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Full text of "L'âme bretonne"

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CH.    LE    GOFFIC 


LA  BRETAGNE  ET  LES  PAYS  CELTIQUES 


LAME  BRETONNE 


QUATRIÈME    SÉRIE 


Une  cellule  de  l'organisme  breton  :  Plougastel.  —  Anne  de  Breta- 
gne à  Blois.  -^  Un  pèlerinage  aux  Rochers.  —  Sur  la  piste  de 
rann-ar-Gwenn.  —  Laprade  et  Brizeux.  —  Au  Val  de  r Argue- 
non.  —  Les  deux  Villiers.  —  Rosmapamon.  —  Tristan  Corbière. 

—  Le  premier  bombardier  de  Bretagne:  Prosper  Proux.  — 
Les  souvenirs  de  Le  Gonidec  de  Traissan.  —  La  légende  de 
Mgr  Duchesne.  —  Félix  et  Louis  Hémon.  —  Félix  le  Dantec.  — 
Bédier  du  Ménezhouarn.  —  Charles  Géniaux.  —  Auguste 
Dupouy.  —   La  Haute-Bretagne.  —  D'Orléans  à  Landerneau. 

—  Le  folklore  d'une  paroisse  bretonne  :  Trébeurden.  —  Et  nos 
cimetières?  —  Réponse  de  Maurice  Barrés.  —  Le  Renouveau 
celtique.  —  La  Mer.  —  L 'héroïsme  breton,  etc. 


PARIS 
EDOUARD   CHAMPION,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 

5,   QUAI  MALAQDAIS 


1924 


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Il  a  été  tiré  d£  cet  ouvrage  5  exemplaires  sur  papier  d'arches- 
numérotés  de  1  à  b. 


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A  MAURICE  BARBES 


Je  voulais  vous  dédier  ce  livre.  Barres,  le  qua- 
trième d'une  série  ouverte  il  y  a  tantôt  vingt-cinq  ans 
—  et  probablement  le  dernier  :  ce  sont  vos  mânes  qui 
le  recevront.  Qifils  lui  soient  indulgents  ! 

J'envie  Henry  Bordeaux,  André  Hallays,  François 
Le  Grix,  peloton  choisi  qui  vaus  fit  une  suprême 
garde  d'honneur  jusqu'au  cimetière  de  Charmes... 
Pour  oser  me  joindre  à  ces  privilégiés,  il  aurait  fallu 
qu'on  m'en  priât  et  je  n'avais  que  votre  invitation 
lointaine,  bien  que  plusieurs  fais  renouvelée,  à  veriir 
goûter  quelque  jour  auprès  de  vous  la  douceur  de 
l'automne  lorrain. 

Répondrai-je  encore  à  cette  invitation  ?  Peut-être, 
Mais  je  prendrai  garde  que  ce  ne  soit  pas  le  jour  où 
des  délégations  officielles  se  rendront  vers  vous; 
je  viendrai  seul  avec  un  petit  rameau  d'or  coupé  dans 
/tf  lande  bretonne  et  qui  renouvellera  peut-être  le 
miracle  de  ce  rameau  de  Circé,  par  qui  le  subtil 
V  lys  se  put  évoquer  les  mânes  du  devin  Tirés  ias  et 
s'entretenir  familièrement  avec  eux.  Ombre  légère, 
v;cnis  m' apparaîtrez,  non  j)lus  tel  que  je  vous  vis  à 
l'une  de  nos  dernières  rencontres,  devant  la  librairie 
Crès,  sur  le  bord  du  trottoir,  tendanJ  au  bout  d'un 
long   cou   maigre   un  profil   étannamment    busqué 


Tl  A    MAURICE    BARRES 

de  gypaète  et  si  pareil  en  vérité  à  Vun  de  ces  hôtes 
des  grandes  altitudes  que  je  n  eusse  pas  été  autre- 
iment  surpris  quand  votre  manteau  se  serait  gonflé 
et  vous  eût  emporté  comme  une  aile  vers  les  deux 
niaugrabins.  «  //  serait  bien  oiseux  de  disputer  si  Von 
n'a  pas  vécu  auparavant,  si  Vâme  n'a  pas  eu  d'exis- 
tence antérieure,  »  remarque  quelque  part  Edgard 
Poe.  «  Tel  le  nie  ;  bon  !  Je  suis  convaincu  et  ne 
cherche  point  à  convaincre.  »  .Yi  moi  non  plus,  bien 
qu'un  vieux  fonds  de  crédulité  celtique  me  porte 
à  penser  que  tou^  n'est  pas  vain  dans  les  rêve- 
ries des  bardes  sur  la  métempsychose.  Taliésin,  au 
premier  stade  de  sa  triple  existence,  disait  avoir  été 
daim  tacheté.  Et  V indice  animalesque  est  si  criant 
chez  tant  de  nos  conternporains  ! 

Mais  le  Barres  que  f  évoquerai  ne  sera  pas  ce 
Barres  de  la  fin,  réalisé  dans  son  type  altitudinaire  et 
spécifique,  le  Barres  qui  s'était  perdu  de  vue  et  à  qm 
les  choses  et  les  êtres  n' apparaissaient  plus  que  sous 
leur  aspect  d'éternité,  comme  des  poijits  à  peine  per- 
ceptibles sur  la  vaste  face  d'un  horizon  à  la  propor- 
tion de  son  âme.  Ce  sera  le  Barres  de  la  vingt-qua- 
trième année,  sceptique,  charmant,  presque  ingénu., 
même  un  peu  gauche,  d'avoir  été  tourné  en  ridicule 
devant  ses  camarades  par  d'ignares  pédants  de  col- 
lège, et  cependanJ  si  conscient  de  son  génie,  si  avid€ 
de  domination,  s-i  décidé  déjà,  fût-ce  en  violentant 
le  destin^,  à  pli€r  l'univers  au  rythme  des  battements 
de  son  cœur  /  Quelques  études  dans  des  revues  obscu- 
res, les  quatre  numéros  des  Taches  d'encre  et  une 
collaboration  intermittente  au  Voltaire  sous  forme 
de  chroniques  ou  de  fantaisies  dialoguées,  c'était., 
comme  omi  dit,  tout  son  bagage  avec  un  livre  ina- 
chevé et  encore  sans  titre,  quà  n^ était  pas  tout  à  fait 
un  rmnan,  ni  tout  à  fait  un  essai  de  psychologie^ 


A    MAURICE   BARRES  VII 

mcàs  une  sorte  de  voyage  à  la  découverte  de  son 
«  moi  ').  Littérature  d'un  placement  difficile  !  Peu 
de  revenus,  en  outre,  assez  pour  vivre,  pas  assez 
pour  échapper  aux  basses  contraintes  où  nous  plie 
un  état  de  fortune  médiocre  et  dont  on  ne  se  satis- 
fait point  d'ailleurs,  quand  on  est  un  Julien  Sorel 
—  ou  un  Barrés  et  qu'on  veut  avoir  toute  licence  de 
caresser  renaniemiement  «  sa  petite  pensée  !  » 

Car  s'il  pourra  se  dire  un  jour  du  Christ,  il  est  sur- 
tout de  Renan  à  cette  éjmque,  mais  avec  des  déman- 
geaisons de  hdtonner  ce  maître  qui  l'enchante  et 
qid  Vagace  à  la  fois  par  ses  «  phrases  i?isidieiises 
à  réticen/res  »,  sa  «  souriante  hypocris'ie  »,  son  «  iyn- 
pudence  à  faire  accepter  des  âmes  simples  les  plus 
parfaites  imnwraliti's  ».  H  lui  sait  gré,  sans  doute, 
d'avoir  sauvé  le  divin  du  naufrage  de  la  divinité  et 
il  y  a  des  jours  cependant  où  par  réaction,  énerve- 
ment  de  cette  stérile  et  décevante  métaphysique,  il 
se  ferait  volontiers  tolstoisant,  chercherait  «  Vas- 
soupissetnent  délicieux  dans  l'universelle  bonté  »  et 
instaurerait  la  dictature  du  cœur  sur  les  ruines  de  la 
raison.  Ces  velléités  ne  durent  (jvère  et,  dans  le 
même  article  quelquefois,  sans  se  soucier  de  mettre 
une  apparence  de  liaison  dans  ses  idées,  il  revient  à 
son  nihilisme  renanien;  il  raffine  même  sur  son 
nhpdèle  :  hors  des  songeries  et  d^s  mots  qiCuiie 
m,ain  légère  éparpille,  tout  est  vain,  et  lui  qui  enten- 
dra, dans  \otre-Dame,  les  grandes  houles  des  orgues 
déferler  sur  son  cercueil,  lui  qu  environneront ,  sous 
la  croisée  des  merveilleuses  ogives,  pareilles  à  de 
longs  doigts  exaltés  qui  se  joignent  pour  la  prière, 
la  pompe  des  obsèques  officielles  et  toutes  les  solen- 
nités de  la  liturgie,  il  demande  qu'on  «  laisse  tom- 
ber »  ce  cadavre  en  pierre  de  la  foi  catholique,  qu'au- 
cun orateur  sacré  n'y  soit  plus  admis  à  prendre  la 


Vm  A   MAURICE   BARRES 

parole  et  qu'on  en.  fasse,  comme  de  V Athènes  d'Hypa- 
thie,  «  une  ruine  harmonieuse  »,  —  un  m.usée  des 
religions. 

Il  n'y  a  pas  de  page  plus  délibérément  et,  si  Von 
peut  dire,  plus  tranquillement  sacrilège  dans  toute 
Vœuvre  de  Barrés.  Mais  qui  choquerait-elle  alors  ? 
C'est  le  ton  général  :  de  Leconte  de  Lisle  à  Zola,  toute 
la  littérature  est  athée,  à  deux  ou  trois  eocceptions 
près,  Barbey,  Villiers  de  Vlsle-Adam,  dont  personne 
ne  prend  au  sérieux  le  catholicisme  baudelairien,  et 
un  nouveau  venu  au  masque  inquiétant  de  rôdeur 
nocturne  qui  bat  sa  coulpe  à  Vécart  et  confesse  naï- 
vement la  foi  de  son  enfance,  Paul  Verlaine.  Mais  en 
celui-là  non  plus,  Barres,  sans  contester  sa  sincérité, 
ne  veut  voir  davantage  qu'un  «  bon  fils  de  Baude- 
laire »,  un  théoricien,  à  peine  plus  raffiné,  de  la 
«  vraie  débauche  intellectuelle  »,  ramassée  dans  les 
vers  fameux  : 

Il  faut  netre  pas  dupe  en  ce  farceur  de  monde 
Où  le  bonheur  n'a  rien  d'exquis  et  d'alléchant. 
S'il  n'y  frétille  un  peu  de  pervers  et  d'immonde 
Et,  pour  n'être  pas  dupe,  il  faut  être  méchant. 

Ses  vrais  dieux,  au-dessous  de  Renan  et  avec  Bau- 
delaire, ce  sont  les  analystes,  Gœthe,  Benjamin  Cons- 
tant, Sainte-Beuve  [le  Sainle-Beuve  de  Volupté), 
Stendahl,  Taine,  Amiel  et,  plus  tard  seulement,  et 
sur  des  autels  plus  couverts,  parce  qu'ils  sont  de  ces 
dieux  brûlants  —  et  indiscrets  —  qui  laissent  un  re- 
flet trop  vif  sur  la  face  de  leurs  adorateurs,  les  grands 
lyriques  de  la  prose,  Michelet  et  ce  Chateaubriand 
dont  il  avait  pourtant  dit  déjà,  dans  un  article  de  La 
Suisse  romande  du  15  mai  1885,  que  ses  Mémoires 
d'Outre-Tombe  sont  «  le  chef  d' œuvre  de  style  devant 
lequel  tout  écrivain  se  dait  agenouiller  à  ses  heures 


A    MAURICE   BARRKS  IX 

de  défaillance.  »  Quand  il  répondra,  quelqi/es  années 
après,  à  un  reporter  curieux  de  ses  «  idéaux  » 
et  qui  Ivi  demande  ce  qu'il  x^eut  être  :  «  Chateau- 
briand... Gif  rien  »,  //  deroilera  le  reste  de  .so?i  secret 
Mais  lui-même  ne  le  tient  pus  encore,  il  hésite  sur 
ses  directions.,  il  n'a  pas  fini  de  décrire  ses  orbes. 
Peu  importe  au  demeurant  :  je  ne  fais  pas  ici  r/iis- 
toire  d'un  esprit  ;  je  saute  les  transitions  jusqu'au 
Barres  qui  croit  avoir  enfin  trouvé  sur  la  lande  de 
Combourg  son  orie/itation  et  sa  formule.  C'est  l'été  : 
les  hirondelles  rasent  l'étany  ;  la  chaleur  accable.  Un 
pèlerin  chemine  sitr  la  digue  vers  la  poterne  d'un 
Toide  et  triste  manoir  féodal,  pénètre  sous  ses  voûtes. 
Est-ce  René  ?  Presque,  puisque  c'est  vous.  Barrés. 

«  Fils  des  romantiques,  écriviez-vous,  je  rentre 
dans  ma  maison  de  famille  et  je  sonne  à  l'huis  d'un 
château,  survivance  du  passé,  où  je  reconnais  en 
même  tetnqys  le  principe  de  mon  activité  littéraire.  » 

Et,  dès  lors  que  vous  le  dites,  nous  aurions  mau- 
vaise grâce  à  ne  pas  vous  en  croire.  Mais  enfin,  on 
ne  saurait  aller  contre,  c'est  par  Rosmapamon  que 
l'ious  êtes  venu  à  Combourg,  et  peut-être  n'était-ce 
pas  l'itinéraire  le  j)lus  direct.  Seulement,  en  1886,  v 
avait-il  U7ie  route  directe  sur  Combourg  pour  un 
jeune  Lorrain  dilettante,  misanthrope  et  incroyant  ? 
Toutes  ses  préférences  au  contraire  et  le  vent  du 
siècle  l'appelaient  à  Rosmapamon. 

Vous  vous  souvenez.  Barrés,  de  cette  soirée  de  fête 
nationale  où,  en  compagnie  de  Jules  Tellier  et  de 
Charles  Frémine,  à  une  terrasse  de  la  Source,  je  pro- 
mis de  vous  y  mener  le  mois  suivant?  Paul  Bourg  et 
observe  avec  beaucoup  de  justesse  que  chez  vous  l'en- 
richissement in.troS])ectif  fut  précédé  d'un  enrichis- 
sement par  les  voyages  :  voyager,  au  fond,  n'était 
qu'une  façon  d'apprendre  à  vous  mieux  connaître  et 


X  A    MAURICE   BARRES 

parce  que  toute  con£cience,  comme  disent  les  philo- 
sophes, est  le  sentiment  d'une  différence.  Et  je  ne 
iuis  pas  peu  fier  en  vérité  que  ce  soit  par  la  Bretagne 
trégorroise  que  vous  ayez  commencé  ce  travail  d'in- 
vestigation. Vous  étiez  au  printemps  de  votre  génie; 
vous  aviez  cette  grâce  sans  pareille  et  un  peu  hau- 
taine qu'avec  une  touche  moins  efféminée  nous  eût 
restituée  le  célèbre  portrait  de  Jacques  Blanche.  >^^, 
de  tous  les  Barres  antérieurs  et  postérieurs,  c'est  ce 
Barrès-là  qui  m'est  resté  le  plus  cher  et  que  j'irai 
évoquer  sur  votre  tertre,  qui  s'en  étonnerait  ?  .Je  suis 
comme  ces  beautés  provinciales  sur  qui  se  posa  un 
jour  le  regard  d'un  jeune  roi  de  passage  et  pour  qui 
la  vie,  le  monde  et  leur  cœur  s'arrêtèrent  ce  jo7(r-là. 


*  * 


La  Bretagne  n'occupe  pourtant  qu'une  assez  petite 
■place  dans  votre  œuvre.  Les  Huit  jours  chez  M. 
Renan  ôtés,  vous  n'avez  même  pas  pris  la  peine  de 
recueillir  les  pages  qu'elle  vous  inspira  en  cette 
année  1886  et  qui  parurent  au  Voltaire  d'abord,  puis, 
légèreme^/it  retouchées,  dans  la  Lorraine-Artiste  ; 
vous  les  jugiez  «  chétives  »,  «  superficielles  »  et  bon- 
nes tout  au  plus  à  être  «  glissées  en  notes  dans  quel- 
que livre  de  Breton  qui  dirait  :  «  Voilà  ce  qu'a  senti 
un  étranger,  un  homme  du  dehors,  un  barbare  qui 
était  venu  jusqu'ici  b&ire  une  bolée  de  cidre  »... 
Voyez,  ajoutiez-vous,  si  vous  envisagez  que,  réunis- 
sant un  jour  vos  proses  s^ur  lui  Bretagne,  vous  pour- 
riez faire  un  sort  en  petits  caractères  à  ce  qui  vaut 
un  peu  dans  ces  quatre  articles  (^)  ». 

La  vérité,  c'est  qu'il  y  eût  fallu  joindre,  pour  déga- 

(1)  Lettre  du  22  octobre  1896. 


A    MAURICE   BAHRKS  XI 

yer  tant  leur  sens,  un  cinquième  article  postérieur 
de  plusieurs  années,  écrit  à  Vépoque  dit  procès  de 
Rennes,  la  merveilleuse  Visite  à  Combourg  dont  je 
parlais  tout  à  l'heure,  sorte  de  grand  office  ronmn- 
tique  avec  son  introït  sublime  : 

«  J'ai  toujours  projeté  de  visi/cr  les  lieux  où  sont 
les  grands  arbres  à  parfy?ns  qui,  balancés  sur  le 
monde,  suscitèrent  mon  imagination...  » 

Faibie  de  ce  couronnement,  les  quatre  articles  du 
Voltaire,  mrme  étai/és  des  Huit  jours,  eussent  paru 
incomplets  et  «  chétifs  »  en  effet.  Et  vous  aviez  rai- 
son, smnme  toute,  de  croire  que  la  Bretagne  méritait 
un  luymm^ge  moins  dérisoire.  Vous  aviez  tort  seule- 
ment de  croire  que  iious  ne  lui  aviez  pas  rendu  cet 
hommage,  parce  qiC elle  n  est  nommée  presque  nulle 
part  ailleurs  dans  vos  linres  (').  Le  ciel  de  notre 
subsconscient  est  peuplé  de  dieux  ignorés  :  c'est  toute 
votre  œuvre  qui  est  un  hymne  involontaire  à  la 
Bretagne  et  qui  proclame  à  votre  insu  sa  puissance. 
.Xon,  Barrés,  je  n'abuse  pas  du  rajneau  d'or  ;  je  ne 
vous  tire  pas  à  nous,  Bretons,  plus  qu'il  n'est  rai- 
sonnable ;  je  vous  définis  et  je  vous  s-itue  à  mon 
four  —  sur  des  témoignages  et  sur  des  faits. 

Vous  m'écriviez,  peu  après  la  publication  des  Scè- 
nes et  Doctrines  du  Nationalisme  :  «  ...  .l'ai  devant 
rrwi  d'immenses  espaces  qui  m'appellent.  »  D'im- 
menses espaces  ?  Illusion  de  conquérant  qui  mesure 
le  monde  à  Vennergure  de  son  âme  !  Ces  «  immenses 
espaces  »  si  vite  épitisés,  ils  o-nX  nom  dans  votre 
œuvre  Aigues-Mortes,  Tolède,  Cordoue,  Venise, 
Ravennes,  Sparte,  la  Syrie,  des  sépulcres  et  des 
déserts.  Mais  ne  voyez-vous  point  à  présent  que  ce 

(1)  Sauf,  bien  entendu,  dans  la  lettre  ouverte  de  L'Echo  d€  Pori* 
sur  les  Étjlitett  et  cimetière.^  hrcto/t-g  qu'on  trouvera  plus  loin  et  que 
Barrés  m'adressa  peu  avant  la  guérie. 


XII  A   MAURICE   BARRES 

n'étaient  là  que  des  varia  fit  es  d'un,  même  texte,  des 
synonymes  du  m,ême  étrange  et  mélancolique  royau- 
me où  vous  de  se  e?i  dit  es  pour  la  première  fois  certain 
jour  de  juillet  1886  ?  Vous  pensiez  ne  faire  qu'y 
toucher.  Au  fond.  Barres,  vous  n'êtes  plus  jamais 
sorti  des  frontières  de  ce  pays  crépusculaire  ;  volon- 
tairement ou  par  une  vertu  secrète  j)lus  forte  que 
vous-même,  vous  êtes  resté  jusqu'au  bout  son  captif  ; 
vous  n'avez  pas  plus  réussi  à  vous  en  évader  que 
du  V al-sans-Retoiir  le  chevalier  de  la  légende  arthu- 
rienne  —  ou  plutôt  vous  l'avez  traîné  partout  avec 
vous.  Au  moment  où  vous  le  croyiez  le  plus  loin, 
il  reveruiit,  vous  assaillait.  Charles  Maurras  me  con- 
tait qu'un  jour  que  vous  l'étiez  allé  voir  aux  Mar- 
tigues,  vous  suiviez  tous  les  deux  un  chemin  enso- 
leillé qui  menait,  je  crois,  à  l'étang  de  Berre  et  qui 
se  voila  imperceptiblement .  Il  n'en  fallut  pas  plus. 
Cette  légère  cendre  et  je  ne  sais  quel  détail  du 
paysage,  une  pierre  grise  sur  la  colline,  vous  trans- 
portèrent à  trois  cents  lieues  dans  le  \ord-Ouest  et 
vous  demandâtes  à  votre  guide  : 

—  Etes-vous  sûr  que  nous  soyons  en  Provence  ? 
Moi  je  crois  que  nmis  sommes  à  Saint-Pol-de-Léon 
et  que  jious  allons  retrouver  Le  Goffic  et  Vicaire 
devant  une  bolée  de  cidre. 

Boutade,  dira-t-on.  Oui,  si  le  trait  était  unique. 
Mais,  quand  je  vois  les  brouillards  de  Bretagne  vous 
suivre  jusque  dans  votre  Lorraine  natale,  en  estom- 
per et  en  amollir  les  lignes  rêches  pour  vous  aider  à 
retrouver  son  ancienne  figure,  à  réveiller,  par  l'ima- 
gination, ses  puissances  mystiques  endormies  depuis 
Jeanne,  je  ne  suis  plus  tenté  de  sourire  ;  je  com- 
mence à  entrevoir  quelle  éducatrice  a  été  pour  vous 
cette  Terre  du  passé,  cette  contrée  de  silence  qui 
rend  sous  le  pied  un  son  de  caveau  et  dont  la  leçon 


A    MAUHICE    BARRES  XMI 

s'infiltre  dans  les  âmes  comme  ces  gaz  incolores  et 
inodores  qui  ne  font  sentir  leurs  effets  fjue  long- 
temps après  qu'ils  ont  pénétré  tout  Vorganisme.  Il 
est  venu  un  marnent  où,  sous  son  influence,  le  sub- 
til et  réaliste  Lorrain  que  vous  étiez,  tout  grâce,  scep- 
ticisme, ironie  légère,  s'est  changé  en  un  grave  «  écou- 
teur des  morts  »  délibérément  fermé  à  toute  pensée, 
à  toute  religion,  à  toute  beauté  «  qu'aucun  mystère 
ne  baignait  plus  ».  Le  plateau  lorrain,  ce  jour-là, 
vous  est  apparu  sous  un  autre  aspect  :  vaste  pays  de 
la  tristesse  sans  déclamation,  il  semblait  prolonger 
vers  VEst  la  pathétique  et  un  peu  emphatique  lande 
bretonne  ;  il  71'était  plus  comme  elle,  sous  les  vents 
qui  le  raclent,  qu'une  grande  bruyère  hantée  dont 
omis  peiniez  à  harceler  les  fant&mes  dans  le  vain 
espoir  de  leur  arracher  un  secret  qu'ils  ne  confient 
qu'aux  humbles  de  cœur  et  aux  ignorants.  Bordeaux 
a  eu  raison,  dans  son  émouvant  mémorial  ('),  d'appe- 
ler l'attention  sur  la  préface  si  révélatrice  que  vous 
avez  donnée  jadis  à  la  Ville  enchantée  de  Mrs.  Oli- 
phant, traduite  {avec  quel  art  caressant,  quelle 
entente  des  plus  subtiles  nuances  /)  par  l'abbé  Henri 
Brétnond.  Il  appelle  cette  préface  une  «  étonnante 
ronde  de  nuit  à  la  Raffet  »,  mais,  en  vérité,  les  morts 
n'y  sont  évoqués  que  de  seconde  main,  si  Von  peut 
dire,  et  ce  qui  m'a  le  plus  frappé  dans  cette  revue 
nocturne,  c'est  le  sentiment  très  vif  «  et  presque  un 
peu  douloureux  »  que  ro7iS  y  manifestiez  d'avoir 
trouvé  là,  réalisée  par  une  étrangère,  «  l'idée  char- 
mante »,  le  «  livret  »  sur  lequel  vous  auriez  le  mieux 
fait  chanter  votre  musique. 

«  Voilà,  dites-vous,  le  livre  que  j'aurais  dû  écrire 
et  que  j'ai  parfois  entrevu.  Fortune  heureuse,  for- 

Q)  Le  Retour  dt  Burrèt  à  ta  terre  et  à  set  mort*. 


XIV  A   MAURICE   BARRES 

titne  injuste,  je  vois  fleurir,  sur  une  tige  saxonne, 
une  pensée  celtique,  une  de  ces  imaginations  popu- 
laires qui  nous  viennent  du  lointain  des  âges  et  dont 
j'ai  moi-même  souvent  éprouvf  la  puissance.   » 

Vous  son.giez,  je  pense,  dans  cette  finale,  à  certain 
«  conte  inédit  »  paru  sous  votie  signatxire  quel- 
que deux  années  avant  la  publication  de  la  Ville 
enchantée  et  qui  s'appelait  :  le  Réveil  des  morts  au 
village.  Pour  des  raisons  que  je  crois  deviner  vous 
ne  Vavez  point  recueilli  en  volume.  Si  ce  nest  pas- 
tout  à  fait  le  thème  de  la  Ville  enchantée,  cen  est  un 
si  vcnsin  pourtant  que,  n'étaient  les  dates,  on  dirait 
nne  réminiscence.  Mais  non.  Le  bon  curé  lorrain  de 
qui  vous  teniez  cette  histoire,  Vabbé  P...,  n'est  pas 
un  personnage  imaginaire  :  c'est  lui  qui  a  mené,  près 
des  sept  témoins  de  l'événetnent,  V enquête  dont  vous 
n'avez  fait  que  résurner  les  conclusions.  Et  ces  sept 
tém^oins,  interrogés  à  part  et  confrontés  ensuite,  se 
trouvèrent  tous  d'accord  pour  certifier  qu'à  Ligné- 
ville,  la  nuit  de  la  fêle  du  village,  où  ils  s'étaient 
attardés  un  peu  plus  que  de  raison,  ils  furent  pris 
en  rentrant  chez  eux  dans  un  remous  de  foule  «  aux 
bizarres  costumes  »  que  les  corps  les  plus  opaques 
n' arrêtaient  pas,  qui  les  traversait  comme  le  rayon 
lunaire  traverse  la  vitre,  qui  ne  semblait  rien  voir 
ni  rien  entendre  et  qui  se  dirigeait  en  silence  vers 
l'église  voisine  :  c'étaient  des  trépassés  et  très  pro- 
bablement, d'après  l'abbé  P...,  les  inorts  mêmes  de 
la  paroisse,  à  l'intention  desquels  c'est  la  coutume 
en  Lorraine,  comme  en  Bretagne,  de  célébrer  une 
messe  de  requiem  le  lendemain  de  la  fête  patronale. 
Et  le  récit  cu:hevé,  revenant  vers  Charmes  à  travers 
une  région  plus  aride,  plus  épuisée  que  jamais,  sans 
autre  bruit  que  le  croassement  des  corbeaux  jetant 
sur  la  campagne  leur  sinistre  avertissement  :  Gras, 


A    MAURICE    BARRF.S  KV 

cras,  deniain,  demain,  rons  réfléchissiez  qiiHn  tel 
récit  ne  suffit  peut-être  pas  à  lui  seul  pour  ébranler 
Vimagination,  mais  que,  s'il  vient  se  placer  dans  une 
série  de  faits  qui  l'éclairent  et  l'ap/n/ient,  il  peut 
lious  orienter,  nous  aider  «  à  prendre  le  vrai  jtoint 
de  vue.  » 

Une  série  de  faits  du  même  genre,  on  la  reconsti- 
tuerait assez  difficilement,  j'en  ai  peur,  dans  la 
Lorraine  d'aujourd'hui,  desséchée  de  rationalisme, 
77iais  dans  les  /mz/s  de  j/ifre  race  celtique,  en  Irlande, 
en  Ecosse,  en  Bretagne,  rien  ne  serait  plus  aisé  :  ces 
morts  vaguant  par  les  routes,  ces  processions  de  tré- 
passés y  sont  qiMsi  de  toutes  les  nuits  et  il  n'est  que 
d'avoir  le  sourcil  dessiné  d'une  certaine  façon  j)our 
les  apercevoir  —  ou  l'oreille  assez  fine,  quand  ils  ne 
courent  pas  encore  les  champs,  pour  surprendre  leur 
rumeur  souterraine.  L'auteur  anonyme  qui  rédigeait 
au  xr  siècle  la  Chronique  de  Nantes  raconte  qu'un 
habitant  des  faubourgs  de  cette  ville  rentrait  chez 
lui  au  soir  tombant  et,  ccrnime  il  traversait  le  cime- 
tière de  Saint-Cyr,  il  se  prit,  en  cheminant  à  travers 
les  tombes,  à  faire,  en  son  cœur,  commémoration  des 
défunts.  Et  un  murmure  lent  et  sourd,  puis  suffi- 
samment distinct,  monta  autour  de  lui.  C'étaient, 
sous  forme  de  répons,  les  voix  des  trépassés  qui 
hourdomiaient  :  Amen  !  Amen  !  (^)  Prototype  des 
histoires  d'outre-tombe  qui  emplissent  les  livres  de 
nos  folkloristes  et  dont  on  composerait  toute  inic 
bibliothèque.  Mais  qui  eût  pensé  jamais  que  ces 
contes  de  nourrice  pussent  à  ce  point  passionner  le 
père  de  Petite-Secousse  et  de  Bougie-Rose  et  que, 
non  seulement  dans  cette  préface  déjà  ancienne  à  la 
Ville  enchantée,  mais  hier  encore,  dans  une  lettre 

(1)  V.  l'Histoire  de  Bretagne,  de  M.  du  Cleuzion. 


XVI  A   MAURICE   BARRES 

à  r  Eclair  sur  les  chefs-d'œuvre  méconnus,  il  redi- 
rait tout  son  chagrin  d'avoir  passé  auprès  d'un  tel 
sujet  qui  le  hantait  obscurément  et  qui  était  celui  où 
il  se  serait  -peut-être  le  plus  profondément  exprimé  7 
Eh  bien.  Barres,  ai-je  tort  de  prétendre  que  V hom- 
me qui  parlait  ainsi,  la  Bretagne  ■ —  no7i  pas  peut- 
être  la  Bretagne  géographique,  mais  la  Bretagne 
idéale  ou  Vensemble  de  sentiments,  de  croyances  et 
de  songes  qu'on  a  Vhabitude  de  comprendre  sous 
ce  mot  —  avait  quelque  droit  de  le  revendiquer  pour 
sien  ?  Date-t-il  cependant  de  Combourg,  comme  vous 
le  pensiez  jjeut-ètre,  et  si  tant  est  que  vous  n'ayez 
pris  réellement  conscience  de  vous-même,  ô  nou- 
veau René,  que  ce  jour  de  votre  rentrée  sous  la 
poterne  du  manoir  ancestral  ?  Et  il  est  bien  vrai 
sans  doute  que  de  ce  jour  vps  traits  se  précisent,  que 
ce  patriotisme  lorrain,  frère  du  patriotisme  breton 
de  l'écrivain  q%ù,  suivant  le  mot  de  Brunetière,  «  en 
apportant  sa  province  dans  la  littérature  a  modifié 
toute  la  sensibilité  contemporaine  »,  ce  culte  des 
ancêtres  et  de  la  terre,  ce  naturalisme  mystique  et 
jusqu'à  ce  tourment  de  l'absolu,  cette  instabilité  per- 
pétuelle, ce  goût  des  ruines  et  des  marécages,  ces 
grands  cercles  que  vous  décrivez  au-dessus  des  char- 
niers de  l'histoire,  cette  phrase  musclée,  sensuelle  et 
toute  gorgée  d'images  de  vos  livres  sur  l'Espagne  et 
le  Liban  {après  la  phrase  sèche  et  fiévreuse  à  la 
Michelet  des  Scènes  et  doctrines  du  nationalisme, 
gui  succédait  à  la  fine  musique  renanienne  de 
l'invocation  à  Amaryllis  et  des  stances  à  Bérénice), 
tout  cela,  qui  est  l'essence  du  Barrés  de  la  troisième 
époque  {et  un  peu  déjà  aussi  de  la  seconde),  c'est  du 
Chateaubriand  transposé  et  disposé  sur  le  plan  lor- 
rain par  un  esprit  bien  décidé  à  «  exciter  en  tout  sens 
son  imagination  »,  mais  qui  sait  garder  le  contrôle 


A    MAUniCE   BARRÉS  XVII 

de  lui-même  et  utiliser  ses  émotions  en  vue  de  fins 
rationnelles  et  précises,  au  point  d'avoir  pu  tromper 
les  contemporains  par  cette  organisation  toute  clas- 
sique de  sa  sensibilité.  Pas  longteynps  d'ailleurs,  et, 
f)  moins  de  donner  aux  mots  un  sens  qu'ils  nont  pas, 
il  nous  faut  bien  convenir  qu'aucun  écrivain  n'a  été 
autant  que  vous,  depuis  René,  dans  la  vraie  ligne 
celtique  du  romantisme  français. 

Une  doctrine  et  une  estliétique,  non  pas  très  neu- 
ves, assurément,  mais  dont  vous  aviez  toute  l'étoffe 
nécessaire  pour  renouveler  la  formule,  voilà  ce  ciue 
vous  a  fourni  Conibourg  et  qui  était  le  plus  grand 
service  qu'on  pouvait  vous  rendre  à  ce  -moment  ; 
l'avoir  payé  d'un  simple  gauchissement  de  la  route 
que  vous  suiviez  et  qui,  du  scepticisme  renanien,  ris- 
quait de  vous  mener  tout  droit  par  l'égotisme  à 
l'anarchie,  c'est,  je  l'accorde,  de  quoi  justifier  plei- 
nvinent  votre  gratitude  envers  René.  Main  déjà,  sur 
cette  route  scabreuse,  aux  haltes  de  ses  fialliers  de 
rêverie,  les  philtres  de  la  Viviane  armoricaine 
avaient  commencé  d'opérer  ;  déjà  vous  commenciez  à 
soupçonner  qu'  «  un  être  porte  en  soi  plus  de  puis- 
sance à  s'émouvoir  qu'il  ne  s'en  connaît  »,  vous 
aperceviez  qu'une  conception  purement  rationnelle 
(lu  monde  ne  résout  rien  que  dans  notre  cerveau 
et  laisse  toute  vive,  toute  nue  et  grelottante  sous 
les  vents  de  l'Occulte,  la  pauvre  sensibilité.  Sou- 
venez-vous, Barrés,  de  ces  soirs  où  nous  reve- 
nions à  pied,  dans  une  brume  de  lait,  par  les  gran- 
des laîuîes  de  Bringuiller,  de  ces  vastes  silences  qui 
s'établissaient  soudain  et  qui  se  fermaient  sur  nous 
comme  une  banquise.  C'était  comme  si  le  pouls  de 
l'univers  se  fût  arrêté.  Et  tout  à  coup  quelque  chose 
passait,  un  frémissement  inexplicable  des  ajoncs,  le 
cri  bref  d'un  de  ces  oiseaux  de  mer  qui  n'ont  qu'une 


XVIII  A   MAURICE   BARRES 

iwte,  deux  loul  au  plus,  et  qui  ne  savent  qu  appeler 
ou  gémir  :  seuls  les  oiseaux  des  sillons  et  des  bois  ont 
reçu  du  ciel  la  g,râce  de  la  mélodie.  Tout  est  sym- 
bole à  qui  sait  voir  et  entendre...  Allez,  Barrés,  c'est 
là  que  vï)us  avez  appris  comment  le  silence,  les 
grands  espaces  solitaires,  les  longues  files  indéter- 
minées des  peupliers  se  transforment  naturellement 
en  prières  dans  une  âme  ;  c'est  là,  ô  aspirant  mysla- 
gogue,  ô  Faust  adolescent,  que  vous  avez  pris, 
mieux  que  chez  Guaita,  votre  première  leçon  d'éso- 
térisme  appliqué.  Il  y  a  des  solitudes  ailleurs  ;  là 
c'est  la  solitude  même  et  Vâme  y  est  en  tête-à-tête 
avec  le  mystère  ;  elle  est  sur  le  seuil  du  grand  Secret; 
elle  peut  s'en  détourner  par  la  suite  :  elle  gardera 
toujours  sur  elle  la  brûlure  de  ce  vent  de  ténèbres  ; 
elle  gardera  toujours  l'ébranlement  de  ce  «  vertige 
du  passé  n  qui,  avunt  vous,  avait  saisi  Michelet  à  la 

pointe  du  Raz... 

* 
*  * 

El  que  disais-je,  qu'aucune  trace  ou  presque  ne 
demeurait  dans  vos  premiers  livres  de  cet  ébranle- 
ment ? 

Dans  la  vaste  chambre,  pareille  à  un  dortoir,  de 
celte  auberge  de  Landrellec  où  nous  avions  déposé 
nos  sacs  de  route  et  jnis  pension  pour  quelques 
jours,  je  vous  voyais  le  soir,  de  mon  lit,  qui  liriez  de 
votre  valise  le  manuscrit  de  la  monographie  encore 
sans  titre  qui  devait  s'ajipeler  Sous  l'œil  des  Bar- 
bares et  que  Lemerre  avait  accepté  d'éditer. 

Il  est  rare  que  vous  vous  soyez  contenté  de  votre 
premier  jet  ;  je  l'ai  pu  vérifier  dans  votre  jeunesse, 
au  temps  où  vous  m'admettiez  à  l'tionneur  de  revoir 
les  épreuves  de  vos. Hures  ;  vous  ne  conçûtes  de  doute 
sur  mon  infaillibilité  de  grammairien  que  le  jour  où 
Lemaitre,  qui  était  resté  professeur,  même  devant  le 


A    MAURICE    BARRES  XIX 

dénie,  et  qui  n  aimait  pas  d'ailleurs  les  écrivains  de 
rotre  pimill<\  rotfs  repror/ia  certain  passé  antérieur 
.sa/)rersif  qui  niarait  ccliappé  :  où  il  fallait  eusse,  je 
crois,  nous  avions  laissé  imprimer  eus.  Grossier 
solécisme  !  .Ven  jwrtai  la  peine  en  perdant  rotre 
confiance,  mais  d'avlres  me  remplacèrent,  coynme 
llenrff  Bréinond,  qui  surent  la  mériter  jusqu'au 
h  ou  t. 

De  ce  long  commerce  arec  ros  /nani/scrits,  j'ai  du 
moins  retenu  combien,  jyareil  une  fois  de  plus  à 
René,  bien  qu'inapte  encore  à  Vapjyarente  liaison  des 
idées  et  déconcertant  le  lecteur  par  ros  raccourcis 
pascaliens,  les  tournants  brusques  de  rotre  raison- 
nement, ro7/s  ariez  souci  de  la  cadence  de  ros  phra- 
ses et  par  quelle  'jymnastique  incessante,  quels  con- 
tinuels exercices  d' assouplissement,  vous  atteigniez  à 
la  perfection  de  ces  divines  vocalises.  «  Se  méfier  de 

rem universel  et  tâcher  de  prendre  goût  à  mes 

conceptions  arant  de  trop  raturer  »,  cette  rude 
maxime  de  rie  littéraire  jetée  en  maxge  d'vn  de  vos 
brouillons  de  Vépor^ue,  un  jour  d'énerrement  où  la 
séance  avait  été  particulièrement  laborieuse,  vous  ne 
l'avez  jamais  observée,  même  pour  vos  articles  de 
journaux,  et  il  n'en  est  jmint  {j'entends  de  ceux  que 
voifs  avez  jiigés  dignes  d'être  recueillis  en  rolume), 
qui  ne  portent  la  trace  de  corrections  nombreuses  et 
presque  toujours  heureuses,  de  surcharges  qui  en 
étendaient  ou  en  dégageaient  humineusemenl  le  sens. 
Vous  pratiquiez  déjà,  en  cet  été  de  iSHô,  ces  probes 
méthodes  de  travail  ;  vous  ne  cessiez  d'amender  le 
texte  de  votre  livre.  Et  l'impression  profonde  que 
vous  avait  faite  ce  premier  contact  avec  la  terre  et  la 
m,er  bretonnes  passa  dans  vos  retouches  de  Landrel- 
lec  :  car  c'est  là,  j'imagine,  sous  la  lampe,  au  bruit 
de  la  marée  qui  s'insinuait  dans  les  chenaux  sablon- 


XX  A   MAURICE   BARRES 

neux  de  la  baie,  qu'en  termes  dignes  de  Maurice  de 
Gfuérin  et  dans  la  même  disposition  panthéis tique, 
vous  introduisîtes  la  phrase  s^ir  le  «  va-et-vient  adrni- 
rable  de  V héroïque  océan  breton,  mâle  et  paternel  ». 
Et  c'est  à  Landrellec  encore  —  ou  à  St-Pol-de-Léon 
—  que  les  nostalgiques  chansons  bretonnes  impri- 
mées chez  ma  mère,  la  Durzunel  notamment,  cette 
<(  sône  »  incomparable  de  la  tourterelle  que  nous 
chantait  une  fileuse  et  où  s'éplore  tout  le  génie  en 
mineur  de  la  race,  vous  parurent  déterminer  la 
nuance  de  certains  ciels  élégiaques  auxquels  vous  ne 
cessâtes  plus  de  les  associer  : 

«  C'était,  sur  le  Bois  de  Boulogne,  le  ciel  bas  et 
voilé  des  chansons  bretonnes...  » 

Sur  le  bois  de  Boulogne,  comme  là-bas,  en  Pro- 
vence, sur  Vétang  de  Berre,  comme  sur  le  plateau 
lorrain,  chez  vous,  chez  cette  petite  nation  aiguisée, 
prudente  et  terre-à-terre,  qui  refuse  au  voisin  de  lui 
prêter  son  lard,  parce  que  ça  s'use,  mais  qui  lui  prête 
volontiers  sa  femme,  parce  qu'il  n'en  coûte  rien... 
Pays  abandonné,  perdu  de  désolation,  à  vous  en 
croire,  où  l'on  est  «  pressé  par  des  ombres  »  et  sur 
qui  pèse  une  tristesse  immobile  dont  personne  encore 
ne  s'était  avisé. 

«  Pourquoi,  demandez-vous,  ces  déserts  me  por- 
teîilf-ils  des  coups  si  forts  et  si  justes  ?  Comment  ces 
plaines  déshéritées  atteignent-elles  sûrement  mon 
cœur  ?  » 

Ne  faudrait-il  pas  demander  plutôt  pourquoi,  jus- 
qu'à vous,  aucun  écrivain  de  Lorraine  n'avait  senti  la 
saisissante  qualité  morale  du  plateau  lorrain  ?  Je 
sais  bien  ce  qu'on  répond,  que  je  vais  chercher  bien 
loin  ce  que  j'ai  sous  la  main,  qu'il  suffit,  pour  tout 
expliquer,  que  le  premier  habitat  de  votre  clan  ait  été 
ce  Mur-de-Barrez,  dans  le  Cantal,  qui  n'est  peut-être 


A    MAURICE    BARRES  XXI 

pas  '<  le  plus  rieuj  ter  ri  foire  celtique  de  la  France  », 
ffiais  qui  en  est  assurément  lini  des  plus  rieit.r,  et 
dotit  la  «  population  »,  ajoute  M.  René  Jacquet,  «  a 
été  pénétrée  de  fortes  infiltrations  sarrazines  (^)  ».  Et 
(lu  înème  coup  s'éclaire  et  s'explique  ce  je  ne  sais 
quoi  d'erotique,  de  dernier  Ahen.céraf/e,  ces  tons  vio- 
lents et  sombres  de  telles  de  vos  paqes,  ces  arêtes 
brusques,  ces  fiènres,  ces  saccades,  ce  fatalisme,  ces 
roiuptés  denière  la  (jrille,  ces  airs  détachés  d'exécu- 
teur maure  essiiyaiit  son  cimeterre  au  pan  de  son 
tnanteau,  tout  cet  orientalisme  qui  reparait  de  temps 
a  autre  dans  cotre  n'uvre  et  dont  la  dernière  mani- 
festation fut  ce  cantique  du  Jardin  sur  lOrontc,  exal- 
tante musique  sensuelle,  duo  d'amour  éperdu  d'un 
Abcn-Hamet  catholique  et  d'iine  dona  Blanca  musul- 
mane.  Vous  êtes  un  composé,  un  carrefour  de  races, 
un  confluent  d' hérédités  contradictoires  comme  tous 
les  hommes  de  ce  temps.  Barres.  Tantôt  l'une,  tantôt 
l'autre,  l'emporte  chez  cous.  Mais  la  dominante,  le 
courant  de  fond,  M .  Jacquet  a  raison,  c'est  le  Celte. 

Reste  à  savoir,  refoulé  comme  il  l'était  au  plus 
intime  de  votre  être,  noyé  sous  les  afflux  étrangers, 
si  vous  l'eussiez  aperçu  et  ramené  à  la  surface,  sans 
l'avertissement  breton  ?  Sincèrement  je  ne  le  crois 
pas.  Je  veux  bien,  en  dernier  ressort  et  pour  ne  point 
trop  accorder  à  la  Bretagne,  qu'elle  ne  vous  ait 
IMjint  engendré  de  toute  pièce  à  la  vie  spirituelle  :  le 
Celte  latent  chez  voi/s,  mettons,  si  votfs  le  voulez, 
qu'elle  l'ait  simplement  aidé  à  se  dégager  des  héré- 
dités sarrazine  et  lorraine  qui  s'opposaient  à  sa  libre 
expansion.  Heureux  mélange  de  sangs  ennemis  au 
demeurant  et  si  l'on  n'a  égard  qu'à  V émouvante 
beauté  du  débat  qui  s'est  institué  de  bonne  heure 

(1)  Notre  maître  Maurice  Barrés,  1900, 


XXII  A   MAURICE   BARRES 

entre  votre  rationalisme  et  ces  appels  de  VAu-Delà, 
ces  bourdonnements  de  vos  plus  anciens  globules  qui 
vous  troublaient  sans  vous  décider  à  leur  donner 
votre  adhésion  !  Le  Lorrain,  là-dessus,  chez  vous, 
malg-ré  de  brèves  défaillances,  des  minutes  où  on  le 
crut  près  de  se  rendre,  jusqu'au  bout  résista.  Mais 
qu'il  ait  tant  eu  à  se  défendre,  qu'entre  le  Celte  et  lui 
le  débat  ait  pris  cette  ampleur,  cette  douloureuse 
noblesse,  ce  haut  son  liturgique,  c'est  ce  qu'on  nau- 
tait  ipds  cru  qui  se  pût  voir  au  pays  du  cuvdinal 
Mathieu  et  de  M.  Poincaré,  et  c'est  de  quoi  l'on  ne 
sera  jamais  assez  reconnaissant  à  la  Bretagne  :  si  elle 
n'a  point  été  votre  mère,  ne  lui  marchandez  poi7it 
plus  longtemps,  ami,  d'avoir  été  V accoucheuse  de  la 
partie  la  plus  profonde  de  vous-même. 

Aussi  bien  en  avez-vous  quasi  fait  l'aveu.  «  //  est 
des  lieux,  dites-vous  dans  la  Colline  Inspirée,  qui 
firent  l'âme  de  sa  léthargie...  »  .1//  premier  rang  de 
ces  lieux  privilégiés,  baignés  de  mystère,  «  élus  de 
toute  éternité  pour  être  le  siège  de  Vémotion  reli- 
gieuse »,  vous  citez  Lourdes,  le  MonJ  Saint-Michel, 
les  Saintes-Maries-de-la-Mer,  le  rocher  de  Sainte- 
Victoire,  Domrémy,  —  enfi)i  celle  qui  aurait  dû  tenir 
chez  (\ous  la  tête  de  la  nomenclature,  et  par  droit 
d' ancienneté  et  jmr  droit  de  primauté  d'influence,  la 
forêt  de  Brocéliande,  à  demi-païenne  encore  parmi 
tous  ces  chrétiens  et  ces  chrétiennes  d'une  absolue 
orthodoxie,  Brocéliande,  si  confornit  à  la  figure  fie 
votre  dme  nostalgique,  bruissante  et  profoîide,  qu'au 
lieu  de  vous  chercher  à  Charmes,  c'est  peut-être  là, 
Barrés,  qu'en  définitive,  quelqi/e  soir  de  Varrière- 
automne,  au  bord  des  étangs  rouilles,  sous  les  chê- 
nes fatidiques,  j'irai  vous  évoquer... 

Paris,  25  avril  1924. 


/ 


ITNE  CELLULE 
DE  LORGANISME  BRETON 

(PLOUGASTEFO 


COUP  i)"(*:m,  (;i':xi':ral. 

A  Cliarles  Cottet. 

Plougastel  est  triplement  célèbre  dans  le  monde  : 
par  son  calvaire,  par  ses  mariages,  par  ses  fraises. 
Il  devrait  1  être  encore  par  le  pittoresque  de  ses 
mœurs,  la  douceur  de  son  climat,  le  charme  et  la 
variété  de  ses  paysages,  surtout  le  bel  équilibre  de 
sa  population  et  l'accord  harmonieux  qu'elle  a  su 
établir  entre  la  tradition  et  les  formes  les  plus  per- 
fectionnées du  progrès  économique. 

Cette  presqu'île  du  Finistère,  taillée  en  bec  d'es- 
padon, qui  s'allonge  entre  la  rade  de  Brest,  l'Elorn, 
les  landes  de  Loperhet  et  le  cours  inférieur  de  la 
rivière  de  Daoulas,  est  l'une  des  mieux  délimitées 
qui  soient;  c'est  à  peu  près  aussi,  malgré  son  étendue 
(4.682  hectares)  et  l'importance  de  sa  population 
(8.000  âmes),  la  seule  commune  de  ce  département, 
si  riche  en  tramways,  que  ne  sillonne  aucun  rail. 
Mais  les  routes  y  sont  bonnes,  sans  être  larges:  mon- 
tueuses,  mais  bien  entretenues.  Point  d'ornières, 
fût-ce  dans  les  chemins  de  petite  communication  et 
d'intérêt  privé. 

1 


2  UNE    CELLULE   DE   L'ORGANISME   BRETON 

Voilà  qui  n'est  pas  si  commun  en  Bretagne.  Les 
Plougastélois,  de  toute  évidence,  connaissent  le  prix 
du  temps  et  diraient  volontiers  qu'une  bonne  route 
c'est  de  l'argent.  Croyez,  d'ailleurs,  que,  s'ils  avaient 
trouvé  quelque  avantage  à  l'établissement  d'un 
railway,  ils  n'eussent  point  attendu  jusqu'à  ce  jour 
pour  en  demander  l'exécution.  Mais  la  mer  leur 
suffit.  Elle  est  la  grande  voie  naturelle  de  cette 
région  péninsulaire  qu'elle  étreint  et  qu'elle  sculpte 
amoureusement.  Son  flot  y  pousse  des  pointes  pro- 
fondes et  pénètre,  par  les  quatre  anses  du  Garo,  de 
Penavern,  de  l'Auberlac'h  et  du  Teven,  jusqu'au 
cœur  du  pays.  Brisé  à  son  entrée  dans  la  rade 
de  Brest  par  la  formidable  barricade  graniti- 
que de  Roscanvel,  il  n'a  plus  ici  aucune  âpreté  ; 
il  s'est  fait  souple  et  insinuant.  Pourquoi  la 
terre  résisterait-elle  à  ce  séducteur  ?  Même  en  hiver, 
il  ne  lui  apporte  que  des  caresses,  de  molles  échar- 
pes  de  vapeurs  irisées  et  la  tiédeur  de  ses  courants; 
aux  syzygies,  il  chasse  vers  elle  les  dépôts  de  fucus 
et  de  sable  coquillier  dont  elle  amende  son  sol  sili- 
ceux; en  mai  et  en  juin,  il  s'attelle  aux  steamboats 
rebondis,  où  elle  entasse  les  prémices  de  ses  fraisiè- 
res  et  qui  laissent  derrière  eux,  à  travers  la  Manche, 
un  sillage  parfumé. 

On  peut  avancer  sans  témérité  que  la  péninsule 
plougastéloise  est  l'œuvre  de  la  mer.  C'est  comme 
une  seconde  Floride  que  ses  effluves  ont  créée  à  l'au- 
tre extrémité  du  Gulf-Stream,  une  Floride  bretonne, 
presque  aussi  lumineuse  et  aussi  luxuriante  que  la 
Floride  américaine.  Mais,  cette  Floride,  il  faut  la 
découvrir.  Elle  ne  se  livre  pas  du  premier  coup  d'œil 
à  l'observateur  superficiel,  et  les  touristes  qui  abor- 
dent Plougastel  par  le  bac  de  Kerhuon  sont  loin  de  la 
soupçonner.  Vu  de  la  rive  droite  de  l'Elorn,  le  pay- 


UNE    CELLULE    DE    f/ORGAMSME    BRETON  3 

sage  plougastélois  est,  en  effet,  un  des  plus  tourmen- 
tes que  je  connaisse.  Une  côte  à  pic,  où  l'ajonc  et  les 
pins   ont   peine   à   s'agripper   et   que   crénelle   une 
chaîne    denormes    roches    schisteuses,    veinées   de 
quartz  blanc,  donne  à  cette  face  septentrionale  de  la 
presqu'île   l'aspect   d'un   vaste   camp    retranché.    Et 
i'nnpression   n'est  pas  tout   à   fait   trompeuse    :   de 
Roc'h-Nivelen  au  bourg  de  Plougastel,  sur  une  demi- 
■lieue  de  plateau,  s'étend  une  zone  rase  et  désertique 
comme  les  zones  militaires.  Mais  quel  changement, 
sitôt  le  bourg  franchi   !...   Brusquement   le  plateau 
fléchit,  cède,  s'échancre  et  coule,  dirait-on,  vers  les 
bords  de  sa  mer  intérieure  par  toutes  les  pentes  de 
ses  vallées  et  de  ses  criques.  Autant  la  rive  de  l'Elorn 
€st  sombre,  hérissée,  verticale,  autant  la  rive  oppo- 
sée, qui  regarde  Logona-Daoulas  et  Crozon,  est  dé- 
clive, facile,  accueillante.  Nulle  contrée  n'a  de  routes 
plus  délicieuses  au  printemps  ;  on  glisse  sous  un 
entrelacs    de    néfliers,  de    pommiers,  de    cerisiers, 
■de  pruniers,  dont  le  moindre  frémissement  de  l'air 
secoue  sur  le  promeneur  la  neige  odorante.  Et  peut- 
être,  dans  cette  configuration  singulière  de  la  pénin- 
sule plougastéloise,   faut-il  voir  "autre  chose  qu'un 
simple  hasard  et  y  distinguer  une  attention  délicate 
de  la  Nature.  On  croirait  volontiers  qu'en  mère  pru- 
'dente  elle  a  voulu   favoriser  l'isolement  des  Plou- 
gastélois, sauvegarder  l'intégrité  de  la  race:  elle  a 
■entassé   les   obstacles   sur   la   frontière   nord   de   la 
presqu'île,    directement   exposée   à   l'invasion   bres- 
•toise  et  insuffisamment   défendue   par  le   fossé   de 
l'Elorn  ;  vers  le  sud,   où  les  risques  étaient  moins 
grands,  elle  n'a  pas  eu  besoin  de  prendre  les  mêmes 
précautions  et  elle  a  laissé  la  mer  et  la  terre  consom- 
mer à  loisir  leurs  fécondes  épousailles. 


UNE    CELLULE    DE   L  ORGANISME   BRETON 


LE   PASSAGE. 

A  moins  d'emprunter  la  voie  maritime  el  de  ga- 
gner Plougastel  par  TAuberlac'h  ou  l'anse  du  Teven, 
il  n'est,  du  reste,  qu'un  moyen  pratique  de  se  rendre 
à  Plougastel  pour  le  voyageur  qui  arrive  de  Paris  ou 
de  Brest  :  c'est  de  s'arrêter  à  la  station  de  Kerhuon  et 
de  descendre  jusqu'à  la  cale  du  bac  à  vapeur  qui  fait 
communiquer  la  rive  droite  de  lElorn  avec  le  petit 
port  du  Passage. 

L'Elorn,  quoique  resserré  à  cet  endroit,  y  mesure 
encore  près  de  700  mètres.  C'est  un  vrai  fleuve;  mais^ 
comme  tous  les  fleuves  bretons,  un  fleuve  très  suc- 
cinct  :  à  deux  lieues  en  amont,  il  n'était  qu'un  ruis- 
seau; la  mer  a  brusquement  élargi  ses  berges  et  le 
voilà  qui  prend  des  façons  de  Mississipi.  Son  flot 
d'un  gris  mauve,  moiré  par  les  courants,  s'envelop- 
pait d'une  imperceptible  buée  le  matin  d'avril  où 
nous  le  traversâmes.  Le  soleil  riait  à  travers  cette 
gaze  qui  ne  cachait  point  l'horizon  et  en  amortissait 
seulement  les  contours.  Brest,  au  creux  de  sa  rade, 
en  paraissait  tout  argentée,  comme  une  ville  musul- 
mane, une  cité  en  burnous.  Et,  sur  nos  têtes,  le  vent 
balançait  de  minces  et  languissants  stratus  qui  res- 
semblaient eux-mêmes  à  de  grandes  palmes  d'argent. 
Fugitive  impression  d'exotisme,  bien  vite  dissipée 
par  la  vue  des  blocs  de  roches  accores  qui  bastion- 
nent  la  rive  gauche  de  l'Elorn,  Roc'h-Nivelen,  Coat- 
Pehen,  Roc'h-Quilliou,  et  qui,  dans  cet  épanouisse- 
ment de  la  lumière,  continuaient  à  se  draper  d'une 
ombre  hargneuse.  Des  orfraies  tournoyaient  autour 


UNE    CELLULE    DE    L  ORGANISME    BRETON  5 

de  leurs  crêtes  avec  des  cris  aigus.  Une  tradition 
locale  veut  que  ces  romantiques  cailloux  n'aient  pas 
toujours  habité  la  rive  plougastéloise  :  ils  flanquaient 
la  rive  opposée  du  fleuve,  quand  le  diable,  certain 
jour,  las  d'entendre  célébrer  sur  tous  les  tons  la  cha- 
rité du  peuple  léonard  et  pour  en  avoir  le  cœur  net, 
prit  une  besace  et  un  bâton,  s'habilla  en  «  chercheur 
de  pain  »  et  se  rendit,  ainsi  déguisé,  dans  les  chau- 
mières de  Kerhuon.  Par  malheur,  il  avait  négligé  de 
changer  aussi  de  figure;  les  Léonards,  qui  ne  sont 
point  des  sots,  eurent  vite  fait  de  l'éventer.  Repoussé 
de  partout,  vilipendé,  houspillé,  notre  «  Polik  (1)  » 
ne  savait  plus  à  quel  confrère  infernal  se  vouer. 
Cependant,  avant  de  jeter  le  manche  après  la  cognée, 
il  voulut  tenter  une  dernière  expérience  et  se  pré- 
senta chez  la  veuve  d'un  cultivateur  qui  ne  fut  pas 
plus  dupe  que  les  autres  de  son  travestissement,  mais 
qui,  plus  avisée,  réfléchit  qu'obliger  le  diable  n'était 
peut-être  pas  faire  une  si  mauvaise  opération.  No- 
tre Polik  se  lamentait,  criait  famine. 

—  Entrez,  pauvre  homme,  dit  la  veuve,  et,  qui  que 
vous  soyez,  mangez  et  buvez  à  votre  contentement. 

Ce  disant,  elle  plaça  devant  lui  une  chaudronnée 
de  bouillie  d'avoine  et  une  pleine  bassinée  de  lait 
doux  que  le  gouliafre  engloutit  instantanément. 

—  Eh  bien,  demanda  la  veuve,  quand  il  eut  mangé 
et  bu,  êtes-vous  satisfait  ?  En  voulez-vous  encore  ? 

—  Merci,  dit  le  diable,  j'en  ai  jusque  là  (et  il 
ponctua  d'un  rot  sonore  sa  déclaration  et  son  geste). 
Mais,  par  Belzébuth,  j'estime  qu'on  a  fort  exagéré 
l'esprit  de  charité  des  Léonards.  Puisque  vous  fai- 
tes exception  au  commun,  il  ne  sera  pas  dit  que,  moi 

(1)  Surnom  du  diable  en  Bretagne.  On  y  ajoute  quelquefois  une 
épithète  :  Pol  gornek  (Paul  le  cornu). 


6  UNE   CELLULE   DE   L'ORGANISME   BRETON 

non  plus,  je  n'aurai  pas  fait  une  exception  en  votre 
faveur.  Il  n'est  guère  dans  mes  habitudes  d'obliger 
les  gens.  Une  fois  n'est  pas  coutume.  J'ai  quelque- 
vigueur  dans  les  bras  et,  s'il  vous  convient,  je  la  metS' 
à  votre  disposition.  Commandez  :  j'exécuterai. 

—  Et  que  voulez- vous  que  je  vous  commande  ?  dit 
la  veuve  d'un  air  détaché.  Je  n'ai  pas  de  besoins; 
j'ai  de  quoi  élever  mes  enfants;  mes  terres  sont  les 
meilleures  de  la  paroisse...  Ah  !  pourtant  si,  puis- 
que vous  tenez  tant  à  m'obliger,  il  y  a  un  service  que 
vous  pourriez  me  rendre.  Voyez-vous  ces  roches  au 
milieu  de  mes  cham.ps  ?  Ce  n'est  pas  qu'elles  gâtent 
le  paysage,  mais  elles  tiennent  bien  de  la  place  et  j'ai- 
merais autant  les  voir  ailleurs. 

—  Rien  de  plus  facile,  dit  Polik,  qui  mit  bas  incon- 
tinent sa  chupenn  et,  en  moins  de  temps  qu'il  n'en 
faut  pour  l'écrire,  transporta  de  l'autre  côté  de 
l'Elorn  les  énormes  roches  qui  hérissaient  autrefois, 
la  rive  droite. 

Ce  sont  ces  roches  que  nous  avons  devant  nous  et 
qui  sont  comme  suspendues  sur  les  coquettes  mai- 
sons du  Passage.  Un  éboulement  général  n'est  point 
à  craindre  sans  doute  ;  encore  arrive-t-il  qu'un 
bloc  se  détache  et  roule  dans  la  grève...  Le  bao 
accoste.  Nous  remettons  nos  tickets  au  contrôleur  et 
prenons  pied  en  terre  plougastéloise.  Du  même  coup» 
nous  entrons  en  Gornouaille,  que  l'Elorn  sépare  du 
Léon. 

Gornouaille  et  Léon  formaient  jadis  deux  diocèses 
distincts.  La  Révolution  les  a  fondus  en  un,  avec 
Quimper  pour  siège;  mais,  si  elle  les  a  fondus  admi- 
nistrativement,  elle  n'a  pu  les  fondre  moralement  et 
intellectuellement.  Le  Léon  et  la  Gornouaille  ont 
gardé  leurs  mœurs,  dialectes  et  costume^  res- 
pectifs.   Quoi  de  plus  différent,   par  exemple,   des 


T:NE    CELLl'LE    DE    L  ORGANISME    BRETON  7 

Plougastéloises  aux  coiffes  blanches  et  aux  vête- 
ments bariolés  que  ces  pêcheuses  de  Kerhorre,  dont 
une  demi-douzaine,  qui  ont  pris  place  avec  nous  sur 
le  bac,  s'en  vont  pêcher  les  palourdes  et  les  praires 
dans  les  anses  de  Saint-Adrien  et  de  Saint-Gwé- 
nolé  ?  En  noir  des  pieds  à  la  tête,  elles  aggravent  la 
sévérité  de  ce  costume  par  le  grand  béguin  de  cou- 
leur sombre  dont  les  pans  retombent  sur  leurs  épau- 
les et  qui  leur  donne  un  air  monacal.  Rudes  femmes 
au  demeurant,  ces  Kerhorraises,  et  qui  ne  boudaient 
pas  à  la  besogne  du  temps  où  elles  embarquaient 
pour  la  pêche  du  merlus  et  du  maquereau.  Bien 
qu'elles  ne  fussent  pas  inscrites  sur  les  rôles,  l'Admi- 
nistration tolérait  leur  présence  à  bord;  elles  ma- 
niaient l'aviron  et  levaient  les  filets  aussi  dextrement 
que  les  hommes;  elles  passaient  avec  eux  toute  la  se- 
maine en  mer,  rentrant  le  samedi  et  repartant  le  di- 
manche soir.  «  J'ai  fait  ce  métier-là  pendant  quinze 
ans,  me  disait  l'une  d'elles.  Il  n'y  avait  pas  d'offense 
entre  honnêtes  gens.  La  nuit  venue,  on  mouillait,  on 
abattait  les  mâts,  on  tendait  une  voile  par  dessus  et 
Ton  repartait  à  l'aube.  »  Aujourd'hui,  les  bateaux  de 
Kerhorre,  ces  habitations  flottantes  que  Pol  de  Cour- 
cy  comparait  à  des  jonques  chinoises,  n'ont  plus  que 
des  équipages  masculins,  et  le  silence  des  beaux  soirs 
d'été  n'est  plus  interrompu  par  les  chants  alternés 
qui  s'élevaient  de  leurs  tentes. 

Nous  quittons  nos  pêcheuses  au  haut  de  la  cale  : 
le  havenet  sur  l'épaule,  elles  embouquent  lestement 
un  sentier  de  traverse  qui  mène  à  Saint-Adrien. 

—  Le  bonjour  pour  moi  à  saint  Languy,  nous  jette 
la  plus  vieille  qui  n'est  pas  la  moins  alerte. 

Ce  petit  saint  d'allure  inoffensive  et  que  Rome  a 
négligé  d'inscrire  dans  son  calendrier  paraît  être 
pour  les  Bretons  un  des  synonymes  du  Destin.  Il  n'a 


8  UNE    C:ELLUr>E   DE   L'ORGANISME   BRETON 

de  chapelle  qu'au  Passage  (i)  et  Ton  vient  l'y  consul- 
ter de  très  loin  pour  les  enfants  atteints  de  «  lan- 
gueur ».  Dans  sa  fontaine,  que  la  mer  emplit  deux 
fois  par  jour,  on  pose  la  chemise  du  malade  :  si  elle 
flotte,  c'est  que  l'enfant  vivra;  si  elle  s'enfonce,  c'est 
que  l'enfant  est  condamné.  D'où  le  surnom  de  Tu-Pe- 
Tu  (littéralement  :  d'un  côté  ou  de  l'autre)  donné  à 
saint  Languy.  Sa  chapelle  est  fort  modeste,  d'ailleurs, 
au  dedans  comme  au  dehors.  Cambry  a  bien  parlé 
aussi  d'un  puits  extraordinaire  qui  se  voit  près  de  là 
^t  dont  les  eaux  baissent  quand  la  mer  monte,  et 
montent  quand  la  mer  baisse.  Mais  on  me  dit  que 
tous  les  puits  publics  et  privés  sont  dans  le  même 
cas  sur  les  rives  de  l'Elorn.  Biffons  le  puits.  Aussi 
bien  une  demi-heure  de  marche  nous  sépare  encore 
du  bourg  de  Plougastel,  premier,  mais  non  le  seul  de 
mes  «  objectifs  »  et  d'où  je  compte  rayonner 
en  divers  sens  à  travers  la  péninsule.  Parvenus  sur 
la  crête  du  plateau,  nous  nous  arrêterons  un 
moment  pour  contempler  du  haut  de  la  Roche 
de  l'Impératrice  (elle  porte  ce  nom  depuis  la 
visite  que  lui  rendit,  en  1858,  l'impératrice  Eugé- 
nie) le  magnifique  panorama  de  l'Elorn  et  de  la  rade 
de  Brest.  Nous  voici  maintenant  sur  une  grande 
route  nue,  bordée  de  friches  et  de  maigres  boque- 
taux.  La  flèche  du  clocher  de  Plougastel  pointe  entre 
les  arbres;  la  petite  ville  détache  vers  nous  un  de  ses 
faubourgs.  Nous  avons  fait  trois  quarts  de  lieue; 
nous  avons  embrassé  du  regard  cinq  ou  six  kilomè- 
tres carrés  de  pays,  et  nous  n'avons  pas  encore 
aperçu  un  seul  champ  de  fraises  ! 

(1)  Je  me  trompais,  et  VEnvoûté  de  François  Menez  m'apprend 
qu'il  en  avait  au  moins  nne  antre  au  Boulc'h  en  Quemper-Guézennec 
(Côtes-du-Nord). 


UNE  cKi.r.ri.E  DE  l'organisme  breton  9 

La  fraisiculture  plougastéloise  serait-elle  un  my- 
the, un  bluff,  une  «  galéjade  »  de  ces  Marseillais  du 
nord  qu'on  prétend  que  sont  quelquefois  les  Bretons? 
Je  commence  sérieusement  à  me  le  demander. 


Il 


LK    CALVAIRK. 

Du  moins,  le  calvaire  de  Plougastel  existe.  Et,  à 
la  vérité,  il  est  le  seul  monument  artistique  de  ce 
gros  bourg  cossu,  mais  affreusement  banal.  L'église 
même  n'a  de  remarquable  que  l'énormité  de  son 
vaisseau.  Elle  date  de  1870,  époque  oii  fut  démolie 
l'ancienne  église,  trop  étroite  pour  les  besoins  du 
culte,  mais  dont  il  eût  fallu  respecter  au  moins  la 
flèche  flamboyante  à  crochets  et  un  gracieux  portail 
latéral  de  la  Renaissance.  Ajoutez  qu'elle  n'est  pas  en 
proportion  avec  le  calvaire,  qui  en  est  comme  écrasé. 

Ce  calvaire  fut-il  élevé,  comme  le  disent  Souvestre 
et  Courcy,  «  par  souscription  publique,  à  la  suite 
d'un  vœu  solennel  fait  en  1598  pour  obtenir  la  ces- 
sation de  la  peste  qui  désolait  la  Cornouaille  et  le 
Léon  ?  ))  Ou  faut-il  l'attribuer,  comme  le  veulent 
Violeau  et  la  tradition  locale,  à  la  générosité  person- 
nelle d'un  gentilhomme  de  la  paroisse,  le  «  sieur  »  de 
Kerérault,  qui,  «  atteint  du  fléau  dont  il  devait  périr, 
aurait  demandé  à  Dieu  d'être  la  dernière  victime  de 
la  peste,  promettant,  s'il  en  était  ainsi,  de  faire  éri- 
ger un  calvaire  dans  le  cimetière  de  Plougastel  »?  (1) 

(1)  Un  Kerérault  est  cité,  sous  le  nom  de  sieur  de  Kergourmarc'h, 
par  le  chanoine  Moreau  (v.  plus  loin,  p.  11,  en  note)  et  donné  pour 


10  UNE    CELLULE    DE    L"0RGAMS.ME   BRETON 

Le  fait  est  qu'on  voyait  jusqu'à  ces  dernières  années, 
dans  le  cimetière  paroissial,  la  pierre  tombale  du 
brave  sire,  une  grande  dalle  oblongue  de  schiste 
noir,  autour  de  laquelle  courait  cette  inscription  : 

CY  GIST  LE  FEU  SIEUR  DE  KERERAULT  MORT  DE  LA  PESTE 
LE  DIMANCHE  27  SEPTEMBRE  1598. 

J'ai  cherché  vainement  dans  le  nouveau  cimetière 
(l'ancien  a  été  désaffecté)  cette  dalle  émouvante.  On 
ne  put  me  l'indiquer  et  il  y  avait  une  bonne  raison  à 
cela  :  c'est  qu'elle  a  été  transportée  à  Kerérault  même 
où  je  l'ai  trouvée  le  surlendemain,  verdie  de  mousse 
et  adossée  à  la  chapelle  privative  de  la  famille 
Romain-Desfossés,  propriétaire  actuelle  du  domaine. 
Peu  s'en  fallut  que  je  ne  la  prisse  pour  un  banc  :  la 
plus  grande  partie  de  l'inscription  est  illisible,  la 
terre  et  les  graminées  ayant  envahi  les  creux  et  dé- 
bordé tout  autour.  Seul  le  mot  peste  se  détache  net- 
tement et  donne  à  cette  dalle  un  accent  lugubre. 
Après  trois  cents  ans,  le  souvenir  du  terrible  fléau 
ne  s'est  pas  encore  effacé  de  la  mémoire  populaire  : 
une  croix  écotée,  à  l'entrée  de  l'Armor,  porte  tou- 
jours le  nom  de  Croaz  ar  vossen  (croix  de  peste);  à 
Kerhalvez,  on  montre  un  puits,  aujourd'hui  comblé 
et  qui  passe  pour  receler  les  ossements  d'un  grand 
nombre  de  pestiférés.  Sur  l'origine  et  la  marche  de 
l'épidémie,  nous  possédons  le  témoignage  d'un  con- 
temporain particulièrem.ent  averti,  farouche  ligueur, 
mais  probe  historien,  le  chanoine  Moreau,  conseil- 
ler au  Présidial  de  Quimper. 

«  Après  ce  troisième  fléau  (la  guerre,  la  famine,  les 
loups),  dit-il,  s'ensuivit  la  peste,  qui  était  le  qua- 
trième, qui  fut  l'année  1598,  un  an  après  la  paix, 

un  des  chefs  qui  conduisaient,  en  L590,  une  a  troupe  assez  gaillarde  de 
royaux  »  contre  Caihaix.  C'est  peut-être  le  même. 


UNE    CELLULE    DE    L'ORC.AMSME    BRETON  11 

qui  commença  par  les  plus  pauvres,  mais  enfin  elle 
attaqua,  sans  exception  de  personnes,  aussi  bien 
aux  riches  qu'aux  pauvres  et  en  moururent  les  plus 
huppés...,  et  ce  en  punition  des  péchés  des  hommes 
qui  y  étaient  si  débordés  que  l'on  n'y  savait  plus 
prier  Dieu  que  par  manière  d'acquit  (i)  » 

Le  «  sieur  »  de  Kerérault  était  sans  doute  de  ces 
«  plus  huppés  ».  Encore  est-il  qu'il  racheta  par  sa 
fin  les  désordres  de  sa  vie,  si  tant  est  qu'on  lui  en 
puisse  imputer.  L'ancien  manoir  de  Kerérault,  lune 
des  très  rares  maisons  nobles  de  la  paroisse,  n'existe 
plus  :  il  a  été  remplacé  par  un  manoir  plus  moderne, 
dans  lequel  on  a  encastré  quelques  débris  de  l'ancien, 
comme  le  joli  arc  en  ogive  de  la  porte  principale  et 
la  pathétique  inscription  qui  le  surmonte  : 

MOVRIR  POVR  VIVRE 

VERTV   SVIVRE 

VRAY    HONEVR    RETNIR 

DE  KERAVLT  LE  DÉSIR 

Une  traduction  bretonne  du  premier  vers  de  ce 
quatrain  :  mervel  da  beva  se  lit  sur  une  autre 
pierre  encastrée  dans  l'aile  droite  de  l'habitation.  Il 
paraît  certain,  d'ailleurs,  que,  si  le  sieur  de  Keré- 
rault fit  les  frais  du  futur  calvaire,  il  n'en  fut  pas 
l'ordonnateur.  Cet  honneur  revient  aux  personna- 
ges dont  les  noms  sont  gravés  en  caractères  romains 
sur  le  fronton  du  monument  : 

ce  MACÉ  fut  achevé  a  a   1602.   M.   A.  CORRE 

F.  PERRIOU  BAOD  CURE 

1604  J.  KGUERN   :  L.  THOMAS   :  0.  VIGOU 

FAB.    ROUX    CURE 

(I)  Histoire  de  ce  qui  g  est  passé  en  Bretagne  durant  les  ijucrrc  de 
la  Ligue,  ch.  XLiii. 


•12  UNE    CELLULE   DE    L'ORGANISME   BRETON 

On  n'a  pas  assez  remarqué  cependant  que  le  maî- 
ire  d'œuvre  chargé  de  la  construction  du  calvaire  de 
Plougastejl  y  avait  empl'oyé  des  pierres  de  cou- 
leurs différentes  :  les  personnages,  les  colonnes  et  le 
linteau  de  l'autel  sont  en  granit  gris  de  Kersanton  (1); 
le  reste  de  l'édifice  est  en  granit  jaune.  Et  le  curieux 
■est  qu'après  trois  siècles  le  ton  des  pierres  n'a  pas 
changé.  Voilà  qui  aurait  dû  faire  réfléchir  certains 
architectes  contemporains  :  j'ai  toujours  pensé  que 
si  Charles  Garnier,  au  lieu  de  bâtir  l'Opéra  en  mar- 
bre, l'avait  bâti  en  granit  de  couleurs  variées,  la 
pluie  et  les  brumes  du  ciel  parisien  eussent  res- 
pecté sa  polychromie,  qui  n'est  plus  qu'un  souvenir. 
C'est  que  le  marbre  est  fait  pour  le  soleil;  la  pluie  le 
décolore  :  elle  donne,  au  contraire,  des  tons  plus 
vifs  au  granit. 

C'est  ce  qui  s'est  passé  à  Plougastel.  On  ne  saurait 
Attribuer  à  une  raison  d'économie  l'adoption  d'une 
pierre  de  qualité  inférieure  pour  une  partie  du  mo- 
nument :  car  nous  sommes,  ici,  à  deux  pas  des 
fameuses  carrières  de  Logona-Daoulas  d'où  s'extrait 
le  kersanton,  ce  Paros  des  carrières  bretonnes.  En 
outre,  tant  par  ses  dimensions  que  par  le  nombre 
des  personnages  sculptés  sur  ses  entablements  et  ses 
frises,  ce  calvaire  est  incontestablement  le  plus  ri- 
che des  calvaires  bretons.  Les  principes  et  l'ordon- 
nancement en  ont  été  discutés.  Je  me  range  volon- 
tiers à  l'avis  d'un  bon  juge,  Gustave  Geffroy  (2)  : 

(;  L'architecture  de  ce  calvaire,  dit-il,  est  massive 
et  simple.  Sur  une  plate-forme  en  maçonnerie  per- 
cée d'arcades,   avec  une  voûte  principale  dans  un 


(1)  Sauf  le  Christ  du  calvaire  pourtant,  deux  ou  trois  statuettes  et 
quelques  chapiteaux  de  colounes. 

(2)  La  Bretagne,  Paris,  1905. 


UNE   CELMI.E    DE    I.OHdAMSME   BRETON  13 

cadre  à  grosses  moulures,  abritant  un  autel,  la  face 
et  les  côtés  ornés  de  bas-reliefs  de  la  vie  du  Christ  et 
de  sculptures  en  niches,  plus  de  deux  cents  person- 
nages grouillent  au  pied  de  trois  croix,  mettent  en 
scène,  comme  sur  un  théâtre,  le  drame  de  la  Pas- 
sion. La  croix  principale  s'élève  au-dessus  d'une  co- 
lonne de  granit  coupée  de  deux  traverses  :  sur  la 
première,  le  Christ  est  enseveli  par  les  femmes;  à 
chaque  extrémité  de  la  seconde,  deux  cavaliers,  tête 
levée,  attendent  le  dernier  soupir  du  Crucifié.  Les 
deux  larrons,  cloués  aux  deux  autres  gibets,  se  con- 
torsionnent  dans  les  affres  de  l'agonie.  Pour  la  foule 
rassemblée  autour  des  suppliciés,  il  n'y  faut  pas 
chercher  la  beauté  ni  la  grâce,  mais  la  vie  pittores- 
que naïvement  exprimée  avec  efïort  et  gaucherie.  Ce 
sont  comme  des  groupes  de  figurants  et  l'on  a  là,  une 
fois  de  plus,  par  la  sculpture,  l'équivalent  des  mys- 
tères joués  aux  porches  des  églises,  leur  représenta- 
tion fixée  par  la  pierre.  Tous  les  épisodes  de  la  Pas- 
sion se  présentent  ensemble,  avec  les  prêtres,  les  sol- 
dats, les  apôtres,  la  foule,  tout  ce  monde  vêtu  des 
costumes  du  temps;  les  paysans  joueurs  de  biniou 
acompagnant  le  Christ  au  jour  où  il  entre  à  Jérusa- 
lem. » 

Ce  dernier  détail,  qu'on  retrouve,  du  reste,  chez 
tous  les  auteurs,  depuis  Souvestre  jusqu'à  M.  Ar- 
douin-Dumazet,  est  très  sujet  à  caution.  Comme  l'a 
observé  M.  Ouizille,  «  c'est  seulement  sur  l'enta- 
Itlement  de  la  face  que  l'on  aperçoit  des  instru- 
ments quelconques  de  musique  :  en  tout  et  pour  tout 
un  tambour  et  deux  olifants  —  et  l'olifant  n'a  aucun 
rapport,  même  le  plus  éloigné,  avec  le  biniou  ou 
avec  la  bombarde.  »  Mais  la  légende  est  plus  forte 
que  l'histoire.  Celle-ci  a  si  bien  pris  racine  dans  les 
cerveaux    que    les    Plougastélois    eux-mêmes,  -j'en- 


14  UNE   CELLULE   DE   l'ORGAMSME   BRETON 

tends  les  Plougastélois  du  bourg,  qui  vivent  à  deux 
pas  du  calvaire  et  qui  l'ont  journellement  sous  les 
yeux,  sont  convaincus  de  l'existence  des  binious. 
Ce  fut  une  protestation  unanime  dans  la  maison 
d'un  de  nos  hôtes,  M.  Maléjac,  quand  j'en  contestai 
la  réalité.  «  Par  exemple  !  Nous  allons  vous  les  mon- 
trer !  »  Hélas  !  on  ne  me  montra  rien,  pour  la  bonne 
raison  qu'il  n'y  avait  rien  à  montrer,  et  je  ne  vis 
jamais  de  gens  plus  ébahis  que  nos  hôtes.  L'accou- 
tumance est  décidément  une  grande  maîtresse  d'il- 
lusions et  trop  voir  une  chose  équivaut  souvent  à  ne 
l'avoir  jamais  vue.  N'est-ce  pas  les  Concourt  qui 
disaient  :  «  Demandez  à  dix  personnes  quelle  est  la 
couleur  du  papier  de  leur  chambre  à  coucher  :  il  y 
en  a  neuf  qui  ne  pourront  vous  répondre  avec  cer- 
titude... » 

Mais  d'où  a  pu  naître  cette  légende  des  joueurs  de 
biniou  acompagnant  Jésus-Christ  dans  son  entrée  à 
Jérusalem  ?  Ni  Souvestre,  ni  Fol  de  Courcy,  ni  Le 
Méder  (l'auteur  de  la  Galerie  armoricaine),  qui  ont 
fait  mention  les  premiers  des  «  binious  »  de  Plou- 
gastel,  n'avaient  les  yeux  dans  leurs  poches  :  ils 
parlaient  généralement  en  connaissance  de  cause,  si 
bien  que  j"en  arrive  à  me  demander  si  l'une  des 
statuettes  du  calvaire,  celle  du  joueur  de  «bigniou» 
précisément,  n'aurait  pas  disparu.  Remarquez  que 
le  calvaire  a  été  restauré,  que  les  statuettes,  qui 
étaient  mobiles,  n'ont  été  qu'assez  tard  fixées  à  l'en- 
tablement. En  outre,  Pol  de  Courcy  dit  que  «  le  nom- 
bre de  ces  statuettes  dépasse  deux  cents  ».  Or, 
M.  Ouizille,  qui  les  a  recensées,  n'en  trouve  que 
174.  Je  suis  arrivé,  personnellement,  à  un  chiffre 
un  peu  plus  élevé  :  181,  Mais  j'y  ai  fait  entrer  les 
personnages  de  la  croix  centrale  et  des  deux  croix 
latérales,  ainsi    que    les    anges    perchés    aux    deux 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  15 

bouts  de  la  croix  centrale.  Il  faudrait  dire  figures 
plus  que  statuettes,  d'ailleurs,  car,  dans  quelques 
statuettes,  il  y  a  jjlusieurs  figures.  Cependant, 
même  en  décomposant  les  groupes,  nous  arri- 
vons, comme  on  voit,  à  un  chiffre  assez  éloigné  de 
deux  cents  :  dix-neuf  figures  manquent  à  l'appel,  et 
il  se  peut,  sans  doute,  que  Courcy  ait  commis  une 
erreur  d'addition  ou  n'ait  donné  qu'un  chiffre 
approximatif;  mais  il  se  peut  aussi  que  mon  hypo- 
thèse subsiste  et  que  les  comptes  de  fabrique  en 
fournissent  quelque  jour  la  vérification. 

On  a  dit  que  le  peuple  d'Armorique,  qui  n'avait 
adhéré  que  des  lèvres  au  christianisme  romain  et 
qui  était  resté  fidèle  jusque-là  aux  pratiques  du  natu- 
ralisme celtique,  ne  fut  vraiment  acquis  au  catholi- 
cisme qu'à  partir  du  x\'n*  siècle,  sous  l'infiuence  des 
prédications  de  Michel  Le  Nobletz  et  du  P.  Maunoir, 
et  l'on  en  a  cru  trouver  une  preuve  dans  la  profu- 
sion des  monuments  religieux  qui  se  sont  élevés  en 
Bretagne  de  1600  à  1650.  Cependant,  dès  les  premiè- 
res années  du  x\i*  siècle,  vers  1520,  pense  M.  l'abbé 
Abgrall,  Tronoën-Penmarc'h  voyait  s'ériger  dans  son 
cimetière  un  grand  calvaire  à  figuration  dramatique 
qui  a  servi  évidemment  de  modèle  aux  autres  cal- 
vaires à  personnages  de  la  Bretagne.  Le  calvaire 
de  Lanrivain  est  de  1548  ;  celui  de  Guéhenno  de 
1550  ;  celui  de  Plougonven  de  1554  ;  celui  de 
Guimiliau  de  1581.  Et  que  de  calvaires  de  se- 
cond ordre  nous  rencontrerions  encore  au  xvi®  siè- 
cle :  ceux  du  Laz  (1526),  de  Lopérec  (1552),  de  Notre- 
Dame  des  Fontaines  (1554),  de  Lanvénec  (1556),  etc., 
etc.,  dont  quelques-uns  n'ont  pas  moins  d'une  ving- 
taine de  personnages  !  Aussi  serais-je  tenté  d'avancer 
de  quelques  années  la  date  du  mouvement  néo- 
catholique en  Bretagne  et  de  la  reporter  au  milieu  du 


16  UNE   CELLULE   DE   L'ORGANISME   BRETON 

xvi^  siècle;  c'est  l'époque  par  excellence  des  calvai- 
res et  des  croix  historiées.  Les  premières  années  du 
xvn*  siècle  virent  l'épanouissement  de  cette  belle  flo- 
raison artistique  et  religieuse;  mais  elle  était  com- 
mencée depuis  longtemps.  Tout  ce  qu'on  peut  con- 
céder au  chanoine  Moreau  est  qu'il  ne  fut  peut-être 
pas  inutile  que  la  colère  divine  s'en  mêlât  et,  pour 
réchauffer  la  foi  bretonne,  ajoutât  de  nouvelles 
épreuves  à  celles  que  la  province  venait  d'essuyer  (1). 


III 


LA   MAISON    ET   LE   MOBILIER    PLOUGASTELOIS. 

Nous  nous  sommes  un  peu  attardés  autour  du  cal- 
vaire de  Plougastel,  et  c'est  qu'il  le  mérite  sans  doute, 
et  c'est  aussi,  comme  je  l'expliquais  plus  haut, 
qu'on  n'a  pas  l'e^n barras  du  choix  et  qu'il  est  la 
seule  œuvre  d'art  de  quelque  intérêt  que  nous  offre 
le  bourg,  avec  un  assez  beau  retable  Louis  XIII  en 
bois  sculpté  et  doré  provenant  de  l'ancienne  église 
et  qui  a  trouvé  place  dans  la  nouvelle. 

Mais  Plougastel  ne  tient  pas  tout  entier  dans  son 
bourg  et,  qui  ne  connaîtrait  que  lui,  ne  connaîtrait 
pas  ou  connaîtrait  mal  la  péninsule.  Il  faut  sortir  de 
ce  bourg,  comme  je  l'ai  fait,  emprunter  au  ha- 
sard l'un  des  cinq  ou  six  chemins  boisés  qui  s'enfon- 
cent vers  l'Auberlac'h  ou  l'anse  du  Teven  et  par  les 
éclaircies  desquels  l'œil  s'évade  de  grève  en  grève 
et  de  ravin  en  ravin  jusqu'aux  confins  de  l'horizon, 

(1)  Pour  plus  de  détails  sur  les  calvaires  bretons,  voir  VAvie  bre' 
tonne,  t.  1,  p.  221  et  s. 


UNE   CELLULE   DE    l/ORGAMSME    BRETON  17 

cerné  par  l'échiné  circonflexe  des  Montagnes-Noires 
et  les  quatre  cimes  violettes  du  Ménez-Hom.  Sur  la 
première  venue  de  ces  routes,  avisez  derrière  ses  ver- 
gers la  première  ferme  qui  se  présentera.  Examinez- 
la,  puis  entrez.  Il  ne  sera  pas  besoin  que  vous  recom- 
menciez l'expérience  et,  les  observations  que  vous 
ferez  céans,  vous  pourrez  sans  risque  les  générali- 
ser et  les  étendre  à  toutes  les  fermes  de  la  péninsule. 

Chaque  province,  sans  doute,  a  son  type  général 
d'habitation,  et  la  Bretagne  ne  pouvait  faire  excep- 
tion à  la  règle.  Mais,  en  y  regardant  d'un  peu  près, 
on  voit  vite  que,  dans  le  détail,  ce  type  est  suscepti- 
ble d'un  assez  grand  nombre  de  variantes  et  que  la 
maison  cornouaillaise,  par  exemple,  n'est  pas  tout 
à  fait  la  maison  léonarde,  qui,  elle-même,  ne  se  con- 
fond pas  avec  la  maison  trégorroise  ou  vannetaise. 

Il  arrive  même,  à  la  faveur  de  leur  «  péninsula- 
rité  »,  que  certaines  régions,  comme  le  pays  bigou- 
den  ou  le  pays  plougastélois,  introduisent  dans  ces 
types  secondaires  une  variété  nouvelle.  J'ai  visité,  au 
cours  de  mes  divers  séjours  dans  la  commune  de 
Plougastel,  un  assez  grand  nombre  d'habitations  ru- 
rales. Qu'elles  soient  au  nord,  au  sud,  à  Test,  à  l'ouest 
ou  au  centre  de  la  péninsule,  leur  disposition  à  tou- 
tes est  la  même  :  elles  affectent  toutes  une  forme 
rectangulaire  et,  aussi  bien,  presque  toutes  sont  de 
construction  récente,  en  schiste  et  granit  rejointoyés. 

C'est  dire  qu'elles  ne  diffèrent  pas  sensiblement  à 
l'extérieur  du  commun  des  maisons  manables  du 
Léon  et  de  la  Cornouaille;  mais  elles  ont  de  plus  un 
auvent  en  ardoises  et,  dans  le  ventail  supérieur  de 
leur  porte,  une  petite  porte  intérieure  (dor  hihan) 
qui  s'ouvre  et  se  ferme  à  l'aide  d'un  battant  mobile 
en  bois  plein.  Dans  la  région  de  l'Auberlach,  enfin, 
les  cheminées  sont  fréquemment  surmontées  de  pe- 


18  UNE    CELLULE   DE    L'ORGAMSME   BRETON 

tites  croix  en  fer.  Les  étables  et  les  granges,  à  l'écart 
de  l'habitation  principale,  reçoivent  assez  souvent 
une  couverture  de  glui;  jamais  l'habitation  princi- 
pale. La  tuile  même  ne  se  risque  pas  ici  et  toutes  les 
toitures  des  maisons  sont  en  ardoises.  Premier  signe 
d'aisance.  Un  signe  plus  certain  encore  de  bien-être, 
c'est  l'étage  dont  la  plupart  de  ces  maisons  de  culti- 
vateurs sont  pourvues.  Remarquez,  en  effet,  que  cet 
étage  est,  à  certains  égards,  une  pure  superfétation  : 
oh  y  loge  les  armoires,  les  coffres  et  autres  objets 
mobiliers  exclus  par  le  rite  domestique  de  la  pièce 
du  rez-de-chaussée;  on  n'y  habite  pas. 

C'est  cette  pièce  du  rez-de-chaussée  qui  est  restée 
partout  la  pièce  essentielle  et  à  tout  faire,  à  la  fois 
dortoir,  réfectoire,  cuisine,  salle  de  travail  et  de 
réception.  Elle  occupe  généralement  toute  l'étendue 
du  rez-de-chaussée,  sauf  le  coin  réservé  à  l'escalier. 
On  y  entre  de  plain-pied.  Il  ne  s'y  trouve  pas  de 
corridor.  Mais,  perpendiculairement  à  la  porte,  est 
placé  un  buffet-vaisselier  qui  fait  office  de  cloison. 
Quand  on  a  contourné  le  buffet,  on  a  devant  soi  la 
cheminée,  haute  et  large,  avec  des  bancs  ou  des  fau- 
teuils en  bois  de  chaque  côté  de  l'âtre;  le  chambranle 
en  est  caché  par  une  toile  cirée  à  fleurs;  sur  le  man- 
teau sont  appliquées  des  étagères  chargées  de  vais- 
selle et  qui  encadrent  une  niche  vitrée  abritant  un 
crucifix. 

Du  premier  coup  d'œil  on  saisit  l'importance  attri- 
buée ici  au  foyer  domestique.  Il  est  vraiment  encore 
un  autel  et,  autant  qu'à  la  présence  du  crucifix  sur 
son  manteau,  cela  se  marque  aux  soins  qu'on  prend 
de  son  entretien,  à  l'élégance  des  étagères,  à  l'éclat 
de  la  vaisselle  qui  le  décore,  etc.  Tout  y  est  en  ordre; 
le  combustible,  landes  et  mottes,  n'empiète  pas,  ne 
déborde  pas  de  tous  côtés  comme  dans  les  fermes  du 


UNE   CELLULE   DE    LORGAMSME    BRETON  1*» 

reste  de  la  Bretagne,  et  cela  grâce  à  une  particula- 
rité de  la  maison  plougastéloise  qui  a  su  ménager 
près  du  foyer  un  réduit  spécial,  nommé  le  patafourn. 
Le  patafoîirn  ou  plataforn  (corruption  peut-être  du 
mot  français  plate-forme)  est,  dans  sa  plus  simple 
expression,  une  grande  tablette  de  bois  raboté  dont 
on  emprunte  le  dessus  comme  desserte  et  sous  la- 
quelle   on    entasse    le    combustible.   Le    patafourn, 
transformé    en    chapelle     ardente,  fait    également 
office    d'échafaud    pour    l'exposition   des  morts.   Il 
•occupe    un    recoin    de    la    pièce    obtenu    par    une 
ingénieuse    disposition    des    meubles  alignés  contre 
le  mur  du  fond,   face   à   la  porte  et  à   la  fenêtre. 
Ces    meubles    placés    bout    à    bout,  sans    solution 
de    continuité    et    bordés    de    baiics-tossels,    sont 
toujours    des    lits-clos.    Ils    ne   forment  pour  ainsi 
dire  qu'un  seul  panneau,  de  longueur  plus  ou  moins 
grande,  suivant  l'étendue  de  la  pièce;  mais  ce  pan- 
neau s'arrête  à  deux  mètres  environ  du  foyer  et  c'est 
dans  le  vide  laissé  par  lui  que  s'ouvre  le  patafourn. 
De  l'autre  côté  du  foyer,  contre  le  mur  de  pignon,  un 
second  buffet-vaisselier,  bordé  d'un  banc-tossel,  fait 
vis-à-vis  à  un  lit-clos  détaché,  adossé  lui-même  au 
dos  du  buffet-cloison  de  l'entrée  et  bordé  aussi  d'un 
banc-tossel .   C'est  un   nouvau  réduit,   un   nouveau 
compartiment  plutôt,  qu'on  a  ainsi  obtenu  par  la 
disposition  des  meubles  dans  cette  pièce  sévèrement 
rectangulaire.   L'espace  compris  entre  les  bancs  et 
qui  est  éclairé  par  une  fenêtre  à  embrasure  sert  de 
salle  à  manger  et  reçoit  à  cet  effet  une  table  oblon- 
gue  et  massive  dont  le  couvercle  mobile  dissimule 
fréquemment  un  pétrin  (1). 

(1)  Pour  être  complet,  il  faudrait  signaler  encore,  près  de  la  porte, 
Varceh-è  ou  évier  (deux  tablettes  de  pierre  épaisse  portées  par  deux 


20  UNE    CELLULE   DE   L'ORGAMSME   BRETON 

Voilà,  dans  ses  grands  traits,  l'aménagement  inté- 
rieur d'une  ferme  plougastéloise.  Ceux  de  mes  lec- 
teurs qui  ont  visité  des  fermes  trégorroises,  léonar- 
des  ou  vannetaises,  pourront  faire  la  comparaison. 

Précisons,  maintenant,  certains  points  de  notre 
inventaire.  Ce  qui  frappe  tout  de  suite,  quand  on  pé- 
nètre au  rez-de-chaussée  d'une  maison  de  Plougas- 
tel,  c'est  la  profusion  des  lits-clos  et  des  vaisseliers. 
Ils  sont,  avec  la  table,  les  bancs  et  une  horloge,  le& 
seuls  meubles  de  la  pièce.  Lits  et  vaisseliers,  même 
en  sapin  et  de  fabrication  moderne,  ont  du  cachet 
et  une  certaine  grâce  un  peu  lourde,  comme  la  race. 
On  n'y  retrouve  ni  les  fuseaux  ni  les  roues  des  meu- 
bles cor nouail lais.  Les  motifs  ornementaux  de  ces- 
meubles-ci  auraient  plutôt  du  rapport  avec  les  spi- 
rales et  les  courbes  du  style  Louis  XV.  Tels  quels, 
antiques  ou  modernes  et  toujours  cirés,  vernissés, 
polis  comme  des  miroirs,  ils  contrastent  par  leur  ri- 
chesse avec  la  pauvreté  des  bancs-tossels  qui  sont 
en  bois  blanc  et  sans  la  moindre  moulure.  Le  lit- 
clos  isolé  près  de  la  fenêtre,  en  face  de  la  table,  et 
qui  est  réservé  aux  maîtres,  est  généralement  aussi 
le  plus  finement  ouvragé  et  le  mieux  accoutré  du 
logis.  Un  bénitier  avec  son  buis,  des  images  de  sain- 
teté, des  devises  pieuses  brodées  à  la  main  autour 
d'un  Sacré  -  Cœur  ou  du  monogramme  de  Jésus- 
Christ,  sont  accrochés  extérieurement  aux  panneaux 
de  chaque  lit.  A  Godwin-Vihen,  prés  Saint-Gwénolé, 
une  affiche,  rapportée  par  la  femme  Hérou  d'une  re- 
traite à  Lesneven  et  collée  par  elle  sur  le  mur,  près 
de  son  lit,  lui  répète  matin  et  soir  : 

massifs  également  en  pierre  sur  lesquelles  on  pose  les  bassines,  jarres, 
etc.,  avec  un  conduit  percé  dans  le  mur  pour  l'écoulement  des  eaux 
grasses)  et  le  charnier  en  granit,  avec  couverture  en  bois,  adossé  géné- 
ralement au  premier  des  lits  et  lui  servant  de  banc. 


UNE    CELLULE   DE    LORGANISME   BRETON  21 


AR   MARO 


A  zo  eur  moment  terrubl 

Evit  ar  heclierien 

Galvet  in  racial  dirag 

Ar  Barner  souveren  (i) 

Variante  bretonne  du  Mane,  Thecel,  Phares  et 
qui  flamboie  sur  bien  d'autres  murs  qu'ici  !  Com- 
ment ce  peuple,  nourri  de  si  graves  enseignements, 
ne  serait-il  pas  dévot  dans  Vàme  ? 

Mais  sa  dévotion,  pour  profonde  soit-eile,  ne  la 
pas  assombri.  Les  gilets  et  surgilets  du  costume  mas- 
culin, les  corsages  et  les  tabliers  des  femmes,  les 
bonnets  des  enfants,  le  hnen  même  (bandelettes)  des 
bébés  au  maillot,  déroulent  toute  la  gamme  du  pris- 
me   chantent  sur  tous  les  tons  la  joie  de  vivre.  Ce 
peuple  est  le  plus  ardent  des  coloristes.  Et  cen  est 
aussi  le  plus  raffiné.  Les  violets,  les  verts,  les  rou- 
ges  les  jaunes  vifs,  qui  formeraient  ailleurs  le  plus 
adultère  mélange,  se  juxtaposent  et  se  combinent  sur 
lui  harmonieusement.  Il  porte  cet  amour  de  la  cou- 
leur jusque  dans  son  mobilier  et  ses  ustensiles  de 
ménage.  Vous  ne  trouverez  qu'à  Plougastel  ces  cuil- 
lers en  buis  incrustées  d'étain,  sculptées  de  motifs 
rouges   et   verts,    avec   des   cœurs   creusés   dans   le 
manche,  tapissés  d'étoffe  à  fleurs  et  recouverts  d  un 
petit  carreau.  Et  vous  ne  trouverez  encore  qu  a  Plou- 
ïastel  ce   luxe   de  bols,   d'assiettes   et   de   plats  en 
faïence  peinte  et  dorée  qui  chargent  les  vaisseliers 
et  qui,  remarquez-le,  ne  remplissent  quun  rôle  déco- 
ratif. On  ne  s'en  sert  jamais.  Toute  cette  vaisselle 
est  exclusivement  pour  la  montre,  pour  le  régal  des 

(1)  ,(  La  Mort  est  un  moment  terrible  pour  les  pécheurs  appelés  à 
comparaître  devant  le  souverain  Juge.  » 


22  UNE   CELLULE   DE   L'ORGAMSME   BRETON 

yeux.  Le  Plougastélois  pousse  si  loin  ce  goût  de 
tout  ce  qui  brille  qu'il  réserve  un  petit  coin  de  son 
champ  pour  la  culture  de  ces  courges  non  comesti- 
bles, mais  qui  prennent  en  mûrissant  les  tons  les 
plus  chauds  et  ressemblent  vraiment  à  de  fabuleux 
fruits  d  or.  Et,  l'hiver  venu,  avec  son  jour  gris  et  la 
mélancolie  de  ses  brumes,  il  aligne  ces  énormes  pépi- 
tes sur  la  corniche  des  lits-clos,  sur  les  étagères  des 
vaisseliers;  elles  lui  égaient  la  tristesse  des  «  mois 
noirs  »;  elles  sont  pour  lui  comme  des  gouttes  de 
lumière,  des  parcelles  de  soleil  miraculeusement 
conservées... 


IV 


LE  COSTUME. 

Après  la  maison,  le  costume. 

Celui  des  habitants  de  Plougastel  a  de  bonne  heure 
fixé  l'attention. 

Abel  Hugo,  frère  de  Victor,  dans  La  France  Pitto- 
resque (1833),  trouvait  que  l'habillement  du  Plougas- 
télois «  imprime  à  sa  physionomie  quelque  chose 
d'étrange  et  d'antique.  Un  bonnet  de  forme  phry- 
gienne de  couleur  brun  clair  recouvre  sa  tête  ornée 
de  cheveux  touffus  et  flottants  sur  les  épaules.  Une 
large  capote  de  laine,  descendant  à  mi-cuisse  et  gar- 
nie d'un  capuchon,  retombe  sur  un  gilet  qu'entoure 
une  ceinture  de  mouchoirs  de  Rouen;  des  pantalons^ 
très  larges  et  à  poches  latérales,  forment  le  complé- 
ment de  ce  vêtement  singulier  qui  ressemble  assez 
à  celui  que  nos  peintres  modernes  donnent  aux  Alba- 
nais ». 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGAMSME    BRETON  23 

Il  est  assez  curieux,  par  parenthèse,  qu'Abel 
Hugo,  dans  sa  description,  soit  resté  à  peu  près  muet 
sur  les  vives  couleurs  du  costume  plougastélois;  il 
en  assombrit  jusqu'au  bonnet  qu'il  peint  «  brun 
clair  »  et  qui  était  rouge.  Pol  de  Courcy  se  montrait 
plus  précis  en  J865.  A  cette  époque,  le  costume  usuel 
dés  hommes  de  la  péninsule  se  composait  d'un  pour- 
point à  basques  {porpant)  en  berlinge  blanc;  d'une 
veste  à  manches  [roqueden],  également  en  berlinge 
blanc  ou  en  silésie  violette;  de  deux  gilets  de  des- 
sous, verts,  rouges,  blancs,  bleus  ou  violets;  d'un 
pantalon  à  la  turque,  de  toile,  de  berlinge  brun  ou 
de  drap  noir,  suivant  la  saison,  et  qui  se  fermait  le 
plus  habituellement  au  moyen  d'une  cheville  de  bois 
et,  quelquefois,  dune  clef  à  laquelle  on  âubslituait 
le  dimanche  un  double  bouton;  d'une  cravate  de 
couleur  à  nœud  coulant;  d'un  turban  à  carreaux  au- 
tour des  reins;  d'un  bonnet  roij^e  et,  les  jours  de 
pluie  ou  de  tempête,  d'un  caban  en  toile  piquée  ef 
matelassée.  Très  différent  était  le  costume  de  céré- 
monie (noces,  pardons,  etc.)  :  le  porpant,  doublé  da 
vert,  se  faisait  alors  amarante;  le  pant:ilon  et  le  bon- 
net étaient  remplacés,  l'un  par  une  grande  culotte 
rouge  serrant  aux  genoux  les  bas  de  flani'lle  blaKche, 
lautre  par  un  large  feutre  garni  de  chenilles  de 
couleur.  Et  l'on  jetait  sur  le  tout  —  ce  qu'oublie, 
Courcy  —  une  grande  cape  noire  à  l'espagnole. 

De  ce  double  costume,  tant  usuel  que  de  cérémo- 
nie, il  est  demeuré  fort  p?u  de  chose.  Et,  tout  d'abord 
la  cape,  l'habit  et  la  culotte  amarante,  ainsi  que  le 
grand  feutre  à  chenille  qui  se  relevait  sur  les  côtés,, 
ont  disparu  à  peu  près  complètement.  En  ces  der- 
nières années  pourtant,  sur  l'initiative  de  l'Uni  m  ré- 
gionaliste  bretonne,  qui  tint  une  de  ses  sessions  à 
Plougastel,  quelques  Plougastélois  ont  sorti  de  l'ar- 


24  UNE    CELLULE   DE   L'ORGANISME   BRETON 

moire  les  anciens  costumes  de  noces  et  les  chapeaux 
à  chenilles  de  leurs  pères.  Au  concours  de  costumes 
de  Brest,  en  1908,  le  grand  prix  d'honneur  fut  attri- 
bué à  un  superbe  costume  de  marié  du  xviir  siècle, 
entièrement  amarante,  guêtres  comprises,  sauf  les 
gilets,  blanc  bordé  de  bleu,  vert  bordé  de  jaune.  La 
ceinture  elle-même  était  à  carreaux  rouges;  de  la  cu- 
lotte, serrée  aux  genoux,  tombait  un  flot  de  dentelles. 

