aux mains des élèves.
Nous sommes des Celtes, oui, mais des Celtes lati-
nisés. Ni Moreau-Christophe, ni M. Schuré, ni en-
core moins les rédacteurs de la Revi/e des Nations et
les membres de la Ligue Celtique n'y ont suffisam-
ment réfléchi.
J'entends bien que toute cette campagne est diri-
gée contre notre éducation latine. Il s'agit de rom-
pre avec Rome et Athènes, de répudier tout le passé
de notre race jusqu'à Jules César ou au moins jus-
qu'à la Renaissance, de dénoncer le long travail de
fusion d'où est sortie l'âme française, héritière de
i'àme antique, pour la replonger dans le chaos des
origines.
Mais quel est ce vain effort auquel on nous con-
vie ? Laissons de côté les Bretons qui parlent un
idiome à part; encore cet idiome n'est-il pas l'an-
cien gaulois, mais une déformation du welche. Que
les Bretons conservent cependant leur langue, je le
veux bien, je le souhaite même ardemment. Âiais
allez-vous forcer tous les autres Français à appren-
dre cette langue ou à rétrogader jusqu'à l'ancien
gaulois dont nous ne possédons d'ailleurs qu'un petit
nombre de mots ? (1) Non, n'est-ce pas ? Que vous le
vouliez ou non, vous continuerez de parler le fran-
(1) Ceci n'est plus tout à fait e.xact et. dans son beau livre :
la Longue gauloise {W2\), M. Georges Dottin, doyen de la Faculté
des Lettres de Rennes et membre correspondant de l'Institut, a pu
recueillir un millier de mots gaulois authentiques. Et, si copieuse
358 LE RENOUVEAU CELTIQUE
çais, c'est-à-dire une langw. essentiellement latine,
dont les origines ne se trouvent ni à Bibracte ni à
Quimper-Corentin, mais à Rome. Et c'est donc vers
Rome qu'il faut nous tourner comme vers notre mère
d'adoption et notre institutrice, puisqu'aussi bien
nous serions singulièrement embarrassés d'aller
chercher ailleurs, dans la cendre des dolmens, un
enseignement qu'elle est impuissante à nous fournir.
Il ne nous est rien resté des Celtes que ce que nous
ont transmis les écrivains grecs et latins. De cette
civilisation brillante, mais stérile, nous n'avons hé-
rité ni un poème, ni un monument, mais seulement
quelques inscriptions, un calendrier, le souvenir
qu'ait été la collecte, il s'en f.aut qvi'elle soit close. Des surprises pro-
chaines nous attendent, selon M. Camille JuUian.
« Regardez, dit-il, dans le livre de M. Dottin, l'ignorance en
laquelle, an XVP siècle, on vivait de la langue gauloise ; l'étonnement
dans lequel, il y a moins d'un siècle, la découverte des premières
inscriptions celtiques plongea nos plus anciens maîtres; la surprise
et la joie à moitié délirante où nous mit, il y a moins de vingt-cinq
ans, le calendrier de Coligny ; la stupeur avec laquelle on accueillit,
quelques années après, la tablette magique de Rom, la première
inscription renfermant quelques phrases en langue celtique. Si le livre
de M. Dottin avait été composé en 1S80. il n'eût pas eu vingt pages.
11 en a plus de deux cents, dont pas une n'est inutile. L'enrichisse-
ment rapide de nos connaissances nous fait présager de très glorieux
lendemains. On peut dire que ce livre travaille surtout pour annoncer
et hâter l'avenir. »
Nous en acceptons l'augure. Nous voulons même bien avec M. Jul-
lian — pour gratuite que soit l'hypothèse — qu'il y ait eu chez les
Gaulois « l'équivalent de V Iliade ou de la Oenése, des Atellants ou
des Odes de Pindare o et que la littérature de ce peuple ait été
« aussi riche, plus riche même que celle de Rome avant Ennius » :
notre argumentation ne s'en trouve nullement touchée et, dès lor»
qu'il s'agit d'une littérature orale, que personne n'a pris soin de
recueillir, il y a toutes chances malheureusement pour que nous ne la
connaissions jamais, donc pour que nous ne puissions pas en tirer un
enseignement.
LE RENOUVEAU CELTIQUE 359
d'une héroïque résistance à l'envahisseur et d'exal-
tantes légendes d'amour, nées probablement outre-
Manche. Voilà le maigre patrimoine qu'on nous pro-
pose de revendiquer en échange des riches dépouil-
les d'Athènes et de Rome. Nous n'en ferons rien. Ou
plutôt nous continuerons d'être Latins en même
temps que Celtes.
L'équilibre de l'âme française est à ce prix, cette
âme qui nous vient bien réellement, elle, du profond
des âges, cette âme pareille à celle des Gaulois du
temps de Strabon et de Jules César, ardente et mo-
bile, avide d'inconnu, passionnée de liberté, folle de
grands mots et de périodes pompeuses, crédule,
étourdie, brave, charmante et misérable et qui n'au-
rait pas plus compté dans le monde que l'âme irlan-
daise ou calédonienne, si elle ne s'était fortifiée de
raison romaine et organisée sur le plan de l'ordre
latin (1).
(1) J'ai reçu, à propos de ce premier article, la lettre sui-
vante de M. Edouard Schuré. Son intérêt est trop vif pour
que je n'en lasse pas part à mes lecteurs et aussi bien met-
elle les choses au point en ce qui concerne le régime d'édu-
cation à donner aux Français :
Cher Monsieur et Cher Confrère,
J'ai lu ce matin avec un vif plaisir votre bel article sur ]e Me nou-
veau celtique à propos de ma Druidessc dans la République Française.
Je tiens à vous remercier sur-le-champ pour tout ce que vous dites
d'aimable et d'intelligent sur mon drame, comme aussi sur mon étude
consacrée à l'âme celtique...
A ce propos, je tiens à vous dire <]ue je ne dninie pas dans les
exagérations des panceltistes. L'auteur des Grands Initiés n'ignore
pas tout ce que nous <levons à la civilisation gréfo-latine, qui repré-
sente la grande tradition humaine et divine venue d'Orient. Il sait
aussi que, sans elle, nous ne serions pas parvenus à la conscience
de nous-même«. Mais cette conscience originaire et durable ne
devons-nous pas aujourd'hui la rallumera nos origines nationales?
360 LE RENOUVEAU CELTIQUE
L'intuition, la sympathie humaine, le sens psychique de la divina-
tion sont des vertus celtiques. Il faut réveillei' notre awen, ce qui
est le plus nôtre, le génie propre de notre race.
Et ce serait encore une preuve que Vercingétorix eut raison de
lutter contre César et que, malgré sa défaite, son œuvre ne fût pas
vaine, puisque l'âme celtique ressuscite en nous.
Voilà ce que tente de dire ma Druidense. J'ignore si je l'ai bien dit,
mais je sais que toute votre œuvre charmante, puissante et variée,
l'aifirme avec éclat. Et voilà pourquoi le Celte alsacien que je suis
sympathise profondément — par dessus les Vosges, la Seine et la
Loire — avec le Celte breton et même latin que vous êtes.
Croyez-moi, mon cher poète, etc.
Ed. Schuré.
Est-il besoin de dire combien cette lettre m'a réjoui ? Dès
lors que M. Schuré entend conserver, à la base de notre
enseignement secondaire, le latin et le grec, nous sommes
d'accord et je ne suis pas homme à nier — alors que tout
mon effort personnel atteste le contraire — le profit consi-
dérable que nous pourrions tirer d'une connaissance plus
approfondie de notre passe national.
J'ai eu soin, d'ailleurs, de mettre à part les Bretons armo-
ricains qui parlent une langue dérachée du môme rameau
celtique d'où sont issus le comique, aujourd'hui disparu, et
le gallois moderne.