Tout  en  applaudissant  aux  tentatives  de  restaura- 
tion de  VUnion  régionaliste  bretonne  et  du  comité  des 
fêtes  brestoises,  nous  ne  nous  en  dissimulons  pas  la 
vanité  :  il  n'est  guère  à  penser  que  la  mode  revienne 
jamais  de  ces  beaux  costumes  rétrospectifs,  qui  res- 
teront très  probablement  de  simples  curiosités  ar- 
chéologiques, des  objets  de  vitrine,  comme  les  cos- 
tumes des  paludiers  du  Bourg-de-Batz.  De  même  le 
bonnet  rouge,  complètement  passé  d'usage  et  au- 
quel, sur  la  côte,  les  pêcheurs-cultivateurs  ont  de- 
puis longtemps  substitué  le  vulgaire  béret  bleu. 
Quant  au  chapeau  des  hommes  de  l'intérieur,  c'est 
maintenant  celui  du  reste  de  la  Cornouaille  et  du 
Léon  :  un  feutre  à  cuve  et  à  ruban  de  velours  noir 
fermé  par  une  boucle  en  argent. 

Mais,  pour  avoir  fortement  évolué  en  ces  cin- 
quante dernières  années,  le  costume  plougastélois 
n'en  a  pas  moins  gardé,  à  la  coiffure  masculine 
près,  une  très  vive  originalité.  Il  se  compose  essen- 
tiellement d'un  surgilet  à  manches,  gileten  ivar 
cliorré,  violet  ou  vert  à  volonté  (violet  de  préfé- 
rence les  jours  de  cérémonie),  bleu,  si  l'homme  est 
en  deuil,  et  de  trois  gilets  sans  manches  :  le  23remier 
vert  ou  violet  (mais  toujours  d'une  couleur  diffé- 
rente de  celle  du  surgilet;  vert  donc,  quand  celui-ci 
est  violet,  et  violet  quand  il  est  vert);  le  second  rouge 
(ou  bleu,  en  cas  de  deuil);  le  troisième  en  flanelle 


UNE   CELLULE   DE   L'ORGANISME   BRETON  25 

blanche  à  ganse  rouge  (bleue,  en  cas  de  deuil)    En 
outre,  ce  surgilet  et  ces  gilets  sont  ornés  aux  bouton- 
nières et  au  col  de  galons  et  de  broderies  dont  la 
couleur  verte,  jaune,  rouge,  diffère  de  celle  du  vête- 
ment lui-même.    Entre  les  premières   boutonnières 
et  le  col,  au-dessous  de  la  branchette  ou  de  letoile 
qui  décore  le  devant  du  surgilet,  le  propriétaire  de 
habit  fait  toujours  broder  l'initiale  de  son  prénom 
(cette  initiale  est  le  plus  souvent  k  l'envers.   Ex   : 
3  'J  'D-)  Une  rangée  de  boutons  descend  de  cha- 
que côté  du  surgilet  et  sur  le  devant  des  gilets   et  le 
choix  de  ces  boutons  n'est  pas  plus  livré  au  hasard 
que  le  reste  du  costume  :  en  poils  de  chèvre  pour  le 
gilet  blanc;  en  métal  pour  les  autres  gilets,  ils  sont 
en  os  ou  en  nacre  pour  le  surgilet.  Ajoutons  que  les 
gilets  doivent  être  «  étages  »,  de  manière  à  se  laisser 
voir  du  premier  coup  d'œil.  Une  dernière  particula- 
rité :  quand  le  Plougastélois  porte  son  surgilet  dé- 
boutonné, c'est  qu'il  est  en  tenue  de  cérémonie  (par- 
dons, messes,  festins,  noces);  quand  il  le  porte  bou- 
tonné, c'est  qu'il  est  en  petite  tenue,  qu'il  vaque  à 
ses  affaires  ou  se  rend  au  marché. 

Le  Plougastélois  ignore  les  bretelles  et  s'en  tient 
encore,  comme  la  plupart  des  Bretons,  à  la  ceinture 
ou  turban,  tantôt  en  coton  à  carreaux,  tantôt  en  fla- 
nelle bleu  clair.  La  culotte  ou  braie  fermée  d'une  cla- 
vette en  buis,  ?hil  beuz,  a  dû  disparaître  d'assez 
bonne  heure,  car  on  ne  la  voit  même  pas  sur  les 
plus  vieux  habitants  de  la  paroisse.  Mais  le  panta- 
lon actuel  s'en  souvient  encore  :  en  drap  noir  l'hiver, 
l'été  en  toile  blanche,  il  est  toujours  très  évasé  dans 
le  haut,  comme  le  pantalon  à  la  hussarde  ou  la  cu- 
lotte de  cheval,  avec  des  poches  basses  sur  les  côtés, 
«  assez  larges,  me  dit  un  loustic,  pour  y  entrer  un 
cochon  de  lait,  assez  profondes  pour  y  faire  dispa- 


26 


UNE   CELLULE   DE   L'ORGAMSME   BRETON 


raître  un  litre  d'eau-de-vie  »;  serré  aux  genoux,  ce 
pantalon  moule  étroitement  la  jambe  jusqu  au  cou- 
de-pied Les  vieux  seuls  portent  encore  des  panta- 
lons de  berlinge,  étoffe  de  laine  grossière  générale- 
ment brune  et  extraordinairement  résistante,  dont 
la  principale  fabrique  se  trouvait  au  moulm  à  fou- 
lon de  Kergoff.  L"élevage  des  moutons  ayant  pres- 
que entièrement  cessé  dans  la  commune,  le  moulin 
a  fermé  ses  portes.  Un  vieillard  me  disait  : 

—  J'ai  quatre  pantalons.  Trois  sont  en  berlinge 
et  ils  me  survivront. 

—  C'est  vrai,  confesse  son  compagnon,  plus  jeune. 
Ces  berlinges  duraient  très  bien  vingt  ans.  C  était 
quasi  inusable.  Mais  l'élevage  des  moutons  ne  peut 
s'accommoder  avec  le  développement  de  la  culture 

maraîchère.  .      .,     ,  _^ 

Sur  le  reste  du  costume  masculin,  il  ny  a  aucune 
particularité  notable  à  signaler  :  bas,  souliers,  sa- 
bots ressemblent  à  ceux  des  autres  régions  de  la  Bre- 
tagne- mais  la  chemise,  empesée,  montante,  com- 
porte, en  plus,  une  cravate  en  soie  brochée  de  cou- 
leurs vives,  fabriquée  spécialement  à  Lyon  (1)  et  non 
à  Plousastel,  comme  le  dit  M.  Choleau,  où  on  se 
borne  à  la  coudre  et  à  la  replier  sur  une  doublure 

blanche.  ,      .  _^i„c 

En  somme,  un  Plougastélois  a  toujours  au  moins 
trois  costume^  :  un  costume  de  travail  et  deux  cos- 
tumes de  cérémonie.  Le  deuxième  jour  des  noces,  en 
effet  les  assitants  du  sexe  mâle,  qui  sont  en  surgi  et 
viole't  ou  vert  le  premier  jour,  se  mettent  en  surgilet 

m  D'une  façon  générale  d'ailleurs  (et  sauf  autrefois  le  berlinge  et 
le  plpoHz)  les  éléments  du  costume  plougastélois  sont  fournis  par  le 
dehors  :  c'est  à  Montauban,  par  exemple,  que  se  fabnque  spécialement 
pour  la  péninsule  le  drap  violet  nommé  solférino  en  français,  cJnli.i 
{déformation  du  mot  français  silésie)  mouk  en  breton. 


l'.VE    CELLILE    DE    LORGANISME    BRETON  27 

bleu  pour  le  service  funèbre  que  les  familles  des 
deux  mânes  font  célébrer  à  la  mémoire  de  leurs  dé! 

f  d,^?  T'  '""'■"'"'•  "'^^'  P''^  '^  couleur  exct 
iênr  ï  '^"'"•.'^"'""i^  le  violet  est  surtout  la  cou- 
leur de  la  jo.e  :  c'est  aussi  la  couleur  sérieuse 
adoptée  par  es  hommes  d'un  certain  âge.  Mal  'ê 
bleu  est  de  plusieurs  tons  :  vers  trente  ans  les  hom 
mes  maries  qui  l'adoptent  choisissent  le  bleu  d  ouîrT 
mer;  les  vieillards  lui  préfèrent  le  bleu  de  Prusse 

leurs"  d'eoTr"  ,""  """■•  °"  ™''  «PPa-itre    d'ï  ! 
eurs    depuis  quelques  années,  le  noir  comme  cou- 

e  r  de  deuil  :  le  gilet  noir  à  ganse  bleue  est  parti- 
culierement  prand  deuil.  ^ 

I)es  prescriptions  tout  aussi  sévères  régissent  l'ha 

bUIeuient    férrV.n.n.    Plus    lourd,    rnoini  chaWant 

que  celui  des  homn.es,  U  comprend  deux  jupes      eUe 

^e  dessous    /ostenn  dindon,  en  flanelle  bleue-ce  le 

-de  dessus,   lostenn  u:ar  chorré,  en  drap  noîr  pet 

tuL  f    '''"'!"f '  '"  ^'^P  ^^«'^*  ^«s  dimanches  et 

econde'iune'*  '""''''''  '^^"'^  ^^'^^^""^^-   «ur  cette 
seconde  jupe,  on  noue,  pour  le  courant,  un  tablier 

de  pilpoiis  rayé;  les  jours  de  cérémonie,  un  tablier 

en  soie  bleu  pâle,  verte,  rouge  ou  gorge  de  pi^-eon 

avec  application  de  dentelles  d'argent?  Le  corsage  ! 

eu  able  cuirasse    s'appelle  /,rapos:  suivant  le  cas 
Jl  est  vert,    violet  ou   bleu,   et  se  porte  sur   VhivC 
zenn    sorte  de  camisole  en  drap  noir,  relevée  aux 
manches  jusquà  la  hauteur  du  coude,  de  manière  à 
former  une  sorte  de  poche  où  les  ménagères  précau- 

lonnees  insèrent  la  liste  de  leurs  «  commissions  ., 
Ln  tricot  de  même  couleur  fhlanc  pour  les  noces) 
descend  jusqu  aux  mains.  Noublions  pas  le  chilock 
ou  coq.  Cest  le  nom  donné  à  l'espèce  de  crête  qui 
termine  par  derrière  le  krapos.  II  est  en  carton  ri- 
gide, recouvert  de  drap  galonné  :  placé  à  la  proue 


28  UNE   CELLULE   DE    L-ORGANISME   BRETON 

des  femmes,  au-dessous  du  ruban  de  la  jupe,  plus 
encore  q^'à  une  crête,  il  ressemble  à  un  gouverna.1 
svmboliaue  Par  dessus  le  krapos  est  noue,  en  se- 
S  un  chàle  ou  mouchoir  de  cotonnade^  Majs 
là  derechef,  le  protocole  intervient  :  tantôt  le  chale 
isi  un  imprimé  bleuté  à  fleurettes  blanches;  tantôt 
t  fleu™sont  remplacées  par  des  -y"- •^^-^'>-; 
et  c'est  qu'alors  la  femme  est  en  deuil.  Le  deuil  te 

min^n  si  révèle  également  à  '^  co"!--;.  ™-^„ti 
rL-.ban  des  coiffes  et  du  ruban  des  tabUe.  =,  a>ns 
qu'à  l'adoption  du  kapot  pour  les  dimanches  et 
?ours  fénél  Ce  kapo,  ou  cape,  qui  ne  tombe  que 
iusrni'auM  ^enoux  et  se  ferme  par  des  agrafes  en 
Svre  est  muni  d'une  visière  rigide  et  dessine  sur 
a  tTt  'comme  un  casque  :  on  le  met  sur  le  bras  pour 
entrer  dans  les  maisons,  mais  on    ^  g"*^  leg  >^. 

Pour  les  jours  de  fête  ou  de  cérémonie,    es  .em    i 
mes  ont  un\roisième  châle  complètement  b  an    ^n 
tulle   ou   en   mousseline,   et  une   coiBa  de   même 
nuance  et  de  même  tissu,  uni  ou  brode,  dont  elles 
u"  sent  pendre  les  ailes  sur  leur  dos  et  sur  e  devant   \ 
^1,     corsa-e      En     temps    ordinaire,     cette     come, 
ou'^be    Hugo  admiraii  fort  et  qu'il  comparait  au 
^hapska  polonais,  est  en  percale  et  -  -ee  e      Pin- 
glée  sur  la  tête;  un  cintre  en  zmc,  nomnie  bovrle 
5        u.\  «Q<;nrP  la  rigidité  nécessaire;  deux  Parnes 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGAMSME    BRETON  ^29» 

II  en  découle  que,  pour  sul)venir  aux  nécessités  jour- 
nalières, une  Plougastéloise  qui  se  respecte  doit 
posséder  au  moins  une  grosse  de  coiffes,  soit  144  ! 

Cela  suppose  une  certaine  aisance,  parfaitement 
réelle  daiUeurs  et  dont  la  richesse  <ies  costumes 
enfantms  nous  fournit  une  nouvelle  confirmation. 
•Mais  comment  se  reconnaître  dans  tout  ce  bariolage, 
au  milieu  de  cette  sarabande  polychrome  des  bon- 
nets, <les  tal)liers,  des  hinn  ou  bandelettes  à  franges 
dor  et  d'argent,  des  turi)ans,  des  châles,  des  jupes 
de  dessous  nommées  sae  chez  les  enfants  en  rupture 
de  maillot,  puis  dror/ol  chez  les  fillettes  de  quatre  à 
douze  ans  et  qui  présentent  alors  cette  particularité 
de  se  rattacher  au  hra]x>s  pour  tenir  la  taille  ?  Le  los- 
ff'nu  se  noue,  en  effet,  à  la  ceinture  et  ne  peut  être 
porté  que  par  les  femmes  dont  les  hanches  sont 
formées.  * 

On  le  voit,  tout  ou  presque  tout,  dans  ces  costu- 
-mes,  est  méticuleusement  établi  et  réglé;  la  part  du 
caprice,  de  la  fantaisie  individuelle,  y  est  aussi  res- 
treinte que  possible  :  du  premier  coup  d  œil,  un  con- 
naisseur distingue  au  genre  de  sa  vêture  la  condi- 
tion d'un  Plougastélois  ou  d'une  Plougastéloise.  Et 
voici  le  plus  étrange  de  l'histoire  :  costumes  mascu- 
lins, costumes  féminins,  costumes  d'enfants  sont  con- 
fectionnés à  Plougastel  par  des  femmes.  Le  seul 
Ixemener  (tailleur;  de  la  commune,  vieux  vétéran  des 
guerres  du  troisième  empire  et  de  1870,  François 
Ropartz,  plus  connu  sous  le  sobriquet  de  Fanch  ar 
Pruss,  a  pris  sa  retraite  l'an  passé  (1).  On  ne  suppose 
point  qu'il  ait  eu  des  successeurs.  Deux  sortes  d'ou- 
vrières travaillent  aux  costumes  tant  masculins  que 
leminins  ;  la  couturière  proprement  dite  et  la  tail- 

(1)  1910. 


30  UNE    CELLULE    DE    L'ORGAMSME    BRETON 

leuse.  La  couturière  ne  «  fait  »  que  les  coiffes,  ta- 
bliers, mouchoirs,  cravates,  etc.;  c'est  la  taïUeuse  qui 
confectionne  le  reste.  Pour  le  costume  masculm  au 
moins,  il  va  sans  dire  que,  dans  ces  conditions,  tout 
essayase  complet  est  assez  difficile,  mais  les  taïUeu- 
ses  sont  adroites  et  il  est  rare  qu'elles  soient  obligées 
è  des  retouches.  On  cite  particulièrement,  pour  leur 
habileté  professionnelle,  Marie-Barba  Gwennou  et 
ses  filles,  tailleuses  pour  hommes  au  bourg  de  Plou- 
srastel... 


V 

LES   MARIAGES   COLLECTIFS.  ^ 

C'est  dans  les  mariages  que  se  déploie  surtout  la 
pompe  des  costumes  plougastélois.  Mariages  collec- 
tifs et  qui  dépassent  le  cercle  d'une  cérémonie  de  fa- 
mille  D'où  l'importance  qu'on  leur  accorde,  le  soin 
qu'on  prend  d'y  paraître  à  son  avantage,  si  personne 
ne  désire  éclipser  son  voisin,  personne  non  plus  ne 
se  souciant  de  lui  rester  inférieur. 

Les  mariages  collectifs  de  Plougastel  se  célèbrent 
trois  fois  l'an  :  le  mardi  qui  suit  le  dimanche  des 
Rois,  le  mardi  des  Gras  et  le  mardi  de  Pâques. 
Trente,  quarante  couples,  quelquefois,  sont  unis  a  la 
même  heure,  dans  la  même  église,  par  le  même  offi- 

Pourquoi  les  mariages  collectifs  de  Plougastel 
ont-ils  lieu  à  ces  trois  dates  ?  -  C'est,  m'a-t-on  re- 
pondu, que  les  travaux  agricoles  chôment  presque 
complètement  de  janvier  à  fin  mars  :  les  nouveaux 


UNE    CEUXLE    DE    LORGANISME    BRETON  31 

épousés  ont  ainsi  toute  licence  de  se  livrer  à  l'amou- 
reux déduit... 

Cependant,  il  ne  faudrait  pas  croire  que  Plougas- 
tel  ait  le  monopole  des  mariagres  collectifs.  Ces  sortes 
de  mariages  sont  connus  aussi  à  Languidic  et  à  Plu- 
vigner,  dans  le  Morbihan,  à  Sizun,  dans  le  Finis- 
tère. Je  ne  sais  quels  sont  les  jours  qui  leur  sont 
affectés  dans  les  deux  premières  de  ces  localités  :  à 
Sizun,  ce  jour  est  le  Mardi-Gras,  qui  a  pris  de  là  le 
nom  de  Grand-Mardi.  Il  paraît  que  la  cérémonie  se 
déroule  hors  ville,  non  dans  l'église  paroissiale,  mais 
dans  la  chapelle  Saint-Cadou,  à  7  kilomètres  de  Si- 
zun, sur  la  route  de  Braspartz.  Enfin,  il  est  bon  de 
remarquer     qu'on     ne    célèbre     pas     à     Plougastel 
que  des  mariages  collectifs  :  on  y  célèbre  aussi  des 
mariages  particuliers,   surtout  chez  les  marins  au 
service  qui  se  marient  entre  deux  campagnes  et  dont 
les  congés  ne  concordent  pas  toujours  avec  les  dates 
-affectées  aux  mariages  collectifs. 

Les  rites  du  mariage  sont  encore  les  mêmes  à  Plou- 
gastel qu'il  y  a  cinq  cents  ans.  Si  le  breutaer  (avocat 
ou  porte-parole  de  la  jeune  fille)  n'y  joue  plus  qu'un 
rôle  effacé,  en  revanche  le  rôle  du  bazvalan  (ainsi 
nommé  du  bâton  de  genêt  sj^bolique  qui  était  l'in- 
signe de  sa  fonction)  a  gardé  toute  son  importance. 

Vous  savez  ce  qu'on  entend  par  bazvalan.  Le  baz- 
valan est  un  entremetteur,  un  truchement  d'amour, 
le  diplomate  chargé  de  rapprocher  les  cœurs  et  de 
négocier  les  alliances.  Rôle  parfaitement  honorable 
en  Bretagne,  car  il  ne  s'agit  que  d'alliances  licites, 
sanctionnées  par  la  mairie  et  l'église.  Dans  les  autres 
localités,  le  rôle  est  généralement  tenu  par  un  tail- 
leur ou  un  meunier,  personnages  à  la  langue  affilée. 
Ici,  le  bazvalan  est  presque  toujours  cabaretier. 
Il  y  aurait  un  bien  piquant  chapitre  à  écrire  sur  les 


32  UNE    CELIULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

cabaretiers  de  Plougastel.  L'influence  de  ces  person- 
nages tient  à  la  situation  du  bourg  au  centre  dune 
presqu^ile  fort  vaste  et  à  la  nécessité  où  sont  les  cul- 
tivateurs d'y  venir  prendre  langue  une  fois  au  moins, 
par  semaine  pour  y  régler  leurs  affaires,  transporter 
leurs   denrées,    connaître    les   cours.    C'est   tout   un 
voyage    pour    certains    d'entre    eux.  Aussi    le  pro- 
gramme n'en  est-il  pas  laissé  au  hasard  :  le  choix 
du   caljaretier   chez    qui    l'on    descendra   préoccupe 
avant  tout  un  chef  de  ménage,  un  jien-ty.  Ce  cabare- 
tier  ne  vend  pas  seulement  à  manger  et  a  boire  :  il 
est  le  chargé  d'affaires  de  la  famille,  qui  ne  l'adopte 
qu'après  mûres  réflexions,  ou  plutôt  son  auberge  est 
une   agence   de  renseignements,   quelquefois  même 
le  siège  social  d'un  syndicat  agricole  auquel  le  pen-ty 
est  affilié.  Il  en  résulte,  de  l'un  à  l'autre,  des  rela- 
tions beaucoup  plus  étroites  que  celles  qui  se  nouent 
d'ordinaire  entre  un  aubergiste  et  ses  clients  de  pas- 
sage  Vienne  le  moment  où  un  jeune  homme  désire 
prendre  femme,  c'est,  neuf  fois  sur  dix,  le  cabare- 
tier  qu'il  consultera,  qui  le  renseignera  sur  la  situa- 
tion des  parents,  sur  l'apport  dotal  de  la  jeune  fil  e 
et  qui,  enfin,  tout  bien  examiné,  se  chargera  de  la 
demande  en  mariage. 
Cette  demande,  il  la  fait  toujours  de  nuit  (1).  La 

m  Et  de  ceci,  comme  de  ce  qui  précède,  résulte  que  \e  hwzmlan 
nlou-astélois  n'a  en  rien  le  caractère  poétique  de  ses  confrères  des 
autres  cantons  :  il  n'est  nullement,  comme  ils  le  furent  du  moins  aux 
âees  antiques  (j.  le  Barzaz-Breiz  et  se  rappeler  aussi  le  délicieux 
troisième  acte  du  Roi  d^Ys  de  Lalo,  où,  du  reste,  l'emploi  du  bazvala,, 
et  du  hreutaer  est  tenu  par  les  chœurs  alternés  des  jeunes  garçons  et 
des  i-nnies  filles),  un  improvisateur,  un  discoureur  en  vers.  Ces  .(  dis- 
coureurs D  n'ont  cependant  pas  perdu  tout  crédit  à  Plougastel;  mais  ! 
indépendants  du  hazvalan,  ils  n'exercent  généralement  leur  subtil 
métier  que  dans  les  banquets.  On  cite  parmi  les  langues  les  plus 
affilées  de  la  corporation  le  charpentier  Goulard  et  le  cultivateur 


UNE    CELLULE    DE    LORGAN'ISME    BRETON  '-V-i 

précaution  se  conçoit,  le  prétendant  ne  se  souciant 
guère  d'ébruiter  son  échec,  s'il  arrivait  que  son  man- 
dataire essuyât  un  refus.  De  là  le  caractère  clandes- 
tin oue  celui-ci  donne  à  sa  mission. 

La  demande  est-elle,  ai^réée  cependant  ?  Le  fiancé 
est  introduit  près  de  la  fiancée.  Tous  deux  s'assoient 
à  une  table  avec  leurs  parents.  On  pose  sur  la  table 
une  miche  de  pain  blanc  et  un  flacon  de  dourkérès 
ou  de  doursivi  (liqueurs  spéciales  faites  avec  des  ce- 
rises ou  des  fraises):  mais  il  n'y  a  pour  le  couple 
qu'un  seul  couteau  et  qu'un  seul  verre.  Quand  le 
jeune  homme  et  la  jeune  fille  ont  rompu  le  pain  et 
bu  au  même  verre,  ils  sont  unis.  Ainsi,  autrefois,  à 
la  cour  du  roi  Nann,  Gyptis  épousa  Protis.  Les  Ligu- 
res ont  précédé  les  Celtes  en  Bretagne  :  ces  serviteurs 
de  la  Terre-Mère  qui,  suivant  le  mot  de  Camille  Jul- 
lian,  gardaient  les  traditions  immoi)iles  du  plus 
ancien  culte  universel  de  l'humanité,  ont  peut-être 
légué  aux  Plougastélois  un  de  leurs  rites  matrimo- 
niaux. Son  transparent  symbolisme  n'a  pas  besoin 
d'explication.  L'acte  n'a  rien  perdu  avec  le  temiDs  de 
sa  gravité;  il  a  la  valeur  d'un  engagement  solennel, 
auquel,  de  mémoire  d'homme,  les  contractants  ne 
se  sont  jamais  dérobés.  Le  reste  n'est  plus  qu'une 
simple  formalité. 

Mais  c'est  ici  que  le  cabaretier  rentre  en  scène.  Il 
n'avait  jusqu'alors  que  les  ennuis  de  sa  charge  :  il 
va  en  connaître  les  bénéfices.  Sans  doute,  avant  la 
signature  du  contrat,  les  parents  des  futurs  se  font 
tine  visite   de  cérémonie.   N'entendez   point  par   là 


François  Kerdraon.  Beaucoup  île  ces  discoureurs  plougastélois 
d'ailleurs,  s'aident  de  répertoires  imprimés  tels  que  les  JRlniov,  Bif- 
coiirsiou  ha  Goulennon  évii  en  Enrenjou  publiés  à  Morlaix  et  qui  ne 
sont  pas  à  leur  usage  exclusif. 


34  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

qu'on  s'y  prodigue  en  courbettes  et  en  compliments, 
comme  dans  nos  salons.  On  se  congratule  aussi  à 
Plougastel,  mais  on  y  tient  surtout  à  se  montrer  sous 
un  jour  avantageux  en  étalant  aux  yeux  des  visiteurs 
son  plus  beau  linge,  sa  plus  riche  vaisselle,  ses 
bassines  les  plus  reluisantes.  Tout  le  mobilier  y  passe 
et  cette  gweladen,  comme  on  l'appelle,  est  une  véri- 
table inspection  domiciliaire  :  les  visiteurs,  s'ils 
sont   gens  bien   éduqués,   doivent   s'extasier   devant 

I  ampleur  et  le  poli  des  armoires  et  des  coffres  de 
l'étage,  des  vaisseliers  et  des  lits-clos  du  rez-de- 
chaussée  rangés  d'affilée  le  long  du  mur,  à  la  suite 
du  jMtafom-n.  Après  la  cuisine,  c'est  le  tour  du  gre- 
nier, de  la  grange,  des  étables,  des  écuries,  du  cel- 
lier et  des  terres.  Il  n'y  faut  pas  moins  d'une  après- 
midi.  On  s'y  entraîne,  il  est  vrai,  par  une  solide 
réfection  indépendante  du  fricot  dimizi  ou  festin  des 
fiançailles  qui  précède  la  gweladen  et  auquel  pren- 
nent part  seulement  les  membres  les  plus  proches 
des  deux  familles  (une  vingtaine),  sans  oublier  notre 
bazvalan. 

Le  mot  dimizi,  qui  est  presque  partout  aujourd'hui 
synonyme  (ïeureuji,  a,  en  effet,  gardé  là-bas  son 
sens  primitif  d'accordailles  ou  fiançailles,  attesté 
dans  le  vieux  proverbe  :  Nep  a  ra  tri  dimizi  heb  eu- 
TPuji...  (celui  qui  s'est  fiancé  trois  fois  sans  se  ma- 
rier, etc.;.  Tout  mariage,  à  Plougastel,  comporte 
d  ailleurs  trois  repas,  trois  festins  plutôt,  dont  un 
en  partie  double  :  le  fricot  dimizi,  dont  nous  venons 
de  parler  ;  Veured,  ou  festin  de  noces;  le  bragaden 
ou  festin  de  retour  de  noces.  Et,  bien  entendu,  deux 
au  moins  des  trois  (un  et  demi  serait  plus  juste)  ont 
lieu  chez  le  cabaretier  qui  a  fait  office  de  bazvalan. 

II  arrive  même,  si  ce  cabaretier  est  aussi  celui  de 
la  famille  de  la  fiancée,  que  les  trois  festins  se  don- 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  35 

nent  chez  lui.  Dans  le  cas  contraire,  voici  comme 
les  choses  se  pratiquent  : 

Pour  le  d/mizi,  les  deux  rumms  (on  appelle  ainsi 
à  Plougastel  Tassenihlage  des  membres  et  amis 
d'une  même  famille)  se  réunissent  dans  l'auberge 
du  cabaretier-/>«zrff/ff/î.  Pour  Veyrrd,  chacun  des 
deux  nimms  banquette  chez  son  cabaretier  attitré. 
L'eured  durant  deux  jours  pleins,  les  nouveaux  ma- 
riés se  partagent  entre  les  deux  rumms.  Quant  au 
hrnçinden,  qui  a  lieu  le  dimanche  suivant,  il  se  donne 
toujours  chez  le  cabaretier  qui  n'a  pas  fourni  le 
dimizi  (1). 

Voilà,  n'est-il  pas  vrai,  de  bien  plaisantes  coutu- 
mes; attendez,  nous  ne  sommes  pas  au  bout.  Si  le 
fricot  dimizi  ne  comprend  qu'une  vingtaine  de  per- 
sonnes, il  n'en  est  pas  de  même  de  Vcured  où  l'on 
invite  le  plus  de  monde  qu'on  peut.  Les  nireds  de 
trois  et  quatre  cents  personnes  ne  sont  pas  rares  à 
Plougastel.  Les  invitations  sont  faites  à  domicile  par 
le  fiancé  et  la  fiancée  :  c'est  une  véritable  tournée  et 
qui  commence  aussitôt  qu'on  s'est  assuré  le  con- 
coiu's  d'un  certain  noml^re  de  garçons  et  de  filles 
d'honneur   :  quatre  garçons  au  moins  et  autant  de 


(1)  Prenons  un  exemple  pour  rendre  la  chose  plus  claire.  Suppo- 
sons qu'une  famille  Le  Gall.  dont  le  fils  se  marie  à  la  fille  Kervella,  ait 
pour  restaurateur  attitré  Cozien  et  que  la  famille  Kervella  ait  pour 
restaurateur  attitré  Raoul.  Les  deux  familles  s'entendront  pour  que  le 
fricot  dimizi  soit  donné  chez  l'un  ou  chez  l'autre  restaurateur,  soit 
chez  Cozien,  par  exemple.  Quant  au  repas  de  noces  {eured),  qui  dure 
deux  jours,  il  aura  lieu,  pour  les  invités  de  la  famille  Le  Gall,  chez  son 
restaurateur  attitré  Cozien,  et,  pour  la  famille  Kervella,  chez  son  res- 
taurateur attitré  Kaoul.  Fiancé  et  fiancée  seront  donc  séparés  durant 
tout  Veiired.'  Non;  car,  ainsi  que  leurs  gardons  d'honneur,  ils  mange- 
ront un  jour  chez  Cozien,  un  jour  chez  Raoul.  Cozien,  cependant,  a 
fourni  un  dîner  de  plus  que  Raoul  :  aussi,  par  compensation,  le  b?-a- 
gaden  se  fera-t-il  chez  celui-ci.  De  cette  façon  l'équilibre  sera  rétabli. 


36  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

filles  d'honneur,  quelquefois  cinq;  mais  seuls  les 
deux  premiers  comptent.  Et  les  autres,  irrespectueu- 
sement, sont  qualifiés  de  «  torchons  »;  gens  d'esprit,, 
ils  prennent  la  plaisanterie  en  bonne  part  et,  pour 
mériter  leur  sobriquet,  on  les  voit  souvent,  un  tor-  ; 
chon  sous  le  bras  ou  à  la  main,  faisant  le  geste  de- 
garçons  de  café.  Veured,  vous  ai-je  dit,  dure  deux 
jours.  On  se  met  à  table  assez  tard  dans  l'après- 
midi,  vers  trois  heures  et  demie,  mais  on  n'en  sort 
qu'à  dix.  Et  le  second  eured  se  termine  par  le  par- 
tage d'un  grand  gâteau  béni  à  l'église,  ar  choidgn, 
dont  les  invités  n'absorbent  les  morceaux  qu'après 
s'en  être  signés  dévotement  au  front,  à  la  poitrine  et 
aux  épaules.  Entre  les  deux  repas  de  Veured,  le  len- 
demain de  la  cérémonie  religieuse,  les  mariés  et 
leurs  invités,  en  costumes  bleus,  assistent  à  un  ser- 
vice funèbre  pour  les  défunts  des  deux  familles.. 
Quant  au  bragaden  ou  festin  de  retour  de  noces,  qui 
a  lieu  le  dimanche  suivant,  il  n'est  que  la  répétition 
en  petit  de  Veured  et  il  ne  dure  qu'un  jour. 

Etes-vous  curieux  de  connaître  le  menu  d'un  re^as 
ae  noces  à  Plougastel  ?  En  voici  un,  copié  chez  le 
principal  restaurateur  de  la  localité  : 

Soupe  grasse 

Tripes  à  la  mode  de  Plougastel 

Ragoût  de  veau 

Bœuf  nature  au  gros  sel 

Rôti 

Fars  de  blé  noir  et  de  froment 

Vins  divers  et  liqueurs 

C'est  là  le  menu-type,  si  l'on  peut  dire,  mais  il 
comporte  des  variantes  (1).  On  m'assure,  d'ailleurs, 

(1)  Par  contraste,  voici  le  menu  des  jours  ouvriers  pour  le  commun; 
des  fermes  plougasteloises  :  à  5  heures  en  été,  à  6  h.  1/2  en  hiver, 


UNE   CELLULE    DE   L'ORGANISME    BRETON  37 

que  les  tripes,  qui  figuraient  autrefois  dans  tous  les 
menus  iVeured,  sont  de  moins  en  moins  en  faveur. 
Le  seul  mets  proprement  indigène  du  repas  est  le 
/ars  {fars  dû  ou  fars  sac'/i),  sorte  de  pudding-  breton, 
fait  avec  de  la  farine,  des  prunes  et  des  rogatons  de 
lard  pétris  ensemble  dans  un  sac  et  mis  à  cuire 
■dans  la  soupe. 

Mais  qui  donc  prend  à  sa  charge  le  règlement  de 
■ces  festins  pantagruéliques  ?  Les  deux  familles  pour 
une  part;  les  garçons  et  filles  d'honneur  pour  une 
autre.  Les  invités  eux-mêmes,  sans  être  taxés  pour 
une  somme  déterminée,  contribuent  à  la  dépense. 
Le  deuxième  jour  de  Veured^  la  nouvelle  mariée  et 
sa  fille  d'honneur  se  postent  chacune  d'un  côté  de 
l'escalier  qui  mène  à  la  salle  du  banquet  :  elles  tien- 
nent à  la  main  une  bouteille  de  vin  et  un  verre  et 
régalent  les  invités  à  mesure  qu'ils  arrivent.  En 
échange,  ceux-ci  remettent  à  la  mariée  un  cadeau 
de  noce  dont  l'importance  varie  avec  chacun,  mais 
qui  est  toujours  en  argent  :  2  francs,  5  francs  et  da- 
vantage. 

Arrivons  maintenant  à  la  cérémonie  nuptiale  pro- 
prement dite.  Cette  cérémonie  est  toute  religieuse. 
Le  mariage  à  la  mairie  compte  si  peu,  est  si  bien  une 
pure  formalité  administrative,  qu'il  a  lieu  huit,  dix, 
quelquefois  douze  jours  avant  le  mariage  religieux. 
C'est  toujours  une  déception,   cependant,   pour  les 


soupe  aux  légumes  ;  à  U  h.,  bouillie  de  blé  noir  (ou  d'avoine)  ou 
pommes  de  terre  et  lard  ;  à  15  h.  (mi-rn  hihan),  pain  et  beurre;  à 
19  h.  en  hiver,  à  21  h.  ea  été,  soupe  ou  bouillie.  —  Comme  boisson,  de 
l'eau  (sauf  avec  la  bouillie  cjui  s'accompagne  de  laitage.)  Viande  et 
vin  seulement  le  dimanche.  Par  ci,  par  là  des  crêpes,  du  café,  un  petit 
verre  de  dourksiès  ou  de  doursivi.  dont  on  a  toujours  un  flacon  dans 
l'armoire.  —  (La  guerre,  bien  entendu,  a  changé  tout  cela). 


38  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

curieux  qui  affluent  par  milliers  de  Paris  et  des  vil- 
les environnantes  afin  d'assister  aux  «  mariages  col- 
lectifs »,  de  ne  voir  aucun  cortège  à  l'entrée  ni  à  la 
sortie  de  l'église.  Est-ce  un  effet  de  la  pudeur  bre- 
tonne ?  Toujours  est-il  qu'hommes  et  femmes  se 
rendent  à  l'église  séparément  et  comme  en  se  dissi- 
mulant; ils  se  débandent  pareillement  à  la  sortie  et 
gagnent  le  plus  tôt  possible  leurs  auberges  respecti- 
ves. Aussi  bien  ne  sont-ils  pas  venus  directement  de 
chez  eux  à  l'église.  Dès  le  lundi  soir,  ils  ont  débar- 
qué au  bourg  en  carriole  et  dans  leur  petite  tenue; 
leurs  costumes  de  cérémonie,  convenablement  empa- 
quetés, ont  été  déposés  chez  des  parents,  des  amis 
ou  chez  le  cabaretier  même.  Ceux  qui  sont  venus  à 
pied  frètent  des  breaks  en  ville.  Et,  à  la  prime  aube 
du  lendemain,  toute  cette  carrosserie  s'ébranle  vers 
le  domicile  des  fiancés.  Mais,  remarquez-le,  per- 
sonne n'est  encore  en  costume  de  cérémonie.  La  fian- 
cée, ce  matin-là,  s'est  rendue  dans  les  fermes  voisi- 
nes pour  distribuer  des  tartines  de  pain  et  de  con- 
fitures aux  enfants.  Un  roulement  de  tonnerre  sur 
la  route,  et  les  barrières  sont  à  peine  ouvertes  que 
les  carrioles  et  les  breaks  des  invités  se  précipitent 
dans  la  cour  au  grand  trot.  On  descend,  on  trinque^ 
puis  on  remonte  en  voiture,  avec  le  fiancé  et  la  fian- 
cée (1).  Une  pétarade  de  coups  de  fusil  salue  le  départ 
du  cortège  qui  reprend  le  chemin  du  bourg.  C'est 
alors  seulement  (après  l'arrivée  au  bourg)  que  le& 
invités  revêtent  leur  costume  de  cérémonie.  La  béné- 
diction nuptiale  se  donne  à  neuf  heures.  Chacun  s".\ 
rend  de  son  côté;  les  couples  que  le  prêtre  doit  unir 
se  placent  sur  deux  ou  trois  rangs  devant  la  balus- 
trade de  l'autel.   Quant  aux  invités,  ils  s'entassent 

(1)  Ceux-ci  seuls  sont  à  jeun  pour  pouvoir  communier. 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  39 

comme  ils  peuvent  dans  la  nef,  les  hommes  à  droite, 
les  femmes  a  gauche.  Exception  n'est  faite  que  pour 
le  renad  et  la  reneurez,  l'un  qui  conduit  la  fiancée  à 
l'autel;  l'autre  qui  remplit  le  même  office  près  du 
jeune  homme  :1e  renad  est  généralement  le  parrain 
de  la  fiancée;  la  reiuXurez  la  marraine  de  la  fiancée. 
Ils  occupent  la  place  d'honneur  non  seulement  à 
l'église,  mais  à  table;  ce  sont  eux  qui  distribuent  le  < 
gciteau  bénit  ou  kouign:  eux  encore  qui  font  la 
quête  au  milieu  du  repas.  Petite  quête  indépendante 
du  cadeau  de  noces;  mais  il  n'y  a  pas  de  petits  pro- 
fils, et  c'est  ainsi  que  s'étoffe  peu  à  peu  le  budget  d'un 
jeune  ménage. 

'.ne  noce  bretonne,  fût-ce  dans  ce  pays  de  coca- 
gne qu'est  PloLigastel,  ne  saurait  se  passer  exclusi- 
vement en  bombances.  Les  morts  n'y  sont  point  ou- 
bliés, nous  l'avons  vu.  On  boit  et  on  mange,  mais  on 
chante  aussi,  non  point  seulement  au  dessert,  comme 
à  Paris,  dans  le  peuple,  mais  entre  tous  les  services, 
pendant  le  repas;  chansons  bretonnes  et  chansons 
friinçaises  alternées.  Vaille  que  vaille,  vers  dix  heu- 
res du  soir,  après  le  partage  du  kouign,  on  se  dé- 
cide à  lever  la  séance  et  les  nouveaux  mariés  sont 
reconduits  en  voiture  à  leur  domicile.  Y  vont-ils 
trouver  enfin  la  douce  intimité  à  laquelle  ils  aspi- 
rent ? 

Hélas  !  le  logis  est  déjà  plein  d'autres  invités 
des  deux  sexes,  que  la  garde  du  ménage,  les  travaux 
des  champs  ou  quelque  infirmité  ont  empêché  d'as- 
sister à  Veured.  A  tout  ce  monde-là  et  aux  personnes 
du  cortège,  il  faut  bien  offrir  une  tasse  de  café  et 
quelques  tournées  de  doitrkércs  ou  de  doursivi.  Un 
rite  essentiel,  d'ailleurs,  reste  à  accomplir  :  la  céré- 
monie de  la  soujje  au  lait  et  déjà,  pour  préparer 
cette   soupe   symbolique,   les   deux   premières   filles 


40  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

d'honneur  et  leurs  garçons  se  sont  éclipsés  dans  une 
pièce  voisine. 

La  coutume  de  la  soupe  au  lait,  qui  tend  à  dispa- 
raître des  autres  parties  de  la  Bretagne,  a  conservé 
ici  toute  sa  vogue,  mais  en  perdant  son  caractère  pri- 
mitif et  en  tournant  à  la  grosse  farce  populaire.  On 
coupe  dans  un  saladier  des  croûtons  de  pain  et  des 
rondelles  de  carottes  qu'on  assemble  en  chapelet  par 
un  fil;  on  les  trempe  dans  du  lait  abondamment  bajD- 
tisé;  on  y  ajoute  du  sel,  du  poivre,  et  toutes  sortes 
d'ingrédients  bizarres,  tels  que  du  tabac  à  priser,  qui, 
en  nageant  à  la  surface  de  la  soupe,  ressemble  vague- 
ment à  du  beurre  roussi;  enfin,  dans  un  navet  ou  une 
betterave,  on  taille  deux  cuillers  dont  on  perce  le 
fond  à  la  manière  d'une  écumoire.  Quand  tous  ces 
préparatifs  sont  terminés  et  que  la  soupe  a  reçu  le 
degré  de  cuisson  voulu,  les  deux  premiers  garçons 
et  leurs  filles  d'honneur  l'apportent  sur  une  civière 
aux  mariés  en  chantant  la  Sône  de  la  Soupe  au  lait. 
Les  mariés,  assis  sur  le  banc  du  lit-clos,  doivent 
alors  s'attabler  devant  elle,  et  leurs  grimaces,  leurs 
efforts  pour  attraper,  avec  des  cuillers  percées,  quel^ 
ques  gouttes  du  méchant  breuvage,  mettent  toute 
l'assemblée  en  liesse  pendant  plusieurs  minutes.  Je 
glisse  sur  certains  détails  moins  ragoûtants,  tels  que 
la  bataille  des  invités  à  coups  de  rondelles  de  carot- 
tes. Une  plaisanterie  d'un  caractère  moins  équivo- 
que est  la  promenade  des  poupées  qui  suit  la  céré- 
monie de  la  soupe  au  lait  :  la  première  et  la  deuxiè- 
me fille  d'honneur,  précédées  chacune  de  leur  cava- 
lier, un  flambeau  neuf  au  poing,  circulent  de  groupe 
en  groupe,  en  commençant  par  les  mariés,  et  leur 
offrent  de  petites  poupées  qu'elles  ont  façonnées  elles- 
mêmes  grossièrement.  Ces  poupées-là  ne  sont-elles 
pas   bien   parentes   des   pupuli  qu'on   accrochait   à 


UNE   CELLULE    DE    LORGAMSME    BRETON  M 

Rome  sur  le  passage  fies  nouvelles  épousées  ? 
Baissons  le  rideau  :  nous  voici  au  dénouement  de 
cette  grande  pièce  farcie  en  plusieurs  actes  et  je  ne 
sais  combien  de  tableaux  qu'est  une  noce  plougasté- 
loise.  Les  mariés  sont  seuls.  Puissent-ils  goûter  en 
paix  la  douceur  d'aimer  !  Rien  de  moins  sûr  au  de- 
meurant, et  de  nouvelles  surprises  pourraient  les 
attendre  au  cours  de  leurs  épanchements  :  lits  tru- 
qués dont  le  sommier  s'effondre  Ijrusquement,  col- 
lections de  poupées  glissées  sous  le  traversin,  crins 
grillés  et  coupés  menu  dont  on  a  saupoudré  les 
draps...  Pendant  ce  temps,  sur  l'aire  ou  dans  la 
grange  voisine,  aux  lueurs  d'une  demi-douzaine  de 
lanternes  vénitiennes,  les  invités  se  livrent  à  d'in- 
terminables gavottes.  La  polka  et  le  quadrille, 
encore  moins  le  tango  et  la  matchiche,  n'ont 
supplanté  là-bas  les  vieux  passe-pieds  populai- 
res, mais  ces  passe-pieds  ne  se  dansent  plus 
au  son  du  biniou,  comme  dans  le  reste  de  la  Cor- 
nouaille;  les  «  olifants  »  même  ont  disparu  :  Plou- 
gastel  ne  connaît  que  l'accordéon  ! 


VI 


LES    FETES. 


Elles  sont  fort  nombreuses  à  Plougastel,  comme 
partout,  mais  les  seules  intéressantes  ici  sont  les 
fêtes  domestiques  et  les  fêtes  religieuses. 

i°  Les  fêtes  domestiques.  —  Sans  doute,  la  fête  du 
leur-nevez  (ou  de  l'aire  neuve)  n'existe  plus  :  l'inven- 


42  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

tion  des  batteuses  à  vapeur  lui  a  porté  un  coup  mor- 
tel. Mais  d'autres  fêtes  domestiques  sont  restées  très 
vivaces.  Telles  la  radennadek  ou  fête  de  la  coupe  de 
la  fougère,  en  septembre  (cette  fougère  est  quérie 
très  loin,  sur  les  dunes  de  Grozon,  du  Loc,  de  Pen- 
ar-Vir)  et  la  bizinadec  ou  fête  de  la  coupe  du  goémon, 
en  février  et  en  mars;  telles  encore  la  «  fête  du  co- 
chon »  gwadiguenno,  prétexte  à  ripailles,  et  la 
fête  du  meurs-ar-lard,  très  différente  de  notre  mardi- 
gras  français  :  on  ne  se  déguise  pas,  on  ne  se  masque 
pas;  mais  le  grand-père,  l'ancêtre,  réunit  à  table,  ce 
jour-là,  sa  lignée  au  complet.  C'est  le  festin  de 
famille  par  excellence.  Aussi  les  enfants  partis  au 
service  ou  établis  hors  de  la  commune  demandent- 
ils  un  congé  afin  d'y  assister.  A  ces  fêtes  régulières 
il  faudrait  joindre  les  fêtes  occasionnelles,  telles 
qu'anniversaires  (célébrées,  non  en  commémoration 
de  la  naissance,  mais  le  jour  même  de  la  fête  patro- 
nale du  saint  dont  on  porte  le  nom);  baptêmes  (où, 
en  sus  du  repas  qu'elle  offre  au  parrain  et  à  la  mar- 
raine, la  nouvelle  accouchée  fait  porter  un  bol  de 
lait  doux  à  tous  les  enfants  du  voisinage);  relevail- 
les  (oii  elle  traite  ses  parentes  et  amies  à  la  réserve 
des  jeunes  filles,  non  admises  auprès  d'elle  ;  cette 
visite  à  l'accouchée  s'appelle  kas  ar  koiiign,  mais  le 
kouign  ou  gâteau  y  est  remplacé  par  une  pièce  d'ar- 
gent, un  cadeau  quelconque),  etc.,  etc. 

2°  Les  fêtes  religieuse's.  —  Très  fidèlement,  très 
strictement  observées,  l'institution  des  fêtes  civiles 
ne  leur  a  nullement  préjudicié.  Le  14  Juillet  lui- 
même  passe  inaperçu  à  Plougastel  :  seuls  les  fonc- 
tionnaires illuminent  et  pavoisent.  Il  y  a  d'abord  les 
«  pardons  »,  au  nombre  d'une  douzaine  et  quelques- 
uns  très  pittoresques,  comme  ceux  de  Sainte-Chris- 
tine, de  Saint-Gwénolé,  de  Saint-Jean  (connu  aussi 


UNE    CELLULE    DE    LOHGANLSME    BRETON  43 

SOUS  le  nom  de  pardon  des  oiseaux  (1)  et  où  tous  les 
oiseleurs  de  la  région  se  donnent  rendez-vous  avec 
leurs  pensionnaires  ailés).  Leur  description  nous  en- 
traînerait rop  loin.  Bornons-nous  à  dire  quelques 
mots  du  Pardon  de  Plougastel-bourg,  qui  se  tient  le 
29  juin,  fête  de  S*-Pierre.  Gonnne  tous  les  pardons,  il 
est  annoncé  la  veille  par  des  feux  de  joie;  mais  il  est 
surtout  remarquable  par  sa  procession.  Trois  mille 
personnes  y  assistent.  Toutes  les  croix  et  toutes  les 
bannières  de  la  paroisse  ont  été  mobilisées  pour  la 
circonstance;  elles  sont  fort  lourdes  les  unes  et  les 
autres,  ce  qui  explique  qu'il  y  ait,  pour  chaque 
croix  et  chaque  bannière,  trois  porteurs  qui  se  re- 
laient pendant  la  durée  du  parcours.  Honneur  envié 
de  porter  une  croix  ou  une  bannière,  mais  honneur 
qui  se  paie  !  A  l'issue  de  la  procession,  les  porteurs 
des  croix  d'or  et  de  vermeil  ne  peuvent  moins  faire, 
par  exemple,  que  de  déposer  chacun  sur  l'autel  un 
louis  de  vingt  francs  enveloppé  dans  un  morceau  de 
papier  sur  lequel  est  écrit  leur  nom.  Pour  les  croix 
d'argent,  on  en  est  quitte  à  meilleur  compte  :  10 
francs,  15  francs;  pour  les  barmières,  on  s'en  tire 
avec  cinq  francs. 

Une  procession  bien  remarquable  encore  est  celle 
des  Rogations.  Elle  dure  trois  jours.  Le  premier  jour 
la  procession  se  borne  à  faire  le  tour  du  bourg;  le 
deuxième,  elle  se  rend  à  la  Fontaine-Blanche;  le  troi- 
sième, elle  pousse  jusqu'à  Saint-Claude.  Mais  il  ne 
suffit  pas  que  les  champs  soient  bénits  :  pour  parti- 
Ci)  Il  ue  mérite  plus  ce  i)om  et,  depuis  que  la  loi  sur  la  protection 
des  oiseaux  utiles  à  l'agriculture  a  été  votée,  on  ne  prend  plus  au 
traquet  les  linots,  les  bruands  et  les  chardonnerets  pour  les  vendre  au 
pardon  de  Saint- Jean.  Les  Ploiigastélois  estiment,  d'ailleurs,  que  la 
réputation  de  ces  oiseaux  est  usurpée  et  demandent  l'abiogation  de 
la  loi. 


44  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

ciper  aux  grâces  de  cette  bénédiction,  il  faut  que  cha- 
que famille  soit  représentée  à  la  procession  jDar  l'un 
au  moins  de  ses  membres. 

Sur  Noël  et  les  étrennes,  je  n'ai  recueilli  que  des 
renseignements  sans  grand  intérêt.  Gomme  partout 
en  Bretagne,  la  biiche  de  Noël  {an  eut&u)  passe  pour 
jouir  de  vertus  particulières  et  l'on  croit  que  ses 
charbons  refroidis  préservent  les  maisons  de 
la  foudre;  comme  partout  aussi,  des  théories  de  pau- 
vres et  d'enfants  vont  de  seuil  en  seuil  souhaiter  la 
bonne  année.  La  messe  de  Noël  porte  cependant  ici 
un  nom  spécial  :  elle  s'appelle  oferenn  ar  pelgent, 
c'est-à-dire,  d'après  Troude  et  par  contraction,  «  la 
messe  d'avant  l'aube  ».  Bien  que  la  paroisse  soit 
presque  aussi  longue  que  large  et  qu'il  faille,  sui- 
vant un  proverbe,  huit  jours  à  un  piéton  pour  en 
faire  le  tour,  la  population  valide  de  la  péninsule 
tient  à  honneur  d'y  assister,  même  les  lointains  habi- 
tants de  l'Armor.  Il  est  vrai  que  les  habitants  des 
<c  sections  »  les  plus  éloignées  font  le  réveillon  au 
bourg  :  cabarets  et  restaurants  ont  «  la  permission  de 
la  nuit  »,  et  il  s'y  consomme  pour  la  circonstance 
une  quantité  incroyable  de  fouaces  frites. 

Peu  de  chose  à  dire  également  de  la  Chandeleur, 
où,  en  mémoire  de  la  présentation  de  Jésus  au  tem- 
ple et  de  la  purification  de  la  Vierge,  les  fidèles  défi- 
lent dans  l'église  une  chandelle  ou  un  rat-de-cave  à 
la  main;  du  lundi  de  la  Quasimodo  [hm  ar  kaspou- 
dou),  qui  se  célèbre  comme  partout  en  Bretagne  par 
un  massacre  général  des  pots  ébréchés  et  des  vais- 
selles hors  d'usage;  de  la  fête  des  Rameaux  [sul  blev- 
niou),  où  il  faut  noter,  cependant,  la  consommation 
extraordinaire  de  buis  et  de  lauriers  bénits  que  font 
les  assistants  :  c'est  qu'aucune  parcelle  de  terre,  au- 
cun recoin  du  logis  ne  doit  être  oublié;  on  plante 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGA.NISME    BRETON  45 

une  l)rancliette  consacrée  dans  chaque  champ;  on 
en  accroche  une  à  la  corniche  de  chaque  lit  vi,  non 
seulement  les  crèches  et  les  étables,  mais  les  ruches 
elles-mêmes  participent  à  la  distribution.  En  outre, 
à  l'issue  de  la  grand'messe,  toute  la  population  se 
rend  au  cimetière  paroissial  et  fleurit  d'un  rameau 
bénit  les  tombes  de  ses  défunts. 

Mais  voici  des  fêtes  d'un  caractère  plus  spécial  : 
la  Saint-Jean  et  la  fête  des  Trépassés.  Cependant  et 
pour  bien  faire  entendre  ce  qui  va  suivre,  il  est 
nécessaire  d'entrer  dans  quelques  explications. 

Administrativement,  la  commune  de  Plougastel 
est  soumise  au  régime  de  toutes  les  communes  fran- 
çaises: mais  sa  vraie  vie,  sa  vie  profonde,  est  encore 
toute  spirituelle  et  les  divisions  admimstratives,  ne 
pouvant  prévaloir  contre  les  anciennes  divisions  reli- 
gieuses, y  ont  dû  se  calquer  sur  elles.  L'étonnement 
est  vif  chez  un  étranger  d'entendre  dire  en  parlant 
d'un  Plougastélois  :  «  C'est  un  tel,  de  la  breuriez  de 
telle  section.  »  Passe  pour  la  section,  mais  la  breu- 
riez ?  Voici  :  comme  toutes  les  paroisses  de  quelque 
étendue,  Plougastel  fut  divisée  de  bonne  heure,  pour 
les  besoins  du  culte,  en  un  certain  nombre  de  chapel- 
lenies.  Il  y  en  avait  six  céans,  —  et  il  n'y  eut  long- 
temps non  plus,  à  Plougastel,  que  six  sections  admi- 
nistratives corespondant  à  ces  six  chapellenies  :  la 
section  de  Plougastel-bourg  (ou  de  Saint-Pierre- 
Plougastel);  la  section  de  Saint-Jean;  la  section  de 
Saint-Claude  (ou  Douarbihan);  la  section  de  Sainte- 
Christine  (ou  d'Ellien);  la  section  de  Saint-Gwénolé 
(ou  de  Rozégat);  la  section  de  Saint-Trémeur  (ou  de 
Lanvriran).  C'est  en  ces  dernières  années  seulement 
qu'à  été  ouverte  la  septième  section,  dite  de  l'Armori- 
que  et  sans  chapelle  propre.  Du  reste  il  n'y  a  plus 
aujourd'hui  de  chapelains  qu'à  Saint-Claude,  à  Saint- 


46  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

Jean  et  à  Saint-Langiiy  ftrève  de  la  section  de  Saint- 
Jean);  encore  sont-ce  de  simples  prêtres  habitués. 
Mais  Plongastel-bours-  possède  pour  lui  seul  un 
curé  et  quatre  vicaires.  Que  de  sous-préfectures  ne 
sont  pas  si  bien  partagées  !  Subdivision  de  la  chapel- 
Jenie  ou  section,  la  breuriez,  elle,  correspond  entiè- 
rement à  notre  ancien  mot  frairie.  L'association  d'un 
certam  nombre  de  ménages  forme  une  breuriez, 
comme  l'association  dun  certain  nombre  de  brev- 
riez  formait  autrefois  une  chapellenie.  Mais,  alors 
que  la  chapellenie,  muée  en  section,  est  devenue 
une  division  administrative,  la  breuriez  ou  frairie 
est  restée  toute  spirituelle,  a  gardé  son  autonomie 
propre,  ses  cérémonies,  son  fonds  social  provenant 
de  contributions  volontaires.  Nous  la  verrons  à  l'œu- 
vre dans  tous  les  actes  de  la  vie  religieuse,  mais 
spécialement  à  l'occasion  de  la  Saint-Jean  et  de  la 
fête  des  Trépassés. 

La  coutume  des  feux  de  la  Saint-Jean  se  retrouve 
dans  toutes  nos  jorovinces.  Elle  est  vieille  comme  la 
race,  s'il  est  vrai  qu'au  solstice  d'été,  le  24  juin,  les 
Celtes  célébraient  déjà  par  de  grands  feux  la  fête  du 
renouveau,  de  la  jeunesse  ressuscitée  du  monde.  Le 
sens  de  la  cérémonie  s'est  perdu,  mais  la  cérémonie 
elle-même  s'est  conservée.  Les  rites  en  sont  parti- 
culièrement précis  à  Plougastel  :  chaque  tertre  y  a 
son  feu,  son  tantad,  autour  duquel,  les  prières  dites, 
on  processionne  en  rond,  à  la  file  indienne,  les  hom- 
mes d'abord,  nu-tête,  puis  les  femmes  et  les  enfants. 
Ce  tantad  est  l'œuvre  collective  de  la  frairie;  mais 
son  ordonnateur  est  toujours  un  homme  de  cette 
frairie  prénommé  Jean.  C'est  lui  qui  allume  le  feu 
(comme  c'est  un  Pierre  qui  est  chargé  du  même  office 
pour  les  tantads  de  la  Saint-Pierre);  c'est  lui  encore 
qui  recueille  la  cendre  et  la  met  aux  enchères  le  len- 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  47 

demain  pour  le  compte  de  la  fabrique.  Et  cette  cen- 
dre trouve  toujours  acquéreur,  car  elle  est  «  samte  » 
et,  comme  telle,  constitue  un  amendement  de  pre- 
mier ordre.  De  même  les  tisons  de  la  Saint-Jean, 
que  se  disputent  les  assistants  et  qui  sont  conservés 
dans  les  maisons  comme  amulettes,  passent  pour 
écarter  les  dangers  d'incendie.  On  croit  encore,  à 
Plougastel,  que  pour  guérir  ou  préserver  les  nou- 
veau-nés du  «  mal  de  la  peur  »,  il  suffit  de  les  balan- 
cer trois  fois  au-dessus  de  trois  tantads;  la  flamme 
de  ces  mêmes  tantads  communique  à  une  certaine 
herbe  qu'on  y  fait  chauffer  et  qui  porte  le  nom 
d'herbe  de  Saint-.Jean  une  efficacité  souveraine  con- 
tre les  ophtalmies;  enfin,  quand  le  feu  commence  à 
s'assoupir,  jeunes  gens  et  jeunes  filles  le  traversent 
.1  un  bond  en  récitant  un  are,  et  pensent  ainsi  s'épar- 
gner dans  la  vie  future  autant  d'années  de  purga- 
toire qu'ils  ont  fait  de  bonds  et  récité  ù'ave  par  des- 
sus autant  de  fa/ifads. 


VU 

LE   P.VIN    ET    L  ARBRE    DES   AMES. 

La  fête  des  Trépassés  prête  à  deux  rites  tantôt 
distincts,  tantôt  confondus  :  le  rite  du  Oara  an  anaon 
ou  pain  des  âmes  et  le  rite  du  gwezen  an  anaon  ou 
arbre  des  âmes. 

C'est  à  mon  second  voyage  en  terre  plougastéloise 
que  je  fis  connaissance  avec  eux.  Les  Vêpres  des 
Morts  venaient  de  s'achever  et  je  flânais  mélancoli- 
quement sur  la  place,  parmi  la  bigarrure  des  cor- 


48  UNE    CELLULE    DE    L'ORGAN'ISME    BRETOxN 

nettes  blanches,  des  corsages  violets,  des  pantalons 
de  berlinge  brun,  des  vestes  bleues  soulachées  de 
vert  et  des  jupes  noires  lisérées  d'orange,  quand  le 
sacristain  de  la  localité  passa  devant  moi  avec  un 
panier  rempli  de  petits  pains.  Machinalement  je  le 
suivis  des  yeux  et  le  vis  qui  entrait  dans  une  mai- 
son voisine,  se  signait,  remettait  un  de  ses  pains, 
empochait  quelque  monnaie  et  recommençait  le 
même  manège  un  peu  plus  loin.  Les  sacristains  de 
Bretagne  exercent  généralement  un  métier  auxi- 
liaire, et  il  se  pouvait  à  la  rigueur  que  celui-ci  fût 
boulanger  ou  fournier  en  même  temps  que  sacris- 
tain. Mais,  d'autre  part,  il  n'est  point  d'usage  qu'on 
distribue  le  pain  dans  l'après-midi  et  moins  encore 
qu'on  se  signe  en  le  distribuant.  Et  enfin  il  ne  s'agis- 
sait point  céans  de  tourtes  ni  de  miches,  mais  de  ces 
manières  d'échaudés  qu'on  appelle  en  Bretagne  des 
pains  mollets.  Intrigué,  je  me  faufilai  à  travers  les 
groupes  et,  comme  l'étrange  colporteur  entrait  avec 
le  restant  de  sa  fournée  dans  un  débit  de  la  place, 
j'arrivai  assez  tôt  pour  l'entendre  qui,  après  avoir 
esquissé  un  signe  de  croix,  demandait  en  breton  : 

—  Désirez-vous  un  pain  des  âmes  ? 

—  Oui,  s'il  plaît  à  Dieu,  répondit  l'hôtesse  qui  se 
signa  elle  aussi  en  prenant  le  pain,  tendit  une  pièce 
d'argent  au  sacristain,  enveloppa  son  achat  dans 
une  fine  serviette  de  toile  blanche  et  l'alla  serrer 
incontinent  dans  un  tiroir  du  vaisselier. 

Le  bara  an  anaon,  le  pain  des  âmes  !... 

Je  tenais  la  clef  du  mystère.  On  est  encore  per- 
suadé, en  Bretagne,  qu'à  certains  jours  de  l'année 
les  défunts  quittent  leur  sépulture  et  réintègrent  les 
maisons  qu'ils  habitaient  de  leur  vivant.  Sur  la 
table  de  famille,  dans  certaines  paroisses  des 
Montagnes  -  Noires,     on     dispose     à     leur     inten- 


UNE   CEf.LULE    DE    l/ORGANISME   BRETON  49 

tion  les  éléments  d'une  frugale  réfection  nocturne, 
kik-saezon,  crêpes  et  laitage  :  les  hôteg  du  logis  se 
partagent  au  matin  les  reliefs  de  ce  «  past  »  mor- 
tuaire, et  c'est  leur  façon  de  communier  avec  l'esprit 
des  ancêtres. 

Bien  évidemment,  la  coutume  du  bar  a  an 
auaon  est  née  de  cette  croyance  en  un  pro- 
longement matériel  et  souterrain  de  la  vie  des 
âmes,  —  croyance  qui,  par  parenthèse,  dut  être 
générale  dans  l'ancienne  Gaule  et  le  fait  est 
qu'on  en  trouve  des  traces  chez  les  Belges.  Nous 
savons,  par  exemple,  qu'à  Bruges,  il  y  a  peu  de 
temps  encore,  on  pétrissait  dans  chaque  ménage,  la 
veille  du  jour  des  Morts,  des  galettes  spéciales  nom- 
mées pankœhpn,  qu'on  faisait  bénir  à  l'église,  puis 
qu'on  répartissait  entre  tous  les  membres  de  la  com- 
munauté. Chaque  galette  dévotement  croquée  rache- 
tait une  âme.  Aujourd'hui,  le  pankœken  ne  se  mange 
plus  en  famille.  Mais,  par  une  déviation  singulière 
de  l'usage,  on  en  fabrique  encore  dans  certains  res- 
taurants et  cabarets  populaires,  où  les  meurt-de- 
faim  de  la  localité,  ravis  de  l'aubaine,  se  tiennent 
en  permanence  pendant  toute  la  journée  du  l^""  no- 
vembre et,  moyennant  une  petite  rémunération  et 
quelques  chopes  supplémentaires,  se  chargent  «l'en- 
gloutir autant  de  galettes  funèbres  qu'on  veut  bien 
leur  en  offrir.  Le  peuple  croit,  en  effet,  que  le  jmn- 
kœken  peut  être  mangé  par  n'importe  qui  et  que, 
pourvu  qu'on  le  mange  à  l'intention  d'un  défunt 
bien  déterminé,  l'acte  conserve  toute  son  efficacité. 

Le  hara  an  anaon  des  Plougastélois  présente  de 
grandes  analogies  avec  le  pankœken.  Mais,  tandis 
qu'en  Belgique  la  coutume  populaire,  si  touchante, 
qui  fait  participer  les  défunts,  pendant  un  jour  de 
l'année,  à  la  nourriture  des  vivants,  s'est  gâtée  insen- 

4 


50  UNE   CELLULE   DE   L' ORGANISME  BRETON 

siblement  et  a  fini  par  dégénérer  en  une  façon  de 
parodie,  elle,  a  gardé,  à  Plougastel,  toute  sa  gravité 
initiale  :  telles  les  trois  soupes  que  Du  Guesclin 
avait  coutume  de  manger  avant  la  bataille  en  l'hon- 
neur de  la  Trinité  M"'*  Maléjac,  dans  le  débit  de 
laquelle  j'étais  entré  à  la  suite  du  sacristain,  m'ex- 
pliqua fort  aimablement  que  c'est  la  fabrique  de 
l'église  paroissiale  qui  commande  aux  boulangers  le 
bara  an  anaon  (1).  Autant  de  ménages,  autant  de 
pains  mollets.  Prix  minimum  de  l'échaudé  mor- 
tuaire :  deux  «  blancs  »  (10  centimes);  mais  la  géné- 
rosité de  l'acheteur  peut  pousser  jusqu'à  l'écu  et 
même  au-delà.  Ce  ne  sont  point  les  «  âmes  »  qui  s'en 
plaindront,  puisque  le  produit  de  la  collecte  sera 
remis  au  clergé  qui  le  convertira  en  services  et  en 
oraisons  pour  le  repos  des  trépassés.  Le  soir  venu, 
cependant,  à  la  table  de  famille,  après  les  «  prières 
des  défunts  »,  le  pain  des  âmes,  tiré  de  sa  blanche 
enveloppe,  est  partagé  entre  les  assistants.  Chacun 
se  signe  avant  de  manger  son  morceau.  Et  voici  le 
plus  touchant  peut-être,  car  il  est  rare  que,  dans  ce 
pays  amphibie,  où  les  cultivateurs  eux-mêmes  font 
leur  service  dans  la  Flotte  et  figurent  sur  les  contrô- 
les de  l'Inscription  maritime,  la  table  de  famille  soit 
au  complet  :  la  part  des  absents  est  réservée  et  pré- 
cieusement mise  de  côté  dans  l'armoire  où  l'inquié- 
tude des  mères  ne  tardera  pas  à  la  consulter. 

—  Ces  morceaux  de  pain  sont  donc  sorciers  ? 
demandai-je  avec  étonnement. 

(1)  Le  harn  an  anaon  n'est,  d'ailleurs,  porté  de  seuil  en  seuil  et  n'a  la 
forme  de  petits  pains  que  dans  la  section  de  Plougastel-bourg  ;  une 
maison  particulière  de  la  hreurie:,  maison  qui  change  chaque  année 
suivant  un  roulement  établi,  en  reçoit  le  dépôt  dans  les  autres  sec- 
tions. De  plus,  le  pain  y  prend  la  forme  de  kouigns  ou  tourtes,  dont  les 
morceaux  sont  répartis  sur  place  entre  les  membres  de  la  hreuricz. 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  51 

—  Ils  sont  sacrés,  c'est  tout  ce  que  je  sais,  répon- 
dit mon  hôtesse,  et  l'on  peut  donc  les  consulter  sans 
faire  de  péché  :  s'ils  se  conservent  en  bon  état,  c'est 
signe  que  tout  va  bien  pour  l'absent;  s'ils  viennent  à 
moisir,  c'est  signe  que  sa  santé  se  gâte  ou  que  sa 
vie  est  en  danger.  Les  paina  n'ont  jamais  trompé 
personne. 

—  Ma  foi,  je  serais  volontiers  de  cet  avis,  confir- 
me un  Plougastélois  qui  assiste  à  la  conversation. 
J'ai  fait  mon  «  congé  »  à  Toulon  et  en  escadre;  je 
n'ai  pas  été  malade  un  seul  jour  pendant  mes  qua- 
tre années  de  service.  Aussi,  en  rentrant  à  la  mai- 
son, j'ai  trouvé  mes  quatre  morceaux  de  hara  an 
anaon  secs  comme  du  bois... 

Gela  est  dit  sans  sourire,  dun  ton  grave  et  con- 
vaincu, par  un  homme  jeune  encore,  un  «  chulot  », 
comme  on  appelle  ici  les  membres  de  l'aristocratie 
terrienne,  bien  pris  dans  son  antique  pourpoint 
hleu-de-roi  à  boutons  de  nacre  et  qui  parle  le  fran- 
çais avec  autant  d'aisance  que  le  bas-breton.  Le  cas 
n'est  point  rare  à  Plougastel,  dans  cette  cellule  peut- 
être  unique  de  l'organisme  national  qui  ressemble  à 
nn  rêve  de  Le  PlaA'  réalisé  à  l'extrémité  du  terri- 
toire. Et,  comme  j'en  étais  là  de  mes  réflexions,  une 
soanerie  lente  et  musicalement  gémissante  sur  qua- 
tre notes  espacées  et  toujours  les  mêmes  :  do-la- 
sol-fa,  me  fit  lever  interrogativement  les  yeux  vers 
mon  hôtesse... 

—  Le  glas  noble,  m"expliqua-t-elle.  On  ne  le  sonne 
que  pour  les  grands  enterrements  et  pour  la  Vigile 
des  Trépassés.  Le  glas  du  commun  se  donne  à  deux 
cloches  seulement...  Mais  hàtez-vous.  Monsieur  : 
puisque  ces  coutumes  paraissent  vous  intéresser,  il 
n'est  que  temps,  si  vous  voulez  assister  dans  Tan- 
•cien  cimetière  à  l'adjudication  du  gwezenan  anaon 


52  UNE   CELLULE    DE   L  ORGANISME   BRETON 

OU  arbre  des  âmes;  sa  mise  aux  enchères  a  dû  com- 
mencer avec  le  glas... 

Cette  fois  encore,  un  supplément  d'explication^ 
n'eût  pas  été  inutile;  mais  le  temps  pressait  et  le- 
pltis  sage  me  parut  de  courir  au  cimetière.  Je  n'y 
arrivai  malheureusement  que  pour  assister  à  la. 
péripétie  finale  de  la  pièce.  Du  socle  de  la  croix; 
qu'il  avait  pris  pour  estrade,  mon  fournier-sacris- 
tain  de  naguère,  transformé  en  crieur  public,  levait, 
vers  la  foule  massée  sur  le  placître  une  sorte  de- 
grand  candélabre  en  bois  tourné  dont  les  branches^ 
au  lieu  de  chandelles,  portaient  des  pommes  —  de 
belles  pommes  rouges  —  à  chacune  de  leurs  extré- 
mités. 

—  Vingt-huit  livres  dix  sous...  Personne  ne  met 
au  dessus  ?...  Adjugé  ! 

J'étais  navré...  Quelqu'un  me  tira  par  la  manche. 
C'était  le  «  chulot  »  du  débit  qui  m'avait  suivi  sur  le- 
placître. 

—  On  vend  des  arbres  semblables  dans  chaque 
breuriez  ou  frairie,  me  dit-il,  et  on  ne  procède  géné- 
ralement à  leur  adjudication  qu'après  celle  de  Tar- 
bre  paroissial.  En  un  quart  d'heure  de  marche  vous 
pouvez  être  rendu  à  la  Fontaine-Blanche,  la  frairie 
la  plus  proche.  Je  vais  moi-même  de  ce  côté.  Donc, 
si  le  cœur  vous  en  dit... 

L'invitation  ne  pouvait  tomber  plus  à  propos.  Che- 
min faisant,  mon  compagnon  me  fournit  tous  les 
éclaircissements  désirables  sur  l'institution  des  ar- 
bres mortuaires...  Ces  arbres  ne  sont  pas  tous  en 
forme  de  candélabres.  Il  en  est  de  beaucoup  plus 
simples,  comme  celui  de  la  frairie  Saint-Trémeur, 
qui  est  un  petit  if  de  trois  mètres  de  haut  environ  : 
le  tronc  en  est  écorcé,  les  branches  taillées  en  pointe 
et  l'on  ente  d'autres  branches  artificielles  dans  le 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  53 

tronc  pour  multiplier  les  saillies.  Sur  chacune  de 
ces  saillies,  au  nombre  d'une  quarantaine,  on  pique 
une  pomme  rouge... 

—  Et  pourquoi  une  pomme  ?  demandai-je  curieu- 
sement. 

Mon  guide  l'ignorait  et  ses  compatriotes,  m'assu- 
ra-t-il,  n'étaient  pas  mieux  renseignés.  Gomme  pour 
les  feux  de  la  Saint-Jean,  le  rite  s'est  perpétué, 
mais  sa  signification  s'est  perdue. 

—  A  moins  pourtant,  me  dit-il  après  un  moment 
de  réflexion,  que  ce  ne  soit  par  allusion  à  la  pomme 
qui  causa  la  chute  de  notre  premier  père. 

—  L'arbre  des  âmes  serait  donc  une  réplique  bre- 
tonne de  l'arbre  du  Paradis  terrestre  ? 

—  Peut-être,  mais  je  ne  vous  le  garantis  pas. 

La  réserve  du  «  chulot  »  est  bien  explicable  et  il 
se  pourrait  fort  en  effet  que  l'origine  du  gwczen  an 
anaon  n'eût  rien  de  biblique  :  ce  peuple  est  si  péné- 
tré encore  du  vieux  naturalisme  arven  !  Tant  v  a 
que,  le  soir  de  la  Toussaint,  à  Plougastel-bourg  et 
dans  les  quinze  ou  vingt  frairies  de  la  paroisse,  des 
arbres  de  cette  sorte  sont  mis  aux  enchères  et  pous- 
sés quelquefois  jusqu'à  30  et  40  francs  par  leur  der- 
nier enchérisseur.  L'acquisition  de  l'arbre  des  âmes 
est  généralement  le  résultat  d'un  vœu. 

—  C'est  ainsi,  me  dit  en  substance  mon  guide, 
que,  quand  un  ménage  frappé  de  stérilité  désire 
avoir  un  enfant,  il  promet,  s'il  est  exaucé,  de  se  por- 
ter acquéreur,  au  nom  de  lenfant  à  naître,  d'un 
gtvezenan  anaon.  L'adjudication  faite,  une  interver- 
sion de  rôle  se  produit  et,  d'adjudicataire,  l'acqué- 
reur de  l'arbre  se  transforme  en  vendeur  au  détail. 
Mais,  comme  les  quarante  ponmies  de  cet  arbre  ne 
suffiraient  pas  aux  exigences  de  la  clientèle,  notre 
marchand  improvisé  s'en  procure  quelques  centai- 


54  UNE   CELLULE    DE   L'ORGANISME   BRETON 

nés  d'autres  qui,  baptisées  comme  les  premières 
avalo  an  anaon  (pommes  des  âmes),  se  débitent  au 
même  tarif,  soit  un  et  deux  sous  pièce.  Bien  entendu^ 
le  produit  de  la  vente  des  fruits,  défalcation  faite  du 
prix  d'achat,  est  versé  au  clergé  par  l'adjudicataire 
de  l'arbre.  Quant  à  l'arbre  lui-même,  tantôt  l'adju- 
dicataire le  dépose  dans  la  chapelle  de  la  frairie, 
tantôt  il  le  garde  comme  un  porte-bonheur  dans  sa 
maison  jusqu'à  la  Toussaint  suivante,  époque  où  il 
l'en  sort,  y  pique  de  nouveaux  fruits  et  le  met  aux: 
enchères,  soit  directement,  s'il  est  membre  d'une 
frairie  suburbaine,  soit  par  l'intermédiaire  du  sa- 
cristain, s'il  appartient  à  la  frairie  paroissiale... 
Mais  nous  voici  rendus,  Monsieur  :  la  chapelle  de  la 
Fontaine-Blanche  est  devant  vous  et  là,  sur  les  mar- 
ches du  calvaire,  se  tiennent  côte  à  côte  le  vendeur 
de  l'arbre,  le  vendeur  des  pommes  et  le  vendeur  des 
pains... 

Le  soir  tombait  :  ses  premières  ombres  descen- 
daient les  pentes  du  Ménez-Hom,  pareilles  au  glacis 
dune  forteresse  démantelée;  aux  brèches  du  grand 
plateau  dénudé  que  bastionne  le  vieux  mont  quadri- 
corne,  des  morceaux  de  mer  luisaient  sourdement 
comme  des  incrustations  d'étain:  une  combe  s'ou- 
vrait à  nos  pieds  dans  l'éclaircie  du  feuillage  et,  de 
cette  combe  solitaire,  entre  la  limpide  fontaine  qui 
lui  a  donné  son  nom  et  le  calvaire  signalé  par  mon 
guide,  se  levait  le  pignon  fleuronné  de  la  jolie  cha- 
pelle en  qui  les  anciennes  chartes  saluaient  la  rose 
du  monachisme  armoricain,  rosa  monachoruni,  et 
qui  était,  jusqu'à  la  Révolution,  un  prieuré  de 
l'abbaye  de  Daoulas. 

La  légende  veut  qu'à  cette  même  place,  jadis,  une 
chapelle  plus  antique  s'érigeât.  Comme  elle  tombait 
en  ruines,  on  déménagea  la  statue  de  la  Vierge  et  on 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  55 

la  logea  dans  l'église  paroissiale.  Mais,  à  la  faveur 
de  la  nuit,  la  statue  prit  sa  volée  :  on  la  retrouva  le 
lendemain  au  milieu  des  ruines,  dans  une  touffe  de 
sureau.  Derechef  on  la  transporta  au  bourg  et  dere- 
chef elle  retourna  clandestinement  à  son  buisson 
fleuri.  Il  fallut  l'y  laisser  et  construire,  pour  l'y  abri- 
ter, une  chapelle  toute  neuve  qui,  avec  sa  rosace  tri- 
lobée et  son  riche  portail  aux  arcs  en  contre-courbe, 
n"a  pas  a  rivale  dans  toute  la  Cournouaille  du  nord. 
La  belle  dame  qui  l'habite  reçoit,  au  15  août  et  au 
lundi  de  Pâques,  l'hommage  solennel  des  pèlerins; 
mais  il  lui  survient,  à  certaines  nuits,  des  visites 
plus  mystérieuses  :  de  la  chapelle  du  Relecq,  en 
Léon,  une  lumière  se  détache,  franchit  l'Elorn  et 
pénètre  dans  la  chapelle  de  la  Fontaine-Blanche  par 
la  petite  porte  de  la  nef.  Un  instant  elle  s'arrête  de- 
vant l'autel,  puis  continue  sa  promenade  et  va  se 
perdre  dans  les  lointains  du  Ménez-Hom,  couronnés 
par  une  autre  chapelle  de  Marie. 

—  C'est  la  Vierge  du  Relecq,  vous  disent  les  bon- 
nes gens,  qui  vient  rendre  visite  à  ses  cousines  de 
Gornouaille  !... 

Pour  le  moment,  le  petit  placître  qui  s'étend  de- 
vant la  chapelle  n'est  pas  très  animé.  Il  ne  s'y  voit, 
avec  les  trois  vendeurs,  qu'une  vingtaine  d'assis- 
tants clisséminés  dans  l'ombre  des  talus  ol  sur  les 
banquettes  de  la  route. 

—  Spfz  Urr  ha  deU  givpnneh  !  (Sept  livres  et  dix 
sous  !)  répète  inlassablement  le  vendeur  de  l'arbre, 
un  grand  gaillard  sec  et  tanné,  qui  répond  au  nom 
magnifiquement  barbare  de  Gourloiien  Cap. 

Mais  personne  ne  met  de  surenchère.  L'arbre  des 
âmes,  l'arbre  sacré  de  la  frairie,  payé  trente-deux 
francs  l'an  passé,  va-t-il  donc  sadjuger  à  ce  prix  dé- 
risoire ?  Non  !  Une  partie  des  membres  de  la  frairie 


56  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

a  dû  s'attarder  au  cimetière  après  les  offices  du 
bourg;  voilà  des  groupes  qui  dévalent  vers  le  cal- 
vaire et,  d'un  de  ces  groupes,  soudain,  une  voix 
féminine  jette  avec  décison  : 

—  Eiz  livr  (huit  livres  !). 

—  Huit  livres  et  dix  sous,  riposte  de  l'autre  côté 
de  la  route  une  voix  moins  assurée,  celle  d'une  jeune 
femme  à  tête  hâve  qui  tenait  jusque-là  l'enchère  et 
qui  se  démasque  du  talus  où  sa  présence  nous  avait 
échappé. 

—  Neuf  livres  !... 

La  lutte  est  engagée  et  elle  devient  tout  de  suite 
palpitante,  presque  dramatique  vraiment,  entre  ces 
deux  rivalités  féminines  dressées  pour  la  posses- 
sion de  l'arbre  porte-bonhéur.  Quels  secrets  peuvent 
se  tapir  sous  ces  cornettes  en  bataille  ?  Mais  visible- 
ment la  partie  n'est  pas  égale  entre  les  deux  adver- 
saires. A  mesure  que  la  «  criée  »  se  poursuit,  la  voix 
de  la  première  enchérisseuse  faiblit,  devient  plus 
hésitante  :  les  ressources  de  la  pauvre  femme  ne  lui 
permettent  pas  sans  doute  de  dépasser  un  certain 
chiffre. 

—  Vingt  livres  !...  Trente  !...  Trente-cinq  !...  Qua- 
rante !... 

Un  arrêt,  pendant  lequel  on  entend  un  sanglot 
étouffé,  puis  le  traînement  d'un  pas  qui  s'enfonce 
dans  la  nuit. 

—  Personne  ne  met  plus  ?  demande  le  vendeur... 
Adjugé  ! 

L'acquéreuse  de  l'arbre  s'en  empare  avidement  : 
c'est  une  riche  «  chulotte  »  de  la  frairie,  m'explique 
mon  guide,  une  Kerandraon  du  clan  des  Keran- 
draon  de  Kernévénen,  dont  la  tige,  à  la  Saint-Jean 
dernière,  s'est  fleurie  d'un  tardif  rejeton. 

—  Et  l'autre  ?  la,  vaincue  ? 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  57 

—  Une  femme  dt-  marin...  Elle  est  sans  nouvelle 
de  son  homme  depuis  six  mois.  Elle  avait  mis  son 
dernier  espoir  dans  l'arbre  des  âmes;  puisqu'il  ne 
lui  est  pas  resté  au  prix  maximum  qu'elle  s'était  fixé 
et  qui  excédait  déjà  ses  ressources,  c'est  que  l'hom- 
me ne  reviendra  pas.  On  ne  peut  s'engager  avec  les 
morts  que  pour  le  compte  des  vivants  (1). 


VIH 


LES   FRAISIERES    DE   PLOUGASTEL. 

Et  les  fraises  ?  me  direz-vous.  Patience,  j'y  arrive. 

Car  on  ne  nous  avait  pas  trompés;  la  fraise  de 
Plougastel  n'est  pas  un  mythe,  mais  sa  culture  n'oc- 
cupe pas  tout  le  territoire  de  la  péninsule.  Ni  sur 
la  rive  de  l'Elorn,  ni  sur  les  plateaux  de  l'intérieur, 
oii  labri  lui  manque,  on  ne  la  voit  arrondir  son  joli 

(1  yi.  A.  Le  Braz,  dans  sa  Légende  de  la  Mort  chez  les  Breton.^ 
armoricains,  a  donné,  d'après  Amédée  Creac'h,  de  l'Auberlac'h,  une 
version  un  peu  différente  de  la  coutume  du  bara  an  anaon  et  du 
guezen  an  anaon.  Et  il  se  peut  bien,  en  effet,  que  la  coutume  subisse 
quelques  changements  d'une  section  à  l'autre. 

«  Le  soir  de  la  Toussaint,  dit  M.  Le  Braz,  les  membres  de  chaque 
frairie  se  réunissent  chez  l'un  d"eux  pour  y  célébrer  le  rite  suivant  :  la 
table  de  la  cuisine  est  garnie  d'une  nappe  sur  laquelle  s'étale  une 
large  tourte  de  pain,  fournie  par  le  maître  de  la  maison.  Au  milieu  de 
la  tourte  est  planté  un  petit  arbre  portant  une  pomme  rouge  à  l'extré- 
mité de  chacun  des  rameaux.  Le  tout  est  recouvert  d'une  serviette 
blanche.  Lorsque  la  frairie  est  rassemblée  autour  de  la  table,  le  maître 
de  la  maison,  en  qualité  dofficiant, commence  les  prières  des  défunts, 
répondu  par  les  assistants.  Puis,  les  prières  dites,  il  enlève  la  serviette, 
coupe  la  tourte  de  pain  en  autant  de  morceaux  qu'il  y  a  de  membres 
dans  la  frairie  et  met  ces  moi'ceaux  en  vente  au  prix  de  deux,  de 
quatre  et  même  de  dix  sous  l'un.  Celui  des  membres  de  la  frairie  qui 
n'achèterait  pas  son  a  pain  des  âmes  »  [bara  an  anaon]  encourrait  la 


S8  UNE    CELLULE    DE    LORGANISME    BRETON 

dôme  rubescent.  Cependant,  un  peu  avant  le  fort  du 
Corbeau,  près  de  Keralliou,  à  l'endroit  où  l'Elorn  se 
perd  dans  la  rade  de  Brest,  la  voici  qui  se  hasarde, 
qui  fait  une  première  et  timide  apparition.  C'est 
même  sur  le  versant  nord-ouest  de  la'  péninsule, 
dans  l'exposition  la  moins  favorable  par  .conséquent, 
que  sa  culture  a  pris  naissance  (i). 

La  fraise  s'appelle  en  breton  sivien.  Je  ne  sais 
exactement  d'où  vient  ce  mot.  Fraise  en  latin  se 
disait  fraga.  Or,  presque  tous  les  noms  des  légumes 
et  des  fruits,  en  Bretagne,  ont  une  origine  latine 
bien  caractérisée.  C'est  que  les  Romains  semblent 
avoir  introduit  en  Gaule  la  culture  maraîchère  et 

malédiction  de  ses  parents  défunts.  Rien  ne  lui  prospérerait  plus. 
L'argent  ainsi  récolté  est  consacré  à  faire  dire  des  messes  et  des  ser- 
vices pour  les  trépassés.  Quant  à  l'arbre  aux  pommes  rouges,  symbole 
de  la  brruriez,  dont  il  porte,  du  reste,  le  nom,  la  personne  chargée  de 
fournir  le  pain  l'année  d'après  le  vient  quérir  en  grande  pompe,  dès 
que  la  nuit  est  proche,  et  dispose  à  son  gré  des  fruits  dont  il  est  paré, 
en  attendant  de  les  remplacer  par  d'autres.  )> 

(1)  «  Ce  fait,  singulier  en  apparence,  dit  M.  Camille  Vallaux, 
s'explique  par  le  voisinage  immédiat  de  Brest,  qui  fut  longtemps  le 
seul  débouché  des  produits  de  Plougastel.  Le  fraisier  du  Chili,  qui 
s'est  merveilleusement  acclimaté  dans  le  pays  et  dont  la  réussite  a  été 
le  point  d'origine  de  la  culture  intensive  de  la  fraise,  était  donc  cul- 
tivé aux  environs  de  Keralliou.  On  s'aperçut,  vers  1820,  qu'il  réussis- 
sait bien  mieux  sur  les  terrains  de  la  côté  sud.  à  Larnouzel  et  à  Ker- 
daniel,  sur  l'anse  de  l'Auberlac'h.  Des  falaises,  jusqu'alors  incultes, 
furent  découpées  en  petits  carrés  séparés  par  des  muretins  de  pierre 
sèche,  les  «  talus  »  de  la  côte,  dont  l'utilité  ici  est  incontestable;  elles 
furent  ensemencées  en  fraisiers.  De  Kerdaniel,  les  fraisiers  s'étendi- 
rent vers  l'Auberlac'h.  Saint-Adrien  et  Roségat.  En  1?65,  ils  arrivaient 
au  ïindutï,  sur  la  rivière  de  Daoulas.  En  1877,  ils  parvenaient  à 
Saint-Claude  et  envahissaient  la  commune  de  Loperc'het.  Aujourd'hui 
ils  ne  s'arrêtent  qu'au  Squivit,  tout  près  de  Daoulas.  Mais  le  grand 
centre  de  production  est  demeuré  à  l'Auberlac'h,  où  il  s'établissait,  il 
y  a  soixante-dix  ans  et  où  les  fraises  sont  entourées  de  légumes-pri- 
meurs, laitues,  choux  précoces,  haricots  verts  et  petits  pois.  »  (La 
£asse-Bretagne,  Paris,  1907.) 


UNE   CELLULE   DE   L'ORGANISME    BRETON  59 

fruitière,  inconnue  avant  eux  ou  du  moins  demeu- 
rée très  rudimentaire  (1).  La  fraise  fait  exception. 
D'assez  bonne  heure  on  a  distingué  la  fraise  ordi- 
naire et  la  fraise  du  fraisier  traçant,  appelée  sivien- 
red.  Ce  n'est  pourtant  que  vers  la  fin  du  xvr  siècle 
qu'on  a  commencé  à  cultiver  la  fraise  en  France. 
Elle  vivait,  jusqu'alors,  à  l'état  sauvage,  comme  nos 
fraises  des  bois.  Et  c'est  en  effet  dans  les  bois  qu'on 
l'allait  chercher.  Elle  était  fort  petite,  même  la  va- 
riété de  fruit  plus  allongé  connue  sous  le  nom  de 
fraisier  des  quatre  saisons  et  qui  est  originaire,  croit- 
on,  du  Mont-Cenis,  dans  les  Alpes.  Bien  plus  tard 
seulement  sont  apparus  les  fraisiers  à  gros  et  moyens 
fruits  :  le  fraisier  élevé  [fragaria  elatior)  à  la  saveur 
musquée;  le  fraisier  des  collines  [fragaria  collina), 
dont  le  calice  est  appliqué  sur  le  fruit;  le  fraisier  du 
Chili  [fragaria  C/iilœnsis),  introduit  en  1714  et  qui, 
perfectionné  par  la  culture  et  croisé  avec  la  fragaria 
Virginia na,  s'acclimata  tout  de  suite  à  Plougastel. 

On  y  cultive,  bien  entendu,  surtout  depuis  une 
cinquantaine  d'années,  un  grand  nombre  d'autres 
variétés.  Il  semble  même  que  le  fraisier  du  Chili 
ait  fait  son  temps,  ainsi  que  la  grosse  fraise  à  fruit 
pourpre  [Belle  de  Meaux,  Belle  de  Montrouge,  etc.) 
qui,  dans  la  banlieue  parisienne,  s'est  taillé  une  si 
belle  place  au  soleil.  C'est  la  fraise  moyenne  à  qui 
vont  les  préférences  des  cultivateurs  plougastélois. 
Les  variétés  les  plus  répandues  là-bas  sont  la  Doc- 
teur Morère,  la  Marguerite,  la  fraise  noble,  la  Royale 
souveraine,  la  fraise  d'Angers,  la  fraise  Jairne  et  la 

(1)  N'en  concluons  pas  que  les  Celtes  ne  connaissaient  que  la  vie 
pastorale,  «  Tout  le  monde  sait  qu'ils  connaissaient  l'agriculture,  dit 
le  savant  Joseph  Loth.  Un  certain  nombre  de  termes  importants  com- 
muns aux  deux  groupes,  goidélique  et  brittonique,  suffirait  à  le  prou- 
ver B.  (Note  -sur  le  nom  de  la  Jierse  chez  les  Celtes.) 


60  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

fraise  ananas.  Aucune  de  ces  variétés  n'est  indigène. 
Plusieurs  sont  nées  d'hier  et  ont  été  obtenues  dans 
les  exploitations  parisiennes  par  de  lentes  méthodes 
de  sélection  et  d'hybridation  :  les  Plougastélois  se 
sont  contentés  de  les  adoiDter.  En  quoi  peut-être 
n'ont-ils  pas  montré  un  esprit  assez  entreprenant, 
•car  il  leur  eût  été  possible  (et  il  y  eussent  trouvé 
leur  avantage)  d'obtenir  un  type  personnel  qui  eût 
distingué  à  l'étranger  la  fraise  bretonne  des  autres 
fraises. 

Tel  quel,  l'hectare  de  fraisiers,  à  Plougastel,  rap- 
porte brut  3.000  francs,  prix  maximum;  à  Chatenay, 
Bagnolet,  Bry,  Montreuil,  Verrières,  Fontenay-aux- 
Roses,  etc.,  etc.,  il  rapporte  deux  fois  plus  :  entre 
6.000  et  7.000  francs.  Il  est  vrai  qu'ici,  à  la  culture 
■de  plein  air,  on  ajoute  la  culture  intensive  sous  châs- 
sis et  avec  thermosyphon;  de  plus  en  plus  les  horti- 
culteurs de  la  l)anlieue  parisienne  visent  à  la  qualité 
et  à  la  précocité  du  fruit  plus  qu'à  sa  quantité. 

Une  troisième  région  de  la  France  tient,  avec  le 
Finistère  et  la  banlieue  parisienne,  une  place  impor- 
tante dans  la  fraisiculture  :  c'est  le  Midi  provençal, 
principalement  la  région  d'Hyères  et  de  Carpentras. 
On  évalue  à  un  million  de  kilogrammes  les  expédi- 
tions d'Hyères,  à  cinq  millions  celles  de  Carpentras 
et  de  ses  annexes  (Entraigues,  x\ubignan,  Perres, 
Montueux,  etc.).  Autour  de  cette  dernière  ville  s'éta- 
lent d'immenses  champs  de  fraisiers  qui  ont  rem- 
placé avec  avantage  la  garance  dont  ils  étaient  plan- 
tés avant  le  krach  industriel  dont  ce  produit  fut 
atteint  il  y  a  quelques  années.  L'hectare  y  rapporte 
entre  3.500  et  4.000  francs,  soit  près  de  1.000  francs 
de  plus  qu'à  Plougastel,  ce  qui  ne  laisse  pas  de  sur- 
prendre un  peu,  la  majeure  partie  des  fraises  pro- 
vençales, notanunent  les  variétés  Marguexile  et  Vie- 


UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON  ('»! 

toria,  étant  directement  expédiées  sur  Londres  com- 
me les  fraises  de  Plougastel  et  ayant  à  fournir  une 
traite  deux  fois  plus  longue. 

Les  Anglais  ne  connaissent  donc  point  la  culture 
des  fraises?  Si  fait  1  Ils  possèdent,  tout  connue  nous, 
des  fraisières  sous  châssis  et  des  fraisières  à  l'air 
Jibre,  dont  les  plus  considérables  sont  situées  en 
Ecosse,  à  Roslin,  et  dans  le  comté  de  Kent,  à  Tiptree 
Heath.  Les  estraivb(\rnes  de  Roslin  sont  même  si 
renommées  qu'à  en  croire  un  voyageur  français, 
M.  Paul  Toutain,  on  organise  pendant  Tété,  d'Edim- 
bourg à  Roslin,  pour  les  amateurs  de  fraises,  des 
«  trains  de  gourmandise  ».  Quant  aux  exploitations 
de  Tiptree  Heath,  on  peut  juger  de  leur  importance 
par  ce  fait  que  les  pompes  élévatoires  n'y  distribuent 
pas  moins  de  3.500  gallons  d'eau  par  heure  (le  gallon 
vaut  4  litres  523).  Mais  les  fraises  anglaises  sont,  en 
'général,  très  tardives,  insuffisanmient  sucrées  et  pro- 
pres, tout  au  plus,  à  faire  des  confitures.  De  grandes 
usines  à  vapeur  sont,  effectivement,  annexées  aux 
exploitations  de  Tiptree  Heath  et  l'on  y  traite  les 
fraises  sur  place. 

Les  fraises  françaises,  à  la  différence  des  fraises 
indigènes,  entrent,  au  contraire,  dans  la  consomma- 
tion immédiate.  Elles  sont  servies  en  boîtes  ou  en 
paniers  sur  les  tables.  x\  Plougastel,  les  expéditions 
se  font  soit  dans  des  «  fardeaux  »  (couple  de  petites 
boîtes  oblongues  en  forme  de  cercueil,  nommées 
peut-être  de  là  «  carchets  »,  corruption  du  mot  bre- 
ton arched,  cercueil),  soit  en  d'élégantes  corbeilles 
de  paille  jaune  et  violette  fabriquées  dans  le  Vau- 
cluse,  soit  encore  dans  les  espèces  de  cribles  appelés 
«  cageots  ». 

Et  sans  doute  on  apporte  le  plus  grand  soin  à  la 
cueillette  du  produit.  Les  journaliers  et  journaliè- 


62  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

res  du  Faou,  de  Loperhet,  de  Daoulas,  etc.,  que  les 
cultivateurs  de  Plougastel  embauchent  pour  cette 
cueillette,  s'y  montrent  d'une  habileté  consommée  : 
la  fraise  est  détachée  d'une  façon  très  délicate,  l'on- 
gle faisant  levier,  et  rangée  immédiatement,  sans 
que  la  main  l'ait  touchée,  dans  le  carchet  ou  la  cor- 
beille. Elle  ne  passe  plus,  comme  autrefois,  par  l'in- 
termédiaire du  «  bouleau  »  ou,  du  moins,  cette  sorte 
de  bannette  grossière  en  osier,  avec  un  fond  en  cul 
de  bouteille,  ne  s'emploie-t-elie  plus  qu'en  fin  de  sai- 
son pour  les  fraises  à  bon  marché  qu'on  exporte  sur 
Brest,  Landerneau,  Quimper  et  Morlaix  et  qui  ne 
craignent  point  le  transvasement.  Le  carchet  lui- 
même  n'a  peut-être  plus  de  longs  jours  à  vivre  :  on 
lui  avait  donné  cette  forme  de  cercueil  ou  de  bateau 
à  fond  plat  pour  atténuer  la  pression  des  fraises  du 
dessus  sur  les  fraises  du  dessous.  Ces  carchets  étaient 
en  somme  un  premier  progrès  sur  les  anciens  paniers 
de  dix  kilos  pesant,  où  l'on  entassait  les  fraises  au 
début  de  l'exportation  et  dont  elles  sortaient  en 
bouillie  la  plupart  du  temps.  Mais,  fabriqués  en 
bois  plein,  ils  ne  permettent  pas  à  l'acheteur  de  se 
rendre  compte  de  l'état  de  conservation  des  fraises 
du  dessous.  Les  corbeilles  à  claire-voie  n'ont  pas  cet 
inconvénient.  Aussi  prévoit-on  qu'elles  remplace- 
ront les  carchets  à  bref  délai,  et  déjà  les  syndicats 
fraisicoles  de  la  région  se  préoccupent  de  trouver  un 
système  d'emballage  qui  permette  de  les  arrimer 
convenablement  dans  les  cales  des  navires. 

Je  viens  de  parler  des  syndicats.  C'est  là,  en  effet, 
une  des  autres  étrangetés  de  ce  pays  tout  à  la  fois  si 
traditionnaliste  dans  ses  mœurs  et  si  avancé  dans 
ses  conceptions  économiques.  Jusqu'en  1865,  date  de 
l'ouverture  du  chemin  de  fer  de  Paris  à  Brest,  Plou- 
gastel n'exportait  ses  fraises  que  sur  les  villes  envi- 


UNE  CELLULE  DE  l'ORGANISME  BRETON  63 

ronnantes.  Les  prix  étaient  fort  bas.  L'exportation 
vers  Paris  les  releva  sensiblement  et  les  envois  fini- 
rent par  atteindre,  en  1875,  deux  millions  de  kilos. 
Cependant  les  cultivateurs  plougastélois  ne  for- 
maient pas  encore  d'associations  ;  les  marchands 
fraisiers  du  dehors  venaient  acheter  la  fraise  sur 
place  et  traitaient  avec  chaque  producteur  isolé- 
ment. Cet  était  de  choses  commença  de  se  modifier 
quand  les  steamers  anglais,  au  lieu  de  charger  la 
fraise  à  Brest,  acceptèrent  de  venir  la  charger  direc- 
tement et  pour  ainsi  dire  à  pied-d'œuvre  dans  les 
petits  ports  de  la  presqu'île  :  au  Passage,  au  Caro,  à 
l'Auberlac'h,  etc.  C'est  à  cette  époque  que  se  fonda, 
sous  une  étiquette  anglaise,  le  premier  syndicat  frai- 
sicole  de  Plougastel  :  la  S/tippers-Unwn  (1),  bientôt 
suivie  de  la  \eiv-Union  et  de  la  Farmers-Union.  Et  il 
se  peut  que  le  contact  et  l'exemple  des  com- 
merçants britanniques  n'aient  pas  été  étrangers  k 
cette  évolution  qui  répondait  si  bien,  par  ailleurs, 
aux  habitudes  communautaires  de  la  race  et  à  son 
antique  répartition  en  frairies  :  le  syndicat  n'est,  en 
somme,  qu'une  extension  économique  de  la  hreuriez. 
L'exportation  des  fraises  s'était  faite  jusque-là  dans 
des  conditions  assez  fâcheuses  :  les  cargos-boats  qui 
chargeaient  à  Plougastel  manquaient  essentielle- 
ment de  confort;  les  fraises  y  avaient  à  la  fois  à 
souffrir  du  voisinage  malodorant  des  chaufferies  et 
du  défaut  d'aération.  Aussi  les  syndiqués  décidè- 
rent-ils en  1899  d'affréter  des  navires  spéciaux  pour 
le  transport  de  leurs  produits.  Le  Résohde  fut  le 
premier  navire  de  ce  genre  :  la  cale  avait  été  éloi- 
gnée de  la  machine  et,  si  l'on  n'y  avait  point  fait, 
comme  sur  les  steamers  américains,  la  dépense  d'un 

(1)  Union  des  Expéditeurs. 


64  UNE  CELLULE  DE  l'ORGANISME  BRETON 

appareil  frigorifique  à  dégagement  d'ammoniaque 
et  de  chlorure  de  méthyle,  une  aération  ingénieuse 
y  entretenait  suffisamment  de  fraîcheur  pour  que  les 
fraises  arrivassent  sur  les  marchés  en  parfait  état 
de  conservation. 

La  Farrners-l'nion,  la  S/iippers-Union  et  la  New- 
Union  se  sont  fondues  depuis  lors  en  une  seule  so- 
ciété :  VUfiion.  Et  peu  s'en  fallut  que  le  trust  de  la 
fraise  ne  fût  réalisé,  h' Union,  composée  de  gros  pro- 
ducteurs, régentait  le  marché,  pesait  tyrannique- 
ment  sur  les  cours  :  la  situation  devenait  intenable 
pour  les  petits  et  moyens  producteurs  qui  parlaient 
déjà  de  «  faire  passer  la  charrue  dans  les  fraisières». 
Mieux  inspirés,  ils  s'associèrent  à  leur  tour  (1906)  et 
opposèrent  syndicat  à  syndicat".  La  F.  F.  (Fermiers 
Fraisiéristes),  après  des  débuts  assez  pénibles,  finit 
par  prendre  pied  sur  le  marché.  Un  tiers  de  la  pro- 
duction fraisicole  s'écoule  par  ses  steamers.  Le  plus 
curieux  est  que  chacun  de  ces  syndicats  a  pour  pré- 
sident un  Le  Gall.  On  les  distingue  par  leur  lieu 
d'origine.  Le  Gall  des  Rosiers  préside  VUnioîi,  et  Le 
Gall  de  Pénanéro  préside  la  F.  F.  Je  ne  serais  pas 
étonné  qu'ils  fussent  parents  de  surcroît  :  les  maria- 
ges entre  consanguins  sont  quasi  la  règle  à  Plougas- 
tel;  on  ne  s'y  marie  qu'  «  entre  soi  ».  Qu'arrive-t-il  ? 
C'est  que  tout  le  monde  est  un  peu  cousin  et  que  le 
même  nom  est  porté  par  des  centaines  de  familles. 
Pour  se  reconnaître  dans  cette  kyrielle  de  Kervella, 
de  Calvez,  de  Jézéguel,  de  Kerzoncuff,  de  Le  Bot 
et  surtout  de  Le  Gall  qui  sortent  de  terre  à  chaque 
pas,  il  faut  recourir  aux  sobriquets  ou  les  désigner 
par  la  breuriez  dont  ils  font  partie  ou  le  nom  des 
convenants  qu'ils  habitent... 

Au  petit  port  du  Passage,  oij  je  m'étais  rendu,  en 
avril  précédent,  vers  5  heures  du  soir,  pour  repren- 


UNE    CELLULE    DE    LORGANISME    BRETON  65 

dre  le  bac,  deux  steamers  achevaient  leur  charge- 
ment :  VAnnie  et  VAlder-Newi/.  Ils  devaient  partir  à 
la  marée  et  on  attendait  leur  retour  pour  le  surlen- 
demain. Sur  le  môle  et  les  quais  s'entassaient  les 
«  fardeaux  »,  les  cribles  et  les  corbeilles  du  Vau- 
cluse  en  paille  jaune  et  violette.  Chaque  vapeur  em- 
porte par  voyage  trente  mille  caisses  de  fraises  en- 
viron. Le  total  de  l'exportation,  qui  était,  il  y  a 
quelques  années,  de  300.000  caisses,  représentant 
près  de  500.000  kilos,  est  aujourd'hui  cmq  fois  plus 
élevé  et  monte  à  2.500.000  kilos. 

Gros  chiffre,  si  l'on  réfléchit  à  la  faible  durée  de 
l'industrie  fraisicole  !  Cette  industrie  s'exerce  seu- 
lement du  15  mai  au  15  juin.  Il  y  a  encore  des  frai- 
ses à  Plougastel  après  le  15  juin,  mais  ce  n'est  plus 
de  la  fraise  de  primeur,  la  seule  qui  vaille  qu'on  l'ex- 
porte et  dont  la  culture  soit  vraiment  rémunératrice: 
payée  de  7  à  14  sous  aux  producteurs,  on  la  revend 
jusquà  deux  francs  la  livre  aux  Anglais.  Les  meil- 
leures fraises  de  la  région,  qui  sont  aussi  les  plus 
précoces,  mûrissent  sur  les  pentes  rocheuses  de  1  Au- 
berlac'h  et  de  Kerdaniel.  La  côte  est  là  presque  à 
pic.  On  appelle  ces  terrains  les  rochous  et  ils  sont 
particulièrement  recherchés  des  cultivateurs. 

Le  fait  est  que,  dans  la  commune  de  Plougastel, 
l'hectare  de  ces  rodions  et,  en  général,  de  toutes  les 
terres  chaudes,  atteint  fréquemment  15.000  francs(i). 

(1)  a  Dès  qu'une  parcelle  de  terrain  est  libre  dans  leur  voisinage, 
me  disait  un  notaire  de  Plougastel,  M»^  Dilassez,  les  feimes  riveraines 
se  le  disputent  avec  une  âpreté  incroyable.  J'ai  ainsi  vendu,  en  1910, 
par  petits  lots,  86.550  francs  une  ferme  appartenant  à  M.  de  Lamori- 
cière,  d'Angers,  et  louée  1.100  francs  l'an.  Mais  ma  plus  belle  affaire 
en  ce  genre  remonte  à  1902  :  il  s'agissait  de  divers  lopins  déterre 
provenant  du  même  héritage.  Leur  rapport  total  était  de  398  francs. 
Je  les  ai  vendus  63.000  francs  !  »  —  Ajoutons  qu'ici  on  mesure  la 


66  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

C'est  un  prix  très  supérieur  à  celui  des  autres  terres 
de  Bretagne,  sauf  autour  de  Roscoff  et  dans  cette 
zone  privilégiée  du  Trégor  qu'on  appelle  «  la  cein- 
ture dorée  ».  S'agit-il  de  terres  froides  ?  L'hectare 
tombe  tout  de  suite  à  6.000,  même  à  5  et  à  4.000 
francs.  La  différence  est  sensible.  Plougastel,  d'ail- 
leurs, ne  produit  pas  que  des  fraises  :  il  produit 
aussi  des  petits  pois  (200  quintaux),  des  choux  et  des 
haricots  verts  de  primeur,  qui  s'exportent,  comme 
les  fraises,  sur  les  marchés  anglais,  tandis  que  ses 
nèfles,  i3runes,  cerises,  pommes  et  poires  au  couteau 
vont  alimenter  les  marchés  de  l'intérieur.  Sauf  sur 
la  rive  de  l'Elorn,  lande  et  bois,  de  Saint-Jean  à  Ké- 
ralliou,  et  sur  le  plateau,  où  l'on  cultive  un  peu  de 
céréales,  toute  cette  péninsule  n'est  donc  que  ver- 
gers, jardins  fruitiers  et  maraîchers.  Et,  pour  une 
partie  de  sa  population,  la  pêche  ajoute  son  appoint 
aux  revenus  du  sol  :  petite  pêche,  sans  doute,  qui  ne 
comporte  guère  les  lointaines  expéditions,  qui  se  fait 
en  rade,  par  beau  temps,  et  se  borne  au  dragage 
des  coquilles  de  S^-Jacques  (i),  mais  qui  suffit  pour 

terre  par  hoczal,  qui  vient  évidemment  du  mot  français  boisseau 
(1-10  litres  d'orge,  avec  lesquels  on  doit  régulièrement  semer  30  ares  ou 
un  boezal). 

(1)  Erreur.  Et,  bien  avant  la  guerre,  déjà,  les  pêcheurs-cultivateurs 
de  l'Auberlac'h,  du  Caro,  de  Saint-Claude,  etc.,  avaient  singulière- 
ment étendu  leur  champ  d'action  et  perfectionné  leur  armement  :  ce 
n'est  pas  la  coquille  de  Saint-Jacques  seulement  —  vendue  alors 
30  francs  la  «  sacquée  »  de  .50  kilos  et  dont  les  bancs  d'ailleurs  com- 
mençaient à  s'épuiser  —  qu'ils  draguaient  du  1.5  septembre  au  l®""  mai; 
ils  draguaient  aussi  les  huîtres,  les  pétoncles,  le  maërl,  amendement 
de  premier  ordre  pour  le  froment,  l'orge  et  les  carottes  ;  ils  poussaient 
même  assez  loin  hors  du  goulet  à  la  recherche  des  mulets  et  des  bars. 
Leurs  barques  à  deux  mâts,  hautes  de  bordage  et  basses  de  quille,  com- 
portent à  l'avant  un  petit  logement  pour  les  hommes  (4  par  bateau  et 
le  mousse).  Tel  petit  port  plougastélois,  comme  l'Auberlac'h,  possède 
ainsi  une  flotille  de  pêche  forte  de  cinquante  unités. 


UNE    CEI-LULE    DE    L'ORCANISME    BRETON  67 

que  la  moitié  de  cette  population  de  maraîchers  soit 
inscrite  sur  les  rôles  d'équipage  et  touche  une  pen- 
sion de  la  Marine. 

—  Nous  n'avons  pas  ici  de  très  grosses  fortunes, 
me  disait  un  notable  du  bourg  :  cinq  ou  six  seule- 
ment, car  les  plus  belles  fermes  ne  dépassent  pas 
15  hectares,  mais  nous  n'avons  pas  de  pauvres  non 
plus.  Si  vous  voyez  un  mendiant  sur  nos  routes, 
soyez  sûr  qu'il  est  étranger. 

CONCLUSION. 

Llieureux  pays  !  Le  pays  privilégié  et  peut-être 
unique  que  voilà  !  Au  terme  de  la  longue  enquête 
que  je  viens  de  conduire,  j'essaie  de  dresser  son 
image  en  moi,  de  ramasser  mes  souvenirs  et  d'en 
dégager  une  impression  d'ensemble.  Je  revois  en 
esprit  ces  costumes  chatoyants  et  précis,  ces  inté- 
rieurs distribués  sur  un  plan  uniforme,  ces  noces 
collectives  qui  ressemblent  à  des  mariages  de  clans, 
toute  cette  vie  domestique  si  bien  ordonnée  et  si 
bien  accordée  au  rythme  de  la  vie  générale;  je  songe 
aux  chapellenies  et  aux  breuriez  qui  encadrent  l'in- 
dividu dans  son  groupe  spirituel,  aux  syndicats  qui 
l'encadrent  dans  son  groupe  social;  je  rapproche  des 
extraordinaires  qualités  pratiques  de  ce  peuple  son 
attachement  à  la  tradition,  aux  rites  partout  ailleurs 
périmés  de  la  naissance,  des  fiançailles  et  de  la  mort, 
à  tant  de  coutumes  aussi  anciennes  que  lui-même  et 
((ui  nous  reportent  vers  le  mystère  des  origines  ; 
j'évoque,  entre  leurs  collines  flexueuses,  les  coulées 
d'or  de  l'Auberlac'h,  du  Téven,  du  Caro,  les  vergers 
ruisselants  de  fruits,  l'air  qui  sent  la  fraise  et  l'iode, 
les  steamers  qui  appareillent   dans  la  pourpre   du 


68  UNE    CELLULE    DE    L'ORGANISME    BRETON 

couchant  et  qui  laissent  derrière  eux  un  sillage 
parfumé;  solidement  établie  dans  ces  paysages  arca- 
diens,  j'aperçois  une  race  forte,  bien  découplée, 
haute  de  stature,  régulière  de  lignes,  indemne  de 
tares...  Santé,  richesse,  aptitude  au  progrès  écono- 
mique, combinée  avec  l'attachement  à  la  tradition, 
parfait!  accord  de  l'individu  et  de  son  groupe,  de 
l'homme  et  du  sol,  qu'est-ce  donc  que  tout  cgla,  si  ce 
n"est  pas  le  bonheur  ? 

Et  je  crois  bien,  en  effet,  que  les  Plougastélois 
sont  des  gens  heureux.  Ils  portent,  comme  on  dit, 
leur  bonheur  sur  leur  figure;  ils  sont  gais,  ouverts, 
d'humeur  accueillante  et  facile;  ils  dessinent,  au 
milieu  de  la  mélancolique  Bretagne,  comme  un  îlot 
d'optimisme.  C'est,  sans  doute,  qu'un  ensemble  de 
conditions  naturelles  aussi  favorables  s'est  rarement 
rencontré  :  Cambry,  qui  visita  Plougastel  à  la  fin  du 
xvnr  siècle,  l'appelait  un  paradis  et  souhaitait  d'y 
finir  ses  jours;  mais  c'est  surtout  que  ces  gens-ci 
sont  merveilleusement  équilibrés.  Leur  immobilité 
n'est  qu'apparente.  A  l'écart  des  autres  peuplades  de 
la  Cornouaille  et  du  Léon,  repliées  sur  elles-mêmes 
ou  emportées  par  un  vent  d'anarchie,  la  peuplade 
plougastéloise  n'a  pas  cessé  un  moment  de  poursui- 
vre sa  lente  et  régulière  évolution.  Il  n'y  a  pas  eu 
chez  elle  de  déchirure;  elle  n'a  pas  brutalement 
rompu  avec  le  passé;  elle  s'est  développée  selon  l'har- 
monieuse logique  de  ces  beaux  arbres  dont  la  ramure 
ne  cesse  de  monter  et  de  s'étendre,  tandis  que,  par 
leurs  racines,  ils  plongent  plus  profondément  dans 
le  sol  maternel. 


ANNE  DE  BRETAGNE  A  BLOIS. 


(Lettre  au  W^  Le  Fur,  directeur  du  Breton  de  Pari:?, 
à  l'occasion  du  4^  centenaire  d'Anne  de  Bretagne.) 

Mon  cher  Directeur, 

Vous  me  demandez  quelques  notes  sur  Anne  de 
Bretagne.  Que  vous  dirai-je  ?  Gomme  tous  les  Bre- 
tons, j'ai  un  culte  pour  celle  que  nous  avons  tant  de 
peine  à  nommer  la  reine  Anne  et  qui  est  restée  pour 
•  nous  «  la  bonne  duchesse  ».  Dans  mon  cabinet  de 
travail,  sur  mon  cartonnier,  son  effigie  s'érige,  blan- 
che, jaune  et  bleue.  C'est  la  f/enia  loci,  une  genia  en 
faïence  de  Blois,  du  coût  modique  de  4  fr.  75.  On  ne 
r  a  pas  exécutée  sur  commande  pour  votre  serviteur: 
ces  statuettes  d'Anne  de  Bretagne  se  fabriquent  à  la 
grosse,  sur  les  rives  de  la  Loire,  au  35  du  quai  des 
Imberts;  c'est  même,  m'a-t-on  dit,  un  des  articles  les 
plus  courants  de  la  faïencerie  blaisoise  qui  fait  ainsi 
la  leçon  à  nos  faïenceries  indigènes.  Il  y  en  a  de 
toutes  les  tailles;  mais  l'expression  n'en  varie  guère 
et  la  ressemblance  n'est  pas  garantie.  Vous  confesse- 
rai-je  qu'après  tout  j'aime  autant  ça  ? 

Sur  ma  statuette,  Anne  de  Bretagne  est  jolie.  Elle 
l'était  beaucoup  moins  dans  la  réalité.  Je  sais  bien 
que  les  portraits  qu'on  a  d'elle  présentent  d'assez 
grandes  différences  d'interprétation.  Tel  lui  donne 
un  double  menton  et  une  poitrine  presque  opulente 
(notamment  le  portrait  qui  appartient  au  comte  de 


70  ANNE   DE   BRETAGNE   A   BLOIS 

Lanjuinais),  et,  dans  tel  autre,  elle  est  plate  comme 
une  nonain.  Et  les  historiens  ne  s'accordent  pas 
beaucoup  mieux  à  son  sujet  que  les  portraitistes. 
Pour  M.  Barthélémy  Pocquet,  digne  continuateur 
d'Arthur  de  la  Borderie  et  qui,  son  égal  en  savoir, 
le  passe  singulièrement  par  la  fermeté  de  la  langue 
et  l'heureuse  mise  en  œuvre  des  matériaux,  Anne 
de  Bretagne  avait  le  visage  arrondi,  les  traits 
un  peu  forts,  le  front  élevé,  les  yeux  vifs  et 
clairs,  la  bouche  assez  large,  mais  fraîche  et  ronde, 
le  teint  blanc,  le  nez  court  et  bien  pris.  Mais  un  autre 
des  plus  récents  historiens  de  la  bonne  duchesse, 
M.  Louis  Batiffol,  la  peint,  tout  au  contraire,  de 
visage  un  peu  long  et,  chez  lui,  le  teint  d'Anne  de 
Bretagne  a  tourné  au  blême,  pour  ne  pas  dire  au  gris 
cendré.  A  la  vérité,  M.  Batiffol  lui  laisse  son  nez 
court  et  sa  bouche  trop  grande.  Le  pis  est  que  je  ne 
retrouve  ni  l'un  ni  l'autre  dans  ses  miniatures  et 
ses  portraits  :  elle  y  a  une  bouche  moyenne  et  très 
finement  arquée  et  un  nez  dont  l'arête  rentrante 
s'enfle  assez  disgracieusement  vers  le  bout,  qui  prend 
ainsi  l'apparence  d'un  bulbe.  Bref,  ce  nez  d'Anne  de 
Bretagne  paraît  avoir  été  tout  le  contraire  de  ce  que 
nous  appelons  le  nez  bourbonien,  et,  si  ce  n'était  pas 
le  nez  en  pied  de  marmite,  il  s'en  rapprochait  beau- 
coup. 

Ajoutez  que  notre  bonne  duchesse,  petite  et  de 
«  taille  menue  »,  claudicait  légèrement  et  que,  pour 
dissimuler  sa  boiterie,  elle  chaussait  des  patins  iné- 
gaux. Telle  quelle,  cette  «  fine  Bretonne  »,  comme 
l'appelle  Brantôme,  avait  «  si  bonne  grâce  que  l'on 
prenait  plaisir  à  la  regarder  »,  surtout  quand  on  la 
comparait  à  son  premier  mari  , Charles  VIII,  dont  la 
tête  énorme,  branlant  sur  un  petit  buste  fluet,  les 
gros  yeux  à  fleur  de  tête,  la  lèvre  pendante,  le  men- 


ANNE   DE    BRETAGNE   A    BLOIS  71 

ton  court,  piqué  de  poils  roux,  donnaient  toute  l'im- 
pression dun  dégénéré.  «  De  corps  comme  d'esprit, 
disait  Contarini,  il  vaut  peu  de  chose  ».  Anne,  au 
contraire,  était  bien  la  plus  avisée  petite  Brette  qu'on 
eût  vue  par  le  monde.  Volontaire  «  jusqu'à  en  être 
têtue  »,  elle  savait  le  grec,  le  latin,  protégeait  les 
poètes  et  les  artistes,  donnait  aux  pauvres  sans  comp- 
ter, s'exprimait  avec  une  grande  élégance,  voyait 
clair  et  juste  en  toutes  choses,  remettait  les  galants 
au  pas  et  n'avait  qu'un  défaut  :  son  caractère  vindi- 
catif. Elle  n'oubliait  jamais  une  offense,  encore 
moins  une  injustice.  Certains  historiens  l'ont  accusée 
de  n'avoir  pas  dépouillé  suffisamment  la  Bretonne 
en  devenant  reine  de  France.  Accusation  toute  gra- 
tuite :  la  façon  dont  elle  gouverna  le  royaume,  pen- 
dant que  ce  pauvre  fou  de  Charles  VIII  bataillait 
en  Italie,  suffirait  à  montrer  quelle  profonde 
sagesse,  quelle  entente  des  plus  difficiles  problèmes 
de  la  politique  elle  savait  mettre  au  service  des  inté- 
rêts français. 

Mais  la  vérité  est  qu'elle  avait  fait  deux  parts  de 
sa  vie  et  que,  tout  en  donnant  son  cerveau  et  ses  for- 
ces à  son  nouveau  pays,  elle  gardait  son  cœur  à  la 
Bretagne.  De  là  certaines  contradictions  d'attitude 
qui  n'ont  surpris  que  ceux  qui  ne  connaissent  point 
notre  race  et  sa  facilité  de  dédoublement.  Tantôt  on 
la  voit  en  grand  costume  de  drap  d'or  fourré  d'her- 
mine, la  gorge,  les  bras,  les  mains  ruisselants  de 
bijoux,  fastueuse  dans  se  goûts  comme  dans  son 
habillement,  mangeant  dans  la  vaisselle  de  vermeil 
et  d'argent  ciselé,  commandant  à  des  artistes  célè- 
bres des  tapisseries,  des  pièces  d'orfèvrerie,  des 
tableaux,  des  manuscrits  à  miniatures  «  qui  sont  les 
plus  belles  œuvres  de  ce  genre  que  nous  possé- 
dions »  —  mais  Anne  de  Bretagne  ne  fut-elle  pas, 


72  ANNE   DE   BRETAGNE   A   BLOIS 

avec  Catherine  de  Médicis,  la  plus  riche  de  toutes  les 
reines  de  France  ?  —  tantôt  elle  abdique  tout  luxe,  se 
présente  aux  contemporains  dans  «  un  costume  noir 
tout  uni,  coiffée  d'une  cape  de  son  pays  également 
noire,  par  dessus  une  coiffe  blanche  ».  Ne  dirait-on 
point  une  Léonarde  ou  l'une  de  ces  îloises  de  l'anti- 
que Enez-Sûn  qui  sont  vêtues  d'un  deuil  éternel  ? 
Elle  semble,  comme  elles,  même  du  vivant  de  ses 
maris,  une  âme  en  veuvage.  Et  ce  n'était  plus  là 
sans  doute  Anne  de  France,  mais  c'était  à  coup  sûr 
Anne  de  Bretagne  —  la  première  reine  qui  ait  porté 
le  deuil  en  noir  ! 

On  a  dit  qu'elle  était  jalouse,  ce  qui  ferait  suppo- 
ser qu'elle  aima  ses  maris.  De  fait  elle  eut  du  pre- 
mier quatre  enfants,  dont  ce  délicieux  et  mélanco- 
lique petit  dauphin  Charles  Orland,  qu'elle  fit  pein- 
dre pour  Charles  VIII  et  que  nous  révéla  une  récente 
exposition  de  Primitifs.  Tous  quatre  moururent  en 
bas  âge.  Elle  donna  encore  deux  filles  à  son  second 
mari  :  Claude  et  Renée  de  France,  et  ces  deux-là 
vécurent.  Après  quoi  il  serait  difficile  de  prétendre 
qu'Anne  de  Bretagne  s'est  soustraite  aux  charges  de 
la  maternité.  Mais  il  n'est  pas  défendu  d'admettre 
que  les  sens  avaient  peu  de  part  dans  son  affection 
pour  Charles  VIII,  sinon  pour  Louis  XII,  à  l'égard 
de  qui  l'accord  semble  avoir  été  plus  facile  chez  elle 
entre  son  cœur  et  la  raison  d'Etat.  Louis  XII,  qui, 
de  son  côté,  paraît  l'avoir  sincèrement  aimée,  qui, 
«  en  ses  gayetés  »,  l'appelait  «  sa  Bretonne  »,  fut 
tout  un  temps  très  affecté  de  sa  perte.  Il  ne  faudrait 
pas  faire  évidemment  d'Anne  de  Bretagne  une  vic- 
time de  la  nostalgie  :  c'est  une  crise  de  gravelle  qui 
l'a  emportée  et  non  le  mal  du  pays.  Et  cependant, 
sur  toute  cette  vie  si  pleine,  si  unie,  vouée  au  devoir 
politique  ou  conjugal,  ne  sent-on  point  peser  à  cer- 


ANNE   DE   BRETAGNE  A   BLOIS  73 

tains  jours  comme  une  ombre,  n'y  a-t-il  pas  comme 
un  vague  regret  du  passé  ?  A  Ambroise,  à  Blois,  elle 
s'entoure  d'une  garae  de  cent  gentilhommes  bretons, 
«  qui  jamais  ne  falloient,  quand  elle  sortoit  de  sa 
chambre,  fùst  pour  aller  à  la  messe  ou  s'aller  pro- 
mener, de  l'attendre  sur  cette  petite  terrasse  de  Blois 
qu'on  appelle  encore  «  la  Perche  aux  Bretons  »,  elle- 
mesme  l'ayant  ainsy  nommée  ».  Du  plus  loin  qu'elle 
les  apercevait  :  «  Voylà  mes  Bretons,  disait-elle,  qui 
m'attendent  sur  la  Perche  ».  Et,  sur  cette  même  Per- 
che aux  Bretons,  «^n  ses  heures  de  mélancolie,  ne  se 
donnait-elle  point  le  déchirant  régal  des  musiques 
de  là-bas,  que  lui  sonnaient  quatre  joueurs  de 
binious  et  de  bombardes  appelés  tout  exprès  à  Blois 
pour  la  bercer  des  airs  de  son  pays  ? 

Quel  dommage,  mon  cher  Directeur,  que  l'impiété 
de  Gaston  d'Orléans  n'ait  pas  respecté  ce  menée' hy 
royal,  cette  sorte  de  lieu  d'asile  des  songeries  bre- 
tonnes de  la  reine  Anne  !  Nous  y  eussions  pèlerine 
de  compagnie.  Mais  la  Perche  aux  Bretons  n'existe 
IdIus  dans  son  état  primitif.  François  l•'^  qui  avait 
commencé  la  transformation  du  château  de  Blois, 
avait  du  moins  conservé,  sur  la  face  Ouest,  les  bâti- 
ments qui  bordaient  cette  petite  terrasse.  Gaston 
d'Orléans  vint  qui  les  remplaça  par  une  aile  de  sa 
façon,  prétentieuse  et  lourde.  Il  faut  chercher  ail- 
leurs notre  bonne  duchesse.  Sera-ce  dans  ces  gale- 
ries où  son  chiffre  et  ses  hermines  s'entrelacent  avec 
le  porc-épic,  qui  était  le  peu  galant  emblème  de 
Louis  XII  ?  Voici  la  chambre  où  elle  expira  le  lundi 
9  janvier  1514,  à  10  heures  du  matin.  Montons  encore 
cependant.  Et  c'est  que,  plus  que  partout  ailleurs 
peut-être,  Anne  de  Bretagne  est  présente  sur  ces  hau- 
tes terrasses  du  château  d'où  l'on  découvre  la  ville 
basse,  le  quartier  Saint-Nicolas  et  le  cours  sinueux 


74  ANNE  DE   BRETAGNE   A  BLOIS 

de  la  Loire.  Je  ne  sais  pas  de  fleuve  qui  porte  davan- 
tage à  la  nostalgie  :  ses  eaux  paresseuses,  qui  se 
traînent  entre  des  rives  basses  et  laissent  à  décou- 
vert, au  milieu  de  leur  lit,  d'énormes  bancs  de  sable 
roux,  ont  je  ne  sais  quoi  de  dolent,  d'élégiaque  et 
qui  convient  merveilleusement  à  une  âme  blessée. 
J'imagine  que  la  pensée  de  la  reine  xA^nne  devait 
emprunter  le  cours  de  ce  beau  fleuve  languissant, 
s'en  aller  avec  lui,  au  fil  de  l'eau,  vers  la  Bretagne 
lointaine  et  toujours  regrettée.  Ainsi,  de  nos  jours 
encore,  le  dimanche,  sur  les  passerelles  de  la  ligne 
de  l'Ouest,  les  Bretons  de  Grenelle  et  de  Vaugirard 
regardent  fuir  les  rails  qui  mènent  vers  leur  pays... 


UN  VOYAGEUR  ITALIEN 
EN  BRETAGNE  AU  XVP  SIÈCLE 


Il  est  bien  vrai,  comme  dit  M.  Henry  Cochin,  que, 
pour  nous  donner  une  image  vivante  et  réelle  de  la 
France  dans  les  siècles  passés,  rien  ne  vaut  les  notes 
des  voyageurs.  Que  ne  devons-nous  pas  à  Young,  à 
Locatelli,  à  labbé  Rucellaï,  au  cavalier  iMarin  et 
même  à  Sterne  ?  De  toutes  ces  notes,  de  tous  ces  ré- 
cits, dûment  coUigés  et  rassemblés,  on  composerait 
sans  peine  une  abondante  bibliothèque  dont  il  serait 
loisible  ensuite,  comme  le  souhaitait  Gaston  Paris, 
d'  «  extraire  le  suc  »  dans  un  petit  volume  portatif, 
rade  mecum,  bréviaire  de  poche  des  «  Français  qui 
pensent  »  —  et  même  de  ceux  qui,  ne  pensant  pas, 
ont  d'autant  plus  besoin  de  gens  qui  pensent  pour 
eux. 

Le  carnet  de  voyage  de  don  Antonio  de  Beatis  oc- 
cuperait assurément  une  place  de  choix  dans  cette 
bibliothèque.  Il  faut  savoir  gré  à  Pastor  de  l'avoir 
publié  (il  dormait  jusqu'en  1893  dans  les  réserves  de 
la  Napolitaine)  et  à  M"*'  Robert  Havard  de  la  Monta- 
gne de  l'avoir  si  diligemment  traduit.  M.  H.  Cochin, 
qui  a  enrichi  l'édition  française  d'une  savante  pré- 
face, remarque  avec  beaucoup  de  sens  que  les  notes 
des  Allemands  sont  généralement  toutes  théoriques 
et  dénuées  d'intérêt;  l'Anglais,  toujours  exigeant, 
présente  l'image  de  ce  voyageur  éternellement  mé- 
content,  dont  Sterne  fera,   au   dix-huitième  siècle. 


76  UN  VOYAGEUR  ITALIEN  EN  BRETAGNE 

une  caricature  restée  fameuse.  Au  contraire,  l'Italien 
est  le  plus  souvent  un  excellent  observateur  des 
mœurs  et  décrit  pour  lui-même,  pour  se  souvenir, 
sans  passion  et  sans  préjugé. 

Tel  est  bien  le  cas  de  Béatis.  Qu'était-ce  que  ce 
Béatis  ?  Le  secrétaire  du  cardinal  Louis  d'Aragon 
qui,  en  1517,  comme  l'avait  déjà  fait  quelques  an- 
nées plus  tôt  celui  qui  devait  être  Léon  X  et  qui 
n'était  encore  que  le  cardinal  Jean  de  Médicis, 
s'avisa  d'aller  prendre  l'air  de  l'Europe  et  de  voir  le 
monde  —  visunis  rnundum,  dit  Buckhardt,  —  très 
IDrobablement  sans  mission  diplomatique  et  pour  le 
simple  plaisir  de  satisfaire  sa  curiosité. 

Le  cardinal  n'a  point  laissé  de  récit  de  son  voyage. 
Il  s'en  fiait  à  son  secrétaire,  homme  soigneux  et  de 
bonne  foi,  et  c'est  apparemment  tout  ce  qu'il  lui 
demandait.  Béatis  n'est  point  un  grand  écrivain, 
mais  c'est  un  bon  observateur.  Il  semble  avoir  très 
bien  compris  l'Allemagne  et  la  Flandre;  il  n'a  pas 
été  moins  sensible  à  la  galanterie  française  et  à  l'ex- 
cellence de  notre  cuisine.  Il  rédigeait  ses  notes  au 
jour  le  jour,  ce  qui  leur  donne  quelque  décousu, 
mais  aussi  beaucoup  de  piquant  et  de  vie.  Et  ses 
portraits,  d'un  tour  bref,  mais  où  chaque  mot  porte, 
sont  tout  à  fait  parlants. 

Les  voyageurs  arrivaient  à  la  Cour  de  France  au 
moment  où  il  était  fort  question  de  son  départ  pour 
la  Bretagne. 

«  Sa  Majesté,  dit  Béatis,  veut  aller  visiter  son  du- 
ché, car  la  chose  est  de  grande  importance;  mais,  les 
Bretons  étant  ennemis  naturels  des  Français  et  gens 
terribles,  le  roi  tremble  de  peur  chaque  fois  qu'il  en 
parle.  » 

Voilà  qui  chatouillerait  agréablement  l'épiderme 
du  barde  Mathaliz.  Mais  l'éditeur  de   Béatis  croit 


AU    XVr    SIÈCLE  77 

qu'il  aura  pris  au  sérieux  quelque  plaisanterie  de 
François  P^  «  dont  on  connaît  l'intrépide  bra- 
voure ».  Sans  doute.  Pourtant  l'attitude  des  Bretons 
à  cette  époque  justifiait  assez  bien  les  appréhensions 
du  roi,  qui,  s'il  ne  craignait  point  pour  lui-même, 
pouvait  craindre  pour  son  beau  duché  :  est-on  ja- 
mais sur  de  rien  avec  ces  caboches  de  granit  ? 

Et  cela  mit  en  goût  le  cardinal  et  son  secrétaire  de 
pousser  une  pointe  jusque  chez  C3S  avale-tout-cru. 
Ils  y  furent  très  courtoisement  accueillis. Le  comte  de 
Laval  et  son  fils,  avec  une  riche  et  nombreuse  escorte 
de  gentilhommes  bretons,  vinrent  au  devant  des 
voyageurs  et  les  menèrent  à  Rennes  où  se  tenait  pour 
lors  le  Parlement. 

Beatis  fut  médiocrement  ravi,  à  vrai  dire,  de  la 
capitale  bretonne,  dont  il  trouvait  les  églises  sans 
.  beauté,  les  rues  étroites  et  fangeuses.  Chose  remar- 
quable, il  ne  se  plaignit  point  des  puces  indigènes, 
qui,  au  dire  de  Paul  Féval,  étaient  renommées  dès 
Jules  César  pour  leur  grosseur  et  auraient  dû  lui 
rappeler  celles  de  l'Italie,  dont  il  fut  si  content  d'être 
débarrassé  en  franchissant  les  Alpes.  Beatis  n'en  re- 
venait pas  de  coucher  dans  des  lits  sans  vermine. 
Quel  secret  pouvaient  bien  avoir  ces  gens  du  Nord 
pour  mettre  en  fuite  poux,  punaises  et  puces  ?  II 
s'informa  et  apprit  qu'on  badigeonnait  «  le  dessus 
et  le  dessous  des  matelas  d'une  sorte  de  mixture  » 
qui  avait  la  double  vertu  d'être  «  contraire  aux  pu- 
naises et  autres  vermines  »  et  de  rendre  «  si  agréable 
la  surface  des  matelas  que  l'on  croyait  dormir  sur 
de  la  fine  laine  ».  Beatis  ajoute  qu'on  n'usait  «  de  ce 
procédé  qu'en  été  ».  Il  a  oublié  malheureusement, 
si  tant  est  qu'il  l'ait  sue,  de  nous  livrer  la  formule 
de  la  mixture.  Un  droguiste  qui  la  retrouverait  ferait 
sa  fortune. 


78  UN  VOYAGEUR  ITALIEN  EN  BRETAGNE 

Nos  voyageurs  passèrent  deux  jours  à  Rennes,  et 
ce  ne  fut  que  bombances.  On  servit  sur  les  tables  un 
poisson  qui  étonna  bien  Béatis  :  «  Il  est  semblable  au 
porc,  dit-il,  dont  il  a  la  grosseur,  le  goiit  et  le  nom.  » 
C'était  du  marsouin.  J'en  ai  goûté,  moi  aussi,  et  il 
est  bien  vrai  que  la  chair  en  est  fort  savoureuse. 
Pourquoi  ne  mange-t-on  plus  de  marsouin  ?  Cela 
vaudrait  bien  le  cheval  et  même  la  bosse  de  chameau 
qu'on  essaie  depuis  quelque  temps  d'acclimater  sur 

nos  tables. 

Mais  on  n'eût  point  été  en  Bretagne  si,  après  le 
dîner,  les  langues  ne  se  fussent  déliées  pour  filer 
quelques-uns  de  ces  récits  merveilleux  qui  firent  au- 
trefois la  réputation  des  harpeurs  de  lais. 

Le  comte  de  Laval  et  le  duc  de  Rohan  rivalisèrent 
de  verve  et  d'ingéniosité.  L'un  de  ces  seigneurs  conta 
l'histoire  d'une  cane  miraculeuse  qui,  «  chaque  an- 
née, en  la  fête  de  Saint-Nicolas,  dans  l'église  d'un 
endroit  de  son  domaine,  à  quatre  lieues  de  Rennes, 
vient  avec  ses  petits,  vers  le  soir,  monte  sur  l'autel, 
vole  une  fois  tout  autour  et  laisse  un  de  ses  cane- 
tons, sans  que  personne  puisse  savoir  ce  qu'il  de- 
vient, ni  où  il  va,  ni  qui  le  prend,  quoique  chaque 
année  de  nombreuses  personnes  cherchent  à  le  dé- 
couvrir. »  L'autre  conta  l'histoire  d'une  fontaine  en-     . 
chantée,  dans  l'eau  de  laquelle,  lorsque,  s'étant  con-    i 
fessé  et  ayant  communié,  on  «  trempe  de  la  mam    ; 
une  branche  et  la  jette  sur  la  pierre  (margelle),  l'air   \ 
fût-il  très  serein,  il  pleut  immédiatement  )>;  et  encore   : 
l'histoire  d'une  forêt  magique  dans  tous  les  arbres   ; 
de  laquelle,  «  lorsqu'on  les  coupe,  on  voit  les  armoi- 
ries de  Rohan.  » 

J'en  passe  et  de  plus  mirobolantes.  Mais  la  palme  ^ 
de  l'extravagance  revint,  sans  conteste,  au  comte  de 
Laval,  qui  ne  craignit  pas  d'affirmer,  avec  la  garan- 


AU    X\T    SIÈCLE  79 

tie  de  Mgr  l'évêque  de  Nantes  et  de  «  beaucoup  d'au- 
tres seigneurs  et  gentilhonimes  »  présents,  que,  <<  de 
la  putréfaction  des  mâts  de  navires,  naissent  certains 
oiseaux  qui  ne  sortent  de  l'eau  pour  vivre  sur  la 
terre  que  lorsqu'ils  ont  toutes  leurs  plumes;  jusque- 
là,  ils  restent  fixés  au  mât  par  le  bec.  » 

Beatis  en  demeura  estomaqué. 
«  Ceci  est  contraire  aux  lois  naturelles,  ne  put-il 
s'empêcher  de  remarquer.  Cependant  beaucoup  de 
ces  oiseaux,  au  dire  des  seigneurs,  existent  en  Breta- 
gne, et  l'expérience  semble  contredire  la  raison.  Ils 
ont  la  taille  d'un  gros  canard  et  sont  très  amusants  à 
voir.  Mon  illustrissime  maître  en  reçut  deux  de  l'évê- 
que de  Nantes,  mais,  par  l'incurie  du  charretier  qui 
les  transporta  dans  une  cabine  découverte,  ils  mou- 
rurent de  froid  près  de  Marseille...  » 

M.  Henry  Cochin,  dans  son  introduction,  avait 
pris  soin  de  nous  prémunir  contre  le  «  gasconisme  » 
des  Bretons.  M"**  Havard  de  la  Montagne  exprime  à 
son  tour  la  crainte  que  le  comte  de  Laval  et  le  duc 
de  Rohan,  en  narrant  à  leurs  hôtes  toutes  ces  choses 
singulières,  n'aient  voulu  se  payer  leurs  têtes.  Peu 
satisfaite  de  cette  précaution,  elle  rappelle  encore 
dans  une  note  que  les  «  affirmations  »  du  comte  de 
Laval  ne  doivent  être  acceptées  que  sous  bénéfice 
d'inventaire. 

Eh  bien  !  j'en  demande  pardon  à  M"*  Havard  et  à 
M.  Cochin,  mais  ni  le  comte  de  Laval,  ni  le  duc  de 
Rohan  ne  gasconnaient.  En  l'état  des  connaissances 
sans  doute,  les  faits  qu'ils  racontaient  avaient  toute 
l'apparence  du  merveilleux  :  la  science  en  a  expli- 
qué quelques-uns;  elle  expliquera  peut-être  les 
autres. 

Je  ne  sais  (et  j'en  doute)  si  le  «  miracle  »  de  la 
cane  et  de  ses  petits  se  produit  toujours  à  la  fête  de 


80  UN  VOYAGEUR  ITALIEN  EN  BRETAGNE 

saint  Nicolas;  mais  il  en  demeure  quelque  chose 
dans  le  nom  que  porte  la  localité  où  il  se  produisait 
et  qui,  nommée  administrativement  Montfort-sur- 
Meu,  s'appelle  aussi  Montfort-la-Gane  (1).  Le 
phénomène  de  la  fontaine  qui  se  met  à  bouillir  dès 
qu'on  lagite  et  dont  les  vapeurs  troublent  l'atmos- 
phère est  bien  connu  depuis  les  romans  de  la  Table- 
Ronde  :  c'est  à  Baranton,  dans  la  fameuse  forêt  de 
Brocéliande  (aujourd'hui  Paimpont),  qu'il  est  loisi- 
ble au  premier  venu  de  le  provoquer,  sans  avoir  be- 
soin pour  cela  d'être  en  état  de  grâce.  Les  végétaux 
à  l'intérieur  desquels,  «  lorsqu'on  les  coupe,  on  voit 
les  armoiries  de  Rohan  »  —  de  simples  macles  — 
sont  sans  doute  une  variété  de  ces  fougères  qui, 
transversalement  sectionnées,  font  apparaître  dans 
leur  tissu  la  très  nette  image  d'une  aigle  bicéphale. 
Et  les  oiseaux  qui  naissent  «  de  la  putréfaction  des 
mâts  de  navires  »  sont  tout  bonnement  de  ces  coquil- 
lages appelés  bernaches  ou  anatifes,  qui  ont  en  effet 
une  prédilection  pour  les  épaves  marines  et  dont  la 
double  valve  reproduit  à  s'y  méprendre  la  forme 
d'un  bec  d'oie  sauvage.  Et  l'oie  s'appelle  elle-même 
bernache.  L'origine  végétale  de  ces  volatiles  était 
une  croyance  répandue  dans  l'antiquité  chez  les 
savants  aussi  bien  que  parmi  le  populaire  (2).  Nos 
savants  d'aujourd'hui  en  ont  fait  bonne  justice, 
mais  le  peuple  est  resté  fidèle  à  la  légende  :  pour 
tous  les  pêcheurs  du  littoral  de  la  Manche,  les  ber- 
naches-oiseaux  sont  le  produit  des  bernaches-coquil- 


(1)  Voir  les  pièces  de  diverses  sortes  publiées  par  Kerdanet  à  la 
suite  de  son  édition  de  La  Vie  des  Saints,  d'Albert  LE  Gbaxd. 

(2)  Pline  en  parle,  et  témoignage  en  demeure,  au  Moyen-âge,  dans 
les  sculptures,  longtemps  mystérieuses,  du  portail  de  l'église  romane 
de  Moissac. 


AU   XVI*    SIÈCLE  81 

lages  et  les  bernaches-  coquillages  sont  le  produit 
des  épaves  marines. 

Tout  cela,  sans  doute,  les  contemporains  de  Béa- 
tis  n'étaient  pas  tenus  de  le  savoir;  mais  on  aurait 
aimé  qua  son  défaut  M.  Cochin  fût  mieux  ren- 
seigné. C'est  vite  fait  de  traiter  de  contes  bleus 
les  récits  du  seigneur  de  Laval  et  du  duc  de  llohan  : 
il  n'y  a  point  de  fumée  sans  feu,  —  ni  de  légende 
sans  une  parcelle  de  vérité. 


UN  PÈLERINAGE  AUX  ROCHERS. 


A  André  Hallays. 


Vitré,  qui  mêle  à  un  rude  passé  féodal  tant  de 
gracieux  souvenirs  de  la  Renaissance,  n  est  point 
absent  des  Lettres  de  la  marquise  :  les  Sévigne  y 
avaient  leur  «  tour  »,  qu'on  a  rasée  et  qui  n  était 
point  qu'une  tour,  mais  un  grand  logis  seigneurial 
avec  cour  et  jardin  et  des  appartements  assez  vastes 
pour  que  la  marquise  y  pût  recevoir  «  toute  la  Bre- 
tagne »  quand  les  Etats  se  tenaient  a  Vitre.  La  ville 
n'est  qu'à  une  petite  lieue  et  demie  des  Rochers  et, 
même  avec  les  chemins  mal  accommodes  du  temps, 
ce  n'était  qu'une  promenade  de  s'y  rendre.  Madame 
de   Sévisné  y  venait  donc  assez  souvent  et  tantôt 
pour  ses  intérêts  et  s'entendre  avec  les  fournisseurs, 
tantôt  pour  ses  dévotions  et  «  gagner  le  jubile  »,  tan- 
tôt en  visite  de  cérémonie  et  pour  faire  sa  cour  a  la 
«  bonne  »  princesse  de  Tarente.  Mais,  sauf  a  1  épo- 
que des  Etats,  où  il  fallait  bien  qu'elle  payât  de  sa 
personne  et  qui  mettaient  Vitré  sens  dessus  dessou. 
au  point  qu'il  semblait  que  «  tous  les  paves  fussent 
métamorphosés  en  gentilshommes  »,  ^Hen  y  séjour- 
nait guère  et,  à  peine  arrivée,  reprenait  le  chemin 
de  ses  «  chers  »  Rochers. 

NOUS  l'v  suivrons,  si  vous  le  voulez  bien.  Plus  cons- 
tants que  Vitré,  les  Rochers  sont  encore  tout  pleins 
d'elle.  Le  domaine  qui,  par  retour  de  dot,  a  passe 


UN  PELERINAGE  AUX   ROCHERS  83 

des  Simiane  aux  Hay  des  Nétumières,  n'est  point 
tombe  en  des  mains  mercenaires  et  le  culte  de 
Madame  de  Sévigné  prend  ici  le  touchant  caractère 
dune  tradition  de  famille.  N'en  croyons  point  cette 
méchante  langue  de  Charles  de  Mazade  qui  racon- 
tait qu'un  jour,  il  n'y  a  pas  si  longtemps,  un  héritier 
lointain  et  direct  de  la  marquise  se  plaignait  tout 
haut  des  curiosités  indiscrètes  que  lui  attiraient  les 
"  paperasses  ..  d'un  telle  aïeule.  Nulle  demeure  célè- 
bre n'est  plus  accueillante,  plus  exquisement  hospi- 
talière que  les  Rochers.  J'en  prends  à  témoin  tous 
ceux  qui  comme  nous,  sans  autre  titre  que  leur  admi- 
ration pour  la  marquise,  ont  eu  l'honneur  d'y  être 
reçus  par  Madame  la  comtesse  Yvan  des  Nétumiè- 
res ;  le  précieux  souvenir  qu'ils  ont  gardé  de  leur 
visite  aux  Rochers  reste  intimement  associé  à  celui 
de  la  femme  charmante  et  distinguée  qui  voulut 
bien  se  faire,  leur  cicérone  et  dont  la  parole  fine,  spi- 
rituelle et  renseignée,  témoignait  assez  que  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  avantages  de  la  naissance 
qui  sont  héréditaires  chez  les  descendants  de  Mada- 
me de  Séviené. 


* 

*  * 


C'est  à  l'automne  qu'il  faut  voir  les  Rochers.  Nous 
y  arrivâmes  justement  par  un  de  ces  «  beaux  jours 
de  cristal  »  qui  faisaient  les  délices  de  la  marquise  et 
dont  la  transparence  a  «  quelque  chose  de  merveil- 
leux ».  Ils  sont  plus  fréquents  ici  que  dans  le  reste 
de  la  province  :  la  Bretagne  est  déjà  presque  ange- 
vine à  Vitré,  Madame  de  Sévigné  le  savait,  et,  aux 
gens  qui  la  plaignaient  d'habiter  une  région  aussi 
humide,  elle  répliquait  du  tac  au  tac  : 

—  Humides  vous-mêmes  !  Les  Rochers  sont  sur 
une  hauteur  ! 


84  UN  PÈLERINAGE  AUX  ROCHERS 

Le  domaine  doit  son  nom  à  un  amas  de  grandes 
roches  gréseuses  qui  se  voyaient  à  l'ouest  des  par- 
terres et  qu'on  a  nivelées  il  y  a  quelque  cent  ans. 
Passé  la  chapelle  Saint-Etienne,  aujourd'hui  désaf- 
fectée et  qui  fut  peut-être  un  prêche  de  réformés,  la 
route  qui  y  conduit  s'engage  sous  la  futaie.  Rafraî- 
chis par  une  averse  nocturne,  ces  vieux  arbres  exha- 
laient une  odeur  terreuse  et  puissante;  le  fin  clocher 
d'Etelles    pointait    entre    leurs    frondaisons,  de    ce 
vert  «   mêlé  d'aurore  et  de  feuilles  mortes   »   dont 
notre  connaisseuse  disait  que  cela  ferait  une  «  étoffe 
admirable  »;  un  chapelet  d'étangs  et  «   une  petite 
rivière  »  luisaient  par  échappées  au  creux  d'un  val- 
lon. Mais,  sur  le  point  d'y  descendre,  la  route  prit 
à  droite,  monta,  décrivit  une  courbe  légère  et  nous 
déposa  sur  une  large  esplanade  en  forme  de  rectan- 
gle ouvert  qu'on  appelle  la  cour  verte  et  qui  était 
autrefois  la  place  Madame. 

-  Là  se  trouvaient,  au  temps  de  la  marquise,  «  le 
jeu  de  paume,  le  manège  à  travailler  les  chevaux, 
les  logements  pour  le  receveur  et  la  grande  grange 
avec  fe  pressoir  et  autres  commodités  ».  Tous  ces 
bâtiments  ont  disparu,  remplacés  par  des  communs 
plus  modernes.  Disparu  aussi  l'appareil  féodal  d'an- 
tan  :  «  défenses,  canonnières,  fortifications,  hautes 
murailles,  fossés,  grand  portail  ».  Mais  le  manoir 
lui-même,  qui  occupe  deux  des  côtés  du  rectangle, 
n'a  pas  bougé  et  Madame  de  Sévigné  s'y  retrouve- 
rait tout  de  suite  chez  elle. 

Voilà  ces  deux  ailes  en  équerre  aux  grands  toits 
plongeants,  aux  mansardes  en  plein  cintre,  «  avec 
leurs  grosses  tours  et  tourelles  »  que  coiffent  de  si 
élégants  capuchons  d'ardoises  bleutées.  On  a  cepen- 
dant, au  xvîir  siècle,  ajouté  un  corps  de  bâtiment 
à  l'aile  droite  et,  plus  récemment,  le  perron  d'entrée, 


UN  PÈLERINAGE  AUX   ROCHERS  85 

qui  donnait  de  plain-pied  dans  le  salon,  a  été  doublé 
d'un  vestibule  extérieur  dont  on  a  tâché  du  moins 
d'accommoder  le  style  avec  celui  de  l'édifice.  Enfin 
«  le  Bien-Bon  »,  entendez  l'aimable  abbé  de  Cou- 
langes,  qui  avait  la  manie  de  la  truelle  et  qui  four- 
nit les  plans  de  la  chapelle  du  manoir,  ne  tarirait 
point  d'éloges  sur  l'excellent  état  de  conservation  de 
cette  rotonde  assez  disgracieuse,  pour  être  franc,  et 
dont  la  laideur  n'est  point  sauvée  par  le  coquet  lan- 
ternon  qui  la  couronne. 

Une  des  pièces  seulement  du  manoir,  mais  la 
plus  importante,  qui  était  la  chambre  à  coucher  de 
Madame  de  Sévigné  et  dans  le  «  cabinet  »  de  laquelle 
furent  écrites  la  plupart  des  Lettres  datées  des  Ro- 
chers, a  été  restituée  par  les  châtelains  dans  son 
ancien  état. 

Elle  est  au  rez-de-chaussée.  On  n'y  habite  point. 
C'est  une  pièce  réservée  et  quasi  un  sanctuaire  :  les 
dévots  de  la  marquise  y  peuvent  communier  avec  sg. 
mémoire  sans  qu'aucune  faute  de  goût  les  dérange 
dans  leur  culte  rétrospectif.  Tout  y  est  de  l'époque 
et  garanti,  jusqu'aux  tentures.  Il  n'y  manque  que  la 
marquise  elle-même.  Encore,  pour  l'y  suppléer, 
avons-nous  son  portrait  attribué  à  Mignard  et  qui  la 
représente  vers  l'âge  de  trente-cmq  ans. 

C'est  de  ce  portrait  fameux  que  l'artiste  s'est  ins- 
piré pour  la  statue  qu'on  lui  veut  ériger  à  Vitré  : 
Madame  de  Sévigné,  coifïée  à  la  grecque,  un  grand 
manteau  de  cour  négligemment  jeté  sur  les  épaules, 
des  guirlandes  de  fleurs  à  la  main,  n'y  a  point  cette 
lourdeur  qu'on  lui  voit  dans  ses  autres  portraits  ; 
son  automne,  blond  et  rose,  garde  encore  toutes  les 
flammes  de  l'été;  la  taille  est  élancée,  la  figure  sans 
ei.apâtement,  les  mains  longues  et  fines.  Elle  n'est 
point   seule   sur   la   cimaise    d'ailleurs.    Une    vraie 


86  UN  PÈLERINAGE  AUX  ROCHERS 

troupe  de  contemporains  se  presse  autour  d'elle, 
dont  il  a  bien  fallu  loger  quelques-uns  au  salon  voi- 
sin :  son  mari,  son  fils,  sa  fille,  son  père,  le  Bien-Bon, 
la  marquise  de  Lambert,  Madame  de  la  Fayette,  le 
duc  de  Chaulnes,  M.  d'Harrouis,  sainte  Chantai, 
grand-mère  de  la  marquise,  quatre  ou  cinq  Goulan- 
ges  et  ce  «  divin  »  Pomenars  qui  portait  si  plaisam- 
ment sa  double  accusation  de  rapt  et  de  fausse-mon- 
naie et  qui,  condamné  par  la  chambre  criminelle, 
paya,  dit-on,  les  épices  de  son  arrêt  en  fausses 
espèces... 

Ils  sont  tous  là,  vous  dis-je,  les  parents,  les  com- 
mensaux et  les  amis  de  la  châtelaine  des  Rochers. 
Incomparable  galerie,  échappée  par  miracle  au  van- 
dalisme révolutionnaire  !  Le  château  fut  pillé  cepen- 
dant :  mais  déjà  les  toiles  avaient  été  descendues  de 
leurs  cadres,  roulées  et  enfouies.  Que  n'en  put-on 
faire  autant  du  lit  de  la  marquise  ? 
,  —  Les  barbares,  nous  dit  Madame  des  Nétumières, 
le  jetèrent  dans  la  cour  avec  quelques  autres  meu- 
bles qu'ils  ne  purent  emporter,  les  archives  et  la 
bibliothèque  du  château,  et  firent  de  ces  inestima- 
bles reliques  un  autodafé  autour  duquel  ils  dansè- 
rent toute  la  nuit. 

Il  y  a  pourtant  un  grand  lit  à  baldaquin  dans  la 
chambre;  mais  ce  lit  n'est  pas  celui  de  Madame  de 
Sévigné,  quoi  qu'en  prétendent  les  Guides  :  c'est 
celui  de  sa  fille,  qu'on  a  drapé  avec  le  couvre-lit  de 
lampas  jaune  brodé  de  bleu,  de  vert  et  de  blanc, 
que  Madame  de  Grignan  exécuta  pour  sa  mère.  Par 
exemple,  le  reste  du  mobilier  défie  la  critique  et  l'on 
n'y  peut  rien  voir  qui  ne  soit  de  la  plus  scrupuleuse 
authenticité.  Comment  fut-il  préservé  de  la  destruc- 
tion ?  Le  cacha-t-on  ?  Le  reconstitua-t-on  pièce  à 
IDièce  ?  Toujours  est-il  que  le  voici  au  grand  com- 


i 


UN  PÈLERINAGE  AUX  ROCHERS  87 

plet  :  fauteuils,  chaises,  miroirs,  la  table  de  nuit  et 
ses  mouchettes,  la  coiffeuse  et  son  jeu  de  brosses, 
de  peignes,  de  capsules  pour  le  rouge,  de  boîtes  à 
mouches,  etc.,  peint  au  vernis  Martin  et  décoré 
dans  le  style  chinois  qui  commençait  d'être  à  la 
mode,  la  toilette  avec  son  pot  à  eau,  fort  petit,  mais 
fort  élégant  et  qui  provenait  des  faïenceries  de  Vitré, 
ainsi  qu'un  objet  plus  intime  très  propre  à  nous  ras- 
surer contre  les  allégations  de  M.  Fauchois  sur  la 
prétendue  «  saleté  »  du  grand  siècle. 

J'en  passe.  C'est  un  huissier  qu'il  faudrait  pour 
continuer  l'inventaire  et  ne  rien  oublier  de  ce  mobi- 
lier de  haut  style,  depuis  le  chandelier  mobile,  fiché 
près  du  lit  dans  une  planchette  du  mur,  jusqu'aux 
chenets  à  bourdon  et  à  coquille  de  l'immense  che- 
minée portant  sur  le  bandeau  de  son  chambranle, 
au-dessous  des  armes  conjuguées  de  la  marquise  et 
de  son  mari,  les  grandes  initiales  M.  R.  G.  (Marie 
de  Rabutin-Ghantal)  et  la  date  :  1664... 

Madame  de  Nétumières  nous  fit  remarquer  la  dis- 
position de  la  pièce,  éclairée  au  nord  et  au  midi  par 
deux  fenêtres  symétriques. 

—  C'est  devant  la  première,  nous  dit-elle,  que,  d'a- 
près nos  traditions  de  famille,  Madame  de  Sévigné 
portait  sa  table  à  écrire,  et  voila  l'embrasure  dont 
elle  faisait  son  cabinet  de  travail. 

Sa  «  table  à  écrire  »  ?  On  la  cherche  en  effet  et  on 
est  étonné  de  ne  pas  la  voir  dans  cette  pièce  si  soi- 
gneusement reconstituée  et  dont  il  semble  qu'elle 
devrait  être  le  meuble  essentiel.  Ce  ne  peut  être  cette 
table  en  marbre  turquin  posé  sur  des  pieds  en  bronze 
doré  :  elle  est  trop  lourde  et  trop  froide  et  il  ne 
s'agissait  que  d'un  «  petit  bureau  »  portatif.  Le 
petit  bureau  aurait-il  donc  suivi  le  même  chemin 
que  le  grand  lit  de  la  marquise  ?  Point.  Il  est  en  lieu 


88  UN  PÈLERINAGE  AUX  ROCHERS 

sûr,  mais  chez  les  Nétumières  de  la  branche  cadette, 
au  Chatelet,  où  l'ont  exilé  des  partages  de  famille. 
A  défaut  de  la  table,  on  nous  présente  l'écritoire 
de  l'illustre  épistolière,  une  riche  écritoire  en  cui- 
vre émaillé,  exposée  sous  une  vitrine  avec  d'autres 
souvenir  d'inégale  valeur,  dont  les  plus  précieux 
sont  la  bourse  de  Madame  de  Sévigné,  le  livre  de 
comptes  de  Pilois,  arrêté  au  16  novembre  1671  et 
paraphé  par  la  marquise,  enfin  un  cahier  de  «  mor- 
ceaux choisis  »  où  l'on  a  voulu  reconnaître  son  écri- 
ture de  jeunesse  et  qui  contient  d'abondants  extraits 
en  vers  et  en  prose  des  auteurs  de  l'époque. 

♦ 
*  • 

Que  tout  cela  parle  aux  yeux  et  à  l'esprit  !  Et  com- 
me on  serait  peu  étonné,  dans  cette  pièce  inhabitée 
et  où  l'on  croit  sentir  pourtant  comme  une  présence 
invisible,  de  voir  tout  à  coup  la  marquise  écarter 
les  tentures  et  se  révéler  à  ses  visiteurs  ! 

Ils  révoqueront  mieux  encore  dans  ses  bois  :  elle 
y  coulait,  à  vrai  dire,  la  moitié  de  son  temps,  levée 
à  huit  heures  et  tout  de  suite  «  les  pieds  dans  la 
rosée  »,  passant  d'une  allée  à  une  autre  et  de  la 
Sainte-Horreur  à  la  Solitaire  ou  à  VHumeur  de  ma 
fille,  pour  s'arrêter  enfin  au  bout  de  son  Mail  et  y 
goûter  le  plaisir  de  «  jouir  de  soi-même  »,  sans  trop 
craindre  les  rhumatismes,  sous  l'un  de  ces  petits 
kiosques  couverts  en  chaume  qu'elle  appelait  ses 
«  brandebourgs  »,  sa  «  vermillonnerie  »,  et  dont  il 
subsiste  un  charmant  spécimen  dans  la  Capucine  de 
la  Motte  à  Madame. 

Les  allées  ont  gardé  leurs  noms  que  leur  donna 
la  marquise  et,  si  ce  ne  sont  point  les  mêmes  arbres, 
ce  sont  au  moins  les  mêmes  essences  qui  y  répandent 


L\  PÈLERINAGE  AUX   ROCHERS  89 

comme  autrefois  «  le  repos  et  le  silence  ».  Mais  où 
s'est  le  mieux  marqué  le  respect  des  héritiers  de 
Madame  de  Sévigné  pour  les  lieux  qu'elle  illustra, 
c'est  dans  l'entretien  du  jardin  à  la  française,  de- 
meuré tel  que  le  dessina  Le  Nôtre  et  que  le  vit  la 
marquise,  avec  sa  charmille  de  tilleuls,  plus  âgés 
seulement  de  quelques  centaines  d'années,  mais  si 
robustes  encore,  ses  beaux  orangers  disposés  dans 
leurs  caisses  autour  de  «  la  place  Coulanges  »,  sa 
grille  à  cinq  ouvertures,  nommé  «  la  porte  de  fer  », 
son  «  écho  »  célèbre  et  qui  n'a  point  cessé  d'être  un 
«  petit  rediseur  de  mots  jusque  dans  l'oreille  »,  son 
cadran  solaire,  ses  pelouses,  ses  pavés  et  ses  jas- 
mins. Sauf  quatre  cèdres  assez  beaux,  mais  qui  n'ont 
que  la  bagatelle  de  cent  cinq  ans,  tout  ce  que  vous 
voyez  céans  est  contemporain  du  grand  siècle  et  en 
remémore  les  splendeurs... 

Bon  !  direz-vous.  Mais  le  labyrinthe,  ce  labyrinthe 
dont  l'édification  avait  coûté  tant  de  soins  à  la  mar- 
quise et  dont  elle  écrivait  avec  un  orgueil  tout  mater- 
nel :  «  Il  est  net,  il  a  des  tapis  verts  et  les  palissades 
sont  à  hauteur  d'appui  »  ? 

Eh  !  oui,  sans  doute,  le  labyrinthe  !  Mais  d'abord 
le  labyrinthe  ne  faisait  pas  partie  du  jardin  ;  on 
l'avait  logé  sur  les  derrières.  Puis,  Madame  de  Sévi- 
gné s'en  était  bien  dégoiitée  sur  la  fin  :  elle  l'appelait 
son  «  galimatias  ».  Tant  y  a  qu'on  l'a  remplacé  par 
des  carrés  de  choux  et  des  planches  de  salades.  Le 
labyrinthe  n'est  plus  qu'un  potager. 


Mais  les  bois,  le  parc,  le  manoir  nous  restent,  et 
c'est  assez,  avec  les  Lettres  de  la  marquise. 
Magnifique  accord  du  paysage  et  de  la  tradition 


90  UiN  PÈLERINAGE  AUX  ROCHERS 

écrite  !  En  vérité  l'histoire  de  la  Belle  au  bois  dor- 
mant n'est  point  un  conte  et  tout  ce  domain<-  sem- 
ble avoir  été  touché  par  la  baguette  d'un  enchan- 
teur. Comment  expliquer  sans  cela  que  rien  ou  pres- 
que rien  n'y  ait  changé  ?  Savez-vous  que  les  fermes 
du  domaine  sont  encore  tenues  par  des  Meneu,  des 
Catherine,  des  Bordage  dont  vous  retrouverez  les 
noms  dans  le  livre  de  comptes  de  Pilois  ?  Et  sentez- 
vous  à  présent  l'incroyable  profondeur  du  mot  de 
Bussy  enveloppant  choses  et  gens  des  Rochers  dans 
la  même  appellation  dédaigmeuse  et  les  traitant 
tous  en  bloc  d'  «  immeubles  de  Bretagne  »  ? 

Immeubles,  oui,  puisque  le  propre  des  nnmeubles 
est  d'être  immobiles  et  que,  dans  ce  pays-ci,  par  un 
privilège  unique,  gens  et  choses  sont  encore  en  place 
après  plus  de  deux  cents  ans. 


LETTRE  OUVERTE  de  M"'^  de  SEVIGNE 

Sur  des  Bretons  qui  lui  refusaient  une  Statue  à  Vitré. 


A    SA    FILLE. 


Enfin,  ma  fille,  me  voici  dans  ces  pauvres  Rochers. 
J'y  descendis  par  le  plus  beau  clair  de  lune  qui  se 
pût  voir.  M.  Boissier  (1)  m'avait  assuré  que  tout  y 
était  resté  en  l'état,  qu'on  n'y  avait  rien  changé  et 
qu'après  deux  cents  ans  et  plus  je  retrouverais  mes 
tilleuls,  mon  écho,  mon  cadran,  mes  devises,  mon 
petit  cabinet  et  ma  chambre  comme  je  les  avais 
quittés. 

J'avais  peine  à  l'en  croire  et  que  mes  héritiers 
eussent  poussé  l'attention  jusqu'à  ne  vouloir  pour 
fermiers  et  pour  jardiniers  que  les  descendants  au- 
thentiques de  Bordage,  de  Catherine,  de  Meneu  et 
de  Gareau.  Mais  tout  cela  est  vrai  à  la  lettre.  Et  cette 
attention  m'a  plus  touchée  que  les  honneurs  qu'on 
me  voulait  rendre.  Croiriez-vous  que  l'écho  de  la 
place  Coulanges  ne  s'est  point  enrhumé  avec  l'âge  ? 
Il  est  toujours  le  même  petit  rediseur  de  mots  à 
l'oreille;  mes  tilleuls  ont  bien  quelques  verrues,  mais 
ils  sont  élagués  et  font  une  ombre  aussi  agréable  que 
dans  leur  jeunesse.  Il  y  a  un  petit  air  d'amour  ma- 

(1)  Le  dernier  biographe,  à  cette  date  (191B),  de  M™»  de  Sévigné. 
Aujourd'hui  ce  serait  André  Hallays.  (Note  de  l'édit.). 


92  LETTRE  OUVERTE  DE  M™*  DE   SÉVIGNÉ 

ternel  dans  ce  détail  :  songez  que  je  les  ai  tous 
plantés  et  que  je  les  ai  vus,  comme  disait  M.  de 
Montbazon,  pas  plus  grands  que  cela. 

Mais  ce  sont  mes  bois  surtout  qu'il  me  tardait  de 
revoir  :  je  les  ai  trouvés  d'une  beauté  et  d'une  tris- 
tesse extraordinaires;  je  suis  restée  une  grande  heure 
dans  cette  allée  de  l'Infini,  toute  désignée  sans  doute 
pour  la  promenade  d'un  esprit,  et  j'y  serais  peut-être 
encore  sans  l'affre^ux  hourvari,  qui  jn'en  chassa. 
Parmi  les  clameurs  et  les  sifflements,  je  distinguai 
des  injures,  dont  la  plus  douce  et  la  plus  familière 
était  «  vieille  bavarde  »  et  auxquelles  mon  nom  était 
mêlé.  «  Sus  !  Sus  !  Enlevez-la  !  »,  criait-on.  Ah  ! 
ma  fille,  bien  m'en  a  pris  d'être  morte,  car  je  l'au- 
rais été  de  frayeur  incontinent.  Ne  m'avait-il  point 
poussé  en  tête  que  c'était  quelque  nouveau  tour  de 
ces  démons  de  Bonnets-Bleus  qui  me  firent  tant 
peur  autrefois  et  dont  un  parti  s'en  vint  piller  et 
brûler  jusqu'à  Fougères,  qui  est  un  peu  trop  près 
des  Rochers  ?  Il  ne  fallait  qu'une  seconde  de  ré- 
flexion pour  me  montrer  l'absurdité  de  ce  roman. 
Mais  déjà  je  volais  vers  le  château  :  j'y  entrai  com- 
me le  vent,  et  le  silence,  la  tranquillité  des  lieux 
commencèrent  de  me  rassurer.  Tout  y  était  dans 
Tordre  le  plus  parfait  et  M.  Boissier  n'a  rien  exagéré. 
Je  ne  me  lasserai  point  de  vous  le  dire,  ma  chère 
enfant,  c'est  une  chose  admirable  que  cette  piété  des 
Nétumières  1)  pour  ma  mémoire,  au  point  de  ne 
pas  souffrir  qu'on  emprunte  mon  cabinet  ni  ma 
chambre,  d'y  avoir  descendu  votre  lit  pour  rempla- 
cer le  mien  qui  fût  brûlé  en  1793  par  les  tumultuai- 


(1)  Le  comte  et  la  comtesse  Hay  des  Nétumières,  dans  la  famille 
de  qui  les  Rochers  sont  passés  en  1714  par  reprise  de  dot  (Note  de 
l'édit.). 


LETTRE  OUVERTE  DE  M™*  DE   SÉVIGNÉ  !>3 

res  et  d'y  exposer  comme  des  reliques  mon  écritoire, 
ma  boîte  à  mouches,  mon  pot-à-eau  et  mes 
mouchettes  ! 

Il  n'est  pas  jusqu'au  livre  de  compte  de  Pilois  qui 
ne  participe  à  ces  honneurs  posthumes  :  on  l'a  cou- 
ché tout  ouvert  dans  une  vitrine  à  la  page  même  où 
je  l'arrêtai  pour  la  dernière  fois.  Voilà  qui  me  con- 
fond et  je  ne  savais  plus  si  je  devais  rire  ou  admi- 
rer encore.  Il  vous  paraîtra  sans  doute  comme  à  moi 
que  la  postérité  a  bien  du  temps  à  perdre  pour  s'oc- 
cuper de  mes  additions.  Mais  où  mes  yeux  se  sont 
brouillés  pour  tout  de  bon,  ma  chère  enfant,  c'est 
quand  j'ai  reconnu  ce  couvre-lit  de  lampas  jaune 
que  vous  brodâtes  pour  inoi  à  Grignan  et  où  vous 
me  sacrifiâtes  tant  d'heures  précieuses  qu'il  eût 
mieux  valu  ne  point  dérober  au  plaisir  et  à  la  repré- 
sentation. Sa  vue  ne  fit  point  que  m'attendrir  :  elle 
acheva  de  dissiper  mes  chimères  et,  considérant  que, 
dans  l'état  où  je  suis,  les  vivants  ne  me  sont  plus 
bien  redoutables,  je  prêtai  l'oreille  au  hourvari  du 
dehors  et  tâchai  d'en  découvrir  la  raison. 

Ce  ne  fut  pas  une  chose  aisée,  attendu  qu'aux 
milieu  des  sarcasmes  et  des  invectives  dont  on  m'as- 
sassinait, je  croyais  démêler  des  bouts  de  phrases 
que  je  vous  avais  écrits  et  dont  je  me  demandais  ce 
qu'ils  venaient  faire  céans.  Mais  justement,  ma  fille, 
ce  sont  ces  méchants  petits  bouts  de  rien  qui  ont 
causé  tout  l'aria.  Tant  il  y  a  que  me  voici  sur  la  sel- 
lette, comme  autrefois  notre  pauvre  Pomenard  pour 
s'être  aventuré  de  battre  monnaie  sans  la  permis- 
sion du  roi,  et  fort  exposée  comme  lui  à  perdre  la 
vie,  si  Dieu  n'avait  déjà  pris  la  précaution  de  me 
l'ôter.  Ah  !  ma  fille,  c'est  à  ce  coup  que  le  ciel  nous 
montre  comme  notre  abaissement  est  voisin  de  notre 
élévation  et  qu'il  faut  se  garder  du  péché  d'orgueil 


94  LETTRE  OUVERTE  DE  M""^  DE   SÉ\TGNÉ 

comme  de  la  peste;  car,  dans  le  temps  que  je  m'en- 
flais à  la  pensée  de  la  statue  qu'on  me  voulait  dédier 
et  de  l'honneur  qu'on  me  faisait  en  me  donnant 
place  parmi  les  plus  beaux  esprits  d'un  siècle  qui 
en  compta  de  si  grands,  tout  un  parti  se  formait  en 
Bretagne  pour  protester  contre  cet  hommage  et  me 
renvoyer  à...  vos  Provençaux. 

Comment  !  me  direz-vous,  les  Bretons  ne  veulent 
plus  de  votre  statue  ?  —  Ils  n'en  veulent  plus  ou, 
du  moins,  il  n'y  en  a  que  quatre  ou  cinq  qui  en  veu- 
lent et  qui  ne  sont  point,  je  vous  l'accorde,  les  pre- 
miers Bretons  venus,  puisque  j'aperçois  parmi  eux 
nos  beaux  neveux  des  Nétumières,  le  bon  et  brave 
comte  de  Traissan,  M.  Bené  Brice  et  un  poète  que  je 
n'ai  point  lu,  mais  dont  M.  Boissier  m'assure  qu'il 
n'est  point  sans  mérite  :  M.  Tiercelin.  Mais  les  au- 
tres, ma  chère  enfant,  ils  sont  après  moi  comme  des 
enragés.  Ils  disent  que  j'ai  insulté  leur  province, 
que  ce  serait  une  honte,  tout  simplement,  qu'on  m'y 
rendît  un  hommage  public  et  qu'après  les  avoir  trai- 
tés de  lâches,  de  coquins  et  d'ivrognes,  je  n'ai  que 
faire  chez  eux  et  que  ma  place  est  partout  ailleurs, 
à  Grignan,  à  Livry,  à  Carnavalet,  sauf  en  Bretagne 
et  à  Vitré. 

Mon  Dieu,  ma  fille,  je  suis  bien  punie  de  quelques 
phrases  malicieuses  qui  me  sont  échappées  sur  nos 
Bretons;  je  ne  les  savais  pas  si  chatouilleux  sur  le 
point  d'honneur  et  pouvais-je  me  douter  enfin  qu'on 
ferait  un  recueil  de  ma  correspondance  et  qu'on  y 
imprimerait  tout  vifs  les  badinages  que  je  vous  adres- 
sais ?  Il  faut  bien  rire  quelquefois.  Et  ces  badinages 
m'étaient  sortis  de  l'esprit.  Heureusement  j'ai  trouvé 
ici  un  exemplaire  de  mes  Lettres  et  cela  m'a  donné 
l'envie  de  rechercher  les  passages  qu'on  m'impute 


LETTRE  OUVERTE  DE  M""~  DE   SÉVIGNÉ  95 

à  crime  et  où  j'ai  traité  un  peu  cavalièrement  nos 
Bas-Bretons.  Le  fait  est  que  j'ai  quelquefois  estropié 
leurs  noms.  Vous  souvenez-vous  de  M"*  de  Keriki- 
nili  et  de  M.  de  Bruquenvert  et  de  M.  de  Crapado 
et  de  M.  de  Kiriquimi  et  de  M.  de  Querignisignidi  ? 
Et  il  est  vrai  encore  que  j'ai  dit  qu'ils  aimaient  le 
vin  à  l'excès  et  que  leurs  femmes  étaient  des  sottes 
de  me  faire  tant  de  civilités,  qui  risquaient  de  lais- 
ser croire  qu'il  n'y  avait  que  moi  dans  la  province, 
et  que  les  miliciens  bretons,  quand  ils  veulent  sa- 
luer, l'arme  leur  tombe  d'un  côté,  le  chapeau  de 
l'autre,  et  que  les  penderies  de  Bonnets-Bleus  m'é- 
taient un  rafraîchissement...  quoi  encore  ?  Ah  !  j'ou- 
bliais le  plus  beau  grief.  Je  vous  ai  écrit  un  jour, 
ma  chère  enfant  :  «  Je  méprise  la  Bretagne  et  n'en 
veux  faire  que  pour  la  Provence.  »  M.  de  Wisme 
prétend  que,  si  l'on  m'élève  une  statue  à  Vitré,  on 
y  grave  cette  phrase  épouvantable. 

Ce  que  c'est  de  vous  avoir  trop  aimée  !...  Il  ne 
s'agissait  dans  ma  lettre  que  d'une  robe  de  chambre 
qu'on  me  voulait  faire  doubler  de  couleur  feu,  à  quoi 
j'ai  préféré  le  taffetas  blanc  dont  la  dépense  était 
plus  petite  et  s'accordait  mieux  avec  mon  regret  de 
ne  point  vous  avoir  auprès  de  moi.  Ne  faisiez-vous 
point  toute  ma  vie  ?  Pouvais-je  trouver  quelque  dou- 
ceur à  notre  séparation  ?  Je  voulais  dire  tout  uni- 
ment, et  cela  s'entendait  assez  de  soi,  pourtant,  que 
je  n'avais  souci  de  me  faire  belle  qu'aux  endroits  oii 
vous  paraissiez.  Et,  si  vous  aviez  été  en  Bretagne  au 
lieu  d'être  à  Grignan,  c'est  pour  le  coup  que  j'aurais 
choisi  la  couleur  feu  et  renoncé  au  taffetas  blanc... 
Que  vous  dirais-je  de  plus,  ma  fille  ?  En  vérité,  si  je 
ne  savais  que  M.  de  Wismes  est  un  écrivain  qui 
honore  grandement  son  pays,  je  serais  près  de  reti- 
rer ce  que  je  vous  mandais  un  autre  jour,  qu'il  y  a 


96  LETTRE  OUVERTE  DE  M"""  DE   SÉVIGNÉ 

des  gens  qui  ont  de  Tesprit  dans  cette  immensité  de 
Bretons. 

Mais,  ma  mie,  cette  innocente  flatterie  que  je  vous 
faisais  et  dont  on  me  tient  si  cruellement  rigueur, 
ne  l'ai-je  point  rachetée  dans  dix,  vingt,  trente  au- 
tres lettres  où  je  vous  disais  à  quel  point  la  Bretagne 
m'était  devenue  chère  ?  Ne  vous  écrivais-je  point  cer- 
tain dimanche  de  septembre  1671  :  «  J'aime  nos  Bre- 
tons :  ils  sentent  un  peu  le  vin  —  ah  !  cela,  je  ne 
puis  le  retirer  et  c'est  un  fait  aussi  et  l'on  n'y  peut 
aller  contre  —  mais  votre  fleur  d'orange  ne  cache 
pas  de  si  bons  coeurs  »,  et  l'un  des  dimanches  précé- 
dents :  "  Je  trouve  (en  Bretagne)  des  âmes  plus  droi- 
tes que  des  lignes,  aimant  la  vertu,  comme,  naturel- 
lement, les  chevaux  trottent  »,  et  encore  :  «  Je  ne 
comprends  pas  bien  votre  Provence  et  vos  Proven- 
çaux :  ah  !  que  je  comprends  mieux  mes  Bretons  !  » 

Mes  Bretons  !  les  miens,  entendez-vous  !  Oui,  ma 
fille,  je  me  croyais  Bretonne  et  tout  le  monde  le 
croyait  autour  de  moi;  les  Rochers,  plus  que  votre 
père,  avaient  fait  ce  miracle.  Bretonne,  au  point  de 
mériter  que  Bussy  me  traitât  d'  «  immeuble  de  Bre- 
tagne »  !  Bretonne,  au  point  d'épouser  les  senti- 
ments ombrageux  de  cette  province  et  son  horreur 
du  despotisme  !  Bretonne,  au  point  de  ieter  feu  et 
flammes  quand  on  touchait  à  ses  privilèges,  comme 
il  arriva  quand  le  roi  ôta  au  gouverneur  de  Breta- 
gne le  droit  de  nommer  les  députés  sans  aucune 
dépendance.  «  Est-ce  une  chose  bien  naturelle,  vous 
mandai-je,  qu'un  gouverneur  dans  sa  province  ne 
choisisse  point  les  députés  ?  Les  autres  gouverneurs 
de  Languedoc  et  d'ailleurs  en  usent-ils  ainsi  ?  Pour- 
quoi faire  cette  distinction  à  l'égard  de  la  Bretagne, 
toujours  toute  libre,  toute  conservée  dans  ses  préro- 
gatives, aussi  considérable  par  sa  grandeur  que  par 


LETTRE  OUVERTE  DE  M'"''  DE   SÉVIGNÉ  97 

sa  situation  ?  Enfin  notre  grande  héritière  (j'entends 
la  duchesse  Anne)  ne  méritait-elle  pas  bien  que  son 
contrat  de  mariage  fût  fidèlement  exécuté  ?  » 

Voilà  comme  je  parlais,  et  ce  langage  semblait 
d'une  sorte  à  me  concilier  les  sympathies  des  Bre- 
tons qui  font,  en  ce  tsmps-ci  profession  de  régiona- 
lisme. Le  mot  n'était  point  courant  du  notre,  non 
plus  que  réciproquer,  mais  la  chose  n'est  point  nou- 
velle. J"ai  été  régionaliste  avant  MM.  de  l'U.R.B.  (1) 
qui  me  font  cette  guerre  de  Turc  à  More,  Pouvais-je 
davantage,  et  n'est-ce  point  se  jouer  du  monde  de 
me  chanter  pouilles  pour  n'avoir  point  montré  de 
tendresse  aux  rebelles  qui  pillaient  la  maltôte,  incen- 
diaient les  châteaux,  massacraient  les  gentilhom- 
mes  et  voulaient  ouvrir  Saint-Maio  à  la  flotte  de 
M.  Ruyter  ?  Mais  qu'on  me  cite  un  seul  des  nobles 
•  de  Bretagne,  je  dis  un,  qui  n'ait  pas  pensé  comme 
moi  et  souhaité  la  ruine  des  mutins  !  On  ne  le  sau- 
rait, parce  qu'il  n'en  est  point.  Et  il  faut  bien  qu'on 
change  d'antienne.  «  Soit  !  me  concèdent  MM.  de 
ru.  R.  B.,  nous  vous  tenons  quite  de  n'avoir  point 
pactisé  avec  les  Bonnets-Bleus;  mais,  quand  l'insur- 
rection a  été  réprimée,  était-il  bien  à  vous  de  plai- 
santer et  de  faire  des  gorges  chaudes  de  ces  mal- 
heureux qu'on  rouait  et  qu'on  écartelait  et  qu'on 
branchait  en  si  grand  nombre  que  les  arbres  fail- 
lirent manquer  aux  exécuteurs  ?  » 

M'en  suis-je  moquée,  ma  fille  ?  Ai-je  vraiment  eu 
ce  courage  ?  Et  je  voudrais  donc  qu'on  me  dise  oij. 
Toutes  les  fois  que  je  parle  d'eux,  c'est  pour  les 
appeler  «  nos  pauvres  Bretons  ».  L'épithète  ne  mar- 
que point  tant  d'insensibilité.  Et  vous,  ma  belle,  qui 

(1)  L"  Union  Jiéffionaliste  Bretonne,  qui  protestait  contre  l'érection 
de  la  statue  (Note  de  l'édit.). 

7 


98  LETTRE  OUVERTE  DE  M™"  DE   SÉVIGNÉ 

n'êtes  point  une  sotte,  vous  ne  vous  y  êtes  point 
trompée.  Vous  saviez  que  ma  grande  amitié  pour  le 
duc  ne  m'aveuglait  point  jusque-là  d'excuser  la  du- 
reté de  sa  répression.  J'écrivais  en  un  temps  qui 
n'avait  point  découvert  la  religion  de  la  souffrance 
humaine  et  j'avais  tout  juste  autant  de  cœur  que  les 
gens  de  mon  siècle;  mais,  quand  je  vous  mandais  le 
31  juillet  1676  :  «  M.  de  Forbin  doit  partir  avec 
6.000  hommes  pour  punir  notre  Bretagne,  c'est-à- 
dire  la  ruiner  »  ;  le  3  octobre  :  «  La  haine  est  incroya- 
ble dans  toute  la  Bretagne  contre  le  gouverneur  »; 
le  20  :  «  Je  prends  part  à  la  tristesse  et  à  la  désola- 
tion de  toute  la  province  »;  le  30  :  «  On  a  chassé  et 
banni  toute  une  grande  rue  (de  Rennes)  et  défendu 
ue  les  recueillir  sous  peine  de  la  vie,  de  sorte  qu'on 
voyait  tous  ces  miséraûles,  femmes  accouchées,  vieil- 
lards, enfants,  errer  en  pleurs  au  sortir  de  cette 
vule,  sans  savoir  où  aller,  sans  avoir  de  nourriture, 
ni  de  quoi  se  coucher  »;  le  6  novembre  :  «  Si  vous 
voyiez  l'horreur,  la  détestation,  la  haine  qu'on  a  ici 
pour  le  gouverneur...  »;  le  13  :  «  Tout  le  pauvre  par- 
lement est  malade  à  Vannes.  Rennes  est  une  ville 
comme  déserte;  les  punitions  et  les  taxes  ont  été 
cruelles;  il  y  aurait  des  histoires  tragiques  à  vous 
conter  d'ici  à  demain  »;  le  4  décembre  :  «  Nous  som- 
mes toujours  dans  la  tristesse  des  troupes  qui  nous 
arrivent  de  tous  côtés  »;  ma  fille,  quand  je  vous 
mandais  tout  cela  et  bien  d'autre,  vous  entendiez 
que  je  ne  badinais  plus  et  que  je  plaignais  sincère- 
ment ceux  qu'en  loyale  sujette  du  roi  il  m'avait  bien 
fallu  d'abord  souhaiter  qu'on  châtiât,  mais  non  à  ce 
point  et  avec  cette  barbarie.  De  bonne  foi,  le  cœur 
finissait  par  me  soulever  au  spectacle  de  tant  d'hor- 
reurs :  petits  enfants  mis  à  la  broche  par  les  soldats, 
femmes  éventrées,   bourgeois  roués  vifs,   vieillards 


LETTRE  OUVERTE  DE  M"""  DE   SÉVIGNÉ  Uî) 

écartelés  et  dont  on  exposait  les  quartiers  aux  quatre 
coins  de  la  vuie.  Et  le  jour  qu'on  n'embrocha  plus, 
qu'on  n'éventra  plus,  qu'on  ne  roua  plus,  qu'on 
n'écartela  plus  et  qu'on  ne  fit  que  pendre,  eh  bien  ! 
oui,  ce  jour-là,  il  est  vrai  que  la  penderie  me  parut 
un  rafraîchissement... 

Ma  fille,  c'est  ce  mot  de  «  rafraîchissement  »  qu'on 
ne  me  pardonne  point  et  qui  me  fait  douter  si  les 
Bretons  d'aujourd'hui  savent  encore  le  français.  En 
détachant  un  mot  d'une  période,  que  ne  lui  ferait  on 
pas  dire  ?  Il  en  est  de  «  rafraîchissement  »  comine  du 
«  je  méprise  »  que  je  vous  citais  tout  à  l'heure, 
comme  d(  mes  plaisanteries  sur  les  miliciens  bre- 
tons, sur  les  façons  bretonnes,  sur  le  patois  breton, 
etc.  Pour  ce  qui  est  de  ce  dermer,  je  lui  fais  toutes 
mes  excuses  depuis  que  j'ai  appris  de  M.  de  la  Tour 
'd'Auvergne  qu'il  était  la  langue  du  paradis  terres- 
tre; mais  c'est  une  chose  qu'on  ignorait  générale- 
ment en  mon  siècle  et  qui  n'est  point  encore  accep- 
tée de  tous  les  bons  esf)rits.  Il  s'en  faut  si  bien  en 
retour  que  j'aie  médit  des  façons  bretonnes  qu'au 
contraire  mes  Lettres  ne  tarissent  point  d'éloges  à 
leur  endroit;  car,  d'avoir  raillé  quelques  noms  plus 
rocailleux  qu'il  n'est  permis  ou  déclaré  qu'il  y  avait 
sottise  à  m'honorer  au-dessus  de  mon  mérite,  cela 
ne  tire  point  à  conséquence  quand  on  a  dit  encore 
des  Etats  qu'il  n'y  avait  pas  une  province  rassem- 
blée qui  eût  un  aussi  grand  air  que  celle-ci,  que  tout 
y  est  vif  et  brillant,  qu'on  ne  sait  point  ce  que  c'est 
que  danser  si  l'on  n'a  point  vu  les  passe-pieds,  les 
menuets  et  les  courantes  de  Bretagne,  que  les  gen- 
tilshommes de  ce  pays  n'ont  point  leurs  pareils  pour 
ôter  et  remettre  leurs  chapeaux,  que  le  beurre  de  la 
Prévalaye,  avec  des  herbes  fines  et  des  violettes,  est 
une  chose  dont  on  ne  se  lasse  point  et  que  j'en  fai- 


100  LETTRE  OUVERTE  DE  M""^  DE   SÉ\T[GNÉ 

sais  des  beurrées  infinies...  Mais  ce  sont  toutes  mes 
lettres  des  Rochers  qu'il  faudrait  que  je  vous  recom» 
mençasse  !  Et  cependant,  ma  fille,  puisqu'il  n'est 
que  trop  constant  que  je  me  suis  un  peu  égayée  avec 
vous  des  recrues  de  M.  le  duc,  voici  un  autre  pas- 
sage de  ma  correspondance  qui  devait  effacer  et,  à 
tout  le  moins,  corriger  l'effet  du  premier  :  «  Le  régi- 
ment de  Carman  est  fort  beau  :  ce  sont  tous  Bas- 
Bretons,  grands  et  bien  faits,  au  dessus  des  autres, 
qui  n'entendent  pas  un  mot  de  français,  si  ce  n'est 
quand  on  leur  fait  faire  l'exercice,  qu'ils  font  d'aussi 
bonne  grâce  que  s'ils  dansaient  des  passe-pieds;  c'est 
un  plaisir  de  les  voir.  Je  crois  que  c'était  de  ceux  de 
cette  espèce  que  Bertrand  du  Guesclin  disait  qu'il 
était  invincible  à  la  tête  de  ses  Bretons  ».  J'avoue 
que  ce  sont  deux  jugements  qu'il  est  assez  difficile 
de  concilier  :  mais,  comme  le  disait  Corbinelli,  il 
n'y  a  que  Dieu  qui  doive  être  immuable  et,  ayant 
reconnu  mon  erreur  au  sujet  des  soldats  bretons,  je 
n'ai  point  cru  qu'il  y  fallait  persévérer.  On  a  retenu 
l'épigramme  :  on  ne  souffle  mot  du  compliment.  En 
bonne  équité,  est-ce  là  comme  on  agit  ?... 

Adieu,  très  parfaitement  aimée.  Cette  lettre  devient 
infinie  et  c'est  un  torrent  que  je  ne  puis  arrêter.Vous 
vous  demanderez  ce  qui  me  prend  de  vous  écrire, 
quand  nous  avons  toute  l'éternité  pour  converser  à 
loisir  ?  Il  faut  croire  que  nous  ne  dépouillons  point 
dans  la  mort  le  tout  de  nos  natures  mortelles  ou  que 
nous  retrouvons  ces  natures  à  l'instant  que  nous 
descendons  sur  la  terre  et  que  nous  nous  mêlons  aux 
vivants,  car  je  n'ai  pu  voir  sur  ma  table  cette  écri- 
toire  et  cette  plume  à  qui  je  mis  si  souvent  la  bride  à 
sur  le  cou,  sans  être  saisie  d'une  furieuse  déman-  i 
geaison  de  faire  trotter  encore  une  fois  mon  esprit, 
sur  le  papier.   Enfin,   ma  fille,   voilà  qui   est  fait. 


LETTRE  OUVERTE  DE  M"""  DE   SÉVIGNÉ  101 

Pour  conclure  en  trois  mots,  je  n'ambitionne  point 
une  statue  à  Vitré  :  si  l'on  m'en  eût  élevé  une,  j'en 
aurais  été  ravie;  si  je  n'en  dois  point  avoir,  je  m'en 
consolerai  en  relisant  Nicole  et  son  traité  sur  les 
moyens  d'entretenir  la  paix  entre  les  hommes.  Le 
meilleur  en  l'occurence  est  peut-être  de  faire  la 
morte.  C'est  une  chose  qui  m'est  très  aisée,  mais 
dont  vous  penserez  sans  doute  que  j'aurais  pu  m'avi- 
ser  plus  tôt. 

Pour  coine  conforwr. 

C.   L.  G. 


SUR  LA  PISTE 
DE  YANN-AE-GWENN. 


A  mes  amis  Morvaii-Goblet. 

Si  VOUS  le  voulez  bien,  mes  bons  amis,  aujourd'hui 
nous  prendrons  le  chemin  de  Plouguiel  (Côtes- 
du-Nord).  Le  ciel  d'été,  rafraîchi  par  une  averse  noc- 
turne, est  d'une  délicieuse  limpidité.  Et  le  pays  où  je 
vous  mène,  s'il  ne  s'appelait  déjà  le  pays  de  Yânn- 
ar-Gwenn,  mériterait  qu'on  l'appelât  le  pays  des 
sources. 

La  canicule  ne  les  a  jDoint  taries  :  elles  luisent  au 
creux  des  roches,  comme  de  beaux  yeux  humides; 
et,  d'autres  fois,  elles  se  dérobent  pudiquement  sous 
les  aulnes,  elles  courent  de  ravins  en  ravins  et  se  hâ- 
tent vers  la  mer  prochaine  et  maternelle.  On  ne  les 
voit  pas;  elles  ne  se  trahissent  çà  et  là  qu'à  une  lueur 
rapide,  —  comme  une  nymphe,  en  fuyant,  découvre 
un  bout  d'épaule  ou  l'éclair  d'une  hanche  allongée. 

Ce  sont  nos  Eaux-Douces  d'Armorique.  Et  le  fait 
est  qu'un  des  plus  beaux  domaines  qu'elles  arrosent 
a  reçu  de  son  premier  propriétaire,  M.  Tallibart  lan- 
cien,  qui  avait  été  l'horloger  en  chef  du  sultan,  le 
surnom  de  Constantinople.  M.  Tallibart  ne  poussait 
pas  la  passion  de  l'exotisme  jusqu'à  s'habiller  en 
mamamouchi  :  cependant  il  avait  copié  dans  sa  villa 
le  style  et  l'aménagement  intérieur  des  maisons  de 
Galata,  et  son  Castellic  était  une  réduction  de  Yldiz- 


SUR    LA    PISTE    DE    YAN»N-AR-(;\VENN  J03 

Kiosk  (1).  Renan  l"y  vint  voir  en  1884,  sous  couleur 
de  confronter  ses  impressions  d'Orient  ayec  ce  pay- 
sage du  Bosphore  transporté  sous  le  ciel  de  Breta- 
gne, et  peut-être  aussi  parce  que  cet  horloger  enri- 
chi au  service  du  Grand-Turc  était  le  frère  de  la 
petite  Noémi...  Mais  ce  n'est  ni  des  Tallibart,  ni  de 
l'auteur  des  Sot/rc/iirs  t/' Enfance  qu'il  s'agit  pour  le 
moment.  Plouguiel,  sans  eux,  se  suffit,  —  Plou- 
guiel,  nom  fait  de  mousse  et  de  miel,  dirait-on,  sou- 
pir qui  s'achève  en  un  accord  de  viole  !  Si  jamais 
pays  s'indiqua  pour  être  la  patrie  d'un  barde,  n'est- 
ce  pas  le  pays  qui  porte  un  nom  aussi  divin,  à  la 
fois  crépusculaire  et  matutinal  ?  Et  si  ce  n'est  pas  à 
Plouguiel,  en  effet,  que  naquit  celui  qu'on  appelait 
«  le  roi  des  chanteurs  l)retons  »,  c'est  à  Plouguiel 
qu'il  vécut,  qu'il  chanta,  qu'il  mourut. 
Essayons  de  l'y  retrouver. 


Ce  ne  sera  pas  très  difficile. 

Yann-ar  Gwenn,  ou,  comme  on  le  désigne  plus  fa- 
milièrement, Dall-ar-Gwenn  (l'aveugle  Le  Gwenn), 
est  vivant  ici  dans  toutes  les  mémoires.  Elles  s'ou- 
vrent spontanément  dès  qu'on  a  prononcé  son  nom 
et,  sans  qu'on  les  prie,  laissent  échapper  un  flot  de 
souvenirs.  La  popularité  de  l'aveugle  n'a  pas  souf- 
fert du  temps.  Elle  se  serait  plutôt  accrue  en  route. 
El»  cependant  Yann  est  mort  il  y  a  près  de  trois 
quarts  de  siècle,  —  vers  1860,  disais-je  dans  la  pre- 
mière série  de  L'Ame  Bretonne.  Je  me  trompais  de 

(l)  Nous  en  avons  vu  la  ))hotograpbie  chez  le  fils  de  M.  Tallibart 
qui  a  fait  abattre  ce  premier  Castellic,  trop  oriental  à  son  gré,  et  l'a 
remplacé  par  une  délicieuse  maison  bretonne,  œuvre  de  M.  Félix 
Olivier. 


i04  SUR    LA   PISTE 

onze  ans.  Un  fin  limier,  M.  Adam,  secrétaire  de  la 
mairie  de  Plouguiel,  s'est  mis  en  chasse  à  ma  prière 
et  a  fini  par  découvrir  l'acte  de  décès  du  barde, 
ainsi  libellé  : 

Extrait  des  registres  de  Vétat  civil  de  la  commune  de 
Plouguiel.  —  Du  trentième  jour  du  mois  de  décembre  mil 
huit  cent  quarante-neuf,  à  une  heure  du  soir,  acte  de 
décès  de  Jean  Le  Guen,  né  à  Plougrescant,  département 
des  Côtes-du-Nord,  âgé  de  77  ans,  profession  de  Poète  Bre- 
tonne {sic),  domicilié  à  Plouguiel,  décédé  le  29,  à  7  heures 
du  matin,  fils  légitimé  (sic)  du  défunt  Pierre  et  de  la 
Marie  (sic)  Arzur  et  époux  de  Marguerite  F'etibon.  —  La 
déclaration  du  décès  sus-mentionné  a  été  faite  par  Fran- 
çois Le  Tallec,  demeurant  à  Plouguiel,  âgé  de  58  ans,  pro- 
fession de  journalier,  qui  a  dit  être  beau-fils  du  défunt,  et 
par  Jean  Le  Déon,  demeurant  à  Plouguiel,  âgé  de  67  ans, 
profession  de  tailleur,  qui  a  dit  être  voisin  du  défunt.  — 
Lecture  donnée  de  ce  que  dessus,  les  comparants  et  té- 
moins ont  déclaré  ne  savoir  signer.  Constaté  suivant  la  loi, 
par  moi,  Charles  Adam,  maire,  officier  de  l'état  civil, 
soussignaiiT.  —  Signé  :  Adam. 

Nous  voilà  donc  fixés  avec  précision  sur  l'année,  le 
jour  et  l'heure  de  la  mort  du  roi  des  bardes.  Du 
même  coup  nous  apprenons  quel  était  l'âge  supposé 
du  défunt  et  dans  quelle  commune  il  était  né.  Gela 
nous  permettra,  le  moment  venu,  de  retrouver  son 
acte  de  naissance.  Aussi  bien  la  date  exacte  de  cette 
naissance  nous  sera  fournie  à  Plouguiel  même,  par 
un  autre  acte  de  l'état  civil,  celui  du  mariage  de 
Yann,  qu'on  lira  plus  loin.  Et  cet  acte  nous  servira 
également  à  redresser  les  erreurs  de  l'acte  de  décès. 


Je  ne  dis  rien  de  l'orthographe  fantaisiste  de  cet 
acte,  dont  l'auteur  était  évidemment  plus  familia- 
risé avec  la  langue  bretonne  qu'avec  la  française. 

Chose  plus  grave,  Yann-ar-Gwenn  y  est  appelé 


DE   YANN-AR-G\VENN  105 

Jean  tout  court  et,  d'autre  part,  on  le  donne  pour 
fils  «  légitimé  »  de  Marie  Arzur.  Du  moins  est-ce 
ainsi  que  mon  correspondant  a  cru  devoir  trans- 
crire le  nom  de  la  mère  du  barde.  Mais,  vérifica- 
tion faite  (et  je  l'ai  faite  moi-même),  le  registre  de 
létat  civil  porterait  plutôt  Areizun  qu'Arzur.  Il  n'y 
a  guère  d'Areizun  chez  nous.  Le  scribe  qui  recevait 
la  déclaration  de  François  Le  Tallec  et  Jean  Le  Déon 
a  dû  mal  entendre  et  s'en  tirer  par  un  vague  gri- 
bouillage. La  mère  du  barde  ne  s'appelait  en  effet 
ni  Areizun,  ni  Arzur,  mais  Henry. 

«  Légitimé  »,  à  son  tour,  est-il  une  graphie  défec- 
tueuse pour  «  légitime  »  ? 

Je  le  pense,  car,  dans  le  second  acte  dont  j'ai  pris 
copie  et  qui  est  antérieur  au  précédent,  Yann-ar- 
Gwenn  n'est  nullement  présenté  comme  un  enfant 
naturel,  que  ses  parents  auraient  ensuite  reconnu. 
Enfin  cet  acte  lui  restitue  son  second  prénom  :  Marie. 
Mais  le  scribe  —  sous  quelle  inspiration  ?  —  avait 
d'abord  écrit  François,  qu'il  a  biffe  d'un  gros  trait. 
Le  brave  Yann,  toute  sa  vie,  paraît  avoir  été  en  déli- 
catesse avec  l'état  civil.  Quant  au  titre  ronflant  de 
«  poète  bretonne  »,  que  lui  décerne  son  acte  de  décès, 
il  est  remplacé  ici  par  l'appellation  plus  modeste  de 
<(  chanteur  de  chansons  ».  Ce  que  l'acte  ne  dit  pas, 
c'est  que  ces  chansons  étaient  les  siennes. 

Mairie  de  Ploiiyuiel.  Arrondissement  de  Lannion.  Du  2S^ 
jour  du  mois  de  juin,  (in  IHIO.  —  .Acte  de  mariage  de  Jean- 
François-Marie  Le  Guen,  âgé  de  32  ans,  né  en  la  commune 
de  Plougrescant,  le  24  décembre  1774,  profession  de  chan- 
Teur  de  chansons,  demeurant  à  Plouguiel,  département  des 
Côtes-du-Nord,  fils  majeur  de  Pierre  Le  Guen,  âgé  de  65  ans, 
ei  de  Marie  Henry,  son  épouse,  âgés  de  64  ans,  journaliers, 
demeurant  à  Plouguiel  —  et  Marguerite  Petibon,  âgée  de 
26  ans,  née  en  la  commune  de  Plouguiel,  département  des 
Côtes-du-Nord,   le  1"  juillet  1779,   profession  de  filandière, 


106  SUR    LA   PISTE 

demeurant  à  Plouguiel,  département  des  Côtes-du-Nord, 
fille  majeure  de  feu  d'Anthoine  (sic)  Petlbon  et  de  Louise 
Le  Dû,  âgé  (sic)  de  62  ans,  mendiante,  demeurant  au  dit 
Plouguiel. 

Le  mariage  a  été  contracté  par  devant  Adam,  maire,  en 
présence  des  quatre  témoins  exigés  par  la  loi,  saA^oir  : 
Yves  Le  Cuer,  cultivateur;  Jean  Rollant,  cultivateur;  Jean 
Le  Maillot,  journalier;  Guillaume  Péron,  tailleur,  tous  de 
Plouguiel  et  amis  des  contractants. 

Marguerite  Petibon  survécut  à  son  mari.  Elle  l'ac- 
compagnait dans  ses  tournées  estivales  et  le  barde 
n'eut  pas  d'autre  compagne  jusqu'à  sa  mort.  Cepen- 
dant Olivier  Souvestre  parle  d'une  certaine  Fantik 
qui  lui  servait  de  commère.  Faut-il  donc  suspecter 
la  véracité  de  l'auteur  de  Mikaël  ? 

Gela  n'est  pas  nécessaire.  En  1792,  au  moment  où 
se  passe  la  scène  rapportée  par  Souvestre  (1),  Yann 
avait  vingt  ans.  Il  n'était  pas  encore  marié.  Mais, 
s'il  avait  déjà  embrassé  la  profession  de  chanteur 
ambulant,  il  fallait  bien,  étant  aveugle  «  depuis 
l'âge  de  sept  mois  »,  comme  lui-même  le  déclare  à 
la  fin  d'une  de  ses  complaintes,  que  quelqu'un  le 
convoyât  par  les  chemins.  Cette  Fantik,  en  somme, 
pouvait  fort  bien  être  une  de  ses  sœurs  cadettes,  si 
tant  est  que  Yann  eût  des  sceurs,  ce  que  j'ignore 
pour  le  moment. 

De  toutes  façons,  à  partir  de  1810,  apocryphe  ou 
réelle,  Fantik  disparut  de  la  vie  de  Yann-ar-Gwenn 
et  sa  place  fut  prise  par  Marc'harit  (Marguerite) 
Petibon  (2).  Les  différents  témoignages  que  j'ai  re- 

(1)  V.  JJAtne  hretoiiHc,  f''  série,  p.  i). 

(2)  «  Pas  du  tout,  me  riposta  spirituellement  Léon  Duracher.  Yann- 
ar-Gwenn  était  bigame.  11  le  faut  :  sans  quoi  je  te  défie  d'accorder 
Fantik  avec  Marguerite  Petitbon.  Tu  crois  tout  concilier  en  faisant 
de  Fantik  «  une  sœur  cadette  »  de  Yann-ar-Gwenn,  qu'elle  aurait 
conduit  à  Quimper  en  juillet  1792.  Fantik  proteste,  la  Fantik  d'Oli- 


DE   YANN-AR-r.\VENN  107 

cueillis  sur  cette  Marc'harit  à  Plouguiel  et  ailleurs 
la  représentent  comme  une  accorte  commère,  qui 
n'avait  pas  froid  aux  yeux,  comme  on  dit,  dont  l'hu- 
meur n'était  pas  toujours  des  plus  commodes  et  qui 
en  aurait  peut-être  fait  voir  de  vertes  à  son  mari,  si 
celui-ci,  en  sa  qualité  de  barde,  n'avait  disposé  de 
certains  secrets  pour  mater  les  femmes  acariâtres. 
Il  en  avait  d'autres,  sans  doute,  pour  les  maintenir 
dans  le  droit  chemin,  jnais  qui  se  perdirent  avec  lui, 


vier  Souvestie,  la  Fantik  de  Mikael,  hloareJi  hreton.  A  Quiruiier, 
Yann-ar-G\vcun  (18  ans  alors,  et  non  20)  se  faisait  conduire  par  nn 
enfant.  Tu  m'observeras  qu'un  enfant  peut  être  une  sœur  radette. 
Soit  !  Mais  au  pardon  de  Ruineng(il,  où  Mikael  rencontre  le  barde 
aveugle,  c'est  bien  sa  femme  qui  raccompagne  :  «  Fantik,  dit-il  à  sa 
jenivic,  en  jetant  sur  l'épaule  sou  sac  à  peau...  »  Je  cite  Olivier  Sou- 
vestre.  Eh  Ijien  .'  marmonnes-tu,  il  convient  de  considérer  ce  pardon 
comme  antérieur  à  1810.  Cai',  l'acte  de  mariage  du  barde  le  prouve,  «  à 
jjartir  de  1810,  Fantik  disparut  de  la  vie  de  Vann-ar-G\viinn.  et  sa 
place  fut  prise  par  Marc"harit  l'etitboii.  »  TnrUitutu  !  Au  début  de 
Mikael,  le  kloarek  lêve  près  d'un  étang  voisin  de  Morlaix,  par  un 
beau  soir  de  juillet  1858.  Quatre  jours  après  il  part  pour  Landé- 
vennec,  d'où  il  se  rend  au  pardon  de  Eumeugol.  Nous  sommes  donc 
en  18.58.  Tu  as  bien  lu  :  IHoS.  Relis  maintenant  l'acte  de  décès  de 
Yann-ar-G\venn,  que  tu  as  publié  dans  le  Breton  de  Paris  :  <(  Du 
30<=  jour  de  décembre  1H49...  »  Mikael  (ou  Olivier  iSouvestrc)  interroge 
à  Rumengol  en  1858  Yau-ar-Gwenn  mort  à  Plouguiel  en  18 19 ■'■'.' 

«  Moi,  ça  ne  me  gène  pas  :  je  sais  que  les  morts  ont  l'habitude  de  se 
promener  en  Bretagne.  La  nuit,  murmures-tu  :  mais  au  grand  soleil  1... 
Arrange-toi.  Si  tu  doutes  de  la  présence  de  Yanu-ar-Gwenn  au  pardon 
de  Rumengol  en  18ô8,  je  te  réplique  en  doutant  de  sa  présence  à 
Quimper  on  1792...!  » 

Mon  correspondant  avait  raison,  et  la  vérité  semble  bien  être  en  effet 
qu'Olivier  Souvestre  a  inventé  de  toutes  pièces  le  personnage  de 
Fantik  —  comme  il  a  imaginé  sa  lencoutre  avec  le  vieux  barde  en 
1868.  —  Ainsi  les  émigrés  cambriens  et  les  grognards  du  premier 
Empire  ne  pouvaient  croire  qu'Arthur  et  Napoléon  fussent  morts.  Les 
catégories  de  temps  et  d'espace  n'emprisonnent  que  le  commun  des 
hommes  :  un  Yanu-ar-Gwenu,  comme  Aithur  et  Napoléon,  leur 
échappe  nécessairement. 


108  SUR    LA   PISTE 

car  Marguerite  Petibon,  restée  veuve,  ne  put  long- 
temps se  plier  au  célibat.  Elle  se  défiait  encore  de  sa 
vertu  à  70  ans  !  Pour  lui  éviter  de  trop  rudes  assauts, 
elle  écoula  les  propositions  d'un  certain  Gratiet,  qui 
avait  le  même  âge  qu'elle,  et  convola  avec  lui  en 
justes  noces. 

—  J'aime  mieux  me  remarier,  disait-elle,  que  de 
risquer  un  accident. 

Et  elle  disait  à  d'autres  : 

—  Le  bon  beurre  se  fait  dans  les  vieux  ribots. 
^Nlarc'harit,  comme    Sancho,    avait    un    proverbe 

pour  toutes  les  circonstances. 


*  ♦ 


Nous  savons  déjà  que  Yann,  contrairement  à  l'opi- 
nion courante,  n'est  pas  né  à  Plouguiel,  mais  dans 
une  comnmne  voisine  :  Plougrescant.  A  son  tour, 
le  secrétaire  de  la  mairie  de  cette  commune,  M.  Lei- 
zour,  a  bien  voulu  compulser  pour  moi  les  anciens 
registres  paroissiaux.  Il  y  a  trouvé,  après  d'assez 
longues  recherches,  l'acte  de  baptême  que  je  trans- 
cris plus  loin.  En  m'^n  adressant  copie,  M.  Leizour 
me  faisait  remarquer  que  l'acte  de  décès  du  barde  — 
si  erroné  déjà  —  se  trompe  également  sur  l'âge  du 
défunt,  qu'il  dit  être  de  soixante-dix  sept  ans  :  Yann 
avait  seulement,  quand  il  mourut,  soixante-quinze 
ans  et  sept  jours. 

Extrait  des  registres  paroissiaux  de  Plougrescant.  —  Jean 
Marie  Le  Guen,  fils  légitime  de  Pierre  Le  Guen  et  de  Marie 
Henry,  né  le  24  décembre  mil  sept  cent  soixante-quatorze, 
a  été  baptisé  le  même  jour  par  le  soussignaut  recteur, 
Parein  et  Mareine  (sic)  ont  été  Jean  Le  Pruennec  et  Fran- 
çoise Perrieit,  qui.  avec  le  père  présent,  ont  déclaré  ne 
savoir  signer.  J.-M.  Le  Ny,  Recteur  de  Plougrescant. 


\ 


DE   YANN-AR-(;\VENN  109 

Le  24  décembre,  vigile  de  Noël  !  Ce  jour-là,  s'iis 
avaient  reçu  le  don  de  prophétie,  les  petits  cher- 
cheurs de  la  part  à  Dieu  qui  s'en  allaient  de  porte 
en  porte,  sur  les  routes  de  Bretagne,  pour  «  an- 
noncer la  bonne  nouvelle  »,  auraient  pu  annoncer 
aussi  que,  pareil  à  son  divin  Maître  et  guère  plus 
riche  que  lui,  dans  une  humble  chaumière  du  Tré- 
ÊTor,  le  roi  des  bardes  était  né. 


A  quel  moment  vint-il  se  fixer  sur  les  rives  du 
Jaudy,  au  pied  de  cette  éminence  rocheuse  qui  porte 
en  breton  le  nom  de  Grec'h-Suliet  ? 

On  ne  le  sait  trop. 