Ce que j'ai affirmé, laissant également de côté la merveil-
leuse floraison de la littérature irlandaise, les Mabinogion,
les Triades galloises (d'ailleurs en partie apocryphes), etc.,
c'est que les Celtes de Gaule ne nous avaient transmis ni
im poème, ni un monument. Et si j'ai fait une exception,
quoiqu'elles soient bien postérieures, pour les légendes d'ovi
sont sortis nos romans de la Table-Ronde, c'est que ces
légendes ar/irent avec une force singulière sur le Moyen-
Age et que par elles, vraiment, comme je l'ai dit dans
YAme Bretonne, les Celtes furent les professeurs d'idéalisme
de l'Occident.
N'oublions pas cependant tout ce que le catholicisme
avait introduit de romain dans ces légendes où le merveil-
leux celtique est constamment aux prises avec la morale
chrétienne. Et, pour ce qu'elles doivent même à l'antiquité
hellénique, reportons-nous à M. Bédier.
LE RENOUVEAU CELTIQUE 361
II
Il me faut bien revenir sur le renouveau celtique
et c'est une question qui n'est pas près d'être épui-
sée, si j'en juge par l'abondance des lettres que je
reçois et la variété des opinions émises. Je n'entends
pas vous infliger la lecture de cette correspondance,
qui, publiée in-extenso, déborderait les colonnes du
journal. Aussi bien M. Robert Pelletier, dans la ré-
ponse ou plutôt dans l'article qui suit, a-t-il rassem-
blé et présenté avec une grande clarté d'exposition,
sinon toujours avec une absolue sûreté critique, les
arguments de la majorité des controversistes. C'est
une voix diserte que celle de M. Pelletier, et c'est
souvent une voix éloquente. Nos lecteurs auront
plaisir à l'écouter.
Dans son article de jeudi sur Le Renouveau celtique,
M. Charles Le Goffîc a cité, parmi les manifestations con-
temporaines du celtisme, La Revue des Nations et la Ligue
Celtique Française. Directeur de l'une, secrétaire général
de l'autre, je voudrais présenter ici quelques observations
en notre nom à tous, rédacteurs et ligueurs, que M. Le Gof-
flc accuse de n'avoir pas assez réfléchi à la latinisation de
la Gaule.
Cette irréflexion, si nous en étions coupables, serait la
plus lourde des fautes. Organisation de combat, entrant en
lutte avec ce qu'elle appelle le préjugé latin, la Ligue Cel-
tique ne se serait pas préoccupée de tous les arguments his-
toriques et autres dont pouvait disposer l'adversaire ! Nous
ne les aurions pas tous réfutés pour nous-mêmes, pour no-
tre sincérité, avant de les combattre publiquement !
Qu'Esus et Teutatès en soient remerciés ! Nous n'avons
pas montré tant de légèreté. Venus pour la plupart de la
Sorbonne ou des Facultés de province, nous connaissions
tous la théologie du culte romain pratiqué par tant d'uni-
versitaires. Si, au fond de nous, le Celte avait toujours pro-
362 LE RENOUVEAU CELTIQUE
testé, il n'en est pas moins vrai qu'avant de lui permettre
de le faire ouvertement nous avions dû par un lent travail
nous prouver à nous-mêmes qu'il avait- raison et que lui et
nous cela ne faisait qu'un.
Ce sont les preuves qui nous ont servi pour cette réno-
vation que nous offrons aux Français d'aujourd'hui. Car
nous savons que le français n'est pas une « langue essen-
tiellement latine », nous savons que ses origines se trou-
veiit en grande partie « à Bibracte » et dans toute la
Gaule. La syntaxe française n'est aucunement latine. Nul
jie ie discute plus. Reste donc les mots. Il y a deux langues
latines : le bas-latin et le latin littéraire. Le second Quinti-
lien l'avait déjà remarqué, — et Quintilien n'était pas un
celtomane — le latin classique a emprunté des mots très
nombreux au gaulois. On ne trouvera pas, je pense, un phi-
lologue pour nier que le mot latin mare soit celtique ainsi
que carpe ntum et d'innombrables autres. Admettons, si
vous le voulez, que les mots latins semblables aux celtiques
soient les frères de ces derniers et non leurs fils, il n'en
reste pas moins ceci : dans des milliers de cas il y a eu,
dans le parler des Gaulois soumis aux Romains, fusion
entre le mot gaulois et le mot latin qui lui ressemblait.
Comment peut-on trouver vraisemblable que les Celtes de
Gaule aient pris au latin pour dire cent le mot centum,
quand ils avaient cbez eux centon; qu'ils aient dit carus,
quand leurs pères disaient caros; qu'ils aient dit sapo,
alors que les Celtes inventeurs du savon disaient sapon;
qu'ils aient dit mater en latin, puisque mater est aussi cel-
tique ?
Il y a. avec les dérivés, trois mille mots français qui peu-
vent ainsi venir aussi bien du celtique que du latin classi-
que. Mais ce dernier n'est pas considéré comme le vrai
père du français. On attribue généralement cet honneur
au bas-latin, et Ton ne s'est pas suffisamment soucié
d'établir l'origine de ce bas-latin. Or les éléments gaulois
furent si nombreux dans la plèbe et les armées romaines
que le bas-latin fut presque un patois celtique. Si nous
disons chat, cheval, bague, sapin, c'est sans doute parce
qu'on dit en bas-latin : cattus, cabalUis, baca et sapinvs,
mais c'est surtout parce qu'en celtique nos pères disaient :
cattoa, caballos, bacca et sapinos. Les mots de ce genre
sont plusieurs milliers.
Il faut donc une fois pour toutes renoncer à dire « la
LE RENOUVEAU CELTIQUE 363
langue française est essentiellement latine •> et consentir à
la qualifier de celto-latine.
Mais si dans les mots nous devons subir un peu de lati-
nité, nous n'en voulons pas dans rânie nationale, et les
mots les plus latins se celtiseront pour chanter la gloire de
la race celtique. En dépit des historiens négligents qui
arrêtent au ii«' siècle l'histoire de l'esprit d'indépendance
gaulois, nous savons, nous, pour avoir lu Zozime, Rutilius,
Saint-Prosper, Orose et vingt autres, nous savons que,
tant que l'empire romain a été debout, pas une génération
n'a passé sur le sol de la Gaule sans qu'une révolte vienne
apporter la protestation de la nationalité gauloise. Nous
savons que nos sommes les fils des Bagaudes qui, pendant
un siècle et demi, ont lutté et sont morts pour l'empire
gaulois. Nous ne voulons pas que ce miracle historique
d'une lutte qui ne cessa qu'avec l'écroulement de la domi-
nation étrangère ait été vain. Nous nous en souvenons.
Et lor.squ'à travers les auteurs grecs et romains, nous
voyons quelle fut la grandeur de la civilisation de nos an-
cêtres, quel fut leur héroïsme, lorsque dans les documents
irlandais et gallois nous trouvons les légendes, les tradi-
tions, l'âme même de notre race, nous retrouvons aussi
contre les Romains, qui ont privé notre pays d'un trésor
pareil, la même colère qui devait agiter le paysan gaulois
quand il voyait tomber la tête de ses chefs et de ses
druides.
Qu'importe cependant en quelle langue nous pouvons
connaître les exploits de nos pères ! Si on les avait contés
en vieux celtique, il faudrait traduire ces récits, même
pour les Irlandais et les Bretons, tant les langues évoluent.
La terre d'ailleurs est un autre livre : elle s'est ouverte
pour montrer l'art et la .science avec lesquels les Gaulois,
inventeurs de la charrue et de la métallurgie, savaient for-
ger leurs armes et ciseler leurs bijoux.