Suliet  dérive  du  verbe  sula  (rôtir,  flamber),  et 
c'est  une  épithcte  tout  à  fait  appropriée  à  cette  face 
orientale  des  berges  de  la  rivière  de  Tréguier,  qui 
reçoit  et  semble  absorber  dans  son  sol  calciné,  pres- 
que rouge,  les  ardeurs  d'un  soleil  qu'on  qualifie- 
rait volontiers  aujourd'hui  de  tropical  :  Grec'h-Su- 
liet équivaut  en  somme  à  notre  français  Côte-Rô- 
tie (1).  C'est,  présentement,  un  hameau  de  cinq  ou 
six  feux,  échelonnés  sur  le  flanc  gauche  d'un  petit 
chemin  raboteux  qui  conduit  obliquement  de  Kero- 


(1)  Comme  d'habitude,  le  nom  de  Crech-Suliet  est  estropié  sur  la 
carte  de  l'Etat- Major  et  sur  celle  des  chemins  vicinaux  et  y  devient 
Crech-Feuille.  Cette  déformation  s'explique  cependant  par  le  fait 
que,  sur  le  plan  cadastral  (carte  générale),  Crec'h-Suliet  est  appelée 
déjàCrec"h-Feuillet.  Sur  la  carte  détaillée  (section  B,  dite  sectior. 
de  Saint-Laurent),  nous  nous  rapprochons  du  nom  véritable  :  Crec'h- 
Feuillet  s'y  change  en  Crec'h-Suillet  (.«<•).  J'ajoute  que  la  commune 
de  Plouguiel  est  divisée  administrativement  en  quatre  sections; 
Crech-Suliet  fait  partie  de  celle  de  Saint- Laurent  (appelée  aussi  sec- 
tion de  la  Roche-Jauue), 


410  SUR    LA   PISTE 

tré  au  Jaucly.  La  grève,  à  cet  endroit,  dessine  une 
courbe  légère,  favorable  à  l'accostage  des  bateaux 
qui  vont  draguer  le  sable  ou  charger  le  goëmon 
d'épave  au  bas  de  la  rivière.  Ces  maisons  de  Grec'h- 
Suliet  ne  manquent  pas,  d'ailleurs,  dune  certaine 
élégance  rustique.  Toutes  sont  couvertes  en  ardoi- 
ses et  bordées  au  levant  de  minuscules  jardinets  en 
terrasses,  avec  des  muretins  à  hauteur  d'appui.  Mais 
on  chercherait  vainement  parmi  elles  la  maison  de 
Yann-ar-Gw^enn,  cette  maison  fameuse,  aveugle 
comme  son  maître,  et  que  Brizeux  a  décrite  sans 
l'avoir  vue,  d'après  un  croquis  publié  par  le  Maga- 
sin Pittoresque  de  1842.  On  aurait  même  quelque 
peine  à  repérer  son  emplacement,  n'était  un  pan  de 
mur  qui  s'en  est  conservé  par  miracle  et  un  prunier 
appelé  encore  aujourd'hui  le  «  prunier  de  Yann-ar- 
Gwenn  »  qui  se  trouvait  «  au  bout  »  du  clos.  Grâce 
à  ce  23an  de  mur  et  à  ce  prunier  et  en  s'aidant  du 
croquis  publié  par  le  Magasin  Pittoresque,  on  peut 
aisément  reconstituer  en  esprit  la  demeure  du  barde, 
qui  n'avait  pas  de  fenêtre,  en  effet,  dont  l'unique 
ouverture,  servant  de  porte,  était  tournée  vers  la 
grève  et  à  deux  ou  trois  mètres  seulement  d'une 
berge  très  déclive  que  le  flot  vient  battre  deux  fois 
par  jour.  Elle  était  coiffée  de  chaume  et  on  la  flatte 
peut-être  en  l'appelant  une  maison. 

—  C'était  plutôt  une  kraou,  une  crèche,  ce  qui 
explique  tout,  me  dit  mon  guide,  M.  Adam. 

—  Sans  doute,  me  confirmait  plus  tard  le  petit-fils 
de  Yann-ar-Gwenn.  Mais,  ajoutait-il,  avec  une 
nuance  d'orgueil,  la  kraou  appartenait  à  mon 
grand'père,  ainsi  que  le  touzil  (la  motte  de  terre) 
sur  laquelle  il  l'avait  bâtie. 

En  réalité,  je  crois  que  ce  «  touzil  »  faisait  partie 
d'une  friche  communale,  d'une  de  ces  terres  vagues 


DE    YANN-AR-G\VENN  I  1  I 

et  vaines,  ;r,>  luillius^  dédaignées  des  riverains  et 
qu'on  abandonne  au  premier  occupant.  Tant  de 
chaumes,  de  huttes  en  Bretagne,  qui  figurent  au- 
jourd'hui au  cadastre,  à  la  faveur  de  la  prescription 
trentenaire,  ont  été  bâtis  de  la  sorte  sur  des  bordu- 
res de  route  ou  sur  des  garennes  abandonnées  ! 

Yann  ar-Gv/enn  ne  s'en  montrait  pas  moins  très 
fier  d'avoir  une  maison  à  lui,  bâtie  de  ses  deniers,  si 
le  terrain  ne  lui  avait  coûté  que  la  peine  de  le  pren- 
dre, et  Brizeux  avait  parfaitement  raison  de  lui 
faire  dire  : 

Comme  cet  ancien  barde,  harmonieux  maçon. 
Chanteur,  avec  mes  chants,  j'ai  construit  ma  maison. 

•J'ajouterai  que  cet  aveugle,  dans  le  choix  du  sit^ 
où  il  voulut  fixer  ses  pénates,  s'était  montré  singu- 
lièrement plus  perspicace  cjue  bien  des  clairvoyants. 

Le  paysage  qu'on  embrasse  de  Grec'h-Suliet  est 
l'un  des  plus  beaux  de  cette  rivière  de  Tréguier  qui 
en  contient  tant  d'admirables.  Le  Jaudy,  à  marée 
haute,  y  mesure  bien  un  kilomètre  de  large,  et  des 
navires  de  600  tonnes  le  remontent  sans  effort.  Et, 
par  delà  le  fleuve,  toute  la  campagne  de  Trédarzec, 
avec  la  courbe  harmonieuse  de  ses  collines,  le  da- 
mier de  sa  culture,  ses  landes,  ses  bois,  ses  clochers 
qui  percent  le  feuillage,  se  déploie  devant  le  prome- 
neur. En  face  même  de  Crec'h-Suliet,  un  minuscule 
affluent  du  Jaudy,  dont  je  ne  sais  pas  le  nom,  s'est 
creusé  le  plus  charmant  des  lits  :  il  y  coule  sous 
d'antiques  verdures  qui  s'écartent  à  son  embouchure 
pour  faire  place  à  un  petit  estuaire  oii  le  flot  marin, 
retenu  par  une  digue-chaussée  —  le  car  pont  —  est 
conduit  dans  les  vannes,  jadis  seigneuriales,  d'un 
ravissant  moulin  de  la  Renaissance. 


112  SUR   LA  PISTE 


•    • 


Ce  beau  paysage,  Yann  ne  le  voyait  pas,  mais  il 
le  sentait.  Et  qui  peut  dire  si  sa  jouissance  ne  passait 
pas  la  nôtre  ?  Avez-vous  remarqué  que  presque  tous 
les  aveugles  sont  gais  ?  Celui-ci  ne  faisait  pas  excep- 
tion à  la  règle.  Sa  sensibilité,  plus  concentrée  que 
celle  des  clairvoyants,  percevait  des  nuances  qui 
leur  échappent  peut-être.  Grec'h-Suliet  est  voisin  des 
pinèdes  du  Castellic  et  ]"ouïe  du  barde  ne  pouvait 
manquer  de  recueillir  la  rumeur  de  ces  grandes 
orgues  aériennes,  qui,  mêlée  au  bruit  du  ressac  sur 
la  grève,  à  la  sonnerie  intermittente  des  cloches  de 
Plouguiel,  de  Trédarzec  et  de  Tréguier  et  au  chant 
des  bateliers  montant  ou  descendant  le  fleuve,  lui 
composait  la  plus  suave  des  symphonies. 

Sa  maison  était  bien  exiguë  sans  doute,  et  si  basse, 
nous  dit-on,  qu'on  n'y  pouvait  entrer  qu'en  pliant 
réchine.  Au  retour  de  ses  longues  randonnées  esti- 
vales, Yann  y  prenait  ses  quartiers  d'hiver.  Mais 
cette  alouette  des  sillons  ne  se  sentait  vraiment  à 
l'aise  qu'en  plein  air.  Tous  les  contemporains  sont 
d'accord  là-descus  :  dès  que  le  ciel  se  déridait,  Yann 
sortait  sur  sa  porte.  Il  se  «  cluchait  »  le  dos  au  mur 
et  restait  là  des  heures  et  des  heures,  remuant  ses 
lèvres  et  agitant  son  buste  d'un  mouvement  iso- 
chrone, de  haut  en  bas  et  de  bas  en  haut,  qui  était 
le  rythme  machinal  dont  s'accompagnait  chez  lui  le 
travail  de  la  composition.  Si  la  pluie  ou  le  froid  le 
consignait  au  logis,  on  l'y  trouvait  le  plus  habituel- 
lement assis  sur  son  chi/pot.  Vous  savez  que  ces  chi- 
pots  trégorrois  sont  de  grandes  boîtes  à  sel  de  forme 
ronde  qui,  munies  d'un  dossier  et  placées  dans  le 
coin  de  l'âtre,  peuvent,  en  effet,  servir  de  siège.  De 
là,  par  dérision,  le  surnom  de  chipots  donné  aux 


DE   YANN-AR-G\VENN  113 

chaires  à  prêcher.  On  dit  :  «  Pourvu  que  M.  le  Rec- 
teur ne  reste  pas  trop  longtemps  dans  son  chipot  !  » 
(Entendez  :  Pourvu  que  son  prône  ne  soit  pas  trop 
long  !). 

•  Et  voici  encore  un  détail  qu'on  retrouve  chez  tous 
les  contemporains  :  Yann,  quand  il  composait  ses 
chansons,  avait  à  portée  de  la  main  une  baguette  de 
saule;  se  défiant  de  sa  mémoire  et  ne  sachant  ni  lire, 
ni  écrire,  ni  compter,  il  faisait  une  coche  dans  la 
baguette,  après  chaque  couplet.  Le  châtelain  actuel 
du  Castellic,  M.  Tallibart  fils,  croit  même  se  souve- 
nir qu'il  y  traçait,  à  la  pointe  du  couteau,  d'autres 
signes  mnémotechniques,  «  de  manière  sans  doute 
à  reconnaître  au  premier  attouchement  la  chanson 
à  laquelle  se  rapportait  la  baguette  ".  Yann  liait 
ensuite  ces  baguettes  en  faisceaux  «  qui  constituaient 
sa  bibliothèque  ». 

Cependant  Yves  Le  Coz,  cultivateur  à  Kerotré,  qui 
le  fréquenta  aussi  dans  son  enfance  à  Crec'h-Suliet, 
sans  contester  les  baguette^,  ne  pense  pas  que  Yann 
en  fit  usage  chez  lui. 

—  Dehors,  bon  !  me  dit-il.  Mais  quand  il  travail- 
lait à  domicile,  ce  qui  était  rare,  du  reste,  l'aveugle 
procédait  autrement.  Je  l'ai  vu  opérer  et  je  sais 
comme  les  choses  se  passaient  :  à  chaque  couplet 
composé,  il  plantait  dans  le  mur  un  ihil  (1),* comme 
font  les  joueurs  de  boule  pour  marquer  leurs  points. 

C'est  un  des  hommes  les  plus  précieux  à  consulte^ 
sur  Yann-ar-Gwenn  que  cet  Yve^;  Le  Coz.  Il  est  âgé 
de  78  ans.  Il  avait  donc  seize  ans  à  la  mort  du  barde 
et  il  eut  tout  le  loisir  de  le  connaître,  Kerotré,  on  il 
habitait  et  où  il  habite  encore,  n'étant  qu'à  une  por- 


(1)  Goupille  (le  bois  pointu. 


1J4  SUR   LA   PISTE 

tée  de  fusil  de  Crec'h-Suliet.  M.  Adam  me  mène 
chez  lui,  par  un  sentier  de  traverse  qui  s'amorce  à  la 
grand'route.  Nous  le  trouvons  en  corps  de  chemise 
et  qui  faisait  la  sieste  dans  sa  grange.  11  n'a  pas  l'air 
autrement  flatté  de  notre  visite.  Il  se  dérange  à  peine 
pour  nous  accueillir  et  peste  intérieurement  sans 
doute  contre  les  malappris  qui  viennent  interrompre 
son  somme.  Mon  guide  est  obligé  de  le  secouer  par  la 
manche. 

—  Ewan,  allons  !  Réveillez-vous,  que  diable  !... 
Vous  savez  bien,  c'est  le  monsieur  qui  désire  parler 
avec  vous  de  Dall-ar-Gwenn. 

Magie  de  ce  nom  de  Le  Gwenn  qui,  après  tant 
d'années,  a  conservé  toute  sa  vertu  !  Mon  guide  ne 
l'a  pas  plus  tôt  prononcé  que  voilà  notre  dormeur 
sur  pied,  secouant  les  brins  de  paille  qui  se  sont  col- 
ins à  ses  cheveux  et  me  tendant  une  paume  calleuse, 
mais  large  ouverte. 

La  poignée  ^e  main  bretonne  —  vous  l'avez  peut- 
être  remarqué  ?  —  se  donne  horizontalement.  C'est 
tout  le  contraire  du  sha/ie-hands,  vertical  et  brus- 
que. Quand  deux  mains  l)retonnes  se  sont  saisies, 
elles  se  livrent  à  un  mouvement  de  balancier,  très 
lent,  très  doux,  qui  peut  durer  plusieurs  secondes  et 
même  des  minutes  ou  des  quarts  d'heure  entiers,  si 
leurs  proi^riétaires  viennent  de  fêter  Bacchus,  dieu 
propice  aux  longues  effusions.  Par  bonheur, 
Yves  Le  Coz  est  un  homme  sobre,  au  moins  sur  la 
semaine.  Notre  poignée  de  mains  n'excéda  pas  les 
habituelles  dimensions  chronologiques,  et,  à  la  sep- 
tième ou  huitième  reprise  au  plus,  je  recouvrai 
1  usage  de  ma  dextre.  Le  brave  homme  tâcha  seule- 
ment de  mettre  à  sa  pression  une  énergie  destinée 
à  compenser  la  faible  durée  d'amplitude  de  ses  oscil- 
lations. 


DE    YA.NN-AR-(;\VENN  11;î 

Grand,  sec  ei  droit,  ses  soixante-dix-huit  hivers 
ne  lui  ont  pas  fait  perdre  un  pouce  de  sa  taille. 
Avec  son  nez  pointu  connue  un  bec,  son  crâne  déme- 
surément allong-é  et  l'espèce  de  crête  ou  de  huppe 
que  dessine  au-dessus  du  front  son  poil  blanc  comme 
la.  neige  et  rêche  comme  du  chiendent,  il  a  Tair  d'un 
geai,  d'un  grand  geai  chenu,  le  Nestor  de  Tespèce... 

—  Ainsi,  dis-je,  pour  engager  la  conversation, 
vous  avez  connu  Yann-ar-  Gwenn  ? 

—  Si  je  l'ai  connu  !  Mieux  que  mes  père  et  mère, 
peut-être,  monsieur,  soit  dit  sans  offenser  leur  mé- 
moire. Quand  je  n'étais  qu'un  enfant,  le  vieux  Le 
Gwenn  m'honorait  déjà  de  son  amitié.  Ces  choses-là 
ne  s'oublient  pas.  Je  lui  rendais  de  menus  services, 
sans  doute.  Dans  les  débuts,  Yann,  qui  ne  savait  ni 
lire  ni  écrire,  se  rendait  à  Lannion  ou  à  Morlaix 
avec  ses  baguettes  et  y  dictait  ses  chansons  aux 
imprimeurs.  Mais  plus  tard,  quand  la  réputation  lui 
vint  avec  la  fortune,  il  prit  un  secrétaire... 

—  Un  secrétaire  ! 

—  Oui,  monsieur...  François  Le  Ruzic,  de  Ker- 
louc'h,  le  plus  savant  homme  à  la  ronde,  après  M.  le 
curé. C'était  toujours  Yann  qui  composait  les  chan- 
sons, mais  c'était  Le  Ruzic  qui  tenait  la  plume. 

—  Et  Le  Ruzic  gagnait  gros  à  ce  métier  ? 

—  Deux  sols  par  chanson.  Mais  Yann,  désormais, 
pouvait  dormir  sur  les  deux  oreilles.  Environ  la  mi- 
juin,  quand  le  blé  commence  à  épier  et  les  pèlerins 
à  bourdonner  autour  des  places  dévotes,  avant  de 
boucler  son  sac  et  de  se  mettre  en  route  pour  Saint- 
.)ean-du-Doigt  ou  Saint-Hervé-du-Ménébré,  il  repas- 
sait mentalemnt  son  répertoire  à  l'aide  de  ses  bâtons. 
Avait-il  oublié  un  couplet  ?  Si  son  secrétaire  n'était 
pas  là,  il  me  faisait  appeler.  J'avais  passé  deux  ans 
et  demi  à  l'école  et  je  savais  lire  :  je  n'avais  pas  de 


116  SUR    LA   PISTE 

peine  à  retrouver  sur  la  copie  de  Le  Ruzic  ou  sur 
r imprimé  le  couplet  qui  manquait  à  la  chanson. 

—  Et  comment  était-il,  au  physique,  ce  Yann-ar- 
Gwenn  ? 

—  Petit  et  gros,  monsieur,  —  à  peu  près  comme 
vous,  tenez  !  Oui,  oui,  c'est  tout  à  fait  cela,  sauf  la 
figure  qui  ne  ressemblait  à  aucune  autre  figure  au 
monde  et  qu'on  n'oubliait  pas,  une  fois  qu'on  l'avait 
vue.  Cette  figure-là,  monsieur,  on  aurait  dit  qu'elle 
riait  par  tous  ses  pores,  par  toutes  ses  rides.  Les 
yeux  eux-mêmes  ne  semblaient  clos  que  pour 
mieux  rire.  Ah  !  Yann-ar-Gwenn  n'engendrait  pas 
la  mélancolie,  je  vous  assure  !  Quand  il  passait  sur 
la  route,  filles  et  garçons  accouraient  sur  les  portes. 
Et  l'aveugle  jetait  une  facétie  à  l'un,  décochait  un 
quolibet  à  l'autre.  Je  le  vois  encore,  montant  la  côte 
de  Crec'h-Suliet  et  frappant  le  roc  de  son  bâton  ferré, 
un  bâton  de  houx  durci  au  feu.  On  n'aurait  pas  dit 
un  aveugle,  tant  u  iiiait  droit  et  sans  hésitation,  au 
moins  dans  les  chemins  de  par  ici,  qui  lui  étaient  fa- 
miliers. Il  mettait  son  honneur  à  s'y  diriger  seul.  Il 
ne  voulait  pas  de  convoyeur.  Ce  n'est  que  passé  Plou- 
guiel  qu'il  consentait  à  prendre  le  bras  de  Marc'harit. 
Encore  se  privait-il  quelquefois  de  sa  compagnie, 
comme  il  arriva  certain  jour  que  la  commère  ne  vou- 
lait pas  le  suivre  à  Lannion,  chez  son  imprimeur,  et 
où  il  lui  fit  accomplir  le  double  de  la  traite  pour  lui 
donner  une  leçon. 

—  Contez-moi  cela,  Yves  Le  Coz. 

—  Eh  bien  !  voilà,  monsieur.  Mais  il  faut  vous  dire 
d'abord  que  Yann-ar-Gwenn,  comme  tous  les  bardes 
nomades,  était  un  peu  sorcier.  Il  avait  des  secrets 
pour  «  faire  marcher  »  les  gens.  Donc,  un  jour  que 
Yann  avait  affaire  à  Lannion,  il  héla  sa  commère, 
qui  était  en  train  de  laver  au  douet  voisin.  Pour  être 


DE   YANN-AR-GWENN  117 

franc,  je  crois  qu'elle  travaillait  beaucoup  plus  de  la 
langue  que  du  battoir.  Tant  y  a  qu'elle  envoya  pro- 
mener notre  Yann,  qui  se  contenta  de  lui  répondre  : 
«  Bien  !  Bien  !  continue,  God  (1)...  Ne  te  presse  pas, 
ma  chérie...  Tu  as  de  bonnes  jambes  et  tu  seras  ren- 
due avant  moi  à  Lannion.  »  De  fait,  pas  plus  tôt  à  la 
Croix-Rouge,  qui  n'est  qu'à  une  pipée  d'ici,  il  voit 
arriver  Marc'harit,  tout  essoufflée.  «  Eh  !  là,  God, 
lui  crie-t-il,  où  cours-tu  ?  Nous  avons  le  temps,  ma 
chérie,  rien  ne  presse...  Enfin,  si  c'est  ta  fantaisie  de 
faire  deux  fois  la  route,  ne  te  gêne  pas.  Tu  me  trou- 
veras, au  retour,  dans  ce  fossé,  où  je  vais  ruminer 
une  chanson  en  fattendant.»  Marc'harit,  comme  une 
sonmambule,  poursuit  son  chemin  :  elle  ne  marche 
pas,  elle  galope.  La  voilà  rendue  à  Lannion.  Elle  s'en- 
•  quiert  de  son  mari  à  l'auberge  où  il  a  coutume  de 
descendre.  On  lui  répond  qu'on  ne  l'a  pas  vu. 
Inquiète,  elle  retourne  sur  ses  pas,  traverse  en  trom- 
be Trézeny,  Coatréven,  Camlez,  Kerménou  et  ne 
retrouve  son  mari  qu'à  la  Croix-Rouge,  autant  dire 
à  l'endroit  même  d'où  elle  était  partie.  «  Eh  bien  ! 
God,  lui  demande  alors  Yann-ar  Gwenn,  es-tu  con- 
tente de  ta  promenade  ?  Tu  ne  voulais  pas  m'accom- 
pagner,  pour  mes  affaires,  à  Lannion,  ce  matin  ?  Et 
voilà  que  tu  y  es  allée  et  que  tu  en  es  revenue  toute 
seule,  pour  rien,  dans  la  même  journée.  On  a  bien 
raison  de  dire  que  l'humeur  des  femmes  est  chan- 
geante !  )' 


*  1 


Le  brave  Yves  Le  Coz  m'en  aurait  conté  bien  d'au- 
tres sur  Yann-ar-Gwenn,  si  je  n'avais  été  obligé 
d'abréger  ma  visite  à   Kerotré.    Il   me   fallait  voir 

(1)  Un  des  diminutifs  bretons  de  Marguerite. 


118  SUR    LA   PISTE 

encore  cinq  ou  six  contemporains  du  barde,  préve- 
nus par  M.  xA.dam,  et  qui  m'attendaient  chez  eux. 
Mais  comme  ils  ne  firent,  presque  tous,  que  réjDéter 
ce  que  m'avait  dit  Le  Coz,  je  ferai  grâce  au  lecteur 
de  cette  partie  de  mon  enquête. 

Chez  M""  Gony,  cependant,  qui,  bien  qu'éprou- 
vée par  un  deuil  récent,  voulut  bien  nous  recevoir 
avec  cette  aménité  pleine  de  noblesse  qu'on  trouve 
encore  chez  quelques-uns  de  nos  cultivateurs,  je 
recueillis  une  anecdote  assez  curieuse  et  qui  vient  à 
l'appui  des  dires  de  mon  premier  interlocuteur  sur 
la  puissance  cabalistique  attribuée  au  vieux  barde 
ambulant. 

Certain  jour  qu'on  "taisait  des  crêpes  à  Kerotré, 
Yann-ar-Gwenn  vint  à  passer  et  entra  dans  la  cui- 
sine, alléché  par  la  fine  odeur  de  la  pâte.  Il  n'y  avait 
là,  par  hasard,  que  la  servante,  et,  soit  qu'elle  fût 
de  méchante  humeur,  soit  qu'elle  ne  connût  pas 
l'aveugle,  elle  négligea  de  lui  offrir  sa  part  du  festin, 
comme  c'est  l'habitude.  Yann  était  trop  fier  pour 
réclamer.  Il  ne  dit  rien  et  reprit  son  bâton. 
Il  était  déjà  loin  sur  la  rout^  de  Morlaix,  quand 
il  entendit  la  servante  qui  courait  après  lui 
en  criant  de  toutes  ses  forces  :  Komcril  ke  n'eil  ? 
Komerit  ke  iieil  ?  «  Ne  la  prendras-tu  pas  ?  Ne  la 
prendras-tu  pas  ?  »  En  même  temps  elle  lui  ten- 
dait une  crêpe  au  bout  de  son  éclisse.  Mais  elle  pou- 
vait s'égosiller  :  Yann,  ce  jour-là,  était  aussi  sourd 
qu'aveugle.  Il  continuait  paisiblement  son  petit  train, 
talonné  par  la  femme,  qui  continuait  de  lui  tendre 
la  crêpe  au  bout  de  l'éclisse  et  de  lu,i  crier  :  Komerit 
ke  n'eil  ?  et  il  la  mena  ainsi  jusqu'à  Morlaix,  où  il 
consentit  enfin  à  prendre  la  crêpe.  Sur  quoi,  le 
charme  cessa  et  la  servante  inhospitalière  put 
retourner  à  Kerotré. 


DE   YANN-AR-GVVENN  119 

Vous  ai-jt'  dit  que  Yann,  de  son  mariage  avec  ia 
Petibon,  avait  eu  deux  filles  :  Jeanne,  qui  épousa 
un  tailleur  nommé  Jacot  Raison,  et  Annan,  qui 
épousa  un  journalier  nommé  Le  Tallec  ? 

Je  ne  sais  ce  que  sont  devenus  les  Raison  qui, 
d'assez  bonne  heure,  émigrèrent  à  Trédarzec.  Quant 
aux  Tallec,  ils  eurent  un  fils,  qui  continue  d'habiter 
Plouguiel  et  qui,  demi-soldier,  travaille  la  terre 
chez  M.  Tallibart.  Il  est  marié  et  père  d'une  assez 
nombreuse  famille.  La  descendance  de  Yann-ar- 
Gwenn  n'est  donc  pas  près  de  s'éteindre.  Louis  Le 
Tallec  est  très  fier  de  son  aïeul  : 

—  Il  ne  m'a  rien  laissé,  pourtant,  me  dit-il,  pas 
même  son  talent  de  rimeur.  Mais  il  a  donné  à  ma 
mère  et  à  moi  ce  qu'il  n'avait  pas  lui-même  et  qui 
vaut  mieu.x  que  la  fortune  et  l'esprit. 

—  Quoi  donc  ? 

—  Des  yeux. 

Nouvelle  preuve  de  la  fausseté  de  l'axiome  :  nemo 
(Int  ([}{<><{  non  hnhet. 

Le  Tallec  convient  d'ailleurs  que  l'infirmité  de 
son  grand-père  ne  l'empêchait  pas  d'être  le  plus  gai 
des  hommes  :  privé  de  la  vue  dès  l'âge  de  sept  mois, 
Yann  ne  pouvait  mesurer  l'étendue  de  la  perte  qu'il 
avait  faite.  Ses  autres  sens,  et  notamment  le  sens  de 
la  direction,  s'étaient  prodigieusement  affinés  et  lui 
permettaient  de  se  débrouiller  dans  l'inextricable 
lacis  des  petits  chemins  trégorrois.  C'est  ce  que 
m'avait  déjà  dit  Yves  Le  Coz.  Mais  croirait-on  que 
Yann,  tout  aveugle  qu'il  était,  poussât  la  témérité 
jusqu'à  grimper  dans  les  arbres  du  Castellic  pour  y 
couper  sa  provision  de  bois  mort  ?  Et  lui-même, 
«i'après  M.  Tallibart,  faisait  ses  bourrées  et  les  por- 
tait à  Crec'h-Suliet  sur  son  dos  ! 


120  SUR   LA  PISTE 


*    1 


C'était  un  proverbe  en  ce  temps-là  qu'il  n'y  avait 
point  de  bon  pardon  sans  Yann-ar-Gwenn.  La  véné- 
rable mère  de  Gustave  Geffroy,  qui  était  de  Plougon- 
ven  (1),  me  le  confirmait  peu  de  temps  avant  sa  mort. 
Malgré  son  grand  âge,  elle  se  rappelait  très  bien 
l'aveugle,  sa  commère  et  son  chien. 

—  L'arrivée  de  Yann  dans  une  fête  ou  un  pardon 
mettait  toutes  les  têtes  à  l'envers,  m.e  disait-elle.  On 
quittait  tout  pour  l'entendre. Jamais  barde  populaire 
n'exerça  un  tel  prestige  sur  les  foules.  Il  y  avait  je 
Jie  sais  quoi  de  religieux  dans  l'attitude  de  son  audi- 
toire. A  certains  passages  de  ses  chansons,  les  pay- 
sans ôtâient  gravement  leur  chapeau.  Tous  l'hono- 
raient commue  un  homme  marqué  du  signe  divin... 

Et  M'"''  Geffroy  me  cita  ces  tierces-rimes  d'une 
complainte  de  Yann  qui,  après  soixante-dix  ans, 
chantaient  toujours  dans  sa  mémoire  : 

Gwechall  ar  nierc'hot  yaouank 

Na  evet  kel  ar  gwiii-arcient 

Hag  ha  choiiiet  pel  lur  ha  ktiaiit... 

«  Jadis  les  jeunes  filles  ne  buvaient  pas  d'eau-de- 
vie  et  demeuraient  longtemps  sages  et  belles...  » 

Si  nous  ne  possédions  de  Yann  que  ce  couplet,  on 
pourrait  en  conclure  qu'il  fut  un  poète  gnomique, 
une  manière  de  Solon  ou  de  Phocylide  armoricain. 
Et  l'on  se  tromperait  beaucoup.  Sans  doute,  il  ne 
dédaignait  pas,  à  l'occasion,  de  faire  un  petit  bout 


(1)  Elle  s'appelait  de  son  nom  de  jeune  fille  Delphine  Périer  de  la 
Peltiy  et,  m'a-t-elle  dit,  était  née  le  27  avril  1883  au  château  de 
Mézédein,  qui  appartenait  à  un  comte  de  Los,  marié  lui-même  à  une 
demoiselle  de  Montfort.  M'"*"  Geffroy  est  morte  le  7  octobre  1913,  à, 
Paris. 


i 


DE    YANN-AR-GWENN  121 

de  morale  aux  gens.  Mais  sa  jovialité  naturelle  repre- 
nait vite  le  dessus  et  il  était  surtout  à  l'aise  dans  la. 
facétie. 

Encore  fallait-il  qu'il  se  pliât  aux  exigences  de 
r  «  actualité  ».  Les  bardes  nomades  ont  été  les  pre- 
miers journalistes  de  la  Bretagne.  C'est  par  eux 
que  la  péninsule,  ensevelie  le  reste  du  temps  au  fond 
de  ses  landes,  entrait,  les  jours  de  foire  ou  de  par- 
don, en  communication  avec  le  monde  des  vivants  : 
catastrophes  maritimes,  tremblements  de  terre,  ba- 
tailles rangées,  mariages  princiers,  changements  de 
régime,  de  tout  cela  et  du  reste,  assassinats,  épidé- 
mies, etc.  ,  les  bardes  chargeaient  leurs  complaintes. 
Yann  était  bien  obligé  de  se  soumettre  à  la  loi  com- 
mune. C'était,  comme  ses  confrères,  essentiellement 
un  «  actualiste  ».  Tout  événement  lui  était  bon,  petit 
ou  grand,  et  il  travaillait  même,  au  besoin,  sur  com- 
mande. 

Que  d'épithalames  il  composa  ainsi,  qui  lui  étaient 
payés  d'un  gros  écu  de  six  livres  et  d'une  place  d'hon- 
neur à  la  tal)le  des  mariés  !  Une  vieille  femme 
d'Yzen-Laouen,  Françoise  Le  Quer,  m'a  chanté  celui 
qu'il  «  rima  »  en  l'honneur  de  sa  propre  fille  et  de 
son  gendre  Jacot  Raison.  Le  dit  .Jacques  ou  Jacot, 
par  désespoir  d'avoir  vu  sa  belle  causer  trop  tendre- 
ment, dans  un  pardon,  avec  un  rival,  n'avait-il  pas 
fait  la  sottise  de  s'engager  comme  remplaçant  —  lit- 
téralement d'aller  «  vendre  sa  peau  »  {gwerza  é  gro- 
chen)  chez  un  marchand  d'hommes  de  Tréguier 
{marc'' hadour  a  bréné  konscrivet)  ?  Il  revint  du  ser- 
vice au  bout  de  sept  ans  et  retrouva  sa  belle,  qui 
l'avait  attendu.  Tant  de  constance  de  part  et  d'autre 
valait  bien  quelques  rimes.  Yann-ar-Gwenn  ne  les 
marchanda  pas  aux  nouveau.x  époux.  Je  crois  même 
qu'il  contribua  aux  frais  de  la  noce.  Yann  n'aurait 


122  SUR   LA  PISTE 

pas  été  barde  jusqu'au  bout  s'il  n'avait,  comme  tous 
les  bardes,  mangé  son  bien  avec  son  revenu. 

—  Et  pourtant,  me  disait  Françoise  Le  Quer,  il 
gagnait  gros  comme  lui.  Quand  il  revenait  de  tour- 
née avec  sa  femme,  Marc'harit  avait  des  pièces  d'ar- 
gent cousues  tout  autour  d'elle,  dans  la  ceinture  de 
sa  jupe  ! 

Ces  pièces-là  n'ont  pas  toutes  roulé  à  la  rivière  et 
quelques-unes  ont  dii  prendre  le  chemin  des  auber- 
ges voisines.  Mais  n'anticipons  pas,  s'il  vous  plaît, 
et  revenons  à  l'œuvre  du  barde.  M.  Tallibart  m'a 
parlé  d'un  autre  poème  que  Yann  aurait  composé  a 
l'occasion  d'un  incident  héroï-comique  dont  Tréguier 
fut  le  théâtre,  vers  1840,  jDendant  les  fêtes  munici- 
IDales. 

—  Au  programme  des  réjouissances,  me  dit 
M.  Tallibart,  se  trouvait  une  course  à  la  nage  dont 
une  truie  était  l'enjeu.  Il  s'agissait  d'attraper  la 
truie  par  la  queue  et  de  la  ramener  sur  la  berge. 
Mais  la  queue  avait  été  fortement  suiffée  et  la  truie 
se  défendait  mordicus,  .\ucun  des  concurrents  ne 
parvint  à  l'attraper.  La  truie  fut  placée  «  sous 
séquestre  ».  D'où  un  concert  de  réclamations,  puis 
une  véritable  émeute.  Yann-ar-Gwenn,  qui  assistait 
à  la  scène,  sentit  sa  verve  s'éveiller  et  composa  sur 
ce  thème  une  chanson  qui  eut  un  succès  fou... 


Je  n'ai  pu,  malhe)ureusement,  me  procurer  ce 
chef-d'œuvre.  Il  a  eu  le  sort  commun  à  la  plupart 
des  productions  du  barde,  imprimées  sur  feuilles 
volantes,  et  qui  s'en  sont  allées  où  vont  toutes  les 
feuilles.  Aucune  bibliothèque  publique  n'a  pris  soin 
de  recueillir  cette  littérature  éphémère  de  nos  rhap- 
sodes nationaux... 


DE   YANN-AR-GWENN  123 

Regrettons-le.  C'est  chez  Haslé,  à  Morlaix,  que 
Yann-ar-Gwenn  faisait  ordinairement  imprimer  ses 
chansons.  Il  en  porta  cependant  tiuelques-unes  à 
mon  père.  Mais,  comme  ces  chansons  n'étaient  pas 
toujours  signées,  leur  attribution  reste  incertaine, 
exception  faite  pour  le  Débat  entre  VEau  et  le  Feu 
{Disput  entre  an  dour  hac  an  tan),  et  le  Débat  entre 
un  cordonnier  et  un  sabotier  [Disput  entre  ur  clie- 
reer  hac  ur  botoer  coat),  dont  les  envois  finaux  con- 
tiennent le  nom  de  l'auteur. 

Je  ne  puis  mieux  terminer  le  récit  de  mon  pèleri- 
nage au  pays  de  Yann-ar-Gwenn  qu'en  reproduisant 
ici  la  meilleure  —  qui  est  aussi  lu  plus  courte  —  de 
ces  deux  compositions.  Elle  n'est  plus  dans  le  com- 
merce. Et  c'est  donc  une  rareté.  Je  l'ai  trouvée  dans 
le  cahier  des  chansons  imprimées  à  Lannion,  chez 
mon  père,  et  qui  fut  mon  st'ul  héritage,  avec  la 
vieille  madone  en  granit  qui  décorait  la  niche  exté- 
rieure de  l'imprimerie  paternelle  et  qui  veille  au- 
jourd'hui sur  ma  maison  de  Trestraou. 

Mar  Kallaii  front  ar  feçon,  e  Teiiiu  da  ru-ia 
Eun  disput  a  neve  flaiu,  d'eueiii  divertissa. 
Savet  entre  ar  c'iiereer  liac  ar  botoer  coat 
Pa  vot  crc)<;-  en  eui'  boiitMil  it  daon  pot  diluai. 

O  daou  0  deus  pronietet  e  niige  digante, 
Goude  formi  eun  disput  excellant  entrese, 
Eun  doncen  vio  fritet  hac  eun  tam  bara  guen, 
Hac  eur  banne  da  effa  en  fin  ar  ganaouen. 

Mar  be  glebiet  an  anchen,  ar  bombard  a  zone, 
A  zilao  gant  parfeti  eun  darn  a  resono. 
Vit  ho  lacat  da  zisput  an  eil  oc'h  e  quile 
Ha  nen  pas  rima  notra  nemert  ar  virione. 

AR   BOTOER 

«  Er  gouan  ec'h  intentan.  pine  ar  botoer  coat. 
E  me  a  zen  da  viscan  treid  an  dud  dilicat; 


124  SUR   LA   PISTE 

Ha  te,  quereer  infam,  gant  ta  votou  1er, 

A  zigac,  ar  c'hlenvejo  hac  eun  nombr  a  vizer. 

AR    C'HEREER 

1 

«  Eun  tam  eo  estimet  huelloc'h  ma  état 

Evit  nen  deo  da  hini,  pot  ar  botou  coat. 

Ma  ranche  beajerrien  baie  gant  sorgello  (1), 

Et  nent  eun  anter  hirroc'h  oc'h  ober  campagno. 

AR   BOTOER 

«  Evit  prepari'ln  douar  de  lakat  an  trevat, 
Eo  eun  drar  necesser  cavet  eur  botou  coat; 
Ne  voeler  den  o  palat  er  parc  gant  botou  1er. 
Ha  c'hoas  e  fell  dit  laret  ne  n'on  qet  necesser  I 

AR    C'HEREER 

«  Goud  a  ran  ev  ar  botou  coat  a  gonserv  ar  yec'het 
Hac  a  brepar  an  douar  evit  lacat  an  ed, 
Evel  ma  c'her  da  redec  er  parc  gant  o  vejo, 
E  scanvoc'h  ar  botou  1er  evit  eur  sorgello. 

AR   BOTOER 

Pa  deui  an  erc'h,  hac  ar  scorn,  tiac  ar  gouan  kallet, 
E  ranko  ar  c'hereer  paca  e  vinaouet, 
Ha  me  doucho  an  arc'hant  partout  er  marc'hajo, 
Ha  te  a  sello  ouzin  ha  digor  da  da  c'heno. 

AR    C'HEREER 

«  Pa  enuo  ar  mis  meurs  hac  an  neue  amzer 
Da  visca  an  habijo  brao  hac  ar  boto  1er, 
Neuze  na  vo  istimet  netra  ar  boto  coat  : 
Ur  boto  1er  da  vale  a  so  traou  dilicat. 

AR   BOTOER 

«  Alliés  en  ranqes  mont  da  dy  ar  c'hivijer 
Ha  na  pe  nemet  tri  scoet  pe  eun  tri  scoet  anter 
Ha  me  laça  assembles  bete  c'huec'h  uguent  scoet 
Da  brena  ar  c'hoat  boto  ar  baysantet. 

(1)  Sorgello,  surnom  donné  aux  sabots  lâckes  et  faisant  du  bruit. 


DE   YANN-AR-C.\VENN  125 

AR    C'HEREER 

«  Goel  a  ze  dit,  ma  mignon,  pa  tens  cur  bern 

[arc'hant; 
An  neb  a  deus  nebeutoc'h  a  von  honesfamant. 
Me  a  deb  hic  ha  zouben,  ma  yod  da  greis-de  : 
Ordinal  ec'h  intentant  on  benêt  couls  a  te. 

AR   BOTOER 

n  Poent  eo  din  finissa.  rac  an  nos  a  dosta, 
Hac  an  hostis  a  jeno  pa  na  effomp  netra, 
Hac  a  roï  din  hon  c'honje,  coader  ha  q'ereer, 
Da  bartian  deus  he  dy  ha  mont  da  gaet  ar  guer. 

AR    C'HEREER 

«  Ebars  en  hostaleri  a  vo  rezonio. 
Disput  entre  ar  vignonet  ha  chass-bleo  enecho; 
Ar  c'hoste  créa  c'hone  ebars  en  peb  affer  : 
Mar  q'eres  m'a  vélo  »,  eme  ar  c'hereer. 

Goude  leis  cov  e  crogjont  vcl  daou  gliy  animet 
Ha  stagao  den  emjannan  evel  tud  malisset. 
Q'en  ha  rangas  an  hostis  q'emer  e  vas  ribot, 
Ha  sq'ei  voar  zin  discregui  an  fύon  no  oant  cro^:. 

Goullennomp  eur  chopinet  den  om  dispartia  : 
An  hostis  on  servijo  mar  deuomp  de  bea; 
Hac  evomp  pep  a  vemac'h  e  fin  ar  ganaoueun. 
An  oll  a  ranc  caout  boto  pe  vale  dierc'hen. 

An  hini  en  eus  rimet  an  disput  dilicat 
Savet  entre  eur  c'hereer  hac  eur  botoer  coat, 
En  eus  gret  meur  a  hini,  e  hano  Yann-ar-Guen. 
Hac  a  vêler  ordinal  en  fin  ar  ganaouen. 

TRADUCTION. 

Si  j'en  puis  trouver  la  manière,  je  rimerai  volontiers, 
pour  me  divertir,  un  débat  tout  flambant  neuf  qui  s'est 
élevé  entre  un  conidiuiier  et  un  sabotier.  I.a  bouteille  au 
poing,  ce  sont  deux  garçons  fort  délicats. 

Tous  deux  m'ont  promis,  si  je  conduisais  à  bien  leur 
débat,  une  douzaine  d'oeufs  fricassés,  un  chanteau  de  pain 
blanc  et  un  coup  à  boire  à  la  fin  de  ma  chanson. 


126  SUR    LA   PISTE 

La  bombarde  ne  sonne  que  si  l'auche  est  mouillée  et  elle 
sonne  alors  à  la  perfection.  Paur  former  un  débat  entre 
l'un  et  l'autre,  je  n'ai  qu'à  laisser  parler  la  vérité. 

LE    SABOTIER 

«  L'hiver,  dit  le  sabotier,  c'est  à  moi  qu'il  appartient  d'ha- 
biller les  pieds  des  gens  délicats,  tandis  que  toi.  cordon- 
nier infâme,  avec  tes  souliers,  tu  ne  leur  apportes  que  des 
maladies  et  nombre  de  misères. 

LE   CORDONNIER 

«  Ma  profession  est  estimée  un  peu  plus  haut  que  la 
tienne,  homme  des  chaussures  de  bois  1  S'il  fallait  que  les 
voyageurs  se  servissent  de  tes  sorgello.  Ils  mettraient  le 
double  de  temps  à  faire  l'étape. 

•  LE    SABOTIER 

«  Pour  disposer  la  terre  à  recevoir  la  semence,  c'est  une 
chose  nécessaire  d'avoir  des  sabots.  On  ne  voit  guère  de 
gens  bêcher  avec  des  souliers.  Et  tu  oses  dire  que  je  ne 
suis  pas  nécessaire  !... 

LE   CORDONNIER 

«  Je  sais  que  les  sabots  conservent  la  santé  et  qu'ils  pré- 
parent la  terre  à  recevoir  le  blé,  tout  de  même  que,  si 
l'on  passe  la  herse  (?)  sur  un  champ,  les  souliers  sont  plus 
légers  pour  courir  que  des  sorgello. 

LE    SABOTIER 

«  Quand  viendront  la  neige  et  la  glace  et  le  dur  hiver,  il 
faudra  que  l'alêne  du  cordonnier  fasse  trêve.  (Pendant  ce 
temps)  moi  je  toucherai  de  l'argent  partout  dans  les  foires. 
Toi,  tu  me  regarderas,  la  bouche  ouverte. 

LE   CORDONNIER 

«  Quand  le  mois  de  mars  arrivera  et  le  renouveau  et 
(que  ce  sera  le  temps)  de  revêtir  de  beatLx  habits  et  des 
chaussures  de  cuir,  alors  les  sabots  seront  estimés  moins 
que  rien.  Des  chaussures  de  cuir  pour  se  promener,  voilà 
le  délicat  I 


DE    YANN-AR-G\VENN  127 

LE    SABOTIER 

«  II  te  faut  souvent  aller  chez  le  tanneur.  Et  tu  n'as  sur 
toi  que  trois  écus  et  demi.  Mol,  d'un  seul  coup,  je  dépense 
jusqu'à  cent  vingt  écus  pour  acheter  le  bois  qui  sert  à  fabri- 
quer des  sabots  aux  paysans. 

LE   CORDONNIER 

-  Tant  mieux  pour  toi,  mou  ami,  si  tu  as  un  tas  d'argent! 
Les  gens  qui  en  ont  moins  vivent  quand  même  honnête- 
ment. Je  mange  viande  et  soupe  ot  ma  boutUie  à  midi  et 
je  prétends  vivre  aussi  bien  que  toi  à  mon  ordinaire. 

LE    SABOTIER 

<•  Il  est  temps  d'en  finir,  car  la  nuit  approche  et  notre 
hôte  fera  grise  mine  si  nous  ne  consouimons  pas.  Cordon- 
nier et  sabotier,  il  pourrait  bien  nous  donner  congé  et  nous 
mettre  à  la  porte  en  nous  priant  d'aller  (continuer  notre 
discussion)  chez  nous. 

LE   CORDON'NIER 

«  Il  va  y  avoir  du  grabuge  dans  l'hùtellerie.  dispute  entre 
amis  et  peut-être  crêpage  de  cheveux.  C'est  le  parti  le  plus 
fort  qui  l'emporte  en  chaque  affaire.  Si  tu  veux,  allons-y  », 
dit  le  cordonnier. 

Et  les  voilà,  le  ventre  plein,  qui  se  jettent  l'un  sur  l'au- 
tre, tels  deux  chiens  furieux,  et  qui  s'agrippent  et  se  gour- 
nient  comme  des  malfaiteurs,  au  point  que  l'aubergiste  est 
obligé  de  s'armer  d'un  bâton  à  riboter  et  de  cogner  dessus 
pour  leur  faire  lâcher  prise,  tant  ils  sont  bien  accrochés  ! 

Demandons  une  chopine  pour  les  départir.  L'aubergiste 
nous  servira  volontiers,  si  nous  le  payons.  Et  buvons  cha- 
cun un  coup  à  la  fin  de  la  chanson.  Il  faut  que  tout  le 
monde  ait  des  chaussures,  à  moins  de  marcher  pieds  nus. 

Celui  qui  a  rimé  ce  débat  ingénieux,  élevé  entre  un  cor- 
donnier et  un  sabotier,  celui-là  en  a  composé  bien  d'autres: 
son  nom  est  Jean  Le  Guen.  Et  vous  le  voyez  ordinairement 
a  la  fin  de  ses  chansons. 

Ceux  de  mes  lecteurs  qui  connaissent  le  breton 
n'auront  pu  manquer  d'être  frappés  par  la  verve 
abondante   de  ce  petit  poème  renouvelé  des  jeux- 


128  SUR   LA  PISTE  DE   YANN-AR-GWENN 

partis  du  moyen-â"ge,  qui  n'étaient  eux-mêmes  que 
des  façons  d'amébées.  La  fin  surtout  en  est 
magnifiquemnt  bachique.  Il  semble  qu'on  voie  les 
deux  humeurs  de  piot  rués  l'un  sur  l'autre  et  s'enla- 
çant  d'une  telle  étreinte  qu'il  faut  à  l'aubergiste, 
pour  les  séparer,  s'armer  du  bâton  à  riboter...  Voilà 
vraiment  qui,  malgré  l'indigence  de  la  langue,  est 
supérieur  aux  productions  habituelles  de  la  muse 
populaire  bretonne.  Et  que  dites-vous  de  ce  joli  vers 
qui  pourrait  servir  de  devise,  en  Bretagne,  à  tant  de 
rimeurs  : 

Mar  be  glebiet  an  anchen,  ar  bombard  a  zono... 

«  La  bombarde  ne  sonne  qu'autant  que  l'anche 
est  humectée  »  ? 

Ah  !  comme,  pour  ce  seul  vers-là,  Hédylos  le  Deip- 
nosophiste,  premier,  au  dire  d'Athénée,  des  gosiers 
lyriques  de  son  âge,  l'archidiacre  Gautier  Map,  re- 
nommé dans  le  sien  pour  sa  soif  inextinguible  au- 
tant que  pour  son  apertise  de  conteur,  Olivier  Bas- 
selin,  le  poète  des  Muids,  et  notre  ami  Gabriel 
Vicaire,  leur  digne  émule  et  pieux  continuateur, 
eussent  chéri  d'une-  dilection  sans  pareille,  fêté  et 
confirmé  dans  sa  royauté  bardique  le  bon  «  goliard  » 
Yann-ar  Gwenn  !  (1). 

(1)  V.  au  tome  I  de  l'Ame  i)  étonne  le  portrait  de  Yann-ar-Gwenn, 
œuvre  du  peintre  Nicolas,  de  Morlaix,  lui-même  apparenté  au  barde 
et  de  qui  descend  Marie-Pnuls  Salone,  la  jeune  et  vibrante  poétesse 
de  la  Maison  dans  la  bnitne. 


LAPRADE  ET  BRIZEUX 

(d'après  une  correspondance  inédite). 


Un  jeune  écrivain,  M.  Jean-Pierre  Barbier,  qui 
prépare  un  travail  sur  les  relations  de  Victor  de 
Laprade  et  de  Brizeux  (l),  a  bien  voulu  me  commu- 
niquer la  correspondance  —  malheureusement  frag- 
mentaire et  très  peu  nourrie  du  côté  de  Brizeux,  — 
échangée  entre  les  deux  poètes  de  1851  à  1856. 

Cette  correspondance,  demeurée  inédite  jusqu'ici, 
est  fort  piquante  par  endroits,  émouvante  souvent, 
un  peu  sombre  vers  la  fin  et  pourrait  prêter  à  un 
curieux  chapitre  d'histoire  littéraire.  Il  est  regretta- 
ble que  M.  Dorchain  n'en  ait  point  eu  communica- 
tion au  moment  où  il  publiait  son  excellente  édition 
des  Œfivres  de  Brizeux  :  elle  l'eût  aidé  à  préciser 
certains  traits  de  la  physionomie  morale  du  Virgile 
breton,  comme  l'appelait  son  émule  et  sœur  en  tris- 
tesse, Marceline  Desbordes-Valmore. 

En  1850,  revenant  d'Italie,  Brizeux  s'arrêta  quel- 
ques jours  à  Lyon  près  de  Victor  de  Laprade.  Je  crois 
bien  que  les  deux  poètes  ne  se  connaissaient  pas 
avant  cette  visite.  Ils  s'étaient  écrits  sans  doute;  ils 
avaient  échangé  leurs  vers;  ils  se  sentaient  une  cer- 
taine parenté  d'âme.  Les  Lyonnais  sont  presque 
aussi  mystiques  que  les  Bretons,  mais  ces  grands 

î5  (1)  L'étude  n'a  pas  paru.  La  guerre  éclatait  peu  après  la  publica- 
tion de  cet  article  et  Jean-Pierre  Barbier  fut  tué. 

9 


130  LAPRADE  ET  BRIZEUX 

nébuleux  ont  un  sens  très  fin  des  réalités  et  leur 
mysticisme  est  agissant  et  pratique.  Brizeux  fut  en- 
chanté de  l'accueil  de  Laprade;  Laprade  ne  fut  pas 
moins  ravi  de  la  «  fête  de  cœur  et  d'imagination  » 
que  Brizeux  lui  avait  donnée. 

Ce  sera  un  de  mes  plus  chers  souvenirs,  lui  écrivait-il  le 
6  avril  1851,  de  vous  avoir  eu  à  mon  foyer,  vous,  le  plus 
véritablement,  le  plus  complètement  poète  de  tous  par 
l'âme,  par  le  cœur,  par  la  vie.  Mon  rêve  perpétuel  à  été 
d'aimer  ceux  que  j'admire.  Dieu  soit  loué  mille  fois  pour 
ce  nom  d'ami  que  vous  me  donnez  ! 

Voilà  leur  intimité  nouée.  Brizeux,  qui  sait  ou  de- 
vine les  vœux  secrets  de  son  nouvel  ami,  s'est  tout 
de  suite  mis  en  campagne  pour  lui  et  a  tenté  de  lui 
gagner  Sainte-Beuve,  —  Sainte-Beuve  que  Laprade 
attaquera  si  violemment  un  jour  dans  sa  fameuse 
satire  des  Mvses  d'Etat,  mais  qu'en  attendant  il  ca- 
jole et  dont  un  article  le  «  charmerait  ».  Cet  article 
ne  venant  pas  et  Sainte-Beuve  même  se  montrant  as- 
sez mal  disposé  pour  l'auteur  des  Poèmes  évangéli- 
ques,  voire  pour  Brizeux,  dont  il  avait  prôné  les 
premiers  vers,  mais  dont  il  goûtait  moins  les  sui- 
vants, le  ton  change  d'une  lettre  à  l'autre  et  Laprade, 
sérieusement,  fulmine  contre  les  «  prévarications  » 
de  l'auteur  des  Lundis. 

Il  passera  la  moitié  de  sa  vie  à  démentir  la  première;  il 
suffit  maintenant  que  la  poésie  ne  soit  pas  quelque  part 
pour  qu'il  s'y  plaise.  Voilà  qu'il  prend  au  sérieux  les  creu- 
ses niaiseries  de  Pierre  Dupont,  des  bêtises  incendiaires 
par-dessus  le  marché  I  Je  pense  qu'il  veut  se  mettre  en 
règle  avec  la  République  rouge  et  qu'il  a  écrit  sous  l'im- 
pression de  la  guillotine.  Je  ne  sais  pas  où  vous  en  êtes  de 
votre  négociation  avec  lui  à  mon  sujet;  mais  il  me  paraît 
doublement  difficile  qu'après  avoir  loué  le  mélange  de 
clubs  et  de  basse-cour  qui  s'appelle  la  muse  populaire,  il 
puisse    parler    d'une    muse    aussi    peu    populaire    que   la 


LAPRADE  ET  BRIZEUX  ■  131 

mienne;   il   n'a  plus  de   foi   qu'au  succès;   quelque   jour   il 
louera  le  grand  style  de  Louis  Blanc  ! 

Si  jamais  apparut  la  vérité  du  mot  d'Horace  sur 
l'irritabilité  particulière  à  la  gent  poétique,  n'est-ce 
point  ici  ?  Sainte-Beuve  n'a  pas  encore  parlé  de  La- 
prade  et  il  a  parlé  sympathiquement  de  Pierre  Du- 
pont, —  Lyonnais  comme  Laprade  :  double  crime  ! 
Qu'on  le  pende,  qu'on  l'empale,  qu'on  l'étripe  et, 
en  même  temps  que  lui,  cet  infâme  Buloz,  à  qui  Bri- 
zeux  a  porté  des  vers  de  Laprade  et  qui  les  a  refu- 
sés ! 

Cela  n'empêche  nullement  Laprade,  d'ailleurs,  de 
renouveler  ses  tentatives  près  de  la  Renie  des'  Deux 
Mondes  et  il  n'a  garde  de  dire  à  Brizeux  :  «  Inter- 
rompez vos  négociations  avec  Sainte-Beuve  ».  Le 
fait  est  que  Brizeux,  insensiblement,  est  devenu  le 
chargé  d'affaires  en  titre  de  son  ami.  Il  voit  pour  lui 
les  critiques,  les  directeurs  de  revue,  les  éditeurs, 
et  ju.squ'aux  imprimeurs,  sans  parler  des  académi- 
ciens comme  Vigny  et  Barbier.  Les  Bretons,  qui 
s'entendent  si  mal  à  faire  leurs  propres  affaires, 
sentendent  très  bien  à  faire  celles  des  autres.  Bri- 
zeux, entre  ces  années  1851  et  1856,  se  multiplia 
vraiment  pour  Laprade.  Et  il  est  vrai  que  Laprade, 
qui  venait  d'épouser  M""  de  Parieu,  sœur  d'un  an- 
cien ministre  fort  lié  avec  Fortoul,  s'employait  de 
son  côté  à  faire  augmenter  la  pension  de  Brizeux. 
Cette  pension,  servie  par  le  ministère  de  l'Instruc- 
tion Publique,  était  de  1.200  francs;  les  efforts  com- 
binés de  Laprade  et  de  Barbier,  appuyés  d'une  dé- 
marche personnelle  de  Lamartine  près  de  Fortoul, 
la  firent  porter  à  3.000  francs.  Désormais,  Brizeux, 
qui  n'avait  pas  d'autre  moyen  d'existence,  put  man- 
der deux  fois  par  jour. 


132  LAPRADE  ET  BRIZEUX 

Le  succès  inespéré  de  Pnmel  et  Nola,  «  vendu  en 
sept  mois  à  1.100  exemplaires  »,  lui  allait  être  un 
nouveau  sujet  de  réconfort. 

C'est  un  succès  que  je  ne  croyais  plus  possible,  surtout 
pour  uu  livre  qui  le  mérite,  lui  écrit  d'Aurillac,  le  7  sep- 
tembre 1852,  Victor  de  Laprade.  On  aime  donc  encore  la 
vraie  poésie  !  Ce  succès  doit  bien  vous  encourager  et  com- 
penser bien  des  tristesses.  Je  m'y  associe  de  tout  mon  cœur, 
et  votre  lettre  m'a  rendu  gai  et  heureux  tout  un  jour,  mal- 
gré mes  rhumatismes.  Cette  joie  est  tout  entière  à  cause 
de  vous;  car  je  suis  très  loin  de  tirer  un  augure  favorable 
Ijour  mes  Poèmes  évangéliques.  D'abord  je  n'en  suis  pas 
satisfait,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien  je 
mets  cela  au-dessous  de  votre  fraîche  et  savoureuse  poé- 
sie; de  plus,  ce  n'est  guère  dans  les  conditions  du  succès  : 
le  monde  littéraire  m'appellera  jésuite,  le  monde  religieux 
me  croira  hérétique.  J'aurai  pour  moi  quelques  douzaines 
d'amis  et  six  cents  exemplaires  mettront  bien  sept  ans  au 
lieu  de  sept  mois  pour  s'écouler.  Mais  je  voudrais  n'avoir 
que  ce  sujet  de  tristesse.  Le  succès  et  le  bonheur  de  ma  pu- 
blication sera  par-dessus  tout  de  porter  moi-même  mon 
livre  dans  votre  chambre  et  dans  celle  de  quelques  autres 
amis  et  d'en  deviser  en  mangeant  des  huîtres,  un  autre  de 
mes  bonheurs  de  provincial  à  Paris.  Et,  à  propos  d'huî- 
tres, croyez  que  j'avais  religieusement  gardé  la  consigne 
du  fromage  du  Mont-d'Or  (s^c).  J'emploierai  mon  père,  qui 
est  un  dilettante,  à  la  recherche  de  l'idéal  du  genre.  Je 
bouillonne  d'impatience  d'arriver  à  Paris... 

La  lettre,  dans  son  négligé,  est  charmante,  pres- 
que enjouée,  avec  de  savoureux  détails  sur  les  pré- 
férences gastronomiques  des  deux  correspondants, 
dont  l'un  raffolait  des  huîtres  et  l'autre  du  mont- 
dore  :  elle  marque  le  point  d'épanouissement  de 
cette  amitié  poétique  qui  allait  décliner  et  se  faner 
si  rapidement. 

Que  s'était-il  donc  passé  entre  les  deux  poètes  ? 
Simplement  ceci  :  que  Brizeux,  qui  souhaitait  d'en- 
trer à  l'Académie,  qui  avait  même  commencé  ses  vi- 


LAPRADE   ET  BRIZEUX  133 

sites,  mais  sans  trouver  le  courage  de  poser  officiel- 
lement sa  candidature,  avait  eu  vent  que  Laprade 
travaillait  insidieusement  à  lui  couper  l'herbe  sous 
le  pied. 

Nous  n'avons  pas  la  lettre  de  Brizeux  qui  devait 
être  fort  dure;  mais  nous  avons  la  réponse  de 
Laprade.  Elle  est  du  12  août  1856  et  il  semble  bien 
qu'elle  dégage  la  responsabilité  de  l'auteur  des  S/pti- 
pltonies.  Quelque  ambiguïté  y  subsiste  cependant, 
du  moins  dans  la  seconde  partie,  qu'il  convient  de 
citer  intégralement  : 

De  tout  ce  qui  a  pu  se  passer  à  l'Académie,  je  suis  aussi 
complètpinenf  innocent  ((ue  ries  révolutions  d'Espagne  ou 
d'iTnlie.  Je  ne  m'en  suis  absolument  pas  mêlé  et  je  défie 
la  personne  qui  vous  a  dit  que  vous  deviez  m'appréheu- 
der  (le  prouver  j)ar  un  seul  lait  que  ce  mot  peut  s'interpré- 
ter autrement  que  dans  ce  sens  :  que  l'Académie,  tout  à  fait 
spontanément,  inclinerait  plus  de  mon  côté  que  du  vôtre. 
Que  voulez-vous  (|ue  je  fasse  à  cela  ?  Je  ne  me  suis  jamais 
présenté;  je  n'ai  parlé  de  candidature  que  pour  m'en  défen- 
dre et  rappeler  vos  titres  en  les  appuyant.  Faut-il,  sans 
jamais  m'être  mis  en  avant,  qwe  j'écrive  au.\  membres  de 
r.\cadémie  que  je  leur  interdis  de  penser  à  moi  pour  un 
fauteuil  ? 

\  la  prochaine  vacance,  il  est  très  probable  que  je  ne  me 
mettrai  jias  sur  les  rangs  plus  qu'à  la  dernière;  mais,  s'il 
arrivait  qu'un  autre  que  vous  dût  être  nommé  dans  le  cas 
où  je  refuserais  de  me  présenter,  trouveriez-vous  bon  et 
avantageu.x  à  vous-même  que  je  laisse  passer  un  tiers  à 
notre  commun  détriment,  au  lieu  de  profiter  des  chances 
que  la  nature  des  choses  m'aurait  ménagées  ?  Le  cas  peut 
se  présenter;  aussi  j'ai  di  vous  poser  cette  question.  Jus- 
qu'ici, j'ai  agi,  non  pas  seulement  avec  la  plus  scrupu- 
leuse loyauté,  mais  avec  un  désintéressement  complet.  Il 
est  difficile,  impossible  peut-être,  de  vous  guérir  du  soup- 
çon :  cela  m'est  aujourd'hui  prouvé.  Néarmioins,  je  me  suis 
promis  une  chose  à  moi-même  et  je  vous  l'énonce  sans  pro- 
testation aucune,  parce  que  je  n'ai  pas  la  prétention  de 
vous  convaincre  :  je  ne  me  présenterai  pas  à  l'Académie  à. 


134  LAPRADE  ET  BRIZEUX 

votre  détriment;  je  ne  ferai  pas  le  moindi'e  acte  de  candi- 
dature, s'il  ne  m'est  pas  prouvé  (de  l'avis  de  gens  auxquels 
vous  et  moi  pourrions  nous  en  rapporter)  que  je  risque,  en 
ne  rne  présentant  pas,  de  laisser  nommer  un  tiers  au  lieu 
de  nous  deux.  _ 

L'éventualité  envisagée  dans  ces  dernières  lignes 
se  réalisa,  comme  on  sait  :  candidat  à  l'Académie 
l'année  suivante  (1857),  Laprade  n'échouait  que 
d'une  voix  et,  plus  heureux  le  11  février  1858,  il  suc- 
cédait à  Musset  par  17  voix  contre  15  données  à  Jules 
Sandeau. 

Brizeux,  malade,  rongé  de  dégoût  plus  encore  que 
de  phtisie,  se  traînait  pendant  ce  temps  de  Mar- 
seille à  Brest  et  de  Brest  à  Montpellier.  Quand  il 
apprit  l'élection  de  son  ancien  ami,  il  relut  sa  der- 
nière lettre,  s'arrêta  à  la  phrase  :  «  Il  est  difficile^ 
impossible  peut-être  de  vous  guérir  du  soupçon  »,  la 
souligna  d'un  large  trait  de  crayon  et,  en  renvoi,  au 
bas  de  la  page,  écrivit  :  «  Avais-je  tort  ?  » 


LA  MAISON  MORTUAIRE 
D'É]MILE  S0UVE8TRE 


C'est  à  peine  si,  au  cours  des  derniers  événements, 
quelques  journaux  ont  parlé  de  l'inauguration  qui 
vient  d" avoir  lieu  à  Montmorency.  Inauguration  très 
simple,  à  vrai  dire.  Il  ne  s'agissait  que  dune  plaque 
commémorative  posée  sur  la  maison  où  est  mort 
Emile  Souvestre,  le  5  juillet  1854,  et  dont  un  comité, 
présidé  par  M.  Olivier  de  Gourcuff,  a  fait  généreu- 
sement les  frais. 

Je  n'assistais  point  à  la  cérémonie  et,  quoique  Bre- 
ton, n'y  avais  point  été  prié  d'ailleurs.  Je  ne  savais 
même  point  qu'elle  dût  avoir  lieu  et  j'ignore  donc 
encore,  à  cette  heure,  sur  quel  document  s'est  ap- 
puyé l'érudit  M.  de  Gourcuff  pour  déterminer  avec 
précision  l'endroit  de  Montmorency  où  le  catholique 
auteur  des  Derniers  Bretons  s'éteignit  dans  les  bras 
d'un  pasteur  protestant.  Une  longue  et  minutieuse 
enquête  récemment  menée  par  Léon  Durocher  n Sa- 
vait donné  aucun  résultat  décisif.  Un  moment  notre 
confrère  avait  cru  tenir  la  piste.  L'architecte  J.  Pon- 
sin  ne  lui  avait-il  pas  assuré  que  Souvestre  était 
mort  au  n"  22  de  la  rue  Grétry  ?  La  maison,  qui  fut 
bâtie  en  1848,  est  habitée  aujourd'hui  par  un  myco- 
logue, M.  Boudier,  membre  correspondant  de  l'Aca- 
démie des  Sciences  et  de  l'Académie  de  Médecine. 
Mais  M.  Boudier,  qui  n'est  point  de  la  première  jeu- 


J36  LA  MAISON  MORTUAIRE 

nesse  pourtant,  n'a  aucun  souvenir  du  prédécesseur 
qu'on  veut  lui  donner.  En  outre,  M.  Jacques  Bertil- 
lon  tient  de  son  père,  médecin  à  Montmorency,  qu'il 
vit  un  jour  «  entrer  dans  son  jardin,  sur  un  cheval 
couvert  de  sueur,  une  belle  jeune  fille,  le  visage  bai- 
gné de  larmes,  ses  cheveux  inondant  ses  épaules  ». 
C'était  une  des  demoiselles  Souvestre,  dont  le  père 
«  habitait  Soisy  »  et  qui  venait  le  supplier  d'accou- 
rir auprès  de  l'auteur  des  Derniers  Bretons  frappé 
d'apoplexie.  Touché  de  cet  accent  et  par  le  désor- 
dre pathétique  de  sa  visiteuse,  l'excellent  praticien 
ne  voulut  même  pas,  à  en  croire  M.  Jacques  Bertil- 
lon,  «  perdre  le  peu  de  temps  nécessaire  pour  seller 
son  propre  cheval.  Il  était  vigoureux  et  très  alerte;  il 
sauta  sur  le  cheval  de  M"^  Souvestre  et  la  prit  en 
croupe.  Quand  il  arriva,  le  pauvre  Souvestre  était 
mort». 

Il  était  mort.  Mais  où  était-il  mort  ?  A  Soisy, 
comme  l'assure  M.  Bertillon  ?  A  Montmorency, 
comme  l'affirme  M.  Ponsin  ?  M"""  Beau-Souvestre, 
consultée,  ne  put  tout  d'abord  se  prononcer. 

«  J'étais  alors  presque  une  enfant,  écrivait-elle  à 
Léon  Durocher,  et,  quoique  cette  demeure  (il  s'agit 
de  celle  où  est  mort  son  père)  soit  associée  dans  ma 
pensée  à  des  heures  tragiques,  le  nom  de  la  rue,  le 
numéro  de  la  maison  sont  bien  effacés  de  ma  mé- 
moire, et  je  ne  vois  aucun  moyen  de  reconstituer  ce 
passé  ». 

Un  peu  plus  tard,  M"*^  Beau  se  montra  plus  affir- 
mative. Ayant  eu  connaissance  par  notre  confrère 
du  récit  de  M.  Jacques  Bertillon,  elle  fit  subir  à  ce 
récit  un  petit  travail  de  mise  au  point  qui  semblait 
propre  à  tout  concilier.  M™^  Beau  était  en  effet  cette 
même  demoiselle  Souvestre  que  le  chef  des  travaux 
anthropométriques  de  la  ville  de  Paris  nous  peint 


d'kmile  souvestre  137 

accourant  chez  son  père,  comme  une  héroïne  de 
Feuillet  ou  de  George  Sand,  «  sur  un  cheval  couvert 
de  sueur,  ses  cheveux  inondant  ses  épaules,  etc.  » 
M""-  Beau  ne  conteste  point  le  cheval,  mais  elle  craint 
pourtant  que  l'anecdote,  exacte  dans  son  fonds,  ne  se 
soit  «  parée  »,  chez  M.  Bertillon,  d'un  certain 
«  romanesque  ». 

«  Je  puis  dès  maintenant,  écrivait-elle  à  M.  Duro- 
cher,  le  31  août  1909,  situer  ahsolument  la  maison 
habitée  par  mon  père  rue  Grétry,  où  nous  avons 
passé  deux  saisons  d'été  en  deux  maisons  différen- 
tes. Une  première  année,  nous  demeurâmes  Maison 
des  Bains  (où  habitait  aussi,  dans  un  pavillon  en 
recul,  Rachel);  l'année  suivante,  un  peu  plus  loin  du 
centre  de  Montmorency  et  du  même  côté  de  la  rue. 
Peut-être  ces  très  faibles  renseignements,  mais  très 
exacts,  pourront-ils  fixer  votre  religion.  Il  ne  serait 
pas  surprenant  que  la  vieille  masure,  que  M.  Le 
Jean  (un  des  auteurs  de  la  Biographie  Bretonne,  qui 
avait  fait  visite  à  Souvestre  quelques  années  aupara- 
vant et  qui  pai'lo  de  cette  visite  dans  sa  notice)  dé- 
core du  titre  de  «  joli  cottage  »,  ait  été  remplacée 
par  une  maison  habitable;  il  est  certain  qu'elle  ne 
peut  plus  être  debout  et  que  le  seul  emplacement 
peut  être  recherché  et  déterminé  ». 

Plus  heureux  que  Léon  Durocher,  M.  de  Gourcuff 
est-il  parvenu  à  «  déterminer  »  cet  emplacement  ? 
Nous  aimerions  fort  le  savoir.  Comme  on  l'a  déjcà 
fait  remarquer  ci-dessus,  le  numéro  22  de  la  rue 
Grétrv,  où  M.  Ponsin  et  la  tradition  locale  veulent 
que  soit  mort  Souvestre,  date  de  1848,  époque  où  la 
maison  fut  bâtie  par  un  certain  M.  Court  au  lieu  dit 
«  Le  Clos  Divat  ».  Voilà  qui  ne  s'accorde  guère  avec 
l'affirmation  de  M""  Beau-Souvestre,  laquelle  assure 
que  la  maison  où  est  mort  son  père  «  ne  peut  plus 


138  LA  MAISON  MORTUAIRE 

être  debout  »  et  a  dû  être  «  remplacée  »  par  une  au- 
tre maison.  Si  M.  de  Gourcuff  a  découvert  cette 
maison,  tout  va  bien;  s'il  ne  Ta  point  fait,  on  est  en 
droit  de  juger  assez  sévèrement  sa  tentative,  qui 
n'allait  à  rien  moins  qu'à  dépouiller  M.  Durocher 
des  fruits  d'une  laborieuse  enquête. 

* 
*  * 

En  retour  et  sur  la  nature  même  de  l'hommage 
rendu  à  l'auteur  des  Derniers  Bretons,  je  suis  tout 
à  fait  à  mon  aise  pour  louer  M.  de  Gourcuff  et  le  féli- 
citer de  ses  efïorts.  L'orateur  qu'il  avait  choisi  pour 
célébrer  Souvestre  n'a  pu  manquer  de  s'acquitter 
de  cette  tâche  avec  son  talent  habituel.  C'était  M.  Ca- 
mille Le  Senne,  l'inventeur  du  «  feuilleton  parlé  » 
et  l'un  de  nos  critiques  les  plus  avertis. 

Je  doute  pourtant  que  M.  Le  Senne,  très  compé- 
tent pour  disserter  du  Souvestre  romancier  et  au- 
teur dramatique,  ait  été  aussi  bien  renseigné  sur  un 
troisième  Souvestre  moins  répandu,  moins  accessi- 
ble aux  esprits  parisiens  et  qu'on  peut  appeler  le 
Souvestre  traditionnaliste.  Or,  c'est  ce  Souvestre  et 
point  d'autre  qui  a  quelque  chance  de  survivre  et 
qu'on  peut  tenir  sans  trop  d'exagération  pour  un 
précurseur.  De  la  masse  incroyable  de  romans  à  ten- 
dance piétiste  accumulée  par  ce  Breton  dévoyé,  s'il 
surnage  quelque  chose,  c'est  uniquement  les  livres 
où  il  abdique  le  ton  prédicant  et  se  contente  de  dé- 
crire sa  province.  On  ne  lira  plus  —  et  de  fait  qui 
donc  dès  aujourd'hui  les  lit  ?  —  Un  Philosophe  sous 
les  toits,  le  Mémorial  de  la  Famille,  les  Soirées  de 
Meudon,  Sous  la  Tonnelle,  le  Mendiant  de  Saint- 
Roch,  etc.,  etc.  qu'on  lira  encore,  au  moins  en  Bre- 
tagne,   le  Foyer  Breton,    les   Derniers  Bretons,    les 


d'enhle  souvestre  139 

Souvenirs  d'un  Bas-Breton.  Excellents  ouvrages  qui 
suffisent  amplement  à  la  gloire  de  leur  auteur  ! 
Aussi  bien  ne  sais-je  pas  d'écrivain  chez  qui  le  vieux 
mythe  d'Antée  trouve  une  application  plus  directe  : 
chaque  fois  qu'il  descendait  de  son  évangélisme  et 
touchait  le  granit  natal,  Souvestre  recouvrait  ins- 
tantanément cette  vigueur  et  cette  saveur  si  remar- 
quablement absentes  du  reste  de  son  œuvre;  dès  que 
la  «  vertu  celtique  »  ne  le  soutenait  plus,  il  redeve- 
nait le  plus  fade,  le  plus  lymphatique,  le  plus  mor- 
tellement ennuyeux  de  tous  les  écrivains  de  sa  géné- 
ration. 

Qu'on  ait  fait  en  Suisse  un  succès  à  cet  écrivain- 
là,  je  le  veux  bien  et  je  le  conçois  parfaitement.  II 
n"est  pas  moins  vrai  que  —  littérairement  parlant  — 
le  plus  grave  mécompte  qui  pouvait  arriver  à  Sou- 
vestre était  de  déserter  sa  tradition  et  sa  race.  On  n'a 
rien  négligé  autour  de  lui  pour  l'y  aider  et  il  me 
faut  bien  ajouter  que  le  caractère  même  de  l'auteur 
offrait  une  prise  singulière  à  la  passion  zélatrice  de 
ses  nouveaux  amis. 

Que  nous  sommes  loin  de  Renan  et  de  l'heureux, 
du  souriant  tempérament  trégorrois  !  C'est  un  ha- 
sard qui  a  placé  le  berceau  de  Souvestre  sur  la  rive 
droite  du  Queffleuc'h.  Moralement  et  physiquement, 
rhomnie  est  léonard  de  la  tète  aux  pieds;  il  a,  de 
cette  race  austère  et  triste,  le  front  carré  et  l'humeur 
puritaine. J'ai  toujours  été  surpris  que  la  Réforme  ait 
fait  si  peu  d'adeptes  dans  le  Léon.  Le  clergé  catholi- 
que, qui  s'y  est  montré  plus  que  partout  ailleurs, 
au  x\i*  siècle,  l'ennemi  des  danses  et  des  chants,  qui 
y  a  éteint  toute  inspiration  profane,  qui  y  a  interdit 
les  veillées,  qui  y  a  proscrit  du  costume  féminin  les 
galons  et  les  colifichets,  semblait  préparer  incons- 
ciemment le  terrain  à  quelque  Wesley  ou  à  quelque 


440  LA  MAISON  MORTUAIRE 

John  Knox  bas-breton.  Celui-ci  ne  s'est  pas  pré- 
senté :  le  Léon  est  resté  catholique,  mais  avec  je  ne 
sais  quoi  de  roide  et  de  sombre  qui  s'est  encore  ag- 
gravé chez  Souvestre  et  qui  le  disposait  à  chercher 
dans  une  foi  étrangère  les  satisfactions  morales  qu'il 
ne  trouvait  plus  dans  la  sienne. 

Entendons-nous.  M.  Marcel  Guieyesse,  dans  une 
communication  récente  au  Fureteur  Breton,  certi- 
fiait que  Souvestre,  tout  en  «  évoluant  un  peu  vers 
le  milieu  protestant,  ne  dut  certainement  pas  y  adhé- 
rer officiellement,  ni  définitivement  »,  —  ce  qui 
n'empêche  pas  que  ses  enfants  reçurent  une  «  éduca- 
tion protestante  »  et  que  lui-même  fut  enterré  par  le 
pasteur  Paschoux. 

L'adhésion  tacite  au  protestantisme  est  donc  pa- 
tente, à  défaut  de  l'adhésion  écrite,  et  l'on  n'a  point- 
ici  à  en  faire  un  grief  ou  un  mérite  à  Souvestre,  qui 
fut,  en  tout  état  de  cause,  un  homme  d'une  excep- 
tionnelle moralité  et  d'une  admirable  dignité  de  vie. 
Nous  concevons  sans  peine  que  les  deux  Coquerel 
aient  été  jaloux  d'annexer  à  leur  église  une  recrue 
de  cette  qualité.  Le  malheur  est  —  et  c'est  le  seul 
point  de  vue  auquel  nous  avons  voulu  nous  placer  — 
que  tout  ce  que  la  cause  réformée  gagnait  chez  Sou- 
vestre était  perdu  pour  la  Bretagne  et  pour  Souves- 
tre lui-même,  qui  n'était  plus  dans  les  dispositions 
requises  pour  comprendre  ses  compatriotes.  Le  mal- 
entendu ne  fit  que  s'aggraver  avec  l'âge.  Après  plus 
d'un  demi-siècle,  il  n'est  point  complètement  dis- 
sipé. A  Morlaix,  sa  ville  natale,  Souvestre  n'a  ni  une 
statue  ni  un  buste.  C'est  tenir  un  peu  trop  ri- 
gueur, vraiment,  à  un  homme  dont  il  est  permis 
aux  catholiques  de  regretter  la  défection  et  qui  en 
porta  tout  le  premier  la  peine,  mais  dont  on  ne  sau- 
rait contester  ni  l'élévation  ni  la  sincérité  et  qui, 


D'EMILE  SOUVESTRE  141 

quand  il  n'eût  écrit  que  les  Derniers  Bretons,  vau- 
drait bien  qu'on  l'honorât  autrement  que  par  une 
plaque  commémorative  et  ailleurs  qu'à  Montmo- 
rency. 


AU  VAL  DE  L'ARGUENON. 

(Armand  de  Chateaubriand  —  Hippolyte 
DE  La  Morvonnais  -  Maurice  de  Guérin) 


Aux  touristes  qui,  pendant  la  «  saison  »,  s'arrêtent 
devant  l'élégante  conciergerie  et  les  beaux  ombrages 
du  manoir  du  Val,  sur  la  rive  droite  de  l'Arguenon, 
le  guide  explique,  comme  on  récite  une  leçon  :  «  C'est 
ici  que  vécut  Hippolyte  de  la  Morvonnais,  né  à  Saint- 
Malo  en  1802,  mort  en  1854  au  Bas-Champ,  près 
Pleudihen.  Il  est  l'auteur  des  Elégies  et  de  la  Thé- 
baide  des  Grèves  ». 

Comme  le  nom  de  La  Morvonnais  n'a  pas  franchi 
lé  cercle  d'un  petit  groupe  de  lettrés  et  d'amis  et  que 
les  nouvelles  générations  n'ont  guère  le  loisir  de  re- 
chercher par  "où  ce  délicat  aède  se  distingue  de  la 
postérité  chlorotique  et  larmoyante-  du  poète  des  Mé- 
ditations (1),  il  est  rare  que  les  touristes  éprouvent  le 
désir  de  pousser  plus  loin.  Peut-être  leur  curiosité 
s'éveillerait-elle  si  le  guide  ajoutait  : 

«  Avant  La  Morvonnais,  c'est  ici  que  vécut  Ar- 
mand de  Chateaubriand,  le  courrier  des  Princes,  et 
c'est  encore  ici  que  Maurice  de  Guérin  s'ouvrit  à  la 
vie  universelle,  écrivit  les  plus  belles  pages  du  Ca- 
hier Vert  et  conçut  le  CeHtauro  ». 

(1)  Rien  ne  serait  plus  facile  cependant,  grâce  à  la  belle  thèse  de 
M.  l'abbé  E.  Fleiuy  :  Hippolyte  de  La  Morvonnais.  sa  vie.  .icn 
mim-es,  ses  idées,  d'après  des  documents  inédits  (Champion,  édit.). 


AU   VAL   DE   L'aRGUENON  143 

Les  nmrs  anonymes  ne  sont  que  des  murs  :  ils 
s'animent,  ils  s'éclairent  dès  que  l'histoire  ou  la 
poésie  les  touche.  Gomme  ces  nues  qui  s'empour- 
prent après  que  le  soleil  est  descendu  sur  l'horizon, 
ils  gardent  sur  eux  l'ardent  reflet  du  passé.  Nos 
yeu.x  les  interrogent  avidennnent;  nos  oreilles  leur 
prêtent  un  langage.  Ce  ne  sont  plus  des  pierres  mor- 
tes :  ce  sont  des  témoins  qui  survivent  aux  acteurs 
évanouis... 

Ici  pourtant  une  déception  nous  guette  :  le  manoir 
du  Val,  habité  par  un  descendant  de  La  Morvon- 
nais,  M.  de  la  Blanchardière,  et  composé  d'un  corps 
principal,  d'une  aile  avec  voûte  servant  de  passage 
dans  l'arrière-cour  et  d'un  pavillon  à  toiture  trian- 
gulaire, est  un  monument  assez  banal  de  la  fin  du 
xviii*  siècle.  Sis  dans  la  commune  de  Saint-Potan 
(Côtes-du-Nordj,  le  château  primitif,  dont  il  subsiste 
quelques  vestiges,  s'élevait  à  une  centaine  de  mètres 
de  la  construction  actuelle  et  portait  le  nom  de  Vau- 
Balucon  ou  Balisson,  emprunté  à  la  famille  qui  l'a- 
vait fait  bâtir  et  qui  est  une  des  plus  anciennes  de 
Bretagne. 

Par  parenthèse,  c'est  un  des  membres  de  cette 
famille,  Geoffroy  du  Plessis-Balisson,  protonotaire 
apostolique,  qui,  à  Paris,  en  1322,  fonda  le  collège 
du  Plessis,  presque  en  même  temps  qu  un  autre  Bre- 
ton, Guillaume  de  Goetmoan,  y  fondait  le  collège  de 
Tréguier  :  la  Sorbonne  devait  s'annexer  l'un;  Fran- 
çois P'  devait  faire  du  second  le  GoUège  de  France. 

On  ne  sait  trop  comment  le  domaine,  passa  aux 
Gouyon  et  si  ce  fut  par  mariage  ou  par  acquêt. 
Amaury  de  Gouyon,  puis  son  fils  Gharles  entrepri- 
rent de  rebâtir  le  château  et  substituèrent  à  la  revê- 
che  construction  féodale  un  manoir  plus  conforme 
au    goût    raffiné    de    leur    époque  (1582).  Henri  de 


144  AU   VAL  DE  L'ARGUENON 

Gondé  y  trouva  un  asile  en  1585;  les  Anglais  le  brû- 
lèrent en  1758  et  n'en  laissèrent  debout  que  l'aile 
ouest.  Il  appartenait  alors  aux  Hallay  de  Montmo- 
ron  qui  le  transmirent  aux  Boisgelin,  qui  le  ven- 
dirent à  «  haut  et  puissant  Pierre-Anne-Marie  de 
Chateaubriand,  chevalier,  vicomte  du  Plessix  »,  le 
15  octobre  1777,  pour  le  prix  de  98.000  livres  en  prm- 
cipal  (1).  Deux  ans  plus  tard,  «  le  manoir  du  Val 
était  entièrement  réédifié,  dit  M.  Herpin,  et  Pierre 
de  Chateaubriand  venait  l'habiter  avec  sa  fa- 
mille »  (2). 

Il  y  demeura  jusqu'à  son  incarcération  dans  les 
geôles  de  la  République,  où  les  privations,  un  régi- 
me barbare,  vinrent  promptement  à  bout  de  sa  santé 
et  de  celle  de  Madame  de  Chateaubriand.  Son  fils 
aîné  était  mort;  le  cadet  Armand,  un  matin  de  1792, 
avait  décroché  son  fusil  de  chasse,  sifflé  ses  chiens 
et  sauté  dans  la  lande  :  depuis  on  ne  l'avait  pas  revu. 
Du  Val  et  de  ses  dépendances,  mis  sous  séquestre  et 
pillés  entre  temps  par  la  soldatesque  malouine,   le 
directoire  du  district  fit  quatre  lots  :  deux  qu'il  s'ad- 
jugea comme  parts  d'émigrés,  deux  qu'il  laissa  aux 
filles  de  Pierre  de  Chataubriand,  Marie  et  Emilie, 
restées  en  France.  Le  manoir  se  trouvait  dans  ces 
derniers  lots,  mais  il  n'était  plus  qu'une  ruine  et  la 
fortune  réunie  des  deux  sœurs  n'aurait  pu  suffire  à 
réparer  ses  brèches.  Un  acquéreur  se  présenta  :  Mi- 
chel Morvonnais,  ancien  jurisconsulte  à  S*-Malo,  qui 
offrit  du  domaine  la  somme  de  49.762  francs,  dont  il 
paya  moitié  comptant  le  26  prairial  an  IX,  le  solde 

(1)  Le  Val  prit  alors,  d'après  l'abbé  Fleury,  le  nom  de  Val-Plessis 

(2)  Cf  E  Heepin  :  Jrrmndde  Chateaubriand,  correspondant  des 
Princes  entre  la  France  et  V Angleterre,  d' après  des  documents 
inédits. 


AU  VAL  DE  L'ARGUENON  145 

un  an  après,  jour  pour  jour.  Il  jouissait  en  paix  de 
son  acquisition  quand,  par  une  nuit  sombre  de  l'hi- 
ver 1808,  deux  hommes  frappèrent  à  sa  porte  :  l'un 
était  M.  de  Boisé-Lucas,  l'autre  Armand  de  Cha- 
teaubriand, traqué  par  la  police  impériale,  qui  avait 
éventé  sa  présence  sur  le  continent.  L'héroïque  cour- 
rier des  Princes,  «  l'ami  des  vagues  »,  comme  l'ap- 
pelle M.  Herpin,  menait,  sous  le  nom  obscur  de  Ter- 
rier, l'existence  la  plus  rude,  la  plus  aventureuse 
qu'on  puisse  imaginer  :  sans  cesse  ballotté  entre  l'Ar- 
guenon  et  Jersey,  il  s'exposait  sur  de  frêles  planches 
aux  tempêtes  et  aux  balles  des  gardes-côtes  pour 
porter  en  France  la  correspondance  de  Louis  XVIII 
et  du  comte  d'Artois.  A  la  vue  de  ce  revenant,  Mor- 
vonnais  faillit  tomber  en  syncope.  Il  n'eut  que  le 
temps  de  murmurer  ; 

—  Partez  !  Pour  rien  au  monde  je  ne  vous  recevrai 
ici  ! 

—  Du  moins,  gardez-moi  le  secret,  dit  Armand, 
qui  s'attendait  à  un  autre  accueil  dans  la  maison  de 
son  enfance. 

Morvonnais  avait  déjà  refermé  la  porte  :  le  pros- 
crit s'en  alla  vers  sa  destinée.  On  sait  le  reste,  son 
arrestation,  sa  mise  en  jugement,  son  exécution  sur 
le  boulevard  de  Grenelle,  et  les  lignes  vengeresses 
de  René  dans  les  Mémoires  (T Outre-Tombe  : 

«  Le  jour  de  l'exécution,  je  voulus  accompagner 
mon  camarade  vers  son  dernier  champ  de  bataille. 
Je  ne  trouvai  pas  de  voiture.  Je  courus  à  pied  à  la 
plaine  de  Grenelle.  J'arrivai  tout  en  sueur,  une  se- 
conde trop  tard  :  Armand  était  fusillé  contre  le  mur 
d'enceinte  de  Paris.  Sa  tête  était  brisée;  un  chien  de 
boucher  léchait  son  sang  et  sa  cervelle...  Lorsque  je 
me  promène  sur  le  boulevard  de  la  plaine  de  Gre- 
nelle, je  m'arrête  à  regarder  l'empreinte  du  tir  en- 

10 


146  AU  VAL  DE  l'ARGUENON 

core  marquée  sur  la  muraille.  Si  les  balles  de  Bona- 
parte n'avaient  pas  laissé  d'autres  traces,  on  ne  par- 
lerait plus  de  lui  ». 

Au  Val  de  l'Arguenon,  tout  nous  parle  encore 
d'Armand,  sauf  le  manoir  lui-même.  La  nature  est 
plus  constante  que  les  hommes  :  voici  la  grève  des 
Quatre-Vaux,  où  il  s'embarcjua  pour  sa  dernière 
chevauchée  marine;  les  souterrains  du  Guildo,  où  il 
demeura  caché  trois  semaines;  le  vieux  colombier 
des  moines  de  Saint-Jacut,  d'où  il  guetta  pendant 
tant  de  nuits  la  goélette  jersyaise  cjui  ne  vint  jamais; 
la  Vallée-aux-Chênes  où  il  pleura  les  seules  larmes 
que  le  regret  du  sol  natal  plus  que  l'appréhension 
de  la  mort  arracha  à  ce  grand  cœur...  Et,  par  une 
rencontre  étrange,  ce  sont  les  mêmes  lieux,  généra- 
teurs d'héroïsme,  qui  vont  tout  à  l'heure  éveiller  à 
la  conscience  de  l'obscure  vie  élémentaire  l'âme  as- 
soupie d'un  hôte  de  passage  plus  heureux  qu'Ar- 
mand et  accueilli  en  frère  au  foyer  du  fils  de  l'ac- 
quéreur du  Val. 

Il  n'est  pas  contestable,  en  effet,  après  les  docu- 
ments produits  par  M.  Abel  Lefranc  dans  son  beau 
livre  sur  Guérin  (1),  cjue  celui-ci  ait  dû  à  la  mer  bre- 
tonne la  révélation  de  son  génie  et  la  conscience  de 
cette  vie  universelle  dont  il  n'avait  jusqu'alors  que 
le  confus  pressentiment.  A  plus  juste  titre  peut-être 
que  René,  bercé  sur  le  même  rivage,  nourri  des  mê- 
mes spectacles,  il  aurait  pu  dire  que  la  mer  a  formé 
le  fond  du  tableau  dans  presque  toutes  les  scènes 
essentielles  de  son  œuvre.  Mais,  cette  mer,  comme  il 
la  voit  et  là  sent  et  l'interprète  d'une  autre  âme  que 

(1)  Abel  Lefeaxc  :  Maurice  de  Guérin,  d'après  dus  documents 
inédits  (Champion,  édit.).  Voir  aussi  le  Maurice  de  Ghiérin  d'Ernest 
Zyeomski  qui,  même  après  M.  Abel  Lefranc,  a  trouvé  le  moyen  d'être 
original  dans  uu  sujet  où  tout  semblait  avoir  été  dit. 


M     VAL   DE   I/ARGUENON  \M 

René  !  Si  Guérin  arriva  en  romantique  au  Val  de 
l'Arguenon,  il  y  laissa  sa  défroque  et  en  partit  un 
autre  homme.  C'est  à  quoi  l'on  n'a  pas  assez  pris 
garde.  La  mer  l)retonne  fut  pour  lui  une  éducatrice 
latine.  II  l'aima,  non  pour  ses  colères  et  son  écume, 
pour  sa  stérilité  et  sa  tristesse  comme  René,  mais 
pour  sa  majesté,  sa  fécondité,  son  eurythmie,  la 
puissance  d'organisation  qu'il  devinait  en  elle.  Il  ne 
se  frappa  point  la  poitrine  devant  elle,  comme  un 
Michelet  sur  la  falaise  du  Piaz;  il  n'essaya  pas  de 
mesurer  sa  petitesse  à  son  infini,  comme  un  Hugo 
sur  le  rocher  de  Guernesey.  Et,  à  vrai  dire,  ces  idées 
de  néant,  d'infini,  propres  aux  races  occidentales, 
lui  sont  totalement  étrangères.  Loin  qu'il  éprouve  de- 
vant la  mer  cette  oppression,  cette  détresse,  sous 
lesquelles  nous  les  voyons  qui  ploient,  il  s'exalte,  il 
se  dilate,  il  aspire  à  se  fondre  en  elle;  le  «  divin  » 
océan,  c'est  aussi  pour  lui  le  «  bon  »  océan,  la  force 
mâle,  ordonnée,  créatrice,  source  de  toute  énergie, 
le  sang  riche  et  harmonieux  qui  bat  dans  les  artè- 
res du  monde.  Son  flux  et  son  reflux  de  six  heures, 
cette  montée  et  cette  descente  régulières  du  flot, 
quelle  image  mieux  faite  pour  évoquer  la  respira- 
tion du  grand  être  universel  !... 

Mais  il  faut  ajouter  que,  nulle  part  mieux  que  sur 
les  rives  de  l'Arguenon,  Guérin  n'aurait  pu  saisir  le 
rythme  de  cette  respiration.  La  mer  bretonne,  qui 
gonfle  et  abaisse  deux  fois  le  jour  son  sein,  découvre 
ici,  dans  ses  retraits,  d'immenses  étendues  sai)lon- 
neuses  et  recule  jusqu'aux  limites  de  l'horizon  :  ses 
retours  n'en  sont  pas  dérangés  et  rien  n'égale  la  vi- 
gueur et  l'élan  dont,  aux  marées  d'équinoxe,  son  jet 
puissant  pénètre  jusqu'au  cœur  du  pays.  M.  Lefranc 
note  avec  raison  l'équilibre  surprenant  qui  s'éta- 
blit pour  la  première  fois  dans  l'âme  tourmentée  de 


148  AU   VAL  DE  L'ARGUENON 

Maurice  presque  à  son  arrivée  au  Val  et  il  en  fait 
honneur  surtout  à  l'heureuse  influence  d'Hippolyte 
et  de  sa  femme  :  autant  qu'à  l'amitié,  cet  équilibre 
ne  fut-il  pas  dû  au  spectacle  de  la  mer  bretonne  et 
à  l'espèce  de  vertu  organisatrice  que  Guérin  lui 
attribuait  ? 

«  Là  se  sont  tus  durant  quelques  heures,  écrit-il, 
tous  ces  bruits  intérieurs  qui  ne  se  sont  jamais  bien 
calmés  depuis  que  la  première  tempête  s'est  élevée 
dans  mon  sein.  Là,  toutes  les  mélancolies  douces  et 
célestes  sont  entrées  en  troupe  dans  mon  âme  avec 
les  accords  de  l'Océan,  et  mon  âme  a  erré  comme 
aans  un  paradis  de  rêveries.  » 

Un  paradis  !  Que  nous  sommes  loin  de  la  géhenne 
marine  des  romantiques,  de  la  mer  aux  «  lugubres 
histoires  »  du  vieil  Hugo  !...  Pour  visiter  cette  baie 
admirable  de  l'Arguenon,  le  meilleur  guide  est  en- 
core Guérin.  La  plaie  du  «  balnéisme  »  a  épargné  le 
paysage  :  rares  sont  les  villas  rococo  qui  troublent 
ses  lignes  simples  et  graves.  La  grande  route  de 
Dinard  à  Saint-Gast  franchit  bien  maintenant  l'Ar- 
guenon sur  un  viaduc  en  fer  de  cinq  travées.  Ce  via- 
duc, postérieur  au  séjour  de  Guérin,  n'a  qu'une  ex- 
cuse, c'est  qu'il  fait  belvédère  et  qu'on  peut  capter 
de  là  toute  la  baie  :  la  mer  et  les  îles  au  fond;  à  gau- 
che, la  tour  croulante  du  Guildo,  drapée  de  lierre 
comme  un  hidalgo  dans  sa  cape;  à  droite,  sur  la 
grève,  le  chaotique  amas  des  Pierres-Sonnantes, 
blocs  d'amphibole  qui  rendent  sous  le  pied  un  tin- 
tement argentin;  plus  loin  l'entrée,  à  demi  masquée 
par  les  lianes,  de  cette  Grotte-de-la-Fée  décrite  dans 
le  Cahier  Vert  et  qui  fut  l'original  de  la  grotte  du 
Centaure;  sur  la  hauteur  enfin,  émergeant  des  tail- 
lis, le  manoir  du  Val,  dont  les  allées,  le  «  petit  bois  », 
les  bosquets  de  roses  se  souviennent  peut-être  du 


AU  VAL  DE  LARGUENON  149 

romantique  visiteur  qu'il  accueillirent  dans  l'hiver 
de  1833  et  qui  emporta  de  chez  eux  la  vision  d'un 
univers  rajeuni  aux  sources  vierges  de  la  Nature 
bretonne. 


LES  DEUX  VILLIERS. 


Saint-Brieuc  vient  de  fêter  la  mémoire  d'un  écri- 
vain qui,  en  son  vivant,  la  laissait  totalement  indif- 
férente et  qu'elle  revendique  aujourd'hui  avec  fra- 
cas :  Villiers  de  l'Isle-Adam.  Entra  une  ode  de 
Théodore  Botrel  et  une  cantate  de  M.  Colin,  des  bou- 
ches aussi  éloquentes  que  radicales  ont  célébré  ce 
parfait  réactionnaire. 

Il  y  a  toujours  eu  de  l'ironie  dans  la  vie  de  Vil- 
liers de  risle-Adam  et  il  convenait  qu'il  y  en  eût  jus- 
que dans  sa  glorification  posthume.  C'est  une  ville 
charmante  que  Saint-Brieuc,  eh  dépit  de  son  sobri- 
quet. Pourquoi  l'a-t-on  surnommée  Saint-Brieuc- 
les-Choux  et  non,  par  exemple,  Saint-Brieuc-les- 
Bains  ou  les  Caleçons  ?  (1)  Sans  doute  la  plage  est 
loin  de  la  ville.  Celle-ci  est  bâtie  sur  une  éminence 
granitique  dominant  l'abrupte  vallée  du  Gouet.Mais, 
de  ce  grand  balcon  de  cent  mètres  de  haut,  l'œil 
enveloppe  un  admirable  horizon  de  mer,  les  falaises 
lointaines  de  Paimpol,  le  rude  Fréhel  et  cette  tour 
prochaine  de  Cesson,  vieux  burg  démantelé,  mais 
toujours  solide,  qui  signale  aux  navires  l'entrée  du 
port  et  dont  le  nom  ressemble  à  un  impératif. 

C'en  est  un.  Vous  savez  qu'en  Bretagne  la  Vierge, 
certains  jours,  vient  rendre  visite  à  ses  féaux.  Au 
cours  d'une  de  ces  tournées  mystérieuses,  où  l'ac- 

(1)  Il  y  a  un  Saint-Brieuc-les-Ifs  dans  un  département  voisin. 


LES    DEUX    VILLIERS  151 

compagnaient  saint  Jean  et  saint  Symphorien,  Ma- 
rie s'arrêta  au  pied  de  la  falaise  à  un  endroit  qu'on 
appelle  encore  le  Pas  de  la  Vierge,  puis  reprit  sa 
montée  et,  un  peu  lasse  en  arrivant  au  sommet, 
tentée  peut-être  aussi  par  le  charme  du  paysage, 
elle  dit  : 

«  Assez  cheminé,  cessons  !  » 

Et  l'écho  répéta  :  «  Cessons  !  »  Us  tomba  dans  la 
suite,  avec  un  pan  de  la  tour  sans  doute,  mais  la  lé- 
gende est  restée. 

Il  y  a  d'autres  monuments  d'ailleurs  à  Saint- 
Brieuc  :  la  cathédrale  d'abord,  qui  date  en  partie  du 
xiir  siècle,  et  l'hôtel  de  la  préfecture,  qui  emprunte 
(juelque  grâce  d'une  ancienne  prébende  du  Saint- 
Rsprit  qu'on  y  a  enclavée,  surtout  de  son  beau  parc 
de  plusieurs  hectares  où  les  Briochins,  en  1896,  don- 
nèrent à  un  prédécesseur  de  M.  Alillerand  le  régal 
nocturne  dune  «  dérobée  »  aux  flambeaux,  sorte  de 
bourrée  ou  mieux  de  farandole  armoricaine.  Dans 
les  rues  même  de  Saint-Brieuc  on  trouve  plusieurs 
maisons  de  haut  stvle,  comme  le  Pavillon  de  Belle- 
cize,  l'hôtel  Quiquengrogne  (ancien  palais  épiscopal), 
l'hôtel  Le  Ribault,  Ihôtel  de  Rohan  et  l'hôtel  des 
Ducs  de  Bretagne,  où  descendirent  Jacques  II  à  son 
retour  d'Ecosse,  le  grand-duc  et  la  grande-duchesse 
de  Russie  en  1782,  et  qui  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'une  auberge  de  rouliers. 

Grandeur  et  décadence  !  Précisément  c'est  dans 
une  de  ces  antiques  «  demeurances  »,  qui  regardait 
par  son  unique  tour  le  port  du  Légué  et  la  baie,  que 
naquit  "Villiers  de  l'Isle-Adam.  Je  ne  sais  si  elle 
existe  encore.  Saint-Brieuc  s'est  beaucoup  rajeunie 
en  ces  dernières  années  et  la  maison  natale  de  Vil- 
liers  n'avait  rien  d'un  palais.  Plus  que  de  ses  hypo- 
thétiques aïeux  de  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Jérusa- 


lo2  LES    DEUX    VILLIERS 

lem,  peut-être  conviendrait-il,  à  cette  occasion, 
d'évoquer  la  mémoire  de  l'ascendant  direct  du  ro- 
mancier des  Contes  cruels  et  de  Tribulat  Bonhomet, 
cet  étonnant  Joseph  Villiers  de  l'Isle-Adam,  une  des 
figures  les  plus  originales  de  l'ancien  Saint-Brieuc, 
hanté  à  ce  point  par  la  manie  des  trésors  cachés 
qu'il  avait  fait  de  leur  recherche  une  véritable  pro- 
fession. 

M.  du  Pontavice  nous  a  décrit  ce  bonhomme  mai- 
gre, aux  pommettes  saillantes,  au  nez  busqué,  aux 
yeux  vifs  et  ronds,  et  qui  dansaient  comme  des 
feux  follets  sous  des  sourcils  ravagés.  Tout  Saint- 
Brieuc  le  connaissait.  Persuadé,  sur  la  foi  d'on  ne 
sait  quelle  légende,  que  le  relèvement  de  sa  famille 
tenait  à  l'existence  d'un  trésor  caché  dans  les  dé- 
combres d'un  des  innombrables  châteaux  qu'elle 
possédait  autrefois  ou  croyait  avoir  possédés,  il  avait 
commencé  par  exécuter  des  fouilles  pour  son  pro- 
pre compte  en  différents  endroits  du  pays.  Ses 
échecs  successifs  et  la  diminution  de  son  patrimoine 
ne  le  découragèrent  pas  et,  voyant  dans  l'idée  qui 
l'avait  conduit  le  germe  d'une  entreprise  à  généra- 
liser, il  s'établit  à  Saint-Brieuc  découvreur  de  tré- 
sors pour  le  compte  d'autrui.  Héraldiste  de  pre- 
mier ordre,  possédant  sur  le  bout  du  doigt  son  ar- 
moriai breton,  le  vieux  Villiers  lança  des  circulai- 
res de  tous  les  côtés,  tant  sur  les  familles  que  la 
Révolution  avait  dépouillées  et  qui  pouvaient  es- 
pérer rentrer  ainsi  dans  une  partie  de  leurs  biens 
que  sur  les  familles  encore  en  possession  de  leur  pa- 
trimoine et  qu'il  alléchait  par  l'espoir  d'un  accrois- 
sement de  fortune. 

Il  ne  paraît  point  qu'aucune  d'elles  ait  répondu 
aux  invites  du  tentateur.  Le  vieux  Villiers  était  sans 
doute  de  bonne  foi  :  l'illuminisme  celtique  n'en  est 


LES    DEUX    VILLIERS  lo3 

plus  à  compter  ses  victimes.  Un  érudit  breton, 
M.  Théophile  Janvrais,  dernièrement,  voulut  tirer 
au  clair  cette  légende  de  l'opulence  ancienne  des 
Villiers. 

((  Il  était  de  tradition  dans  la  famille  Villiers,  dit- 
il,  que  celle-ci  avait  été  dépossédée  par  la  Révolu- 
tion d'une  fortune  considérable.  Il  n'est  donc  pas 
surprenant  que,  par  la  suite,  les  biographes  du 
grand  écrivain,  impressionnés  par  les  récits  cap- 
tieux qu'enfantait  sa  féconde  imagination,  aient  pu 
attribuer,  comme  propriétés  authentiques,  diffé- 
rents manoirs  bretons  à  Villiers  de  TIsle-Adam  et 
à  ses  ancêtres  ». 

En  fait,  M.  Janvrais  l'a  démontré,  pièces  en 
mains,  tous  ces  manoirs  se  réduisaient  à  un.  Et 
quel  manoir  !  Une  minable  bâtisse  paysanne,  lon- 
gue, laide,  grise,  à  laquelle  le  cintre  de  sa  porte  et 
les  meneaux  d'une  demi-douzaine  de  fenêtres  Fie- 
naissance  s'essaient  vainement  à  donner  quelque 
grâce.  Il  est  vrai  que  Penanhoas  —  c'est  le  nom  du 
manoir  —  est  aujourd'hui  tombé  en  roture;  un  fer- 
mier y  habite;  la  chapelle  a  été  rasée;  une  aile  du 
corps  de  logis  est  détruite.  Mais,  avec  la  meilleure 
volonté  du  monde  et  quand  on  aurait  l'imagination 
de  Villiers  lui-même,  il  serait  difficile  de  prêter  un 
air  seigneurial  .  à  cette  gentilhommière  mesquine, 
bonne  tout  au  plus  pour  abriter  un  petit  «  faisant 
valoir  ». 

Il  faut  en  faire  notre  deuil  :  toute  la  richesse  des 
Villiers  de  l'Isle-Adam  était  dans  leur  cerveau;  c'est 
là  que  gitait  leur  vraie  fortune,  et  non  dans  les  sou- 
terrains et  les  pans  de  mur  oîi  le  père  de  l'auteur 
des  Contes  cruels  s'obstinait  à  la  chercher.  Le  peu 
d'argent  qui  lui  restait  se  consuma  dans  ces  entre- 
prises extravagantes.    Les   décombres    féodaux   que 


134  LES    DEUX    VILLIERS 

fouillait  le  pic  de  cet  halluciné  ne  lui  livrèrent  que 
des  nids  de  chouettes  et  d'orfraies;  les  souterrains 
ne  se  révélèrent  abondants  qu'en  vipères. 

Mais  la  folie  du  vieux  Villiers  se  transmit  à  son 
fils  qui  demeura  toute  sa  vie  en  proie  à  l'obsession 
de  l'or,  —  l'or  des  chevaliers  de  Rhodes  mystérieu- 
sement enfoui,  par  le  dernier  grand-maître,  dans  un 
de  ses  trente-six  châteaux  de  Bretagne.  Axel,  le 
Vieux  de  la  Montagne,  ne  sont  que  l'adaptation  dra- 
matique du  rêve  paternel.  Et  c'est  ce  rêve  encore 
que  Villiers  mettait  en  action  quand  il  se  portait 
candidat  au  trône  de  Grèce.  Les  journaux  du  temps 
prirent  sa  candidature  pour  une  mystification.  Ils 
étaient  loin  de  compte  :  jamais  Villiers  n'avait  été 
plus  sérieux.  Personne  ne  lui  aurait  ôté  de  la  tête 
que,  sans  la  jalousie  inexplicable  de  Napoléon  III, 
qui  l'avait  attiré  aux  Tuileries  avec  l'intention  bien 
arrêtée  de  le  faire  étrangler  par  les  sbires  du  duc  de 
Rassano  —  tentative  qu'il  déjoua  par  une  prompte 
retraite  — ,  cette  candidature  eût  obtenu  l'assenti- 
ment des  grandes  puissances  européennes.  Vieilli, 
malade,  sans  ressources,  ce  demi-génie,  sur  son  gra- 
bat de  Montmartre,  continuait  de  caresser  sa  chi- 
mère. Dans  son  agonie  il  jonglait  avec  les  millions; 
il  croyait  avoir  mis  la  main  sur  le  trésor  de  l'Ordre... 

Pauvre  Villiers  !  M.  Janvrais  nous  apprend  ce 
qu'il  faut  penser  de  ces  divagations  :  tout  l'apanage 
de  la  branche  bretonne  des  l'Isle-Adam  consistait  en 
un  castel  branlant,  sis  au  pays  de  Lopérec,  dans  la 
plus  pauvre  partie  de  la  Cornouaille  finistérienne; 
encore  lui  était-il  échu  par  alliance.  Et  cette  révéla- 
tion, il  faut  bien  le  dire,  ne  nous  diminue  pas  Vil- 
liers. Elle  nous  le  rendrait  plutôt  sympathique.  Es- 
pérer contre  tout  espoir,  croire  contre  toute  raison, 
élever  jusqu'au  bout  la  jDrotestation  du  rêve  contre 


LES    DEUX    VILLIERS  VoO 

les  platitudes  ou  les  injustices  de  la  réalité,  quel  ma- 
gnifique programme  de  vie  pour  un  poète,  un  gentil- 
homme et  un  Breton  ! 


R08MAPHAM0N  (')• 


«  Rosmapamon,  cet  assemblage  de  syllaljes 
qui  a  quelque  chose  d'un  peu  féerique...  » 
(Maurice  Donnay.) 

Rosmaphamon,  la  chère  et  glorieuse  maison  d'été 
qui  abrita  la  vieillesse  de  Renan  et  dont  sa  famille 
était  restée  locataire,  et,  avec  Rosmaphamon,  le  pa- 
villon voisin,  la  ferme,  le  «  salon  des  Ecureuils  »,  le 
magnifique  bois  de  châtaigniers,  la  blanche  hêtraie 
aux  troncs  droits  et  lisses  comme  des  fûts  de  colon- 
nes doriques,  tout  ce  ravissant  domaine,  dédié  aux 
muses  de  l'Hellade  par  un  nourrisson  des  fées  bre- 
tonnes, va  être  morcelé,  dispersé  au  vent  des  vaca- 

(1)  Ou,  plus  couramment,  Rosmapamon,  de  trois  mots  celtiques 
signifiant  «  colline  du  fils  Hamou  ».  Les  bi'èves  impressions  qu'on  va 
lire  remontent  à  l'automne  de  1921.  Elles  complètent  et  rectifient  sur 
certains  points  le  récit  d'une  autre  visite  faite  à  Renan  de  son  vivant 
même  et  parue  dans  la  Collection  des  Amis  d' Edouard.  Le  supplé- 
ment du  Fif/riro,  où  elles  furent  l'eproduites  à  l'occasion  du  Cente- 
naire, contenait  en  outre  ce  passage  : 

<(  Puis-je,  en  tant  que  Breton,  me  permettre  d'ajouter  combien  il 
eût  été  souhaitable  qu'on  profitât  de  la  commémoration  qui  approche 
pour  encastrer  dans  le  piédestal  du  monument  élevé  à  Tréguier  en 
l'honneur  de  Renan  les  médaillons  d'Ernest  et  de  Michel  Psichari  ? 
La  volonté  d'apaisement  qui  hante  à  cette  heure  tous  les  cœurs  droits 
eût  ainsi  reçu  satisfaction  ;  le  monument,  érigé  au  temps  du  com- 
bisme,  en  pleine  bataille  anticléricale,  aurait  perdu  son  caractère 
agressif,  et  la  présence  de  ces  deux  héros  chrétiens  y  eût  agi  à  la 
manière  d'un  respectueux,  mais  décisif  et  nécessaire  exoi'cisme.  » 

Ma  suggestion,  provisoirement  écartée,  sera  peut-être  entendue  un 
jour. 


ROSMAPHAMON  l.')7 

tions  publiques  :  les  efforts  tentés  par  la  fille  du 
grand  écrivain  pour  en  éviter  l'aliénation  n'ont  pu 
aboutir,  et  des  camions  ont  emporté  hier,  vers  un  toit 
plus  hospitalier,  le  mobilier  de  l'auteur  des  Souve- 
nirs (Tenfance  e^t  de  jeunesse.  Rosmaphamon  survi- 
vra sans  doute,  en  tant  qu'immeuble.  Mais  Rosma- 
phamon sans  Renan  sera-t-il  encore  Rosmaphamon? 

J'ai  voulu  voir  au  i7ioins,  une  dernière  fois,  a\'ant 
qu'elle  n'ait  changé  d'hôtes  et  perdu  la  physiono- 
mie que  la  piété  filiale  de  Madame  Noémi  Renan  lui 
avait  conservée,  cette  maison  naguère  si  accueil- 
lante, où  passèrent  tant  de  visiteurs  illustres  et  qui 
ne  rebutait  pas  des  pèlerins  moins  fortunés.  Le  ven- 
,dredi  est  le  «  jour  des  pauvres  »  en  Bretagne  et  cha- 
que semaine,  ce  jour-là,  leur  procession  loqueteuse 
emplissait  l'avenue  de  Rosmaphamon  :  les  aumônes 
qu'ils  recevaient  de  la  main  du  maître  ou  de  sa 
femme,  ils  les  payaient  en  patenôtres. 

—  C'est  encore  moi  qui  gagne  à  l'échange,  expli- 
quait Renan  avec  bonhomie,  et  je  reçois  de  ces  pau- 
vres gens  infiniment  plus  que  je  ne  leur  donne. 


*       * 


Où  sentirait-on  mieux  qu'ici,  d'ailleurs,  l'espèce 
de  vertu  pacifiante  que  la  mort  peut  dégager  du  con- 
flit des  idées  ?  Cette  maison  de  Renan,  c'est  aussi  la 
maison  de  ses  deux  petits-fils,  Ernest  et  Michel  Psi- 
chari,  les  deux  héros  chrétiens  tombés  à  Rossignol 
et  en  Champagne.  Je  les  y  ai  vus,  enfants,  autour 
de  leur  grand-père  dont  ils  étaient  l'orgueil.  Je  re- 
trouve leur  image  auprès  de  la  sienne,  dans  le  salon 
du  rez-de-chaussée,  tendu  de  la  même  andrinople 
écarlate,  décoré  des  mêmes  toiles  des  frères  Schei- 
fer,  où  l'illustre  philosophe  me  reçut  un  jour  avec 


l.'JS  ROSMAPHAMON 

Maurice  Barrés  que  je  lui  présentaisr..  La  visite 
dura  bien  dix  minutes  qui  devinrent  les  fameux  Huit 
jours  chez  M .  Renan  (1),  dont  le  bruit  fut  si  vif  et  qui 
fâchèrent  un  peu  —  bien  à  tort  —  le  grrand  vieillard 
dérangé  de  ses  songeries  crépusculaires  par  la  tur- 
bulence de  nos  vingt  ans. 

Il  avait  loué  cette  maison  une  ou  deux  années  au- 
paravant, après  les  fêtes  de  Tréguier  qui  l'avaient 
rassuré  sur  les  dispositions  de  ses  compatriotes  à  son 
égard.  Le  besoin  de  revenir  au  pays  natal,  quand  les 
premières  ombres  commencent  à  descendre  sur  nos 
têtes,  n'a  peut-être  d'égal  que  notre  empressement  à 
le  quitter  quand  nous  sommes  a  l'aube  de  la  vie,  et 
l'on  ne  cite  guère  que  Léopardi  qui  ait  gardé  jus- 
qu'au bout  l'horreur  de  la  maison  où  il  était  né  et 
dont  il  s'était  évadé  comme  d'une  prison.  Renan, 
resté  Breton  dans  l'à'me  et  qui  souffrait  d'être  devenu 
un  étranger,  presque  un  ennemi,  dans  le  pays 
qui  avait  gardé  toute  sa  tendresse,  fut  ravi  à 
l'idée  d'y  passer  désormais  ses  «  vacances  ».  Des 
amis  s'employèrent  à  lui  chercher  1'  «  ermitage  » 
qu'il  souhaitait,  «  ni  trop  loin,  ni  trop  près  de  la 
mer  »,  et  crurent  l'avoir  découvert  dans  la  banlieue 
de  Lannion,  à  la  Haute-Folie.  Mais  cette  Haute-Folie, 
au  carrefour  de  deux  routes  fréquentées  (2),  man- 
quait de  recueillement,  et  Renan  lui  préféra  Rosma- 

(1)  «  Eh  oui,  je  n"ai  pas  passé  huit  jours  avec  M.  Renan,  et,  comme 
lïllustre  vieillard  Ta  dit,  dans  une  heure  de  sévérité,  il  ne  m'a  jamais 
offert  sous  son  toit  un  veii'e  d'eau,  mais  j'ai  bu  largement,  sur  la  place 
publique,  à  sa  coupe  enchanteresse,  et  voici  près  d'un  demi-siècle  que 
je  vis  familièrement  avec  ses  meilleures  imaginations.  »  (Discours 
prononcé  par  M.  Maurice  Barrés,  à  la  S(>rb(nuie,  au  nom  de  l'Acadé- 
mie française,  à  l'occasion  du  centième  anniversaire  de  la  naissance 
d'Ernest  Renan.  —  Voir  aussi  plus  loin  la  réponse  de  Barrés  à  ma 
lettre  sur  les  Cimetières  bretons.') 

(2)  Celles  de  Perros  et  de  Trégastel. 


ROSMAPHAMON  459 

phainoii  qui,-  à  nii-chemin  de  Perros  et  de  Louannec, 
ans  une  anse  solitaire  de  la  côte  trégorroise,  s'en- 
velnppe  d'ombre  et  de  silence. 

Lliai)itatiori  elle-même,  de  forme  rectangulaire, 
navait  rien  de  princier  :  c'est  une  de  ces 
maisons  des  champs  construite  par  la  bourgeoisie 
du  second  Empire  sur  l'emplacement  et  peut-être 
avec  les  débris  d'un  ancien  manoir  (1);  elle  ne  com- 
porte qu'un  étage  et  des  mansardes,  mais  ses  quatre 
portes-fenêtres,  dont  les  cintres  de  pierre  blanche 
tranchent  sur  le  crépi  jaunâtre  de  la  façade,  ou- 
vrent de  plain-pied,  au  rez-de-chaussée,  sur  une 
terrasse  d'où  l'on  voit  scintiller  la  mer  à  travers  le 
-feuillage.  Par  les  temps  clairs.  Tome  (en  breton, 
Tavéac,  la  «  silencieuse  »),  que  Renan  comparaît 
à  un  léviathan  marin,  soulève  à  l'horizon  sa 
rugueuse  échine  de  granit.  Un  jardin  pota- 
ger occupe  les  derrières  de  la  maison.  Et,  tout  de 
suite  après,  le  long  d'un  ruisseau  qui  prend  sa 
source  à  Carac'h  et  que  la  route  de  Louannec  fran- 
chit au  hameau  de  Truzuguel,  s'étend  à  perte  de  vue 
le  royaume  enchanté  des  futaies,  la  Brocéliande 
adoptive  de  ce  nouveau  Merlin. 


*  * 


—  Oui,  nous  disait  Madame  Noémi  Renan,  que 
nous  trouvâmes  occupée  aux  mélancoliques  apprêts 
de  son  déménagement  et  qui  voulut  bien  les  inter- 
rompre un  moment  pour  nous  guider  dans  notre  pè- 
lerinage,ce  sont  ces  bois  surtout  qui  séduisirent  mon 
père.  Il  aimait  y  rêver  :  u  les  meilleures  pensées,  di- 

(1)  Ogée  cependant  ne  la  cite  pas  au  nombre  des  maisons  noble.«i  de 
la  paroisse  et  peut-être  était-ce  une  simple  dépendance  de  la  seigneu- 
rie voisine  de  Barac'h. 


160  ROSMAPHAMON 

sait-il,  viennent  en  rêvant  ».  Et,  pour  avoir  constam- 
ment leurs  beaux  feuillages  sous  les  yeux,  il  voulut 
installer  sa  chambre,  qui  était  aussi  son  cabinet  de 
travail,  dans  une  pièce  de  derrière  qui  donnait  sur 
eux  et  où  je  vais  vous  conduire. 

Je  la  connais  bien,  cette  pièce  :  Renan  m'y  reçut 
autrefois  et  je  pourrais  la  décrire  les  yeux  fermés. 
Elle  n'a  pas  changé  :  voici  l'alcôve,  avec  sa  portière 
de  cretonne  à  fleurs;  la  commode  Louis-Philippe;  la 
table  de  travail,  si  simple,  que  le  maître  portait  près 
de  la  fenêtre  et  devant  laquelle  je  le  trouvais  assis, 
les  mains  croisées  sur  son  ventre  débonnaire,  dans 
un  vieux  fauteuil  Louis  XIII  en  tapisserie  reprisée. 
La  même  aquarelle  de  Scheffer  —  une  cascade  ano- 
nyme dans  un  paysage  de  fantaisie  —  se  balance  au- 
dessus  de  la  cheminée;  le  papier  de  la  pièce,  à  fond 
vert  jaune,  est  seulement  un  peu  plus  fané.  Aucun 
luxe  céans  :  à  peine  le  nécessaire.  Renan  était  bien 
de  sa  race,  la  plus  indifférente  qui  soit  à  un  certain 
ordre  de  contingences  et,  en  vérité,  il  ne  manque 
que  lui  ici  —  et  Madame  Cornélie  Renan,  à  qui  était 
réservé  cet  autre  fauteuil  en  moleskine  noire,  rangé 
contre  la  cloison.  Madame  Renan  dont  la  chambre, 
située  sur  le  devant,  communiquait  avec  celle  de  son 
mari. 

L'émotion  fait  trembler  légèrement  la  voix  de 
notre  hôtesse  en  nous  montrant  ce  modeste  intérieur 
si  chargé  pour  elle  de  souvenirs. 

—  C'est  ici,  nous  dit-dlle,  que  mon  père  m'a  dit 
ses  plus  belles  paroles. 


*      * 


Quelles  étaient  ces  paroles  ?  Celles  qui  avaient  trait 
à  la  vérité,   toujours  triste,   et  qu'il  faut  chercher 


ROSMAPHAMON  161 

quand  même,  ou  celles  qui,  pour  ennoblir  la  vie, 
conseillent  de  donner  à  chaque  acte  sa  signi- 
fication mystique  ?  Nous  n'osons  pas  le  lui 
demander.  Mais  il  en  est  d'autres,  qu'elle  se  rap- 
pelle, et  dont  l'écho  ne  retentit  pas  moins  profondé- 
ment dans  cette  âme  si  tragiquement  partagée  entre 
sa  piété  filiale  et  sa  tendresse  maternelle.  Car  c'est 
la  destinée  étrange  de  cette  demeure  illustre  que  les 
mêmes  murs  devaient  entendre  tour  à  tour,  et  de 
bouches  pareillement  sincères,  la  voix  captieuse  du 
doute  et  l'accent  souverain  de  l'affirmation  chré- 
tienne. La  messe  que  Renan  n'avait  pas  dite,  l'aîné 
de  ses  petits-fils  voulait  la  dire  pour  lui,  et  il  l'an- 
nonça ici  même  à  sa  mère  :  une  balle,  avant  qu'il 
eût  mis  son  projet  à  exécution,  le  coucha  sur  sa 
pièce,  à  l'entrée  du  village  belge  qu'il  défendait 
pour  protéger  la  retraite  de  ses  hommes. 

Celle  qui  concilie  peut-être  en  elle  les  deux  thèses, 
mais  qui  garde  son  secret  (1),  nous  dit  sa  tristesse  de 
quitter  une  maison  qui  recelait  de  si  chers  fantômes. 

—  Il  y  a  trente-cinq  ans  que  nous  étions  ici.  Nous 
avons  tout  fait  pour  y  rester  :  n'y  pensons  plus  !  Ma 
fille  Euphrosine,  qui  est  mariée  au  D""  Revault  d'Al- 
lonnes  et  mère  de  quatre  enfants,  a  fait  l'acquisition 
d'une  villa  dans  la  vallée  de  Trestraou;  j'ai  acquis 

(1)  Un  peu  de  ce  secret  ne  transparaît-il  pas  cependant  dans  ces 
confidences  faites  par  M™«  Noémi  Renan  à  M.  Fernand  Hanser,  la  veille 
de  la  commémoration  de  la  Sorbonne  :  «  Michel  était  devenu  très 
réactionnaire  ;  Ernest  était  retourné  à  la  religion  catholique  :  il  y 
avait  en  lui  une  réminiscence  étrange  du  mysticisme  breton.  Je  les  ai 
laissés  évoluer  selon  leur  nature.  Je  crois  que  leur  grand-père  aurait 
fait  comme  moi  î>.  A  remarquer  encore  que  cette  évolution,  chez  les 
petits-enfants  du  grand  philosophe,  ne  s'est  manifestée  que  chez  les 
garçons,  —  de  quoi  ne  s'étonneront  pas  trop  ceux  qui  ont  bien  voulu 
adopter  le  point  de  vue  développé  par  nous  dans  notre  étude  sur 
Henriette  Renan  (V.  le  t.  I  de  VAme  Bretonne). 

.11 


162  ROSMAPHAMON 

moi-même  une  maison  plus  simple,  pour  ma  seconde 
fille  Corrie  et  pour  moi,  sur  la  corniche  de  Tresti- 
gnel.  Et  nous  avons  baptisé  l'une  le  Jaudy  et  l'autre 
le  Guindy,   du  nom  des  deux  rivières  qui  mêlent  ^^ 
leurs  eaux  à  Tréguier. 

Ainsi  Andromaque,  chassée  de  Troie,  donnait  au 
ruisseau  qui  coulait  près  de  sa  nouvelle  demeure  le 
nom  du  Simoïs. 


TRISTAN  CORBIERE 


(1) 


Le  l^""  mars  1875,  dans  la  trentième  année  de  son 
âge,  s'éteignait  à  Morlaix  un  pauvre  être  falot, 
rongé  de  phtisie,  perclus  de  rhumatismes  et  si  long 
et  si  maigre  et  si  jaune  que  les  marins  bretons,  ses 
amis,  l'avaient  baptisé  an  Anhou  (le  Spectre). 

Il  portait  à  l'état  civil  le  nom  prédestiné  de  Cor- 
■  bière  :  une  «  Corbière  »,  c'est,  dans  la  langue  mari- 
time, le  liseré  de  côtes  sur  lequel  s'exerce  la  surveil- 
lance des  douaniers  et  qui  est  hanté  par  la  contre- 
bande et  la  quête  des  épaves.  Poète,  il  garda  le  nom, 
mais  remplaça  ses  prénoms  (Edouard-Joachim)  par 
celui  de  Tristan,  peut-être  en  souvenir  de  ce  Tristan 
de  Léonois  qui  fut  la  première  et  la  plus  illustre  vic- 
time des  fatalités  de  la  passion,  peut-être  pour  obéir 
à  la  mode  romantique  des  prénoms  moyenâgeux, 
peut-être  pour  se  moquer  de  lui-même  et  de  sa  figura 
d'enterrement,  peut-être  pour  toutes  ces  raisons  à  la 
fois.  Et,  par  bravade  ou  sympathie,  il  donna  le 
même  nom  à  son  chien,  le  plus  crotté  des  barbets 
d'Armorique.  Ils  n'allaient  jamais  l'un  sans  l'autre. 
On  n'a  pas  encore  oublié  les  deux  Tristan  à  Roscoff, 
où  se  déroulèrent,  de  1866  à  1872,  les  plus  palpitants 
chapitres  de  leur  carrière  accidentée.  La  famille  Cor- 
bière possédait  dans  ce  «  trou  de  flibustiers  »,  près 

(1)  Cette  étude  a  paru  comme  préface  aux  Amours  Jaunes,  dans  la 
nouvelle  édition  publiée  par  l'éditeur  Messein  et  revue  par  Charles 
Morice. 


4^4  TRISTAN   CORBIÈRE 

de  réglise  italienne  de  Notre-Dame  de  Croaz-Batz, 
une  vieille  maison  du  seizième  siècle  qu'elle  avait 
aménagée  en  villa  pour  ses  résidences  d'été;  son  arri- 
vée mettait  régulièrement  en  fuite  les  deux  fanto- 
ches qui,  plutôt  que  de  se  plier  à  la  régulante  d'une 
existence  bourgeoise,  préféraient  s'accommoder  d  un 
simple  hamac  chez  un  pêcheur  du  voisinage.  En 
automne  seulement,  au  départ  de  ses  hôtes,  ils  rein- 
tégraient la  villa  familiale.  Tristan  Corbière  prenait 
possession  du  salon  et  y  remisait  son  canot  dont  il 
faisait  son  lit;  Tristan,  le  chien,  couchait  à  lavant, 
dans  une  manne  à  poissons  ! 

Ces  excentricités  —  et  d'autres  moins  innocentes 
_  valurent  rapidement  à  leur  auteur  une  manière  de 
célébrité    locale,    d'assez    mauvais    aloi    d'ailleurs. 
Transportées  à  Paris,  elles  n'intéressèrent  que  quel- 
ques artistes,  amis  du  pittoresque,  et  quand  Tristan 
Corbière,  dans  les  derniers  mois  de  1873,  s'avisa  de 
publier  chez  les  frères  Glady  son  premier  et  unique 
recueil  de  vers,  les  Amours  jaunes,  le  livre,  malgré  | 
le    tire-l'œil    du    titre,  passa    totalement    inaperçu. 
Corbière  mourut  peu  après;   les   Glady  déposèrent 
leur  bilan  et  tout  parut  consommé   :  le  soleil  des 
morts  fut  seul  à  se  pencher,  pendant  huit  longues 
années,  sur  cette  ombre  douloureuse  et  grimaçante 
comme  les  gargouilles  de  nos  cathédrales.  Il  est  fort 
possible  en  effet,  et  j'en  croirais  volontiers  M.  Luce  , 
et    M.  Paterne    Berrichon,    qu'un    exemxplaire    des  ^ 
Amours  jaunes,  découvert  sur  les  quais  par  le  des-  i 
sinateur-poète  Parisel,  ait  été  communiqué  d'assez  ^^ 
bonne  heure  aux  «  Vivants  »,  le  cénacle  poétiquej 
fondé  en  1875  par  Jean  Richepin,  Raoul  Ponchon  et 
Maurice  Bouchor.  Mais  il  faut  donc  que  les  membres 
du  cénacle  aient  gardé  jalousement  pour  eux  cette 
révélation,  car  il  n'en  transpira  rien  dans  le  public 


TRISTAN  CORBIÈRE  165 

jusqu'en  1883.  C'est  seulement  à  la  fin  de  cette 
année-là  que  Pol  Kalig,  pseudonyme  du  docteur 
Chenantais,  cousin  et  ami  de  Corbière,  parla  des 
A77iours  Jaunes  à  Léo  Trézenic,  lequel  dirigeait, 
avec  Charles  Morice,  une  petite  revue  d'avant-gardè 
nommée  Luièce  où  Verlsine  collaborait.  On  sait  le 
reste  et  comment  Verlain?,  à  qui  Morice  et  Trézenic 
avaient  porté  l'exemplaire  prêté  par  Pol  Kalig,  le 
lut,  s'enflamma  et  rédigea,  séance  tenante,  l'élude 
fameuse  qui  ouvre  sa  série  des  Poètes  maudits  : 

«  Tristan  Corbière  fut  un  Breton,  un  marin  et  le 
dédaigneux   par   excellence,    œs   triplex...    Comme 
rimeur  et  comme  prosodiste  il  n'a  rien  d'impecca- 
ble,   c'est-à-dire    d'assommant...    Son   vers   vit,    rit, 
pleure  très  peu,   se   moque   bien   et   blague  encore 
mieux.Amer  d'ailleurs  et  salé  comme  son  cher  océan, 
nullement  berceur,  ainsi  qu'il  arrive  parfois  à  ce  tur- 
bulent ami,  mais  roulant  comme  lui  des  rayons  de 
soleil,  de  lumières  et  d'étoiles,  dans  la  phosphores- 
cence d'une  houle  et  de  vagues  enragées  !...  Il  devint 
Parisien  un  instant,  mais  sans  le  sale  esprit  mes- 
quin   :   de   la  bile  et  de   la  fièvre  s'exaspérant  en 
génie  et  jusqu'à  quelle  gaieté  !...  .. 

Suivaient  quelques  citations  :  Rescousse,  Epi/a- 
jjhe,  etc. 

«  Du  reste,  ajoutait  Veriaine,  —  qui  donnait 
cependant  et  avec  raison  la  préférence  au  Corbière 
marm  et  breton  sur  le  Corbière  parisien.  —  il  fau- 
arait  citer  toute  cette  partie  du  volume,  et  tout  le 
volume,  ou  plutôt  il  faudrait  rééditer  cette  œuvre 
unique,  les  Amours  jaunes,  parue  en  1873,  aujour- 
d  hui  introuvable  ou  presque,  où  Villon  et  Piron  se 
complairaient  à  voir  un  rival  souvent  heureux,  et  le=; 
plus  illustres  d'entre  les  vrais  poètes  contemporains 
un  maître  à  leur  taille,  au  moins  !  ... 


{QQ  TRISTAN   CORBIERE 

I. 

Sept  ans  devaient  s'écouler  avant  qu'un  éditeur 
se  rendît  à  la  sommation  du  «  pauvre  Lélian  ».  La 
gloire  de  Corbière,  en  1891,  avait  pourtant  com- 
mencé d'émerger  à  la  lumière  des  vivants,  mais  ce 
n'était  encore  qu'une  gloire  de  cénacle.  Le  public  et 
l'Académie  l'ignoraient.  Catulle  Mendès,  l'éternel 
pasticheur  aont  Corbière  dérangeait  les  ambitions 
rétrospectives  et  qui  travaillait  à  se  donner  pour  un 
précurseur  du  symDolisme.  lui  contestait  —  ainsi 
qu'à  Rimbaud  d'ailleurs  —  toute  influence  sur  la 
nouvelle  génération  poétique  et  l'appelait  un 
«  Pierre  Dupont  bassement  transposé,  vilainement 
parodie  ».  Mais  Jules  Laforgue,  Gustave  Geffrov 
Léon  Bloy,  Charles  Morice,  Jean  Ajalbert,  d'autres 
que  j'oublie,  se  rangeaient  à  l'opinion  de  Verlaine 
et  parlaient  de  Corbière  avec  la  plus  sincère  admi- 
ration. 

Sans  doute  ils  n'acceptaient  pas  tout  du  poète;  ils 
faisaient  certaines  réserves  sur  sa  syntaxe  vacillante 
le  dégingandement  de  sa  prosodie,  l'outrance  de  son 
dandysme  baudelairien.  «  Pas  de  métier  »,  disait 
Laforgue.  Et  le  des  Esseintes  de  Huymans  s'expri- 
mait plus  librement  encore  sur  ces  Amours  jaunes 
«  où  le  cocasse  se  mêlait  à  une  énergie  désordonnée» 
où  des  vers  déconcertants  éclataient  dans  des  poèmes 
d'une  parfaite  obscurité...  L'auteur  parlait  nègre... 
affectait  une  gouaillerie,  se  livrait  à  des  quolibets 
de  commis  voyageur;  puis,  tout  à  coup,  dans  ce 
fouillis,  se  tortillaient  des  concetti  falots,  des  minau- 
deries interlopes,  et  soudain  jaillissait  un  cri  de 
douleur  aiguë,  comme  une  corde  de  violoncelle  qui 
se  brise...  » 


TRISTAN   CORBIÈRE  167 

Jugement   assez   dur  pour   Corbière,   au  premier 
abord.  Prenez  garde  cependant  que,  sous  sa  phra- 
séologie impressionniste,  il  lui  accorde  tout  l'essen- 
tiel, la  spontanéité,  l'énergie,  la  beauté  du  cri;  ses 
fortes  restrictions  ne  surprennent  que  par  comparai- 
son avec  le  long  dithyrambe  de  Verlaine,  dont  il  est 
contemporain,  ce  qui  le  fait  antérieur  de  plusieurs 
années  à  la  réédition  de  1891.  p:t  c'est  ce  jugement  un 
peu  trouble,  dont  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  soit  com- 
plètement injuste,  m  qu'il  soit  complètement  équi- 
table, parce  qu'il  est  beaucoup  trop  général,  qui  ral- 
liera la  plupart  des  lettrés  et  le  public  lui-même, 
admis  enfin  à  pénétrer  dans  l'œuvre  du  poète  autre- 
ment que  par  des  citations  habilement  choisies.  L'un 
des  hommes  qui,  avec  le  moins  de  dispositions  in- 
dulgentes,  ont   le   mieux  et  le   plus  profondément 
parlé  de  Corbière  depuis  qu'il  nous  a  été  restitué, 
,Rémy    de    Gourmont,     écrira,     par    exemple,    que 
son  «  talent  »  est  un  composé  d'esprit  vantard,  de 
blague  impudente  et  d'à-coups  de  génie.   Le  génie 
est-il  donc  monnaie  si  courante  qu'on  ait  le  droit 
a  en  faire  fî,  même  à  l'état  d'alliage  ?  Mais  la  vérité 
je  crois,  est  qu'il  importe  de  distinguer  'dans  l'œuvre 
de  Corbière  et  que  l'incertitude  de  la  critique  sur 
la  valeur  de  cette  œ-uvre  vient  en  grande  partie  de 
ce   qu'elle   a   confondu    des   choses   très   différentes 
d'inspiration  et  d'accent. 


IL 


Le  recueil  de  Corbière  comprend  sept  groupes  de 
pièces  qu'on  pourrait  aisément  ramener  à  deux  • 
dans  le  premier  groupe  on  rangerait  les  pièces  sen- 
timentales,   gouailleuses   et   généralement   parisien- 


168  TRISTAN  CORBIERE 

nés  (A  Marcelle,  Les  Amours  jaunes,  —  qui  ont 
donné  leur  nom  au  recueil,  —  Rondels  pour  après) 
ou  exotiques  (Sérénade  des  Sérénades  et  Raccrocs); 
dans  le  second  groupe,  les  pièces  bretonnes  et  mari- 
times [Armor  et  Gens  de  Mer). 

La  division  n'a  rien  d'arbitraire,  tant  le  caractère 
des  pièces  est  bien  tranché  généralement.  Le  Poète 
contumace,  par  exemple,   qui  termine  les  Amours 
ja2m.es,  se  passe  «  sur  la  côte  d' Armor  »,  mais  son 
lyrisme  tout  intime  le  classe  d'emblée  dans  le  pre- 
mier groupe.  C'est  d'ailleurs  —  avec  des  trous  et  les 
inévit'^ables  coq-à-l'âne  —  une  des  plus  belles  pièces 
de  cette  série,  qui  en  contient  tant  de  déconcertantes 
et,  pourquoi  ne  pas  dire  le  mot,   de  franchement 
insupportables.  ^   ^ 

Pour  les  Amours  jaunes,  comme  pour  Sérénade, 
Raccrocs,  etc.,  le  verdict  de  Huymans,  aggravé  par 
M    de  Gourmont,  serait  parfaitement  acceptable  en 
somme,  s'il  faisait  la  part  plus  large  aux  beautés  de 
premier  ordre  qui  étincellent  «  dans  ce  fouillis  ». 
Du  petit  nègre  ?  Ma  foi  oui,  ou  presque.  La  phrase 
s'achoppe  àWt  instant,  ou,  prodigieusement  ellipti- 
que,  emportée   dans   un  vent  de   folie,    n'est  plus 
qu'une  ruée  de  syllabes  quelconques.  On  s'y  perd,  et 
l'auteur  n'est  peut-être  pas  logé  à  meilleures  ensei- 
gnes que  son  lecteur.  Il  y  a  chez  lui  un  besoin  visi- 
ble de  l'ahurir  et  peut-être  de  s'étourdir  lui-même. 
Un  cliquetis  perpétuel  d'antithèses,  les  alliances  de 
mots  les  plus  baroques,  du  charabia  romantique  et 
de  l'argot  de  barrière,  des  blasphèmes  et  des  calem- 
bours,  des  pirouettes  et  des  génuflexions,   que   ne 
trouve-t-on    pas    dans    cette    première    partie    du 

recueil  ?  .  •        - 

Que  n'y  trouve-t-on  pas  en  effet  ?  Ecoutez  ceci,  qui 

est  la  finale  d'un  sonnet  «  espagnol  »  intitulé  Heures: 


TRISTAN   CORBIÈRE  169 

J'entends  comme  un  bruit  de  crécelle  : 
C'est  la  maie  heure  qui  m'appelle. 
Dans  le  creux  des  nuits  tombe  un  glas,  deux  glas. 

J'ai  compté  plus  de  quatorze  heures. 
L'heure  est  une  larme.  —  Tu  pleures, 
Mon  cœur  ?...  Chante  encor,  va  !  Ne  compte  pas. 

C'est  du  Verlaine  tout  simplement  et  du  meilleur, 
€t  c'est  du  Verlaine  d'avant  Verlaine.  Quand  Cor- 
bière écrit  :  «  Il  pleut  dans  mon  foyer;  il  pleut  dans 
mon  cœur  »,  cela  ne  vaut  pas  sans  doute  le  délicieux, 
l'inoubliable  andante  : 

Il  pleure  dans  mon  cœur 
Comme  il  pleut  sur  la  ville... 

Et  cependant,  plus  que  l'octosyllabe  de  Rimbaud 
qui  leur  sert  d'épigraphe,  le  pauvre  vers  boiteux  des 
Amours  jaunes  ne  fait-il  pas  songer  à  ses  frères  ailés 
des  Romances  sans  paroles  ?... 

Il  ne  faut  pas  s'exagérer  sans  doute  l'influence  de 
Corbière  sur  Verlaine.  Il  ne  faut  pas  davantage  la 
contester  :  par  tout  un  côté  de  son  génie  étrange  et 
maladif,  Corbière  a  certainement  retenti  sur  Ver- 
laine en  1883,  comme  Rimbaud  en  1871.  Et  il  a 
retenti  du  même  coup  sur  toute  l'école  décadente  et 
symboliste.  Tel  lui  a  pris  sa  blague  gamine  ou  féroce, 
qui  pouvait  être  d'essence  baudelairienne,  mais  qui 
était  bien  quelquefois  aussi  du  bel  et  bon  esprit 
français,  comme  quand  Corbière  appelait  Hugo 
«  garde  national  épique  »  ou  quand  il  parodiait  à 
la  Banville,  mais  avec  plus  de  gaieté  véritable,  de 
libre  et  naturel  humour,  les  Orientales  de  l'ancêtre  : 

N'es-tu  pas  dona  Sabine  ? 

Carabine  ? 
Dis  :  veux-tu  le  paradis 
De  rodéon  ?  Traversée 

Insensée  I 
On  emporte  des  radis... 


170  TRISTAN   CORBIÈRE 

Et  VOUS  trouveriez  chez  d'autres  contemporains  ses 
césures  libertines,  ses  hiatus,  ses  élisions,  son  dédain 
des  règles  et,  chez  les  meilleurs,  ses  langueurs  de 
rythme,  ses  assonances  mystérieuses,  ses  phrases 
brusques,  frissonnantes  et  sans  liaison  immédiate- 
ment sensible,  même  son  vocabulaire  personnel  qui 
a  fourni  au  symbolisme  ce  verbe  -plangorer,  em- 
prunté de  la  vieille  souche  latine  et  si  beau  et  si 
large  qu'on  peut  regretter  qu'il  n'ait  pas  survécu... 
Refuser  tout  métier  à  Corbière,  comme  le  fait  Lafor- 
gue, est  une  jDure  plaisanterie,  et  il  aurait  fallu  con- 
venir d'abord  du  sens  qu'on  donne  au  mot  métier. 
Corbière  avait  lu  les  romantiques,  Musset  surtout  et 
sans  doute  Baudelaire.  On  peut  croire  cependant 
que,  dans  sa  lointaine  province,  les  parnassiens 
n'avaient  pas  pénétré.  Mais  eût-il  été  homme  à  se 
plier  au  joug  de  leur  étroite  discipline  ?  Ce  qui  est 
vrai,  c'est  qu'assez  fréquemment  son  vers  excède  ou 
ne  remplit  pas  la  mesure.  Examinez-le  d'un  peu 
jDrès  :  vous  verrez  que  c'est  seulement  quand  il  con- 
tient une  diphtongue.  On  dirait  que,  par  esprit  de 
contradiction,  Corbière  pratique  la  diérèse  partout 
oià  les  autres  poètes  se  l'interdisent  (à  l'exception  de 
Musset,  qui  n'était  pas  un  très  bon  modèle  à  suivre 
sur  ce  point)  et,  réciproquement,  qu'il  fait  exprès  de 
se  l'interdire  là  où  ils  se  la  permettent.  C'est  ainsi 
qu'il  compte  pa-piers,  fi-èvre,  mili-eir^  pi-erre  pour 
trois  syllabes,  nu-il,  ci-el,  -pi-ed  pour  deux,  et  qu'en 
retour,  dans  tué,  fiancé,  diamant,  muet,  viatique, 
harmonieux,  il  compte  la  diphtongue  pour  une  seule 
syllabe.  Cette  libre  arithmétique  dut  fort  choquer 
les  parnassiens,  gens  méticuleux,  qui  pesaient  les 
diphtongues  au  trébuchet  :  nous  en  avons  vu  bien 
d'autres  depuis  Corbière,  et  il  serait  peut-être  excès- 


TRISTAN   CORBIÈRE  171 

sif  de  continuer  à  lui  faire  grief  d'une  liberté  que 
tout  le  monde  s'arroge  aujourd'hui. 

Car  c'est  à  quoi  se  réduit  son  prétendu  manque  de 
métier.  Les  quelques  élisions  qu'on  rencontre  dans 
son  œuvre  (sans  voir  scelle  était  blonde),  les  suppres- 
sions de  pronoms  [vais  m'en  aller,  fut  quelqu'un  ou 
quelque  chose),  même  les  accrocs  à  la  règle  de  l'al- 
ternance des  rimes  ne  peuvent  décemment  lui  être 
imputés  pour  des  négligences  et  sont  parfaitement 
prémédités.  Corbière  rompait  là,  délibérément,  avec 
la  prosodie  romantique  pour  en  adopter  une  autre, 
plus  proche  de  sa  nature,  plus  répondante  à  ses 
secrets  instincts,  et  qui  était  la  prosodie  même  des 
chansons  populaires.  Il  est  tout  imprégné  de  cette 
poésie  primitive,  rondes,  berceuses  et  complaintes, 
qui,  à  chaque  instant,  comme  une  bulle  légère,  re- 
monte à  la  surface  de  son  inspiration.  Et  cela  encore, 
en  1873,  était  une  nouveauté.  Et  c'en  était  peut-être 
une  autre,  malgré  la  Botnie  chanson,  que  l'étrangeté 
et  le  trouble  de  l'émotion  sensuelle,  traduits  en  des 
rythmes  d'une  si  extraordinaire  fluidité  : 

Il  lait  noir,  enfant,  voleur  d'étincelles  ! 

Il  n'est  plus  de  nuits;  il  n'est  plus  de  jours. 

Dors,  en  attendant  venir  toutes  celles 

Qui  disaient  :  Jamais  !  qui  disaient  :  toujours  !... 

Buona  vespre  !  Dors.  Ton  bout  de  cierge, 
On  l'a  posé  là,  puis  on  est  parti. 
Tu  n'auras  pas  peur  seul,  pauvre  petit  ? 
C'est  le  chandelier  de  ton  lit  d'auberge... 

Poésie  de  clair-obscur,  chuchotée  plus  que  chantée, 
si  musicale  cependant,  pleine  de  lointames  réson- 
nances,  de  prolongements  mystérieux,  expression 
d'un  état  d'âme  inconnu  de  la  génération  parna- 
sienne  et  qui  allait  devenir  celui  de  la  génération 
de  1884.  Elle  ne  durait  pas;  ce  n'était  qu'une  rose 


172  TRISTAN   CORBIÈRE 

dans  les  ténèbres,  comme  dit  quelque  part  un  per- 
sonnage de  Mœterlink.  Oui,  sans  doute.  Et  le  démon 
du  poète,  son  besoin  morbide  d'effarer  le  bourgeois, 
peut-être  tout  simplement  sa  peur  du  ridicule,  étouf- 
faient presque  tout  de  suite  ces  adorables  préludes 
de  viole.  Un  vertige  l'emportait.  Il  redevenait  la 
proie  des  mots.  Et  il  assistait,  témoin  impuissant, 
mais  lucide,  aux  convulsions  de  son  misérable  génie: 

Va  donc,  balancier  soûl  affolé  dans  ma  tête... 
Je  parle  sous  moi... 

L'effroyable  aveu,  quand  on  y  songe  !  Et  n'avons- 
nous  pas  prononcé  un  peu  vite  tout  à  l'heure  ?  N'y-a- 
t-il  en  effet  que  dandysme  et  affectation  dans  le 
«  cas  »  de  Tristan  Corbière  ?  Vraiment  on  hésite  et 
l'on  a  le  droit  d'hésiter,  quand  on  connaît  l'homme, 
déséquilibré  de  génie,  incapable  d'accorder  les  con- 
tradictions de  sa  nature,  mais  non  de  les  analyser  et 
celui  de  nos  poètes  qui,  après  Baudelaire,  a  porté 
peut-être  sur  lui-même  le  coup  d'oeil  le  plus  aigu. 


III. 


Il  était  né,  le  18  juillet  1845,  dans  la  banlieue  de 
Morlaix,  à  Coatcongar,  domaine  noble  tombé  en 
roture  et  dont  il  ne  reste  que  d'admirables  futaies  et 
un  beau  puits  de  la  Renaissance  aux  colonnes  dori- 
ques recoupées.  Ses  parents  appartenaient  à  la  meil- 
leure bourgeoisie  morlaisienne.  Tour  à  tour  corsaire, 
journaliste,  combattant  de  Juillet,  romancier  et 
négociant,  Edouard  Corbière  —  Corbière  l'ancien, 
comme  l'appelle  M.  Martineau  —  avait  épousé  en 
1844,  à  près  de  cinquante  ans,  une  jeune  fille  de  dix- 


TRISTAN   CORBIÈRE  17.*^ 

huit  ans,  Marie-Aniiélique-Aspasie  Puyo.  On  a  vu 
des  mariages  plus  disproportionnés  et  dont  les 
fruits  n'avaient  rien  d'amer.  C'est  à  cette  dispropor- 
tion d'âges  cependant  que  Tristan  Corbière  attri- 
buait sa  disgrâce  physique  et  les  terribles  crises  de 
rhumatism.es  qui  le  déformèrent  dès  l'âge  de  seize 
ans.  Il  avait  été  jusque-là  un  enfant  très  normal  et 
même  presque  joli,  —  autant  qu'on  en  peut  juger  du 
moins  par  une  photographie  de  l'époque  qui  le  re- 
présente en  costume  de  lycéen  :  la  maladie  en  fit  une 
pauvre  caricature  d'homme,  l'espèce  d'Ajikoîi,  de 
spectre  ambulant,  dont  se  moquaient  les  Roscovites 
et  qui,  par  bravade,  put  bien  se  draper  dans  sa 
déchéance,  mais  non  la  pardonner  complètement  à 
ses  auteurs  réels  ou  supposés.  Tout  le  caractère  et 
l'œuvre  elle-même  de  Corbière,  où  tant  d'ironie  ta- 
pageuse est  mêlée  à  tant  d'amertume  secrète,  s'expli- 
quent par  une  rancune  de  paria.  Aux  premières 
atteintes  du  mal,  sa  mère  l'avait  conduit  dans  le 
Midi.  Mais  la  lumière  effarouchait  ce  maigre  oiseau 
des  brumes,  et  la  Bretagne,  d'ailleurs,  n'a-t-elle  pas^ 
aux  portes  mêmes  de  Morlaix,  l'équivalent  des  sta- 
tions méridionales  les  plus  tempérées  ?  Sur  les  con- 
seils d'un  médecin  de  ia  famille,  Roscoff  fut  substi- 
tué à  Cannes,  et  Tristan  n'en  bougea  plus  jusqu'en 
1868.  Il  prenait  ses  repas  chez  un  restaurateur  de  la 
localité,  M.  Le  Cad,  qui  vit  encore  et  qui  lui  a 
gardé  le  plus  indulgent  souvenir;  des  artistes,  Ha- 
mon,  Michel  Bousquet,  Besnard,  Charles  Jacques, 
fréquentaient  en  été  la  pension  Le  Gad.  Tristan  les 
amusa  par  son  humeur  fantasque  et  un  talent  de 
caricaturiste  qui,  à  s'en  référer  aux  quelques  spéci- 
mens dont  nous  avons  pu  avoir  connaissance,  no- 
tamment au  portrait  d'un  capitaine  blohaic'h  (mor- 
bihannais),  peint    sur    panneau    et    conservé    chez 


474  TRISTAN   CORBIÈRE 

M.  Le  Gad,  n'était  pas  sans  analogie  avec  la  manière 
large  de  Daumier. 

C'est  à  l'instigation  d'un  de  ces  artistes,  Breton 
comme  lui,  le  peintre  pompéien  Jean-Louis-Hamon(l), 
que  Tristan,  à  la  fin  de  1868,  s'embarqua  pour  l'Ita- 
lie, visita  Gênes,  Ptome,  Capri,  Naples,  Palerme  et 
poussa  peut-être  jusqu'à  Jérusalem.  Mais  il  ne  sem- 
ble pas  que  la  séduction  des  pays  du  soleil  se  soit 
davantage  exercée  sur  lui  en  1868  qu'en  1863.  On  dit 
qu'à  Naples,  costumé  en  mendiant  breton,  la  vielle 
en  sautoir,  il  demandait  l'aumône  par  les  rues.  Farce 
de  rapin  qui  faillit  lui  coiiter  cher,  cette  tentative  de 
concurrence  à  l'industrie  nationale  de  la  mendicité 
n'ayant  que  médiocrement  séduit  le  lazzaronisme 
indigène  !  Nous  ne  la  rapportons  ici  qu'à  titre  de  do- 
cument et  parce  qu'elle  fait  éclater  une  fois  de  plus 
ce  goiit  maladif  de  la  charge  qui  n'était  peut-être, 
chez  Corbière,  qu'une  forme  de  sa  détresse  intime 
devant  la  magnificence  de  l'univers.  «Je  suis  si  laid  !» 
gémira-t-il  dans  les  Amours  jaunes.  Les  René  et  les 
Obermann,  dont  on  a  voulu  le  rapprocher,  n'ont 
souffert  que  dans  les  parties  nobles  de  leur  être. 
C'étaient  des  âmes  «  en  exil  »  dans  des  corps  parfaite- 
ment constitués.  Chez  Corbière,  au  contraire,  c'est 
l'être  tout  entier,  corps  et  àme,  qui  souffre  de  son 
esseulement;  sa  détresse  morale  est  le  réflexe  de  sa 
détresse  physique.  Elle  n'a  rien  d'intellectuel,  —  ni 
d'imaginaire.  En  est-elle  moins  humame  ?  Je  n'ex- 
cuse pas  Corbière;  je  goiàte  peu  sa  parodie  sacrilège 
de  l'Italie  romantique  (Raccrocs).  Artiste  et  poète,  il 
aurait  dû  symphatiser  doublement  avec  l'Italie  sans 
épithète  :  il  n'en  sentit  ou  n'en  voulut  sentir,  par  une 

(1)  Voir,  sur  Hamon,   VAme  bretonne,    t.  I.  :  Le  Peintre  de  la 
JRenaismnce  néo-grecque. 


TRISTAN    CORBIKRK  173 

infirmité  de  sa  nature,  que  les  ridicules,  la  pouil- 
lerie  et  l'emphase,  qui  lui  cachèrent  le  visage  immor- 
tel de  la  déesse.  Et,  plus  féru  que  jamais  de  solitude, 
de  ciel  gris  et  de  grand  vent,  il  retourna  s'enfermer 
dans  son  «  trou  de  flibustiers  ». 


ÎV. 


Trou  de  flibustiers,  vieux  nid 
A  corsaire,  —  dans  la  tourmente 
Dors  ton  bon  somme  de  granit 
Sur  tes  caves  que  le  '^lOt  hante... 

Ton  pied  marin  dans  les  brisans, 
Dors  :  tu  peux  fermer  ton  œil  borgne, 
Ouvert  sur  le  large  et  qui  lorgne 
Les  .\nglais  depuis  trois  cents  ans. 

Dors,  vieille  coque  bien  ancrée  : 
Les  margats  et  les  cormorans. 
Tes  grands  poètes  d'ouragans, 
Viendront  chanter  à  la  marée... 

Quelle  fougue  et  quel  coloris  !  Et  quelle  largeur 
d'expression  !  Mais  c'est  la  nouveauté  du  sentiment 
qu'il  faut  surtout  remarquer  ici  :  le  railleur  n'a  pas 
désarmé  chez  Corbière;  il  aura  plus  d'un  retour  offen- 
sif dans  Arnior  comme  dans  Ge?is  de  Mer;  mais  la 
«  vertu  »  bretonne  a  pourtant  commencé  d'opérer 
et  le  ton  de  son  ironie  n'est  plus  le  même;  en  un  mot, 
rien  ne  ressemble  moins  aux  médiocres  facéties  de 
Raccrocs  et  de  Sérénade  des  Sérénades  que  «  le 
grand  pathétique  amer  (1)  »  de  la  Rapsode  foraine, 
du  Bossu  Bi/or,  de  la  Fin  ou  de  la  Pastorale  de  Con- 
lie.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  les  ressources  de  la 

(1)  Expression  de  Léon  Bloy. 


176  TRISTAN   CORBIÈRE 

Viviane  armoricaine,  ses  puissances  de  séduction, 
sont  proprement  infinies  et  que  tel  qui  restera  insen- 
sible à  sa  grâce  ou  à  sa  langueur  ne  résistera  pas  à  sa 
rudesse  ?  Ubique  veneficium.  Corbière,  si  bien  gardé 
qu'il  se  crût  contre  toute  surprise,  n'y  résista  pas 
plus  que  les  autres. 

Nul  doute,  en  effet,  qu'il  n'ait  senti  profondément 
la  poésie  d'une  certaine  Bretagne  au  moins,  de  celle 
qui  étend  ses  grands  horizons  mélancoliques  à  l'ouest 
de  Roscoff,  entre  Sibiril  et  l'Aber-Vrac'h  et  qui  est 
la  plus  deshéritée  des  Bretagnes.  Il  lui  annexa  dans 
la  suite  quelques  croupes  pelées  de  menez  et  la  triste 
méotide  de  Sainte-Anne-la-Palud,  avec  son  placitre 
grouillant  de  stropiats  et  d'ivrognes.  Mais  ses  préfé- 
rences le  reportaient  vers  la  «  Corbière  »  du  Léon, 
plus  âpre  et  mieux  accordée  à  sa  détresse  intime. 
Pays  plat  et  pauvre,  hérissé  de  calvaires,  sans  arbres, 
sans  moissons,  pays  des  naufrageurs  et  des  brûleurs 
de  varech,  des  landes  crispées  sous  le  vent  du  large, 
des  cirques  de  sable  pâle  et  ténu  comme  une  pous- 
sière d'ossements,  des  rochers  au  pacage  dans  les 
dunes  comme  des  troupeaux  de  mammouths...  Et 
tout  cela,  qui  était  une  Bretagne  dure,  rugueuse,  des- 
habillée de  ses  grâces  déglogue,  s'incrustait  dans 
ses  yeux  profonds  et  sans  indulgence,  des  yeux  qui 
«  voyaient  trop  »  —  pour  nous  changer  peut-être  de 
ceux  qui  ne  voyaient  pas  assez  !  Aussi,  l'heure  venue, 
comme  il  la  peindra  au  vif,  cette  Bretagne  insoup- 
çonnée des  Chateaubriand  et  des  Brizeux,  comme  il 
la  campera  sur  son  roc  de  misère,  dans  la  grande 
immensité  hostile,  avec  ses  haillons,  ses  plaies,  sa 
vermine  et  ses  oremus  ! 

C'est  le  Pardon.  Liesse  et  mystères  ! 
Déjà  l'herbe  rase  a  des  poux... 


TRISTAN  CORBIÈRE  177 

Il  faut  lire  toute  la  pièce  [la  Rapsode  foraine)  ou 
plutôt  il  faut  la  laisser  se  déployer  devant  soi.  C'est 
le  chef-d'ajuvrei  du  réalisme  lyriique.  Dans  cette 
grande  fresque  barbare,  violemment  coloriée  et 
d'une  fougue  d'exécution  prodigieuse,  tient  à  l'aise 
toute  la  Bretagne  des  pardons  et  des  calvaires,  celle 
qui  chante  et  celle  qui  mendie,  celle  qui  titube  et 
celle  qui  s'agenouille  et  qui  est  la  même  parfois,  à 
des  heures  différentes  de  la  journée.  L'orgie  sacrée 
se  déroule  pendant  quatorze  pages,  sur  cinquante- 
neuf  strophes  de  quatre  vers.  Et  le  miracle  est  qu'au 
milieu  de  cette  sauvagerie  éclosent  par  instant  les 
plus  délicieuses  effusions  mystiques,  des  stances 
d'une  douceur  et  d'une  beauté  incomparables,  com- 
me ce  fragment  du  Cantique  spirituel  à  sainte  Anne: 

Des  croix  profondes  sont  tes  rides. 
Tes  cheveux  sont  blancs  comme  fils... 
—  Préserve  des  regards  arides 
Le  berceau  de  nos  petits-fils  ! 

Fais  venir  et  conserve  en  joio 
Ceux  à  naître  et  ceux  qui  sont  nés, 
Et  verse,  sans  que  Dieu  te  voie, 
L'eau  de  tes  yeux  sur  les  damnés  ! 

Reprends  dans  leur  chemise  blanche 
Les  petits  qui  sont  en  langueur; 
Rappelle  à  l'éternel  Dimanche 
Les  vieux  qui  traînent  en  longueur... 

Prends  pitié  de  la  fille-mère, 

Du  petit  au  bord  du  chemin; 

Si  quelqu'un  leur  jette  la  pierre. 

Que  la  pierre  se  change  en  pain  .'... 

Merveilleuses  litanies  !  Et  que  Verlaine  avait  rai- 
son d'évoquer  le  souvenir  de  Villon  à  propos  de  stan- 

12 


178  TRISTAN   CORBIÈRE 

ces  comme  celles-là,  qui  n'ont  d'analogues,  dans  no- 
tre littérature,  que  certaines  octaves  du  Grand  Testa- 
ment !  Corbière  ne  s'est  jamais  élevé  plus  haut,  mê- 
me dans  ses  pièces  maritimes.  Et  c'est  ici  qu'on  com- 
mence d'apercevoir  ce  qu'avait  de  trop  général  la 
critique  d'un  Huysmans,  déniant  à  l'auteur  toute 
«  capacité  de  réalisation  »  et  ne  lui  accordant  que 
des  sursauts,  ou,  comme  Rémy  de  Gourmont  dira, 
des  à-coups  de  génie.  Acceptable  pour  une  partie  de 
l'œuvre  de  Corbière,  ce  verdict  ne  l'est  plus  pour 
l'ensemble  :  Corbière  s'est  «  réalisé  »  au  moins  une 
fois  dans  la  Rapsode  foraine  et,  quand  il  n'eût  écrit 
que  ce  poème  (le  plus  important  des  Amours  jaunes, 
remarquez-le),  il  mériterait  encore  de  survivre.  Mais 
il  en  a  écrit  d'autres  qui  le  valent  presque  et,  dans 
Armor  même,  le  Vieux  Roscoff  et  cette  Pastorale  de 
Conlie  dédiée  à  Gambetta  et  dont  restera  ineffaçable- 
ment  marquée  l'imbécile  méfiance  des  politiciens 
qui,  en  1870,  par  crainte  d'un  coup  de  force  roya- 
liste, immobilisèrent  dans  la  boue  une  armée  de 
50.000  Bretons;  il  a  écrit  Matelots,  Aurora,  le  Novice 
en  partance,,  le  Douanier,  Lettre  du  Mexique,  la  Fin 
surtout,  cette  réplique  cinglante  au  Victor  Hugo 
(ÏOceano  Nox,  dont  il  n'est  pas  sûr,  comme  le  disait 
Verlaine,  qu'elle  contient  toute  la  mer,  mais  qui 
contient  certainement  toute  l'âme  orgueilleuse  et  nos- 
talgique des  marins.  Corbière  est  le  premier  qui  les 
ait  compris,  qui  les  ait  fait  penser  et  parler  comme 
ils  pensent  et  comme  ils  parlent,  et  c'est  de  lui  que 
date  leur  entrée  dans  la  poésie  : 

Eh  bien,  tous  ces  marins  —  matelots,  capitaines, 
Dans  leur  grand  océan  à  jamais  engloutis, 
Partis  insoucieux  pour  leurs  courses  lointaines. 
Sont  morts  —  absolument  comme  ils  étaient  partis... 


TRISTAN   CORBIÈRE  179 

Pas  de  fond  de  six  pieds,  ni  rats  de  cimetière  : 
Eux,  ils  vont  aux  requins  !  L'âme  d'un  matelot, 
Au  lieu  de  suinter  dans  vos  pommes  de  terre. 
Respire    à    chaque    flot... 

Ecoutez,  écoutez  la  tourmente  qui  beugle  !... 
C'est  leur  anniversaire.  Il  revient  bien  souvent. 
O  poète,  gardez  pour  vous  vos  chants  d'aveugle; 

—  Eux,  le  De  profundis  que  leur  corne  le  vent. 

...Qu'ils  roulent  infinis  dans  les  espaces  vierges  ! 

Qu'ils  roulent  verts  et  nus, 
Sans  clous  et  sans  sapin,  sans  couvercle,  sans  cierges... 

—  Laissez-les  donc  rouler,  terriens  parvenus  !... 

L'apostrophe  est  belle  assurément.  Je  ne  jurerais 
point  que  toute  rhétorique  en  soit  absente  et  je 
n'oserais  point  jurer  le  contraire  non  plus.  Où  com- 
mence la  rhétorique  et  où  finit-elle  ?  Et,  chez  Cor- 
bière, ie  sentiment  de  la  mer  était  si  profond  !  Il 
avait  vraiment  pour  elle  des  tendresses  et  presque 
une  jalousie  d'amant;  il  veillait  sur  elle  comme  sur 
son  bien.  Passion  trop  explicable  !  N'était-ce  pas  à  la 
mer  qu'il  devait  ses  seules  satisfactions  d'amour- 
propre  ?  Ce  pauvre  déchet  d'humanité,  qui  traînait 
sur  la  terre  ferme  avec  des  gaucheries  d'échassier 
dont  on  a  rogné  les  ailes,  la  mer  en  refaisait  un 
homme  à  l'égal  des  plus  robustes,  un  matelot  «  pre- 
mier brin  ».  Verlaine  parle  des  «  prodiges  d'impru- 
dence folle  »  qu'il  accomplissait  sur  son  cotre  le 
Négrier.  Il  n'y  a  rien  là  d'exagéré.  Vingt  fois  il  faillit 
couler  dans  les  terribles  chenaux  de  la  côte  léonarde; 
il  attendait  exprès,  pour  s'embarquer,  que  le  cône 
des  basses  pressions  atmosphériques  fût  hissé  à  la 
drisse  du  sémaphore;  il  eût  souhaité  peut-être  que  la 
sirène  répondît  à  ses  provocations  et,  par  quelque 
belle  nuit  d'équinoxe,  le  couchât  dans  sa  robe 
«toilée... 


180  TRISTAN   CORBIÈRE 

Y. 

Ce  ne  fut  pas  la  mer  qui  le  prit.  Une  femme- 
passa,  une  «  Parisienne  ".  Belle,  jeune,  élégante  et 
titrée,  elle  devina  le  secret  si  bien  caché  à  tous  les 
yeux;  elle  aima  Corbière  :  il  était  trop  tard,  et  cette 
conjonction  romanesque  d'une  héroïne  de  Feuillet  et 
d'un  triton  des  eaux  bretonnes  n'enrichit  pas  d'un 
brillant  chapitre  la  littérature  sentimentale  du  dix- 
neuvième  siècle. 

La  faute  n'en  fut  peut-être  ni  à  l'un  ni  à  l'autre, 
mais  à  la  vie  :  le  bonheur  demande  un  apprentis- 
sage que  n'avait  pas  fait  Corbière.  Un  homme  qui  a 
connu  profondément  l'auteur  des  Amours  jaunes^ 
son  cousin  Pol  Kalig,  l'a  défini  «  un  tendre  com- 
primé ».  Il  y  a  sans  doute  des  compressions  trop 
violentes  et  trop  longues  après  lesquelles  le  cœur  n'a 
plus  la  force  de  se  détendre;  le  pli  est  pris  :  ce  fut 
toute  l'histoire  de  Corbière.  Il  a  vingt-sept  ans  au 
moment  où  nous  voici  (1872);  sa  disgrâce  personnelle 
et  la  solitude  ont  encore  développé  et  presque  poussé 
au  paroxysme  les  instincts  anarchiques  qui  som- 
meillaient en  lui  comme  au  fond  de  tous  les  Celtes  (i)  ; 
la  révolte  est  devenue  son  état  normal;  la  raillerie  et 
la  pose  lui  ont  fait  une  seconde  nature;  il  en  est 
arrivé  au  point  de  cultiver  sa  laideur  comme  une 
originalité.  Quelle  forme  prendra  l'amour  chez  ce 
malade  ?  On  le  devine  assez  et  qu'incapable  d'aimer 
simi3lement,  il  cherchera  —  et  trouvera  —  toutes  les 
raisons  de  se  déchirer  et  de  déchirer  celle  qu'il  aime; 
il  lui  supposera  des  calculs  d'intérêt,  de  la  compas- 

(1)  Voir  à  ce  sujet,  au  tome  II  de  V Ame  hrrtonne.  le  chapitre  sur 
La  Résignation  hretonne  et  spécialemeut  les  dernières  lignes  sur  «  la 
fonction  véritable  »  du  Celte. 


TRISTAN   CORBIÈRE  181 

sion,  du  sadisme,  tout,  excepté  un  sentiment  sincère, 
ru  et  franc;  il  saura  qu'il  est  injuste;  il  conviendra 
de  son  humeur  rebourse  : 

Mon  amour  à  moi  n'aime  pas  qu'on  l'aime... 

Mais  l'orgueil  chez  lui  aura  le  dernier  mot  et,  le 
jour  venu  de  baptiser  dans  un  livre  cet  étrange  com- 
merce sentimental,  il  l'affublera,  par  bravade,  par 
dérision,  de  l'épithète  à  double  sens  qui  trompa  le 
public  et  qui  lui  fit  croire,  dit  Pol  Kalig,  que  les 
Amours  jaunes  étaient  un  recueil  de  vers  libertins. 

Le  poète  avait  quitté  Roscoff  sans  esprit  de  retour. 
Il  avait  retrouvé  à  Paris  les  artistes  qui  fréquen- 
taient la  pension  Le  Gad:  il  n'eut  guère  le  temps  ou 
il  dédaigna  de  se  mêler  au  mouvement  littéraire. 
Cependant  il  donna  quelques  vers  à  la  Vie  Pari- 
sienne de  Marcellin,  publia  son  livre  et  en  rêva  un 
autre,  qu'il  voulait  appeler  Mirlitons. 

Qu'aurait  été  ce  livre  ?  Une  réplique  de  la  pre- 
mière partie  des  Amours  jaunes  ?  On  peut  le  crain- 
dre, d'après  les  deux  pièces  qui  nous  en  sont  parve- 
nues. Pour  nous,  le  vrai  Corbière  n'est  pas  là,  mal- 
gré les  étranges  musiques  qui  y  résonnent  par  mo- 
ment, si  douces  et  si  déchirantes  qu'elles  font  son- 
ger à  cet  oiseau  dont  parle  Renan  et  qui  se  sciait  le 
cœur  avec  une  scie  en  diamant.  Le  Corbière  que 
nous  retiendrons,  c'est  surtout  le  Corbière  (XArmor 
et  de  Gens  de  Mer,  le  poète  inégal  encore,  mais  puis- 
sant et  savoureux,  sincère  jusqu'à  la  brutalité  et 
soudain  d'une  infinie  tendresse,  comme  ce  canon 
désaffecté  de  son  Vieux  Roscoff  dans  la  gueule  du- 
quel s'était  logée  une  candide  touffe  de  jonc  marin. 
Il  ne  serait  pas  difficile  de  montrer  que  ce  Corbière- 
là  n'a  pas  eu  moins  d'influence  que  l'autre  sur  les 
directions   de    la   poésie   contemporaine    et   que   le 


182  TRISTAN   CORBIÈRE 

Richepin  de  la  Chanson  des  Gueux  et  de  la  Mer,  par 
exemple,  lui  est  aussi  redevable  que  le  Verlaine  de 
Jadis  et  Naguère,  d'Amour  et  de  Parallèlement  au 
poète  de  Raccrocs  et  des  Rondels  pour  après.  S'il  est. 
vrai,  comme  le  croyait  Jules  Tellier,  que  les  choses 
imparfaites  procèdent  dans  l'absolu  des  choses  par- 
faites et  n'en  sont  qu'un  reflet,  il  est  vrai  aussi  que 
l'historien  des  lettres,  habitant  du  relatif,  courrait 
certains  risques  à  trop  vouloir  négliger  les  miséra- 
bels  contmgences  de  la  chronologie  terrestre.  Peut- 
être  que  le  principal  mérite  des  Amours  jaunes  est 
d'avoir  paru  en  1873,  dix  ans  avant  la  révolution 
symboliste  et  trois  ans  avant  la  Chanson  des  Gueux. 
Encore  y  aurait-il  une  injustice  véritable  à  ne  pas 
faire  la  part  des  «  réalisations  »  dans  l'œuvre  de  Cor- 
bière. Il  y  eut  autre  chose  chez  lui  que  des  intentions 
et,  si  gâté  de  puérilités  qu'il  soit,  si  insupportable 
même  souvent  par  sa  jactance,  ses  bouffonneries  et 
son  débraillement,  la  postérité  en  fin  de  compte  res- 
tera indulgente  à  ce  «  grand  poète  d'ouragan  »,. 
dévoyé  sous  le  ciel  parisien,  qui  tourna  un  moment 
sur  nos  têtes,  ijoussa  un  cri  bref  et  disparut  dans  ses 
brumes. 


UNE  RELATION  INEDITE 
DE  L'EXPLOSION  DU  PANAYOTL 


Qu'il  est  donc  malaisé  d'écrire  l'histoire  !  Tous  les 
historiens  le  disent  et  que  la  certitude  historique 
n'est  pas  de  ce  monde.  Il  faut  se  contenter  d'une 
vérité  approximative.  Il  faut  surtout,  autant  que 
possible,  remonter  aux  sources  :  les  événements  n'y 
ont  point  encore  eu  le  temps  de  se  troubler  et  de 
se  charger  d'incidents  apocryphes. 

Dans  cet  épisode  de  l'explosion  du  Pana//oli,  par 
exemple,  qu'on  a  raconté  de  tant  de  façons  différen- 
tes, il  est  certain  qu'on  se  fût  évité  bien  des  mépri- 
ses en  recourant  à  la  déposition  du  principal  inté- 
ressé —  avec  Bisson  —  :  le  quartier-maître  pilote 
Trémintin. 

Il  paraîtrait,  en  effet,  que  dès  le  8  novembre  1827, 
soit  trois  jours  après  l'explosion  du  Panayoti,  Tré- 
mintin rédigea,  «  sur  la  sollicitation  du  gouverneur  » 
de  Stampali,  une  relation  détaillée  de  l'affaire  qui 
fut  envoyée  au  Consul  français  de  Santorin,  lequel  la 
transmit  à  son  collègue  de  Milo,  lequel  en  informa 
le  gouvernement  français.  C'est,  du  moins,  le  vice- 
amiral  Halgan  qui  l'affirme.  L'amiral  Halgan  écri- 
vait en  1853.  Avait-il  vu  la  relation  de  Trémintin  et 
qu'est  devenue  cette  relation  ?  On  aurait  intérêt  à  le 
savoir  si  tant  est  qu'elle  ait  jamais  existé.  J'en  doute 
personnellement;   mais,   enfin,   si  elle  existe,   il   en 


184  UNE  RELATION  INÉDITE 

doit  demeurer  trace  dans  les  archives  de  la  marine. 

Il  me  paraît  plus  probable,  étant  donné  le  piteux 
état  où  se  trouvait  Trémintin,  que  le  gouverneur  de 
Stampali  se  borna  tout  uniment  à  recueillir  la  dépo- 
sition du  blessé.  Ou,  si  l'on  veut  que  celui-ci  ait  mis 
lui-même  «  la  main  à  la  plume  »,  ce  n'a  pu  être  que 
pour  exposer  très  sommairement  les  faits.  Plus  tard, 
par  exemple,  décoré,  retraité,  promu  à  la  dignité  de 
gloire  nationale  et  locale,  il  prit  sa  revanche,  sinon 
de  la  plume,  du  moins  de  la  langue,  et  fournit,  à  qui 
voulait  l'entendre,  autant  de  détails  qu'on  en  pouvait 
souhaiter  sur  cet  événement  capital  de  sa  carrière 
maritime.  J'aurai  l'occasion  tout  à  l'heure  de  reve- 
nir sur  ces  rapsodies  héroïques  de  Trémintin.  Dans 
l'ensemble,  elles  concordent  avec  le  récit  de  l'amiral 
Halgan,  qu'on  me  permettra  de  résumer  ici,  parce 
que  l'amiral,  lui,  semble  bien  avoir  puisé  aux 
sources.  , 

En  1827,  pendant  la  guerre  de  l'indépendance  hel- 
lénique, un  navire  appartenant  à  des  forbans  grecs, 
le  Panayoti,  fut  capturé  par  une  de  nos  corvettes,  la 
Lamproie,  et  le  commandement  en  fut  confié  à  l'en- 
seigne de  vaisseau  Bisson,  de  Guéméné  (Morbihan), 
à  qui  on  donna  pour  second  le  pilote  Trémintin,  de 
l'île  de  Batz,  avec  quinze  hommes  d'équipage,  pres- 
que tous  Bretons.  Mais,  dans  la  nuit  du  4  au  5 
novembre  1827,  le  Panayoti  fut  séparé  de  son  con- 
voyeur par  le  gros  temps  et  dut  se  réfugier  sous  le 
vent  de  l'île  Stampali,  dans  le  petit  port  de  Maltez- 
zana.  L'île  était  infestée  de  pirates,  et  Bisson  le  sa- 
vait. La  journée  se  passa  néanmoins  sans  incident. 
«:  A  la  chute  du  jour,  continue  l'amiral  Halgan, 
Bisson  ordonna  à  son  équipage  de  prendre  un  peu 
de  repos,  les  travaux  qui  avaient  précédé  le  mouil- 
lage ayant  été  fort  pénibles.  Puis,  accablé  lui-même, 


DE  l'explosion  DU  «  PANAYOTI  »  185 

il  se  jeta  sur  son  banc  de  quart,  en  se  concertant 
avec  son  pilote,  M.  Trémintin,  sur  les  mesures  à 
prendre  en  cas  d'attaque  nocturne.  Bisson  fît  pro- 
mettre à  son  second  que,  si  les  Grecs  parvenaient  à 
s'emparer  du  bâtiment  et  qu'il  lui  survécût,  il  ferait 
sauter  la  prise  plutôt  que  l'abandonner  aux  pirates. 
A  dix  heures  du  soir,  malgré  l'obscurité  d'un  temps 
lourd  et  bas,  la  vigie  signala  deux  embarcations, 
deux  mistlks,  chargées  chacune  de  soixante  à  soixan- 
te-dix hommes,  qui,  à  mesure  qu'ils  approchaient 
du  brig,  poussaient»  des  cris  de  vengeance.  Aussitôt 
chacun  fut  à  son  poste  de  combat;  Bisson  monta  sur 
le  beaupré  pour  mieux  observer  la  manœuvre  des 
deux  embarcations  et,  quand  elles  furent  à  petite 
distance,  donna  l'ordre  à  sa  mousqueterie  de  faire 
feu,  déchargeant  lui-même  son  fusil  à  deux  coups 
sur  l'embarcation  la  plus  rapprochée  ». 

Les  pirates  ripostèrent  par  une  vigoureuse  fusil- 
lade, puis  se  lancèrent  à  l'abordage.  Que  pouvaient 
les  dix-sept  hommes  du  Pnnnyoti  contre  cette  ruée 
de  forbans  ?  «  Plusieurs  des  marins  français  qui 
s'étaient  présentés  à  l'avant  pour  préparer  la  dé- 
fense furent  tués  »,  dit  l'amiral  Halgan.  Bisson  lui- 
même,  blessé  et  tenu  pour  mort,  ne  dut  qu'à  cette 
circonstance  et  aux  instincts  de  pillage  des  forbans 
de  pouvoir  se  glisser  vers  la  soute  avec  une  mèche 
allumée.  «  Avertissez  ce  qui  reste  de  nos  braves  (ils 
étaient  quatre  :  Hervé,  Le  Guillou,  Carsoule  et  Bouy- 
son)  de  se  jeter  à  la  mer  »,  dit-il  à  Trémintin.  Puis, 
serrant  la  main  de  son  second  :  «  Adieu,  pilote,  je 
vais  tout  finir.  C'est  le  moment  de  nous  venger.  » 
Quelques  secondes  après,  une  effroyable  explosion 
réduisait  en  miettes  le  Panayoti  et  les  deux  mistiks. 
Trémintin,  qui  n'avait  pas  voulu  se  jeter  par  dessus 
bord,  sautait  avec  son  chef,  mais,  par  miracle,  il  en 


186  UNE  RELATION  INÉDITE 

était  quitte  pour  une  jambe  cassée  et  des  brûlures  un 
peu  partout;  on  le  retrouvait  à  la  côte,  évanoui, 
mais  vivant  encore. 

L'amiral  Halgan  ajoute  qu'il  fut  transporté  et  soi- 
gné chez  le  gouverneur  de  Stampali.  Est-ce  bien  sûr? 
En  tout  cas,  de  retour  en  France,  Trémintin  dut  en- 
trer au  Val-de-Grâce  et  prendre  une  retraite  antici- 
pée. Du  moins  les  pouvoirs  publics  ne  lésinèrent  pas 
avec  ce  héros  :  on  le  décora,  on  lui  offrit  une  épée 
d'honneur  et  on  lui  conféra  le  grade  d'enseigne 
qui  équivalait  alors  à  celui  de  lieutenant  de  vais- 
seau. Trémintin  put  ainsi  «  se  la  couler  douce  » 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  qui  se  prolongea  jusqu'à  l'âge 
respectable  de  93  ans.  Grâce  à  quoi,  des  hommes  de 
ma  génération  ont  pu  connaître  et  entendre,  à  Ros- 
coff,  où  il  s'était  retiré,  le  dernier  survivant  du 
Panayoti. 

Un  de  ces  privilégiés  fut  précisément  l'auteur  des 
Amours  jaunes,  ce  fumeux  et  génial  Tristan  Cor- 
bière qui  signait  au-dessous  de  son  nom  :  «  poète 
de  mer,  à  Roscoff  ».  Héros  et  poètes  sont  fait  pour 
sympathiser.  A  force  d'ouïr  Trémintin  conter  dans 
les  cabarets  du  port  «  le  bastringue  de  son  exploit  » 
du  Panayoti  et  vanter  aux  camarades  le  fameux 
lapin  qu'était  le  commandant  Bisson  : 

Ah  !  n'y  avait  pas  comm'lui  pour  le  niat'lot  sauté  ! 

Tristan  finit  par  connaître  par  cœur  le  sujet  et  n'eût 
plus,  pour  le  «  mettre  en  vers  »  qu'à  l'adorner  de 
quelques  rimes  appropriées. 

Ce  curieux  et  savoureux  poème  est  encore  inédit. 
J'en  dois  la  communication  à  un  artiste  distingué, 
M.  Ernest  Noir,  fils  du  romancier  Louis  Noir,  qui 
fut  un  des  amis  de  Tristan  à  Roscoff  et  qui  hérita 
dun  des  précieux  albums  où  le  fantasque  auteur  des 


DE  l'explosion  DU  «  PANAYOTI  »  187 

Amours  jaunes  jetait  pêle-mêle  des  notes,  des  im- 
pressions et  des  croquis.  L'épisode  du  Panayoti 
occupe  trois  grandes  pages  de  cet  album.  Ah  !  dame, 
ce  n'est  pas  le  ton  solennel  de  l'épopée.  Les  héros  — 
surtout  les  héros  du  peuple  —  ont  une  manière  à  eux 
de  narrer  leurs  exploits  qui  ne  rappelle  que  de  très 
loin  Victor  Hugo.  Trémintin,  même  décoré  et  promu 
officier  de  la  marine  royale,  restait  le  quartier-maî- 
tre pilote  Trémintin.  L'histoire,  dans  sa  bouche,  était 
encore  de  l'histoire;  mais  c'était  de  l'histoire  contée 
à  coups  de  poing,  suitîée,  salée,  goudronnée,  de  l'his- 
toire au  jus  de  chique.  Et,  tout  de  même,  l'émotion  y 
était,  le  je  ne  sais  quoi  qui  fait  passer  tout  à  coup 
dans  les  veines  un  frisson  sacré... 

Vous  entendez  bien  que  je  ne  vais  pas  reproduire 
ici  ce  poème,  assez  long  d'ailleurs  et  que  M.  Ernest 
Noir  se  réserve  de  publier  en  temps  et  lieu.  Je  me 
borne  à  y  glaner  quelques  détails  assez  pittoresques 
et  négligés  par  l'Histoire,  —  celle  qui  prend  une 
majuscule.  C'est  ainsi  que  Bisson,  paraît-il,  se  mit 
en  grande  tenue,  épaulettes,  claque  à  cornes,  etc., 
pour  recevoir  les  pirates.  Elégance  d'officier  fran- 
çais qui  aime  à  se  parer  pour  la  mort  !  Quant  au  dia- 
logue qu'il  échangea,  en  cet  instant  suprême,  avec 
Trémintin,  c'est  bien,  au  ton  près,  plus  savoureux 
chez  Corbière,  celui  que  rapporté  l'amiral  Halgan  : 

Trémintin,  q'y  me  dit,  accoste  à  moi,  matelot  -. 
T'as  du  cœur  ?  —  Moi,  du  cœur  ?...  Foi  de  Dieu  I  Plein  mon 

[ventre  I 

—  Bon  !  SI  j'aval'  ma  gaffe  avant  toi,  faut  pas  s'rendre. 

—  J'sais  ça-zaussi  bien  qu'vous.  —  Oui,  mais  faut  f...  le  feu 
Dans  la  soute  aux  poudres  et...  ta  main,  gabier,  adieu  !... 

C'est  ainsi  que  parlent  les  héros...  dans  la  vie 
réelle.  On  n'a  pas  le  temps  de  pomponner  ses  phra- 


188  UNE  RELATION  INÉDITE 

ses  quand  deux  cent  forbans  s'apprêtent  à  vous  tom- 
ber dessus.  Le  plus  singulier  —  mais  ce  détail  de- 
manderait confirmation,  bien  que  je  ne  le  croie  pas 
de  l'invention  de  Corbière,  —  c'est  que  lesdits  for- 
bans avaient  des  femmes  à  leur  bord  et  qu'elles  ne 
furent  pas  les  dernières  au  pillage.  Là-dessus  le 
Panayoti  saute  :  Trémintin  voit  trente-six  chan- 
delles et  est  lancé  en  l'air  comme  un  bouchon  de 
Champagne;  son  commandant,  «  en  quatre  mor- 
ceaux, sans  compter  l'uniforme  »,  lui  passe  «  au 
razibus  »,  si  près  qu'il  «  en  sent  le  vent  ».  Puis  tout 
sombre  autour  de  lui  et  en  lui.  Gommje  chez  le  per- 
sonnage de  Labiche,  il  y  a  une  lacune  dans  son  exis- 
tence. Tout  ce  que  je  sais,  dit  il,  —  et  ceci  contredit 
un  peu  l'amiral  Halgan,  -— 

...  C'est  qu'un  jour  j'ouvre  i'œil  bel  et  bien, 
D'vinez  où  ?  Sauf  vot'  respect,  sous  l'nez  d'un  chirurgien 
D'troisième  classe... 

un  chirurgien  de  la  Lamproie,  le  navire  convoyeur 
du  Panayoti,  que  le  bruit  de  l'explosion  avait  attiré 
sur  les  lieux  et  qui  avait  «  repêché  en  dérive  »  l'in- 
fortuné Trémintin. 

J'arrête  là  mes  citations.  Je  ne  m'en  exagère  pas  la 
valeur  historique  :  je  sais  que  les  poètes  ont  droit  de 
beaucoup  oser,  mais  je  sais  aussi  que  Corbière  était 
un  des  auditeurs  les  plus  assidus  du  brave  Trémin- 
tin et  que,  fils  de  marin  et  marin  lui-même,  il  se 
piquait  d'une  scrupuleuse  fidélité  dans  ses  trans- 
criptions de  scènes  de  la  vie  maritime. 


LE  PREMIER  BOMBARDIER 
DE  BRETAGNE 

(Prosper  Proux). 


Je  ne  me  flatte  pas  que  beaucoup  de  Parisiens, 
même  parmi  les  plus  lettrés,  connaissent  Prosper 
Proux.  Le  rayonnement  de  cette  gloire  locale  n"a 
pas  dépassé  la  Bretagne;  mais  il  est  très  vif  là-bas, 
si  vif  que  la  Faculté  des  Lettres  de  Rennes  n'a  pas 
trouvé  que  l'œuvre  de  Prosper  Proux  fût  indigne 
de  faire  l'objet  d'une  thèse  de  doctorat. 

La  thèse  a  été  soutenue,  non  sans  éclat,  et  son  au- 
teur, M.  François  Jaffrennou,  reçu  docteur  de  l'Uni- 
versité :  elle  avait  ceci  de  remarquable  qu'elle  était 
écrite  en  breton  et  que  la  soutenance  elle-même  s'en 
faisait  en  breton  (1).  C'est  la  seconde  du  genre.  Avant 
la  thèse  bretonne  de  M,  Jaffrennou,  nous  avions  eu 
celle  de  AL  Paul  Diverrès;  d'autres  sont  en  prépa- 
ration. 

Tous  les  bardes  de  Bretagne  aspirent  aujourd'hui 
à  la  barette  doctorale.  Où  est  le  temps  que 
M.  Combes,  dans  une  circulaire  fameuse,  déclarait 
la  guerre  au  breton,  l'interdisait  en  chaire  et  même 
au  catéchisme  ?  Vanité  des  ukases  ministériels  !  Ce 
n'est  plus  le  clergé  seulement  qui  parle  breton  en 

(1)  La  chose  se  passait  en  1913. 


190  LE  PREMIER   BOMBARDIER   DE  BRETAlAE 

Bretagne  :  c'est  le  haut  personnel  universitaire,  de- 
puis que  le  Conseil  de  l'Instruction  publique,  moins, 
j'en  ai  peur,  pour  céder  aux  vœux  des  régionalistes 
que  pour  ouvrir  une  brèche  de  plus  dans  notre  en- 
seignement gréco-latin,  a  institué  un  doctorat  d'Uni- 
versité qui  n'exige  aucune  licence  préparatoire  et 
pour  l'obtention  duquel  la  connaissance  du  fran- 
çais n'est  même  pas  nécessaire  :  il  y  suffit  du  breton, 
du  provençal  ou  du  basque,  en  attendant  qu'on  se 
contente  de  l'auvergnat. 

Chacun  sait,  du  reste,  —  et  je  n'en  suis  pas  autre- 
ment fîatté  pour  mes  compatriotes  —  que,  dans  la 
campagne  contre  les  études  classiques,  les  «  bar- 
des »  bretons,  auxiliaires  inattendus  de  cette  Uni- 
versité qui,  la  veille,  n'avait  pas  assez  de  dédain 
pour  eux,  ont  été  parmi  les  plus  ardents  champions 
des  doctrines  nouvelles  et  que  cette  même  Faculté 
des  Lettres  de  Rennes, où  on  les  reçoit  à  bras  ouverts, 
est  aussi  la  première,  et  je  crois  bien,  la  seule  Fa- 
culté de  France  qui  ait  osé  réclamer  la  suppression 
de  la  chaire  de  littérature  latine  occupée  chez  elle, 
sauf  erreur,  par  un  ancien  et  très  savant  élève  de 
l'Ecole  de  Rome,  mon  vieux  camarade  Alcide  Macé. 

Entre  universitaires  et  bardes,  la  réconciliation 
s'est  faite  sur  le  dos  de  Virgile.  Et  c'est  bien  de  l'in- 
gratitude de  part  et  d'autre.  Je  n'insiste  pas,  puis- 
que, aussi  bien,  sans  épouser  ces  haines  rétrospec- 
tives et  en  demeurant  un  partisan  convaincu  de  la 
culture  gréco-latine,  j'approuve  pleinement  la  dé- 
cision du  Conseil  de  l'Instruction  publique  qui  a 
créé  le  doctorat  d'Université. 

Cette  désision,  au  moins  en  Bretagne,  a  déjà  porté 
des  fruits  heureux  :  la  thèse  de  M.  Diverrès  fait  le 
plus  grand  honneur  à  ce  jeune  celtisant  et  à  ses 
maîtres,  MM.  Loth  et  Dottin;  c'est  une  thèse  gram- 


LE   PREMIER    BOMBARDIER    DE   BRETAGNE  191 

maticale.  Celle  de  M.  Jaffrennou  est  purement  litté- 
raire et  biographique;  elle  intéresse  aussi  plus  direc- 
tement les  Bretons  qui  ne  connaissaient,  jusqu'ici, 
Prosper  Proux  que  par  ses  vers  et  ignoraient  à  peu 
près  tout  de  sa  vie.  Lacune  d'autant  plus  regretta- 
ble que,  s'il  y  a  un  poète  en  Bretagne  qui  mérite  le 
nom  de  nati'jual,  c'est  bien  celui-ci.  Il  n'y  a  pas  de 
barde  qui  soit  plus  populaire  là-bas.  Cependant 
Proux  est  mort  le  11  mai  1873.  Quand,  au  bout  de 
quarante  ans,  la  mémoire  d'un  écrivain  est  encore 
aussi  vivante  qu'au  premier  jour  chez  ses  compa- 
triotes, c'est  que  cet  écrivain  était  bien  l'expression 
de  sa  race  et  que  sa  race  continue  à  se  retrouver  en 
lui,  sinon  tout  entière,  au  moins  dans  son  essen- 
tiel. Tel  paraît  bien  être  le  cas  de  l'auteur  de  Bom- 
bard  Kerné  (La  Bombarde  de  Cornouaille),  recueil 
de  poésies  publié  en  1866  et  qui  fait  date  dans  l'his- 
toire de  la  Renaissance  celtique.  Peu  de  livres  fu- 
rent reçus  avec  un  applaudissement  plus  général. 

«  M.  Proux  est  un  poète  d'une  originalité  très  ac- 
centuée, d'une  verve  primesautière  et  endiablée, 
écrivait  Luzel.  Son  vers  franc,  bien  venu,  né  du 
sol,  est  tout  imprégné  du  parfum  des  landes  et  des 
champs  de  Breiz-Izel  ».  La  Villemarqué  se  montrait 
encore  plus  enthousiaste  et  n'hésitait  pas  à  préférer 
Prosper  Proux  à  Brizeux  —  le  Brizeux  des  poésies 
en  langue  bretonne. 

Contentons-nous  de  ces  attestations  qui  émanent 
des  deux  représentants  les  plus  autorisés  du  bardis- 
me  armoricain.  Mais  le  public  n'avait  pas  attendu, 
pour  adopter  Prosper  Proux,  cette  manière  d'inves- 
titure officielle  et,  bien  avant  qu'elles  eussent  été 
recueillies  en  volume,  telles  de  ses  élégies  sur  feuil- 
les volantes,  comme  le  Kimiad  eur  zoudard  iaouank 
(Adieux  d'un  jeune  soldat),  chantaient  sur  les  lèvres 


192  LE  PREMIER  BOMBARDIER   DE  BRETAGNE 

de  tous  nos  conscrits  et  mettaient  des  larmes  dans 
les  yeux  de  toutes  les  mères  bretonnes.  C'est  que 
personne  n'avait  traduit  en  strophes  plus  belles  de 
simplicité,  plus  exemptes  de  toute  vaine  rhétorique, 
le  déchirement  des  cœurs  à  la  pensée  de  quitter  le 
sol  natal,  «  la  chaumière  coiffée  de  genêt  »  au  bord 
du  chemin  creux,  le  coin  de  l'àtre,  les  objets  et  les 
êtres  familiers. 

«  Que  de  fois  vous  pleurerez,  ma  mère,  (!u:ind 
mon  chien  anxieux  viendra  solliciter  vos  caresses, 
quand  vous  verrez,  au  foyer,  mon  escabelle  vide  et 
l'araignée  ourdissant  sa  trame  autour  de  mon  pen- 
baz  de  chêne  !  —  Adieu,  cimetière  de  ma  paroisse, 
terre  sacrée  qui  recouvrez  les  restes  de  mes  parents 
appelés  par  le  Sauveur  !  Au  jour  de  la  Fête  des 
Ames,  je  n'irai  plus  sur  vos  tombes  verser  l'eau  bé- 
nite mêlée  à  mes  larmes.  —  Adieu,  ma  plus  aimée, 
ma  douce  Marie...,  adieu,  Mindu,  mon  pauvre 
chien  :  nous  n'irons  plus  sur  la  rosée  chercher  la 
piste  du  lièvre.  Adieu  tous  mes  plaisirs  !  » 

Je  ne  prétends  point  que  cette  élégie  soit  bien  en- 
traînante.  Mais   quoi   !   c'est  une   élégie,   non   une 
Marseillaise  ni  un  Chant  du  Départ.  En  1866,  nul 
ennemi  ne  menaçait  nos  frontières.  On  pouvait  s'at- 
tendrir sur  le  foyer  quitté  sans  passer  pour  un  mau- 
vais Français.  La  note  guerrière  ou  même  simple- 
ment patriotique  qui  manque  au  Kimiad,  Prosper 
Proux  la  réservait  pour  une  autre  occasion,  et,  en 
effet,  dans  une  pièce  qui  fait  suite  ou  plutôt  pendant 
à  la  précédente  et  qui  s'appelle  Distro  ar  zoudard  e 
Breiz  (Le  retour  du  soldat  en  Bretagne),  le  ton  est 
très  différent  et  notre  conscrit,  qui  a  «  payé  sa  dette 
à  la  loi  »,  n'est  pas  très  loin  de  s'applaudir  d'avoir 
dû  quitter  ses  bruyères  pour  servir  la  patrie.  L'é- 
preuve a  été  bonne  en  somme  :  s'il  troque  avec  joie 


LE  PREMIER   BOMBARDIER   DE  BRETAGNE  193 

son  uniforme  de  soldat  contre  son  ancienne  chupen 
de  Kernévote,  s'il  invite  sa  «  douce  »  à  saisir  une 
paire  de  ciseaux  pour  lui  couper  les  moustaches  et 
le  rendre  un  peu  plus  semblable  à  un  pacifique  la- 
boureur, iî  ajoute,  non  sans  une  pointe  de  fierté  : 

«  Tu  ris,  espiègle  !  Eh  bien,  oui,  je  les  regrette  : 
elles  sentent  encore  la  poudre;  elles  ont  été  gelées; 
elles  ont  été  roussies,  mais  jamais  raccourcies  par 
personne.  » 

A  la  bonne  heure,  et  Ton  peut  être  sûr  que  le  Bre- 
ton qui  parle  ainsi,  sans  emphase,  sans  fla-fla,  a  bien 
fait  son  devoir  de  Français.  La  fameuse  chanson 
pa toise  du  Conscrit  de  Saint-Pol  : 

J'  suis  né  natif  du  Finistère  : 
A  Saint-Pol,  j'ai  reçu  le  jour. 
Mon  pays  est  1'  plus  biau  d' la  terre, 
Mon  clocher  1'  plus  haut  d'alentour, 

cette  chanson-là,  aussi  indigente  de  forme  que  de 
fond  et  qu'on  a  donnée  quelquefois  comme  le  chant 
national  des  Bretons,  n'est  qu'une  ineptie  de  café- 
concert  totalement  inconnue  des  conscrits  de  la  Bas- 
se-Bretagne, surtout  de  ceux  de  Saint-Pol-de-Léon, 
qui  ne  jargonnent  pas  le  gallot.  Les  sentiments 
qu'elle  exprime  sont  si  écœurants  qu'on  croirait  lire 
du  Monthéus.  Ce  ranz  des  lâches  n'a  jamais  désho- 
noré une  lèvre  léonarde  ou  kernévote;  mais  je 
crois  bien  qu'il  n'est  pas  une  seule  de  nos  recrues 
qui  n'ait  soupiré  au  départ  pour  le  régiment  et  en- 
tonné au  retour  le  Kimiad  et  le  Distro  de  Prosper 
Proux  (1). 

(1)  Il  convient  d'ajouter  que  la  plupart  des  gens  qui  fredonnent 
Le  Conscrit  de  Saint-Pol  n'en  connaissent  que  l'air  et  le  premier 
couplet.  C'est  une  excuse.  Je  défie  un  patriote  d'aller  jusqu'au  V)out  de 
cette  ignoble  rapsodie  antimilitariste  dont  la  vogue  reste  pour  moi 
inexplicable,  étant  donnée  l'époque  où  elle  fut  lancée. 

13 


194  LE  PREMIER   BOMBARDIER   DE  BRETAGNE 

Quand  il  n'eût  écrit  que  ces  deux  chansons,  il 
faudrait  encore  se  souvenir  de  leur  auteur  et,  en  un 
temps  si  prodigue  de  statues,  ne  pas  trop  marchan- 
der le  petit  morceau  de  bronze  qu'on  demande  pour 
lui.  M.  Jaffrennou,  dans  sa  thèse  si  renseignée  et 
d'une  langue  si  alerte,  a  tracé  de  Prosper  Proux  le 
plus  amusant  des  portraits.  L'élégiaque  n'était 
qu'une  des  faces  de  l'auteur  du  Botnhard  Kerné  :  il 
y  avait  un  autre  Prosper  Proux,  rieur,  bon  vivant, 
ami  des  franches  lippées  et  grand  trousseur  de  cotil- 
lons. Peut-être  la  légende  a-t-elle  un  peu  exagéré 
ses  prouesses  de  Don  Juan  de  village.  M.  Jaffrennou 
a  interrogé,  au  Guerlesquin,  des  nonagénaires  de  sa 
génération  :  ils  ne  lui  ont  pas  connu  plus  de  trois 
«  bonnes  amies  »  à  la  fois,  outre  sa  femme  légitime. 

J'aurais  souhaité  que,  pendant  qu'il  y  était, 
M.  Jaffrennou  interrogeât  aussi  les  Morlaisiens  sur 
son  auteur.  Sans  que  mes  souvenirs  soient  bien  pré- 
cis là-dessus  (ils  datent  de  trente  ans),  je  crois  bien 
avoir  ouï  conter  au  baron  de  Shonen,  grand  ami  de 
Guillaume  Le  Jean  et  qui  tenait  peut-être  l'anecdote 
de  sa  bouche,  qu'à  Morlaix,  en  1870,  Prosper  Proux 
fut  pris  pour  un  espion  et  coffré  comme  tel  dans  le 
violon  municipal.  Le  chagrin  qu'il  en  ressentit  avait 
même  hâté  sa  fin. 

Et  j'aurais  aimé  encore  que  M.  Jaffrennou,  qui  a 
recueilli  et  cité,  au  cours  de  sa  thèse,  les  jugements, 
toujours  si  favorables,  portés  sur  Prosper  Proux 
par  ses  confrères,  nous  expliquât  d'où  venait  cette 
unanimité  de  la  critique  à  son  égard  et  pourquoi  tous 
les  bardes  de  la  Renaissance  celtique,  même  les  plus 
illustres,  sentaient  confusément  sa  supériorité.  C'est 
qu'au  fond  cette  Renaissance  était  bien  artificielle; 
c'est  que  la  plupart  des  bardes  du  groupe  villemar- 
quéen  n'étaient  que  des  simili-bardes  ou,   si  vous 


LE   PREMIER   BOMBARDIER   DE  BRETAGNE  195 

préférez,  des  Français  habillés  en  Bretons;  lettrés  de 
■collège  ou  de  séminaire,  sauvageons  dégrossis  par  la 
culture  française,  ceux  même  d'entre  eux  qui  n'a- 
vaient pas  vécu  à  Paris  avaient  senti  au  fond  de  leur 
province  les  atteintes  du  romantisme.  La  Bretagne, 
au  lieu  de  se  révéler  à  eux  directement,  leur  appa- 
raissait à  travers  Baour-Lormian  et  Marchangy.  Qui 
dira  les  réactions  de  l'ossianisme  sur  ces  premiers 
essais  de  la  muse  armoricaine  ?  Et  je  veux  bien  que 
le  terrain  chez  nous  y  prêtât;  j'accorderai  même,  si 
l'on  veut,  que  la  part  d'invention  personnelle  chez 
la  Villemarqué  (comme  chez  Macpherson  d'ailleurs) 
fut  plus  réduite  qu'on  ne  l'a  dit.  Sa  poésie,  malgré 
tout,  reste  celle  d'un  arrangeur,  d'un  «  truqueur  »; 
elle  sent  l'huile,  tandis  que,  chez  Prosper  Proux, 
même  quand  il  transposait  La  Fontaine,  langue, 
cœur  et  cerveau,  tout  était  naturellement  et  sponta- 
nément breton  (1). 

(1)  A  propos  de  ce  qui  est  dit  plus  haut  sur  le  doctorat  de  l'Univer- 
sité. M.  JiifEreunou  me  fait  ol^server  que  la  soutenance  d'une  thèse 
écrite  en  breton  a  ne  se  passe  pas  en  breton,  mais  obligatoirement  en 
français.  De  plus,  elle  est  agrémentée  de  questions  diverses  sur 
trois  sujets  en  dehors  de  l'a  thèse.  Il  faut  donc  savoir  quelque  peu  de 
français  (oui,  mais  on  peut  ignorer  le  latin  et  le  grec)  pour  aspirer  au 
doctorat  es  lettres  d'Université  ;  il  faut  aussi,  et  c'est  une  condition 
sine  qna  non.  avoir  été  inscrit  dans  une  Faculté  de  l'Etat  pendant 
trois  années  consécutives.  Ce  sont  là  des  choses  qu'il  est  bon  de  dire 
et  répéter  pour  n'induire  personne  en  erreur.  Enfin  il  serait  bon 
d'ajouter,  pour  l'honneur  de  la  Bretagne,  que,  seule  des  langues  par- 
lées en  France,  outre  le  français,  le  celtique  a  été  admis  à  l'écrit  pour 
ce  doctorat  ».  Dont  acte. 


LE  MONUMENT 
DE  NARCISSE  QUELLIEN  ^^> 


A  Madame  Dussane. 

La  Bretagne  fut  bien  inspirée  d'honorer  d'une- 
stèle  et  d'un  médaillon  le  barde  Narcisse  Quellien  : 
ce  fut  un  poète  charmant,  qui  la  chanta  sur  tous  les 
tons,  qui  ne  connut  qu'elle,  n'aima  qu'elle  et,  pour 
n'avoir  point  à  souffrir  d'atteinte  dans  l'affection 
qu'il  lui  portait,  se  tint  prudemment  à  distance  et 
ne  bougea  pas  de  Paris. 

Le  fait  est  qu'on  le  connaissait  beaucoup  plus  sur 
le  boulevard  qu'à  Tréguier  ou  à  Landerneau.  Le 
Dîner  celtique,  qu'il  avait  fondé  dans  un  restaurant 
de  la  rive  gauche,  était  une  des  «  curiosités  »  de  la 
capitale  et  figurait  au  programme  de  la  tournée  des 
grands-ducs  entre  la  visite  aux  assommoirs  de  la 

(1)  V.  dans  la  P"  Série  de  \ Ame  iretonne  l'article  :  Le  barde  du 
Dîner  Celtique.  Sur  l'initiative  de  François  Menez,  La  Roche- 
Derrien,  patrie  de  Quellien,  venait  de  lui  dédier  un  médaillon  dû  au 
ciseau  inspiré  de  Paul  Le  GoflE,  un  des  espoirs  de  la  sculpture  bre- 
i;onne  d'avant  la  guerre.  L'œuvre  a  beaucoup  de  charme  :  la  fine  tête 
du  barde,  encadrée  de  chêne,  qui  est  l'arbre  celtique  par  excellence, 
se  détache  sur  le  fond  rose  d'un  menhir  en  pierre  de  Ploumanac'h. 
Un  an  plus  tard,  Paul  Le  Goff.  entre  temps  lauréat  de  la  Bourse  de 
Voyage,  tombait  sur  les  champs  de  bataille  des  Flandres  (1914);  le 
second  fils  du  barde,  Allain  Quellien,  élève  de  l'Ecole  coloniale,  était 
fauché  à  son  tour  en  1915.  L'aîné  Georges  Quellien,  sous-préfet 
dans  les  régions  envahies,  puis  co-directeur,  avec  Gémier,  de  la 
Comédie  des  Champs-Elysées,  est  mort  cette  année  même  (1923). 


LE    MONUMENT    DE    NARCISSE    QUELLIEN  197 

place  Maul)  et  le  bock  traditionnel  chez  Salis.  D'une 
simple  réunion  de  linguistes  qu'était  d'abord  ce 
dîner,  Quellien  avait  fait  une  manière  de  gigantes- 
que Table-Ronde  des  Lettres  contemporaines  où  ne 
dédaignèrent  pas  de  s'asseoir,  autour  de  Renan,  pré- 
sident perpétuel,  les  convives  les  plus  illustres  et 
les  plus  inattendus,  Paul  Rourget  et  Jean  Richepin, 
Maurice  Rarrès  et  François  Coppée,  André  Theuriet 
et  le  prince  Roland  Ronaparte.  On  peut  dire  que  le 
Tout-Paris  de  l'intelligence  y  reçut  le  baptême  cel- 
tique. Et  Quellien  ne  se  montrait  pas  médiocrement 
fier  d'avoir  été  le  grand  ouvrier  de  cette  conversion. 
S'il  se  trouvait  quelque  ignorant  pour  lui  dire  : 
«  Comment  vous,  Quellien,  le  Celte  pur,  la  Rretagne 
faite  homme,  pouvez-vous  habiter  Paris  ?  »  il  pro- 
testait au  nom  de  la  géographie  et  affirmait  que, 
depuis  l'ouverture  de  la  ligne  de  l'Ouest,  le  quartier 
Montparnasse  tout  au  moins  n'est  qu'une  rallonge 
de  la  Rretagne,  une  «  marche  »  armoricaine.  Le 
Dîner  celtique  avait  sanctionné  officiellement  cette 
prise  de  possession  :  Paris,  la  France,  la  «  terre 
d'exil  »  commençaient  seulement  de  l'autre  côté  de 
la  Seine.  A  l'abri  de  cette  fiction,  l'excellent  barde 
se  sentait  la  conscience  en  repos;  vivant  au  milieu 
des  Parisiens,  il  pouvait  se  croire  encore  chez  des 
Cimmériens  un  peu  plus  dégrossis.  Et,  pour  connaî- 
tre les  amertumes  du  déracinement,  il  lui  suffisait 
de  descendre  jusqu'au  pont  des  Arts  et  de  passer 
sur  la  rive  droite. 

C'était  là  le  grand  avantage  de  la  combinaison. 
En  vingt  poèmes  de  la  plus  délicate  beauté,  Quellien 
a  dit  les  tristesses  de  l'exil,  du  foyer  quitté,  de  la 
lande  sombrée  sous  l'horizon  avec  son  clocher  à  jour, 
ses  roches  grises  et  son  ciel  en  haillons.  La  nostalgie 
est  un  des  thèmes  préférés  du  romantisme,  et  les 


198  LE    MONUMENT    DE    NARCISSE    QUELLIEN 

Celtes  sont  tous  des  romantiques,  si  même  ce  n'est 
pas  l'un  d'eux  qui  a  inventé  le  romantisme.  Leur 
royaume  est  le  rêve.  Ces  idéalistes  assez  mal  nom- 
més font,  en  réalité,  très  bon  marché  des  idées  et 
ne  sont  à  l'aise  que  dans  le  sentiment.  Mais  quels 
effets  ils  en  tirent  !  Vous  le  verrez  dans  les  poésies 
bretonnes  de  Quellien.  Ce  n'est  pas  assez  dire  qu'iL 
vivait  avec  sa  nostalgie  :  il  en  vivait.  On  voulut,  à 
diverses  reprises,  le  nommer  archiviste  en  Breta- 
gne. Il  refusa,  presque  avec  indignation.  Il  avait 
raison.  «  Eh  quoi  !  s'écrie  un  personnage  de  Gondi- 
net,  vous  aviez  un  volcan,  et  vous  l'avez  laissé 
s'éteindre  !  »  Quellien  n'était  point  si  sot  :  il  entre- 
tenait sa  nostalgie  avec  autant  de  zèle  que  d'autres, 
en  apportent  à  s'en  guérir.  L'un  des  mots  les  plus- 
profonds  qu'on  ait  dits  de  la  race  celtique,  c'est  que 
cette  race  a  su  faire  un  charme  de  sa  souffrance. 
L'explication  du  mystère  est  là.  Les  Celtes  eurent 
toujours  le  goût  des  larmes.  Au  fond  cette  nostalgie- 
de  l'excellent  barde  lui  était  une  jouissance  supé- 
rieure :  on  était  vraiment  mal  venu  à  lui  demander 
d'y  renoncer. 


* 
*  * 


Un  autre  thème  de  Quellien  et  dont  il  jouait  en 
grand  virtuose,  c'était  le  pressentiment  de  sa  fin  pro- 
chaine et  du  déclin  de  la  race  celtique  elle-même. 

Sur  le  premier  point,  il  ne  se  trompait  guère,  hé- 
las !  puisqu'il  mourut  relativement  jeune  et  de  la 
plus  horrible  des  morts,  écrasé  par  une  automo- 
bile que  montait  M.  Agamemnon  Schliemann.  Mais 
il  s'abusait  un  peu  sur  la  gravité  des  dangers  qui 
menacent  la  race  celtique  et  qui  ne  sont  ni  si  grands 


LE    MONUMENT    DE    NARCISSE    QUELLIEN  199 

ni  si  imminents  surtout  que  le  donnait  à  croire 
Quellien. 