Et nous avons le .Moyen Aixc ! Lp Moyen Age qui vit dis-
paraître les noms latins de nos villes, remplacés par les
vieux noms celtiqties, le Moyen Age qui vit avec la féoda-
lité les divisions territoriales de l'ancienne Gaule repa-
raître, sans que le moindre souvenir des provinces et de
l'administration romaine subsistât. La mémoire des origi-
nes gauloises était si vivante que les grandes familles no-
bles voulaient à l'envi descendre d'un dieu gaulois ou
d'une fée celtique. Tel les Bourbon, tîls de Borbo. les Lusi-
364 LE RENOUVEAU CELTIQUE
gnan, flls de Mélusine. Les monastères irlandais fondés
par Saint-Colomban couvraient l'Occident et rénovaient
l'agriculture tuée par le nsc romain. Les Celtes Scot Eri-
gène, Duns Scot, etc., créaient la scholastique. Les légen-
des celtiques d'Arthur et du Graal emplissaient de rêve
et d'héroïsme toutes les âmes françaises, et la France du
xiiF siècle, cette France qui savait sans doute des psaumes
en mauvais latin, mais qui croyait Virgile contemporain
d'Homère, cette France, libérée de l'antiquité classique et
qui vénérait Merlin comme un prophète, fut plus grande,
plus libre, plus heureuse qu'elle ne le fut jamais après la
Renaissance I
C'est cette tradition médiévale que nous voulons renouer.
Comme la Renaissance a rompu avec elle, nous voulons
rompre avec la latinité.
Qu'on nous comprenne bien : il ne s'agit pas d'interdire
l'enseignement du grec tt du latin. Les monastères celti-
ques ont seul conservé la langue grecque au Moyen Age.
Il s'agit d'habituer les Français à considérer le grec et le
latin comme des matières d'érudition, comme des langues
étrangères, à ne pas se tourner vers Borne plus que ne le
font les Anglais, les Allemands ou les Russes, à compren-
dre le Moyen Age, à l'aimer, à connaître ses origines cel-
tiques, à trouver dans la Gaule et dans la tradition celtique
ce que les Allemands ont trouvé dans la Germanie et le
germanisme. C'est par les auteurs latins qu'ils ont su ce
qu'était Arminius : ils en ont pourtant fait leur héros
national. Nous voulons que Vercingétorix soit notre Armi-
jiius. Nous voulons, comme le disait Richelieu, identifier
la Gaule avec la France. Nous voulons qu'on n'emplisse
plus le cerveau des jeunes générations avec les légendes
fabuleuses de Romulus, avec les mythologies platement
immorales des Gréco-Latins, qu'on fasse comprendre aux
jeunes Français que le peuple qui a bâti les cathédrales,
qui seul en Europe avec les Grecs antiques a créé uu art,
s'est diminué et s'est renié en bâtissant la Madeleine et le
Palais-Bourbon (1).
Une nation qui dans l'antiquité a pris Rome, Delphes,
colonisé l'Asie-Mineure, une nation qui a fait les Croisades.
(1) Comme si la Madeleine et le Palais-Bourbon étaient tout l'art
de la Renaissance et du classicisme ! De Chambord, de Chenonceaux,
de Versailles, etc. pas un mot.
LE RENOUVEAU C:ELTIQUE 3().>
les Chansons de gestes, les églises dites gothiques, n'a
besoin que de coiuiaitre ses défauts et de lutter contre
eux par sa volonté de vivre. La raison humaine y suffit, la
raison romaine est de trop. Quant à l'ordre laiin, synony-
me d'oppression, de centralisation et d'arbitraire, la Race
qui sut, selon le mot de Clément d'Alexandrie, réaliser la
République des justes, n'en a que faire...
J'arrête ici la lettre de M. Robert Pelletier qui
s'excuse en terminant, après avoir fait remarquer
qu'une rue de Paris porte le nom de Gamulogène,
d'avoir été si long et cependant de n'avoir pas dit
« tout ce qu'est le celtisme » ou plutôt le néo-celtis-
me, parce qu' « on ne résume pas en deux cents li-
gnes une nouvelle conception de l'histoire ». C'est
parfaitement vrai; mais, dans ces deux cents lignes,
M. Pelletier nous a donné l'essentiel de la thèse des
néo-celtisants. On peut très bien la juger sur cet
aperçu.
Et d'abord cette thèse est-elle si nouvelle que le dit
M. Pelletier ? Mais c'est la thèse d'Henri Martin, de
Pictet, de Moreau de Jonnès, de Jean Reynaud,
etc., une thèse vieille de trois quarts de siècle et da-
vantage, car Le Brigand et la Tour d'Auvergne
l'avaient soutenue à la fin du xvni* siècle. Elle n'a
pas résisté une minute à la critique. Y résistera-
t-elle mieux, étayée des nouveaux arguments dont
essaie de la soutenir M. Pelletier ? Le français,
dit-il, n'est pas une langue latine, mais une langue
celto-latine, et- la preuve, c'est qu'il contient, avec
leurs dérivés, 3.000 mots celtiques ou pouvant venir
du celtique. S.OCmj mots, peste ! Voulez-vous ouvrir
maintenant la première grammaire venue, celle de
Dusouchet, par exemple, (Hachette, édition de 1912).
Qu'y lisez-vous '?
« Dès les premiers siècles de notre ère, le latin
366 LE RENOUVEAU CELTIQUE
vulgaire, que les soldats romains apportèrent aux
paysans gaulois, avaient supplanté le celtique par
toute la Gaule, à l'exception de TArmorique et de
quelques points isolés. Celui-ci disparut donc de la
Gaule en laissant cependant quelques faibles traces
de son passage. On peut citer comme empruntés au
celtique : alouette, bec, bouleau, bruyère, claie, dune,
grève, jarret, lande, lieye, quai, etc. C'est un total
d'un peu plus de trente mots. »
Trente mots, vous avez bien lu ! Par quel miracle,
renouvelé de celui de la multiplication des pains.
€es trente mots sont-ils devenus 3.000 chez M. Pel-
letier ? Mon Dieu ! le plus simplement du monde :
en décidant que les mots qui viennent du latin peu-
vent aussi bien venir du celtique. C'est pour cela
sans doute que, dès le v^ siècle, le parler populaire
des Gallo-Romains eltait appelé dédaigneusement
par les pédants de l'époque lingua romana rustica,
d'où nous avons fait la langue romane. Il n'y a
qu'à sourire.
N'étant pas dans le secret des dieux, j'ignore par
quel nouveau miracle ou mieux par quel phéno-
mène de transubstantiation les mots les plus latins
se celtiseront dans l'avenir « pour chanter la gloire
de la Race celtique ». Ce que je sais, ce que j'ai dit,
c'est que les Gaulois (dont j'ai uniquement parlé,
négligeant l'épopée irlandaise, qui ne se cristallisa
d'ailleurs qu'au vm" siècle, et la littérature galloise,
encore plus récente, et qui ne purent donc ni l'une
ni l'autre avoir d'infiuence sur notre formation ro-
mane, presque accomplie dès le vr siècle), c'est, ré-
péterai-je et maintiendrai-je, que les Gaulois ne
nous ont transmis ni un poème, ni un monument,
que tout ce que nous savons d'eux, nous le savons par
les Grecs et les Latins. Quand je parle des Celtes de
LE RENOUVEAU CELTIQUE 367
la Gaule, il ne faut tout de même pas répondre par
les celtes d'Outre-Manche et sauter d'un bond au
Moyen- Age. La, oui, M. Pelletier a raison et je n'ai
jamais prétendu le contraire, je l'ai même affirmé
dans tous mes livres, il y eut un moment où la pen-
sée celtique, par l'intermédiaire probable des Bre-
tons armoricains, féconda le monde occidental et
collabora intimement — mais avec qui ? avec
l'Eglise, avec Rome, toujours elle ! — à la forma-
tion de l'àme médiévale, exactement comme au
V* siècle, par saint Patrice, le grand apôtre gallo-
romain de l'Irlande, Rome avait collaboré avec la
pensée celtique pour former l'àme irlandaise.