Les  écrivains  bretons  ont  toujours  aimé  à  porter 
de  ces  pronostics  funèbres  sur  leur  pays.  Il  y  a  une 
douceur  secrète  et  mêlée  d'orgueil  à  se  dire  qu'on 
est  le  dernier  représentant,  la  fleur  suprême,  d'une 
race  vouée  à  une  disparition  prochaine.  Chateau- 
briand annonçait  déjà,  sous  Louis-Philippe,  la  fin 
de  la  Bretagne,  où  il  n'avait  pas  remis  le  pied  de- 
puis l'émigration;  Souvestre,  vers  1860,  intitulait 
ses  curieuses  monographies  :  Les  Deniie/s  Bretons; 
un  peu  plus  tard,  Paul  Féval  donnait  comme  sous- 
titre  à  son  Chat  eau  pauvre  :  «  Voyage  au  dernier 
pays  breton  ».  Et  je  ne  parle  pas  de  Pienan  qui, 
dans  ses  Souvenirs  d'enfance,  enterre  avec  l'onction 
et  l'élégance  qu'on  sait  la  Bretagne  et  la  foi  bretonne. 
Ici  donc  encore,  Quellien  ne  faisait  que  se  confor- 
mer à  une  tradition  presque  constante  chez  ses  pré- 
décesseurs et  qui  n'est  pas  près  d'être  abandonnée. 
Ce  rôle  d'appariteur  funèbre  pour  nationalité  ago- 
nisante, avec  toutes  les  belles  phrases  et  la  hautaine 
mélancolie  d'attitude  qu'il  comporte,  est  un  des 
plus  tentants  qui  soient.  Mais  il  est  rassurant  de 
penser,  pour  l'avenir  de  la  race  bretonne,  que  Cha- 
teaubriand, Souvestre,  Féval,  Renan  et  Quellien 
lui-même  sont  morts  —  et  qu'il  y  a  toujours  une 
Bretagne. 

L'illusion  cependant  était  permise  à  Quellien  plus 
qu'à  tout  autre,  parce  qu'il  vivait  loin  de  son  pays 
ou  n'y  faisait  que  de  très  rares  visites  estivales.  Il 
pouvait  s'abuser  ainsi  en  toute  sincérité  sur  le  déclin 
de  la  race  celtique;  étranger  au  mouvement  de  re- 
naissance littéraire  qui  commençait  à  travailler  la 
péninsule,  il  aimait  à  se  dire  et  à  signer  «  le  der- 
nier des  bardes  ».  Gabriel  Vicaire,  qui  fut  son  ami, 


200  LE    MONUMENT    DE    NARCISSE    QUELLIEN 

lui  envoya  un  jour  un  de  ses  recueils  avec  cette  dédi- 
cace :  Au  dernier  des  bardes,  V avant-dernier.  Je 
doute  que  Quellien  ait  senti  l'ironie  du  trait.  Comme 
il  se  croyait  le  dernier  des  bardes,  il  croyait  aussi 
qu'il  était  le  dernier  homme  à  savoir  le  breton.  Il 
avait  fait  partager  cette  conviction  aux  Parisiens.  Il 
provoquait  sur  le  boulevard  le  même  sentiment  d'ad- 
miration badaude  que  ce  perroquet  centenaire  re- 
trouvé par  Humboldt  et  qui  était  le  dernier  être  vi- 
vant qui  connut  encore  quelques  mots  de  la  langue 
des  Apures.  Et  il  est  vrai  du  moins  que  le  savant 
Arbois  de  Jubainville,  quand  il  avait  un  texte  armo- 
ricain à  commenter  devant  ses  auditeurs  du  Collège 
de  France,  l'empruntait  toujours  aux  recueils  de 
Quellien. 

* 

*  * 

Car,  beaucoup  plus  justement  que  le  dernier  des 
bardes,  il  aurait  pu  s'appeler  le  premier  des  bardes 
ou,  comme  nous  disons  aujourd'hui  et  ce  qui  re- 
vient d'ailleurs  au  même,  le  prince  des  bardes  bre- 
tons. La  Bretagne  de  langue  bretonnante  eut  en  lui 
son  TibuUe  et  son  Properce.  Elégiaque,  il  le  reste 
jusque  dans  cette  Messe  Blanche  [Ann  ofern  wenn) 
qu'une  page  de  Renan  —  une  des  plus  belles  pages 
des  Souvenirs  d'enfance  —  a  rendue  célèbre  et  qui 
aurait  dû  lui  fermer  à  jamais  le  cœur  de  son  maître, 
si  ce  cœur  n'avait  été  un  abîme  de  contradictions. 
Je  me  suis  toujours  demandé  comment  Quellien 
avait  osé,  non  pas  écrire  la  Messe  Blanche,  mais  la 
présenter  à  l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus  :  c'était,  sous 
une  forme  populaire  et  dans  un  mythe  de  la  plus 
grande  beauté,  la  réprobation  et  la  condamnation  la 
plus  nette  des  doctrines  de  Renan  et  de  ce  qu'on  ap- 


LE    MONUMENT    DE    NARCISSE    QUELLIEN  201 

pelait  crûment  en  Bretagne  son  «  apostasie  ».  C'était 
même  quelque  chose  de  pis  ou  de  mieux,  comme  on 
voudra  :  car,  devançant  l'arrêt  du  tribunal  suprême, 
Quellien,  interprète  du  sentiment  public  qui  avait 
alors  le  nom  de  Renan  en  exécration  —  et  restait  si 
indulgent  à  Lamennais  —  imaginait  déjà  le  genre  de 
châtiment  posthume  qui  attendait  le  célèbre  «  re- 
négat »  (1). 

Cette  Messe  Blanche  fut  en  quelque  sorte  son 
Vase  Brisé.  On  prit  l'habitude  de  l'accoler  au  nom 
de  l'auteur,  comme  si  elle  avait  été  son  unique  réus- 
site et  que,  dansAn/ia/A-  et  dans  Breiz,  il  n'y  eût  pas 
dix  petits  chefs-d'œuvre  d'égale  valeur.  Faisons  bon 
marché,  si  vous  voulez,  et  je  n'ai  pas  été  le  dernier 
à  le  faire,  de  l'historien  (?)  d'Une  com-pagne  de 
Jeanne  dWrc  et  de  la  Bretagne  armoricaine  (malgré 
certaine  «  dédicace  »  à  ses  deux  fils,  Georges  et 
Allain,  qui  est  une  merveilleuse  cantilène  en  prose, 
et  en  prose  française  de  surcroît).  En  général,  sauf 
peut-être  dans  ses  Contes  du  pays  de  Tréguier,  où  il 
est  soutenu  et  comme  porté  par  son  sujet,  Quellien 
n'est  pas  à  l'aise  dans  la  langue  de  Voltaire,  qui  fut 
pourtant  aussi  celle  de  Chateaubriand.  Oh  !  non  pas 
qu'il  écrive  mal  !  Sa  phrase  au  contraire  est  jolie, 
quoique  un  peu  obscure  et  recherchée;  elle  est  sou- 
vent fine  de  pensée  et  de  trait,  et  elle  garde  cepen- 
dant je  ne  sais  quoi  de  gauche,  d'étriqué,  de  souf- 
freteux. On  sent  que  le  français  lui  était  un  costume 
d'emprunt,  qu'il  ne  respirait  bien,  n'était  vraiment 
lui-même  que  sous  la  «  chuppen  »  flottante  des 
Trégorrois. 

Aussi  bien  n'est-ce  pas  à  l'écrivain  de  langue  fran- 

(1)  V.  une  analyse  et  des  extraits  de  cette  gn-erz  fameuse  dans  la 
1"  Série  de  VAme  bretonne  (art.  cit.). 


202  LE    MONUMENT    DE    NARCISSE    QUELLIEN 

çaise,  mais  au  Breton  bretonnant  que  la  Roche-Der- 
rien  dédie  aujourd'hui  un  médaillon.  Il  n'y  a  pas 
de  villette  plus  curieuse  que  cette  Roche-Derrien  qui 
fut  une  des  bastilles  de  l'Anglais  en  Bretagne  et 
que  Duguesclin  lui  ravit  :  sur  les  berges  vaseuses  de 
son  fleuve,  de  grandes  maisons  branlantes  en  tor- 
chis et  en  planches  losangées  abritaient  sous  leurs 
toits  pointus  des  tribus  entières  de  chiffonniers  no- 
mades, vivant  pêle-mêle  avec  leurs  chiens,  leurs 
chats,  leur  volaille  et  leur  vermine.  On  avait  dû  fa- 
briquer ces  demeures  préhistoriques  avec  les  épaves 
de  l'arche  de  Noé.  Mais  les  stoupers  qui  campaient 
là  avaient  beaucoup  vu  au  cours  de  leurs  pérégri- 
nations et  pas  mal  retenu.  C'étaient  des  conteurs  et 
des  chanteurs  incomparables,  bien  que  d'une  verve 
un  peu  gauloise.  Ils  furent  les  premiers  maîtres  du 
barde,  qui  se  souvint  toujours  de  leurs  leçons. 

II  en  reçut  d'autres,  plus  tard,  à  Paris,  qui  ne  les 
valaient  pas,  bien  qu'elles  tombassent  d'une  bouche 
plus  raffinée.  Professeur  dans  une  petite  institution 
de  la  rive  gauche,  Quellien  y  avait  connu  Bourget  et 
Brunetière  et,  par  eux  peut-être,  était  entré  dans 
l'intimité  de  Renan.  L'illustre  philosophe,  à  l'apogée 
de  sa  gloire,  accepta  de  présenter  au  public  les  vers 
bretons  de  son  jeune  compatriote. 

Ainsi,  grâce  à  vous,  lui  écrivait-il,  dans  une  Lettre-Pré- 
face, notre  cher  pays  de  Tréguier  aura  son  poète;  et  les 
chants  que  avez  au  cœur,  c'est  dans  notre  vieille  langue 
bretonne  que  vous  voulez  les  dire  d'abord.  Vous  avez  bien 
raison.  La  poésie  est  chose  du  passé;  il  est  des  temps  où 
mieux  valent  les  morts  que  les  vivants,  et  ceux  qui  ont  un 
pied  dans  la  tombe  que  ceux  qui  naissent.  Un  idiome  a. 
toujours  assez  vécu  quand  il  a  été  aimé  et  que  de  bonnes 
études  philologiques  ont  tîxé  son  image  pour  la  science, 
<;omme  un  fait  désormais  indestructible  de  l'histoire  de 
l'humanité.    Les   poètes  et  les   philologues   m'apparaissent 


LE    MONUMENT    DE    NARCISSE    QUELLIEN  203 

comme  des  embaumeurs  de  langues.  Leur  approche  paraît 
de  funèbre  augure;  mais  ils  conservent  pour  l'éternité. 
Chantez  donc,  cher  Monsieur  Quellien,  chantez  harmonieu- 
sement dans  notre  dialecte  celtique,  pour  qu'un  jour  on 
dise  de  lui  :  «  11  disparut  selon  la  loi  de  toute  chose;  mais 
comme  il  eut  de  doux  accents  avant  de  mourir  !  » 

La  page  était  belle  assurément,  mais  quel  ton 
désabusé  !  Et  quelles  théories  surtout  !  C'est  de  ces 
théories-là,  reprises  et  développées,  qu'une  certaine 
Sorbonne  s'inspirera  un  peu  plus  tard  pour  déci- 
der que  la  critique  n'est  qu'une  dépendance  de  la 
grammaire  et  que  l'histoire  littéraire  doit  rentrer 
dans  l'histoire  générale  et  se  faire  scientifique  sous 
peine  de  ne  pas  être. 
On  a  vu  où  menaient  ces  élégants  paradoxes.  Ils 
l  furent  du  moins  sans  effet  sur  Quellien,  qui  n'était 
►  qu'un  poète  et  ne  toucha  qu'accidentellement  à  la 
philologie  dans  son  étude  sur  r«  argot  »  des  nomades 
de  la  Roche-Derrien.  Mais  en  retour,  on  ne  le  sait 
que  trop,  1  "excellent  barde  partagea  longtemps  le 
pessimisme  de  son  maître  sur  l'avenir  des  races  cel- 
tiques; il  crut  sérieusement  avec  lui  qu'elles  étaient 
condamnées  et  que  leur  disparition  n'était  plus 
qu'une  affaire  d'années,  peut-être  de  jours.  C'est 
seulement  vers  la  fin  de  sa  vie,  me  disait  son  fils 
Georges,  qu'il  se  reprit  à  espérer  dans  un  renouveau 
breton. 

Lui-même,  par  ses  conférences,  ses  articles,  ses 
livres,  surtout  par  l'action  efficace  de  ses  vers,  les 
plus  purs  et  les  plus  profonds  sans  conteste  qui 
soient  sortis  d'une  lèvre  de  Celte,  avait  puissament, 
quoique  inconsciemment,  aidé  à  ce  renouveau.  La 
Bretagne  lui  paye  aujourd'hui  sa  dette  de  recon- 
naissance. Il  avait  toujours  souhaité  dormir  son  der- 
nier sommeil  en  terre  bretonne.  L'épouse  accomplie 


204  LE    MONUMENT    DE    NARCISSE    QUELLIEN 

et  les  fils  pieux  qu'il  laissait  et  qui  portent  si  digne- 
ment un  nom  auquel  le  temps  ne  touchera  que  pour 
en  dégager  la  secrète  noblesse  ont  exaucé  son  der- 
nier vœu,  et  les  fêtes  de  la  Roche-Derrien  coïncidè- 
rent justement  avec  la  translation  de  ses  restes  dans 
le  petit  cimetière  de  sa  paroisse. 

Il  y  oubliera  Paris  —  le  sceptique  Paris  qui  ne  lui 
fut  pas  toujours  très  indulgent  et  qu'il  rêva  peut- 
être  de  conquérir  —  et  il  se  satisfera  d'une  immorta- 
lité plus  restreinte,  mais  plus  douce,  dans  la  mé- 
moire de  ses  compatriotes. 


LES  SOUVENIRS 
DE  LE  GONIDEC  DE  TRAISSAN. 


J'étais  en  Alsace  quand  est  mort  M.  Le  Gonidec 
de  Traissan  et  je  n'ai  pu  me  joindre  à  ceux  de  nos 
amis  qui  accompagnèrent  jusqu'à  sa  dernière  de- 
meure ce  digne  homme.  Combien  je  l'ai  regretté  ! 
Sans  avoir  été  des  intimes  de  M.  Le  Gonidec  de 
Traissan,  j'ai  été  à  même,  plus  d'une  fois,  d'appré- 
cier la  grâce  exquise,  la  délicieuse  simplicité  de  no- 
tre compatriote.  Je  savais  de  surcroit  tout  ce  qui  se 
cachait  de  bravoure  sous  cette  enveloppe  si  peu  mar- 
tiale à  première  vue,  malgré  la  barbiche  et  les  che- 
veux en  brosse,  souvenir  du  temps  où  Le  Gonidec, 
un  Sacré-Cœur  sur  sa  veste  de  zouave,  se  battait  à 
Mentana  contre  Garibaldi  et  à  Patay  contre  les 
Prussiens. 

On  n'a  point  ici  à  lui  faire  honneur  —  ou  grief  — 
de  ses  sentiments  religieux.  Mais  enfin,  ce  serait  tra- 
hir le  défunt  que  de  ne  pas  rappeler  à  quel  point  il 
était  fervent  catholique.  Je  crois  même  quil  n'était 
si  brave  que  parce  qu'il  était  de  roc  dans  sa  foi. 

—  En  somme,  me  disait-il,  la  mort  n'est  redouta- 
ble que  quand  on  n'y  est  pas  préparé.  Or  tous  tant 
que  nous  étions,  chez  les  zouaves  pontificaux,  nous 
communions  chaque  matin  avant  d'aller  au  feu. 
D'avoir  la  conscience  en  règle,  vous  n'imaginez  pas 


206   LES  SOUVENIRS  DE  LE  GONIDEC  DE  TRAISSAN 

comme  cela  rend  facile  rexécuiion  de  ses  devoirs  de 
soldat. 

Fortes  paroles,  prononcées  de  ce  ton  si  simple 
dont  ne  se  départait  jamais  Le  Gonidec  !  Elles  me 
rappelaient  le  mot  de  TAnabase  :  «  Ceux  qui  crai- 
gnent le  plus  les  dieux  sont  ceux  qui,  dans  la  mêlée, 
craignent  le  moins  les  hommes.  »  Il  faudrait  ajouter 
pour  Le  Gonidec  :  «  Ceux  qui  craignent  le  moins  les 
hommes  sont  ceux  qui  font  le  moins  étalage  de  leur 
bravoure.  »  Qui  se  fût  douté,  à  voir  ce  vieillard  si 
doux,  si  effacé,  si  modeste,  qu'il  était  un  des  héros 
de  l'Année  Terrible  et  qu'il  avait  vingt  fois  gagné, 
par  des  prodiges  de  vaillance,  le  petit  bout  de  ru- 
ban rouge  qui  fleurissait  imperceptiblement  sa  bou- 
tonnière ? 

A  Loigny,  quand  Sonis,  désespéré  par  la  déban- 
dade du  51^  régiment  de  marche,  se  retournait  vers 
Gharette  et  lui  criait  :  «  II  y  a  des  lâches,  là-bas.  Sui- 
vez-moi et  mourons  ensemble  »,  Le  Gonidec  avait 
été  un  des  premiers  à  se  mettre  aux  ordres  du  com- 
mandant du  17^  corps.  Ge  jour-là,  dans  la  plaine 
blanche  et  glacée,  sous  le  vol  strident  des  obus,  je 
ne  sais  si  les  zouaves  pontificaux  eurent  le  loisir 
d'entendre  la  sainte  messe  et  de  communier  :  ils 
durent  se  contenter  de  recevoir  à  genoux  et  en  bloc 
la  bénédiction  de  leur  aumônier  et,  partis  300  pour 
reprendre  Loigny,  cédé  par  la  brigade  Bourdillon, 
ils  revinrent  60,  n'ayant  pu  enlever  que  la  ferme  de 
Villours,  mais  ayant  donné  au  31^,  qui  tenait  stoï- 
quement dans  le  cimetière,  le  temps  de  briller  ses 
dernières  cartouches  et  au  reste  du  corps  de  Ghanzy 
le  temps  de  se  dégager  :  Sonis  avait  la  cuisse  broyée; 
Bouille,  son  chef  d'état-major,  Gharette  étaient  griè- 
vement blessés.  Le  Gonidec  s'en  tirait  avec  quelques 
égratignures.     Patay    même,     le    sanglant    Patay, 


LES  SOUVENIRS  DE  LE  GONIDEC  DE  TRAISSAN        207 

l'épargna;  mais,  à  l'attaque  du  plateau  d'Auvours, 
le  11  janvier,  quand  Gougreard  prit  la  tête  de  la 
colonne  d'assaut  au  cri  d"  «  En  avant,  pour  Dieu  et 
la  patrie  !  »,  dans  le  corps  à  corps  qui  suivit  la 
charge,  une  balle  frappa  Le  Gonidec  à  l'épaule  qui 
en  demeura  longtemps  paralysée. 

Ce  fut  la  fin  de  sa  carrière  de  soldat,  mais  non  de 
sa  vie  militante,  car  l'arrondissement  de  Vitré  l'en- 
voya peu  après  à  la  Chambre  et,  à  chaque  renouvelle- 
ment de  l'assemblée,  il  fut  réélu  sans  concurrent. 
Cette  constance  du  suffrage  universel  à  son  endroit 
aurait  pu  lui  enfler  le  cœur,  s'il  s'était  fait  une  idée 
plus  transcendante  de  son  mérite  —  et  de  celui  de 
ses  collègues. 

—  On  s'est  moqué  de  nos  rois,  se  plaisait-il  à  dire, 
qui,  par  grâce  d'état,  savaient  tout  sans  avoir  rien 
appris. Mais  le  miracle  se  renouvelle  chez  nous,  pério- 
diquement, pour  cinq  ou  six  cents  élus  du  suffrage 
universel  qui  ne  savaient  rien  la  veille  de  leur  élec- 
tion et  qui,  le  lendemain,  connaissent  tout,  le  passé, 
le  présent,  le  futur  et  même  le  paido  post  futur, 
comme  le  bachelier  de  Salamanque... 

Ce  n'était  point  son  cas,  quoi  qu'il  en  soit,  et,  plus 
il  avançait  dans  la  vie,  plus  il  disait  qu'il  avait  à 
apprendre.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  valait  comme  ora- 
teur et  je  ne  sais  même  pas  s'il  fut  orateur  :  du 
moins  n'ai-je  souvenir  d'aucun  débat  où  il  soit  in- 
tervenu à  la  tribune.  Mais  quel  causeur  charmant  il 
faisait  !  Quel  esprit  averti,  délicat  et  plein  de  tact  ! 
Ce  doyen  des  représentants  bretons,  qu'auraient  dû 
gâter  trente  années  de  parlementarisme,  je  l'ai  en- 
tendu, chez  Paul  Sébillot,  présenter  les  plus  justes  et 
les  plus  fines  remarques  critiques  sur  le  texte  d'un 
manifeste  qu'on  nous  soumettait.  L'auteur  de  ce  texte 
y  avait  employé  le  mot  «  constituer  »,  si  lourd,  si 


208    LES  SOUVENIRS  DE  LE  GONIDEC  DE  TRAISSAN 

pédantesque  et  dont  on  abuse  vraiment  un  peu  trop. 

—  Pourquoi  ne  pas  dire  «  faire  »,  tout  simple- 
ment ?  observa  Le  Gonidec. 

Tout  l'homme  est  dans  ce  trait.  Il  détestait  l'em- 
phase dans  le  style  comme  dans  la  vie.  Il  n'eût  pas 
été  complètement  breton,  cependant,  s'il  n'avait 
eu  son  coin  de  chimérisme.  Un  hasard  me  le  fit  dé- 
couvrir, certain  jour  que  nous  causions  de  Garibaldi. 

Le  Gonidec  ne  contestait  pas  l'existence  de  Gari- 
baldi; il  acceptait  de  la  vie  du  grand  condottiere 
tout  ce  qui  est  antérieur  au  29  août  1862;  mais  il 
repoussait  délibérément  tout  ce  qui  suit  et  Je  met- 
tait au  compte  d'un  certain  Sgaranelli,  natif  de  Li- 
vourne,  qui  était,  comme  on  dit  vulgairement,  le 
portrait  craché  de  Garibaldi. 

Et  sur  quel  fondement  asseyait-il  sa  créance  ?  me 
demanderez-vous.  Voici  : 

—  Remarquez  tout  d'abord,  me  disait  M.  Le  Goni- 
dec, que  le  type  garibaldien  est  très  répandu  en  Ita- 
lie. Le  «  héros  »  n'avait  pas  qu'un  sosie  dans  la  pé- 
ninsule :  il  en  avait  dix  ou  douze.  Et  c'est  ainsi  qu'à 
Gênes,  sans  qu'on  s'aperçût  de  la  substitution,  un 
débardeur  des  quais  posa  longtemps  les  Garibaldi 
chez  les  photographes  locaux.  Vous  me  direz  que 
cela  ne  prouve  rien  et  que,  si  Garibaldi  avait  été 
tué  en  1862  à  Aspromonte,  comme  je  le  crois,  on  au- 
rait bien  fini  par  le  savoir  tôt  ou  tard.  Oui,  si  la 
chose  s'était  passée  ailleurs  que  dans  les  Calabres. 
L'Italie  n'est  point  la  France  et  nous  sommes  céans 
dans  le  pays  par  excellence,  dans  le  Chanaan  des 
sociétés  secrètes.  Tout  le  monde  conspire  peu  ou  prou 
en  Italie;  tout  le  monde  est  d'une  maffia  ou  d'une 
camora  quelconque.  Et  vous  voyez  pourtant  comme 
les  mystères  d'une  camora  ou  d'une  maffia  sont  bien 
gardés  !... 


LES  SOUVENIRS  DE  LE  GOMDEC  DE  TRAISSAN        20!) 

—  Soit,  concédai-je.  Quel  intérêt  auraient  eu  les 
garibaldiens  à  cacher  la  mort  de  leur  chef  ? 

—  Quel  intérêt  ?  Mais  les  Garibaldiens  sans  Gari- 
baldi  n'étaient  plus  rien  !  Ils  pertLaient  toute  impor- 
tance politique  ;  leur  cause  était  irrémédiablement 
ruinée. 

—  Et  les  fils  de  Garibaldi  auraient  accepté  une 
substitution  aussi  honteuse  ? 

—  Je  ne  suis  pas  dans  le  secret  des  dieux.  Mais 
ainsi  s'expliqueraient  les  effroyables  disputes  entre 
Menotti  et  son  père  putatif,  dont  retentirent  à  l'épo- 
que les  échos  de  Gaprera. 

—  Un  mot  encore.  Persuadé,  comme  vous  l'êtes, 
que  Garibaldi  mourut  à  Aspromonte,  comment 
n'avez-vous  point  saisi  l'occasion,  à  la  Chambre, 
de  protester  contre  les  honneurs  qu'on  rendait  à 
sa  mémoire  ? 

—  Je  l'ai  fait  et  V Officiel  peut  en  témoigner.  Un 
jour  que  M.  Lockroy  occupait  la  tribune  et  qu'il 
parlait  des  droits  de  Garibaldi  à  être  honoré  en 
terre  française  comme  originaire  de  Nice  :  «  Mais, 
vous  savez  bien,  répliquai-je,  que  votre  Garibaldi 
était  de  Livourne  !  » 

Ainsi  me  parla,  dans  une  conversation  dont  je 
garantis  le  sens,  sinon  les  termes,  M.  Le  Gonidec  de 
Traissan,  député  d'IUe-et-Vilaine  et  ancien  zouave 
pontifical.  J'ai  su  depuis  que  beaucoup  de  ses  com- 
pagnons d'armes  partageaient  sa  manière  de  voir 
et  qu'ils  ne  doutaient  point  que  nous  eussions  eu 
affaire,  en  70,  à  un  faux  Garibaldi. 

L'hypothèse,  reconnaissons-le,  s'accommoderait  as- 
sez bien  avec  les  singulières  défaillances  du  «  héros  » 
l'ascendant  inexplicable  qu'avait  pris  sur  lui  l'inef- 
fable Bordone,  pharmacien,  promu  général  de  bri- 
gade, surtout  la  licence  des  reîtres  qui  lui  faisaient 

14 


210        LES  SOUVENIRS  DE  LE  GONIDEC  DE  TRAISSAN 

cortège  et  dont  un  historien  peu  suspect,  M.  Ar- 
thur Ghuquet,  de  l'Institut,  a  dit  qu'  «  ils  avaient 
l'air  de  saltimbanques  »  et  que  «  quelques-uns 
étaient  des  drôles  et  des  coupeurs  de  bourses  ».  Et 
il  est  certain  aussi,  d'autre  part,  que,  dès  le  début 
de  l'engagement  d'Aspromonte,  Garibaldi  tomba 
frappé  de  deux  balles,  l'une  à  la  cuisse  gauche,  l'au- 
tre dans  la  cheville  du  pied  droit,  que  cette  der- 
nière balle  le  fit  particulièrement  souffrir  et  qu'une 
légende  —  qui  est  peut-être  de  l'histoire  —  veut 
qu'elle  n'ait  pu  être  extraite  que  sur  les  indications 
de  Nélaton. 

Pour  croire  à  la  mort  de  Garibaldi  et  accepter  en 
même  temps  l'hypothèse  de  sa  réincarnation,  il  fau- 
drait admettre  que  le  gouvernement  de  Victor-Em- 
manuel se  fût  entendu  avec  son  fils  Menotti  et  ses 
lieutenants  Nuto  et  Corte,  —  et  voilà  qui  n'est  plus 
du  tout  vraisemblable. 

Après  sa  soumission,  le  chef  des  Chemises-Rouges, 
transporté  sur  un  brancard  à  la  caserne  de  la  Mar- 
chesina,  où  il  passa  la  nuit,  fut  embarqué  le  lende- 
main sur  la  Diica  di  Genova,  à  destination  du  fort 
de  Varignano.  Il  y  demeura  plusieurs  mois.  S'il 
était  vrai  qu'il  y  fiit  mort  et  qu'on  lui  eût  substitué 
le  Livournais  Sgaranelli,  ce  n'aurait  donc  pu  être 
à  l'insu  et  sans  la  complicité  du  gouvernement  ita- 
lien. Or,  celui-ci  commençait  à  trouver  bien  gênant 
Garibaldi.  Loin  qu'il  eût  intérêt  à  le  ressusciter,  il 
n'eût  point  été  fâché,  je  crois,  d'être  débarrassé  à 
tout  jamais  de  ce  brouillon. 

Telles  sont,  entre  beaucoup  d'autres,  quelques- 
unes  des  raisons  qui  m'empêchent,  aujourd'hui  en- 
core, d'adopter  les  conclusions  de  M.  Le  Gonidec  de 
Traissan.  Je  les  exposai  dans  un  article  déjà  ancien. 
J'espérais  entraîner   ainsi   l'excellent   homme   dans 


LES  SOUVENIRS  DE  LE  GONIDEC  DE  TRAISSAN         211 

un  (iébat  public,  où  il  eût  sorti  ses  derniers  argu- 
ments. Peut-être  les  a-t-il  consignés  dans  des  mé- 
moires qui  paraîtront  quelque  jour.  Peut-être  s'en 
est-il  tenu  à  de  simples  impressions.  Ou  peut-être, 
tout  simplement,  comme  je  l'insinuais  plus  haut, 
y  avait-il  un  grain  de  chimérisme  dans  ce  cerveau 
par  ailleurs  si  net  et  si  lucide.  N'est-ce  pas  un  autre 
Breton  célèbre,  l'abbé  Moigno,  qui  se  fit  fort,  un 
beau  jour,  de  prouver  que  Napoléon  était  un  simple 
mythe  solaire  et  ses  douze  maréchaux  une  incarna- 
tion des  signes  du  zodiaque  ? 
Le  Gonidec  était  peut-être  cousin  de  ce  Moigno-là. 


LA  LEGENDE  DE  Mgr  DUCHESNE. 


Personne  ne  prêta  plus  à  la  légende  que  ce  démo- 
lisseur de  légendes.  Il  n'y  a  pas  de  fumée  sans  feu, 
dit-on.  D'accord,  mais  à  condition  que  d'une  allu- 
mette qui  flambe  on  ne  fasse  pas  un  feu  de  la  Saint- 
Jean  et  d'un  prélat  homme  d'esprit  un  prélat  vol- 
tairien  —  ou  pire. 

En  fait,  le  mot  le  plus  exact  qui  ait  été  dit  sur 
Mgr  Duchesne  l'a  été  par  Etienne  Lamy  qui  le  félici- 
tait, dans  son  discours  de  réception,  d'être  «  le  moins 
crédule  des  croyants  ». 

Le  moins  crédule,  soit  !  Mais  «  croyant  »  enfin,  et 
c'est  l'essentiel,  croyant  au  point  de  s'être  institué 
en  public,  certain  jour,  l'apologiste  de  la  tradition. 

C'est  aux  élèves  du  Collège  Stanislas  qu'il  fit  cette 
surprise  : 

«  Mes  enfants,  leur  dit-il  —  ou  à  peu  près  —  vous 
êtes  ici  dans  une  maison  de  tradition,  tradition  reli- 
gieuse, tradition  patriotique,  tradition  littéraire.  Pro- 
fitez-en. Imprégnez-vous  d'esprit  traditionnel.  Fai- 
tes-en d'abondantes  provisions  ;  vous  aurez  assez 
d'occasions  de  les  dépenser.  Nous  autres  Français, 
nous  avons  l'instinct  anti-traditionnel  ;  nous  avons 
toujours  peur  que  la  tradition  ne  nous  trompe  ; 
nous  nous  défions  d'elle;  nous  avons  une  ten- 
dance innée  à  nous  estimer  d'autant  plus  que 
nous  nous  en  sentons  plus  complètement  déta- 
chés.   Cela    va    jusqu'à    la    puérilité.    J'ai    vu    le 


LA  LÉGENDE  DE  MGR  DUCHESNE  213 

temps  où  Ton  ne  pouvait  trouver  un  silex  taillé 
sans  ie  jeter  à  la  tête  de  Moïse.  Avons-nous  réalisé 
quelque  amélioration  dans  les  conditions  de  la  vie 
ou  dans  l'organisation  de  la  société  ?  Nous  nous  em- 
pressons de  proclamer  qu'on  n'en  avait  pas  fait  au- 
tant sous  Louis  XIV.  Tout  le  monde  n'est  pas  ainsi  : 
voyez  plutôt  les  Anglais.  Vous  avez  lu  des  descrip- 
tions de  leurs  dernières  fêtes,  du  couronnement  de 
S.  M.  Georges  V.  Quoi  de  plus  traditionnel  ?  On  se 
serait  cru  au.  sacre  de  Henri  II  Plantagenet  ou  de 
Pliilippe-Auguste.  Et  pourtant  les  Anglais  qui  offi- 
ciaient dans  cette  cérémonie  sont  des  Anglais  du 
vingtième  siècle  et  vivent  sous  le  ministère  très  libé- 
ral —  subversif  même,  disent  ses  adversaires,  —  de 
M.  Lloyd  George  ». 

Voilà  un  langage  où  la  plus  ombrageuse  ortho- 
doxie ne  trouverait  rien  à  reprendre.  Le  bon 
sens  s'y  aiguise  de  malice,  mais  on  ne  peut  se  trom- 
per cà  la  fermeté  de  l'accent.  Qu'est-ce-à-dire  cepen- 
dant et  nous  aurait-on  abusés  sur  le  compte  de  Mgr 
Duchesne  ?  Et  ce  prélat  qui  recommandait  à  nos  en- 
fants de  s'imprégner  d'esprit  traditionnel,  est-ce  le 
même  dont  on  colportait  dans  les  feuilles  anticléri- 
cales les  mots  irrévérencieux  sur  Pie  X,  nautonier 
sans  habileté,  conduisant  la  barque  de  saint  Pierre 
«  à  la  gaffe  »,  et  sur  l'encyclique  contre  le  modernis- 
me, baptisée  par  lui  l'encyclique  digitus  in  ocnlo  ? 

C'est  le  même.  Homo  duplex.  A  moins,  pourtant, 
que  les  mots  qu'on  prêtait  à  Mgr  Duchesne  et  contre 
lesquels,  jusqu'à  sa  mort,  il  n'a  cessé  de  protester, 
n'aient  été  forgés  de  toutes  pièces  par  d'ingénieux 
mystificateurs. 

S'il  en  était  ainsi  —  et,  quand  on  a  lu  l'excellente 
notice  de  M"^  Claude  d'Habloville  qui  vécut  à  Rome 
dans  l'ombre  de  l'illustre  prélat,  on  ne  doute  point 


214  LA  LÉGENDE  DE  MGR  DUCHESNE 

qu'il  en  soit  ainsi  —  il  faudrait  plaindre  bien  sincè- 
rement le  défunt,  victime  d'une  réputation  d'homme 
d'esprit  universellement  établie  et  qui  comporte 
plus  d'inconvénients  que  d'avantages.  On  ne  prête 
qu'aux  riches,  dit  le  proverbe.  Mais  il  est  rare  que 
ces  prêts  soient  gratuits  et  qu'on  n'en  attende  pas- 
quelque  profit  inavoué. 

Ce  serait  précisément  le  cas  ici,  d'après  M™*'  d'Ha- 
bloville,  qui  s'indigne  contre  la  «  campagne  tantôt 
ouverte  et  sincère,  tantôt  perfide  et  ^venimeuse  »,. 
qu'une  «  certaine  »  presse  mena  contre  Mgr  Du- 
chesne  au  moment  où  il  se  présentait  à  l'Académie. 
«  On  lui  fît  un  grief,  dit-elle,  de  «  mots  »  dits  dans 
l'intimité  et  déformés  pour  les  besoins  de  la  cause; 
on  lui  imputa  comme  crimes  de  vieilles  plaisanteries 
de  séminaire,  rééditées  et  augmentées,  (i)  »  Bref,  peu 
s'en  fallut  que  l'Académie  ne  lui  claquât  la  porte  au 
nez,  avec  un  :  «  Serviteur,  monsieur,  vous  avez  trop 
d'esjDrit  pour  nous  »,  qui  eût  été  bien  fâcheux  pour 
la  réputation  de  cène  compagnie.  Après  sept  tours 
de  scrutin,  durant  lesquels  les  partis  adverses  res- 
tèrent sur  leurs  positions  respectives,  l'élection  fut 
remise  à  un  an.  Il  passe  pas  mal  d'eau,  en  un  an^ 
sous  le  pont...  des  Arts.  Nos  immortels  eurent  tout 
le  temps  de  se  faire  une  raison.  Ce  fut  un  peu  dur, 
mais,  enfin,  l'heure  de  la  seconde  élection  venue, 
iiS  ne  se  dérobèrent  pas  comme  la  première  fois.  Et, 

(1)  M™«  d'Habboville  n'est  point  la  seule  qui  parle  ainsi  et  c'est  le 
même  son  de  cloche  que  nous  entendons  dans  les  Déhat.\'  che^ 
M.  Etienne  Dupont,  le  micheletiste  incomparable,  l'érudit  charmant 
qui  fut  souvent  le  compagnon  de  vacances  et  d'excursions  de 
Mgr  Duchesne  et  qui  a  entendu  maintes  fois  le  prélat  s'indigner 
—  «  avec  quel  feu  dans  le  regard,  avec  quelle  tristesse  sur  son  fin 
visage  »  —  des  a  propos  ineptes  et  inconvenants  »  que  certains  joui'- 
nalistes  lui  prêtaient  à  l'adresse  de  personnes  augustes  et  vénérables.  » 


LA  LÉGENDE  DE  MGR  DUCHE SXE  215 

voulant  un  prélat,  ils  se  résignèrent  à  le  prendre 
homme  d'esprit,  savant  et  roturier. 

Il  apparaît  bien  aujourd'hui  qu'on  peut  être  l'un 
et  l'autre,  et  prélat  de  surcroît,  sans  nourrir  de  téné- 
breux desseins  contre  le  Saint-Siège  et  la  tradition 
catholique.  Les  Concourt  écrivaient,  un  jour,  à  Flau- 
bert :  «  Vous  nous  demandez  pourquoi  nous  n'avons 
pas  l'air  rigolo  dans  nos  lettres  ?^  La  réponse  est 
bien  simple  :  c'est  que  nous  ne  sommes  pas  rigolos 
pour  un  sou.  »  Les  Concourt  étaient  nés  tristes, 
comme  Mgr  Duchesne  était  né  gai.  Il  était  Breton, 
pourtant,  mais  Malouin,  ou  plutôt  Servannais,  ce  qui 
y  ressemble  fort.  J'entends  bien  que  Chateaul)riand 
et  Lamennais  sont  aussi  Malouins  et  que,  s'ils  furent 
gais,  ceux-là,  c'est  donc  de  cette  gaieté  de  fossoyeurs 
dont  parle  quelque  part  Sainte-Beuve.  Les  races  ac- 
tives sont  rarement  mélancoliques,  et  l'exception  de 
Lamennais  et  de  Chateaubriand  ne  prévaut  pas  con- 
tre un  trait  de  caractère  affirmé  par  vingt  autres 
.Malouins  ou  Servannais  illustres. 

«  Issu  d'une  lignée  de  marins  bretons  toujours 
prêts  à  monter  à  l'abordage  ou  à  lutter  avec  la  tour- 
mente, dit  M""^  d'Habloville,  Louis-Marie-Olivier 
Duchesne  naquit  dans  les  brumes  matinales  d'une 
fin  d'été,  alors  que  son  père  péchait  la  morue  sur  les 
bancs  de  Terre-Neuve.  Une  sœur,  plus  âgée  que  lui, 
seconda  sa  mère  dans  les  soins  de  la  première  en- 
fance. Novice  en  ses  essais  de  puériculture,  la  jeune 
fille  s'effrayait,  tàtant  le  crâne  de  son  petit  frère, 
d'y  trouver  des  protubérances  excessives.  Elle  crai- 
gnit une  maladie  du  cerveau;  le  médecin  de  la  fa- 
mille, consulté,  la  rassura.  Palpant  les  bosses  incri- 


216  LA  LÉGENDE  DE  MGR  DUCHESNE 

minées,  il  déclara  que,  dans  l'avenir,  le  nouveau-né 
n'aurait  pas  à  s'en  plaindre.  Suivant  le  système 
phrénologique  de  Gall,  elles  annonçaient  de  belles 
facultés  intellectuelles.  La  prédiction  se  réalisa  tôt. 
Quand  cette  grande  sœur  commença  à  donner  au 
tout  petit  les  notions  élémentaires  de  la  science,  il  y 
mordit  d'un  superbe  appétit  :  «  Encore  !  réclamait-il 
après  chaque  leçon.  Encore  !  ».  Le  supérieur  du  col- 
lège Saint-Charles,  de  Saint-Brieuc,  où  Louis  Du- 
chesne  fit  ses  études  classiques,  a  recherché,  dans 
les  anciens  palmarès  de  l'établissement,  quels  furent 
les  succès  scolaires  de  l'académicien.  Il  eut  tous  les 
premiers  prix,  sauf  un  seul  :  celui  de  thème  latin. 
Mgr  Duchesne  ne  fut  jamais  un  «  fort  en  thème  ». 
On  s'en  doutait.  Ceux-là  finissent,  généralement, 
sous-chefs  de  bureaux  dans  une  administration  pro- 
vinciale ». 

*  * 

Pas  toujours.  Retenons  cependant,  de  cette  preste 
et  jolie  page,  où  je  croirais  volontiers  que  l'intéressé 
collabora,  que  Mgr  Duchesne,  de  bonne  heure, 
montra  un  goût  très  vif  pour  les  sciences. 
Nous  comprendrons  mieux  que,  plus  tard,  après 
avoir  failli  se  diriger  vers  l'Ecole  Polytechnique,  il 
aborda  l'histoire  par  son  côté  le  moins  conjectural, 
qui  est  l'érudition. 

On  ne  conçoit  point  aujourd'hui  qu'un  historien 
ne  soit  point  un  érudit.  C'est  une  opinion  qui  n'était 
pas  si  courante  il  y  a  une  cinquantaine  d'années  où, 
malgré  l'autorité  de  Fustel  et  son  exemple,  l'on 
avait  encore  de  l'histoire  une  conception  beaucoup 
plus  oratoire  que  scientifique.  Chez  Mgr  Duchesne, 
dans  ses  mémoires,  dans  ses  articles  d'érudition,  le 


LA  LÉGENDE  DE  MGR  DUCHESNE  217 

style,  volontairement  dépouillé,  n'a  pour  fonction 
que  de  servir  et  d'éclairer  la  vérité.  C'est  un  esclave, 
non  un  tyran.  Mais  sa  nudité  n'est  point  sécheresse. 
Et  jamais  style,  dans  sa  sobriété,  ne  fut  plus  fran- 
çais que  celui-là.  Et  enfin  ce  style  sait  sourire.  M"* 
d'Habloville  cite,  comme  un  modèle  de  critique  en- 
jouée et  pénétrante  tout  à  la  fois,  l'article  que  Mgr 
Duchesne  publia,  en  1882,  sur  VEcclésiaste  de  Renan. 
Le  pastiche  est  des  plus  réussis,  en  effet,  et  M.  An- 
dré Thérive  lui-même  n'eût  pas  mieux  fait.  Ah  ! 
dame,  vous  savez,  quand  les  Bretons  se  mêlent  de 
faire  la  leçon  aux  Bretons... 

«  C'est  moi,  Renan  (Ernest),  qui  suis  l'auteur  du 
Kohéletlt.  La  métempsychose  n'est  pas  une  fable 
vaine.  Avant  d'être  professeur  d'hébreu  au  collège 
de  France  et  d'épigramme  au  palais  Mazarin,  avant 
même  de  gouverner  l'Empire  romam  sous  le  nom 
de  Marc-.Vurèle,  j'ai  été  professeur  à  Jérusalem... 
Je  demeurai  sur  le  chemin  des  jardins  du  roi,  com- 
me qui  dirait  (1)  les  Champs-Elysées  de  Jérusalem... 
Des  terrasses  de  ma  villa,  je  pouvais  voir,  chaque 
matin,  fumer  l'autel  du  Temple...  Les  cavaliers  de 
la  cour  du  roi  Hyrcan  distrayaient  mes  regards.  Par- 
fois je  les  laissais  errer  plus  loin,  sur  les  tombeaux 
épars  dans  la  vallée  de  Josaphat.  Toutes  ces  contem- 
plations et  certaines  expériences  d'une  vie  déjà  lon- 
gue engendraient  en  moi  une  sorte  de  mélancolie 
sceptique;  las  de  porter  le  poids  de  mes  pensées,  je 
finis  par  m'en  décharger  sur  un  rouleau  de  parche- 
min que  l'on  trouva  longtemps  après  ma  mort,  dans 
le  coin  de  quelque  secrétaire.  Un  rabbin,  complai- 
sant, mais  un  peu  myope,  déclara  le  livre  inspiré  et 

(1)  Tournure  tout  de  même  un  peu  trop  vulgaire  dans  cette  bouche 
raffinée. 


218  LA  LÉGENDE  DE  MGR  DUCHESxNE 

le  mit  dans  la  Bible.  Dieu  a  permis  que  je  revinsse 
au  monde  sous  l'écorce  d'un  hébraïsant,  pour  étu- 
dier ce  phénomène  curieux  d'inspiration  et  me  con- 
vaincre, une  fois  de  plus,  par  la  fortune  de  mes  bou- 
tades, que  tout  est  vanité  ». 

Boutade  aussi,  dira-t-on.  Sans  doute,  mais  qui 
prouve,  du  moins,  qu'un  érudit,  chez  nous,  n'est  pas 
nécessairement  un  pédant  alourdi  de  science.  Vous 
avez  vu  comme  la  manière  de  Mgr  Duchesne,  jus- 
que dans  ce  pastiche,  restait  vive  et  succincte. Le  jour 
qu'il  voulut  faire  œuvre  d'historien,  il  n'eut  presque 
rien  à  changer  dans  ce  style  net,  un  peu  court  et 
qui  ressemble  assez  au  style  de  Montesquieu. 

Hélas  !  nous  sommes  si  gâtés  de  romantisme  que 
nous  ne  savons  plus  apprécier  à  sa  valeur  un  style 
comme  celui-là.  C'est  au  nombre  et  à  la  splendeur 
des  images  que  nous  jugeons  du  style  d'un  écri- 
vain. Je  ne  veux  pas  dire  du  mal  des  images.  L'ima- 
ge est  évidemment  un  progrès  sur  le  geste  :  elle  est 
trop  souvent  la  ressource  des  esprits  incapables 
d'étreindre  leur  pensée  et  de  l'exprimer  dans  toute 
sa  sévère  et  vigoureuse  nudité.  C'est  un  don  de  sau- 
vage —  ou  de  poète.  L'humanité  pensa  d'abord  par 
images;  elle  ne  s'est  haussée  que  par  étapes  du  con- 
cret à  l'abstrait.  Nos  plus  beaux  siècles  littéraires 
sont  ceux  où,  comme  chez  Mgr  Duchesne,  la  raison 
parla  le  langage  de  la  raison... 

*  * 

Et  j'ai  cité  encore,  après  M""  d'Habloville,  cette 
page  peu  connue  de  Mgr  Duchesne  pour  bien  mar- 
quer sa  position  dans  le  camp  des  exégètes.  Paul 
Souday,  sans  en  faire  tout  à  fait  un  esprit  fort,  veut 
cependant   qu'il  y   ait  eu   dans  sa   physionomie   et 


LA  LÉGENDE  DE  MGR  DUCHESNE  219 

dans  sa  verve  quelques  traits  du  vieil  Arouet.  Dans 
I  sa  physionomie  peut-être,  dans  le  plissement  de  son 
eil  malicieux  et  dans  ses  lèvres  minces  d'où,  comme 
il'un  arc  tendu,  partait  le  mot  acéré,  mais  la  qua- 
lité de  ce  mot,  l'humanisme  de  cette  verve  faisait 
plutôt  songer  à  Erasme  dont  le  portrait  —  le  seul 
avec  celui  de  Mommsen  —  décorait  son  cabinet  du 
palais  Farnèse.  Je  crois  bien  qu'après  la  guerre 
,  Mommsen  disparut,  mais  Erasme  resta.  Et  cet 
Erasme,  en  effet,  sceptique  et  croyant,  téméraire  et 
circonspect,  brouillé  avec  Luther,  comme  Mgr  Du- 
chesne  avec  Renan,  mais  qui  trouve  le  moyen  de  se 
concilier  les  bonnes  grâces  du  pape  Léon  X  et  du 
schismatique  Henri  VIII,  ressemble  par  tant  de  côtés 
à  notre  prélat  ! 

Nulle  duplicité  là-dedans  et  aussi  bien  les 
hommes  de  ce  type  sont  assez  fréquents  chez  les 
Bretons,  race  d'éternels  louvoyeurs  qui  ne  détestent 
rien  tant  que  le  vent  arrière  et  préfèrent  à  la  ligne 
droite,  facile  et  sans  danger,  les  bordées  aventureu- 
ses dans  toutes  les  directions.  La  grande  adresse  de 
Mgr  Duchesne  —  et  peut-être  sa  plus  grande  jouis- 
sance —  fut  de  naviguer  toute  sa  vie  sous  le  pavil- 
lon de  l'Eglise  dans  les  eaux  du  libre-examen,  sans 
amener  son  pavillon  et  sans  renoncer  —  pour  tout  ce 
qui  n'était  pas  le  dogme  —  aux  principes  du  libre- 
examen.  Je  dois  dire  pourtant  qu'une  petite  aven- 
ture personnelle  ne  laissa  pas  de  m'inspirer  certains 
doutes  sur  la  sûreté  de  son  information  :  il  avait 
parlé  de  moi  au  bon  éditeur  Honoré  Champion 
comme  d'un  de  ses  élèves  (du  temps  où  il  enseignait 
à  l'institution  Saint-Vincent  de  Rennes);  il  ajoutait 
même  —  sympathiquement  :  «  C'était  un  fameux 
cancre.  »  Ayant  eu  plus  tard  l'occasion  d'entrer  en 
rapports  avec  lui,  je  ne  crus  pas  devoir  l'encoura- 


229  LA  LÉGENDE  DE  MGR  DUCHESNE 

ger  dans  son  erreur,  si  avantageuse  quelle  me  fût,  et 
je  lui  confessai  que  c'était  mon  frère  Alphonse,  et 
non  moi,  qui  avait  eu  l'honneur  de  paître  sous  sa 
férule.  Et  je  le  priais  en  même  temps  de  reporter 
sur  le  cadet  des  Le  Goffic  la  sympathie  qu'il  sem- 
blait avoir  gardée  pour  l'aîné. 

Ah  !  la  riposte  ne  traîna  pas  ! 

«  Je  sais  ce  que  je  dis,  m'écrivit  ou  à  peu  près 
Mgr  Duchesne,  et  c'est  bien  vous  et  pas  un  autre  qui 
avez  été  mon  élève  à  Saint-Vincent.  » 

Les  palmarès  du  lycée  de  Rennes  font  pourtant  foi 
du  contraire;  mais  j'étais  candidat  à  un  fauteuil  de 
l'Académie,  et  Mgr  Duchesne  était  académicien, 
ecclésiastique  et  irritable.  Qu'auriez-vous  décidé  à 
ma  place  ?  Moi  je  crois  bien  que  je  lui  répondis  — 
comme  Pandore  : 

—  Monseigneur,  vous  avez  raison. 


FELIX  ET  LOUIS  HEMON 


I. 

UN    LIVRE    DE   FÉLIX    HÉMON    SUR    RERSOT. 

L'heure  est  bonne  (15  août  1911)  pour  nous  par- 
ler de  Bersot.  On  peut  dire  que  Bersot  incarna  l'idéal 
universitaire  de  sa  génération,  cette  génération  qui 
naquit  à  la  vie  professorale  vers  la  fin  du  règne  de 

'  Louis-Philippe,  que  l'empire  réduisit  au  silence  ou 
refoula  dans  l'opposition  et  qui,  après  une  vacance 

!  de  dix-huit  ans,  reparut  aux  affaires  avec  la  Répu- 

'  blique. 

C'est  à  elle  que  Thiers,  puis  Gambetta  confièrent 
la  direction  et  la  réorganisation  de  nos  trois  ordres 
d'enseignement.  Bersot,  placé  pour  sa  part  à  la  tête 
de  l'Ecole  Normale,  devait  et  pouvait  donner  une  im- 
pulsion nouvelle  à  ce  grand  séminaire  de  la  pensée 
laïque,  où  l'enseignement  supérieur  et  l'enseigne- 
ment secondaire  recrutaient  l'élite  de  leur  person- 
nel et  aux  destinées  duquel  ils  étaient  eux-mêmes 
suspendus.  «  Je  fais  en  toute  confiance  appel  à  votre 
dévouement  pour  étudier  ses  besoins,  lui  écrivait 
Jules  Simon,  et  m'adresser,  après  un  examen  appro- 
fondi, les  propositions  que  vous  jugerez  les  plus  con- 
formes à  ses  intérêts,  qui  sont  ceux  de  VUniversité  ». 
Bersot  n'y  faillit  point.  Aussi  longtemps  qu'il  resta 
en  fonctions  —  et  ce  fut  jusqu'à  sa  mort,  —  il  se  pro- 
digua sans  compter  et,  rongé  par  un  mal  effroyable, 


222  FÉLIX  ET  LOUIS   HÉMON 

garda  jusqu'au  bout  son  application  aux  choses  du 
service,  sa  force  d'âme  et  son  sourire. 

Si  l'Université  avait  disposé  d'un  pouvoir  canoni- 
que, elle  eût  volontiers  fait  un  saint  de  Bersot. 
«  Vous  êtes  de  la  grande  race  des  philosophes  prati- 
quants »,  lui  disait  Pasteur,  qui  cherchait  à  com- 
prendre comment  un  tel  caractère  avait  pu  se  déve- 
lopper hors  de  l'Eglise;  Jules  Ferry,  dans  le  camp 
rival,  lui  pardonnait  son  spiritualisme,  «  parce  qu'il 
avait  porté  haut  la  vertu,  dans  le  sens  antique,  sans 
l'appui  de  la  foi  ». 

Ni  l'un  ni  l'autre  ne  cachaient  leur  admiration, 
que  partageaient  tous  ceux  qui  avaient  approché 
Bersot. 

Ce  rationalisme  modéré,  ce  stoïcisme  sans  pose, 
tant  de  vertus  professionnelles  poussées  jusqu'à  la 
complète  abnégation  de  soi  répondaient  trop  bien 
à  l'idéal  philosophique  de  l'Université  d'alors,  qui 
retrouvait  par  ailleurs,  en  Bersot,  toutes  les  qualités 
de  finesse,  de  mesure  et  d'élégance  qui  composaient 
son  idéal  littéraire.  Libérale,  tolérante  et  n'ayant 
qu'une  aversion  ou  plutôt  qu'un  dédain,  celui  des 
«  convultionnaires  »  de  toute  catégorie,  elle  ne 
s'étonnait  pas  que  l'homme  en  qui  elle  aimait  à  se 
contempler  comme  dans  un  miroir  qui  n'eût  laissé 
subsister  que  ses  traits  les  plus  nobles,  pût,  sans 
s'amoindrir,  sans  rien  céder  de  lui-même,  concilier 
dans  sa  sympathie  éclairée  Montalembert  et  Renan, 
Nisard  et  Sainte-Beuve,  Jules  Ferry  et  le  comte  de 
Falloux. 

«  Nous  nous  sommes  battus,  disait  Bersot,  nous 
nous  battrons  peut-être  encore,  mais  pas  de  la  même 
manière  que  si  nous  ne  nous  étions  pas  connus.  » 

Est-il  impossible,  d'ailleurs,  de  trouver  un  terrain 
d'entente    entre    honnêtes    gens    de    confessions  et 


FÉI-IX   KT   LOUIS   HÉMON  223 

ilopinions  différentes  ?  Les  adversaires  les  plus  irré- 
ductibles n'ont-ils  pas  intérêt  à  «  mettre  au-dessus  de 
leurs  divisions  certains  sentiments  communs  ?  »  Et, 
quand  on  est  un  Bersot,  qui  n'eut  jamais  d'autre 
passion  que  celle  de  la  douceur,  le  profit  ne  se  dou- 
ble-t-il  pas  d'un  plaisir  ?... 

Voluptés  délicates  de  l'éclectisme,  de  la  concilia- 
tion des  extrêmes,  que  vous  êtes  loin  de  nous  !  M.  Fé- 
lix Hémon,  qui  vient  de  nous  donner  sur  Bersot  et 
ses  amis  une  étude  qu'on  ne  saurait  mieux  louer 
qu'en  disant  qu'elle  aurait  été  digne  de  Bersot  lui- 
même,  n'a  peut-être  pas  fait  exprès  de  publier  son 
livre  en  l'an  de  grâce  1911,  au  plein  de  cette  crise 
des  humanités  qui  met  toutes  les  cervelles  à  l'envers. 
Il  m'écrivait  familièrement  : 

«  Le  livre  que  je  vous  ai  envoyé  et  qui  aura  une 
suite,  si  je  vis  (1),  est,  comme  dit  l'autre,  une  pen- 
sée de  jeunesse  réalisée  dans  l'âge...  plus  que  mûr. 
C'est  à  Bersot  que  je  voulais,  très  jeune,  dédier  mon 
Buffon  (2)  :  il  n'a  accepté  qu'une  ligne  de  souvenir 
pour  l'Ecole  Normale  plus  que  pour  lui.  Il  n'était 
plus  là  quand  je  dédiai  à  sa  mémoire  le  La  Roche- 
foucauld donné  chez  Lecène.  J'avais  cependant 
amassé  des  documents  et,  plus  de  trente  ans  après  sa 
mort  (vous  voyez  par  là  l'action  persistante  qu'il 
exerce  sur  nous),  j'ai  pu  faire  paraître  un  livre  qui 
s'est  fait  lentement  et  presque  tout  seul,  par  apports 
successifs.  Au  reste,  vous  n'aurez  pas  de  peine  à  en 
discerner  l'esprit  :  Bersot  est  le  libéral  «  en  soi  », 
avant   de  devenir,    par   son   martyre   héroïquement 

(1)  Félix  Hémon  est  mort,  comme  on  sait,  sans  avoir  pu  réaliser 
son  ambition. 

(2)  Cet  éloge  de  Buffon,  premier  livre  de  Félix  Kémon,  alors  pro- 
fesseur au  lycée  de   Rennes,  obtint   le   grand    prix   d'éloquence   à 

B   l'Académie  française. 


224  FÉLIX  ET  LOUIS   HÉMON 

supporté,  l'homme  en  soi...  Le  livre  est  peut-être 
une  leçon,  mais  ne  fait  la  leçon  à  personne.  » 

Je  le  veux  bien,  puisque  M.  Hémon  le  dit.  Per- 
sonne n'est  visé  dans  son  livre.  Et,  à  la  manière  dont 
ce  livre  a  été  écrit,  dont  il  s'est  déposé,  pour  ainsi 
dire,  chez  son  auteur,  on  ne  peut  douter  en  effet  que 
celui-ci  soit  resté  complètement  étranger  à  de  mes- 
quines préoccupations  individuelles.  C'est  le  con- 
traire d'un  livre  à  clef.  Rien  n'y  sent  l'allusion.  Ima- 
ginez pourtant  ce  livre  publié  il  y  a  douze  ou  treize 
ans,  eût-il  provoqué  les  mêmes  réflexions  qu'aujour- 
d'hui ?  Y  eut-on  vu  une  leçon  ?  Bersot  s'y  fût-il  ac- 
cusé avec  un  égal  relief  ? 

Evidemment  non.  L'Université  de  cette  époque 
comptait  encore  trop  de  talents  et  de  caractères  for- 
més à  la  même  école  pour  qu'on  aperçût  au  premier 
coup  d'œil  par  quoi  Bersot  s'en  distinguait.  Ou  du 
moins,  s'il  s'en  distinguait,  c'était  seulement  par  le 
degré  d'excellence  auquel  il  avait  porté,  comme 
éducateur  et  comme  écrivain,  des  qualités  qu'on 
rencontrait  chez  la  plupart  de  ses  collègues.  Il  y  a 
treize  ans  —  avant  l'Affaire,  cette  Affaire  qui  a  pra- 
tiqué une  coupure  si  profonde  dans  notre  vie  natio- 
nale et,  chez  certains  même,  dans  leur  vie  morale  — 
l'Université  presque  tout  entière  était  libérale  et 
spiritualiste,  comme  Bersot.  On  sait  ce  qu'elle  est 
aujourd'hui,  du  moins  dans  la  personne  de  ses  diri- 
geants. Est-ce  donc  notre  faute,  si  ce  livre  de  M.  Hé- 
mon, d'un  ton  si  modéré,  d'une  langue  si  ferme  et  si 
fine,  où  les  nuances  sont  si  savamment  observées  et 
les  opinions  si  délicatement  ménagées,  nous  trouble 
à  l'égard  du  plus  sévère  réquisitoire  et  si,  ne  voulant, 
avec  l'auteur,  que  chercher  des  raisons  de  mieux  ad- 
mirer Bersot,  nous  en  trouvons  surtout  de  détester 
plus  fortement  ses  successeurs  ? 


FÉLIX   ET   LOUIS   HÉMON  225 

De  l'héritage  de  Bersot,  de  son  œuvre  universi- 
taire, du  large  esprit  dont  il  l'avait  animée,  il  ne 
reste  à  peu  près  rien  au  bout  d'un  quart  de  siècle.  Et 
Bersot  croyait  peut-être  avoir  bâti  pour  l'éternité  ! 

Jamais  démenti  plus  cruel  ne  fut  donné  à  l'opti- 
misme candide  d'un  libéral.  Nous  sommes  presque 
tentés  de  sourire  aujourd'hui  en  lisant  chez  Bersot  : 
"  Il  y  a  une  chose  que  la  France,  qui  tolère  bien  des 
choses,  ne  tolérera  jamais,  c'est  l'intolérance  ».  Ou 
bien  :  «  Toutes  ces  violences  contraires  (des  partis 
extrêmes)  vont  à  nous  faire  deux  Frances,  et  nous 
n'en  voulons  qu'une  ».  Ou  encore  :  «  On  ne  détruit 
pas  une  injustice  par  une  injustice,  mais  par  la  jus- 
tice ».  Combien  le  pessimisme  de  Schérer,  ce  Renan 
plus  sombre  du  protestantisme,  comme  l'appelle 
M.  Hémon,  était  mieux  averti  :  «  Ce  qui  manque  à  la 
France,  c'est  la  notion  même  de  la  liberté  »  ! 

Cette  notion,  du  moins,  ne  manquait  pas  à  l'Uni- 
versité de  1880  et  il  convient  d'ajouter  que  Bersot 
n'avait  rien  oublié  pour  la  fortifier  en  elle.  Toute 
son  action  et  son  exemple  personnel  n'avaient  tendu 
qu'à  cette  fin.  N'oublions  pas  que  Bersot  avait  com- 
battu l'obligation  en  matière  d'enseignement  pri- 
maire, «  persuadé,  dit  M.  Hémon,  qu'il  ne  faut  point 
essayer  de  faire  par  les  lois  ce  que  les  mœurs  font 
toutes  seules  ».  Plus  tard,  dans  deux  articles  des 
Débats,  on  le  voit  qui  soutient,  par  des  arguments 
tirés  du  fond  même  de  la  doctrine  républicaine,  le 
principe  de  l'inamovibilité  des  fonctionnaires.  Il  y 
avait  déjà  quelque  mérite  à  prendre  cette  attitude 
en  1879,  au  moment  où  la  politique  de  parti  s'es- 
sayait à  corrompre  les  sources  du  haut  enseigne- 
ment et  où  le  grand  Fustel,  suspect  de  cléricalisme, 
ne  devait  qu'à  l'intervention  de  Bersot  de  n'être  pas 
écarté  de  la  chaire  créée  pour  lui  à  la  Sorbonne. 

I  t» 

10 


226  FÉLIX  ET  LOUIS   HÉMON 

Les  Fustel,  s'il  en  est  encore,  languissent  aujour- 
d'hui dans  les  honneurs  obscurs  de  quelque  Uni- 
versité provinciale,  quand  ils  ne  sont  pas  recueillis 
par  l'Institut  Catholique,  comme  Branly,  ou  par  la 
Société  des  Conférences,  comme  Brunetière.  Mais 
Bersot  lui-même,  où  serait-il  ?  Quelle  serait 
sa  place  dans  l'Université  de  ce  temps  ?  A 
l'homme,  à  l'éducateur  humaniste  qui  professait 
que  «  l'Ecole  Normale  n'est  pas  l'Ecole  des  Chartes  » 
et  que  «  ce  qui  importe,  c'est  de  former  des  esprits 
justes  et  ouverts  en  protégeant  la  culture  générale, 
les  facultés  contre  la  menaçante  invasion  des  con- 
naissances,  »  quel  ministre  oserait  confier  la  direc- 
tion d'un  de  nos  grands  établissements  d'instruction 
supérieure  ?  Et  enfin,  puisque  le  langage  des  guer- 
res civiles  est  devenu  celui  des  discussions  parle- 
mentaires, de  quel  côté  de  la  barricade  pense-t-on 
que  se  trouverait  aujourd'hui  le  «  saint  »  laïque  dé 
la  rue  d'Ulm,  le  chef,  l'apôtre,  le  martyr  qui  incarna 
le  plus  haut  idéal  universitaire  de  la  troisième  Répu- 
blique ?  (1) 

Toutes  ces  questions,  ce  n'est  pas  M.  Hémon  qui 
les  pose,  c'est  son  lecteur.  Et  peut-être  vaut-il  mieux 
que  les  chose  soient  ainsi.  Il  est  superflu  de  louer 
l'écrivain  qu'est  Félix  Hémon  :  son  livre  est  un  mo- 
dèle d'atticisme;  c'est  aussi  un  modèle  de  tact,  ad- 
mirable par  tout  ce  qu'il  dit  et  plus  admirable  en- 
core par  tout  ce  qu'il  ne  dit  pas  et  qu'il  suggère. 


(1)  Nous  rappelons  que  ceci  fut  écrit  en  1911,  longtemps  avant 
qu'une  évolution  heureuse  de  l'opinion  et  la  dure  leçon  de  l'expé- 
périence  eussent  permis  à  M.  Léon  Bérard  de  reprendre  la 
tradition  de  Bersot,  de  restaurer  les  humanités  et  d'installer  à  la  Sor- 
bonne  l'homme  qui  avait  porté  les  plus  rudes  coups  à  la  spécialisation 
et  aux  fiches  :  l'admirable  Pierre  Lasserre. 


FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON  227 


11 

Maria  ('hapdelaine 

ou  COMMENT  UN  BRETON  DÉCOUVRIT  POUR  LA  SECONDE  FOIS 

LE  CANADA  (1). 

Quoique  publié  en  feuilleton  par  le  Temps,  quel- 
ques mois  avant  la  guerre,  le  roman  que  voici  n'a 
pas  paru  en  France,  mais  à  Montréal  (2).  Je  sais 
bien  que  le  Canada  est  une  rallonge  transatlan- 
tique de  la  France  ;  mais,  si  nos  livres  sont 
lus  là-bas,  les  livres  canadiens  sont  assez  peu  lus 
chez  nous.  Et  ce  livre-ci,  qui  s'appelle  Maria 
CIiapdHaine  et  qui  est  vieux  déjà  de  cinq  ans,  ne 
semble  pas  avoir  eu  un  meilleur  sort  que  ses  con- 
frères. Pourtant,  sur  les  deux  préfaces  dont  il 
s'adorne,  l'une  est  signée  Emile  Boutroux  (3).  Et  ce 
grand  nom  aurait  dû  lui  servir  de  passeport  près  du 
public  français.  Mais  je  n'ai  pas  vu  que  les  vitrines 
et  les  étalages  des  libraires  de  nos  boulevards  lui  en 
soient  devenus  plus  accueillants.  C'est  un  ostracisme 

(1)  On  a  foudu  ici  les  deux  articles  publiés  dans  la  Démocratie 
noui-elle  et  le  Larousxe  mensuel  illustré.  Il  n'est  pas  besoin  de  rap- 
peler, d'autre  part,  l'éclatante  revanche  de  Moria  Cliapdelnine,  cette 
«  Mireille  des  neiges  »,  comme  l'a  si  poétiquement  et  justement  bap- 
tisée Henry  Bordeaux,  et  les  beaux  articles  dont  elle  a  été  saluée 
quelque  temps  après  son  apparition  dans  les  Cahiers  par  MM.  René 
Bazin,  Léon  Daudet,  Lucien  Descaves,  Gaston  Kageot,  Albéric 
Cahuet  et  H.  Bordeaux  lui-même. 

(2)  Chez  J.-A.  Le  Febvre,  édit.  avec  illustrations  originales  de 
Suzor-Côté  (1916). 

(3)  L'autre,  non  moins  excellente,  mais  plus  volontairement  cana- 
dienne, a  pour  auteur  M.  Louvigny  de  Montigny,  de  la  Société  royale 
du  Canada. 


FELIX  ET  LOUIS  HEMON 

que  quelques  admirateurs  de  Maria  Chapdelaine 
s'occupaient  de  faire  cesser.  J'avais,  pour  ma  part, 
entretenu  de  ce  beau  livre  un  de  nos  grands  éditeurs 
de  la  rive  gauche;  je  lui  avais  signalé  tout  l'intérêt,, 
l'urgence  même  —  en  raison  des  manœuvres  d'ap- 
proche de  certaines  firmes  étrangères  —  qu'il  y  avait 
-à  le  couvrir  au  plus  tôt  d'une  firme  française  :; 
M.  Daniel  Halévy  a  pris  les  devants,  et  je  vois,  par 
les  journaux,  que  les  Cahiers  verts,  la  nouvelle  col- 
lection qu'il  prépare,  vont  ouvrir  leur  premier  nu- 
méro avec  ce  chef  d'œuvre  inconnu. 

Chef-d'œuvre,  c'est  le  mot.  Inconnu  ?  Entendons- 
nous.  Il  n'est  inconnu  que  dans  la  patrie  de  son  au- 
teur. Au  Canada,  dans  toute  l'Amérique  du  Nord, 
en  Angleterre,  aux  antipodes,  il  est  fameux  depuis 
longtemps.  Et,  en  vérité,  le  cas  de  cette  Maria  Chap- 
delaine est  bien  —  littérairement  parlant  —  un  des 
plus  étranges  et  presque  des  plus  déconcertants  qui 
soient. 

Si  vous  êtes  un  peu  au  courant  des  lettres  cana- 
diennes, vous  savez  l'émouvant  effort  qu'elles  font,, 
depuis  tantôt  un  siècle,  pour  se  dégager  de  l'imita- 
tion, être  autre  chose  qu'une  simple  littérature  de 
reflet.  Le  Canada  ne  cherche  pas  à  rompre  avec  nous, 
avec  notre  langue,  dont  il  garde  peut-être  la  tradi- 
tion mieux  que  nous-mêmes  :  le  Canada  ne  fut 
jamais  plus  français  de  cœur  qu'aujourd'hui,  sur- 
tout depuis  que  nous  avons  renoncé  ou  que  nous 
avons  eu  l'air  de  renoncer  à  la  politique  sectaire  de 
l'ancien  combisme.  Mais,  étant  le  Canada,  c'est-à- 
dire  un  pays  fortement  caractérisé  sur  la  planète  par 
ses  lacs,  ses  monts,  ses  bois,  sa  faune,  ses  mœurs, 
son  histoire,  ses  aspirations,  il  estime,  et  avec  raison, 
qu'il  a  droit  à  ce  qu'un  peu  de  tout  cela  se  transfuse 
dans  les  poèmes  et  les  récits  qui  prétendent  à  l'ex- 


FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON  229 

primer  :  le  Canada,  en  un  mot,  veut  avoir  une  litté- 
rature à  l'image  de  son  sol  et  de  son  âme. 

Eh  bien,  il  faut  l'avouer,  malgré  les  réussites  par- 
tielles dun  Fréchette,  d'un  Chapmann,  d'un  Gérin- 
Lajoie,  d'un  Jules  Tremblay  et  de  quelques  autres, 
■cette  littérature,  il  ne  l'avait  pas.  Non,  jusqu'à  Maria 
Chafjdelaine,  il  ny  avait  pas  un  livre,  vers  ou  prose, 
vraiment,  pleinement,  uniquement  canadien,  un 
livre  dont  on  pût  dire  ce  qu'on  dit  de  tel  livre  de 
Kipling  ou  de  Jack  London,  qu'il  est  le  livre  de  la 
Jungle  ou  le  livre  de  l'Alaska.  Et  que  cette  injustice 
de  la  destinée  ait  tout  à  coup  pris  fin,  que  le  Canada 
possède  depuis  1916  le  livre  qui  l'exprime,  c'est  déjà 
un  fait  assez  considérable  par  lui-même  et  qui  ne 
pouvait  nous  laisser  indifférents.  Mais  ce  qui  doit 
nous  toucher  bien  davantage  —  et  nous  confondre 
un  peu  aussi  —  c'est  que  ce  livre  soit  l'œuvre,  non 
dun  Canadien  de  race,  mais  d'un  écrivain  de  chez 
nous,  mort  tragiquement  presque  aussitôt  après 
l'avoir  écrit  :  Louis  Hémon. 

Ce  Louis  Hémon  —  qui  portait  un  nom  cher  à 
tous  les  Bretons  et  même  à  pas  mal  de  Français  — 
«tait  le  fils  de  Félix  Hémon,  l'Inspecteur  général  de 
l'Université  qui  a  publié  sur  Bersol,  sur  Ips  Races 
riraces,  des  pages  concises,  pleines  et  fortes,  et  le 
neveu  de  Louis  Hémon,  député  du  Finistère  et  l'une 
des  voix  les  plus  éloquentes  du  Parlement.  Deux 
autres  de  ses  oncles  avaient  marqué  dans  les  lettres, 
lun  surtout,  Prosper,  par  ses  travaux  sur  la  chouan- 
nerie bretonne  qui  font  autorité  en  la  matière.  A 
Quimper,  dès  le  collège,  où  ils  enlevaient  tous  les 
prix,  on  avait  plaisamment  baptisé  ces  quasi-homo- 
nymes des  populaires  héros  d'Huon  de  Villeneuve  : 
les  quatre  fils  Hémnn.  Un  frère  même  du  futur  au- 
teur de  Maria  Chapdelaine,  prénommé  Félix  comme 


230  FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON 

son  père  et  mort  prématurément  à  vingt-sept  ans 
(1902),  au  retour  d'une  campagne  en  Extrême-Orient,, 
laissa  des  notes  de  voyage  d'un  assez  vif  intérêt  qui 
furent  publiées  sous  le  titre  de  Stn-  le  Yang-Tsé. 

Quant  à  Louis  Hémon  n°  2  —  celui  qui  nous 
occupe  —  il  était  né  à  Brest  le  12  octobre  1880,  «  juste 
en  face  de  la  rade  »,  m'écrit  sa  sœur,  qui  est  tentée 
de  voir  là  une  prédestination  et  croirait  volontiers 
qu'en  donnant  carrière,  de  si  bonne  heure,  à  sa  pas- 
sion des  aventures  il  n'ait  fait  que  céder  aux  grandes 
voix  tentatrices  du  Large  qui  soufflaient  autour  de 
son  berceau. Toujours  est-il,  ajoute-t-elle,  que  «  l'idée 
des  voyages  lointains  »  le  hanta  presque  dès  l'en- 
fance. Pour  ne  pas  désobliger  son  père,  il  consentait 
à  prépare  sa  licence  en  droit  et  le  concours  d'entrée 
de  l'Ecole  coloniale.  Mais,  quoique  reçu  en  bon  rang 
et  nanti  du  diplôme  d'annamite,  il  démissionnait 
aussitôt,  ayant  horreur  de  tout  ce  qui  ressemblait  k 
un  enrégimentement. 

Jamais  homme  en  effet  ne  se  sentit  moins  de  dis- 
position pour  la  vie  de  fonctionnaire  que  ce  fils  dun 
des  plus  hauts  dignitaires  de  l'Université  :  sa  sœur 
le  peint  comme  un  caractère  renfermé,  fuyanc  le 
monde,  aimant  la  solitude  et  la  méditation,  et  ce 
sont  les  traits  habituels  auxquels  se  reconnaissent 
d'abord  les  Bretons;  il  y  joignait  un  goût  violent  des 
sports  qui  n'est  pas  aussi  commun  chez  eux  et  qu'il 
conciliait  je  ne  sais  comment  avec  son  caractère  mé- 
ditatif. Peut-être,  devançant  la  génération  d'aujour- 
d'hui, avait-il  découvert  que  la  culture  physique,, 
l'effort  musculaire  harmonieux  ont  non  seulement 
leur  utilité  et  leur  beauté,  mais  encore  leur  valeur 
spirituelle  et  qu'il  y  a  une  mystique  du  sport,  comme 
l'assure  M.  Alexandre  Arnoux.  Ce  goût,  quoiqu'il  en 
soit,  était  si  peu  chez  lui  une  passade,  un  caprice  de 


FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON  231 

jeune  homme,  qu"à  la  suite  d'un  concours  littéraire 
ouvert  par  VAufo  (février  1906)  et  où  il  remporta  le 
premier  prix,  il  devint  un  collaborateur  régulier  de 
ce  journal  et  le  resta  jusqu'à  sa  mort.  Sur  les  photo- 
graphies qu'on  a  de  lui  à  cette  époque,  il  se  présente 
avec  une  physionomie  longue,  aiguë  et  glahre,  d'An- 
glo-Saxon.  Mais  un  séjour  de  quelque  durée  qu'il 
avait  fait  en  Angleterre  où  il  se  maria,  croyons-nous, 
et  d'où  il  rapporta  une  exquise  nouvelle  :  Lizzie  Hla- 
kpston,  publiée  par  le  Temps  en  1908  et  qui  est  l'his- 
toire d'une  petite  danseuse  des  rues  londoniennes, 
sœur  lointaine  de  l'enfant  Septentrion,  put  bien  lui 
avoir  conmnmiqué  ce  faciès  un  peu  sec  de  jeune 
hachelor,  corrigé  par  la  mélancolie  voilée  d'un  beau 
regard  de  Celte. 

Que  se  passa-t-il  ensuite  dans  sa  vie  ?  Il  semble 
que,  devenu  veuf  à  trente-deux  ans,  rongé  de  spleen, 
il  ait  cherché  dans  le  vaste  monde  un  coin  solitaire 
pour  y  enfouir  son  chagrin.  Tout  ce  qu'on  savait  jus- 
qu'ici de  cette  portion  finale  de  sa  brève  carrière  était 
peu  de  chose  :  il  était  parti  pour  le  Canada  et,  sans 
s'arrêter  dans  les  villes,  poussant  toujours  vers 
l'Ouest,  vers  les  confins  de  la  colonisation,  les  «  ter- 
res neuves  »,  comme  on  dit  là-bas,  il  s'était  fixé  dans 
la  région  du  lac  Saint-Jean,  aux  environs  de  Saint- 
Edouard  de  Péribonka,  en  pleine  zone  forestière.  Il 
v  était  demeuré  dix-huit  mois,  hôte  d'une  tribu  de 
bûcherons-défricheurs  dont  il  partageait  la  vie  élé- 
mentaire, notant,  observant,  combinant  l'intrigue  — 
oh  !  si  peu  compliquée  !  —  du  livre  qu'il  projetait 
d'écrire  sur  ces  échantillons  de  la  primitive  et  libre 
race  canadienne.  Et,  son  manuscrit  terminé,  ficelé, 
expédié  à  M.  Hébrard,  directeur  du  Temps,  le  8  juil- 
let 1913,  il  se  mettait  en  route,  à  pied,  le  sac  au  dos. 
Je  long  du  Transcanadien,  vers  des  pays  encore  plus 


232  FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON 

inexplorés,  quand,  près  de  Chapleau  (Ontario),  un 
train,  que  sa  contention  d'esprit  et  peut-être  une 
légère  paresse  d'oreille  l'avaient  empêché  d'entendre 
venir,  le  prit  en  écharpe  et  l'envoya  rouler  à  dix  mè- 
tres de  la  voie.  Ce  stupide  accident  (qui,  d'après  sa 
sœur,  aurait  également  coûté  la  vie  à  un  jeune  Aus- 
tralien, son  compagnon  de  route)  enlevait  au  Canada 
le  premier  grand  écrivain  qui  l'eiît  compris,  le  seul 
interprète  égal  à  sa  stature  que  la  destinée  jalouse 
lui  eût  encore  concédé  et  qu'elle  lui  retirait  presque 
aussitôt. 

.Je  reviendrai  tout  à  l'heure,  à  l'aide  des  docu- 
ments qu'a  hien  voulu  me  communiquer  M.  Damase 
Potvin,  directeur  du  Terroir,  de  Québec,  sur  les  cir- 
constances, \Taiment  singulières  et  touchantes,  où 
fut  écrite  Maria  Chapdelaine.  Il  est  temps  de  présen- 
ter au  lecteur  une  analyse  sommaire  de  ce  beau 
livre,  plus  riche  de  substance  spirituelle  que  d'évé- 
nements et  qui  est  donc  de  ceux  qu'on  ne  peut  résu- 
mer qu'assez  mal. 

Une  famille  de  défricheurs  canadiens,  les  Chap- 
delaine, vit  dans  la  solitude,  près  des  chutes  de  la 
Péribonka,  à  l'orée  des  grands  bois  qu'elle  abat  sans 
désemparer  du  printemps  à  l'automne  pour  «  faire 
de  la  terre  »  —  forte  expression  du  pays  qui  exprime 
bien,  dit  l'auteur,  «  tout  ce  qui  gît  de  travail  terrible 
entre  la  pauvreté  du  bois  sauvage  et  la  fertilité 
finale  des  champs  labourés  et  semés  ».  Cette  famille 
se  compose  du  père,  Samuel  Chapdelaine,  de  la 
mère,  Laura,  de  leur  fille  aînée.  Maria,  l'héroïne  du 
roman,  de  leur  cadette,  Aima-Rose,  de  leurs  quatre 
fils,  Esdras,  Da'Bé,  Tit'Bé,  Télesphore,  et  d'un  vieux 
valet  de  ferme,  d'un  «  homme  engagé  »,  suivant 
l'expression  locale,  Edwige  Légaré,  dit  Blasphème. 
JI  y  a  encore  le  cheval,  ce  grand  «  malavenant  »  de 


FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON  233 

Charles-Eugène,  ainsi  nommé  d'un  voisin  du 
bisaïeul  ou  trisaïeul  des  Cliapdelaine  avec  qui  ceux- 
ci  avaient  eu  maille  à  partir  et  pour  se  venger  duquel, 
de  père  en  fils,  ils  donnaient  ses  prénoms  chrétiens 
et  le  qualificatif  de  «malavenant»  à  leur  bête  de  trait. 
Et  il  y  a  enfin  Chien  —  un  chien,  en  effet,  pour  qui 
l'on  ne  s'est  point  tracassé  la  tête  et  qui  s'appelle 
Chien  tout  simplement  comme  s'il  était  le  seul  de 
son  espèce.  Groupez  maintenant  autour  de  ce  petit 
monde  et  des  quelques  vaches,  moutons  et  volailles, 
qui  forment  tout  son  cheptel,  un  voisin  célibataire 
(on  est  voisin  dans  la  région  du  lac  Saint-Jean  quand 
on  n'habite  pas  à  plus  de  4  ou  5  milles),  Eutrope 
Gagnon,  et  des  hôtes  de  passage,  comme  Lorenzo 
Surprenant,  parti  pour  les  «  Etats  »  où  il  travaille 
dans  une  usine,  et  François  Paradis,  un  fils  de  colon 
que  la  «  magie  »  du  bois  a  ensorcelé  et  qui  s'est  fait 
trappeur,  —  vous  aurez,  avec  des  personnages  épi- 
sodiques,  tels  que  Napoléon  Laliberté,  crieur  public 
de  Péribonka,  Tit'Sèbe,  le  «  remmancheur  »  (rebou- 
teur),  et  l'estimalile  M.  Tremblay,  curé  de  la  Pipe,  la 
troupe  au  complet,  figurants  et  protagonistes,  du 
drame  humain,  simple  et  profond  comme  la  vie,  qui 
va  se  jouer  dans  cette  clairière  perdue  de  l'Extrême- 
Ouest  canadien. 

Dès  le  début,  le  drame  est  noué  :  c'est  la  rivalité 
qui  met  aux  prises  dans  le  cœur  de  Maria  Chapde- 
laine,  la  belle  fille,  forte  et  saine,  aux  «  cheveux 
drus  »,  au  «  cou  brun  »,  ses  trois  amoureux  repré- 
sentatifs des  trois  genres  de  vie  qui  s'offrent  à  elle  : 
Eutrope  Gagnon,  en  qui  s'incarne  la  tradition  des 
antiques  défricheurs;  Lorenzo  Surprenant,  le  déser- 
teur de  la  terre,  l'émigré  des  «  Etats  »;  François 
Paradis,  l'homme  de  la  vie  libre  et  des  grands  espa- 
ces, tantôt  trappeur,  tantôt  foreman,  qui  ne  se  sent 


234  FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON 

à  l'aise  qu'au  cœur  des  forêts.  Et  c'est  François  Para- 
dis qui  l'emporte  d'abord.  De  passage  à  Péribonka» 
où  les  Chapdelaine  lui  ont  offert  l'hospitalité  de  la 
nuit,  il  se  rend  avec  eux  à  la  cueillette  des  «  bleuets  » 
(myrtilles  dont  on  fait  des  confitures)  et,  le  hasard 
ou  son  astuce  d'amoureux  lui  ayant  ménagé  un  tête- 
à-tête  avec  Maria,  il  lui  explique  doucement  : 

—  Je  vais  descendre  à  Graiid'Mère  la  semaine  prochaine 
pour  travailler  sur  l'écluse  à  bois...  Mais  je  ne  prendrai 
pas  un  coup,  Maria,  pas  un  seul  ! 

Il  hésita  un  peu  et  demanda  abruptemenl,  les  yeux  à 
terre  : 

—  Peut-être..,  vous  a-t-on  dit  quelque  chose  contre  moi  ? 

—  Non. 

—  C'est  vrai  que  j'avais  coutume  de  prendre  un  cou[>  pas- 
mal,  quand  je  revenais  des  chantiers  et  de  la  drave;  mais 
c'est  lïni.  Voyez-vous,  (]uand  un  garçon  a  passé  six  mois 
dans  le  bois  à  travailler  fort  et  à  avoir  de  la  misèi'e  et 
jamais  de  plaisir,  et  qu'il  arrive  à  la  Tuque  ou  à  Jonquiè- 
res  avec  toute  la  paye  de  l'hiver  dans  sa  poche,  c'est  quasi- 
ment toujours  que  la  tète  lui  tourne  un  peu  :  il  l'ait  de  la 
dépense  et  il  se  met  ciiaud,  des  fois...  Mais  c'est  fini.  Et 
c'est  vrai  que  je  sacrais  un  peu.  A  vivre  tout  le  temps  avec 
des  hommes  «  rough  »  dans  le  bois  ou  sur  les  rivières,  ou 
s'accoutume  à  ça.  Il  y  a  eu  un  temps  où  je  sacrais  pas  mal, 
et  M.  le  curé  Tremblay  m'a  disputé  une  fois  parce  que 
j'avais  dit  devant  lui  que  je  n'avais  pas  peur  du  diable.  Mais 
c'est  fini,  Maria.  Je  vais  travailler  tout  l'été  à  deux  pias- 
tres et  demie  par  jour  et  je  mettrai  de  l'argent  de  côté,  cer- 
tain. Et,  à  l'autonuie,  je  suis  sûr  de  trouver  une  «  jobe  » 
comme  foreman  dans  un  chantier,  avec  dé  grosses  gages. 
Au  printemps  prochain,  j'aurais  plus  de  cinq  cents  piastres 
de  sauvées,  claires,  et  je  reviendrai. 

Il  hésita  encore,  et  la  questicwi  (lu'il  ahait  poser  cliangea 
sur  ses  lèvres. 

—  Vous  serez  encore  icitte...  au  i)iinfenq)S  prochain  ? 

—  Oui. 

Et,  après  cette  simple  question  et  sa  plus  simple  l'éponse, 
ils  se  turent  et  restèrent  longtemi)s  ainsi,  muets  et  solen- 
nels, parce  qu'ils  avaient  échangé  leurs  serments. 


FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON  '2'à^ 

La  scène  vraiment  (  que  j'ai  dû  abréger  à  regret) 
est  d'une  beauté  toute  inistralienne...  Et,  plus  d'une 
fois  en  effet,  Maria  Chapdelaine  fait  songer  à  la 
Mireille  du  grand  Provençal.  Et  Ton  a  aussi  dans  le 
dialogue  précédent  un  savoureux  échantillon  du 
parler  canadien,  où  f/age  est  féminin,  oîi  icitle  se 
dit  pour  ici,  risée  pour  plaisanterie,  règne  pour  exis- 
tence, chars  pour  wagons,  à  honne  heitre  pour  de 
bonne  heure,  adontier  et  adon  pour  faire  plaisir, 
c'est  correct  pour  c'est  bien,  oui,  son  père,  pour  oui 
mon  père,  il  mouille  pour  //  pleut,  je  vous  marierai 
pour  je  vous  épouserai,  se  mettre  chaud  pour  s'eni- 
vrer, s'écarter  pour  perdre  le  sens  de  Vorientation, 
ce  qui  équivaut  là-bas  à  perdre  la  vie...  Le  langage 
populaire,  en  tous  pays,  s" ingénie  k  chercher  des 
atténuations  au  dur  mot  mourir.  iMais  il  ne  sert  de 
ruser  avec  la  vérité  et  le  jour  qu'elle  apprendra  par 
Eutrope  Gagnon  que  le  pauvre  François  Paradis, 
parti  seul,  un  soir  d'hiver,  «  à  raquette  »,  sur  la 
neige,  dans  ces  bois  sans  limite,  pour  venir  passer 
les  fêtes  de  Noël  auprès  délie,  a  été  surpris  par  une 
tempête  de  «  norouâ  »  et  s'est  «  écarté  »,  Maria 
n'aura  pas  besoin  d'en  apprendre  davantage  :  elle 
sait  ce  que  parler  veut  dire  et  qu'elle  ne  reverra  plus 
son  amoureux.  Mais,  comme  elle  est  de  ces  fortes 
chrétiennes  qui  portent  leur  croix  en  dedans,  elle  ne 
pleure  ni  ne  bouge  et  reste,  dit  fauteur,  tout  le 
temps  de  la  conversation  entre  ses  parents  et 
Eutrope,  «  les  yeux  fixés  sur  la  vitre  de  la  petite 
fenêtre  que  le  gel  rendait  pourtant  opaque  comme 
un  mur.  »  C'est  seulement  une  fois  seule  qu'elle 
consent  à  écouter  sa  douleur.  Encore  son  cœur  sim- 
ple craint-il  bientôt  «  d'avoir  été  impie  en  l'écou- 
tant »  et,  songeant  que  l'àme  de  François  a  peut-être 
besoin  de  prières,  elle  reprend  son  chapelet  tombé 


:236  FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON 

sur  la  table  et  se  remet  à  l'égrener  dans  la  nuit, 
interminablement. 

Le  drame  en  somme  est  fini  avec  cette  mort  du 
jeune  trappeur  et  ce  qui  suit  peut  se  résumer  en 
quelques  lignes  :  la  vie  a  repris  son  cours  régulier 
dans  le  «  range  »  du  père  Ghapdelaine;  catéchisée 
par  le  curé  de  la  Pipe,  qui  lui  explique  qu'une  fille 
•comme  elle,  «  plaisante  à  voir,  de  bonne  santé,  avec 
^a  vaillante  et  ménagère  et  qui  n'a  pas  dessein  d'en- 
trer en  religion,  c'est  fait  pour  encourager  ses  vieux 
parents,  d'abord,  et  puis  après  se  marier  et  fonder 
une  famille  chrétienne  »,  Maria  a  chassé  «  de  son 
cœur  tout  regret  avoué  et  tout  chagrin,  aussi  com- 
plètement que  cela  était  en  son  pouvoir  ».  Mais  la 
mère  Ghapdelaine  meurt  à  son  tour  dans  de  cruelles 
souffrances  que  ne  réussissent  pas  à  atténuer  les 
pilules  d'Eutrope  Gagnon  ni  les  malaxages  du  rem- 
mancheur  Tit'Sèbe  (et,  par  parenthèse,  le  récit  de 
cette  mort,  l'éloge  funèbre  de  sa  fidèle  et  admirable 
compagne  par  le  vieux  père  Ghapdelaine  sont  des 
morceaux  incomparables  où  l'auteur,  sans  le  cher- 
cher, atteint  à  la  grande  ingénuité  homérique)  ; 
^laria,  un  moment  hésitante  entre  Lorenzo  Surpre- 
nant, qui  veut  l'entraîner  à  la  ville,  aux  «  Etats  », 
■et  Eutrope  Gagnon,  qui  veut  la  garder  à  la  terre,  au 
pays  des  ancêtres,  comprend  que  son  devoir  est  de 
rester.  Gest  un  pays  dur  «  icitte  »,  sans  doute.  Mais 
ce  pays  si  dur  a  des  séductions,  une  éloquence 
secrète  à  laquelle  on  ne  résiste  pas.  Empruntant  sa 
voix  profonde,  les  vieux  fondateurs  de  la  colonie,  les 
pères  de  l'âme  canadienne  disent  à  Maria  : 

Nous  sommes  venus  il  y  a  trois  cents  ans  et  nous  som- 
mes restés.  Nous  avions  apporté  d'outre-mer  nos  prières  et 
nos  chansons  :  elles  sont  toujours  les  mêmes.  Nous  avions 
ai)porté  dans  nos  poitrines  le  cœur  des  hommes  de  notre 


FÉLLX  ET   I.OriS  HÉMO.N  237 

pays,  vaillant  et  vil.  aussi  prompt  à  la  pitié  qu'au  rire,  le 
coeur  le  plus  humain  de  tous  les  cœurs  humains  :  il  n'a  pas 
changé.  De  nous-mêmes  et  de  nos  destinées,  nous  n'avons 
compris  clairement  que  ce  devoir-là  :  persister...  nous  main- 
tenir... et  nous  nous  sommes  maintenus,  peut-être  afin  que 
dans  plusieurs  siècles  encore  le  monde  se  tourne  vers  nous 
et  dise  :  «  C:es  gens  sont  d'une  race  qui  ne  sait  pas  mou- 
rir... »  Nous  sommes  un  témoignage. 

Eutrope  Gasnon  sétant  présenté  sur  les  entre- 
faites devant  Maria  et  lui  ayant  demandé  :  «  Calcu- 
lez-vous toujours  de  vous  en  aller,  Maria  ?  »  elle  fit 
non  de  la  tête  et,  comme  il  insistait  pour  savoir  s'il 
devait  voir  là  un  encouragement,  une  promesse,  elle 
lui  répondit  :  «  Oui.  Si  vous  voulez,  je  vous  marierai, 
comme  vous  mavez  demandé,  le  printemps  d'après 
ce  printemps-ci,  quand  les  hommes  reviendront  du 
bois  pour  les  semailles  ».  Maria,  aussi,  comme  tous 
les  siens,  maintiendra. 

Je  sens  tout  ce  qu'une  analyse  comme  celle  que  je 
viens  de  jDrésenter  a  d'insuffisant.  On  l'a  dit  avec 
raison  :  il  faudrait  beaucoup  de  citations  et  beau- 
coup de  place  pour  donner  une  idée  à  peu  près 
exacte  de  la  beauté  d'un  tel  livre,  où  la  personnalité 
des  héros  reste  engagée  dans  la  vie  de  la  terre,  du 
ciel,  de  l'eau,  du  vent,  de  la  neige,  où  le  pathétique 
de  l'anecdote  est  tout  lié  à  celui  des  saisons.  Et  la 
France,  elle,  tout  dabord,  a  pu  s'y  tromper  ou  n'y 
pas  faire  attention.  Mais  au  Canada,  quand  parut, 
dans  le  Temps,  Maria  Chapdelaine,  ce  fut  une  émo- 
tion indescriptible  :  on  ne  voulait  pas  croire  qu'un 
écrivain  français  eût  pu  pénétrer  si  à  fond  dans 
l'âtue  canadienne.  Ce  roman  si  simple,  presque 
dépouillé,   était  une  immense  révélation.   Non   pas 

i'  seulement  la  révélation  d'un  écrivain  admirable- 
ment doué  et  d'une  sensibilité  supérieure  :  Maria 
----- 


238  FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON 

qui  navait  fait  encore  que  se  soupçonner.  Et  là  vrai- 
ment était  la  merveille,  le  coup  de  fortune  sans  pré- 
cédent :  un  aiguillage  nouveau,  une  orientation  nou- 
velle des  lettres  canadiennes,  mises  enfin  sur  leur 
vraie  voie,  pouvait  résulter  de  cette  révélation. 

Mais  il  convient  d'ajouter  que  cette  réussite  ines- 
pérée fut  le  prix  d'un  long  effort,  d'une  observation 
appliquée  et  minutieuse  de  plusieurs  mois  ou  plutôt 
d'une  expérience  personnelle  menée  dans  des  condi- 
tions que  peu  d'écrivains  accepteraient  de  s'imposer. 
Il  résulte  en  effet,  des  renseignements  recueillis  sur 
place  par  M.  Damase  Potvin,  dont  on  ne  saurait 
assez  louer  les  multiples  initiatives,  que  Louis 
Hémon,  venu  en  flâneur  dans  la  région  forestière  de 
la  Péribonka  avec  des  ingénieurs  «  qui  exploraient, 
écrit-il  lui-même  à  sa  sœur,  le  tracé  d'un  très  hypo- 
thétique, en  tout  cas,  très  futur  chemin  de  fer  », 
renonça  un  beau  jour  à  cette  vie  de  farniente  pour 
s'engager,  «  à  raison  de  8  dollars  par  mois,  au  service 
d'un  cultivateur  de  l'endroit  du  nom  de  Samuel 
Bédard  ».  Comment  s'étonner  qu'il  ait  décrit  avec 
une  telle  sûreté,  une  telle  profondeur  d'accent,  l'âpre 
et  rude  existence  des  défricheurs  canadiens,  puisque 
lui-même,  pendant  dix-huit  mois,  épousa  cette  exis- 
tence, fut  un  de  ces  défricheurs  ?  Pour  qu'on  se 
défiât  moins  de  lui  chez  ses  hôtes  et  qu'il  pîit  sur- 
prendre au  naturel  leur  parler  et  leurs  gestes,  il  eut 
soin  de  leur  cacher  sa  vraie  personnalité,  ne  souffla 
mot  ni  de  ses  antécédents  ni  de  ses  projets  littérai- 
res; il  passa  parmi  eux  comme  un  ouvrier  de  la  terre, 
a  pu  dire  justement  notre  consul  général  au  Canada, 
M.  Ponsot,  avant  de  se  révéler  à  eux,  par  son  roman 
posthume,  sous  sa  qualité  véritable  d'ouvrier  de  let- 
tres, un  ouvrier  qui,  par  son  coup  d'essai,  s'égalait 
à  un  maître.  Et,  le  livre  publié,  il  s'en  dégageait  une 


FÉLIX   ET  r.OUIS  HÉMON  239 

vérité  si  criante  que  tous  s'y  reconnurent  ou  crurent 
s'y  reconnaître  :  Samuel  Chapdelaine,  l'infatigable 
pionnier  travaillé  du  besoin  «  de  mouver  souvent,  de 
pousser  plus  loin  et  toujours  plus  loin  »  pour  se  bat- 
tre avec  le  bois,  c'est  le  patron  même  de  Louis 
Hémon,  Samuel  Bédard;  la  mère  Chapdelaine,  c'est 
la  courageuse  Laura  Bédard,  sa  femme  ;  Edwige 
Légaré,  c'est  Joseph  Murray,  dont  le  juron  favori 
est  :  blasphème;  Lorenzo  Surprenant,  c'est  Edouard 
Bédard,  employé  aux  «  Etats  »,  dans  les  «  facteries  »; 
Tit'Sèbe,  le  remmancheur,  c'est  Eusèbe  Simard, 
dont  on  raconte  des  cures  merveilleuses  ;  Eutrope 
Gagnon,  c'est  Eutrope  Gaudrault,  un  jeune  colon  de 
Honfleur  que  Louis  Hémon  rencontra  maintes  fois  à 
la  veillée  chez  les  Bédard;  Da'Bé  et  Tit'Bé  sont  les 
prénoms  vaguement  tonkinois  de  deux  enfants  d'Er- 
nest Murray,  le  plus  prochain  voisin  des  Bédard  ; 
il  n'est  pas  jusqu'à  François  Paradis  et  Maria  Chap- 
delaine qu'on  ne  veuille  identifier,  l'un  avec  Fran- 
çois Lemieux,  de  Mistassini,  un  guide  des  acheteurs 
de  pelleteries  qui  «  s'écarta  »  un  soir  de  grande 
neige  et  fut  «  trouvé  mort  gelé  dans  les  bois  de  Ghi- 
bogamou  »,  l'autre  avec  «  M"*"  Eva  Bouchard  »  de 
Péribonka,  jolie,  saine  et  forte  comme  Maria  et  qui, 
jusqu'ici,  comme  Maria,  «  a  toujours  remis  ses  pré- 
tendants au  printemps  d'après  ce  printemps  ». 

Et  sans  doute  plusieurs  de  ces  rapprochements, 
de  ces  identifications,  eussent  fort  étonné  l'auteur 
qui  n'avait  pas  prétendu  écrire  un  livre  à  clef;  il  a 
pu  emprunter  ici  et  là  certains  traits,  certains  noms, 
mais  ses  héros  participent  d'une  vérité  générale  qui 
les  hausse  très  au-dessus  des  personnages  accidentels 
qu'on  veut  qu'il  ait  pris  pour  modèles.  Tout  au  plus 
s'en  est-il  inspiré.  Ce  n'en  est  pas  moins  un  bon  signe 
que  cette  application  du  public  à  retrouver  dans  la 


240  FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON 

vie  les  héros  de  Louis  Hémon  :  les  œuvres  belles  et 
sincères  sont  les  seules  qui  provoquent  de  ces  recher- 
ches, et  c'est  comme  un  hommage  que  leur  rend  l'ad- 
miration populaire,  d'accord  avec  le  sentiment  de 
l'élite.  Les  marques  de  la  reconnaissance  officielle  et 
des  lettrés  n'ont  pas  manqué  en  effet  à  Louis  Hémon 
de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  Tandis  que  son  nom 
était  encore  inconnu  chez  nous,  la  Société  des  Arts, 
Sciences  et  Lettres  du  Canada  faisait  élever  par  sous- 
cription, sur  sa  tombe,  un  mausolée  de  marbre 
blanc;  un  autre  monument  lui  était  élevé  à  Péri- 
bonka,  près  du  lac  Saint-Jean,  dans  la  ferme  où 
Maria  Chapdelaine  fut  composée,  et  le  père  Ghapde- 
laine,  aJias  Samuel  Bédard,  celui-là  même  «  qui  eut 
tant  de  peine  à  «  faire  de  la  terre  »,  a  voulu  céder 
pour  rien,  nous  dit-on,  le  morceau  de  terre  où  s'élève 
aujourd'hui  ce  monument,  dédié  à  la  mémoire  de 
son  ancien  «  engagé  ».  Les  deux  monuments  ont  été 
inaugurés  au  printemps  de  1919,  en  présence  de 
notre  consul,  par  le  ministre  des  Colonies  et  le  surin- 
tendant de  l'Instruction  publique.  Mais  déjà  la 
Société  de  Géographie  de  Québec  (1917)  avait  donné 
le  nom  de  lac  Hémon  à  l'ancien  lac  des  Islets,  au 
nord  du  canton  Tanguay,  et  le  nom  de  lac  Chapde- 
laine à  l'ancien  lac  Vert,  sur  le  parcours  de  la  rivière 
Tête-Blanche  (région  du  lac  Saint-Jean). 

Par  les  honneurs  vraiment  exceptionnels  rendus 
là-bas  à  Louis  Hémon,  par  ces  mausolées  et  ces  stèles 
dont  les  hommes  de  lettres,  les  géographes,  le  gou- 
vernement de  la  colonie  ont  voulu  marquer  chacune 
de  ses  étapes  en  terre  canadienne,  par  ce  baptême,  à 
son  nom  et  au  nom  de  son  héroïne,  des  lieux  où  se 
déroule  la  si  simple  et  si  émouvante  intrigue  de  son 
l'oman,  on  peut  mesurer  l'impression  qu'a  produite 
au-delà    de    l'Atlantique    la    publication   de  Maria 


FÉLIX  ET  LOUIS  HÉMON  241 

Chapdelaine.  Le  Canada  a  enfin  le  livre  après  lequel 
il  soupirait,  l'épopée  domestique  qui  l'exprime  tout 
entier.  La  plupart  des  personnages,  sans  rien  perdre 
de  leur  vigoureuse  individualité,  y  ont  une  valeur 
de  symbole  :  comme  Maria  est  la  personnification  du 
Canada,  ses  amoureux  personnifient  les  trois  ten- 
dances qui  se  disputent  l'âme  canadienne.  Et  c'est  ce 
livre  qui  a  révélé  une  race  à  elle-même,  ce  chef- 
d'œuvre  d'un  de  ses  fils,  que  la  France  ne  connaît 
pas  ou  qu'elle  connaît  à  peine  !  L'aurais-je  connu 
moi-même  sans  le  hasard  d'une  conversation  avec 
mon  ami  René  Grivart,globe-trotter  émérite,  à  qui  le 
roman  avait  été  envoyé  par  un  correspondant  cana- 
dien et  qui  voulut  bien  s'en  dessaisir  en  ma  faveur  ? 
Qu'il  en  soit  ici  remercié  !  Et  que  soit  loué  aussi 
M.  Daniel  Halévy,  malgré  la  petite  dent  que  je  lui 
garde  pour  m'avoir  coupé  l'herbe  sous  le  pied,  de 
vouloir  réparer  une  des  plus  criantes  injustices  litté- 
raires de  ce  temps  en  accordant  les  honneurs  du 
premier  numéro  de  ses  Cahiers  au  chef-d'œuvre  de 
Louis  Hémon,  —  écrivain  de  génie  mort  à  trente- 
trois  ans  et  célèbre  dans  le  monde  entier,  sauf  dans 
son  pays. 


16 


FELIX  LE  DANTEC. 


LE  SCANDALE  DE  LA  SORBONNE  (^). 

Voilà  donc  Félix  Le  Dantec  décrété  à  son  tour  de 
modérantisme.  Entre  nous,  il  ne  l'a  pas  volé.  C'est 
un  scandale  —  d'aucuns  disent  une  trahison,  — 
c'est  surtout  une  stupeur  dans  les  milieux  «  bien 
pensants  »  de  la  nouvelle  Sorbonne  qu'un  homme 
qui  avait  donné  des  gages  si  précieux  au  rationa- 
lisme, qui  ne  croyait  qu'à  la  biologie  et  qui  ne  jurait 
que  par  elle,  soit  allé  se  ranger  dans  le  camp  des 
ennemis  de  la  révolution  sociale  et,  au  nom  même  de 
cette  biologie  sacro-sainte,  ait  osé  proclamer  que  la 
perfectibilité  indéfinie  de  l'espèce  est  une  chimère, 
que  la  justice  absolue  n'est  pas  de  ce  monde,  que  la 
propriété  durera  autant  qu'il  y  aura  des  hommes, 
qu'il  est  bon  qu'il  y  ait  des  frontières  et  que,  si  la 
guerre  n'existait  pas,  il  faudrait  peut-être  l'inventer. 

Il  en  dit  bien  d'autres  d'ailleurs,  Le  Dantec,  et 
toujours  au  nom  de  la  biologie,  ce  qui  aggrave  sin- 
gulièrement son  cas.  Passe  encore  s'il  recourait  au 
subtil  distinguo  du  professeur  Grasset  et  s'il  logeait 
le  savant  dans  un  lobe  de  son  cerveau  et  le  politique 
dans  un  autre.  «  Est-ce  à  votre  cuisinier  ou  à  votre 
cocher  que  vous  avez  affaire.  Monsieur  ?  »  Point,  et 

(1)  A  propos  du  livre  :  VÉgoïsme,  seule  base  de  toute  Société. 


FÉLIX   LE   DANTEC  243 

Le  Dantec,  qu'il  parle  science  ou  politique,  parle 
toujours  en  biologiste  ou,  si  vous  le  préférez,  en  ma- 
térialiste convaincu.  Il  n'est  pas  l'homme  des  com- 
partiments; il  répugne  aux  cloisons.  C'est  un  logi- 
cien et  de  la  plus  dangereuse  espèce  qui  soit,  celle 
^qui  va  jusqu'au  bout  de  ses  raisonnements. 

Lors  de  la  dernière  grève  des  chemins  de  fer  un 
rédacteur  de  la  Guerre  Sociale  vint  lui  demander  de 
ia  part  du  Breton  Gustave  Hervé,  de  signer  une 
protestation  contre  les  actes  d'autorité  d'un  autre 
Breton,  mon  ancien  camarade  de  philosophie  du 
lycée  de  Nantes,  Aristide  Briand. 