C'est cette collaboration, si heureuse, que je vou-
drais qui continuât. Répudier l'un des deux élé-
ments d'où est sori:e l'âme française, prononcer le
divorce entre l'élément celtique et l'élément latin,
c'est vouloir notre mort tout uniment. Voyez l'Ir-
lande, voyez l'Ecosse. M. Pelletier me traite en en-
nemi du celtisme (') : quelle erreur ! Je sers le cel-
tisme en le mettant en garde contre les exagérations
de l'esprit de système. Quand M. Schuré, dans la
belle lettre publiée ici même, écrit : « L'auteur des
Grands Initiés n'ignore pas tout ce que nous devons
à la civilisation gréco-latine qui représente la tra-
dition humaine et divine venue d'Orient ; il sait
aussi que sans elle nous ne serions pas parvenus à
la conscience », j'applaudis des deux mains à cette
grande vérité. C'est par Athènes et Rome que nous
(1) Sinjrnlier ou trop e.xplioaVile retour des choses .' En 1923, dii-ec-
teur d'une revue intitulée la Paix, M. Robert Pelletiei- était, d'après
le Temps, l'objet d'une information, close d'ailleurs par un non-lieu,
pour intelligence avec l'ennemi, le vrai, celui d'Outre-Rhin, dont je
n'ai jamais douté qu'il fût éminemment sympathique à cette levée de
boucliers contre la latinité.
368 LE RENOUVEAU CELTIQUE
avons pris conscience de nous-mêmes. Eh ! quoi,
n'est-ce donc rien que se connaître ? Et, pour le plai-
sir de ne devoir rien à personne, allons-nous souf-
fler sur cette grande lumière qui a éclairé notre
chaos originel et nous a permis de l'organiser si ma-
gnifiquement ?
M. Schuré rend justice à la civilisation helléno-
latine; M. Pelletier, de son côté, proteste contre la
pensée qu'on lui prêtait de vouloir interdire l'en-
seignement du grec et du latin. Mais d'autres, plus
hardis, comme mon admirable ami Jean Le Fustec,
dont je me séparai à cette occasion, comme l'archi-
druide Yves Berthou, son disciple et continuateur et
qui dépense tant d'éloquonce, de passion et de bel-
les qualités littéraires au service de la plus dange-
reuse des causes, sont allés jusque-là et ont demandé
qu'on rayât le latin et le grec du programme de l'en-
seignement secondaire. On ne fait pas sa part au
celtisme ou du moins à un certain néo-celtisme.
M. Pelletier s"en apercevra quelque jour. Il veut
être tout Gaulois. Libre à lui ! Qu'il me permette de
rester jusqu'à nouvel ordre — comme Rutilius —
un simple Gallo-Romain.
LA MER
(1)
C'est le titre de l'anthologie maritime de M. Ame-
rico Bertuccioii et, s'il y a une chose qui étonne,
c'est que ce livre soit le premier en date de son
espèce. Mais le fait est qu'avant M. Bertuccioii et en
un temps où tout est prétexte à anthologies, chresto-
mathies, miscellanées, spicilèges et florilèges, per-
sonne n'avait encore songé à recueillir les plus belles
pages écrites sur la mer par des écrivains français.
Ei, quand un auteur y songe d'aventure, cet auteur
est un Italien et son livre parait à Milan. D'où l'on
serait tenté d'inférer que les choses n'ont point
changé en France depuis le maréchal de Vielleville
qui disait qu'on aurait beau s'évertuer, rien n'y
ferait et que ce n'est pas le fait des Français que la
marine, mais un bon cheval, une jolie fille et un
mousqueton.
Entre le maréchal et nous il y a eu pourtant Riche-
lieu, Colbert, Sartines, Gastries — et tout le roman-
tisme. A deux périodes de son histoire, sous Louis
XIV jusqu'à la Hogue, sous Louis XVI jusqu'aux
Saintes, la France tient nettement en échec la Hol-
lande, les Impériaux et l'Angleterre et, même après
ces défaites, compensées d'ailleurs par des rencon-
(1) Préface aux deux livres de M. Americo Bertuccioii, professeur
à l'Académie navale italienne : la Mer et la Grande Bleuie, recueils
de morceaux choisis français sur la mer et la marine, Milan, Fratelli
Trêves, édit.
24
370 LA MER
très heureuses sur d'autres mers, sa marine n'est pas
abattue et peut mettre en ligne à la veille de la Révo-
lution 71 vaisseaux, 64 frégates, 45 corvettes, 32 M-
tes ou gabares, « soit, dit Oscar Havard (1), un en-
semble de 212 unités navales pourvues de tous les
perfectionnements que comporte alors la science
nautique » et montées par 80.000 officiers, matelots
et soldats. Chiffres si impressionnants que Pitt, nou-
veau Jérémie, voit déjà la ruine de son pays consom-
mée et se couvre la tête de cendre : « La gloire de
l'Angleterre est passée, lamente-t-il. Hier elle faisait
la loi aux autres; aujourd'hui elle doit la subir ! »
Il ne fallut pas moins d'Aboukir et de Trafalgar
pour calmer ces transes nullement injustifiées et qui
faillirent renaître sous la Restauration, quand les
Portai, les Hyde de Neuville et les d'Haussez eurent
refait à la France une marine. Et c'était l'époque pré-
cisément où la mer rentrait dans notre littérature
avec le romantisme. Car ce fut vraiment une « ren-
trée ». Au temps de Chrétien de Troyes et de Bé-
rould, comme au temps de Chateaubriand, qui dira
qu'elle fait le fond du tableau de presque toute son
œuvre, la mer aussi faisait le fond du tableau de
presque toute l'épopée arthurienne, quand elle n'en
occupait pas le premier plan. Mais la Renaissance
était venue, puis l'âge classique. L'homme « en soi »
avait seul préoccupé les écrivains. La nature s'était
de plus en plus estompée, la mer particulièrement.
Comme en ces jours d'équinoxe où, st.r nos grèves
du Nord, elle semble reculer jusqu'aux confins du
cercle visuel et s'enfoncer sous l'horizon, elle avait,
depuis Maynard, à peu près disparu de i horizon
littéraire. Si le sentiment de l'infini continue de tra-
(1) La Révolution dans nos ports de gv erre : Toitlon.
LA MER 371
vailler certains hommes comme Pascal, leur
angoisse métaphysique se nourrit exclusivement de
la contemplation des espaces célestes. M=°* de Sévi-
gné elle-même n'a vraiment aimé et senti que les
bois, qu'elle interprète d'ailleurs en femme de son
temps façonnée par d'Urfé et les pastorales italien-
nes; pour la mer, c'est à peine si elle trouve une
épithète. Encore est-ce une épithète de pure conven-
tion. Et il en est ainsi jusqu'à la fin du xvra" siècle,
où la mer reprend sa montée et où l'on recommence
à distinguer sa raie blanche dans les livres du
prince de Ligne et de Bernardin de Saint-Pierre.
Mais son grand mascaret mélancolique ne s'est réel-
lement déclaré qu'avec Chateaubriand, fils de ces
«aux bretonnes, qui, suivant l'expression d'Alfred
Michiels, semblent chanter une éternelle messe des
morts.
Il est parfaitement oiseux sans doute de recher-
cher si c'est la contemplation de la mer qui a éveillé
chez l'homme le sentiment de l'infini ou si c'est
l'homme qui a trouvé dans la mer une image de
l'infini dont il était tourmenté. De toute manière,
selon Marie Léneru, si dure aux dernières pages de
son Journal pour la mer, — au point, l'ingrate, de
lui préférer la montagne et la forêt, — l'homme s'est
trompé : la mer « est une plaine : c'est mathémati-
quement le minimum de l'horizon (?*??) et sa cour-
bure rappelle que la planète ne s'étend qu'en tom-
bant et se pelotonnant en boule, etc., etc.. » Pour
rencontrer un jugement plus sévère, il faut remon-
ter jusqu'à l'Apocalypse de Jean, aux yeux de qui la
mer est une annulation, une stérilisation d'une par-
tie de la terre, un reste du chaos primitif, ce qui ex-
plique que, peignant la félicité universelle qui sui-
vra le jugement dernier, le vieux solitaire de Path-
372 LA MER
mos ait soin de préciser que, sur la terre de pro-
mission qui remplacera cette vallée de larmes, « iï
n'y aura plus de mer ».
Je ne m'en consolerai pas quant à moi. Et j'en-
tends bien que les romantiques, avec qui la mer est
rentrée en grâce, s'ils admirent et s'ils aiment la
mer en qui ils se retrouvent et qui flatte leur incom-
mensurable vanité, la voient cependant sous des
couleurs assez sombres. Ce n'est plus la mer au
sourire innombrable du vieux rhapsode, la mer hel-
lénique dont se souviendra André Ghénier. Et l'on
peut estimer aussi, pour ne pas donner tout à fait
tort à Marie Lenéru, que Pascal prenait dans la con-
templation des espaces célestes une idée de l'infinî
beaucoup plus exacte qu'un Chateaubriand au spec-
tacle des flots bretons. Mais Chateaubriand est un
Celte, et le romantisme, considéré d'un certain an-
gle, n'est qu'un retour à la tradition celtique sinon
la plus ancienne, du moins la mieux établie.
Car il est possible que les Celtes n'aient pas tou-
jours été ce qu'ils sont aujourd'hui et qu'avant que
les invasions barbares ne les eussent refoulés aux
extrémités de la chrétienté et fait d'eux ce peuple de
crépuscule dont parle Yeats — the celtic twilight — ,
ils n'aient pas beaucoup différé de leurs cousins de
Grèce et d'Italie. Mais enfin, aux iv« et v^ siècles,
l'œuvre d'éviction est à peu près accomplie : à l'écart
des autres peuples, bannie du banquet de la frater-
nité humaine et repliée sur elle-même, ce qui reste
de l'immense famille celtique qui couvrit autrefois
l'Europe et une partie de l'Asie se terre aux confins
du monde sur des caps d'oii son rêve ne trouve plus
à s'évader que vers la mer brumeuse qui lui fait tout
son horizon. La mer ! Le Celte va vivre désormais
sous son obsession perpétuelle; il y promènera pen-
LA MER 373
dant des siècles ses imrans fabuleux à la recherche
d'une terre de promission. Notre littérature, toute
latine de fond et de forme, amoureuse des lignes
nettes et plaçant la perfection dans le délimité et le
fini, ignore longtemps ce parent pauvre qui, sur son
bout de roc solitaire, ne se plaît que dans les jeux
du clair-obscur et de l'indéterminé. Cependant, au
moyen-âge, des landes et de la grève bretonne lui
arrivent les soupirs étouffés de Tristan et d'Yseult,
l'écho mélancolique du cor d'Artur, la voix mouillée
des cloches d'Ys, et elle prête un moment l'oreille à
cette mélodie frissonnante qui semble avoir tra-
versé les couches d'un océan mystérieux.
Peut-être, sans la Renaissance et l'éblouissement
que lui causa la révélation des trésors de l'antiquité,
la littérature française fût-elle revenue trois cents
ans plus tôt à ses origines celtiques. Athènes et Rome
couvrirent l'appel de la sirène : Tristan, Yseult,
Artur, le roi Marc, Gradlon-Meur reprirent sous
les brumes de la mer occidentale leur sommeil en-
chanté. On croyait qu'ils ne l'interrompraient plus.
Mais, en Rretagne, les morts ne sont jamais tout à
fait morts. Ils sont sujets du moins à de brusques
résurrections. Et ce fut le cas des héros celtes. Tout
le vague, l'inquiétude sans cause dont nous souf-
frons aujourd'hui encore vient de ces lointains an-
cêtres que les bouleversements de la Révolution et de
l'Empire allaient faire remonter à la surface de notre
conscience. Ils y reparurent avec Chateaubriand,
sous d'autres noms, mais avec la même sensibilité,
la même imagination rêveuse, la même nostalgie
incurable, sur le même fond de mer agitée, chan-
geante et triste, symbole des orages de leur âme.
Et désormais, presque sans défaillance, c'est cette
conception de la mer qui va s'imposer à tous les
374 LA MER
contemporains, même à un Renan, si peu romanti-
que pourtant à certains égards : « Je suis né... au
bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, tou-
jours battue par les orages. On y connaît à peine le
soleil, etc.. »; même à un Baudelaire, qui n'avait
pas l'excuse d'être né en Bretagne comme Renan et
qui parlait de la mer étincelante des tropiques com-
me il eût parlé de la mer cimmérienne :
Homme libre, toujours tu chériras la mer...
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets...
vous aimez le carnage et la mort...;
même à un Loti, le poète par excellence de la mer,
qui en a dit tous les aspects, capté toutes les nuan-
ces, enregistré toutes les gammes, et dont la pre-
mière impression devant elle fut « une tristesse sans
nom, une impression de solitude désolée, d'abandon,
d'exil... »
Un seul écrivain peut-être — si Ton met à part
Frédéric Mistral (1) — échappa chez nous au sorti-
lège et retrouva devant la mer l'âme hellénique et
souriante d'André Ghénier :
Le divin Océan avait quitté ses grèves...
O caps voluptueux, qui courez mollement
Vous plonger tout dn long dans l'humide élément...
Ces vers sont de Maurice de Guérin et ils ont été
écrits en 1833 à quelques lieues de Saint-Malo. On ne
peut pas être plus loin — ni plus près à la fois de
Chateaubriand. Mais le fait est que, débarqué en ro-
mantique au Val de l'Arguenon, Guérin se rembar-
qua complètement guéri, tant fut forte l'émotion
(1) Et, sans doute aussi, avant lui, parmi les poetœ minores, Joseph
Autran, provençal comme l'auteur des lies d'or.
LA MER 375
qu'il reçut de la mer bretonne, de son équilibre, de
son rythme, de tout ce qu'il sentait d'organisé jusque
dans les frénésies (1); elle souleva pour lui un pan du
voile qui recouvre la figure de Cybèle, et il réalisa
par elle, portion du grand Tout, sang des artères du
monde, l'idée du grand être universel. Sur ce pan-
théisme de Guérin, rançon de sa conversion à l'or-
dre classique, il est loisible, recommandable même,
d'élever les plus expresses réserves. Mais quel dé-
menti à l'observation de Marie Lenéru écrivant dans
son Journal que « l'absence de végétaux et le trop
grand jour de la mer donnent de la sécheresse inté-
rieure » ! On ne s'en douterait pas à lire le Centaure
et la Bâchante. On ne s'en douterait pas à lire Marie
Lenéru elle-même qui aimait tant son Trez-hir, sur-
tout à l'automne — cet automne de la mer qui n'est
pas rouge, mais blanc, comme si la lumière y arri-
vait tout aiguisée des pôles :
« Les promenades sur la plage, à huit heures, c'est
exquis, bleu, rayonnant, les côtes à belles arêtes vi-
ves et tout autour des nuages d'horizon, les nuages
en rangs de perles qui sont éternellement les nuages
de beau temps sur la mer... J'aime cette promenade
du matin sur l'énorme plage déserte, sur le sable
dur et brun comme un tapis de caoutchouc, avec
l'arrivée majestueuse des grandes vagues roulées
comme des tuyaux d'orgue, intactes sur un front de
vingt mètres, la retombée étincelante, puis neigeuse,
la grande salutation des lames ».
Est-ce assez beau ! El ceci encore sur un lendemain
de tempête :
« La mer, hier, était défigurée. Elle crachait de
l'écume par toute cette énorme mâchoire qui vient
(1) Voir plus haut : Au Val de V Aniuenon.
376 LA MER
mordre dans notre baie... Un cirque de lave. On au-
rait dit, sur toutes ces plages, que des lèvres se sou-
levaient et montraient les dents à l'Infini. «
L'Infini... ne vous hâtez pas de triompher. L'Infini
(relisez la phrase), c'est ici le ciel, comme chez Pas-
cal, non la mer. Et, après tout, c'est logique : cette
Marie Lenéru, Bretonne de hasard, née par aventure
à Brest, coupée brusquement du monde auditif à
quinze ans, menacée par surcroît de cécité, elle vit
repliée sur elle-même; elle est plus près de Pascal
que de Chateaubriand...