«  Je  répondis  à  mon  visiteur,  dit  Le  Dantec,  que 
je  ne  pouvais  prendre  parti  dans  une  question  où  je 
ne  voyais  pas  clair  et  au  sujet  de  laquelle  mes  meil- 
leurs amis  étaient  divisés;  mais  j'ajoutai  que  j'en- 
trevoyais une  lueur  qui  me  permettrait  de  me  gui- 
der dans  le  dédale  des  faits  sociaux  sans  renoncer  à 
mes  habitudes  de  biologiste  positif.  Je  ne  sais  pas, 
ajoutai-je,  si  ce  que  je  trouverai  plaira  aux  lecteurs 
de  la  Guerre  Sociale  ou  à  ceux  des  journaux  conser- 
vateurs. En  tout  cas,  ce  que  je  trouverai,  je  le  dirai, 
quoi  que  ce  soit...  » 

Telle  fut  l'origine  du  livre  qui  fait  tant  de  bruit 
en  Sorbonne  [VEgo'isme,  seule  base  de  toute  Société), 
qui  scandalise  Aristippe,  indigne  Carnéade  et 
Georgias  et  attire  sur  le  crâne  de  Le  Dantec  —  un 
solide  crâne  de  Celte  heureusement  —  la  belle 
averse  de  sarcasmes  et  d'injures  que  vous  savez. 
Peu  s'en  faut  que  ces  philosophes  ne  lui  dénient  le 
droit  de  philosopher  :  «  Vous  sortez  de  votre  spé- 
cialité; retournez  à  la  biologie  !  »  Car  il  n'est  plus 
permis,  dans  la  docte  maison,  d'avoir  des  idées  gé- 
nérales et  de  lever  le  nez  de  ses  fiches  ou  de  son  mi- 
croscope.  Ou,   si  l'on  a  des  idées,  il   faut  qu'elles 


244  FÉLIX   LE   DANTEC 

soient  courtes  et  d'une  orthodoxie  éprouvée.  Le  bil- 
let de  confession  n'est  pas  encore  exigé  en  Sorbonne: 
mais  on  y  viendra.  Et  déjà  l'on  n'y  souffre  pas  qu'un 
étudiant,  à  plus  forte  raison  un  professeur,  mani- 
feste quelque  indépendance  à  l'égard  du  dogme  éta- 
bli et  en  rejette  ou  en  discute  certains  articles.  Et 
comment  le  souffrirait-on  au  surplus  ?  Est-il  permis 
de  contester  l'évidence  ?  Et  quand  la  Science  a  pro- 
noncé, n'est-ce  point  pour  tous  une  obligation  de 
s'incliner  ? 

Or,  que  dit  la  Science,  —  la  Science  officielle,  ora- 
cle de  ces  Homais  du  haut  enseignement  ?  Elle  dit 
que  l'individu  naît  bon  et  que  c'est  la  société  qui  le 
pervertit:  qu'il  vaut  mieux  que  le  monde  périsse 
plutôt  qu'une  iniquité  soit  tolérée;  que  le  régime  de 
la  propriété  individuelle  est  cause  de  la  plupart  des 
maux  dont  nous  souffrons;  que  la  guerre  est  un  fléau, 
les  armées  permanentes  une  honte  et  que  tous  les 
hommes  sont  frères,  égaux  en  droit  et  perfectible? 
à  l'infini 

J'abrège.  Mais  il  est  remarquable  comme  cette 
Science-là,  qui  se  donne  pour  la  résultante  du  long 
effort  de  la  pensée  du  xix*  siècle,  est  tout  entière  déjà 
chez  Jean- Jacques,  le  moins  savant  des  hommes  et 
qui  vivait  en  un  temps  où  l'on  ne  connaissait  même 
pas  encore  le  mot  de  biologie.  Ah  !  qu'avec  raison 
notre  démocratie  élève  des  autels  au  Voyant  mer- 
veilleux qui,  perçant  la  brume  des  âges,  fit  mieux 
que  deviner  et  rédigea  par  avance  les  conclusions 
où  devait  aboutir,  cent  cinquante  ans  plus  tard,  la 
Science  officielle  de  la  troisième  République  !  Voici 
qu'on  va  célébrer  en  grande  pompe  le  deuxième  cen- 
tenaire du  «  Père  des  Temps  nouveaux  »  ;  le 
Panthéon  ne  sera  pas  assez  vaste  pour  contenir  sa 
postérité   spirituelle,   même   allégée   de  Bonnot,   de 


FÉLIX   LE   DANTEC  245 

Valet  et  de  Garnier.  Et  c'est  ce  moment  qu'un  biolo- 
giste universellement  réputé,  un  professeur  de 
Sorbonne,  dont  la  parole  faisait  autorité  jusqu'ici 
chez  les  «  intellectuels  »,  va  choisir  pour  dire  à  ses 
x^ollègues  ébaubis  ; 

—  Mais  non,  vous  vous  trompez  !  La  science  sans 
majuscule  et  tout  court,  —  la  seule  que  je  connaisse 
—  n'enseigne  rien  de  ce  que  vous  prétendez.  Et  elle 
enseigne  même  précisément  le  contraire.  Il  fallait 
être  un  Jean-Jacques  pour  croire  que  l'homme,  à 
létat  sauvage,  n'a  que  des  vertus  et  que  l'égoïsme 
est  une  déviation  de  notre  nature  primitive.  Avec 
cet  «  utopiste  »,  vous  voyez  dans  le  droit  une  notion 
métaphysique  et  sacrée.  Biologiste,  je  n'y  distingue 
rien  de  tel.  Et  je  vois  très  bien  en  revanche  les  rai- 
sons très  fortes  et  purement  positives,  essentielle- 
ment égoïstes,  qui  ont  poussé  l'homme  à  fonder  les 
sj^ndicats  de  garantie  et  d'assistance  qu'on  appelle 
des  sociétés.  Je  vais  plus  loin  et  j'estime  que  la 
grande  majorité  de  nos  semblables,  voire  les  plus 
malheureux,  les  plus  déshérités,  souhaitent  obscu- 
rément la  continuation  d'un  régime  social  qui  leur 
est  devenu  indispensable  par  l'effet  d'habitudes  plu- 
sieurs fois  millénaires.  En  sorte  que,  d'un  commun 
accord,  on  doit,  me  semble-t-il,  imiter  l'éducation 
des  siècles  passés  et  développer  chez  les  jeunes  hom- 
mes le  sentiment  du  devoir  plutôt  que  la  conscience 
de  droits  qu'ils  n'ont  que  trop  de  tendance  à  s'exa- 
gérer... 

Ainsi  parle,  ou  à  peu  près.  Le  Dantec,  et  vous 
concevez  aisément  le  trouble  et  même  l'indignation 
qu'un  pareil  langage  devait  provoquer  dans  certains 
milieux.  Cette  indignation  n'a  pas  été  ressentie  qu'en 
Sorbonne  :  elle  s'est  propagée  jusqu'aux  extrémités 
du  corps  enseignant,  et  de  pauvres  cerveaux  de  pri- 


246  FÉLIX  LE   DANTEC 

maires,  touchants  de  crédulité,  de  foi  naïve  dans  la 
Science  —  avec  une  majuscule  cette  fois  —  ont  été 
bouleversés  par  le  dernier  livre  de  leur  auteur  pré- 
féré. L'un  d'eux  écrivait  : 

«  Que  penserait-on  d'un  général  qui  ferait  tirer 
sur  ses  troupes  ?  Telle  est  exactement  l'impression 
de  douloureuse  stupeur  qu'a  produite  sur  nous  la 
nouvelle  attitude  de  M.  Le  Dantec  ». 

Je  dois  dire  que  la  stupeur  a  été  moins  vive  et  sur- 
tout moins  douloureuse  chez  ceux  qui  croient  con- 
naître vraiment  Le  Dantec.  Que  parle-t-on  de  sa 
«  nouvelle  »  attitude  ?  Comme  il  n'avait  pas  réfléchi 
jusqu'ici  aux  problèmes  politiques,  il  demeurait 
vis-à-vis  d'eux  sur  une  prudente  réserve  :  le  jour 
qu'il  s'y  est  sérieusement  appliqué,  il  est  arrivé  à 
des  conclusions  qui  l'ont  surpris  et  peut-être  con- 
tristé  tout  le  premier,  mais  qu'il  n'a  pas  pu  ne  pas- 
adopter,  parce  qu'elles  lui  étaient  imposées  par  une 
force  supérieure  à  ses  propres  inclinations. 

Le  Dantec  «  fait  de  la  logique  »  comme  d'autres 
font  des  calembours  ou  de  la  tuberculose.  C'est  son 
état  naturel.  Il  a,  de  son  maître  Pasteur,  le  souve- 
rain détachement,  la  magnifique  impersonnalité 
scientifique  :  aucune  affirmation,  s'il  ne  l'a  préala- 
blement vérifiée,  n'a  pour  lui  la  valeur  d'un  article 
de  foi,  et,  conservant  dans  l'ordre  politique  la  même 
liberté  d'examen  que  dans  l'ordre  scientifique,  ana- 
lysant, définissant,  enchaînant  —  toutes  choses  in- 
connues d'un  Jean-Jacques  — ,  il  était  inévitable- 
ment exposé  à  bousculer  dans  ses  conclusions  le  nua- 
geux édifice  des  annonciateurs  de  la  Cité  future.  Ob- 
servez que  les  mêmes  hommes  qui  lui  font  grief  au- 
jourd'hui de  son  indépendance  d'esprit  à  l'égard  des 
«  immortels  principes  »  ne  trouvaient  pas  assez  d'élo- 
ges pour  sa  critique  incisive  du  spiritualisme.  Tant 


FÉFJX  LE  DANTEC  247 

que  Le  Dantec  ne  s'attaquait  qu  aux  métaphysiciens 
de  la  philosophie,  tout  allait  bien  et  il  était  une  des 
lumières  de  la  Sorl)onne.  Mais  voilà  que  Le  Dantec 
s'en  prend  aux  métaphysiciens  de  la  politique  et 
avec  la  même  puissance  d'argumentation,  la  même 
rigueur  de  méthode,  leur  démontre  l'inanité  du 
dogme  radical-socialiste  .  aussitôt  l'antienne  change 
et  le  grand  homme  de  la  veille  n'est  plus  bon  qu'à 
jeter  aux  corbeaux. 

La  morale  de  cette  histoire,  c'est  qu'il  n'est  pas 
prudent  de  se  fier  aux  Celtes,  qu'ils  s'appellent  Cha- 
teaubriand, Lamennais,  Renan  ou  Le  Dantec  :  aucun 
parti,  aucun  système  politique  ou  religieux,  n'est 
sûr  de  leur  adhésion  définitive  et  sans  réserve. 

Mais  défection  n'est  pas  trahison.  Si  un  parti  dé- 
tenait la  vérité  totale,  ils  lui  resteraient  inébranla- 
blement  fidèles,  mais  la  vérité  a  trop  de  facettes,  et 
l'infirmité  de  leur  nature  les  empêche  de  se  conten- 
ter, comme  les  autres  hommes,  d'une  vérité  inci- 
dente et  fragmentaire.  Ce  tourment  de  l'absolu,  qui 
est  proprement  un  mal  celte,  fait  qu'ils  ne  sont  à 
l'aise  nulle  part.  Souhaitons  qu'on  ne  les  appelle 
jamais  au  gouvernement  du  monde  :  par  hor- 
reur (lu  relatif,  ils  le  conduiraient  aux  pires  catas- 
trophes. Mais,  tout  en  les  bannissant  de  la  Répul)li- 
que,  rendons-leur  justice  :  ce  n'est  pas  lintérêt  qui 
les  guide.  La  mobilité  de  leurs  opinions,  dont  ils 
portent  les  premiers  la  peine,  vient  uniquement  de 
leur  impuissance  à  résister  aux  sollicitations  de  tout 
ce  qui  porte  le  caractère  ou  revêt  l'apparence  d'une 
vérité  :  dupes  quelquefois  et  plus  souvent  d'une  clair- 
voyance extraordinaire,  ils  s'inquiètent  peu  d'avoir 
l'air  de  se  contredire,  et  je  crois  même  qu'ils  n'en 
sont    pas    autrement    fâchés.  Peut-être    ne   sont-ils 


248  FÉLIX  LE  DA^r^EC 

aussi  versatiles  que  parce  qu'ils  sont  un  peu  plus 
fins  et  beaucoup  plus  désintéressés  que  le  commun 
de  leurs  semblables.  Et  peut-être  aussi  ce  que  La 
Bruyère  dit  du  cœur  que,  seul,  il  concilie  les  cho- 
ses extrêmes  et  admet  les  incompatibles,  s'applique- 
rait-il assez  bien  aux  Celtes  qui  sont  avant  tout  des 
sentimentaux,  —  même  quand  ils  font  de  la  logique, 
comme  Le  Dantec. 

IL 

SUR    LA   MORT    DE   FÉLIX    LE    DANTEC. 
{Liberté  du  9  juin  1917). 

Avec  quel  déchirement  j'écris  ce  nom  en  tête  de 
mon  article  !  J'ai  perdu  le  plus  cher  de  mes  amis, 
mon  plus  ancien  compagnon,  car  nous  nous  con- 
naissions depuis  l'enfance,  et  je  voudrais  m'isoler 
dans  mon  chagrin,  en  épuiser  à  l'écart  toute  l'amer- 
tume. 

Cette  satisfaction  égoïste  m'est  refusée.  Le  public 
a  le  droit  de  savoir  ce  qu'était  l'homme  qui  vient  de 
disparaître,  la  grande  perte  qu'ont  faite  en  lui  la 
science  et  les  lettres  françaises.  Je  suis  mal  qualifié 
sans  doute  pour  parler  du  savant.  D'ailleurs,  de  très 
bonne  heure,  Le  Dantec  avait  abandonné  les  recher- 
ches pures  de  la  biologie  pour  la  philosophie  des 
sciences;  son  cerveau  était  tourné  vers  la  synthèse. 
Pasteur,  qui  Taimait  comme  un  fils,  l'avait  chargé 
de  fonder  un  laboratoire  à  Sao-Paulo  pour  l'étude 
de  la  fièvre  jaune.  C'était  au  plus  fort  de  l'éiDidémie. 
Il  avait  vingt-trois  ans,  l'âge  des  épanouissements 
sentimentaux.  Les  hôpitaux  regorgeaient.  Il  vécut 
dix-huit  mois,  comme  un  chartreux,  au  milieu  de 


FÉLIX   LE   DANTEC  249 

cette  pourriture  mortuaire.  Mais  ce  rude  noviciat 
décida  de  sa  vocation  :  les  problèmes  de  la  vie  et  de 
la  mort  l'intéressèrent  seuls  désormais. 

Nommé  à  son  retour  du  Brésil  maître  de  confé- 
rences à  la  F'aculté  de  Lyon  (1893),  puis  chargé  du 
cours  d'embryologie  générale  k  la  Sorbonne,  il  pu- 
blia coup  sur  coup  la  Matière  vwanfe,  Théorie  nou- 
velle de  la  tne,  V Unité  dans  Vètre  vivant,  etc.,  etc. 
Tous  ces  livres  se  tenaient  étroitement  :  c'étaient  les 
pièces  d'un  vaste  système  philosophique  qu'il  cons- 
truisait avec  une  hâte  fiévreuse,  le  pressentiment 
très  net  de  la  brièveté  de  sa  destinée.  Que  vaut  ce 
système  ?  Félix  Le  Dantec,  quoi  qu'il  en  soit,  est  le 
premier  qui  ait  appliqué  à  l'étude  des  êtres  vivants 
les  méthodes  qui  avaient  servi  jusque-là  pour  l'étude 
des  corps  bruts;  il  se  flattait  d'être  arrivé  à  raconter 
tous  les  phénomènes  vitaux  objectifs  dans  «  le  lan- 
gage général  de  l'Equilibre  ».  Les  étrangers  le  te- 
naient pour  l'égal  de  Comte. 

Sa  pensée  eût-elle  évolué  par  la  suite  ?  «  Ayant 
aperçu  les  limites  du  connaissable,  dit  Gaston  Des- 
champs, et  libérée  des  bornes  fatales  de  l'empiris- 
me, peut-être  eût-elle  rencontré,  dans  une  dialecti- 
que hardie,  la  pensée  d'un  Henri  Poincaré,  d'un 
Boutroux,  d'un  Bergson  ?  »  Je  ne  le  crois  pas  pour 
ma  part.  L'agnoticisme  scientifique  de  Le  Dantec 
n"avait  fait  que  se  fortifier  avec  l'à'ge.  J'en  parle  en 
homme  très  détaché  et  qui,  philosophiquement,  ha- 
bitait aux  antipodes  de  l'auteur  du  Conflit.  Mais  ce 
libre-penseur  véritable  avait  cette  originalité  de 
comprendre  et  d'accepter  les  formes  de  pensée  qui 
lui  étaient  les  plus  étrangères.  Il  ne  cherchait  ja- 
mais, fût-ce  dans  son  entourage,  à  imposer  ses  fa- 
çons de  voir  ;  il  ne  contrariait  personne  sur  ses 
croyances  et,  par  respect  pour  la  chrétienne  accom- 


2u0  FÉLIX  LE   DANTEC 

plie  qu'il  avait  épousée  (1),  il  faisait  maigre  le  ven- 
dredi, comme  Littré,  qu'il  rappelait  par  tant  de  côtés 
et  qui  fut,  comme  lui,  une  manière  de  saint  laïque, 
de  chrétien  sans  la  Grâce.  Il  doit  y  avoir  tout  de 
même,  dans  le  Paradis,  un  petit  coin  pour  ces 
mécréants-là. 

C'était  surtout  le  plus  sincère  des  hommes  et  qui 
sacrifia  tout  à  ce  qu'il  croyait  être  la  vérité.  Vous 
savez  le  bruit  que  fit  un  de  ses  livres  :  UEgoismey 
seule  base  de  la  Société  et  l'indignation  qu'il  provo- 
qua dans  les  clans  socialistes  du  haut  enseignement. 
D'aucuns  crièrent  à  la  traliison  parce  qu'il  n'avait 
pas  respecté  leur  erreur.  Cette  erreur  leur  était 
chère  et,  comme  Rachel  qui  ne  voulait  pas  être  con- 
solée, ils  ne  voulaient  pas  être  détrompés.  Et  ils  le 
signifièrent  à  leur  contradicteur  en  le  confinant  dans 
des  postes  secondaires,  en  lui  refusant  la  titularisa- 
tion... 

Le  Dantec  souriait  de  ces  mesquines  représailles. 
DeiDuis  longtemps  sa  santé  était  atteinte.  Il  se  savait 
perdu,  mais  il  ne  se  plaignait  pas.  L'une  des  der- 
nières fois  que  je  le  vis  dans  son  cher  Ty-Plad  où 
il  se  retrempait  chaque  année,  car  ce  Breton  ne  pou- 
vait se  passer  de  sa  Bretagne  et  c'était  d'ailleurs  un 
de  nos  plus  remarquables  celtisants,  il  me  dit  avec 
un  accent  que  je  ne  lui  connaissais  pas  et  comme 
s'il  parlait  déjà  de  lui  au  passé  : 

—  En  somme,  j'ai  été  un  homme  heureux.  En 
trente  ans  de  ma  vie  scientifique,  je  n'ai  pas  connu 
une  heure  de  doute.  J'ai  joui,  comme  aucun  homme 
n'en  a  peut-être  joui,  de  toutes  les  découvertes  de 


(1)  M"''  Yvonne  Legvos,  fille  de  la  baronne  I>egros  et  Tune  des 
amies  les  plus  chères  de  l'admirable  Elisabeth  Leseur,  dont  une  partie 
de  la  correspondance  lui  est  adressée. 


FÉLIX  LE  DANTEC  2'iï 

mon  temps.  Cette  certitude  que  j'ai  tout  de  suite  ac- 
quise, cette  plénitude  de  sécurité,  je  les  dois  à  la 
méthode.  La  méthode,  tout  est  là.  Trois  honunes 
l'ont  créée  chez  nous  :  Descartes,  Lavoisier  et  La- 
place.  Ils  ont  fait  la  clarté  dans  le  monde.  La  clarté, 
la  qualité  essentielle  du  génie  celtique  ! 
Et  il  répéta  encore  : 

—  J'ai  été  un  homme  heureux.  La  vie  m'a  gâté. 
C'est  qu'il  se  satisfaisait  de  peu,  comme  la  plupart 

des  Bretons  qui  sont  indifférents  aux  vanités  de  ce 
monde,  comme  ce  La  Tour  d'Auvergne  qui  avait 
pris  pour  devise  :  Bara,  lez  lia  Hbrente,  du  pain,  du 
lait  et  la  liberté,  ou  comme  ce  Duclos  à  qui  M"""  de 
Rochefort  disait  un  jour  :  «  Oh  ;  vous,  Duclos,  on 
sait  ce  qu'il  vous  faut  :  du  pain,  du  fromage  et  la 
première  venue  ».  Son  bonheur,  il  le  mettait  à 
faire  celui  des  autres.  Il  était  adoré  là-bas  des  pay- 
sans. Trop  faible  pour  s'engager,  il  avait  pris  du 
service,  au  début  de  la  guerre,  dans  un  hôpital  de  la 
région  ;  l'un  de  ses  frères,  René,  commandait  en 
second  le  front  de  mer  de  Dunkerque  ;  un  autre, 
Jules,  capitaine  au  19^  de  ligne,  avait  été  promu 
chef  de  bataillon  et  décoré  pour  sa  magnifique  dé- 
fense de  Tahure.  Je  vois  encore  Félix  venant  ni'ap- 
porter  la  citation  de  ce  brave. 

—  C'est  un  héros,  tu  sais,  un  vrai  ! 

Il  rayonnait  de  fierté  fraternelle.  Il  y  a  deux  mois, 
le  15  avril,  sur  l'Aisne,  la  veille  de  Tattaque  de 
Craonne,  le  commandant  Le  Dantec  partait  en  re- 
connaissance avec  un  de  ses  hommes  :  on  vient  de 
retrouver  son  corps  criblé  de  mitraille.  Le  soldat  et 
le  philosophe  s'en  vont  presque  à  la  même  heure. 
En  des  postes  différents,  tous  deux  ont  fait  leur  de- 
voir jusqu'au  bout,  Félix  comme  Jules.  Et  cepen- 
dant une  inquiétude  travaillait  cette  conscience  scru- 


262  FÉLIX   LE   DANTEC 

puleuse.  Dans  son  agonie,  on  l'entendit  demander  : 

—  Ai- je  été  un  bon  Français  ? 

—  Oui,  Félix,  lui  répondit  sa  belle-mère,  un  bon 
Français...  et  un  bon  Breton. 

Il  sourit...  Ah  !  comme  la  lande,  les  îles,  la  mer, 
cette  année,  vont  me  sembler  vides  ! 


JOSEPH  BEDIER  DU  MENEZOUARN 

(A    PROPOS    DE   SA    RÉCEPTION    A    l'aCADÉMIE   FRANÇAISE) 


Sans  doute  nous  ne  sommes  plus  au  temps  où- 
pour  excuser  1  Académie  française,  qui  avait  appelé 
à  elle  l'abbé  Gallois,  Fontenelle  devait  expliquer  au 
public  qu'aucun  des  statuts  de  l'illustre  Compagnie 
ne  lui  interdit  de  recevoir  «  l'érudition  qui  n'est  pas 
barbare  »  sur  le  même  pied  que  l'éloquence  et  la 
poésie.  Les  plus  grands  de  nos  érudits,  un  Fauriei, 
un  Littré,  un  Gaston  Paris,  un  Bréal  furent  des  let- 
trés de  la  plus  haute  distinction.  Et  c'est  aujourd'hui 
le  cas  d'un  Joseph  Bédier.  Il  y  avait  tout  de  même 
jusqu'ici,  à  chaque  élection  de  ce  genre,  un  petit 
mouvement  de  surprise  dans  le  public  :  le  moindre 
vaudevilliste  lui  est  assurément  plus  sympathique  ei 
est,  en  tout  état  de  cause,  beaucoup  mieux  connu  de 
lui  que  les  plus  fameux  de  nos  érudits.  Mais  pour 
Joseph  Bédier,  rien  de  pareil,  et  les  cent  et  quelques 
éditions  de  son  Tristan  en  faisaient  presque  l'égal 
de  l'auteur  de  Phi-Phi. 

Cependant,  et  puisque  on  veut  que  cette  récep- 
tion de  M.  Bédier  soit  un  signe  de  renouveau  celti- 
que, comment  ne  pas  s'étonner  un  peu  que,  dans 
son  très  beau  discours  de  réception,  le  nouvel  aca- 
démicien, qui  a  si  bien  parlé  de  son  pays  d'origine. 
«  noble  entre  les  nobles  terres  de  douce  France  »,  la 
«  petite  île  Bourbon  »,  n'ait  pas  trouvé  un  mot  de 


254  BÉDIER  DU  MÉNÉZOUARN 

souvenir  pour  une  patrie  plus  lointaine  dans  le 
temps,  sinon  dans  l'espace,  à  qui,  comme  Leconte  de 
Lisle,  il  est  pour  le  moins  aussi  redevable  qu'à  la 
«  perle  de  l'Océan  Indien  »  et  qui  s'appelle  la  Breta- 
gne ? 

J'ai  d'autant  plus  le  droit  de  m'en  affliger  que 
M.  Bédier,  le  jour  même  de  son  élection,  me  fit  le 
grand  honneur  de  me  venir  voir  et,  ne  m'ayant 
point  trouvé,  me  laissa  sa  carte  —  une  carte  que  je 
conserve  jDrécieusement  et  où  étaient  griffonnés 
quelques  mots  qu'il  avait  tenu  à  signer  «  pour  la 
première  fois  «,  me  disait-il,  de  son  nom  complet  : 
«  Joseph  Bédier  du  Ménézouarn  ». 

PLien  ne  pouvait  plus  flatter  mon  amour-propre 
de  Breton.  Qui  dit  Ménézouarn  (colline  de  fer),  dit 
Breton  jusqu'à  la  moelle,  et  je  m'applaudissais  déjà, 
pour  ma  petite  patrie,  du  nouveau  lustre  que  ce 
relèvement  de  titre  allait  faire  rejaillir  sur  elle.  Je 
savais  vaguement  jusque-là  que  M.  Bédier  apparte- 
nait à  une  vieille  famùlle  vannetaise,  dont  le  chef, 
compromis  dans  la  conspiration  de  Pontcallec,  sous 
le  Régent,  avait  cru  prudent  de  passer  aux  îles  pour 
déjouer  les  recherches  de  ce  terrible  colonel  de 
Mianne  que  la  Chambre  royale  de  Nantes  avait 
lancé  aux  trousses  des  conjurés.  Néanmoins,  le  nom 
de  Bédier  ne  figure  pas  dans  les  listes^  d'ailleurs 
très  incomplètes,  qui  furent  remises  au  colonel  ; 
mais  il  est  probable  qu'on  l'eût  trouvé  au  bas  de 
l'acte  d'association  qui  fut  signé  à  Lanvaux  entre  les 
conjurés  et  qui  comprenait  5  ou  600  noms  de  gentils- 
hommes des  quatre  évêchés.  Petits  hobereaux  pour 
la  plupart.  La  grande  noblesse,  prudemment,  les 
Rohan,  les  La  Trémouille,  etc.,  s'était  tenue  à  l'écart 
du  mouvement.  Un  collègue  de  M.  Bédier  au  Collège 
de  France,  et  le  plus  savant  homme  de  Bretagne, 


BÉDIER  DU  MÉNÉZOUARN  25» 

mon  éminent  ami  M.  Joseph  Loth,  a  retrouvé,  près 
de  Guéméné,  je  crois,  la  terre  de  Ménézouarn.  Au- 
cun doute,  désormais,  et  c'est  là,  autant  qu'à  Bour- 
bon, j'imagine,  qu'il  faut  chercher  le  secret  de  cer- 
taines attitudes  du  nouvel  académicien  et,  plus  spé- 
cialement, de  son  amour  presque  filial  pour  les  lé- 
gendes arthuriennes.  Ménézouarn  est  si  voisin  de 
Brocéliande  ! 

J'entends  bien  que  ce  Joseph  Loth,  qui  a  su  si 
promptement  dénicher  le  terroir  perdu  de  Méné- 
zouarn, est  aussi  le  même  homme  qui  conteste  à  la 
Bretagne  l'honneur  d'avoir  servi  de  cadre  à  la  mélan- 
colique histoire  de  Tristan  et  (TYseult  :  c'est  la  Cor- 
nouaille  britannique  qui  aurait  seule  le  droit,  à  l'en 
croire,  de  revendiquer  cet  honneur.  Il  importe  assez 
peu,  et  M.  Loth  ne  conteste  pas  tout  au  moins  que  les 
fictions  arthuriennes  soient  issues  de  la  collabora- 
tion intime  du  génie  armoricain  et  du  génie  gallois. 

Mais  il  y  a  une  difficulté  plus  grande  à  mon  gré. 
Comment  concevoir  qu'une  aventure  comme  celle  de 
Tristan  et  d'Yseult  soit  sortie  d'un  cerveau  breton  ? 
Quand  le  prude  Vives,  dans  son  Institution  de  la 
femme  chrétienne,  si  diligemment  traduite  par  no- 
tre Pierre  de  Changy,  mettait  en  garde  les  maris  et 
les  pères  du  seizième  siècle  contre  ces  livres  «  pleins 
de  lasciveté  et  pestiférés,  attirants  à  vice,  comme 
Lancelot  du  Lac,  Tristan,  Merlin,  etc.  »,  il  ne  faisait 
que  constater  au  demeurant  ce  paradoxe  en  appa- 
rence inexplicable  d'un  peuple  dont  l'extrême  sévé- 
rité de  mœurs,  la  pudeur  presque  farouche,  ont 
passé  en  proverbe  de  très  bonne  heure  et  dont  la  lit- 
térature est  en  même  temps  la  première  qui  établit 
et  fît  triompher  dans  tout  l'Occident  le  prétendu 
dogme  de  la  fatalité  de  la  passion,  excuse  de  l'adul- 
tère qu'elle  parait  des  couleurs  les  plus  séduisantes. 


256  BÉDIER  DU  MÉNÉZOUARN 

Mais  il  faudrait  savoir  d'abord  si  ces  couleurs  se 
trouvaient  dans  les  originaux  bretons  et  si  elles  n'ont 
pas  été  ajoutées  précisément  par  les  adaptateurs 
étrangers.  Je  le  croirais  volontiers  et  que  les  auteurs 
bretons,  enclins  par  tempéramment  (car  nulle  race» 
après  la  musulmane  et  la  slave,  n'est  plus  fataliste 
que  la  race  bretonne)  à  restreindre  en  toutes  choses 
la  part  de  la  responsabilité  humaine,  ne  péchèrent 
que  par  un  excès  de  complaisance  envers  les  mal- 
heureux amants,  plus  victimes  que  coupables,  dont 
la  volonté,  à  les  entendre,  demeurait  aussi  étrangère 
aux  égarements  de  leurs  sens  qu'elle  est  absente  des 
égarements  de  la  raison. 

M.  Bédier  a,  lui  aussi,  marqué  quelque  étonne- 
ment  que  des  Celtes  aient  pu  «  inventer  »  la  légende 
de  Tristan  et  d'Yseult,  mais  son  étonnement  vient 
surtout  de  ce  que  le  conflit  douloureux  de  l'amour  et 
de  la  loi  fait  tout  le  fond  de  la  légende,  alors  que, 
dans  l'ancienne  législation  celtique,  le  iliariage  était 
révocable  à  la  volonté  des  parties.  «  Peut-elle  (cette 
légende),  dit-il,  avoir  été  conçue  par  un  peuple  qui 
a  considéré  le  mariage  comme  le  plus  soluble  des 
liens  ?»  11  y  aurait  là  contradiction  et  presque 
incompatibilité,  en  effet.  Mais  M.  Loth,  cette  fois 
encore,  a^  mis  les  choses  au  point,  et  il  ne  paraît 
pas  que  l'union  libre  ait  été  un  article  du  code 
d'Hoël-Da,  qui  est  le  Solon  des  Gallois.  La  contra- 
diction n'était  qu'apparente. 

Mais  elle  montre  à  quels  embarras  on  se  heurte 
de  tous  côtés.  Il  n'est  plus  de  mode  sans  doute, 
depuis  Michel  Bréal,  de  voir  dans  1'  Iliade  et  VOdys- 
sée  des  œuvres  anonymes,  filles  de  la  route  et  du 
hasard,  mais  il  demeure  qu'à  passer  par  tant  de 
bouches  et  des  rhapsodes,  qui  y  introduisaient  leurs 
variantes  personnelles,  aux  diascévastes  et  aux  dior- 


BÉDIER  DU  MENEZ OUAHN  237 

thontes,  qui  les  arrangèrent  et  les  polirent,  elles  ont 
dû  subir  bien  des  altérations  et  des  interpolations 
avant  de  se  fixer  par  l'écriture  dans  le  texte  des 
Pisistratides.  Et  qui  sait,  en  définitive,  comment  se 
forment  les  grands  mythes  humains  ?  Ils  sont  autant, 
et  davantage  peut-être,  l'œuvre  de  la  foule,  des  siè- 
cles, qui  y  ajoutent  ou  y  retranchent,  que  des  ma- 
trices individuelles  qui  les  ont  engendrés  pour  la  pre- 
mière fois  à  la  lumière.  Ce  sont  des  créations  conti- 
nues, si  ce  ne  sont  pas  des  phénomènes  de  généra- 
tion spontanée.  Et  c'est  pourquoi  un  comte  de  Tres- 
san,  au  xvni^  siècle,  et,  avec  autrement  de  génie,  un 
Tennyson,  un  Wagner,  un  Bédier,  de  nos  jours,  peu- 
vent reprendre  les  vieilles  légendes  arthuriennes  : 
leur  éternelle  jeunesse,  leur  merveilleuse  plasticité 
font  qu'elles  s'adaptent  à  tous  les  temps  et  trouvent 
immédiatement  un  écho  dans  les  âmes. 


17 


CHARLES  GENIAUX. 

Romancier  de  la  mer. 


A    PROPOS    DE   SON   LIVRE    ((    L  OCEAN    )). 

C'est  la  symphonie  du  Large.  Toutes  les  orgues  de 
l'Atlantique  y  ronflent.  Il  y  passe  je  ne  sais  quel 
souffle  acre  de  tempête,  de  saumure,  d'eau-de-vie, 
de  rut  et  d'héroïsme;  l'Océan  y  est  évoqué,  saisi  à 
l'état  de  force  vierge,  indomptée  et  vivante. 

Et  je  reconnais  volontiers  que  ce  n'est  pas  ainsi 
que  les  Parisiens  se  représentent  «  la  grande  bleue  », 
comme  l'appelle  un  des  leurs,  le  délicat  René  Maize- 
roy.  Nous  voici  précisément  à  l'époque  des  villégia- 
tures :  la  «  saison  »  bat  son  plein  sur  les  plages;  il 
est  entendu  qu'après  le  Grand  Prix,  Paris  n'est  plus 
dans  Paris,  mais  à  la  mer.  La  Manche,  l'Atlantique, 
se  disputent  la  clientèle  des  «  baigneurs  ».  Ce  n'est 
plus  seulement  Trouville,  Dinard  et  la  Baule  qui 
sont  des  rallonges  de  la  capitale  :  toute  la  côte  bre- 
tonne est  devenue  une  annexe  du  boulevard,  une 
banlieue  maritime  du  quartier  de  la  Bourse  et  de 
l'Opéra.  Paris,  reste  Paris  toujours  et  partout  et,  par 
contagion,  tout  se  parisianise  autour  de  lui,  les  êtres 
et  les  choses. 

Hélas  !  oui,  même  la  mer  !  De  juillet  à  septem- 
bre, elle  n'est  que  fanfreluches;  elle  fait  toilette  trois 
fois  par  jour,  comme  une  mondaine;  elle  sait  toutes 
les  danses  à  la  mode,  tango  compris  —  surtout  le 


CHARLES  GÉNIAUX  2')0 

tango,  dont  elle  n'attend  pas  toujours  que  l'orches- 
tre des  casinos  voisins  lui  donne  le  signal;  elle  a 
même,  de  temps  à  autre,  ses  vapeurs  et  ses  nerfs, 
pour  mieux  ressembler  à  une  petite  maîtresse.  C'est 
la  «  mer  élégante  »,  chantée  par  Rodenbach...  Gé- 
niaux, lui,  n'a  voulu  affaiblir  d'aucune  épithète 
fénorme  mot  qu'il  a  donné  pour  titre  à  son 
livre  et  qui  l'emplit  tout  entier  :  VOcéan.  Mais, 
comme  il  fallait  que  cet  écrivain  se  sentît  les  épau- 
les solides  pour  porter  le  poids  d'un  pareil  titre  ! 

Il  m'écrivait,  quelques  jours  après  la  publication 
de  son  livre  : 

«  Je  serais  maintenant  le  plus  heureux  des  Bre- 
tons si,  chaque  jour,  le  courrier  ne  m'apportait  soit 
une  rose,  soit  un  chardon,  soit  du  bois  sec.  Je  veux, 
par  là,  faire  allusion  aux  articles  de  la  presse  sur 
l'Océan.  Mais  je  reçois  aussi  des  lettres  qui  me  bou- 
leversent, me  remuent  jusqu'au  fond  de  l'âme.  Des 
écrivains  ou  des  lecteurs  m'écrivent  quelles  émo- 
tions ils  éprouvent  à  vivre  parmi  mes  matelots.  Et, 
dans  mon  grand  orgueil,  j'ai  conscience  de  n'avoir 
pas  été  trop  écrasé  par  mon  titre...  Oui,  mon  or- 
gueil est  aussi  grand  que  la  misère  de  mon  esprit. 
Vis-à-vis  de  la  foule,  je  maintiens  mon  attitude;  je 
sais  ce  C[ue  l'écrivain  vaut  en  moi.  Hélas  !  vis-à-vis 
de  moi-même,  c'est  un  désolé  qui  se  regarde  et  qui 
crie  sans  espérance.  La  lumière  vacille.  Où  vais-je 
avec  mon  amour  si  réel  pour  les  souffrants  ?  Je  vais 
à  la  mort,  à  rien,  ni  plus  ni  moins  que  le  dernier 
des  niais.  Ma  femme  et  moi,  si  unis,  nous  sentons  la 
détresse  nous  envahir  à  mesure  que  semble  s'affer- 
mir ma  situation  littéraire.  Ma  situation  ?  Et  pour- 
quoi mon  grand  effort  ?  Qui  me  pousse  ?  Du  vent. 
Ce  n'est  pas  [ici  le  nom  (Vun  j)hilosophe  rationa- 
liste) qui  me  consolera...  » 


260  CHARLES  GÉNIAUX 

L'émouvante  confidence  que  voilà  et  qu'on  dirait 
écrite  pour  servir  de  contre-partie  au  «  roseau  pen- 
sant »  de  Pascal,  s'affirmant  supérieur  à  l'univers 
qui  l'écrase  !  Et  que  cette  impression  de  détresse,  ce 
sentiment  de  la  vanité  de  l'effort,  à  l'heure  même 
du  triomphe,  est  bien  d'un  Breton,  d'un  homme  de 
cette  race  étrange  que  le  bonheur  rend  triste  et  qui 
n'est  vraiment  à  l'aise  que  dans  le  remâchement  du 
passé,  dans  le  deuil  et  dans  le  regret  !... 

Mais  quel  autre  aussi  qu'un  Breton  eût  pu  péné- 
trer à  cette  profondeur  dans  l'âme  de  ses  compa- 
triotes et,  comme  le  plongeur  de  la  légende,  y  faire 
tinter  l'anneau  mystique,  gage  et  symbole  de  l'in- 
frangible alliance  qu'elle  a  conclue  avec  la  mer  ? 
La  Bretagne  ne  s!est  pas  toujours  appelée  "la  Breta- 
gne. Certes  ce  nom  de  Bretagne  qui  vient  du  celtique 
breiz  et  qui  veut  dire  «  nuancé,  iDigarré  »,  il  n'en  est 
pas  de  plus  congruent,  de  mieux  approprié  au  ca- 
ractère du  pays  à  qui  il  fut  conféré  dans  un  senti- 
ment tout  à  fait  étranger  d'ailleurs  à  l'esthétique  et 
à  la  géographie  (1).  «  Que  le  Dieu  de  la  mélancolie 
te  protège  et  que  le  tailleur  te  fasse  un  pourpoint  de 
taffetas  changeant,  dit,  dans  la  Nuit  des  Rois,  un 
personnage  de  Shakespeare,  car  ton  âme  est  une 
véritable  opale.  »  Cela  ne  s'appliquerait-il  pas  mer- 
veilleusement à  la  Bretagne  et,  comme  on  a  dit  de 
l'Irlande  qu'elle  était  l'émeraude  des  mers,  ne  paur- 
rait-on  pas  dire  de  cette  chatoyante  contrée  qu'elle 
est  l'opale  du  couchant  ?  Mais  la  Bretagne  porta 
jadis  un  autre  nom  que  lui  avaient  donné  les  Celtes 
et  qui  était  encore  le  sien  au  temps  de  César  :  l'Ar- 


(1)  On  sait  que  ce  sont  les  Bretons  insulaires  du  v^etdn  Vl»  siècles 
qui,  en  souvenir  de  la  patrie  perdue,  donnèrent  son  nom  àl'Armorique 

qui  les  avait  recueillis. 


CHARLES  GÉNIAUX  261 

lîiorique.  Or  Armor  ou  Armorik  est  un  mot  composé 
qui  veut  dire  «  pays  au  bord  de  la  mer  »  ou,  plus 
simplement,  «  pays  de  la  mer  »  (1).  Appellation  aussi 
justifiée  que  la  première,  mais  plus  inattendue  et 
même  tout  à  fait  étrange,  quand  on  y  réfléchit,  car 
bien  d'autres  pays  dans  le  monde  sont  baignés  par 
la  mer,  que  nonobstant  on  n'a  pas  appelés  des  «  pays 
de  la  mer  ».  D'où  vient-donc  la  faveur  échue  à  celui- 
ci  ■?  Et  le  mot  de  l'énigme,  Flaubert,  d'aventure,  cer- 
tain jour  qu'il  pérégrinait  à  la  pointe  Saint-Mathieu, 
ne  laurait-il  pas  trouvé  sans  le  savoir  ? 

«  Je  sentis  tout  à  coup,  dit-il,  que  j'avais  derrière 
moi  toute  l'Europe  et  toute  l'Asie,  et,  devant  moi,  la 
mer,  toute  la  mer  !  » 

Eh  bien,  —  autant  que  ces  hypothèses  rétrospecti- 
ves sont  permises,  —  c'est  très  probablement  la 
même  impression  que  durent  éprouver  les  «  grands 
barbares  blancs  »  qui,  descendus  des  hauts  plateaux 
•de  l'Asie  Centrale  (car  je  me  refuse,  jusqu'à  preuve 
du  contraire,  à  faire  du  bassin  de  la  Baltique  le  pre- 
mier habitat  de  la  famille  humaine),  arrivèrent  un 
jour,  au  bout  d'on  ne  sait  combien  d'années,  de  siè- 
■cles  peut-être  de  marche,  dans  le  pays  après  lequel 
il  n'y  avait  plus  rien  —  rien  que  la  mer  —  et  où  il 
fallait  donc  qu'ils  s'arrêtassent.  Finis  terrœ.  Ici  était 
le  terme  obligatoire  de  leur  exode;  ils  ne  pouvaient 
■aller  plus  loin.  Ils  avaient  derrière  eux,  ramassées, 
perdus  dans  la  brume  de  leurs  souvenirs  ataviques, 
la   formidable   Asie   et    la   monstrueuse    Europe    de 


(1)  Arcmorlci  :  anteniarinl.  qiiia  are  =  ante ;  more  =  mare; 
moriei  =  mari>ii.  Are  aurait  donc  le  même  sens  que  l'irl.  air  et  le 
gall.  ar  et  voudrait  dire  denuit.  L'<?  par  la  suite  est  tombé  (G.  Dottin  : 
la  Langue  gauloute).  —  Rectifier  à  l'aide  de  cette  note  l'étymologie 
donnée  à  la  p.  3  du  tome  I  de  PAme  Bretonne. 


262  CHARLES  GÉNIAUX 

l'âge  quaternaire,  des  milliers  et  des  milliers  de 
lieues  de  steppes,  de  forêts,  de  marécages,  de 
landes,  de  monts,  de  plaines,  de  vallées  et, 
devant  eux,  la  mer,  toute  la  mer,  l'immense 
virginité  des  eaux.  Partout  où  ils  se  portaient, 
ils  se  heurtaient  à  elle  ;  ils  la  retrouvaient 
jusc|ue  dans  les  terres,  où  elle  dardait,  comme  de 
grands  tentacules  d'argent,  ses  estuaires  et  ses 
fiords,  où  elle  se  creusait  de  grands  lits  de  repos, 
qui  furent,  plus  tard,  la  rade  de  Brest,  le  golfe  du 
Morbihan,  la  baie  de  Douarnenez.  C'était  comme 
une  obsession,  une  hantise.  Et  ils  finirent  par  com- 
prendre qu'ils  étaient  sur  une  terre  réservée,  une 
terre  sur  laquelle  la  mer  avait  mis  son  sceau,  qui 
était  comme  une  annexe  continentale  de  son  grand 
domaine  maritime,  en  un  mot,  une  colonie,  un  pays 
de  la  mer  :  Arrnor... 

Les  géologues  leur  ont  donné  raison  :  la  science  a 
confirmé  les  intuitions  de  la  barbarie  primitive. 
Nous  savons  aujourd'hui  que  la  Bretagne  émergea 
la  première  de  l'abîme,  aux  âges  siluriens.  C'est  la 
plus  vieille  terre  du  monde,  et  il  lui  en  est  resté 
quelque  chose.  Elle  avait  primitivement  la  forme 
d'une  île;  merveilleuse  opale  du  couchant,  pour  re- 
prendre notre  comparaison  de  naguère,  les  eaux  la 
sertissaient  de  toutes  parts.  Puis,  d'autres  terres,  à 
l'Est,  sortirent  de  l'abîme,  se  rapprochèrent,  se  sou- 
dèrent à  elle.  D'île,  elle  devint  une  péninsule;  mais 
on  dirait  qu'elle  a  gardé  la  nostalgie  de  son  premier 
état;  il  semble  qu'on  la  voie,  le  dos  tourné  au  monde, 
perdue  dans  la  contemplation  de  cet  infini  marin 
qui  l'épousait  jadis  de  toutes  parts  et  qui  pénètre 
encore  jusqu'à  son  cœur  par  le  double  mouvement 
quotidien  de  ses  marées. 

Que  la  race  qui  habite  une  terre  chargée  d'un  tel 


CHARLES  GÉNIAUX  263 

passé  ne  soit  pas  semblable  aux  races  du  reste  de 
la  France,  qu'il  y  ait,  en  elle,  quelque  chose  dautre 
et  comme  un  ressouvenir  confus  de  la  préhistoire, 
qui  pourrait  s'en  étonner  ?  Le  fait  est  que  l'œuvre 
de  Géniaux,  bien  que  se  passant  de  nos  jours  et  met- 
tant en  scène  des  êtres  directement  pris  sur  le  vif, 
comme  ce  magnifique  Fanch  Trémeur,  dont  on  re- 
trouverait le  prototype  dans  le  sauveteur  Auffret,  a 
des  allures,  un  accent,  presque  un  bâti  d'épopée 
primitive;  avec  leurs  titres  abstraits  :  la  Tempête, 
la  Coi(x>e  du  Goémon,  le  Saurefaye,  etc.,  les  cha- 
pitres en  ressemblent  à  des  chants. 

Entendons-nous.  Cela  n'a  rien  d'homérique.  11  y 
manque  la  lumière  hellène  et  celte  vénusté  qui 
adoucissait  déjà  les  contours  de  l'Olympe  naissant. 
Tous  ces  êtres-ci  sont  taillés  dans  le  granit  de  leurs 
rivages;  ils  en  ont  la  rudesse,  la  lourdeur  et  la  puis- 
sance. S'ils  s'apparentent  à  des  héros  de  légende, 
c'est  à  ceux  des  Siebelungen  ou  de  la  Chanson  de 
Roland,  ou  même  aux  Troglodytes  de  Rosny.  Aussi 
bien,  l'art  de  Charles  Géniaux  est-il  plus  plastique 
qu'introspectif.  Il  y  aurait  une  étude  bien  intéres- 
sante à  tenter  sur  la  manière  de  ce  romancier,  qui  ne 
s'est  jamais  mieux  réalisé  que  dans  le  présent  livre, 
admirable  restitution  de  la  vie  des  sauveteurs  bre- 
tons, et  dans  l'extraordinaire  gargouille  symbolique 
appelée  VHomrne  de  peine.  Consciemment  ou  non, 
Géniaux  applique  à  la  littérature  les  procédés  et  le 
«  faire  »  des  anciens  imagiers  ;  si  on  voulait  lui 
chercher  des  ancêtres  directs,  c'est  peut-être  aux 
tailleurs  de  calvaires  qu'il  faudrait  les  demander, 
à  ces  artisans  anonymes  dont  le  ciseau,  à  la  fois  réa- 
liste et  mystique,  campa,  sur  les  places  de  nos 
bourgs,  le  peuple  grouillant  des  crucifixions... 

Ou  plutôt  c'est  à  l'Océan  lui-même  qu'on  s'adres- 


264  CHARLES  GÉNIAUX 

serait  pour  l'expliquer  —  cet  Océan  qui  est  aussi 
une  manière  d'artiste  démesuré,  modelant  la  dune 
avec  le  pouce  des  vents,  canonnant  la  roche  avant 
de  la  polir  et  dont  Hugo  disait  que  ses  fantaisies 
sculpturales,  étrangères  à  ce  que  nous  nommons  le 
goût  et  toujours  sublimes,  dégagent  tf  une  sorte  de 
plaisir  terrible  »,  —  celui-là  justement  qu'on  goûte 
à  la  lecture  de  Géniaux. 


AU  VILLAGE. 


ANSELME    CHANGEUR    —    JOS    PARKER 
JEAN    DES   COGNETS. 


Tous  nos  villages,  qu'ils  soient  bretons,  lorrains, 
beaucerons,  normands,  provençaux,  saintongeois, 
ont-ils  certains  traits  généraux  faciles  à  dégager  et 
qui  leur  donnent,  à  défaut  d'une  physionomie  com- 
mune, un  certain  air  de  parenté  ? 

Changeur  le  croit.  Anselme  Changeur  est  le  dé- 
voué secrétaire  général  de  la  Société  pour  la  protec- 
tion des  paysages,  —  si  dévoué  qu'on  en  abuse  un 
peu.  II  ne  s'en  plaint  jDOint.  Il  trouve  tout  naturel 
qu'on  lui  laisse  faire  toute  la  besogne  de  la  propa- 
gande, de  la  correspondance  et  du  bulletin.  Beso- 
gne écrasante,  s'il  en  est.  Mais  Changeur  touche  une 
indemnité  ?  Pas  un  fifrelin  :  c'est  tout  au  plus  si 
on  lui  rembourse  ses  frais  de  poste.  A  elle  seule,  la 
correspondance  qu'il  lui  faut  entretenir  avec  les  dé- 
légués de  la  Société,  les  municipalités,  les  adminis- 
trations locales,  etc.,  suffirait  à  remplir  la  journée 
d'un  homme  bien  entraîné.  Et  Changeur  trouve  en- 
core le  temps  de  voyager,  d'enquêter  sur  place, 
d'écrire  des  rapports  et  de  faire  des  conférences  !  Il 
y  a  dix  ans  qu'il  mène  cette  vie  de  galérien  volon- 
taire et  M.  Beauquier,  qui  préside  la  Société  des 
paysages  de  France,  qui  est  député  et  membre  de  la 


26<î  AU  \^LLAGE 

majorité  radicale,  n'a  pas  encore  pu  décrocher  pour 
son  collaborateur  le  petit  bout  de  ruban  rouge  qu'on 
prodigue  à  tant  de  prét^^ntieuses  nullités  de  la  poli- 
tique et  des  lettres  (1). 

Ajoutez  que  Changeur,  qui  se  dépense  ainsi  sans 
compter  pour  la  défense  de  notre  patrimoine  natio- 
nal, est  un  écrivain  charmant,  pittoresque,  disert, 
riche  d'aperçus  ingénieux  et  de  remarques  émues  ou 
plaisantes,  une  sorte  de  Toppfer  des  paysages  de 
France.  Il  faut  l'entendre  parler  du  Village,  tel  qu'il 
s'est  cristallisé  en  son  esprit,  du  Village  en  soi,  syn- 
thétique et  concret  tout  ensemble  : 

«  Le  Village,  dit-il,  est  l'habitat  humain  le  plus 
proche  de  la  nature;  c'est  le  premier  anneau  —  an- 
neau de  mariage,  pourrait-on  dire  —  de  la  chaîne 
qui  relie  —  et  qui  le  lie  —  l'homme  à  la  nature. 
C'est  au  village  que  s'opère  la  mystique  et  féconde 
union.  Le  paysan,  le  villageois,  revêt  toute  la  gran- 
deur d'un  symbole  sans  s'en  douter,  comme  il  sied. 
11  incarne  en  quelque  sorte  la  force  même  de  la 
terre  à  laquelle  il  s'adapte  strictement  par  son  as- 
pect, son  attitude,  son  geste;  il  s'y  relie  comme  l'ar- 
bre trapu  et  noueux  s'incorpore  au  sol  qu'il  fouille 
de  ses  racines  et  dont  il  boît  la  sève,  ardente  comme 

du  sang  ». 

Et  cette  force  —  ce  dynamisme,  —  puisée  dans  le 
flanc  de  la  terre,  ne  se  traduit  pas  seulement  en  ac- 
quisitions matérielles,  en  muscles  et  en  hémoglo- 
bine :  elle  est  aussi  génératrice  de  vigueur  morale 

(])  Le  fait  est  qne  ce  passionné,  délicieux  et  modeste  serviteur  de 
la  beauté  française  est  mort  la  boutonnière  vierge  en  1920.  Il  avait 
publié  en  ces  derniers  temps  un  recueil  de  pensées  sur  l'amour  d'un 
tour  très  fin,  encore  qu'il  y  éclate  un  scepticisme  et  une  misogj'uie 
assez  déconcertants.  On  lui  doit  aussi  de  curieuses  impressions  de 
Hollande.  Mais  c'est  à  la  Bretagne  qu'il  avait  donné  son  cœur. 


AU  viij..\»;e  :iH7 

I  et  de  vigueur  intellectuelle.  Comptez  les  iiommes 
l  illustres  en  tous  les  domaines  qui  ne  peuvent  pas  se 
!  réclamer  de  la  terre,  c'est-à-dire  de  leur  village  ou 
de  celui  de  leur  père  et  de  leurs  aïeux  !  Leur  nombre 
est  infime.  Chez  jDresque  tous,  il  y  a  un  ancêtre  pay- 
san. Droiture,  bon  sens,  équilibre  des  facultés  équi- 
valent chez  les  meilleurs  à  un  certificat  d'origine  : 
ils  leur  viennent  du  village  ancestral,  comme  en 
viennent  le  blé,  le  vin,  les  fruits.  Rien  ne  pousse 
sur  le  pavé,  —  que  la  chlorose  et  le  vice. 

Honorons  donc  le  Village,  connue  nous  y  invite 
Anselme  Changeur.  C'est  pour  l'avoir  trop  méprisé, 
ridiculisé,  chansonné,  pour  avoir  trop  prôné  les 
avantages  et  la  prétendue  supériorité  de  la  ville  — 
.  <le  la  ville  qui  consomme  et  ne  produit  pas  —  que 
nous  avons  déterminé  ce  mouvement  général  d'exo- 
[,  de,  cette  désertion  progressive  des  campagnes,  une 
[  des  cau.ses  de  l'affaiblissement  de  notre  natalité  et, 
[  qui  sait  ?  peut-être  de  notre  moralité  publique. 

* 

Et,  précisément,  voici  qu'à  l'autre  bout  de  la 
France,  du  délicieux  bourg  arcadien  de  Fouesnant, 
une  voix  fraternelle  répond  à  Changeur,  fait  écho  à 
sa  louange  du  Village.  Le  nom  de  Jos  Parker  n'est 
peut-être  pas  venu  jusqu'à  vous  ?  C'est  que  Parker 
est  un  sage,  qu'il  vit  à  l'écart  des  cités,  entre  sa 
pipe  et  son  chien,  dans  une  petit  manoir  breton 
presque  aussi  bas  que  les  pommiers  qui  l'ombragent 
et  que,  s'il  chante,  s'il  écrit,  c'est  pour  lui  et  pour  la 
douzaine  de  braves  gens  qui  lui  composent  son  au- 
ditoire. 

Il  ne  prend  même  pas  la  peine  de  faire  éditer  ses 
livres  à  Paris;  son  dernier  recueil  —  prose  et  vers  — 


268  AU  VILLAGE 

le  Journal  de  Village,  porte  la  firme  d'un  libraire 
morlaisien  (1).  Et  qui  donc  intéresserait-il,  en  effet, 
dans  l'énorme  et  bruyant  Paris,  ce  recueil  qui  ne 
parle  que  des  choses  et  des  êtres  aperçus  dans  un 
rayon  de  quelques  arpents,  même  quand  ces  ar- 
pents-là sont  ceux  d'un  petit  paradis  terrestre,  célè- 
bre pour  la  juteuse  saveur  de  ses  pommes  et  l'incar- 
nadine  fraîcheur  de  ses  Eves  à  collerettes  tuyautées 
et  à  devantiers  de  soie  cerise  ou  lilas  ?  Mais,  l'été 
venu,  vous  ferez  peut-être  une  infidélité  au  boule- 
vard. Alors  et  si  les  dieux  vous  conduisent  vers 
l'un  de  ces  verdoyants  estuaires  ou  sur  l'une  de  ces 
plages  de  sable  rose  qui  s'ouvrent  comme  des  lèvres 
dans  l'âpre  granit  finistérien,  prenez  ce  livre,  em- 
portez-le et,  à  vos  heures  de  trêve,  de  grève  et  de 
rêve,  feuilletez-le  devant  la  mer  :  aux  émanations 
iodées  des  varechs,  à  la  rude  salure  du  large,  il  mê- 
lera pour  vous  sa  senteur  agreste,  son  odeur  de  ver- 
ger, de  foin  mûr  et  de  chair  en  fleur. 

Al  laouenan  a  gar  ato 
E  doen  ha  kornig  e  vro... 

«  Le  roitelet  aime  toujours  son  toit  et  le  petit  coin 
de  son  pays  »,  dit  la  sagesse  de  Bretagne.  Jos  Par- 
ker, qui  connaît  le  proverbe,  qui  l'a  piqué  en  épi- 
graphe à  son  livre,  ne  veut  être  qu'un  roitelet.  Mais 
il  arrive  que  ce  roitelet,  çà  et  là,  chante  comme  un 
rossignol.  S'il  redescend  à  la  prose,  c'est  en  lui  gar- 
dant quelque  chose  d'ailé.  Et  cependant  cette  prose 
est   celle   d'un   réaliste,   d'un   honome  pour  qui   le 

(1)  Le  précédent:  Sotis  les  Chênes,  son  principal  recueil  poétique, 
avait  paru  en  1891,  à  Rennes,  chez  Caillière.  Jos  Parker  est  mort  en 
1916  :  ses  admirateurs  et  amis  lui  ont  élevé  un  lcc''h  à  Fouesnant 
même,  qu'il  appelait  «  un  jardin  dt  la  mer  ». 


AU  VILLAGE  269 

monde  extérieur  existe,  suivant  l'expression  de  Gau- 
tier, qui  voit  et  qui  sait  traduire  sa  vision  en  mots 
évocateurs,  à  la  fois  pittoresques  et  précis. 

Ecoutez  ce  joli  couplet  sur  la  pluie  bretonne  —  la 
pluie  au  Village  : 

«  Depuis  ce  matin,  s'assomhrissant  par  degrés,  le 
temps  est  parvenu  au  noir  d'encre.  La  clarté  est 
morte  dans  le  ciel  funèbre,  couleur  d'ardoise  tom- 
bale, si  bas  qu'il  semble  écraser  la  terre;  et  sur 
toute  la  campagne  évanouie  s'étend  un  voile  opa- 
que, tissé  des  hachures  de  la  pluie  :  uae  pluie  obsti- 
née, ruisselante,  qui  fouaille  les  ajoncs  roux,  ravine 
les  talus  et  répand  le  trop  plein  des, douves  sur  les 
chemins...  De  feau,  de  l'eau  partout;  de  leau  tor- 
rentueuse —  comme  si  les  cataractes  diluviennes 
voulaient  renouveler  la  noyade  des  humains...  De 
Teau...  de  l'eau  en  folie...  Les  maisons  du  village, 
toutes  portes  closes,  sont  comme  enveloppées  d'une 
étoffe  de  fumée  que  découpe  la  rue  luisante  et  vide. 
A  côté  de  l'église  —  arche  échouée  au  pied  de  l'if, 
surgi  comme  un  récif  sur  une  mer  de  brume  —  les 
croix  du  cimetière  simulent  de  petits  fantômes  qui 
étendent  les  bras  pour  tordre  des  linceuls,  sur  une 
grève  bosselée  d'épaves  humaines...  C'est  le  règne 
de  l'eau,  avec  ses  évocations  meurtrières.  Elle  en- 
gloutit jusqu'au  vent  :  rien  que  le  bruit  obsédant  de 
la  pluie  qui  grignotte  les  ardoises  et  glousse  dans  les 
gouttières  »  (1). 

Il  y  a  mainte  page  de  cette  saveur  dans  le  Journal 
de  Village.  Et  c'est  bien  en  effet  ici  un  journal.  Par- 
ker l'a  griffonné  au  jour  le  jour,  sur  quelque  carnet, 

(1)  Comparez,  dans  le  tome  II  de  VAme  bretonne,  le  passage  de 
Gustave  Geffroy  :  «  Il  ne  faut  pas  aller  en  Bretagne  si  l'on  n'aime  pas 
la  pluie,  etc.  » 


270  AU  VILLAGE 

en  marge  de  ses  croquis  (car  il  est  artiste  aussi  et 
vous  l'aviez  sans  doute  deviné),  et  le  livre  s'est  fait 
tout  seul,  sans  que  l'auteur  y  ait  songé. 

Tel  quel,  je  le  répète,  il  est  charmant.  Conscrits 
qui  défilent  en  scandant  leur  marche  titubante  d'une 
rauque  mélopée,  mendiant  traînant  ses  guêtres  sur 
la  route,  commères  à  la  veillée,  dévotes  à  la  chapelle, 
aubergiste  à  son  comptoir,  jouvencelles  à  la  danse, 
et  M.  le  sous-préfet  dans  sa  calèche,  et  Pandore  sur 
son  destrier,  toute  une  humanité  en  réduction  est 
saisie  là  sur  le  vif,  dans  son  geste  essentiel,  avec  son 
ridicule,  son  tic,  sa  grâce  ou  son  sourire.  Et  ce  livre 
est  sain.  Il  est  le  vivant  commentaire  de  la  confé- 
rence de  Changeur.  Au  précepte  il  ajoute  l'exemple. 
On  aperçoit  par  lui  ce  qu'est  ou  du  moins  ce  que 
devrait  être,  sans  l'affreuse  politique,  la  vie  d'un  Vil- 
lage de  France  :  vie  simple,  harmonieuse  et  forte, 
déroulée  à  l'ombre  du  clocher,  cadencée  par  ses  son- 
neries aériennes,  vie  pareille  à  celle  qui  nous  don- 
nait au  Moyen-Age  une  Jeanne  d'Arc,  dans  les  temps 
modernes  un  Mistral  et  qui.  Dieu  merci,  en  dépit  de 
l'odieuse  engeance  des  «  délégués  »,  est  encore  capa- 
ble de  nous  donner  un  Parker. 


* 
*  * 


Et,  après  Jos  Parker,  voici  Jean  des  Cognets,  au- 
tre peintre  de  la  vie  de  Village  —  Cottet  ou  Simon 
après  Peyen-Perrin  ou  Afred  Guillou. 

Son  livre  s'appelle  :  D'un  vieux  monde.  Titre  un 
peu  hermétique,  aux  yeux  de  certains  qui  ne  con- 
naissent pas  l'auteur,  parfaitement  clair  pour  ceux 
qui  possèdent  déjà  leur  des  Cognets.  Car  de  quel 
autre  «  vieux  monde  »  que  de  la  Bretagne  pourrait 


AU   VILLAGE  271 

nous  entretenir  ce  pur  Breton  ?  La  forme  adoptée 
par  l'auteur  surprendra  davantage  :  les  vers  s'y  en- 

I  trelacent  à  la  prose  ou  plutôt  les  chapitres  du  livre 
—  si  ce  sont  là  des  chapitres,  car  chacun  d'eux  fait 
un  tout  complet  et  contient  en  raccourci  la  matière 
d'un  gros  roman  —  y  sont  séparés  par  des  pièces  de 
vers,  tantôt  isolées,  tantôt  en  groupes,  où  le  lecteur 
peut  voir  à  sa  fantaisie  une  illustration,  un  commen- 
taire ou  un  interlude,  comme  on  disait  au  temps  du 

[  symbolisme.  Tant  y  a  que  cette  forme  insolite  (au 
moins  de  nos  jours,  car  nos  pères  s'y  complaisaient 
fort,  témoin  La  Fontaine,  le  jovial  Chapelle  et  ce 
coquin  de  Voltaire  lui-même)  donne  beaucoup  de 
grâce  et  d'aisance  au  livre.  Elle  l'aère,  si  je  puis 
dire.  Mais  elle  complique  un  peu  la  tâche  du  criti- 
cjue  qui,  dans  un  même  recueil,  est  tenu  de  considé- 
rer tour  à  tour  le  poète  et  le  prosateur  et  de  porter 
sur  eux  un  double  jugement.  Mais  ce  jugement  sera- 
t-il  aussi  favorable  au  poète  qu'au  prosateur  —  ou 
réciproquement  ? 

Dans  l'espèce,  la  difficulté  est  plus  apparente  que 
réelle.  Car,  chez  Jean  des  Cognets,  le  poète  ne  fait 
C]ue  transposer  dans  le  mode  lyrique  les  dons  mê- 
mes du  prosateur,  son  réalisme  savoureux,  ses  ma- 
gnifiques réserves  d'observations,  son  verbe  dru, 
nourri,  substantiel  et  capable  cependant,  tant  il  sait 
rester  souple,  des  plus  beaux  élans  comme  des  plus 
suaves  effusions.  Et  le  poète,  de  son  côté,  prête  au 
prosateur  son  œil  visionnaire,  ce  sens  de  1'  «  au- 
delà  »  et  des  correspondances  mystérieuses  qui  nous 
relient  à  l'âme  universelle. 

«  Il  était  bien  vieux  déjà,  dit  l'auteur  dans  son 
avant-propos,  le  monde  que  décrit  ce  livre,  quand, 
un  inoubliable  soir  d'été,  toutes  les  cloches  de  toutes 

L    les  chapelles  éparses  dans  ses  campagnes  s'unirent 


272  AU  VILLAGE 

aux  cloches  de  toutes  ses  paroisses  pour  sonner  son 
glas.  Ceux  qui  se  battent  pour  lui,  si  loin  de  lui,  le 
reconnaîtront-ils  quand  ils  reviendront  ?  J'ai  tenté 
du  moins  de  retenir  quelques-uns  de  ses  aspects 
essentiels,  tandis  qu'il  en  était  temps  encore.  » 

Ainsi,  sans  qu'il  le  dise  expressément,  mais  cela 
résulte  de  son  titre  et  du  soin  même  qu'il  a  pris  de 
ne  localiser  aucune  de  ses  actions,  de  n'individuali- 
ser aucun  de  ses  personnages,  c'est  une  œuvre  de 
synthèse  qu'a  entendu  faire  Jean  des  Cognets;  c'est 
la  Bretagne,  ce  sont  des  types  bretons,  c'est,  lui 
aussi  comme  Changeur,  la  vie  d'un  Village  idéal  — 
d'un  village  du  pays  breton  cependant  —  qu'il  veut 
nous  présenter  dans  un  chapelet  de  récits  qui  soient 
des  récits  alertes,  vivants,  pittoresques,  concrets, 
tout  en  se  haussant  au-dessus  de  l'accidentel  et  en 
conservant  leur  caractère  général.  Et,  certes,  je  crois 
qu'il  n'est  pas  resté  inférieur  à  son  ambition,  si 
haute  fût-elle.  Malgré  tout,  il  n'a  pu  s'abstraire  si 
complètement  de  lui-même  et  de  son  clocher  que 
quelque  chose  n'en  ait  passé  dans  son  livre.  «  L'ac- 
cent du  pays  où  l'on  est  né,  dit  La  Rochefoucauld, 
demeure  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  comme  dans 
le  langage.  »  C'est  cet  «  accent  »  qui  dénonce 
l'homme  de  l'Argoat  (1)  qu'est  plus  spécialement 
Jean  des  Cognets;  né  à  Plounévez-Moédec,  en  pleine 
Cornouaille  domnonéenne,  c'est  de  Plounévez-Moé- 
dec qu'il  a  surtout  vu  la  Bretagne.  Comment  l'a-t-il 
vue  ?  Je  le  dirai  tout  à  l'heure.  Et  l'a-t-il  vue  comme 
elle  est  ou  comme  il  la  voulait  voir  ?  Nous  avons 
affaire  ici,  remarquez-le,  non  pas  seulement  à  un 
rêveur,  à  un  sentimental,  à  un  poète,  mais  encore  à 

(1)  Je  rappelle  qu'on  divise  assez  souvent  la  Bretagne  eu  Argoat 
(pays  des  bois)  et  en  Armor  (pays  de  la  mer). 


AU  VILLAGE  273 

un  tempérament  critique  de  premier  ordre,  donc, 
comme  on  dit  outre-Rhin,  essentiellement  objectif. 
Et  c'est  une  garantie  que  nous  ne  trouvons  pas,  j'en- 
tends au  même  degré,  chez  tous  les  écrivains 
bretons. 

«  Il  ne  faudrait  jamais  dire  l'Espagne,  mais  les 
Espagnes  »,  observe  quelque  part  Barrés.  Peut-être 
aussi  devrait-on  dire  les  Bretagnes  et  non  la  Breta- 
gne. Il  apparaît  bien  tout  au  moins  qu'il  y  a  pres- 
que autant  de  Bretagnes  que  d'écrivains  bretons  et 
qui  toutes  sont  vraies  d'ailleurs  par  quelque  côté.  La 
Bretagne,  en  somme,  est  un  «  état  d'âme  »  et  il  n'est 
que  de  choisir,  entre  tant  d'effigies,  celle  qui  corres- 
pond le  mieux  aux  nuances  de  notre  sensibilité.  Du 
moins  est-ce  ainsi  que  je  m'explique  qu'entre  tant  de 
livres  publiés  sur  les  «  pardons  »,  et  dont  l'un  pour- 
tant est  un  pur  joyau  littéraire,  le  probe  Breton^ 
mais  sans  grande  ouverture,  qu'était  François-Marie 
Luzel  ne  celât  pas  sa  préférence  pour  la  Bretagne  qui 
croit  de  Louis  Tiercelin.  C'est  qu'une  certaine  roideur 
puritaine  lui  était  restée  de  ses  longues  controverses 
avec  les  diascévastes  armoricains  :  le  tour  d'imagina- 
tion palingénésique,  dont  il  avait  observé  les  premiè- 
res manifestations  chez  La  Villemarqué  et  qu'il  re- 
trouvait dans  la  nouvelle  école, effrayait  quelque  peu, 
je  pense,  son  réalisme  appliqué,  scrupuleux  et  terre- 
à-terre;  il  ne  devait  supporter  qu'avec  peine  cet  élar- 
gissement prodigieux  de  l'humble  conscience  indi- 
gète;  fermé  à  toute  symbolique,  il  ne  voyait  point  ou 
ne  voulait  point  voir  au-delà  des  faits  et  s'irritait, 
comme  d'une  déformation,  de  toute  glose  qui  n'était 
qu'éloquente  ou  pittoresque. 

Je  crois  pourtant,  et  bien  que  le  livre  de  Jean  des 
Gognets  ne  se  défende  à  l'occasion  ni  du  pittoresque, 
ni  de  l'éloquence,  que  D'un  vieux  inonde  eût  trouvé 

18 


274 


AU  VILLAGE 


grâ'ce  devant  ce  juge  sévère  et  qu'il  en  eût  goûté  tout 
au  moins  l'émouvante  sincérité.  Et  lui  aussi,  d'ail- 
leurs, était  de  l'Argoat  et,  sinon  de  Plounévez-Moé- 
dec,  d'un  terroir  presque  contigu  :  l'ombre  du 
Ménez-Bré,  après  qu'elle  a  couvert  les  futaies  de 
Porz-en-Park,  n'a  pas  grand  chemin  à  faire  pour 
atteindre  la  girouette  de  Keramborgne  (i);  c'est  du 
même  belvédère  géologique  —  et  spirituel  —  que  les 
deux  auteurs  ont  vu  la  Bretagne  et  qui  a  lu  chez  l'un 
la  ballade  du  seigneur  de  Penanstank,  cet  évêque 
interdit  que  la  vindicte  populaire  s'est  plus  à  loger 
IDOur  l'éternité  dans  la  «  bouillie  »  d'un  marais  voi- 
sin et  dont  Albert  Le  Grand  se  borne  à  dire,  dans 
son  Catalogue  des  Evêques  de  Cornouaille,  qu'il  fut 
enterré  «  sans  enfeu  ni  épitaphe  »,  n'est  pas  très 
étonné  de  découvrir  chez  l'autre  l'aventure,  guère 
plus  édifiante,  de  l'abbé  Chuidic,  victime  de  son 
penchant  immodéré  pour  l'alcool  et  traînant  sa  sou- 
tane de  cabaret  en  cabaret.  Evocations  pénibles, 
mais  nécessaires  peut-être,  imposées  par  le  même 
esprit  de  probité  historique  qui  est  leur  grande  mar- 
que à  tous  deux  et  rachetées  d'ailleurs,  chez  des 
Cognets  comme  dans  les  recueils  de  Luzel,  par  tant 
de  peintures  ineffables,  d'effigies  virginales,  voire 
proprement  angéliques,  telles  qu'on  n'en  rencontre 
plus  qu'au  fond  de  la  Cornouaille  et  dans  les  fres- 
ques des  Primitifs.  Nous  rentrons  ainsi  dans  la  Bre- 
tagne traditionnelle,  dont  nous  ne  nous  étions  pas 
tant  écartés,  malgré  l'apparence,  et  qu'il  ne  faut 
pas  confondre  avec  la  Bretagne  conventionnelle  ; 
nous  retrouvons  l'autre  «  aspect  essentiel  »  de  l'âme 
bretonne  :  la  rêverie,  l'inclination  mystique.  Jean 

(1)  Voir  au  tome  II  de  L'Ame  bretonne  :  de  Keramborgne  à  Pln- 

zunet. 


I 


AU  VILLAGE  275 

■des  Cognets  ne  l'a  pas  plus  inventé  que  le  reste.  Et  le 
fait  est  que  nous  connaissions  depuis  longtemps  les 
deux  faces  de  cette  Bretagne  déconcertante,  si  rude 
et  si  douce  tout  à  la  fois;  mais  peut-être  qu'aucun 
•écrivain  breton  n'avait  su  comme  lui,  dans  une  lan- 
gue plus  nuancée,  en  même  temps  que  plus  pleine, 
exprimer  et  fondre  en  une  seule  ces  deux  images 
contradictoires  de  la  plus  hégélienne  des  races. 

Le  seul  défaut  d'un  tel  livre  (je  parle  _pour  le  criti- 
•que)  est  qu'il  échappe  à  toute  analyse.  Ce  sont  bien 
les  mêmes  personnages  qui  circulent  d'un  bout  à 
l'autre  du  recueil  et  burinés  d'un  trait  si  sûr  qu'ils 
s'incrustent  dans  la  mémoire  et  n'en  bougent  plus 
désormais  :  tels  1'  «  innocent  »  Fanch-ar-Lac'h,  le 
Tieux  marquis  de  Maugouar,  le  trimardeur  Diber- 
rès,  ce  type  par  excellence  du  déraciné  breton, 
l'évangélique  M.  Le  Minous,  le  tonitruant  abbé  Ta- 
labourdon  ou  ces  archanges  foudroyés,  l'abbé  Chui- 
dic  et  le  clerc  Mandez,  engagé  «  à  Islande  »  pour  la 
moitié  du  prix  d'un  homme;  mais  ces  personnages 
accomplissent  une  action  différente  dans  chacun  des 
sei^t  récits  qui  composent  le  volume  et  l'on  ne  peut 
songer  à  résumer  ces  sept  récits. 

Tous  les  sept  sont  à  lire  et  à  retenir.  S'il  me  fallait 
cependant  indiquer  une  préférence  et  faire  un  choix 
dans  ce  captivant  heptaméron,  c'est  le  Droit  du 
Seigneur  que  j'élirais,  l'histoire  de  la  douce  et 
passive  Lizaïc  Malzenn,  séduite  par  un  affreux 
tyranneau  de  village  nommé  Bondiou,  grosse 
de  ses  œuvres,  abandonnée,  jetée  au  ruisseau 
et  qui  pousse  l'esprit  de  mansuétude  jusqu'à 
faire  saluer  le  gredin  par  son  petit  :  «  Dis  : 
bonjour.  Monsieur  le  maire  !  »  Et  le  récit  aurait  pu 
finir  là.  Et  ce  n'eût  été  que  du  Maupassant  —  du 
Maupassant  supérieur.  Chez  des  Cognets,  il  se  pour- 


276  AU  VILLAGE 

suit  pendant  quelques  lignes  qui  étonnent  d'abord- 
L'auteur  prend  le  ton  de  la  plaisanterie;  il  semble 
n'attacher  qu'une  importance  secondaire  à  l'aven- 
ture qu'il  vient  de  nous  conter  et  qui  est  monnaie 
courante  dans  nos  campagnes.  Et  brusquement,  dans 
un  bref  paragraphe  final,  le  ton  rebondit  sur  un 
roulement  de  Dies  irœ  :  Dieu  s'évoque  dans  son  pla- 
fond de  nuées,  comme  au  jour  où  il  viendra  juger  les 
vivants  et  les  morts,  les  Bondiou  passés,  présents  et 
futurs...  Je  ne  sais  rien  d'aussi  saisissant.  Grand  art 
donc,  si  l'on  veut.  Cet  art-là,  quoi  qu'il  en  soit,  n'est 
pas  le  fait  d'un  simple  intellectuel,  comme  on  dit 
aujourd'hui  (1),  et  si  bien  doué  soit-il. 

Et  c'est  en  définitive  le  secret  de  cette  maîtrise 
que  Jean  des  Cognets  vient  d'affirmer  dès  son  pre- 
mier livre  d'imagination  et  qui  ne  surprendra  pas 
autrement  du  reste  les  fidèles  du  Sillon  :  il  y  a  ici 
plus  qu'un  écrivain  de  la  grande  race,  plus  qu'un 
peintre  fidèle  et  scrupuleux  —  scrupuleux  jusqu'à 
l'intransigeance  —  des  mœurs  de  son  pays;  il  y  a  un 
homme  de  cœur,  un  croyant  et  —  oui,  je  risque  le 
mot  —  un  apôtre. 

(1)  Le  mot  sert  surtout  depuis  Taffaire  Dreyfus.  Henri  Massis 
{Jugements)  l'a  retrouvé  cependant  chez  Renan,  dans  ses  cahiers  de 
séminariste.  «  Renan,  dit-il,  est,  je  crois,  le  premier  qui  ait  employé  ce 
mot  substantivement.  Littré  n'en  donne  aucun  exemple.  »  On  le 
chercherait  vainement  d'ailleurs  dans  le  Renan  de  la  maturité. 


AUGUSTE   DUPOUY. 


DE    ((    PARTANCES    ))    A    ((    L  AFFLIGE    ». 


J'écrivais,  le  15  décembre  1905,  à  propos  du  pre- 
mier livre  de  vers  d'Auguste  Dupouy  :  Partances  : 

«  Voici  un  début  remarquable.  Toute  la  nostalgie 
des  ports  bretons  est  enclose  en  ce  mince  volume  de 
180  pages.  Auguste  Dupouv  est  né  en  1872,  à  Gon- 
carneau.  Il  n'est  pas  de  ceux  qui  sont  venus  en  flâ- 
neurs sur  la  grève  bretonne  chercher  des  inspira- 
tions, «  croquer  le  motif  »;  il  n'a  pas  découvert  la 
mer  un  beau  matin,  en  sautant  de  wagon.  La  mer 
ïiatale  s'est  insinuée  en  lui  lentement,  du  premier 
jour  où  il  a  ouvert  les  yeux,  et  il  est  tout  fait  d'elle 
de  son  haleine,  de  ses  iodes,  de  sa  salure,  de  son 
rythme,  de  ses  nuances.  Il  est  le  poète  qu'attendait 
la  Bretagne  maritime.  Il  l'a  dite  en  lettré  sans  doute, 
voire  en  grand  humaniste  formé  à  l'école  de  Frédéric 
Plessis,  mais  toujours  en  «  homme  de  la  partie  », 
non  en  amateur  et  comme  seul  Tristan  Corbière, dans 
une  gamme  plus  v'olente,  l'avait  dite  avant  lui.  Sur 
le  quai,  Nocturne,  Ulle,  La  Sirène  aux  ijeux  verts, 
Nox,  vingt  autres  morceaux,  aussi  achevés,  aussi 
«  prenants  »,  sont,  à  cet  égard,  de  vraies  merveilles 
d'évocation.  Je  reconnais  les  très  beaux  vers  au  mys- 
térieux frisson  qu'ils  me  donnent.  Et  ce  frisson,  je 
l'ai  senti  presoue  à  chaque  page  du  livre  d'Auguste 


278  AUGUSTE  DUPOUY 

Dupouy,  qu'il  évoquât  les  «  voix  des  nuits  par  les 
mers  étales  »,  le  «  soleil  souffrant  »  de  son  pays  : 

immergé 

Dans  la  laine  d'un  ciel  tl^e, 
Dans  l'étain  de  la  mer  bretonne, 

ou  la  détresse  morale  de  ces  «  soldats  de  frontières  »^ 

Dont  Rome  impériale,  oisive  entre  ses  murs, 
Usait  jadis  la  force  en  des  combats  obscurs, 
Près  du  même  océan,  par  les  mêmes  bruyères. 

Ils  dressèrent  des  camps,  ouvrirent  des  cnemins. 
Défrichèrent  le  sol  à  travers  mainte  alerte. 
Sous  l'herbe  qui  le  vêt,  de  sa  tenture  verte 
Se  déchiffre  toujours  le  labeur  de  leurs  mains. 

Ils  connurent  aussi  des  jours  de  flânerie. 
D'une  besogne  à  l'autre  un  loisir  morne  et  lent. 
Et,  je  crois  les  ouïr  dans  le  passé,  sifflant 
Sous  le  ciel  de  Vexil  des  airs  de  la  patrie... 

«  Partances  mériterait  une  longue  étude  qu'il 
m'est  pénible  d'être  obligé  de  remettre  à  des  jours 
meilleurs.  Peu  de  livres  à  tant  de  délicatesse  et  de 
sobriété  unissent  une  telle  intensité  d'émotion.  On 
peut  fonder  de  grands  espoirs  sur  Auguste  Dupouy. 
Aujourd'hui,  je  ne  fais  que  saluer  cette  jeune  gloire» 
encore  peu  connue,  qui  monte  doucement,  discrète- 
ment, sur  l'horizon...  » 

Et  dix-sept  ans  —  longum  aevi  spatium  —  après- 
l'apparition  du  premier  livre  de  vers  d'Auguste 
Dupouy,  voici  son  premier  roman  :  L'Affligé.  Et  tout 
de  même,  entre  les  deux  livres,  il  n'y  a  pas  eu  un 
vide,  un  espace  mort.  Si  le  romancier  n'avait  pa& 
encore  fait  entendre  sa  note,  on  avat  pu  apprécier 
du  critique,  avec  un  Vigny  singulièrement  aigu,  une 
étude  de  littérature  comparée  :  France  et  Allemagne^ 
le  premier  de  nos  livres  d'ensemble  sur  la  question. 


AUGUSTE  DUPOUY  279 

Puis  un  sociologue,  dont  l'information  savait  se 
faire  vivante  et  pittoresque,  se  révélait  dans 
Pêcheurs  Bretons  :  les  connaisseurs  faisaient  un  suc- 
cès des  plus  vifs  à  cette  enquête  magistrale  et  l'Aca- 
démie sanctionnait  leur  suffrage  en  lui  attribuant, 
en  1921,  le  prix  Marcellin  Guérin,  comme  elle  avait 
attribué,  en  1906,  à  Partances,  la  majeure  partie  du 
prix  lArchon-Despérouses. 

Quel  sera  maintenant  le  sort  de  U Affligé  ?  C'est 
un  très  beau  livre,  un  peu  abrupt  peut-être,  non  par 
sa  forme,  qui  est  parfaite,  mais  par  sa  donnée  et 
ses  personnages,  qui  ont  encore,  sous  leur  vernis  de 
civilisés,  toute  la  sauvagerie  des  premiers  âges.  A 
ceux  qui  ne  se  plaisent  que  dans  une  Bretagne  con- 
ventionnelle, je  dirai  :  «  Laissez-là  L'Affligé.  Ce  livre 
n'est  pas  pour  vous.  »  Aux  autres,  que  n'effraient  pas 
les  constatations  d'une  psychologie  aigiie  quelque- 
fois jusqu'à  la  cruauté,  je  dirai  au  contraire  :  <;  Voilà 
le  livre  qu'il  faut  lire;  voilà,  non  pas  toutes  les  âmes 
certes  (et  l'auteur  n'a  garde  de  généraliser),  mais 
quelques  spécimens  des  âmes  qui  hantent  les  four- 
rés ténébreux,  les  vieilles  salles  embrumées  de  nos 
manoirs  bretons,  —  et  même  de  certains  logis  moins 
aristocratiques,  car,  dans  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété, on  rencontre  de  ces  Celles  extrêmes  à  la  façon 
de  François  de  Trohanet,  capables  du  meilleur  com- 
me du  pire,  et  qui  sont  du  bois  dont  on  fait  les  for- 
bans, les  héros  et  les  saints.  » 

Eh  !  oui,  encore  un  coup,  cela  nous  change  fie 
l'églogue  habituelle,  et  Kérizel  et  Prat-Meur  n'ont 
que  de  lointaines  analogies  avec  la  tour  d'Elven. 
De  l'églogue,  il  y  en  a  sans  doute,  même  dans  ce 
livre  amer,  et  l'on  ne  s'y  assassine  pas  à  toutes  les 
pages  :  vous  feuilleteriez  longtemps  les  maîtres  du 
genre   avant    de    trouver,    dans    des   paysages    plus 


280  AUGUSTE  DUPOUY 

amoureusement  dessinés,  une  plus  fraîche  et  plus 
suave  figure  de  Bretonne  que  cette  Marie-Rose  qui 
est  la  figure  centrale  du  drame.  Mais,  autour  de 
Marie-Rose,  il  y  a  les  messieurs  de  Trohanet,  Fran- 
çois et  Hubert,  Etéocle  et  Polvnice  d'une  Thébaïde 
sans  Antigone,  et  cette  rivalité  tragique  des  deux  frè- 
res, cette  haine  sourde  de  la  douairière  de  Trohanet 
pour  son  fils  disgracié,  je  serais  tenté  de  dire  que 
c'est  de  1"  Eschyle  ou  du  Sophocle  transporté  sous  les 
brumes  armoricaines,  si  ce  sombre  conflit  de  famille 
n'était  assez  dans  la  ligne  des  vieux  romans  de  la 
Table  Ronde  où  les  passions  atteignaient  un  paroxys- 
me qui  n'a  point  été  dépassé.  On  s'aimait,  on  se 
jalousait  et  on  s'entretuait  aussi  frénétiquement  à 
la  cour  du  roi  Marc'h. 

Et,  précisément,  nous  sommes  ici  au  pays  de  ce 
barbon  et  de  sa  volage  moitié,  Yseult  aux  blonds 
cheveux  :  quelque  chose  du  Tristan  légendaire,  à 
qui  son  chagrin  avait  tourné  l'esprit  et  qui  répon- 
dait au  roi  Marc'h  qu'il  s'appelait  Tantris  et  qu'il 
était  le  fils  d'une  baleine,  s'est  transmis  peut-être 
à  r Affligé  d'Auguste  Dupouy. 

Et  le  fait  est  tout  au  moins  que,  comme  nous  ne 
pouvons  nous  empêcher,  malgré  ses  erreurs,  de  com- 
patir à  la  souffrance  amoureuse  de  Tristan,  notre 
sympathie,  malgré  son  fratricide  final,  ne  peut  s'em- 
pêcher d'aller  à  ce  François  de  Trohanet,  victime 
encore  plus  lamentable  du  double  complot  que  tra- 
ment contre  lui-même  son  cœur  ombrageux  et  la 
malice  d'une  mère  sans  entrailles. 

C'est  lui,  ou  plutôt  son  sobriquet  mélancolique, 
qui  a  fourni  le  titre  du  livre.  Et  ce  sobriquet  pour- 
rait servir  à  toute  sa  race.  «  Les  Bretons  n'ont  ja- 
mais eu  de  bonheur  »,  aimait  à  dire  Féval  qui  ne  fai- 
sait exception  que  pour  les  Nantais,  gens  circons- 


AUGUSTE  DUPOUY  281 

pects  «  qui  regardent  où  ils  mettent  le  pied  et  qui 
sont  les  Normands  de  la  Bretagne  ».  Tel  ne  saurait 
être  évidemment  le  cas  de  François,  natif  de  Kérizel, 
en  Saint-Jean-Trolimon  (Finistère),  et  pied  bot  de 
surcroît.  Madame  de  Trohanet,  avec  son  arrogance 
de  parvenue  et  ses  prétentions  ridicules  au  bel  air, 
Hubert  de  Trohanet,  le  brillant  officier  d'Afrique, 
même  M.  de  Rustéphan,  le  vieil  archéologue  dont  la 
montre  s'est  arrêtée  au  pliocène,  pourraient  se  con- 
cevoir à  la  rigueur  sous  une  autre  latitude;  ils  ne 
sont  pas  de  ces  figures  qui  réclament  nécessairement 
un  cadre  plutôt  qu'un  autre.  Mais  r Affligé,  lui, 
sentimental,  farouche  et  réticent,  tout  gonflé  d'une 
tendresse  qui  s'aigrit  d'être  renfermée  et  lui  tourne 
à  la  longue  sur  le  cœur,  comment  l'entendre,  le  voir, 
le  situer  en  dehors  de  ses  solitudes  natales  ?  Il  leur 
appartient,  il  est,  comme  l'ajonc,  comme  les  chênes 
tors  des  talus,  un  produit  spécial  de  ce  sol  âpre  et 
deshérité  en  apparence  et  cependant  d'une  si  mer- 
veilleuse sensibilité  sous-jacente. 

En  vérité,  je  ne  connais  pas,  dans  la  littérature 
romanesque  de  ces  vingt  dernières  années,  de  carac- 
tère masculin  plus  en  harmonie  avec  son  milieu. 
Dupouy,  visiblement,  a  étudié  celui-ci  avec  une  com- 
plaisance particulière.  Et  c'est  qu'il  est  bien  rare 
qu'un  premier  roman  ne  soit  pas  en  partie  une  con- 
fession et,  jusque  dans  le  récit  de  passions  ou  d'évé- 
nements qui  nous  sont  le  plus  étrangers,  nous  trou- 
vons le  moyen  d'introduire  un  peu  de  nous-mêmes. 

Une  conception  si  strictement  bretonne  du  person- 
nage principal  de  L'Affligé  risquerait  cependant 
d'indisposer  certains  lecteurs  si,  comme  le  fait  obser- 
ver la  dédicace  du  livre,  la  Bretagne  n'était  juste- 
ment la  terre  d'élection  de  ces  sortes  de  déséquili- 
brés supérieurs  et  si,  de  Bretagne  ou  des  pays  cel- 


282  AUGUSTE  DUPOUY 

tiques,  ces  nouveaux  héautonstimoroumenoï,  ces 
bourreaux  de  soi-même...  et  quelquefois  des  autres^ 
ne  s'étaient  répandus  un  peu  partout  dans  l'univers. 
Le  mal  de  François  de  Trohanet  perd  ainsi  de  son 
caractère  exceptionnel  pour  devenir  une  des  multi- 
ples variétés  de  la  grande  névrose  intellectuelle  et 
morale  connue  sous  le  nom  de  byronisme  (bien  que 
très  antérieure  à  Byron),  qui  a  tant  fourni  à  la  litté- 
rature de  la  première  moitié  du  dix-neuvième  siècle. 
Mais,  alors  que  les  romantiques  byronisaient  lyri- 
quement  et  se  complaisaient  à  l'étalage  de  leurs  souf- 
frances, François  de  Trohanet  porte  son  mal  en  de- 
dans et  il  faut  toute  la  subtilité  de  l'auteur  pour  dé- 
brider cette  plaie  secrète  et  qui  ne  veut  pas  guérir. 
Voilà  par  où  U Affligé  se  distingue  d'un  Chatterton 
ou  d'un  Antony.  Rassemblant  tout  ce  qui  précède» 
on  pourrait  le  définir  assez  bien,  je  crois,  un  cas  de 
byronisme  armoricain  observé  avec  les  yeux  d'un 
disciple  de  Stendhal  et  rendu  avec  le  frémissement 
intérieur,  la  souplesse  de  style  d'un  émule  de 
Fromentin. 


LA  HAUTE-BRETAGNE. 


A  René  Giivait. 

La  Constituante  avait  divisé  la  Bretagne  en  cinq 
départements.  Ils  subsistent  toujours,  mais  à  cette 
division  artificielle  on  préfère  généralement  la  di- 
vision en  Haute  et  Basse-Bretagne  qui  n'est  pas  beau- 
coup plus  exacte,  car  il  y  a  au  moins  trois  Breta- 
gnes  en  Bretagne.  Et  il  est  vrai  que  ces  trois  Breta- 
gnes  ont  des  caractères  communs.  L'unité  d'origine 
d'abord  :  le  mèziie  sang  coule  aux  veines  des  moru- 
tiers cancalais,  des  éleveurs  du  Léon  et  des  saul- 
niers  du  Bourg-de-Batz.  Et  la  physionomie  générale 
des  trois  régions  est  sensiblement  la  même  aussi. 

Il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  se  reporter  à  la 
page  célèbre  des  Mémoires  d'Outre-Tombe  :  vallons 
étroits  et  profonds,  où  coulent,  parmi  des  saulaies 
et  des  chenevières,  de  petites  rivières  qui  prennent 
brusquement  à  quelques  lieues  de  leur  embouchure 
la  majesté  des  fleuves  américains,  futaies  à  fonds 
de  bruyère  et  à  cépées  de  houx,  plateaux  pelés, 
champs  rougeâtres  de  sarrazin,  grandes  landes  se- 
mées de  pierres  druidiques  autour  desquelles  plane 
l'oiseau  marin,  solitudes  infinies  où  l'on  peut  che- 
miner des  journées  entières  sans  apercevoir  autre 
chose  que  des  ajoncs,  des  grèves  et  une  mer  qui 
blanchit   contre    une   multitude    d'écueils,    tous   ces 


zSi  LA    HAUTE-BRETAGNE 

traits,  recueillis  dans  la  description  de  Chateau- 
briand, peuvent  convenir  aussi  bien  à  l'une  qu'à 
l'autre  des  trois  Bretagnes  :  la  Bretagne  du  Nord- 
Ouest,  où  l'on  parle  la  variété  dialectale  du  celtique 
connue  sous  le  nom  de  breton  armoricain;  la  Breta- 
gne du  Sud,  dont  Nantes  est  la  métropole;  la  Breta- 
gne de  l'Est  et  du  Centre,  qui  correspond  à  l'ancien 
comté  de  Rennes,"  agrandi  du  Vitrélais,  du  Penthiè- 
vre  et  du  Porhoët  et  tel  ou  à  peu  près  que  l'avait 
constitué,  dès  la  fin  du  x*"  siècle,  le  duc  Geffroi  I". 

Ces  deux  dernières  Bretagnes,  depuis  longtemps, 
ne  parlent  plus  que  le  français  ou,  comme  on  dit 
là-bas,  le  «  gallot  »  :  mais  nombre  de  leurs  villages 
€t  de  leurs  bourgs  portent  encore  des  noms  bretons, 
reconnaissables  aux  préfixes  en  tré,  en  plou  et  en 
lan;  les  «  pardons  »  y  font  défaut,  mais  on  y  tient 
toujours  des  «  assemblées  »  et  des  «  louées  »,  comme 
cette  foire  aux  Terreneuvas  oii  se  fait,  en  rompant 
le  pain  sur  une  table  d'auberge,  l'embauchage  des 
hommes  pour  la  grande  pêche  (1);  le  costume  mas- 
culin s'y  est  banalisé,  sauf  dans  le  Fougérais,  où  les 
paysans,  l'hiver,  sur  leurs  gilets,  passent  encore  le 
sayon  en  poils  de  chèvre  de  leur  homérique  ancêtre 
Marche-à-Terre:  mais  il  reste  quelque  chose  des  élé- 
gantes vêtures  d'autrefois  dans  les  guimpes  et  les 
châles  des  femmes,  dans  leurs  «  devantières  »  de 
satin  crème  ou  lilas  et  leurs  ceintures  de  moire  à 
boucle  d'argent,  dans  leur  coiffe  surtout,  d'une  ri- 
chesse et  d'une  variété  extraordinaires,  tantôt  archi- 
tecturale comme  la  mitre  de  Miniac-Morvan,  tantôt 
amenuisée,  réduite  aux  proportions  d'un  petit  carré 
de  dentelle  guère  plus  large  que  la  main,  comme  la 
«  polka  »  des  environs  de  Rennes  —  la  plus  petite 

(1)  V.  notre  livre:  Les  Métiers j'ittornsques. 


LA    HALTE-BRETAGNE  285 

coiffe  de  Bretagne  — ,  tantôt  éployée  à  la  façon  dune 
grande  paire  d'ailes  stylisées  dont  les  extrémités  st- 
recourberaient  en  volutes,  comme  dans  les  campa- 
gnes de  Saint-Brieuc,  tantôt  adoptant  cette  forme 
de  conques  marines  qu'on  voit  aux  svelt.es  cancalai- 
ses  de  Feyen-Perrin.  Si  vous  voulez  boire  du  cidre, 
du  vrai  cidre  breton,  doré,  sapide  et  doux-fleurant, 
vous  ne  pouvez  être  mieux  servis  qu'à  Lamballe  ou 
qu'à  Plouer,  dont  les  crus  valent  ceux  de  Fouesnant. 
Et  quel  beurre  de  Bretagne  serait  comparable  à  ce- 
lui de  la  Prévalaye,  qui  faisait  les  délices  de  M""*  de 
Sévigné  ?  Laënnec,  dans  la  préface  de  sa  Moutarde 
celtique,  comptait  au  nombre  des  mets  qui  ne  dépa- 
reraient point  une  table  divine  les  poulardes  de 
Rennes,  les  huîtres  de  Cancale,  les  miches  de  Gui- 
■  chen,  les  laitages  de  Fougères  et  ces  fameuses  brio- 
ches «  qui  naquirent  sans  doute  à  Saint-Brieuc, 
comme  le  démontre  l'origine  du  mot  »,  de  mêmie  que 
les  pralines,  «  blanches,  brunes,  roses,  lilas  »,  fu- 
rent «  inventées  dans  les  fêtes  de  Lorge  pour  les  sei- 
gneurs du  lieu,  nos  braves  et  généreux  Praslins.  » 
Il  n'est  bon  sel  que  de  Guérande,  comme  il  n'est  fines 
aloses  qu'en  Loire  et  loyal  muscadet  qu'à  Nantes. 
En  vérité  non,  la  Haute-Bretagne,  pour  reprendre 
,  l'ancienne  appellation,  moins  exacte,  plus  commode 
f  que  la  division  tripartite  des  géographes,  n'a  rien 
à  envier  sur  ce  chapitre,  ni  sur  beaucoup  d'autres,  à 
la  Basse.  Et  peut-être  même,  quelquefois,  l'avan- 
tage lui  reste-t-il  :  Lokmariaquer  possède  le  géant 
des  menhirs,  le  Men-er-H'roech,  haut  de  22  mètres, 
mais  il  git  à  terre  en  quatre  tronçons,  tandis  que  la 
pierre  levée  du  Champ-Dolent,  près  de  Dol,  qui  me- 
sure 9  mètres  30  d'élévation,  8  mètres  70  de  tour  et 
cjui  plonge  à  7  mètres  dans  le  sol,  commande  encore 
les  solitudes  de  Carfantain. 


286  LA    HAUTE-BRETAGNE 

Est-ce  l'àme  qui  diffère  ?  Les  pays  de  «  marche  » 
participent  toujours  d'un  double  caractère  et  cette 
Haute-Bretagne,  riveraine  de  la  Normandie,  de  TAn- 
jou  et  du  Maine,  n'a  pas  été  bien  évidement  sans 
se  ressentir,  d'un  tel  voisinage.  Les  traits  sont  moins 
accusés  que  ceux  de  la  Bretagne  bretonnante  et  il 
semble  que  l'air  y  soit  plus  léger,  moins  chargé  de 
mystère  et,  pour  dire  le  mot,  sensiblement  idIus 
fade  que  l'air  trégorrois  ou  vannetais.  Autour  de 
Saint-Malo  cependant,  les  «  intersignes  »  sont  aussi 
fréquents  cju'autour  de  Paimpol;  ils  s'appellent  seu- 
lement ici  des  «  avènements  ».  Comme  les  femmes 
des  Islandais,  les  femmes  des  Terreneuvas  sont 
«  averties  »  du  décès  de  leurs  hommes  par  des  chan- 
delles qui  s'allument  toutes  seules,  par  des  voix  in- 
connues qui  les  hèlent  au  détour  d'un  chemin  creux, 
par  des  larmes  de  sang  qui  s'égouttent  sur  leurs 
couettes,  par  un  goéland  obstiné  qui  frappe  à  leurs 
vitres,  quelquefois  par  une  apparition  vaporeuse,  le 
fantôme  de  la  victime,  encore  vêtue  de  son  «  ciré  » 
et  coiffée  de  son  suroit,  qui  les  regarde  de  ses  yeux 
troubles,  pâlit  et  s'efface.  Les  marins  eux-mêmes,  si 
bronzés  qu'ils  soient  contre  les  dangers  physiques, 
n'échapiDent  pas  à  la  contagion  et  pour  eux,  dit 
M.  Herpin,  les  processions  de  glaçons  en  dérive  sur 
le  Banc  sont  les  transparents  cercueils  des  «  péris  en 
mer  »,  les  cercueils  de  leurs  âmes  qui,  encloses  dans 
ces  étranges  et  miroitantes  prisons,  rôdent  autour 
des  navires  pour  demander  une  prière.  Les  cloches 
d'Is,  en  Basse-Bretagne,  ont  pour  pendant  exact 
dans  la  Haute  la  cloche  du  Murain  que  des  pirates 
Scandinaves  dérobèrent  à  l'église  Saint-Melaine  et 
qu'une  tempête  engloutit  :  l'ouïe  des  pâtres,  certains 
soirs,  perçoit  encore  sous  les  eaux  sa  rumeur  étouf- 
fée. Ces  cloches  submergées  sont  toutes  un  peu  ma- 


LA     HAUTE-BRETAGNE  287 

^iciennes  ;  elles  prolongent,  dans  les  profondeurs, 
une  existence  clandestine;  il  arrive  même  qu'elles 
remontent  à  la  surface.  C'est  le  cas,  paraît-il,  de  la 
cloche  du  Murain  qui,  toutes  les  fois  qu'un  grand 
événement  s'apprête  pour  la  Bretagne,  reprend  sa 
place  au  clocher  de  l'église  métropolitaine  et  mêle 
son  timbre  rouillé  au  concert  des  autres  cloches... 

Sonna-t-elle  pour  la  naissance  de  René  ?  On  veut 
l'espérer  et  que,  dans  l'enfant  obscur  pareil  à  tous 
les  enfants,  la  cloche-fée  pressentit  l'écrivain  de  gé- 
nie qui,  suivant  le  mot  de  Brunetière,  devait  «  réta- 
blir parmi  les  hommes  le  sens  presque  éteint  de 
l'Au-Delà,  c'est-à-dire,  et  du  même  coup  celui  de  la 
religion  et  de  la  poésie  »  :  Chateaubriand  est  né  à 
Saint-Malo,  si  c'est  à  Combourg  qu'il  s'est  connu. 
Mais  Combourg  aussi  est  en  Haute-Bretagne;  ses 
vieilles  tours  féodales  sont  toujours  debout;  elles  se 
mirent  dans  les  mêmes  eaux  mortes;  elles  oppres- 
sent de  leur  stature  le  même  horizon  mélancolique. 
Certes  il  suffirait  à  la  gloire  de  la  Haute-Bretagne 
que,  sur  une  de  ses  bruyères,  René  adolescent  se 
soit  éveillé  au  sentiment  de  l'infini.  Et,  pour  que 
cette  terre  affirmât  plus  hautement  encore  combien 
elle  était  bretonne  jusque  dans  ses  contradictions, 
c'est  à  quelques  lieues  de  ce  même  Combourg,  dans 
la  solitude  svlvestre  de  la  Chesnave,  où  il  a  recons- 
titué  les  premières  communautés  celtiques,  que 
l'âpre  génie  d'un  Lamennais  conçoit  son  Essai  sur 
VIndifférence,  sommet  vertigineux  qui,  de  chute, 
en  chute,  doit  le  jeter  aux  abîmes  de  l'incroyance 
universelle. 

Chateaubriand  et  Lamennais,  les  deux  plus  grands 
noms  littéraires  de  la  Haute-Bretagne  et  dans  les- 
quels on  peut  croire  qu'elle  se  résume  avec  tous  ses 
contrastes  et  ses  heurts,   mais  toujours  son  même 


2J88  LA    HAUTE-BRETAGNE 

besoin  d'absolu  !  Il  y  a  mieux  pourtant  que  Com- 
bourg-  et  La  Chesnaye  et,  dans  cette  Haute-Breta- 
gne encore,  il  y  a  Paimpont  ou,  comme  on  l'appe- 
lait autrefois,  Brocéliande,  la  forêt  bretonne  par 
excellence,  sanctuaire  des  traditions  de  la  race  cel- 
tique et  laboratoire  de  sa  poésie.  Merveilleuses  fic- 
tions du  Val-Sans-Retour  et  de  la  Quête  du  Graal, 
prodige  de  la  fontaine  de  Baranton,  dont  quelques 
gouttes,  jetées  sur  la  margelle,  opéraient  un  brusque 
changement  atmosphérique,  ombre  adorable  de  Vi- 
viane rôdant  sous  le  couvert,  fantôme  de  Merlin 
prisonnier,  sous  un  buisson  d'aubépine,  du  sortilège 
dont  il  a  lui-même  fourni  la  formule,  telle  est  la  fi- 
délité de  cette  terre,  sa  puissance  de  conservation, 
que  leur  prestige  n'a  pas  faibli.  Après  avoir  ravi 
tout  l'Occident,  modifié  la  conception  de  l'amour 
profane,  instauré  le  dogme  de  la  fatalité  de  la  pas- 
sion, les  vieilles  traditions  de  la  forêt  enchantée 
continuent  à  vivre  d'une  sorte  de  vie  souterraine 
dans  les  âmes  des  riverains.  La  fontaine  de  Baran- 
ton elle-même  n'a  pas  perdu,  si  l'on  en  croit  Paul 
de  Gourcy,  toutes  ses  propriétés  :  quand  on  l'entend 
mugir,  c'est  signe  d'orage;  dans  les  temps  de  séche- 
resse, ie  clergé  s'y  rend  processionnellement,  trempe 
la  croix  paroissiale  dans  le  bassin,  la  secoue  sur  le 
perron  et  l'antique  miracle  se  renouvelle...  Pour  des 
«  sots  Bretons  »,  comme  les  Bretons  bretonnants  ap- 
pellent quelquefois  leurs  compatriotes  des  hautes 
terres,  concédez  que  les  Bretons  de  la  Bretagne  ren- 
naise n'ont  pas  mal  servi  la  gloire  de  leur  vieille 
province  !... 