On aime à suivre, dans l'excellent choix d'extraits
que nous présente M. Bertuccioli, familier de longue
date avec notre littérature, ces fluctuations de la pen-
sée française à l'endroit de la mer et les interpréta-
tions diverses qu'elle en a données depuis Buffon. Si
l'auteur n'est pas remonté plus haut que cet écri-
vain, c'est qu'apparemment il ne l'a pas pu (1). La
mer, encore une fois, ne tient presqu'aucune place
dans l'œuvre de nos grands classiques : Buffon lui-
même n'a vu la mer qu'en cosmographe. Et rien ne
marque mieux que cette constatation l'antagonisme
des deux formules classique et romantique : l'une
qui isole l'homme de la nature et l'autre qui l'y
absorbe, ce qui n'est peut-être pas beaucoup plus rai-
sonnable, mais qui présente de grands avantages
pour la composition d'un recueil comme celui-ci.
Quelque monotonie cependant et un peu de fati-
(1) Il y avait bien à la rigueur les romans de Gomberville (nos
premiers romans maritimes), la merveilleuse et désopilante scène de
la tempête dans le Pantagruel de Rabelais et de brefs passages de
Villehardouin et de Joinville dans V Histoire de la conqvête de Cojis-
tantinople et dans les Mémoires, mais c'est Thomme plus que la mer
qu'évoqueut ces auteurs et le titre mêms du chapitre de Rabelais est :
ff Qnelle contenance eurent Panurge et frère Jean durant la tempeste.»
LA MER 377
gue chez le. lecteur auraient pu résulter d'une trop
grande abondance de textes uniquement consacrés à
la description de la mer. M. Bertuccioli y a fort ha-
bilement paré en joignant aux paysages des récits
d'aventures, des scènes de la vie de bord, des por-
traits de marins héroïques. La guerre actuelle lui
fournissait sur ce point une matière de premier
choix. Il n'a eu garde de la négliger. En même temps
qu'au public son livre s'adresse en effet et d'abord
aux élèves de l'Académie navale italienne où lui-
même enseigne la littérature française. Et l'éduca-
teur ne pouvait rester insensible à la vertu de cer-
tains caractères ou de certains exploits de ce temps...
Ainsi s'explique notamment qu'il ait fait à l'au-
teur de Dixmude l'honneur de lui demander une
préface pour son recueil.
L'HEROÏSME BRETON
0)
Dans la forêt de Pinon, cernée par l'ennemi, trois
bataillons du 219" d'infanterie tenaient encore le soir
du 27 mai 1918. On les croyait anéantis ou prison-
niers, quand un pigeon voyageur, sous son aile en-
dolorie, apporta au général de Maud'huy ce mes-
sage :
« Mon général, nous sommes encerclés. Mais nous
tiendrons. Sinon, nous mourrons jusqu'au dernier.»
Le message était signé : « Pérès, chef de batail-
lon. » Il eut l'honneur d'un communiqué spécial à
la séance de la Chambre du 4 juin. Débloquer ces
braves ? Impossible, hélas ! d'y songer. Mais cet ilôt
de résistance au milieu de la marée ennemie gênait
sa montée et l'obligeait d'emprunter des couloirs
latéraux. Le temps employé à cette manœuvre dé-
bordante permit à nos réserves d'arriver, d'endi-
guer le mascaret allemand. Après ? Après, on ne
savait plus.
On savait seulement que ces hommes, depuis leur
commandant, né à Plestin-les-Grèves (Côtes-du-
Nord), jusqu'à son ordonnance, Jean-Marie Le Goff,
cultivateur, originaire de la même commune, étaient
tous des Bretons. Leur tâche finie, ils étaient rentrés
(1) Nous remercions MM. Bloud et Gay de nous avoir permis d'em-
prunter à notre livre les Trois Maréchanx, publié chez eux, cette page
par laquelle nous souhaitions clore la 4"= et vraisemblablement der-
nière série de l'Ame Bretonne.
l'héroïsme breton 379
dans le silence — l'éternel silence peut-être, qui ne
devait pas les changer beaucoup de celui qu'ils ob-
servaient volontairement dans la vie (1).
Les grands espaces, les couverts profonds, les
hautes altitudes donnent à l'homme qui vit dans
leur intimité quotidienne une gravité qui manquera
toujours au citadin : il est dans la Nature comme
dans un temple. L'un des plus subtils observateurs
du front, le romancier espagnol Gomès Carillo, visi-
tant un secteur de l'Artois, près de Thiepval, était
frappé du silence presque solennel qui y régnait.
— Qu'ont donc vos soldats ? demandait-il au com-
mandant qui l'accompagnait. Ils n'ont pas l'air de
nous voir, et, quand nous leur adressons la parole,
(1) «Vous le croyez mort ainsi que la i)lupart de ses hommes?
m'écrivait, le 18 aoiit, M""*^ Pérès. Non, Dieu n'a pas voulu m'imposer
un si dur sacrifice. Il m'a gardé le père de mes quatre jeunes enfants.
Il a laissé à la France un ardent patriote et un brave soldat. Il en est
de même de son ordonnance. Mon mari est interné à Rastadt, duché
de Bade, et Le GofE à Wesel. îSi je vous écris aujourd'hui, monsieur,
c'est pour faire plaisir à mon mari qui voudrait que la Presse relatât
l'héroïque conduite de ses hommes, ces braves Bretons ! Voici ce qu'i^
me dit :
« Entre 6 et 8 heures du matin, le 27 mai, à droite et à gauche, six
régiments, dont quatre actifs, venaient d'être capturés ou anéantis
par l'ennemi. Les deux unités du 219« d'infanterie qui était en ligne
(pour ne pas dire le régiment entier) seules ont résisté jusqu'au bout
(13 h. 57) et n'ont cessé le combat que les dernières. Elles ont ainsi
empêché une forte unité ennemie de rejoindre les autres. Le colonel
du 219" ayant disparu, j'avais pris le commandement du régiment. Je
ne veux pas laisser dans l'ouljli les épisodes de la défense de deux
bataillons (.5'' et 6') du 219« régiment d'infanterie et d'un régiment
actif de Fontenay-le-Comte. »
Les deux unités du 219« dont il est question dans cette lettre sont
les 5« et 6« bataillons, commandants Pérès et Muller ; le colonel du
219* porté disparu était le lieutenant-colonel Le Gallois, qui fut tué.
Outre la dépêche qu'on a lue et dont le texte, cité de mémoire par
M. Clemenceau, eut les honneurs de la séance parlementaire du
380 l'héroïsme breton
c'est à peine s'ils paraissent nous entendre. Sont-ils
sourds, aveugles ?
— Non, répondit son guide. Ce sont simplement
des Bretons. Il n'y a pas qui les fasse parler. Mais,
par exemple, quand il s'agit de se battre, personne
ne l'emporte sur eux... Et, la lutte terminée, on
dirait qu'ils ne se souviennent de rien. Tranquille-
ment, après un terrible corps à corps nocturne, ils
retournent à leurs fossés et s'y couchent. Ou, s'ils
n'ont pas sommeil, ils chantent à voix basse des airs
de leur pays...
4 juin, d'autres messages, par pigeons voyageurs, étaient parvenus au
haut commandement pendant la journée du 27 :
7 h. 10. — Bombardement violent a commencé sur réduit Quimper.
Orangerie (à Pinon) prise et plateau tle Chavignon. Sommes isolés.
Eésisterons jusqu'au bout.
- 8 h. 15. — La situation est la suivante . : le 246*" régiment d'infan-
terie ayant cédé, la compagnie de l'écluse, tournée snr sa gauche, se
replie sur le réduit Romans où nous tiendrons le plus longtemps
possible.
11 heures. — Bataillons MuUer et Pérès tiennent toujours forêt de
Pinon et le bois Dherly avec bataillon Lascazes du 1.37° régiment
d'infanterie ; ils organisent la défense et attendent d'être dégagés.
Enfin ce dernier message, signé du commandant MuUer et expédié
à 15 heures 55 :
« Nous tenons toujours dans le réduit Romans. Nous sommes com-
plètement encerclés. Le centre de résistance à droite (bataillon Pérès)
est pris de flanc et subit une pression extrêmement forte. Tout le
monde a fait sou devoir de la façon plus extrême, officiers et soldats.
Il ne reste plus que le quart de l'effectif. Vous pouvez venir nous
chercher : nous tiendrons encore une demi-journée.»
En réalité, nous l'avons vu par la déclaration du commandant
Pérès, le drame touchait à sa fin ; quelques minutes encore et le
dernier barrage qui arrêtait la marée ennemie s'effondrait. La résis-
tance héroïque de huit heures, les lourds sacrifices supportés par les
hommes avaient obtenu du moins leur récompense : « Par leur farouche
conduite à Pinon, écrira le critique militaire allemand Steggmann,
les Bretons ont rendu difficile notre avance et permis à Foch de
lancer ses réserves entre Soissons et Villers-Cotterets. »
l'héroïsme breton 381
Que voilà bien cette race bretonne, la plus nostal-
gique peut-être qu'il y ait par le monde et qui, par-
tout en exil, portant en tous lieux sa soif d'infini, ne
connaît d'autre refuge que le songe contre les plati-
tudes ou les tristesses de la réalité ! Elle s'y plonge
avec délice; elle y boit à longs traits l'illusion. Le
chant pour elle, certaine mélopée en mineur, trois ou
quatre notes toujours les mêmes, c'est simplement
une manière d'endormir son mal, un chloral plus
léger que ceux auxquels sa faiblesse native la fait
trop de fois recourir, moins par goût de l'alcool que
pour s'arracher aux dures contraintes du présent.
Dans ce même secteur de l'Artois, deux sapeurs mor-
bihannais, Mauduit et Gadoret, surpris par l'explo-
sion d'une mine, travaillèrent quarante-huit heures
à se frayer une issue : sans vivres, sans eau, presque
sans air, bloqués dans un espace si étroit qu'ils ne
pouvaient opérer de conserve, ils se soutenaient, me
contait le général Descoins, « en se chantant des airs
bretons ».
Airs étranges, d'une douceur et d'une mélancolie
indicibles, de ceux certainement, comme le pense
Gomès Garillo, auxquels fait allusion le poème alle-
mand des tranchées :
« Dans l'ombre, dans nos trous, nous entendons les
Français entonner leurs chansons qui nous arrivent
mystérieusement, flottant dans les ténèbres, douces
mélodies où palpite une nostalgie à peine percepti-
ble, comme l'écho suave des jours lointains de bon-
heur, comme un souffle qui languit et s'évanouit... >>
Par quelle mystérieuse transformation de leur
être, ces sentimentaux, ces nostalgiques deviennent-
ils soudain si terribles dans la mêlée, fonçent-ils sur
l'ennemi avec cette ardeur sombre, tiennent-ils,
comme les bernicles de leurs roches, sur les positions
382 l'héroïsme breton
qu'on leur a confiées ? C'est leur secret. Profondé-
ment religieux pour la plupart, ils trouvent sans
doute dans leur foi un précieux réconfort moral. ^
« Ceux qui craignent le plus les dieux, disait Xéno-
phon, sont ceux qui dans la bataille craignent le
moins les hommes ». Mais la force de cette race, si
changeante, si féminine pourtant à certains égards,
naïve et raffinée, spirituelle et crédule, taciturne et
passionnée, elle est surtout dans son sentiment de
l'inéluctable, dans sa soumission sans phrase à la
nécessité. Un Breton ne discute pas un ordre : il
l'exécute. « On nous a mis là, c'est que nous devons
y être; on nous a dit de tenir jusqu'à la mort, c'est
que notre mort est nécessaire. »
Il n'y a, dans cette attitude, ni vain étalage de stoï-
cisme, ni exaltation passagère de la fibre patriotique.
Bien que David Hume les appelle « les plus guer-
riers des paysans français », c'est sans la moindre
allégresse que les Bretons virent se lever sur le
monde, comme une lune de deuil et de terreur, sui-
vant l'expression d'un de leurs bardes (1), la face
sanglante de la guerre. Même à travers le prisme de
la poésie, la guerre ne leur apparaissait ni fraîche ni
joyeuse et ils estimaient plutôt, comme messire Ber-
trand, qu'elle est une chose « moult griève » à la-
quelle on ne se doit résigner qu'après avoir épuisé
tous les moyens de conciliation. En vérité, plus
d'une bouche se crispa douloureusement parmi eux,
le 1" août 1914, si pas un cœur n'y défaillit. Cette race
courte, résistante, pareille à l'ajonc de ses landes,
(1) Le sublime et sombre Calloc'h, le plus grand poète peut-être
qu'ait suscité la D;uerre et qui fut révélé au public par un magistral
article de M. René Bazin, dans VEcho de Paris. Les poèmes de
Calloch, réunis sous le titre A genoux par son ami Mocaer, ont paru
à la librairie Pion.
l'héroïsme breton 383
n'habite pas en vain, depuis deux nulle ans, au bord
d'une mer blanchissante dont elle tire sa chétive
subsistance et qui semble rouler un Dies irœ perpé-
tuel : sur son bout de roc battu des vents, elle est
comme une antenne vivante qui capte au vol les
moindres frémissements et jusqu'au silence des
étendues. Quand le tocsin se propagea de clocher en
clocher, l'après-midi du l*"'' août, il y eut comme un
arrêt de la respiration universelle. « Tout se tut, me
disait une paysanne de Rospez, même les oiseaux. »
L'été sombra brusquement; une Toussaint anticipée
descendit sur le monde, et des vieilles demandè-
rent si c'étaient les vêpres des Morts qui tintaient
pour le dernier jour de la chrétienté.
Le lendemain, par longues files qui encombraient
les chemins creux de la Cornouaille et du Trégor,
les premiers mobilisés gagnaient les stations voisi-
nes et s'y embarquaient vers leurs dépôts. Ni chants,
ni vivats au démarrage du convoi. Plus tard, dans
la griserie contagieuse des départs pour le front,
j'ai vu passer des trains tumultueux, pavoises com-
me pour une fête et bruyants comme des soirs de
« pardon ». Les hommes, sur un rythme de plain-
chant, martelaient le refrain d'une pauvre chan-
son gallote apprise le matin même à la canti'ie du
dépôt :
Jamais les Airmauds ne viendront
Manger la soupe des Bretons...
Ils appuyaient sur le mot jamais, comme pour lui
conférer la valeur d'un serment. Et ce serment, en
définitive, ils l'ont tenu.
Nep na ra mat. lier dra guieli drezo !
« Quiconque ne fait pas bien, sus à lui tant que tu
pourras ! »
384 l'héroïsme breton
M. Antoine Thomas découvrait l'autre jour, sur
un vieux registre de Sorbonne, cette ptirase écrite
en breton par le clerc Henri Dahelou, du diocèse de
Quimper, et datée de Tan 1360. C'est le plus ancien
texte, paraît-il, qu'on possède en moyen armoricain;
c'est le premier cri de la race parvenue à la cons-
cience. Et c'est un appel déjà tout moderne par le
fond, sinon par l'accent, aux justes sanctions qui
doivent frapper les fauteurs de mauvais coups. En
tout temps, la révélation d'un pareil texte eût réjoui
les Bretons; mais que cette révélation se soit pro-
duite au cours de la cinquième et dernière année de
l'affreuse guerre où tant d'entre eux sont tombés
pour la défense du droit outragé, il y a là, semble-
t-il, plus qu'une simple coïncidence et comme une
intention du Destin. Ils ont été pendant ces cinq ans
partout où il y avait à recevoir des horions et à en
donner; ils ont couru sus partout et tant qu'ils ont
pu aux bandits d'outre-Rhin. On les a vus à Gharle-
roi et sur la Marne, sur TYser, sur l'Aisne, sur la
Somme, à Verdun, où l'ennemi pour expliquer ses
sanglants échecs devant Douaumont, alléguait la ré-
sistance opiniâtre des régiments bretons, « les meil-
leurs de tous », d'après la Gazette du Rhin et de
Westphalie...
Les meilleurs ? Ne donnons pas de rangs; n'éta-
blissons pas de préséance entre les contingents de
nos diverses provinces. Tous ont été admirables, c'est
entendu. Il suffit qu'en revendiquant la palme pour
lui-même, chacun en particulier la décerne après
lui aux contingents bretons, comme ce Sénégalais
qui disait à un soldat du 10« corps, le soir des pre-
mières attaques de Champagne :
— Toi Briton ? Briton y en a bon. Briton li pas
peur.
l'héroïsme breton 385
Et, après une pause accordée à la réflexion, con-
densant sa pensée dans une formule qui sauvegar-
dait à la fois son amour-propre et la vérité :
— Briton comme tirailleurs !
Oui, et Britons encore comme alpins, chasseurs,
zouaves, coloniaux, qui sont, du reste pour une
bonne part, d'anciens inscrits maritimes versés dans
la « biffe ». La Bretagne est une mère si féconde
qu'elle peut fournir à toutes les formations : dans
quelle autre province trouverait-on dix frères Ruel-
lan et onze frères Mercier sous les drapeaux ? La
valeur du contingent breton, personne ne la conteste,
non plus que son importance numérique. Mais il y a
d'autres raisons, plus profondes peut-être, et que le
subtil génie d'une femme pouvait seul dégager, à
cette sympathie universelle qui entoure les soldats
bretons :
« J'ai toujours été attirée et retenue par ces secrets
et francs visages, m'écrivait M""* de Noailles. Dieu
sait pourtant que nul homme de France ne m'est
plus fraternel que ses compagnons, mais la Breta-
gne possède la poésie silencieuse qui teinte les beaux
regards des soldats de chez vous. »
Que cela est finement senti ! Cette poésie silen-
cieuse a un nom : elle s'appelle la pudeur. Une vertu
qui explique bien des ciioses et notamment que les
régiments bretons aient été les derniers de tous à
recevoir la fourragère. Je doute pourtant qu'ils s'en
soient plaints. « Ces Bretons, disait un officier, ils
ont toujours l'air de demander pardon de ce qu'ils
ont fait. » Tel ce Le Guennec, seul survivant de la
garde du drapeau, et qu'il fallait réconforter, rassu-
rer contre les suites de son acte héroïque, quand,
après avoir erré pendant deux jours et deux nuits
dans les lignes ennemies, il tomba d'épuisement,
25
386 l'héroïsme breton
comme le coureur de Marathon, en remettant la
chère relique à un capitaine du 318^; ou tel ce Legars,
dont Paul Ginisty nous contait la sublime odyssée,
qui, lors des dernières attaques sur Château-Thierry,
tout nu, sous les feux croisés des Boches, traversait
la Marne à la nage pour porter un pli de son com-
mandant, revenait avec la réponse par le même che-
min, dans le même équipement sommaire, et s'éton-
nait sincèrement qu'une action aussi simple eût pu
lui valoir la médaille militaire. Et telle encore —
pour prendre cette fois un exemple collectif — cette
division bretonne de Verdun, engagée le 22 février
1916 et qui peut se vanter d'avoir battu le record de
toutes les présences en première ligne. On l'avait
peut-être oubliée ou l'on avait fini par croire, comme
disait un loustic, qu'elle faisait partie du paysage,
car on ne la releva qu'au bout de six mois et quand
l'effort allemand était complètement brisé.
Ainsi, à travers l'espace et le temps, la race des
Roland, des Guesclin, des Richemont, des La Noue,
des Guébriand, des Plélo, des La. Tour d'Auvergne,
des Cambronne, des Bisson, des Lambert demeure
fidèle à son type historique et, la première au
feu, elle est aussi, suivant l'expression magnifique
d'un de ses chefs, le colonel de Maileray, tombé
devant Verdun, « la race qui combat partout la der-
nière ». Race de granit, qu'aucun choc n'ébranle et,
comme ces vieilles pierres grises de sa campagne
qu'étoilent des lichens argentés, des orpins d'un rose
si tendre, à la fois la plus farouche et la plus douce
des races, celle qu'une pudeur invincible retient tou-
jours de parler d'elle et que Shakespeare semble
avoir incarnée dans son Troïlus « éloquent par ses
actions et sans langue pour les vanter », celle dont
un légionnaire de l'Uruguay qui l'avait vue à l'œu-
l'héroïsme breton 387
vre disait au commandant Jacob : « Je ne veux pas
retourner en Amérique sans avoir visité la contrée
mystérieuse qui enfante de tels hommes. » Et cet
enthousiasme inspiré par les soldats bretons à un
étranger qui combattait sous nos drapeaux, cette
ferveur de dévotion pour leur pays, sont peut-être,
en raison de son caractère désintéressé, le plus bel
hommage que l'héroïque province ait reçu depuis
la guerre.
FIN
ERRATA
Page 88, ligne 6. il faut un s à souvenir ;
— ligne 30, au bas de la page, il faut les noms au lieu de leiin.
Page 128, en note, il faut Panle au lieu de Pnvls.
Page 215, ligne 9, il faut bnn au lieu de ...en (au commencement de
la ligne).
Page 230, ligne 15, il faut préparer au lieu de prépare.
Page 243, ligne 7, il faut une virgule après /«?/•.
Page 303, ligne 29, il faut un point après rivage ;
— ligne 31, il faut un accent circonflexe sur Va de >nâ{nes).
Pag'i 329. ligne 37, il faut Ane au lieu d'Anne.
-"nf
26
TABLE DES MATIERES
Pages.
Préface , v
Une cellule de l'organisme breton (Plougastel) :
I Coup d'œil général , 1
II liS Passage 4
III Le calvaire 9
n'' La maison et le mobilier plougastélois 16
V Le costume 22
VI Les mariages collectifs 30
VII Les fêtes 41
VIII Le pain et l'arbre des âmes 47
IX Les fraisières de Plougastel 57
X Conclusion 67
Anne de Bretagne à Blois 69
Un voyageur italien en Bretagne au xvi« siècle 75
Un pèlerinage aux Rochers 82
Lettre ouverte de M"'= de Sévigné 91
Sur la piste de Yann-ar-Gwenn 102
Laprade et Brizeux 129
La maison mortuaire d'Emile Souvestre 135
Au Val de l'Arguenon (Armand de Chateaubriand, H. de la
Morvonnais, Maurice de Guérin) 142
Les deux Villiers 150
Rosmaphamou 156
Tristan Corbière 163
Une relation inédite de l'explosion du Panayoti 183
Le premier bombardier de Bretagne (Prosper Proux) 189
Le monument de Narcisse Quellien 196
Les souvenirs de Le Gonidec de Traissan 205
392 TABLE DES MATIÈRES
Pagee^
La légende de Mgr Duchesne 212
Félix et Louis Hémon : t
I Un livre de Félix Hémon sur Bersot 221
Il Maria Chapdelaine ou comment un Breton découvrit
pour la seconde fois le Canada 227"
Félix Le Dantec :
I Le scandale de la Sorbonne 242
II Sur la mort de Félix Le Dantec 248
Joseph Bédier du Ménézouarn , 250
Charles Géniaux, romancier de la mer 258
Au village (Anselme Changeur, Jos Parker. Jean des Cogaets) . 265
Auguste Dupouy 277
La Haute- Bretagne 283
D'Orléans à Landerneau 300
Le folklore d'une paroisse bretonne (Trébenrden) 314
Et nos cimetières ?
I Lettre ouverte à Maurice Barrés 338
II Réponse de Maurice Barrés 345
Le Renouveau celtique 352
La mer 369
L'héroïsme breton 378
-Ms^^ÉîiJrtX»-
Auch. — Imprimerie F. COCHARACX, rue de Lorraine.
1
IX: Le Goffic, Charles
^H L'âme bretonne
B8i;7L38
sér.4.
PLEASE DO NOT REMOVE
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