Paimpont  est  comme  le  cœur  du  pays  celte.  Nous 
sommes  avec  cette  forêt  enchantée  sur  la  limite  des 
trois  Bretagnes  :  au  Sud,  par  Redon,  les  marécages 
de  la  Grande-Brière,  les  salins  du  Bourg-de-Batz,  le 


LA    HAUTE-BRETAGNE  289 

mail  guérandais,  vert  écrin  d'un  des  plus  purs 
joyaux  que  nous  ait  légués  la  Féodalité,  nous  tou- 
chons à  la  Loire  et  à  son  grand  emporium,  Nantes- 
la-Superbe,  qui  tranche  par  sa  richesse,  son  luxe, 
son  heureux  sens  du  commerce,  sur  la  pauvre  et 
triste  Bretagne  d'alentour. 

—  Les  Bretons  n'ont  jamais  eu  de  bonheur,  aimait 
à  dire  le  malicieux  Paul  Féval,  excepté  les  Nantais 
pourtant,  qui  regardent  où  ils  mettent  le  pied  et 
sont  les  Normands  de  la  Bretagne... 

Saint-Nazaire,  qui  est  l'avant-port  de  Nantes,  se- 
rait donc  un  peu  normand  aussi,  par  alliance.  A 
l'Ouest  et  au  Nord,  Paimpont  regarde  vers  les  âpres 
solitudes  morbihannaises,  la  riante  Gornouaille,  le 
grave  et  charmant  Trégor.  C'est  ici  la  Bretagne  clas- 
sique, si  l'on  peut  dire,  la  Bretagne  des  «  pardons  », 
des  calvaires,  des  binious,  des  menhirs,  des  korri- 
gans, des  clochers  à  jour,  des  vêtures  pittoresques, 
la  Bretagne  bretonnante  des  vieux  bardes,  rhapso- 
des ambulants  dont  la  rauque  mélopée  déchire  l'air 
dans  les  assemblées,  mais  qui  est  aussi  la  Bretagne 
de  Brizeux,  de  Hello,  de  Benan  et  de  Le  Braz,  du 
français  le  plus  musical  qu'on  ait  parlé  au  xix*'  siècle. 

Et  enfin,  à  l'Est,  Paimpont  est  tout  rennais  et  haut- 
breton.  Mais  où  commence  exactement  la  Haute- 
Bretagne  ?  Là  où  manquent  les  fleuves  et  en  l'ab- 
sence d'un  système  orographique  bien  dessiné,  c'est 
l'incertitude,  le  vague.  Il  ne  faudrait  pas  juger,  par 
exemple,  la  molle  région  ondulée,  qui  s'étend  au- 
delà  de  Vitré  sur  la  description  un  peu  trop  conven- 
tionnelle qu'en  a  donnée  Balzac  et  qui  ne  s'applique 
qu'à  la  Pèlerine  et  à  ses  environs.  Ce  pays  de  transi- 
tion, ce  border  est  moins  breton  que  ne  le  dit  Balzac. 
Déjà  pourtant,  dans  le  vallonnement  du  sol,  dans 
ces  levées  de  terre,  cernant  les  petites  divisions  agri- 

19 


290  LA    HAUTE-BRETAGNE 

coles  et  toutes  hérissées  de  gros  arbres  ou  de  fasci- 
nes d'ajoncs,  dans  ce  perpétuel  ruissellement  d'eaux 
vives,  de  sources  et  de  cascatelles,  dans  ces  chemins 
encaissés  où  s'enliserait  encore,  pendant  les  pluies 
d'hiver  et  malgré  les  progrès  de  la  voirie,  le  carosse 
de  M"*'  de  Sévigné  qui  eut  là  sa  délicieuse  retraite 
des  Rochers,  dans  un  air  jdIus  vif  et  comme  impré- 
gné de  senteurs  marines,  dans  tout  un  je  ne  sais 
quoi  qui  ne  se  peut  définir  et  qui  est  particulier  à  ce 
pays,  on  respire,  on  sent  la  Bretagne. 

On  y  entre  réellement  à  Vitré. 

La  défense  de  la  Bretagne  à  l'Est  s'appuyait  sur 
deux  piliers  qui  passaient  pour  inébranlables  :  Fou- 
gères et  Vitré.  Ils  flanquaient  le  seuil  du  haut  pays, 
le  bastionnaient  vers  la  Normandie  et  le  Maine.  Ils 
ne  sont  plus  que  des  curiosités  archéologiques. 

Mais  on  en  chercherait  vainement  d'aussi  bien 
conservées  dans  tout  le  reste  de  la  Bretagne.  Vitré 
surtout  nous  est  parvenu  presque  intact.  La  ville  n'a 
pas  gardé  qu'une  moitié  de  son  enceinte  et.  la  tota- 
lité de  son  imposant  château  fort  de  la  Trémoille 
dont  le  châtelet,  la  courtine  et  les  cinq  tours  d'an- 
gle aux  noms  pittoresques  (la  Montalifant,  la  tour 
des  Archives,  la  tour  Saint-Laurent,  la  tour  de  la 
Chapelle  et  la  tour  de  l'Argenterie)  font  un  cadre  à 
souhait  aux  magnifiques  logis  seigneuriaux  enfin 
dégagés  et  restitués  dans  leur  état  primitif  :  c'est  en- 
core dans  ses  rues  et  ses  venelles,  sauf  aux  abords  de 
la  gare,  un  véritable  musée  à  ciel  ouvert.  Rue  Bau- 
drairie,  rue  Gatesel,  rue  Notre-Dame,  rue  Poterie, 
rue  d'Embas,  place  du  Marchix,  carrefour  Garen- 
geot,  ce  ne  sont  que  maisons  à  bardeaux  et  aux  éta- 
ges surplombants,  pignons  à  boiseries  sculptées, 
toits  à  épis,  faîtages  ajourés,  statuettes,  gargouilles, 
niches,  tourelles,  porches  en  ogive  ou  en  plein  cintre, 


LA    IIAFTE-BRETAGNE  291 

tout  un  délicieux  bric  à  l)rac  du  temps  de  la  Renais- 
sance et  de  la  féodalité.  L'église  Notre-Dame  a  grand 
air,  quoique  composite,  mais  sa  chaire  à  prêcher 
extérieure,  timbrée  d'un  écu,  tonna  pendant  toute  la 
Ligue  contre  les  réformés  et  est  entrée  par  eux  dans 
l'histoire;  le  trésor  de  la  sacristie  renferme  une  série 
démaux  du  célèbre  artiste  limousin  Penicaud.  Au 
pied  des  remparts  coule  la  Vilaine,  fraîche  et  dorée 
ici  comme  une  nymphe  de  Rubens.  Et,  la  Grande- 
Poterne  franchie,  voici  le  faubourg  du  Rachapt, 
curieux  assemblage  de  bicoques  en  tire-bouchon 
dont  les  plus  biscornues  grimpent  le  long  d'une 
rue  à  pic  où  l'on  peut  voir  travailler  sur  le  pas  de 
leurs  portes  les  ouvrières  qui  se  livrent  à  l'indus- 
trie du  tricotage  à  main,  une  des  spécialités  vitréen- 
nes  avec  les  bagés,  qui  sont  la  grande  friandise  lo- 
cale. Les  aiguilles  de  buis  trottent  prestes  aux  doigts 
des  artisanes,  mais  les  langues  vont  encore  plus  vite 
et  les  yeux  ne  chôment  point  quand  ua^-se  un 
étranger. 

Se  targuant,  ni  plus  ni  moins  que  Rome,  d'une  ori- 
gine remontant  à  la  guerre  de  Troie,  Vitré,  dont  les 
bourgeois  se  donnaient  du  gentilhomme,  avait  élu 
pour  fondateur  Vitruvius,  un  des  compagnons  du 
petit-lîls  d'Enée,  le  légendaire  Brutus,  père  putatif 
des  Bretons  de  la  Grande-Bretagne.  Vitrivius,  est-il 
besoin  de  le  dire  ?  n'a  jamais  existé  que  dans  l'ima- 
gination de  quelque  scribe  en  mal  d'érudition.  Le 
nom  de  Vitré  ne  commence  d'apparaître  que  vers  la 
première  moitié  du  xv  siècle,  avec  ce  Riwallon  d'Au- 
ray,  qui  fut  une  manière  d'Aymerillot  bas-breton  et 
à  qui  le  duc  Geffroi,  pour  prix  de  son  zèle  à  le  ser- 
vir, apanagea  un  grand  fief  limitrophe  du  Maine  et 
de  l'Anjou  :  le  Vandelais.  Riwallon  y  bâtit  le  château 
de  Vitré  et  prit  le  titre  de  baron.  Au  bout  d'une  an- 


292  LA    HAUTE-BRETAGNE 

née,  sa  femme  Gwen-Arc'hant  (blanche  comme  l'ar- 
gent), qui  était  de  Basse-Bretagne  comme  lui,  mit 
au  monde  un  fils  qu'on  appela  Tristan.  Et  ce  fut- 
Tristan  le  bien  nommé;  car,  à  la  mort  de  ses  parents, 
chassé  par  ses  vassaux  en  révolte,  il  lui  fallut  cher- 
cher un  asile  à  Fougères  près  du  Seigneur  Main,  le- 
quel avait  pour  sœur  Inoguen. 

«  Or,  cette  sœur,  belle  à  merveille,  dit  la  chroni- 
que, aima  Tristan  de  Vitré  et,  désirant  l'avoir  à 
époux  et  non  autre,  révéla  le  secret  de  son  cœur  à 
son  frère  Main,  qui  de  ce  requit  Tristan.  Et  Tristan, 
en  s'excusant,  répondit  qu'il  était  déshérité  et 
n'avait  terre  où  il  la  put  mener  quand  il  l'aurait 
épousée.  Adonc  Main  lui  promit  en  dot  de  mariage, 
avec  la  dite  Inoguen  sa  sœur,  tout  ce  qu'il  avait  en 
Vandelais,  outre  le  fleuve  de  Couesnon.  Quand  Tris- 
tan se  vit  ainsi  pressé,  il  considéra  la  grâce  que  lui 
avait  faite  Main  ;  ainsi  ne  l'osa  refuser,  mêmement 
pour  l'honneur  et  la  beauté  de  la  demoiselle,  et  la. 
prit  à  femme  avec  la  dot  qui  lui  fut  assise  et 
baillée.  » 

Conte-t-on  encore  ce  joli  déduit  d'amour  aux  pèle- 
rins qui  se  rendent  de  Vitré  à  Fougères  ?  L'histoire 
de  Tristan  et  d'Inoguen  a  comme  un  parfum  de  che- 
valerie. Les  Guides  devraient  la  recueillir  :  ce  serait 
la  meilleure  initiation  aux  beautés  féodales  de  la 
reine  des  places  fortes  bretonnes. 

Fougères  en  effet  offre  cette  singularité  d'être  à  la 
fois  une  ville  industrielle  —  la  première  ville  indus- 
trielle de  Bretagne  après  Nantes  —  et  une  ville  du 
plus  parfait  archaïsme,  la  ville  par  excellence  de  la 
féerie  celtique  :  Viviane  de  Brocéliande  n'y  est-elle 
point  honorée  sous  le  vocable  d'une  sainte  totale- 


LA    HAUTE-BRETAGNE  293 

lîient  inconnue  de  la  liturgie  officielle  (1),  et  Juliette 
Drouet,  cette  autre  Viviane  de  cet  autre  magicien 
<iu  verbe  que  fut  l'auteur  de  la  Légende  des  Siècles, 
n'y  ouvrit-elle  pas  ses  beaux  yeux  de  jais  à  la  lu- 
mière ?  Accord  miraculeux  du  paysage  et  des  amants 
qui  s'y  bercèrent  tout  un  été  de  1837  !  Le  soir  sur- 
lout,  quand  Fougères  arrête  ses  métiers  et  que,  ren- 
dues au  silence  du  passé,  ses  vieilles  tours  de  Mélu- 
3ine  et  du  Gobelin,  ses  remparts,  ses  échauguettes 
•et  ses  flèches  s'enlèvent  en  noir  sur  le  ciel,  c'est  un 
rêve  de  Hugo  réalisé;  on  dirait  un  de  ces  dessins  à 
•l'encre  où,  sous  un  ciel  dramatique  et  mouvementé, 
le  grand  poète  s'amusait  à  ériger  les  capricieuses 
architectures  moyenâgeuses  qui  hantaient  son  cer- 
veau de  burgrave  en  disponibilité.  Cette  flore  de 
pierre  épanouie  à  l'extrémité  d'une  longue  artère 
zîioderne  —  le  boulevard  de  Rennes  —  peut  à  la 
fois  s'admirer  d'en  bas  et  d'en  haut,  car  une  partie 
•de  la  ville  la  domine.  De  la  Place  aux  Arbres,  obser- 
A'atoire  merveilleux  où  aimait  à  s'accouder  la  rêve- 
rie de  Balzac  suivant  au  fond  du  vallon  la  reptation 
silencieuse  de  ses  Chouans,  un  petit  chemin  brus- 
que et  ombreux,  dit  de  la  duchesse  Anne,  mène  dans 
le  populeux  faubourg  du  Nançon,  pressé  autour  de 
sa  vénérable  abbaye  de  Saint- Sulpicé  et  tout  bruis- 
sant, comme  les  rues  de  la  haute  ville,  d'un  claque- 
ment de  sabots  et  de  galoches.  C'est  vers  1830  que 
fut  importée  à  Fougères  la  fabrication  du  chausson 
de  lisières  qui  occupait,  quelques  années  plus  tard, 
un  millier  d'hommes.  Fougères  fabrique  aujour- 
d'hui tous  les  produits  ordinaires  de  la  cordonnerie; 
ses  ateliers  sont  pourvus  des  machines  les  plus  per- 


(1)  Informations  prises,  Viviane  serait  une  graphie  erronée  pour 
Bibiane.  Mais  cette  erreur  même  n'est-elle  point  bien  significative  1 


294  LA    HAUTE-BRETAGNE 

fectionnées;  15.000  ouvriers  et  1.200  employés  y  tra- 
vaillent dans  35  fabriques  :  le  total  de  la  production 
s'élève  à  80  millions  de  francs  (1).  Mais  les  crises 
sont  fréquentes  céans;  les  grèves  sans  violence,  mais 
longues  et  23assionnées.  L'ouvrier  fougerais  est  un 
syndicaliste  qui  se  prend  au  sérieux,  la  féodale  Fou- 
gères un  second  Limoges  :  tout  s'y  traite  en  accord 
avec  la  C.  G.  T.,  qui  donne  au  besoin  l'impulsion^ 
entretient  sur  place  des  délégués  pernianents.  Pres- 
que aucun  soir,  à  Fougères,  ne  se  passe  sans  quel- 
que réunion  corporative  et  ce  n'est  pas  en  somme 
une  des  moindres  surprises  que  réserve  au  visiteur 
cette  paradoxale  cité  d'y  voir  les  questions  écono- 
miques les  plus  aiguës  se  débattre  dans  un  décor  du 
temps  de  Merlin  l'enchanteur. 

Quelle  différence  avec  Rennes  1  Rien  —  ou  si  peu 
—  n'y  est  du  moyen-âge  ou  de  la  Renaissance;  rien 
ou  presque  rien,  dans  cette  capitale  d'Arthur  de  Ri- 
chement et  de  François  II,  n'évoque  les  temps  de 
l'indépendance.  Et,  en  revanche,  tout  y  reporte  l'es- 
prit vers  le  siècle  qui  consomma  l'asservissement  de 
la  province.  C'est  ainsi  qu'on  a  pu  définir  Rennes 
un  Versailles  sans  Versailles,  autrement  dit  sans  le 
château  ni  le  parc,  mais  avec  les  vastes  avenues,  les 
routes  droites,  l'herbe  entre  les  pavés  et  cette  cou- 
leur grise  du  temps  passé  qui,  à  Rennes  comme  à. 
Versailles,  revêt  toute  chose  de  sa  mélancolie  solen- 
nelle. Mais  la  vérité  est  que  Rennes  est  surtout  une 
ville  parlementaire,  et  c'est  pour  n'avoir  pas  com- 
23ris  ce  caractère  qu'on  l'a  tant  calomniée,  même  l'in- 
dulgent Henry  Houssaye  qui,  rappelant,  à  l'Acadé- 
mie française,  que  Leconte  de  Lisle  y  passa  ses  pre- 

(1)  Ces  chiffres  ne  valent,  bien  entendu,  que  pour  la  période  qui 
précéda  immédiatement  la  guerre. 


LA    IIAT'TE-BRETAGNE  20."> 

mières  années  d'étudiant,  disait  :  «  Encore  que  Ren- 
nes ne  soit  pas  précisément  une  ville  enchante- 
resse... »  Mais  Marbode,  qui  fut  évèque  de  Rennes 
et  qui  cultivait  le  vers  «  catapultin  »,  a-t-il  parlé  en 
termes  plus  flatteurs  de  sa  bonne  ville  épiscopale  ? 

Urbs  Redonis,  spoliata  bonis,  viduata  colonis, 
Plena  solis,  odiosa  polis,  sine  lumine  solis... 

Et  Paul  Féval  —  un  Rennais  encore  —  se  mon- 
trait-il plus  tendre  quand  il  parlait  des  puces  de  sa 
ville  natale,  «  renonnnées  depuis  Jules  César  pour 
leur  grosseur  »,  et  qu'il  ajoutait  :  «  A  Rennes,  pres- 
que toutes  les  maisons  ont  à  l'intérieur  des  galeries 
régnantes  qui  ne  rappellent  en  rien  celles  de  Flo- 
rence. Ce  sont  de  longs  appendices  branlants  comme 
des  échafaudages  et  soutenus  par  de  simples  soli- 
veaux tout  naïvement  piqués  dans  les  murs  »  ? 

Voilà  une  belle  description  !  11  est  incontestable 
que  Rennes  manque  de  gaieté,  que  la  Vilaine,  blo- 
quée entre  deux  hautes  parois  de  pierre,  y  fait  l'ef- 
fet d'un  fossé  bourbeux,  que  l'architecture  de  cer- 
tains faubourgs  laisse  grandement  à  désirer;  mais 
sur  la  rive  droite  du  fleuve,  dans  le  quartier  large 
et  aéré,  où  voisinent  l'Hôtel  de  Ville,  la  Préfecture, 
le  Palais  de  Justice,  le  Théâtre,  l'HôtelDieu,  la  Ca- 
thédrale, etc.,  l'impression  est  très  différente.  Ce 
sont  bien  là  ces  «  belles  grandes  rues  monumenta- 
les »  dont  a  parlé  Taine  et  où  il  regrettait  cepen- 
dant qu'il  n'y  eût  rien  pour  le  goût.  Il  eût  fallu  dire 
pour  un  certain  goût,  car  le  Palais  de  Justice  tout  au 
moins,  qui  est  l'ancien  palais  du  Parlement  de  Bre- 
tagne et  qui  fut  bâti  de  1618  à  1694  sur  les  plans  de 
Debrosse  et  décoré  intérieurement  par  Coypel,  Er- 
hard  et  Jouvenet,  possède  toute  la  majesté  qui  sied 
aux  monuments  de  cette  sorte.  Et  enfin  Rennes  a 


296  LA    HAUTE-BRETAGNE 

son  Thabor,  un  des  plus  beaux  jardins  d'agrément 
qu'il  y  ait  par  le  monde,  sa  porte  Mordelaise,  flan- 
quée de  grosses  tours  à  mâchicoulis  —  tout  ce  qui  lui 
reste  de  ses  ducs  — ,  le  Véronèse  et  le  Jordaëns  de  son 
musée,  surtout  ses  Lices,  ses  Arcades  et  son  Café  de 
la  Comédie,  fameux  à  vrai  dire  moins  par  lui-même 
que  par  la  clientèle  panachée  dont  il  était  le  ren- 
dez-vous aux  premiers  âges  de  la  République.  Wal- 
deck-Rousseau,  qui  y  fréquenta,  en  gardait  le  plus 
joyeux  souvenir. 

—  Figurez-vous,  me  contait-il  un  soir,  au  Dîner 
des  Bretons  de  Paris,  qu'il  était  divisé,  comme  la 
Chambre,  en  droite  et  en  gauche.  Bien  entendu,  les 
républicains,  MéhauUe,  Jouin,  Martin-Feuille,  Bri- 
ce,  Hovius,  Durand,  Robidou,  moi-même,  nous  sié- 
gions à  gauche.  A  droite  les  conservateurs.  Un  ter- 
rain neutre,  le  centre,  occupé  par  un  billard.  Mais 
il  n'y  avait  pour  tout  le  café  qu'un  billard,  et  les 
deux  camps  comprenaient  d'acharnés  pousseurs  de 
billes.  Des  compétitions  étaient  à  craindre.  La  gé- 
rante, du  haut  de  son  comptoir,  prononçait  :  «  Au 
tour  de  ces  messieurs  de  la  gauche  !  »  ou  bien  : 
«  Messieurs  de  la  droite,  le  billard  est  vacant.  » 
Cette  gérante  était  une  belle  et  puissante  dame  qui, 
avec  un  l)andeau  sur  les  yeux  et  une  balance  dans 
la  main,  aurait  fait  une  excellente  incarnation  de  la 
Justice.  Nous  appartenions  presque  tous  au  liarreau; 
nous  avions  le  respect  des  formes.  Et  c'est  ainsi  que 
des  conflits  sanglants  purent  être  évités... 

Le  barreau  rennais  !  Il  a  sa  page  dans  l'histoire. 
Et  le  fait  est  que,  sans  remonter  aux  jurisconsultes 
dont  les  statues  ornent  le  perron  du  Palais  (d'Ar- 
gentré,  La  Chatolais,  Touillier  et  Gerbier),  bien  peu 
de  barreaux  de  province  comptèrent  autant  d'illus- 
trations,   depuis   le   bâtonnier   MéhauUe,    représen- 


LA    HAUTE-BRETAGNE  297 

tant  du  peuple  en  48,  homme  éloquent,  mais  dis- 
gracié, sous  le  portrait  duquel  un  plaisant  qu'on  dit 
être  Dumas  père  avait  griffonné  ce  quatrain  qui 
courut  tout  Paris  : 

Cette  image  dont  j'ai  l'étrenne 
Représente  MéhauUe  au  regard  incertain. 
Ou  lit  en  haut  :  lllc-et-  VHaint-, 
On  devrait  dire  :  Il  eut  vilain... 

jusqu'au  petit  papa  Jouin,  guère  plus  grand  que 
Thiers  et  presque  aussi  bien  doué  que  lui,  en  pas- 
sant par  M"  Hamard,  le  Lachaud  breton.  M®  Girau- 
deau,  M''  Ménard,  M"  de  la  Pinelais,  M*^  Grivart  sur- 
tout, dont  on  citait  ce  beau  trait  :  gouverneur  du 
Crédit  Foncier  en  même  temps  que  sénateur,  il  se 
signalait  par  l'indépendance  de  ses  votes.  Un  minis- 
tre lui  en  fit  l'observation  : 

—  Je  ne  comprends  pas,  M.  Grivart,  je  trouve 
même  étrange  qu'un  fonctionnaire  vote  si  souvent 
avec  l'opposition. 

Le  soir  même,  Grivart  donnait  sa  démission  de 
gouverneur  et  votait  de  plus  belle  contre  le  minis- 
tère... 

Il  semble  qu'on  franchisse  toute  une  civilisation 
en  passant  de  Rennes  à  Saint-Malo,  de  la  vieille 
cité  parlementaire  à  la  cité  des  corsaires,  île  plus 
C]ue  presqu'île,  secouée  sur  son  roc  d'un  obscur  fré- 
missement et  toujours  prête,  dirait-on,  à  rompre 
son  amarre  continentale  pour  se  lancer  dans  les 
aventures  du  large.  Le  même  besoin  d'inconnu,  la 
même  aspiration  vers  les  grands  horizons  de  la  Na- 
ture ou  de  l'Ame  travaille  ses  Jacques-Cartier,  ses 
Duguaj^-Trouin,  ses  Mahé  de  la  Bourdonnais,  ses 
Surcoût,  ses  Chateaubriand  et  ses  Lamennais.  Re- 
monteurs de  courants,   découvreurs  de  terres  vicr- 


298  LA    HAUTE-BRETAGNE 

ges,  ils  sont  là  comme  dans  une  aire  d'où  ils  s'élan- 
cent pour  annexer  des  mondes.  Tout  ce  qu'ils  tou- 
chent, ils  le  renouvellent  ou  le  marquent  au  cachet 
de  leur  ardente  personnalité  ;  Broussais  fonde  la 
médecine  physiologique;  Lamettrie'  fait  de  la  psy- 
chologie une  annexe  de  l'histoire  naturelle;  Mauper- 
tuis  court  jusqu'en  Laponie  mesurer  le  globe  ter- 
restre; Porcon  de  la  Barbinais  ressuscite  Régulus; 
Boursaint  crée  l'assistance  aux  marins.  «  Ville  uni- 
que au  monde  !  pouvait  écrire  Jules  Simon.  On  fait 
en  un  quart  d'heure  le  tour  de  ses  remparts  et  cepen- 
dant, rien  qu'à  parcourir  ses  rues,  on  y  apprendrait 
l'histoire  de  France.  » 

Les  étranges  rues  !  A  peine  le  guichet  de  la  Grand- 
Porte  franchie,  on  se  sent  tout  de  suite  transporté 
dans  une  ville  à  part  et  comme  amphibie,  une  ville 
de  haut  bord,  une  République  de  la  mer.  Tout  y  est 
marin,  jusqu'à  l'escarpement  des  rues  raides  comme 
des  haubans,  et  au  clocher  de  la  cathédrale,  élancé 
comme  un  màt.  Nulle  autre  ville  ne  possède  de  ces 
maisons  du  xV  siècle  dont  le  pignon  en  petits  car- 
reaux de  verre  rappelle  si  étrangement  les  proues  des 
anciennes  galiotes.  Et  que  d'autres  bâtisses  somp- 
tueuses ou  bizarres  accrochent  l'œil  au  passage  ;  la 
Maison  d'Argent;  le  château  des  Bigorneaux,  ainsi 
nommé  des  mollusques  lumineux  qui,  d'après  la  lé- 
gende, étoilent  sa  face  à  Noël,  pendant  les  douze 
coups  de  minuit;  la  maison  Renaissance  à  devanture 
de  iDois  où  naquit  Duguay-Trouin;  la  belle  maison 
Louis  XIV  d'André  Desilles,  surnommé  «  le  héros 
de  Nancy  »  qui,  au  cours  d'une  révolte  militaire,  en 
1790,  se  jeta  au  devant  des  canons  déjà  bracjués  et 
fut  tué  en  essayant  d'arracher  les  mèches  des  mains 
des  servants;  VHôtd  de  France  enfin,  ancien  logis 
des  Chateaubriand  et  qui  conserve  dans  son  état  pri- 


LA    HAUTE-BRETAGNE  2.\)9 

mitif  la  chainl)re  où,  par  une  symbolique  nuit 
d'orage,  la  mère  de  René  lui  «  infligea  »  la  vie.  Des 
îles  s'égrènent  à  l'horizon,  cimetières  marins  préhis- 
toriques, dont  l'un,  le  Grand-Bé,  a  retrouvé  sa  des- 
tination avec  l'incurable  hypocondre  qui,  pareil  au 
pharaon  de  la  colline  d'El-Kab,  anonyme  et  so- 
litaire comme  lui,  y  a  enfoui  son  dédain  des  hommes 
et  sa  nostalgie  de  l'absolu. 

Saint-Malo  aussi  s'endort  deux  fois  l'an.  Une  pre- 
mière fois  après  l'émigration  de  sa  population  mas- 
culine vers  Terre-Neuve;  une  seconde  fois  à  la  fin 
de  la  saison  balnéaire.  Et  elle  ressemble  ainsi  tour 
à  tour  à  une  ruche  et  à  un  tombeau.  Le  départ  pour 
Terre-Neuve  a  lieu  généralement  en  mars.  C'est  la 
veille  de  ce  grand  exode  maritime  qu'il  faut  voir 
Saint-Malo,  avec  ses  auberges  mugissantes  comme 
des  repaires  de  boucaniers.  Derrière  les  remparts 
on  entend  la  mer  qui  roule  dans  la  nuit.  Au  petit 
jour,  dans  la  brume,  la  caravane  des  Terreneuvas 
s'enfoncera  vers  l'inconnu  Et  Saint-Malo,  veuf  de 
ses  fils,  retombera  au  silence  jusqu'à  l'août  pro- 
chain, où  la  saison  balnéaire  emplira  de  nouveau 
ses  rues  d'une  animation  factice  et  substituera  dans 
les  bassins,  aux  lourdes  coques  des  goélettes  mo- 
ruyères,  la  clientèle  élégante  du  yachting  interna- 
tional. 


D'ORLEANS  A  LANDERNEAU 


A  Raymond  Prévost 

Madame  de  Sévigné,  quand  elle  allait  en  Breta- 
gne, prenait  volontiers  le  coche  d'eau  qui  la  menait 
en  musant  à  Ancenis  ou  à  Nantes,  d'où,  par  voie  de 
terre,  elle  gagnait  les  Rochers.  On  n'était  pas  à  quel- 
ques jours  près  en  ces  âges  d'innocence  et  l'on  ne 
souhaitait  pas,  à  peine  parti,  d'être  déjà  rendu.  Nous 
avons  changé  tout  cela  et,  d'ailleurs,  il  n'y  a  plus  de 
ooche  d'eau  d'Orléans  à  Nantes  et  pour  cause,  puis- 
que la  Loire  —  ô  progrès  !  —  n'est  plus  navigable. 
Mais  quoi  !  c'est  quand  même  et  toujours  la  Loire  et, 
pas  un  moment  jusqu'à  Saint-Nazaire,  la  voie  ferrée, 
qui  longe  le  beau  fleuve  chanté  par  Ronsard,  ne  lais- 
se à  l'œil  le  temps  de  se  reposer.  L'histoire  s'inscrit 
jDartout  dans  le  paysage  en  traits  magnifiques.  Les 
plus  fameux  sont  rassemblés  dans  l'Orléanais  et  la 
Touraine  —  cette  Touraine  heureuse  qui  a  mérité 
qu'on  l'appelât  le  Jardin  de  la  France  et  dont  les 
plans  harmonieux  semblent  avoir  été  disposés  par 
une  nature  géomètre  et  musicienne.  Là  s'élèvent 
Chambord,  Blois,  Chaumont,  Chenonceaux,  Am- 
boise,  Azay-le-Rideau,  etc.,  demeures  princières  qui 
nous  font  pénétrer  au  cœur  même  de  la  Renais- 
sance française.  Le  siècle  de  François  I"  s'y  est  ex- 
primé aussi  pleinement  et  avec  plus  de  souplesse  et 
de  variété  que  le  siècle  de  Louis  XIV  dans  la  fas- 
tueuse synthèse  de  Versailles  :  c'est  une  suite  de  pa- 


D'ORLÉANS  A  LANDERNEAU  301 

ges  merveilleuses,  une  chronique  complète  de  la 
cour  des  Valois  écrite  dans  la  pierre  par  des  «  maî- 
tres d'œuvres  »  et  des  tailleurs  d'images  qui  ne  por- 
taient pas  tous  des  noms  en  i,  comme  on  l'a  cru 
longtemps,  et  s'appelaient  bravement  Viard,  Co- 
queau,  Gourdeau,  Nepveu,  Philibert  Delorme  et 
Michel  Colomb. 

Il  n'est  pas  indifférent  de  noter  que  l'un  de  ces 
artistes,  le  dernier  et  le  plus  grand  peut-être,  avait 
vu  le  jour  «  au  diocèse  de  Saint-Pol-de-Léon  ».  Par 
lui,  comme  par  la  souveraine  qui  l'appela  auprès 
d'elle  et  qui  était  cette  petite  «  Brette  »  nostalgique 
et  têtue  qu'épousèrent  successivement  Charles  VIII 
et  Louis  XII,  la  Bretagne  prit  une  part  glorieuse  au 
mouvement  de  la  Renaissance  française.  Mais  chez 
elle,  soit  paresse  d'esprit,  soit  fidélité  à  la  tradition, 
cette  même  Bretagne  continua,  presque  jusqu'au  mi- 
lieu du  xvr  siècle,  d'employer  dans  ses  monuments 
les  formules  périmées  du  gothique... 

Le  défilé  de  toutes  ces  merveilles,  par  express,  ne 
demande  pas  plus  de  cinq  ou  six  heures,  quand,  au 
temps  de  la  marquise,  il  exigeait  cinq  ou  six  jours. 
Et  soudain,  à  Saint-Nazaire,  voici  l'Océan.  La  ville, 
rectiligne  et  sans  imprévu  du  reste,  le  port,  les  bas- 
sins, les  jetées,  tout  s'efface  devant  Lui.  On  dirait 
qu'il  est  plus  immense  ici  que  partout  ailleurs  :  le 
contraste  serait  presque  trop  vif  entre  les  coteaux 
fleuris  de  pampres,  les  architectures  d'une  suprême 
élégance  qu'on  vient  de  quitter,  et  ces  espaces  illi- 
mités, parcour'us  des  grandes  houles  atlantiques 
qui  s'y  déploient  sans  obstacles,  si,  près  de  là,  dans 
la  dune,  ne  s'ouvraient  sous  les  pins  les  criques  les 
plus  reposantes,  des  hémicycles  de  sable  blanc  d'un 
dessin  si  parfait  qu'on  les  dirait  tracés  au  compas  : 
Pornichet,  le  Pouliguen,  la  Baule,  la  Turballe  —  et 


302  D'ORLÉANS   A   LANDERNEAU 

d'un  coloris  si  clair  que  le  nom  de  Côte  d'argent 
conviendrait  seul  à  cette  zone  privilégiée  du  littoral 
JDreton  commandée  par  les  onze  tours,  les  quatre 
portes  cardinales  et  les  hauts  remparts  à  mâchicou- 
lis de  son  ancienne  métropole  Guérande,  sarcophage 
d'une  cité  momifiée. 

Il  n'y  a  pas  cinquante  ans,  on  jargonnait  encore 
un  breton  barbare  dans  quelques  villages  des  envi- 
rons du  Bourg-de-Batz  (1)  et  les  paludiers  de  la  ré- 
gion portaient  les  gilets  étages,  les  braies  en  toile 
fine,  serrées  aux  genoux  par  des  jarretières  flottan- 
tes, la  veste  écarlate  et  le  feutre  à  larges  bords  re- 
levés sur  le  côté,  qu'on  ne  leur  voit  plus  qu'à  la  pro- 
cession du  Sacre  et  dans  les  cavalcades  de  charité. 
La  Grande-Brière,  un  peu  à  l'écart,  noyée  de  bru- 
mes, s'est  mieux  gardée,  sans  doute  grâce  à  son  iso- 
lement :  elle  forme  comme  un  maquis  aquatique, 
une  Corse  marécageuse  au  milieu  de  cette  Bretagne 
du  Sud,  plus  française  que  bretonne.  L'autre  Breta- 
gne, la  «  bretonnante  »,  pour  la  découvrir,  il  faut 
attendre  d'avoir  franchi  la  Vilaine  et  même  poussé 
un  peu  plus  loin  jusqu'aux  abords  de  Vannes,  chez 
les  Guénédours  (2).  C'est  quelques  tours  de  roue  sup- 
plémentaires à  s'infliger  :  mais  comme  on  en  est 
récompensé  ! 

Quand,  par  le  magnifique  chemin  de  la  Loire,  on 
arrive  comme  au  bout  d'une  avenue  royale  à  la  li- 
sière du  mélancolique  Morbihan,  on  est  saisi  mal- 
gré soi  par  le  changement  qui  s'opère  dans  le  pay- 
sage. Ces  landes  âpres,  dont  la  plus  grande,  l'im- 
mense lande  de  Lanvaux,  a  pu  être  comparée  au  dé- 
sert de  Gobi,  ces  forêts  mystérieuses  (Lanoë,  Camors, 

(1)  Voir  notre  roman  VAhbesse  de  Gitérande. 

(2)  De  Guened  (blé  blanc"),  nom  du  Vannetais. 


D'ORLÉANS   A   LANDERNEAU  303 

Quénécan,  etc.),  qui  furent  les  bauges  de  la  chouan- 
nerie après  avoir  été  les  sanctuaires  du  druidisme, 
ces  longues  files  de  peulvans  et  de  menhirs  proces- 
sionnant  jusc{u'aux  limites  de  Thorizon,  ces  étangs 
léthargicjues,  mirant  flans  la  rouille  de  leurs  eaux 
des  fantômes  de  châteaux  démantelés,  tout  ici,  jus- 
qu'à la  grisaille  de  l'atmosphère,  jusqu'au  cri  des 
échassiers,  seuls  hôtes  de  ces  solitudes,  semble  ap- 
partenir au  Passé  et  protester  contre  la  violation  de 
son  dernier  asile. 

Quel  sortilège  pèse  donc  sur  ce  pays  ?  D'où  vient 
cette  immobilité  des  choses  qui,  à  certaines  heures, 
en  certains  lieux,  donne  presque  l'impression  d'une 
sourde  hostilité  ? 

C'était,  jusqu'au  christianisme,  une  croyance  ré- 
pandue dans  tout  l'Occident  que  les  âmes  des  morts 
s"en  allaient  outre-mer  habiter  d'autres  rivages,  dé- 
signés chez  les  Celtes  sous  le  nom  dWnnwyn,  chez  les 
Latins  iVorbis  alhis^  et  qu'avant  d'appareiller  pour  la 
traversée  suprême  ces  aines  faisaient  escale  dans  les 
îles  du  littoral  armoricain  transformées  en  entre- 
pôts de  l'Au-Delà.  Les  noms  de  Tombelaine,  du 
Mont  Tombe  (ancien  nom  du  Mont  Saint-Michel), 
du  Grand-Bé,  du  Petit-Bé  {bé  veut  dire  tombe  en  cel- 
tique), d'Enez-Sûn  ou  île  des  Sept-Sommeils  (île 
de  Sein),  etc.,  rappellent  encore  cette  affectation  fu- 
néraire. Dans  l'esprit  des  anciens,  l'Armorique,  en 
effet,  passait  pour  la  péninsule  la  plus  rapprochée 
du  sombre  rivage.  D'où  l'usage  qui  aurait  prévalu 
de  bonne  heure  d'y  conduire  les  dépouilles  des  morts, 
surtout  des  morts  illustres,  pour  éviter  à  leurs  mâ- 
nes un  trop  long  voyage  par  terre  :  parvenus  à  des- 
tination, on  les  inhumait  au  bord  des  flots,  tantôt 
sous  une  pierre  levée  [rnenhir),  tantôt  dans  une  cham- 
bre sépulcrale,  sous  un  mamelon  artificiel  {dohyien. 


304  D'ORLÉANS  A  LANDERNEAU 

galgal  et  tumulus).  Le  Morbihan,  sans  doute  à  cause 
du  nombre  et  de  la  proximité  des  îles  du  golfe,  de- 
vint ainsi,  à  une  époque  qu'il  est  malaisé  de  déter- 
miner, mais  assurément  très  ancienne,  une  vaste  né- 
cropole, un  grand  «  champ  dolent  »  du  monde  occi- 
dental. Erdeven,  Kerserho,  Sainte-Barbe,  la  lande  du 
Haut-Brambien,  Carnac  surtout,  avec  ses  2,000  men- 
hirs, débris  de  la  prodigieuse  forêt  lithique  qui  le 
couvrait  autrefois,  furent  les  principaux  centres 
d'inhumation.  Mais  comment,  après  avoir  rempli 
un  tel  rôle  dans  le  passé,  le  Morbihan  ne  serait-il 
pas  un  peu  "mélancolique  ?  D'avoir  été  le  cimetière 
du  monde  il  n'est  pas  que  quelque  chose  n'en  de- 
meure au  moins  dans  l'aspect  général. 

Et  n'est-ce  pas  encore  ce  pays  qui  par  trois  fois  : 
en  56  avant  J.-C,  en  1364  et  en  1795,  servit  d'ossuaire 
à  la  nation  armoricaine,  à  la  fleur  de  la  chevalerie 
bretonne  et  aux  derniers  tenants  de  la  monarchie 
française  ?  A  quelques  pas  de  l'estuaire  où  la  for- 
tune et  les  vents  trahirent  la  flotte  des  Venètes,  à 
l'endroit  même  où  Charles  de  Blois  tomba  en  ho- 
quetant :  Haa  Domine  Deus  !  952  gentilhommes  de 
l'armée  de  Sombreuil,  fusillés  et  enfouis  au  lende- 
main de  Quiberon  dans  le  champ  qui  reçut  de  la 
piété  populaire  le  nom  de  Champ  des  Martyrs,  puis 
transportés  dans  la  chartreuse  d'Auray,  attestent 
l'espèce  de  fatalité  historique  qui  continue  de  peser 
sur  ce  coin  de  terre,  immémorialement  voué  aux 
dieux  infernaux.  Hic  cecidenint,  lit-on  sur  le  mau- 
solée d'Auray.  Inscription  de  charnier,  laconique 
et  sublime,  et  qui  semble  envelopper  dans  son  ano- 
nymat volontaire  tous  les  hôtes  du  ténébreux  sous- 
sol  morbihannais  ! 

«  L'Armorique,  terre  des  morts.  »  Cette  formule 
de  l'historien  des  Gaules,  Camille  Jullian,  est  parti- 


D'ORLÉANS  A   LANDERNEAU  30o 

culièrement  applicable  au  Morbihan.  Encore  ne  fau- 
drait-il pas  étendre  à  tout  le  département  ce  qui 
n'est  vrai  que  de  sa  portion  inférieure,  la  plus  sau- 
vage, mais  non  pas  la  moins  émouvante  et  qui  con- 
traste par  sa  rudesse,  son  air  d'antiquité,  avec  l'apai- 
sante douceur,  la  grâce  sans  pareille,  la  verte  fraî- 
cheur des  vallées  du  Blavet,  du  Loch,  du  Ninian 
et  de  l'Evel. 

La  Bretagne  est  la  terre  des  oppositions.  On  y 
passe  en  quelques  minutes  de  la  tragédie  à  l'églo- 
gue.  Marie,  la  plus  pure  et  la  plus  aimable  des  effi- 
gies bretonnes,  n'est-elle  pas  appelée  par  son  poète 
une  «  grappe  du  Scorff  »  ?  Meyerbeer  n'a-t-il  pas 
conféré  l'immortalité  musicale  au  charmant,  quoi- 
que tout  conjectural  «  pardon  »  de  Ploërmel  ? 
Octave  Feuillet  n'a-t-il  pas  placé  dans  la  tour  d'El- 
ven  la  scène  principale  de  son  idyllique  Roman  d'un 
jeune  homme  pauvre  ?  Et  ce  qu'il  dit  du  village  d'El- 
ven  lui-même  ne  conviendrait-il  pas  merveilleuse- 
ment à  la  plupart  des  petites  villes  morbihannaises, 
Auray,  Questembert,  Cléguérec,  Le  Faouët,  Gué- 
méné,  Rochefort-en-Terre,  Plouay,  Malestroit,  com- 
me confites  dans  le  passé  et  si  délicieusement  suran- 
nées avec  leurs  maisons  à  bardeaux,  leurs  «  baies 
incrustées  et  sans  châssis  qui  tiennent  lieu  de  fenê- 
tres »,  leurs  groupes  de  femmes  «  au  costume  sculp- 
tural, qui  filent  leur  quenouille  dans  l'ombre  et  s'en- 
tretiennent à  voix  basse  dans  une  langue  inconnue  »? 

Ce  dernier  détail  seul  est  sujet  à  caution,  au  moins 
en  ce  qui  concerne  Elven,  à  cheval  sur  la  frontière 
gallo-bretonne  et  dont  une  moitié  ne  parle  plus  bre- 
ton; mais  il  est  exact  pour  les  autres  villes  et  villa- 
ges du  département  qui  se  trouvent  à  droite  d'une 
ligne  idéale  partant  de  Croixanvec  et  aboutissant  à 
Billiers,  près  de  l'embouchure  de  la  Vilaine,  en  pas- 

20 


30G  D'ORLÉANS  A  LANDERXEAU 

sant  par  Noyal-Pontivy,  Naizin,  Locminé,  Saint- 
Jean-Brévelay,  Berric  et  Muzillac.  Au  total  133  com- 
munes du  Morbihan  sur  256  parlent  encore  la  va- 
riété dialectale  du  breton  armoricain  connue  sous 
le  nom  de  vannetais. 

Gallotes  ou  bretonnes,  d'ailleurs,  toutes  ces  com- 
munes sans  exception  sont  restées  fidèles  à  leurs 
vieux  us  et  à  leurs  antiques  costumes.  Sauf  dans  la 
Cornouaille  finistérienne,  on  ne  retrouverait  nulle 
part  d'aussi  pittoresques  «  vêtures  ».  Et  quelle  va- 
riété, surtout  aans  la  coiffe  des  femmies,  depuis  le 
joli  bonnet  carré  des  Alréennes,  qui  recule  le  vi- 
sage comme  au  fond  d'une  niche  de  dentelle,  jus- 
qu'à la  toque  d'avocat  des  ménagères  de  Plouray, 
qui  prête  aux  réunions  de  ces  villageoises  l'aspect 
inattendu  d'un  aréopage  féminin  !...  Est-il  plus  naïfs 
'(  pardons  »  que  celui  de  Saint-Cornéli-de-Gar- 
nac,  où  défilent,  à  l'issue  de  la  messe  paroissiale,  de- 
vant le  grand  portail,  les  bestiaux  gracieusement  of- 
ferts par  les  cultivateurs  de  la  région  au  céleste  pro- 
tecteur des  bœufs;  plus  étranges  que  celui  de  Notre- 
Dame-de-Josselin,  avec  les  cris  lugubres  de  ses 
«  aboyeuses  »  venues  chercher  la  guérison  au  pied 
de  la  Vierge  du  Roncier;  plus  émouvants  que  celui 
de  Notre-Dame-de-Larmor,  d'où  part,  chaque  an- 
née, le  24  juin,  pour  la  bénédiction  solennelle  des 
«  coureaux  »,  la  procession  marine  des  sardiniers 
conduite  par  le  clergé  de  Plœmeur  et  que  rejoignent, 
en  mer,  sur  des  barques  pavoisées,  les  processions 
de  Riantec,  de  Port-Louis  et  de  Groix;  plus  impo- 
sants et  plus  réputés  enfin  que  celui  de  Sainte-Anne- 
d'Auray,  où  l'affluence  des  pèlerins  est  si  grande 
que  l'énorme  vaisseau  de  la  basilique  ne  peut  la 
contenir  et  qu'il  faut  célébrer  les  offices  en  plein 
air,  —   Sainte-Anne-d'Auray   qui,    depuis   quelques 


D'ORLÉANS  A  LANDERNEAU  307 

années,  possède  son  théâtre  breton,  rival  du  théâtre 
bavarois  d"Oi)eraniinergau  et  dont  l'abbé  Le  Bayon 
est  à  la  fois  l'imprésario,  le  metteur  en  scène  et  le 
génial  fournisseur  ?... 

Que  dire  cepentlant  des  églises,  chapelles  et  ora- 
toires qui  sont  les  prétextes  de  ces  pèlerinages  ?  Si 
la  basilique  de  Sainte-Anne  est  moderne,  son  cloître 
est  du  pur  Louis  XIII;  à  Saint-Fiacre  du  Faouët, 
A'ous  verrez  la  merveille  des  jubés  bretons,  un  can- 
cei  supérieur  à  ceux  de  Saint-Herbot,  du  Folgoat  et 
■de  Kerfons;  à  Kernascléden,  dont  le  granit  est  si  dé- 
licatement fouillé,  ciselé,  dentelé,  festonné,  que  la 
tradition  en  veut  faire  honneur  à  deux  anges  qui  se 
relayaient  pour  guider  la  main  des  ouvriers,  vous 
tomberez  en  extase  devant  des  fresques  dignes  du 
Ghirlandajo  ;  le  calvaire  de  Guéhenno,  œuvre  de 
rimagier  Guillouic,  retouchée  par  les  abbés  Jacquot 
et  Laumaillé,  ne  le  cède,  pour  la  majesté  de  l'ordon- 
nance et  le  fini  de  l'exécution,  qu'aux  calvaires  de 
Guimiliau,  de  Plougastel  et  de  Pleyben;  Saint- 
Armel,  outre  un  portail  et  une  façade  d'une 
extraordinaire  richesse  de  détails,  possède  les 
plus  belles  verrières  de  Bretagne  :  Saint-Nico- 
dème  de  Pluméliau,  la  plus  belle  fontaine  mi- 
raculeuse (trois  piscines)  et  le  plus  hardi  clo- 
cher à  jour  (46  mètres)  du  diocèse  de  Vannes. 
L'architecture  militaire  et  civile  n'est  pas  moins 
brillamment  représentée  dans  le  Morbihan  :  Suci- 
nio,  Elven,  Pontivy,  Hennebont,  Rohan-Guéméné, 
Castel-Finans,  Rochefort-en-Terre,  etc.,  jusque  dans 
leurs  tours,  leurs  portes  et  leurs  murailles  déchique- 
tées, gardent  encore  fière  allure;  Josselin,  Comper, 
Keralio,  Château-Gaillard,  la  Connétablie  de  Van- 
nes, soigneusement  restaurés,  Péaule,  avec  son  près- 
iDytère  Renaissance  dans  le  style  du  palais  Farnèse, 


308  D'ORLÉANS  A  LANDERNEAU 

Port-Louis,  avec  sa  citadelle  intacte,  Lorient,  avecr 
son  arsenal  flanqué  des  deux  pavillons  Louis  XV 
construits  par  la  Compagnie  des  Indes,  méritent 
l'attention  des  archéologues.  Auray  seule,  que  Rio, 
en  1840,  appelait  «  la  première  ville  du  départe- 
ment »,  n'a  plus  que  quelques  pans  de  murs;  mais, 
comme  elle  rachète  ce  désavantage  par  les  admira- 
bles perspectives  de  sa  promenade  du  Loch,  ses  rues- 
capricantes,  ses  maisons  vénérables  et  ventrues, 
aux  armes  des  Montigny,  des  Montcalm  et  des  Gou- 
vello  !... 

Ce  qu'il  faut  mettre  à  part,  dans  le  Morbihan,  et 
qui  confère  à  ce  département,  parfois  si  âpre,  un 
caractère  proprement  unique,  c'est  le  lacis  verdoyant 
de  ses  anses  intérieures,  ce  sont  les  petites  méditer- 
ranées  formées  par  les  embouchures  de  ses  rivières,^ 
c'est  la  poussière  d'îles  et  d'îlots  jetés  comme  à  la 
volée  dans  ses  estuaires,  ses  fiords,  ses  lagunes,  ou 
posés  en  brise-lames  (Groix,Belle-Isle,Hœdic,Houat) 
à  i'avant-garde  du  continent.  Belle-Isle  en  particulier 
n'a  pas  volé  son  nom  :  toutes  les  gammes  de  la  lu- 
mière, toutes  les  folies  de  la  couleur  y  chantent  un 
cantique  éperdu.  Derrière  ce  barrage  et  à  la  faveur 
des  courants  secondaires  du  Gulf-Stream  qui  pénè- 
trent dans  ses  pertuis,  le  littoral  morbihannais  est 
un  des  plus  tempérés  de  la  Franoe,  au  point  que  la 
vigne  y  donne  chaque  année,  dans  la  presqu'île  d& 
Rhuys,  une  récolte  abondante  et  que,  dans  cette 
même  presqu'île  et  dans  la  plupart  des  îles  du  Mor- 
bihan, fushsias,  lauriers-tins,  mimosas,  arbousiers, 
figuiers,  myrtes,  aloès  poussent  en  plein  air  comme 
à  Cannes  et  à  Menton. 

Là  encore  pourtant  nous  retrouvons  les  étranges 
monuments  funéraires  qui  ont  tant  intrigué  autre- 
fois les  archéologues  et  dont  le  secret  semble  aujour- 


D'ORLÉANS  A  LANDERNEAU  309 

d'hui  percé  :  le  Men-er-H'roec'h,  le  roi  des  obélis- 
<{ue5  bretons,  haut  de  22  mètres,  mais  brisé  par  la 
foudre  et  jonchant  de  ses  débris  la  lande  de  Locma- 
riaquer,  le  Mané-Lud,  le  Mané-Rutual,  le  Dol  ar 
Marchadourien  (Table  des  Marchands),  constellé 
intérieurement  de  signes  énigmatiques,  l'hypogée  de 
Gavrinis,  creusée  dans  un  galgal  de  100  mètres  de 
circonférence  où  l'on  accède  par  une  allée  de  men- 
hirs. C'est  de  nouveau  l'impression  d'un  cimetière 
de  géants  qui  s'impose,  mais  doux,  accueillant  et 
fleuri,  cette  fois,  comme  un  carnpo-santo  ombrien  ou 
toscan.  Et,  plus  on  monte  vers  Quimperlé,  plus  cette 
impression  se  précise,  plus  il  semble  qu'un  miel 
«auvage  se  mêle  à  la  rude  salure  du  large.  Passé 
Kerroc'h,  la  lande  est  déjà  l'exception.  A  Quimperlé, 
c'est  fini  du  cauchemar  et  la  Parque  bretonne  s'est 
•changée  en  dryade.  Le  granit  cesse  d'affecter  des 
formes  d'ifs  funéraires;  les  collines,  naguère  immo- 
biles comme  des  cairns,  se  délient  dans  l'air  élasti- 
que: le  ciel  rit;  la  feuille  chante  :  nous  sommes  au 
pays  de  Brizeux,  au  pays  où  l'on  n'entend 

Qu'eaux  vives  et  ruisseaux  et  Vjruyantes  rivières. 
Des  fontaines  partout  dorment  sous  les  bruyères. 
C'est  le  Scorfif  tout  barré  de  moulins,  de  filets; 
L'Ellé  plein  de  saumons,  ou  son  frère  l'Izole, 
De  Scaër  à  Keniperlé  coulant  de  saule  eu  saule. 

La  description  n'a  pas  vieilli.  Il  n'y  manque  qu'un 
nom  :  celui  de  la  Laïta,  fille  harmonieuse  de  l'Izole 
et  de  l'Ellé,  qui  sépare  administrativement  le  Morbi- 
han du  Finistère.  Les  noms  de  ces  rivières  ont  une 
douceur  hellénique;  mais  cette  région  même  de 
Quimperlé  n'a-t-elle  pas  été  appelée  une  Arcadie 
bretonne  ?  Quimperlé  serait  donc  une  autre  Orcho- 
mène.  Il  n'y  a  qu'une  voix  du  moins,  chez  les  artis- 


310  D'ORLÉANS  A  LANDERXEAU 

tes,  pour  louer  sa  grâce  surannée,  ses  vieilles  rues 
capricantes,  fleuries  de  coiffes  blanches  et  de  ta- 
bliers polychromes,  sa  curieuse  place  Saint-Michel 
divisée  en  deux  compartiments  les  jours  de  mar- 
ché :  la  «  Place  au  Soleil  »  et  la  «  Place  aux  Co- 
chons »,  sa  vénérable  basilique  de  Sainte-Croix, 
bâtie  au  xr  siècle  sur  le  modèle  du  Saint- Sépulcre- 
et  l'un  des  très  rares  spécimens  d'église  en  rotondes 
que  nous  ayons  chez  nous...  Quimperlé  à  lui  seul 
vaudrait  le  voyage  :  mais  Quimperlé  n'est  que  le 
plus  beau  joyau  de  cet  écrin  maritime  et  pn.storal 
où  brillent  pêle-mêle  le  Pouldu  et  ses  sables;  Moël- 
lan  et  ses  bruyères  ;  Beg-Meil  et  ses  chênes  ; 
Rosporden  et  son  étang  ;  Concarneau,  la  ville 
double,  l'une  close  au  monde  sur  son  îlot,  dans 
1g  rude  corset  de  pierre  que  lui  laça  le  due 
Jean  III,  l'autre,  la  ville  des  filets  bleus  et  des 
«  friteries  »,  épanouie  au  soleil  sur  la  berge;  Pont- 
Aven,  la  ville  des  moulins,  qui  est  aussi  et  surtout 
la  ville  des  rochers  et  des  cascatelles,  la  Belle-au- 
Bois-d' Amour,  rêvant,  en  coiffes  à  coques  et  en  col- 
lerette tuyautée,  dans  la  fraîcheur  verte  d'un  demi- 
jour  d'aquarium... 

Si  la  Touraine  est  le  jardin  de  la  France,  ce  pays- 
ci,  de  Quimperlé  à  Landerneau,  peuî  être  dit  vrai- 
ment, avec  Gustave  Geffroy,  le  jardin  de  la  Breta- 
gne, un  jardin  très  vieux  et  très  doux,  un  peu  mys- 
tique, mais  d'un  mysticisme  encore  païen,  fidèle, 
jusque  dans  la  consultation  des  fontaines  sacrées, 
aux  rites  de  l'antique  pégomancie.  La  mer,  qui 
le  baigne,  n'y  a  que  des  sourires,  sauf  sur 
trois  ou  quatre  points  de  la  côte  particulièrement 
exposés  :  tels  le  cap  de  la  Chèvre,  le  «  château  »  de 
Dinant  et  la  rude  barricade  de  Roscanvel,  flanquée 
par  les  formidables  bastions  des  Tas-de-Pois,  à  l'en- 


D'ORLÉANS   A  LANDERNEAU  'ill 

trée  du  goulet  de  Brest;  telle  encore  la  région  de 
Penmarc'h,  sorte  de  grand  radeau  à  demi  submergé, 
qui  nourrit  sur  ses  steppes  plats  une  population 
étrange  aux  crins  durs  et  noirs,  aux  pommettes  sail- 
lantes, aux  prunelles  retroussées,  aux  vêtements 
brodés  de  disques,  de  lunules  et  de  spirales  symbo- 
liques, les  Bigoudens,  débris  —  croyait-on,  mais 
ceci  paraît  controuvé  —  de  quelque  tribu  mon- 
gole échappée  au  massacre  des  champs  catalauni- 
ques;  telle  enfin  la  région  du  Cap-Sizun,  avec  la 
pointe  du  Raz,  hérissée,  déchiquetée,  tragique  :  la 
mer  bout;  le  sol  trépide;  dans  la  brume,  des  gouf- 
fres mugissants  se  creusent  (l'Enfer  de  Plogoff),  où 
l'imagination  bretonne  croit  ouïr  la  plainte  des  cric- 
ri en,  des  âmes  «  dévoyées  »  qui  n'ont  pas  reçu  la 
sépulture  en  terre  sainte  et  qui  rôdent  aux  confins 
des  deux  ordres  d'existence. 

Les  amateurs  de  sauvagerie  goûteront  là  de  fortes 
émotions.  Mais  il  faudra  qu'ils  les  y  aillent  cher- 
cher. Partout  ailleurs,  dans  la  magnifique  baie 
de  Douarnenez,  couronnée  par  les  quatre  cimes 
violettes  du  Ménez-Hom,  dans  la  rade  de  Brest, 
dans  les  anses  de  la  Forêt,  de  Fouesnant,  de  Loc- 
tudy,  du  Caro,  aux  estuaireo  de  l'Odet,  du  Goayen, 
de  l'Elorn  et  de  l'Aulne,  la  mer  rentre  ses  griffes  et 
n'est  plus  qu'une  sirène  voluptueuse.  Insinuante, 
elle  emprunte  le  lit  des  petits  fleuves  côtiers  pour  re- 
monter jusqu'aux  villes  de  l'intérieur.  Au  pied  du 
mont  Frugy,  devant  la  statue  équestre  du  roi  Gral- 
lon,  chevauchant  le  portrait  de  la  cathédrale  de 
Quimper,  elle  balance  son  corps  nacré  sous  les  plus 
verdoyantes  futaies  de  la  Cornouaille;  à  Chateaulin, 
à  Landerneau,  à  Audierne  on  la  voit  passer,  rieuse, 
cambrée  à  la  proue  des  barques  qu'elle  traîne  dans 
son  sillage.  Et  l'on  sait  qu'à  Morgat  et  à  Camaret, 


312  d'orléans  a  landerneau 

dans  les  grottes  de  l'Autel  et  de  l'Arche,  tout  incrus- 
tées de  somptueuses  pierreries,  elle  a  ses  retraites 
mystérieuses,  ses  boudoirs  de  silence  et  de  rêve,  où 
on  la  peut  surprendre,  les  soirs  de  lune,  peignant  ses 
cheveux  d'algue... 

Qu'un  tel  pays,  odorante  corbeille  de  feuillage  et 
de  fruits  posée  au  bord  des  eaux  marines,  apparaît 
différent  de  l'image  qu'on  se  forme  habituellement 
de  la  Bretagne  !  La  Cornouaille  finistérienne  n'est 
pas  toute  la  Bretagne  sans  doute  :  ce  n'est  qu'une  des 
faces,  et  la  plus  riante,  de  cette  contrée  qui  a  tant 
de  visages.  Nulle  part  les  chapelles  et  les  calvaires 
ne  sont  plus  finement  ouvragés,  l'idiome  celtique 
plus  chantant,  les  usages  plus  pittoresques,  les  bi- 
nious plus  alertes,  les  passe-pieds  mieux  cadencés, 
les  costumes  plus  chatoyants.  Quimper  a  pu  consti- 
tuer tout  un  musée  avec  une  noce  kernévote  (1). 
Mais  les  personnages  qui  ont  servi  à  l'établissement 
de  cette  curieuse  figuration  ethnographique  — 
Fouesnantaises  aux  longs  yeux  veloutés,  Iliennes 
monacales,  Bigoudennes  mafflues,  enrubannées  et 
mitrées  comme  des  impératrices  de  Chine,  patriar- 
ches de  Scaër  en  hragmi-ridet^  un  ostensoir  brodé 
dans  le  dos,  etc.,  etc.,  —  vous  les  retrouverez 
quand  il  vous  plaira,  tirés  à  des  milliers  d'exemplai- 
res, dans  les  grandes  assemblées  religieuses  de  la 
race,  à  Loc-Ronan,  pendant  les  sept  jours  de  la  «  tro- 
ménie  »  septennale,  à  Rumengol,  lors  du  «  pardon  » 
des  chanteurs,  à  Sainte-Anne-la-Palud  surtout,  lors 
du  «  pardon  »  de  la  mer,  «  la  plus  imposante  des 
solennités  bretonnes  »,  dit  un  bon  juge,  Anatole  Le 
Braz... 

Un  charme  singulier  émane   ici  des  choses,   qui 

(1)  De  Krrnctv,  nom  breton  de  la  Cornouaille. 


D'ORLÉANS  A  LANDERNEAU  313 

persiste  et  qui  agit  sur  les  âmes  à  la  façon  d'un  sub- 
til envoûtement.  D'où  vient  ce  charme  étrange  ? 
Est-ce  du  passé,  toujours  vivant  en  Bretagne  ?  De 
l'atmosphère  de  spiritualité  qu'on  y  respire  ou  de 
l'ambiguité  d'une  terre  à  moitié  marine,  sirène  et  fée 
à  la  fois,  qui  mêle  au  bruissement  des  feuilles  dans  le 
soir  la  rumeur  lointaine  des  cloches  d'Is  englouties 
sous  les  eaux  ?  Renan  prétendait  qu'on  ne  secoue 
plus  la  hantise  de  ces  «  voix  d'un  autre  monde  » 
pour  peu  qu'on  ait  prêté  un  moment  l'oreille  à  leurs 
tremblantes  vibrations... 


LE  FOLK-LORE 
D'UNE  PAROISSE  BRETONNE. 


TREBEURDEN  ET  SES  RECTEURS. 

Nous  voici  au  temps  des  veillées.  La  Toussaint  est  passée; 
l'automne  agonise;  c'est  déjà  le  mois  noir  {miz  du)  et  ce 
sera  demain  le  mois  très  noir  {miz  kerzu).  Quelle  meilleure 
occasion  pour  évoquer  au  coin  de  l'àtre  les  vieilles  histoires 
de  notre  vieux  pays  ?  Je  vous  en  apporte  toute  une  bot- 
telée.  Grâces  soient  rendues  à  M.  l'abbé  Vidamant,  qui 
m'a  permis  de  faire  cette  curieuse  et  copieuse  moisson  [ 
M.  Vidamant  est  curé  de  Trébeurden,  dans  les  Côtes-du- 
Nord,  et  la  cure  de  Trébeurden  possède,  entre  autres  ra- 
retés, une  statistique  mamiscrite  dressée,  en  1842,  par  l'abbé 
Le  Luyer. 

J'imagine  que  vous  connaissez  l'abbé  Le  Luyer,  qui  na- 
quit à  Plouaret  le  24  juin  1796  et  mourut  à  Trébeurden  le 
3  novembre  1864.  C'est  une  des  figures  les  plus  admirables 
de  l'ancien  clergé  breton.  J'ai  déjà  parlé  de  lui  dans  mon 
livre  .Sur  la  Côte,  à  propos  de  l'héroïque  sauvetage  qu'il 
accomplit  le  15  février  1838  :  deux  cents  goémonneurs  de 
Trébeurden  avaient  été  surpris  la  veille  et  bloqués  par  la 
tempête  sur  le  platier  de  Molène,  où  ils  durent  passer  la 
nuit,  «  manquant  de  vivres,  presque  d'habillements,  sans 
autre  abri  que  le  ciel  et  quelques  trous  dans  les  rochers  ». 

«  C'est  alors,  dit  Le  Publicateur  des  Côtes-dii-Nord  du  21 
février  1838,  qu'intervint  M.  Le  Luyer,  desservant  de  Tré- 
beurden, déjà  bien  connu  de  tout  l'arrondissement,  par  sa 
belle  conduite  à  l'époque  du  choléra  et  lors  du  bris  d'un 
navire  chargé  de  liquides,  qui  se  perdit,  il  y  a  quatre  ou 
cinq  ans,  sur  l'île  à  Canton  (1).  »  Prévenu  dans  la  matinée 

(1)  Aujourd'hui  l'île  Canton.  Preuve  que  Canton  est  une  déforma- 
tion d'Agathon.  L'abbé  Le  Luyer  l'appelle  d'ailleurs  tantôt  l'île  Can- 
ton, tantôt  l'île  Daganton. 


LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE  .'{l'> 

«  de  la  situation  déplorable  de  ces  iuloiumés,  M.  Le  Luyer 
s'empare  d'un  petit  bateau  trouvé  sur  la  côte,  y  fait  placer 
H  la  hâte  du  bois,  des  couvertures,  du  vin,  de  l'eau-de-vie, 
tout  ce  qu'il  peut  rassembler  dans  son  modeste  asile;  et, 
s'élançant  dans  cette  frêle  embarcation  avec  un  nommé 
Corldir  et  deux  autres  individus,  il  avance  vers  l'île  dis- 
tante d'une  lieue  environ,  où  succombent  aux  besoins,  à  la 
fatigue  et  aux  inquiétudes,  les  malheureux  qu'il  espère 
soulager.  Malgré  la  fureur  des  flots,  la  violence  du  vent  et 
la  faiblesse  de  l'embarcation,  le  brave  prêtre  touche  à  l'île 
et,  grâce  à  sa  surveillance  et  aux  encouragements  qu'il 
donne,  cent  quarante  personnes  (exactement  200)  sont  ar- 
rachées au  plus  grand  danger  et  rendues  à  leurs  familles  ». 

L'ahbé  Le  Luyer  ne  s'en  tint  pas  là.  En  1831,  nous  l'avons 
vu,  il  avait  sauvé  l'équipage  d'un  navire  jeté  à  la  côte;  en 
1832,  il  avait  été  la  providence  des  cholériques.  En  1841 
encore,  tout  accablé  (linfirmités,  il  retira  de  l'eau  un  jour- 
nalier de  Lannion,  qui  se  noyait.  La  croix  de  la  Légion 
d'Honneur,  qui  lui  avait  été  décernée  le  21  août  1838,  était 
vraiment  à  sa  place  sur  cette  valeureuse  poitrine.  Rappe- 
lons enfin  que  l'abbé  Le  Luyer  fut  le  premier  maître  et 
protecteur  du  peintre  .Jean-Louis  Hanion  (Aoir  L'Ame  Bre- 
tonne, li'e  série),  qui  fit  de  lui,  étant  encore  très  jeime,  un 
portrait  au  crayon  conservé  à  la  cure  de  Trébeurden  et 
dont  la  sûreté,  la  finesse  d'exécution  sont  déjà  fort  remar- 
quables. Quel  dommage  seulement  que  l'auteur  des  Vases 
pompéiens  n'ait  pas  inculqué  à  son  protecteur  un  peu  de 
son  respect  pour  l'archéologie  !  C'est  ce  même  abbé  Le 
Luyer  qui,  faisant  reconstruire  l'église  de  Trébeurden,  y 
employa  les  vieilles  pierres  du  manoir  de  Keravel  et  — 
crime  plus  impardonnable  —  celles  de  la  chapelle  et  du 
rempart  de  Kerario,  lequel  mesurait  quatre  mètres  d'épais- 
seur et  devait  être  magnifique,  si  l'on  en  juge  par  la  belle 
«  porte  à  la  Médicis  »  (expression  de  l'abbé  Lavissière)  de 
la  tour  actuelle  du  clocher  —  porte  qui  provient  de  l'an- 
rien  rnanoir  des  Clisson. 

Soyons  indulgents  malgré  tout  au  brave  ecclésiastique, 
en  raison  de  ses  bonnes  intentions.  Nous  l'avons  vu  marin, 
architecte,  etc.  Il  restait  à  le  connaître  es  qualités  d'anna- 
liste et  de  folkloriste.  Sans  doute  l'abbé  Le  Luyer  maniait 
plus  diligement  l'aviron  que  la  plume;  son  style  n'est  ni 
bien. élégant  ni  même  bien  correct.  Mais,  enfin,  nous  ne  lui 
serons  jamais  assez  reconnaissants  d'avoir  porté  son  atten- 


316  LE  FOLK-LORE  d'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

tioii  sur  des  sujets  qui  laissaient  indifférents  tant  de  ses 
confrères  des  autres  paroisses.  Souhaitons  qu'une  revue 
îjretonne  publie  prochainement,  in-extenso,  la  Statistique  de 
l'abbé  Le  Luyer,  où  l'on  trouverait  tant  d'indications  cu- 
rieuses sur  les  origines,  la  topographie,  le  climat,  les  fiefs, 
Jes  chapelles,  les  manoirs,  etc.,  de  Trébeurden  et  de  sa  ré- 
gion. Ne  pouvant  songer  ici  à  une  semblable  publication, 
nous  nous  contenterons  de  détacher  du  manuscrit  ce  qui  a 
Irait  au  folk-lore  et  qui  est  d'un  intérêt  plus  général. 


On  allume  des  feux  pour  la  nuit  avant  la  Saint- 
Jean,  avant  la  Saint-Pierre,  avant  le  pardon  de  Guin- 
^amp.  Ces  nuitées  occasionnent  bien  des  désordres 
ei  on  peut  dire  avec  vérité,  comme  M.  Habasque, 
que  cela  rappelle  le  temps  de  barbarie  à  voir  un  cer- 
cle nombreux  tourner,  danser  autour  d'un  bûcher 
€n  poussant  des  clameurs  et  des  cris  qui  ne  ressem- 
blent pas  mal  à  ceux  du  sauvage  qui  fait  rôtir  la  vic- 
time qu'il  va  dévorer. 

Malheureusement,  ici  comme  ailleurs,  il  existe 
bien  des  superstitions,  fausses  croyances  et  vaines 
observances. 

C'est  une  coutume  plutôt  qu'une  croyance  de  faire 
ramoner  la  cheminée  le  Vendredi-Saint.  Bien  peu  de 
personnes  pensent  (1)  que  cela  préserve  ou  expose  à 
avoir  le  feu  dans  l'année. 

Bien  peu  de  monde  font  jeûner  leurs  animaux  la 
nuit  de  Noël  pour  avoir  du  bonheur.  Je  ne  crois  pas 
qu'on  manque  de  balayer  la  maison  la  veille  de  la 
fête  des  Morts,  de  peur  d'en  chasser  les  âmes  du 

(1)  Fâcheuse  tournure  pour  dire  :  «  Il  n'y  a  plus  qu'un  petit  nom- 
bre de  personnes  qui  croient,  etc.  ».  De  môme  plus  loin  il  faut  enten- 
dre :  «  Si  l'on  ne  balaye  pas  la  mai.son  la  veille  de  la  fête  des  Morts, 
je  ne  crois  pas  que  ce  soit  de  peur,  etc.  », 


LE  FOLK-LORE  DLNE  PAROISSE  BRETONNE  317 

Purgatoire  qui,  cette  nuit,  viennent  s'y  promener 
pour  revoir  leurs  pénates  et  demander  des  prières. 

Qu'on  ait  recours  à  saint  Yves  pour  obtenir  ven- 
geance, je  l'ignore  :  il  est  certain  qu'on  n'a  jamais 
présenté  au  recteur  de  Trébeurden  des  honoraires 
pour  pareille  intention.  Je  sais  qu'on  va  jeter  des 
morceaux  de  pain  dans  la  fontaine  de  Saint-Efflam 
de  Plestin,  pour  découvrir  le  coupable;  qu'on  ad- 
met volontiers  les  guérisons  par  oraison,  ou  par  la 
pose  d'une  fiole,  remplie  d'une  eau  mystérieusement 
composée,  sur  la  tête,  quand  on  croit  avoir  le  mal, 
comme  on  dit,  du  soleil;  qu'on  ne  nie  pas  l'exis- 
tence des  revenants,  des  lutins,  de  l'agrippa,  du 
sort,  du  maléfice,  d'une  herbe  qui  fait  perdre  la 
route,  des  intersignes,  de  la  charette  de  la  mort,  de 
la  buandière  de  nuit,  du  siffleur  de  nuit,  du  Juif 
errant;  qu'il  est  bon  de  tourner  le  sas;  que  le  nou- 
veau fiancé  doit  poser  un  genou  sur  le  tablier  de  sa 
future;  qu'il  y  a  moyen  de  faire  que  des  jeunes  gens 
s'entr'aiment;  qu'il  y  en  a  qui  peuvent  arrêter  le 
feu,  le  sang,  se  rendre  loups,  faire  boiter  les  ani- 
maux. 

Je  sais  que  plusieurs  ne  voudraient  point  se  ma- 
rier le  mercredi,  le  vendredi  ou  le  samedi,  ou  dans 
le  mois  d'août;  qu'on  observe  bien  les  cierges  allu- 
més devant  les  nouveaux  mariés,  pendant  la  noce. 
Il  y  en  a  qui  ne  veulent  pas  voir  une  femme  entrer 
chez  eux  après  ses  couches,  sans  qu'elle  ait  été  à 
l'église,  et  bien  des  femmes  crèveraient  de  froid 
dans  le  portail  plutôt  que  d'entrer  dans  quelques 
maisons. 

Plusieurs  pensent  qu'il  y  a  deux  espèces  de  Saint- 
Chrême  :  l'un  pour  les  garçons,  l'autre  pour  les  fil- 
les. J'aime  à  croire  que  le  nombre  est  petit  de  ceux 
qui  pensent  qu'ils  sont  malheureux  dans  la  journée, 


318  LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

s'ils  ont,  en  premier,  rencontré  un  tailleur,  ou  une 
fille  en  petit  bonnet,  et  qu'après  avoir  été  mordu 
par  un  chien  enragé,  on  ne  deviendra  pas  malade 
si  on  n'a  pas  vu  de  chien  dans  la  fontaine  de  Saint- 
Gildas  et  si  on  a  pu  porter  une  bouchée  d'eau  jus- 
qu'à la  chaiDelle  et  la  jeter  au  saint. 

Il  faut  avouer  qu'il  y  a  des  gens  assez  simples 
pour  se  livrer  à  de  vaines  observances. 

Il  faut  mettre  aux  abeilles  une  étoffe  noire  quand 
le  propriétaire  est  mort  et  une  étoffe  rouge  quand  il 
se  marie.  Comment  peut-on  croire  qu'un  rebouteur, 
à  deux  lieues  ou  trois  lieues  d'un  malade,  pourra  lui 
redresser  des  côtes  cassées  ou  le  guérir  de  coliques 
en  se  roulant  dans  sa  maison,  en  faisant  mille  con- 
torsions ?  Peut-on  penser  qu'un  veau  mis  bas  le  di- 
manch  n'est  pas  bon  à  sevrer,  si  on  ne  lui  coupe 
un  bout  de  l'oreille  ?  Un  trépied  laissé  au  feu  sans 
rien  soutenir  peut-il  faire  griser  le  maître  de  la 
maison  et  un  coucou  faire  que  celui  qui  l'a  entendu 
à  jeun,  sans  argent,  soit  pauvre  toute  l'année  ?  Etre 
treize  à  table  ne  portera  pas  plus  malheur  que  d'a- 
voir du  fond  d'une  bouteille  le  verre  rempli;  si  on 
est  sous  une  poutre,  ne  fera  se  marier  dans  l'année. 
Voir  une  pie  sur  la  cheminée,  entendre  les  coqs 
chanter  après  qu'ils  se  sont  nichés  pour  leur  repos 
n'effraie  plus  personne.  Le  concert  de  fées  et  de 
nains  n'est  plus  entendu  à  Rochou-Guen,  entre  Mil- 
lau et  la  terre.  Nous  n'avons  plus  les  oreilles  des  an- 
ciens. 

Le  voyageur  peut,  de  nuit  comme  de  jour,  passer 
près  de  Bonne-Nouvelle  (1)  :  il  ne  rencontrera  pas 

(1)  Une  des  chapelles  tréviales  de  Tiébeurden,  qui  en  possédait 
autrefois  cinq  :  Kerario,  Keiavel,  Penvern,  Christ  et  Bonne-Nouvelle. 
Il  ne  reste  plus   que  les  trois  dei'nières.  Ou  suppose  aussi  que  les 


LE  FOLK-LORE  DUNE  PAROISSE  BRETONNE  319 

de  procession  nocturne.  Il  pourra  monter  au  bourg 
par  la  prairie  du  Traou-Igou  :  le  taureau  ne  viendra 
pas  le  broyer;  ou  par  Trovern-bian  :  il  ne  trouvera 
pas  sa  route  obstruée  par  la  truie  et  ses  petits  co- 
chons. Le  tonnerre  des  canons  de  Bonaparte  a  fait 
fuir  tous  ce5.  épouvantails  de  nos  pères.  Joueurs  de 
cartes,  vous  pouvez  prolonger  votre  partie  bien 
avant  dans  la  nuit  :  le  diable  ne  vient  plus,  comme 
autrefois,  vous  visiter  visiblement;  vous  ne  trouve- 
rez plus  sur  votre  route  le  cheval  de  Pont-an-Roch  : 
il  est  allé  à  la  course. 

Il  serait  à  désirer  que  les  jeunes  gens  fussent  assez 
vertueux  et  éclairés  pour  ne  plus  aller  faire  dire 
leur  bonne  aventure.  C'est  un  reproche  qu'on  a  à 
faire,  surtout  aux  jeunes  filles,  et  quelquefois  un  in- 
dice qu'on  n'a  pas  été  sage. 

Une  superstition  contre  laquelle  on  est  souvent 
obligé  de  s'élever,  c'est  de  faire  courir  des  jeunes 
gens  pour  prélever  l'honoraire  d'une  messe  pour  des 
malades  accablés  depuis  longtemps.  Il  est  arrivé  de 
dire  la  messe  gratis  et  d'apprendre  qu'on  quêtait 
malgré  cela. 

Un  usage  singulier  existe  ici  :  le  jour  avant  la  fête 
des  Innocents,  on  voit  courir  dans  tous  les  sens,  se 
présenter  dans  toutes  les  maisons,  tous  les  petits  en- 
fants de  la  paroisse;  ils  crient  à  tue-tête  :  Gouin 
nouva  (Kuignaouan);  on  leur  donne  des  petits  gâ- 
teaux qu'on  a  faits  exprès  ou  quelques  petites  piè- 
de  monnaie. 

moines  de  Bégard  avaient  une  chapelle  dans  leur  couvent  ou  maison 
de  Penlan,  qui  leur  avait  été  donné  par  Calomnia  d'Arembert,  et  qui 
fut  acheté  et  démoli,  après  la  Révolution,  par  son  acquéreur, 
Le  Goaziou,  marchand  de  vins  à  Lannion.  Penlan  était  placé  en 
façade  sur  la  grande  route  de  Trébeurden  à  Lannion.  On  en  trouvera 
le  plan  dans  le  registre  de  l'abbé  Lavissière. 


320  LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

Le  lendemain  et  jusqu'au  premier  jour  de  lar», 
les  ouvriers  de  tous  les  états  sont  aussi  en  toi-rnée- 
et  prennent  tout  ce  qu'on  veut  bien  leur  donner. 

•  * 

Chose  curieuse  :  cette  Statistique  fut  longtemps  ignorée 
des  successeurs  de  M.  Le  Luyer.  On  lit,  en  effet,  à  la  pre- 
mière page  des  Registres  de  la  paroisse  de  Trébeurden,  et 
immédiatement  après  le  titre  :  «  Le  présent  registre  a  été 
rédigé  par  le  soussigné,  recteur  de  Trébeurden,  sous  l'épis- 
copat  de  Mgr  David,  pour  satisfaire  aux  désirs  de  feu  Mgr 
Le  Mée,  feu  M.  Le  Luyer  n'ayant  laissé  ni  notes,  ni  remar- 
ques, ni  registre  pour  Trébeurden.  —  Trébeurden,  le  1^^ 
janvier  1866.  —  D.  Lavissière,  prêtre.  »  L'erreur  est  évi- 
dente. Nous  ne  savons  comment  la  Statistique  de  M.  Le 
Luyer  passa  aux  mains  de  M.  de  Penguern,  puis  de 
M.  l'abbé  France,  curé  de  Lannion,  de  qui  ses  héritiers  la 
tenaient  et  qui  la  restituèrent  à  la  cure  de  Trébeurden.  Quoi 
qu'il  en  soit,  M.  Lavissière,  curé  de  Trébeurden  de  1865  à 
1876,  qui  ne  faisait  pas  de  canotage,  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  d'être  encore  plus  incorrect  que  l'abbé  Le  Luyer,  s'est 
occupé  aussi,  dans  son  Registre,  des  «  usages  »  de  sa  pa- 
roisse et  ce  qu'il  en  dit  peut  servir  à  compléter  sur  cer- 
tains points  les   renseignements  de   son  prédécesseur. 

* 

*  * 

Au  premier  jour  de  l'an,  selon  l'usage  que  j'ai  vu 
partout  en  Bretagne  dans  les  paroisses  où  j'ai  été 
soit  vicaire,  soit  recteur,  dès  la  pointe  du  jour,  les 
enfants  accourent  chez  père  et  mère,  les  journaliers 
chez  maîtres  et  maîtresses.  Il  faut  les  surprendre  au 
lit.  Dès  la  veille,  on  a  passé  au  bourg  et  on  s'est 
muni  d'eau-de-vie  et  autres  boissons.  On  régale  le 
père,  la  mère,  les  frères  et  sœurs  qui  vivent  avec 
père  et  mère;  mais  avant  de  sortir  d'oii  l'on  est  à 
servir,  la  même  cérémonie  a  lieu  envers  les  maîtres 
et  maîtresses,  les  fils  et  filles  de  la  maison.  Il  paraît 


LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE  ^2i 

qu'en  Bretagne  c'est  un  ancien  usage  que  ce  genre 
de  célébrer  le  guy-neuf,  appelé  en  breton  :  anguy- 
annai. 

Pour  la  fête  du  soir,  tous  les  marchands  de  petits 
fruits  et  autres  denrées  font  cuire  de  petits  gâteaux, 
et,  avant  comme  après  les  messes  et  les  vêpres,  les 
spectateurs  les  proposent  les  uns  aux  autres.  Celui 
qui  a  dans  sa  partie  de  gâteau  un  pois,  à  lui  incombe 
le  payement.  Souvent,  au  lieu  de  ces  gâteaux,  sont 
de  petites  galettes  remplies  de  pommes  cuites,  dans 
lesquelles  se  trouve  aussi  un  pois. 

Depuis  Noël  jusqu'au  mardi  gras,  époque  où  a  lieu 
la  tuaison  de  la  vache  et  du  cochon,  se  trouve,  dans 
toutes  les  maisons  aisées,  le  repas  qu'on  appelle  Ma- 
larché  ou  Festet-ar-goadegueniiou. 

Le  premier  banquet  est  pour  les  parents  et  amis;  le 
lendemain  pom*  tous  les  journaliers  de  la  maison. 

La  semaine  finie,  en  Trébeurden,  ils  {sic)  se  voient 
pour  se  réjouir  des  travaux  d'octobre  ou  de  novem- 
bre. Les  terres  sont  toutes  ensemencées;  ils  en  fêtent 
ainsi  la  fin.  Pour  la  fin  des  travaux  d'août,  il  en  est 
de  même. 

Le  bourg  a  son  pardon  et  les  chapelles  le  leur. 
Pour  ce  jour,  il  y  a  encore  gala  chez  ceux  du  bourg, 
comme  chez  ceux  qui  habitent  les  environs  de  la 
chapelle. 

Dans  le  printemps,  ils  ont  les  torrademiou,  c'est- 
à-dire  un  jour  qu'ils  mettent  pour  défricher  une 
lande.  Pour  ce  jour  on  invite  les  jeunes  gens  et  les 
plus  forts  à  bras  pour  la  besogne.  Vers  le  soir,  on 
invite  pour  le  souper  plusieurs  jeunes  personnes,  et, 
si  l'ouvrage  est  fait  de  bonne  heure,  on  danse  et, 
après  le  souper,  on  la  renouvelle  {sic)  assez  avant 
dans  la  nuit. 

Tous  les  soirs  pendant  le  berz,  c'est-à-dire  la  coupe 

21 


322  LE  FOLK-LORE  d'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

du  goëmon,  dans  chaque  maison,  on  fait  la  partie 
de  domino  ou  celle  de  cartes.  Le  dernier  jour,  on 
danse  au  bourg  ou  on  se  promène,  pour  attendre  le 
repas  final  et  se  retirer  chacun  chez  soi. 

Le  jour  de  la  fête  patronale,  la  Trinité,  il  est  rare 
qu'on  danse;  mais  le  lendemain,  qu'on  appelle  Yad- 
pardon,  on  le  fait  au  bourg  ou  ailleurs,  près  du 
bourg. 

Pour  la  fête  de  saint  Jean-Baptiste,  après  les  offi- 
ces, petits  et  grands,  pères,  mères  et  enfants  se  diri- 
gent vers  le  Château,  près  le  petit  port  de  Trouzoul, 
en  la  partie  ouest  de  Trébeurden.  Il  y  a  partie  de 
boules,  danses  et  promenades  sur  la  pelouse.  On  y 
a  dressé  quelques  tentes  et  vous  y  trouverez  des  ra- 
fraîchissemnts.  Dans  le  pays,  cette  assemblée  s'ap- 
pelle le  pardon  de  Saint-Jean-du-Doigt.  En  effet, 
Saint-Jean-du-Doigt,  auquel  les  habitants  de  Tré- 
beurden ont  grande  dévotion,  se  trouve  dans  le  Fi- 
nistère, en  face  de  ce  lieu. 

Pour  les  pardons  de  Bonne-Nouvelle,  de  Christ  et 
de  Penvern,  on  ne  danse  pas;  même  je  puis  assurer 
que  de  bonne  heure  chacun  est  rentré  à  domicile. 

Les  noces  se  célèbrent  tantôt  à  la  maison,  mais 
plus  souvent  aux  auberges  du  bourg.  Les  noces  sont 
bien  paisibles,  si  nous  retranchons  les  coups  de  pis- 
tolets qui  sans  cesse  font  résonner  le  bourg  quasi 
jusqu'à  la  nuit  tombante.  Il  est  rare  d'y  voir  des 
danses.  Si  cependant  la  jeunesse  désirait  danser, 
elle  fait  ses  ébats  sur  le  placitre  du  bourg. 

Les  repas  des  octaves  et  des  anniversaires  se  font 
continuellemnt  au  bourg.  Avant  ou  après  les  servi- 
ces, on  distribue  aux  pauvres  une  assez  forte  au- 
mône, soit  en  pain,  soit  en  argent,  à  raison  de  l'ai- 
sance de  la  famille  donnante. 

Pour  la  Saint-Jean,   la  Saint-Pierre,  Notre-Dame 


LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE  323 

de  Bon-Secours,  par  ci,  par  là,  les  villages  font  un 
feu  en  l'honneur  de  leur  fête.  Ce  feu  a  lieu  le  soir 
avant.  Tout  le  village  se  réunit  auprès  de  ce  feu  et 
on  y  dit  ou  chante  la  prière  du  soir.  Ils  prétendent 
qu'il  est  bon  d'enlever  un  tison  pour  leur  maison. 
Ce  tison  est  bien  conservé  jusqu'à  l'année  prochaine: 
il  préserve  les  habitants,  ainsi  que  la  maison,  de 
mille  et  mille  accidents  et  entretient  la  paix,  l'union 
et  la  concorde  dans  la  famille. 

Si  quelque  naufrage  a  lieu,  les  amis  et  les  parents 
cherchent  les  cadavres.  Si  on  ne  les  trouve  pas  sur 
le  jour,  de  nuit,  on  les  cherche.  Dans  le  bateau,  un 
cierge  est  allumé  et  là,  selon  la  croyance,  où  il  s'é- 
teint, se  trouve  le  cadavre.  Si  l'on  ne  peut  le  pêcher, 
à  la  pointe  du  jour  on  le  trouve  infailliblement,  se- 
lon la  croyance  des  habitants. 

Y  a-t-il  un  mort  dans  un  village  ?  Tous  ses  habi- 
tants doivent  se  rendre  à  la  maison  de  deuil,  assister 
à  la  prière  du  soir.  On  veille  le  mort  et,  le  lende- 
main, de  chaque  maison,  un  doit  suivre  le  mort  et 
assister  à  la  cérémonie  funèbre.  C'est  un  devoir;  il 
faut  s'en  acquitter  ou  être  pour  toujours  honni  ett 
très  mal  servi  dans  le  village. 

Une  femme  est-elle  accouchée  ?  Les  parents,  les 
amis  et  gens  du  village  doivent  la  visiter  et  lui  por- 
ter quelques  présents.  Après  les  relevailles,  il  y  a 
banquet,  qu'on  appelle  le  repas  des  commères,  en 
breton  :  pred-ar-commerrezet .  On  y  invite  les  parents 
et  amis  qui  ont  fait  les  plus  fortes  offrandes. 

Après  chaque  baptême,  on  fait  repas  au  bourg. 
Il  consiste  en  peu  de  chose.  Lorsque  la  mère  vient 
se  présenter  à  l'église,  l'aubergiste  donne  le  café  au 
père  et  à  la  mère.  Les  maris  viennent  ordinairement 
conduire  la  femme  à  l'église.  Il  est  bien  rare  que  les 
relevailles  se  fassent  sur  la  semaine.  Mes  prédéces- 


324  LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

seurs  ont  habitué  les  paroissiens  à  venir  pour  cette* 
cérémonie  le  dimanche  matin,  avant  la  basse- 
messe  ou  avant  la  grand'messe. 

Toutes  barques  reconstruites  ou  neuves  sont  tou- 
jours bénites  avant  d'être  mises  à  l'eau.  Il  y  a  par- 
rain et  marraine,  souvent  des  coups  de  pistolet  ou. 
de  fusil.  La  cérémonie  se  fait  toujours  le  dimanche, 
après  vêpres,  et  l'assemblée  est  toujours  nombreuse. 
Si  la  mer  le  permet,  la  bénédiction  finie,  tous  les 
assistants  prêtent  miain  pour  lancer  le  bateau  à  l'eau. 
Tous  ceux  qui  veulent  y  entrer  sont  reçus  et  font 
une  petite  tournée  ou  promenade  en  mer.  Le  soir,  il 
y  a  souper,  soit  chez  le  parrain,  soit  chez  la  mar- 
raine, soit  enfin  chez  le  propriétaire  du  bateau. 

Jamais  mxaison  n'est  bâtie  sans  qu'on  la  bénisse  et^ 
souvent  même,  à  la  Saint-Michel,  si  un  nouveau 
locataire  entre  en  une  maison  anciennement  bâtie,  il 
fait  rebénir  la  maison.  On  se  ferait  un  grand  scru- 
pule de  l'habiter  sans  aviser  à  ce  point.  La  pierre 
fondamentale  porte  ce  monogramme  :  L  H.  C.  Les 
maçons  se  glorifient  de  la  piquer,  et  il  fant  qu'elle 
soit  lavée  [arrosée  ?]par  le  propriétaire,  c'est-à-dire 
qu'on  doit,  ce  jour,  leur  donner  à  diner  ou  â  souper. 
La  charpente  est-elle  mise  sur  les  murs  ?  Ils  y  dres- 
sent quelque  plancher  et  y  font  un  roulement  de 
bâton  au-dessus  de  la  couronne  en  fîeur  qui  sur- 
monte la  charpente.  Le  roulement  continue  jusqu'au 
moment  qu'on  vient  avertir  que  le  repas  est  prêt. 

*  * 

Le  chapitre  des  usages  s'arrête  là  dans  le  Registre.  Mais 
il  reprend  un  peu  plus  loin  sous  un  autre  nom.  Le  bon  abbé 
Lavissière  n'était  pas  plus  ordonné  que  correct.  C'était, 
pour  dire  le  mot,  un  cerveau  un  peu  confus.  On  trouvera 
plus  loin  la  fin  de  ses  notes.  L'entre-deux  n'a  pas  d'intérêt 


LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE  323 

pour  nous  à  l'exception  d'une  allusion  à  Kerario,  le  ma- 
noir des  Clisson,  et  du  passage,  ])lns  étendu,  relatif  h  Pen- 
lan,  le  beau  domaine  seigneurial  que  l'Espagnol  Calomnia 
d'Arembert  légua  par  testament  en  1225  (d'après  Ogée)  aux 
Jnoines  de  Bégard  et  qui  Ifur  raiiportait  bon  au  mal  an 
4.000  éeus. 

Dans  quelles  conditions  fut  fait  ce  legs  ?  Benjamin  Jolli- 
vet,  qui,  par  parenthèse,  eut  certainement  communication 
de  la  StafistUpie  de  l'abbé  Le  Luyer  et  s'en  inspira  large- 
ment dans  sa  notice  sur  Trébeurden,  donne  l'explication 
suivante  empruntée  à  Le  Luyer  : 

«  Un  jour  — c'était  vers  le  temps  de  l'Epiphanie  —  l'odo- 
rat fie  Raoul  Calomnia,  qui  était  vieux  et  aveugle,  fut 
flatté  par  un  fumet  qui  éveilla  tout  à  coup  son  appétit. 
«  Qu'y  a-t-il  doue  aujourd'hui  de  nouveau  ?  demanda-t-il  à 
son  domestique.  —  On  fête  les  Rois,  répondit  celui-ci.  — 
Eh  bien  !  va  dire  qu'on  m'apporte  à  dîner.  »  On  ne  lui 
apjKtrta  (pi'une  cuisse  d'oie  à  demi  rongée  !  .Tustement  in- 
-digné,  il  commanda  à  son  valet  de  le  conduire  à  Grâces, 
près  Guingamp;  mais,  chemin  faisant,  il  entendit  sonner 
la  cloche  du  monastère  de  Bégard.  Il  y  demanda  l'hospita- 
lité, et,  satisfait  de  l'accueil  qu'il  y  reçut,  il  déshérita  au 
profit  de  l'abbaye  d'ingrats  neveux  ([ui  avaient  rempli  ses 
jours  d'amertume  ». 

L'abbé  Lavissière  présente  les  choses  d'une  façon  très 
•différente,  au  UKjins  dans  sa  seconde  version.  Et  la  pre- 
mière elle-même  contient  quelques  détails  qui  sont  absents 
du  texte  de  Le  Luyer,  revu  par  Jollivet.  Les  neveux  de 
Cnlomnia  y  sont  remplacés  par  une  tille  —  sa  propre  fille, 
qu'il  aimait  à  la  folie,  comme  Grallon  aimait  Dahut,  et 
dont,  père  aussi  faible  que  lui,  il  n'avait  pas  su  refréner 
les  désordres.  Relégué  dans  un  coin  de  son  châ,teau  de 
Penlan,  il  y  était  traité  sans  aucun  égard.  Certain  soir,  on 
lui  servit  à  son  souper  un  vieille  (sorte  de  labre)  si  mal 
préparée  qu'enfin  la  colère  le  prit  et  qu'il  fit  un  testament 
par  lequel  il  déshéritait  sa  fille  et  léguait  tous  ses  biens  et 
droits  seigneuriaux  aux  moines  de  Bégard. 

«  Que  devint  sa  fille  ?  ajoute  l'abbé  Lavissière.  F*ersonne 
n'en  dit  mot.  Mourut-elle  avant  son  père  ?  Se  retira-t-elle 
du  pays  chez  les  parents  de  sa  mère  ?  Il  est  certain  que  la 
communauté  de  Bégard  reçut  le  tout  par  testament,  et  la 
fabrique  de  Trébeurden  quatre  cent  livres  de  froment  par 
fondation  sur  une  des  propriétés  de  Calomnia  d'Arembert, 


326  LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

fondation  qu'on  paie  encore  aujourd'hui  sur  le  lieu  de 
Runefoïe,  en  Trébeurden  ». 

Et  voici  l'autre  version,  moins  romanesque  et  plus  con- 
forme peut-être  à  la  mentalité  des  gens  du  xiii"  siècle  : 

«  On  dit  que  Calomnia  d'Arembert  était  un  bon  et  excel- 
lent clirétien,  mais  que  son  fils  n'hérita  nullement  des  ver- 
tus de  son  père.  A  Penlan  régnait  un  désordre  horrible^ 
vraie  sentine  de  corruption  et  de  la  plus  grande  inunora- 
lité.  Un  jour,  le  jeune  Calomnia  d'Arembert  se  promenait 
dans  ses  bois;  il  faisait  un  temps  affreux,  un  vent  épou- 
vantable, une  mer  horrible  et  dont  le  bruit  étourdissait  les 
gens  du  pays  Le  temps,  le  vent  et  le  bruit  des  flots  lui  por- 
tèrent bonheur.  Dieu  attendait  pour  ce'  jeune  honmie  ce- 
jour  sans  pareil  pour  l'appeler  à  lui.  Réflexion  sur  ré- 
flexion, moment  de  grâce  sur  moment  de  grâce,  le  jeune 
d'Arembert  partit  le  lendemain  pour  Bégard  où  il  avait  un 
oncle  faisant  partie  de  la  communauté.  Il  resta  en  sa  com- 
pagnie quelques  jours  et,  à  son  retour  à  Trébeurden,  ce 
n'était  plus  le  même  homme.  Il  renonça  à  tous  ses  désor- 
dres et  peu  de  temps  après  il  mourut  en  léguant  à  la  com- 
munauté de  Bégard  tout  [son]  avoir  et  fut  enterré  dans- 
l'église  de  [Trébeurden],  en  un  enleu  de  la  chapelle  de 
Saint-Yves...  » 

De  ces  trois  explications  données  au  legs  des  Calonmia,. 
quelle  est  la  meilleure  et  qui  se  rapproche  le  plus  de  la 
vérité  historique  ?  Et,  de  même,  quelle  est  la  part  du  réeï 
dans  le  conte  de  la  PennérOz  de  Kerario  (1)  ?  Ce  conte,  quoi- 
qu'il en  soit,  est  fort  populaire  à  Trébeurden  et  aux  envi- 
rons. Il  y  est  dit  que  Kerario  et   Trovern   (2)   avaient  cha- 

(1)  Kerario  fut  autrefois  uu  château-fort,  comme  en  témoigne  le 
donjon  subsistant.  Le  manoir  actuel,  du  xvii«  siècle,  comporte  iin 
corps  de  logis  à  un  étage  avec  chambre  au  deuxième  dans  le  pavillon 
en  retrait  et  grenier  dans  le  corps  du  logis  principal.  Il  est  flanqué  de 
deux  petites  tourelles  à  encorbellement  de  l'efïet  le  plus  gracieux^ 
auxquelles  il  est  fait  allusion  plus  loin  dans  le  conte.  Celui-ci  met  en 
scène,  visiblement,  non  une  famille  de  Clisson  ou  de  Kerario,  mais  des- 
tenanciers de  cette  famille  dont  une  dame  fonda  la  chapelle  de 
Bonne-Nouvelle  et  est  représentée  dans  une  toile,  sur  l'autel,  recevant 
une  lettre  des  mains  de  l'Enfant-Jcsus. 

(2)  Sur  Trovern,  ancien  manoir  noble  aus.si,  voir  la  note  2  de  la 
p.  98  du  t.  II  de  Y  A  me  brefoîinc.  Acheté  par  la  famille  Morand,  de 


LE  FOLK-LOHE  D'L'N'E  PAROISSE  BRETONNE  .'51*7 

CUM  leur  ijennéroz  et  que  eello  de  Keraiio,  un  jour  (jue  ses 
parents  s'étaient  rendus  à  Lannion  i)Our  «  acquitter  leurs 
rentes  »  (1),  pria  son  amie  de  lui  tenir  compagnie.  Sans 
doute  les  valets,  eux  aussi,  avaient  pris  la  clef  des  champs, 
car  le  l'eu  s'était  éteint  dans  le  loyer  et,  comme,  en  ce  temps- 
là,  on  ne  comiaissait  pas  les  bri(juets  ni  les  allumettes  ciiL- 
miques,  l'une  des  pennérez  se  rendit  au  Runigou  chercher 
de  la  braise  dans  un  vieux  sabot;  l'autre  rentra  les  bêtes, 
distribua  de  l'avoine  aux  chevaux,  du  loin  au  bétail  et 
prépara  la  bouillie  de  pommes  de  terre  pour  les  codions. 
Puis  les  deux  amies  se  couchèrent  et  tout  alla  bien  d'abord. 
Mais,  vers  le  milieu  de  la  nuit,  un  pèlerin  se  présenta  qui 
se  disait  égaré  et,  pour  l'amour  de  Dieu,  suppliait  qu'on  lui 
ouvrit.  Les  deux  jeunes  filles  avaient  bon  cœur,  mais  le 
cœur,  chez  elles,  n'étouffait  pas  la  prudence  et,  tandis  que 
la  pennérez  do  Tiovern  parlementait  à  travers  la  porte,  la 
pennérez  de  Kerario  montait  à  l'étage  et,  par  la  petite  fe- 
nêtre de  la  tourelle  (i),  jetait  un  coup  d'œil  dans  la  cour. 
S'il  faisait  clair  de  lune  ou  si  la  jeune  fille,  comme  les 
chats,  avait  l'œil  noctiluque,  je  ne  saurais  vous  dire  :  tou- 
jours est-il  que  ce  coup  d'œil  lui  suffit  pour  identiher  le 
prétendu  pèlerin  et  reconnaître,  à  sa  grande  barbe  rousse, 
un  chef  de  brigands  célèbre  dans  la  contrée  —  mais  dont 
mes  conteurs  n'avaient  pas  retenu  le  nom.  D'autres,  à 
cette  vue,  se  fussent  évanouies;  chez  la  pennérez  de  Kera- 
rio, il  n'en  résulta  que  la  volonté  bien  arrêtée  de  faire  face 
à  l'imposteur  :  descendant  qiiatre  à  quatre  la  «  vis  »  (esca- 

Lannion,  apparentée  à  Kenaii,  j'ai  entend\i  conter  par  celni-ci  f|u'il  y 
passa  ses  vacances  d'écolier,  en  1830.  «  J'y  lisais  Télémotjiic.  me  disait- 
il,  et  je  me  souviens  qu'à  un  moment  de  ni«,  lecture  une  femme  entra 
et  dit  à  ma  mère  :  Ar  Bernliifion  rn/z  :o  r  Purix  (La  grande  Révolu- 
tion vient  d'éclatei'  à  Paris).  » 

(1)  Ce  sont  donc  bien  des  tenanciers  ou  convenanciers.  Dans  une 
au/re  variante,  <iue  j'ai  entendue  d'un  vieux  mendiant  chez  M™=  Bour- 
don, à  riIe-Grande.  les  parents  du  la  pennérez  de  Keraiio  sont  nobles 
et  possèdent  en  outre  lo  manoir  de  ïrovern  dont  les  parents  de  la 
seconde /'Pwwt'rcr  ne  sont  coiiséquemment  que  les  fermiei's  :  de  fait  ils 
leur  donnent  congé  pour  les  punir  de  la  négligence  de  leur  fille  qui, 
dans  cette  variante,  s'est  dérobée  et  n'a  pas  passé  la  nuit  à  Kerario. 

(2)  C'est  une  des  échauguettes  dont  il  a  été  question  dans  une  note 
précédente  et  cpii  s'ouvrent,  comme  des  armoires,  à  l'intérieur  de  la 
grande  chambre  du  corps  de  logis  principal. 


328  LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

lier  tournant),  elle  court  à  la  porte,  explique  au  coquin  qui 
s'impatiente  qu'après  bien  des  recherches  elle  a  trouvé  la 
clef,  mais  que  la  porte  a  été  fermée  par  ses  parents  et  ne 
peut  s'ouvrir  de  l'intérieur. 

—  Passez  donc  la  main  par  le  trou  du  chat,  lui  dit-elle, 
J'y  déposerai  la  clef  et  vous  pourrez  ouvrir  la  porte  du 
dehors. 

Le  bandit  n'y  voit  pas  malice  et  introduit  sa  main  par  la 
chattière;  la  pennérez  de  Kerario,  qui  s'est  munie  d'une 
hache,  la  lui  tranche  au  ras  du  poignet.  Cris,  blasphèmes, 
malédictions  de  l'amputé  qui  lance  coups  de  sifflet  sur  coups 
de  sifflet  pour  appeler  ses  hommes.  Ils  sont  une  trentaine 
avec  lesquels  il  se  flatte  d'emporter  le  manoir,  mais  l'huis 
est  solide,  le  coq  chante,  l'aube  pointe,  et  il  lui  faut  lever 
le  siège  sans  avoir  rien  obtenu. 

A  quelque  temps  de  là,  un  marchand  ambulant,  un  de 
ces  «  mercerots  de  Rennes  »...  ou  d'ailleurs  dont  parle  le  bon 
Villon  et  comme  il  s'en  voyait  tant  jadis  dans  nos  campa- 
gnes, menant  par  la  bride  un  clieval  de  bât  qui  portait 
leur  pacotille,  se  présente  au  soir  tombant  à  Kerario  avec 
un  assortiment  de  dentelles,  châles,  miroirs,  bijoux,  afft- 
quets  de  toute  sorte  qu'il  étale  sous  les  yeux  de  la  penné- 
rez et  de  ses  parents.  Il  a  toutes  les  qualités  de  l'emploi  : 
manières  captieuses,  faconde  intarissable.  Glabre  comme 
un  clerc  en  outre  et  ganté  comme  un  gentilhomme,  mais, 
pour  déballer  sa  marchandise  comme  pour  manger  à  table, 
il  ne  retire  jamais  qu'un  gant,  toujours  le  même,  ei  son 
œil  est  le  plus  fourbe  (jui  soit.  On  n'y  prend  pas  garde, 
tant  il  vous  étourdit  de- son  bagout  et  s'entend  à  circonve- 
nir les  gens  :  à  la  mère  il  fait  cadeau  d'un  chapelet  bénit 
par  le  pape;  au  père,  d'une  pipe  neuve  et  d'un  paquet  de 
tabac;  il  n'est  pas  jusqu'aux  domestiques  dont  il  ne  s'assure 
la  connivence  par  quelque  générosité  bien  placée.  Seule, 
la  pennérez,  sans  savoir  pourquoi,  se  méfie  et  refuse  la 
bague  qu'il  veut  lui  passer  au  doigt.  Mais  il  y  ajoute  une 
croix  d'or  et  son  petit  cœur  conunence  à  s'ébranler  :  elle 
le  trouve  moins  déplaisant  d'heure  eu  heure.  Quant  aux 
vieux,  il  y  a  beau  temps  que  leur  conquête  est  accomplie 
et  il  est  vrai  qu'à  table,  où  on  l'a  prié  de  prendre  place,  à 
la  veillée,  où  11  vide  bol  de  flip  sur  bol  de  flip,  le  rusé  com- 
père, sans  en  perdre  une  bouchée  ni  un  coup  de  cidre,  ne 
cesse  de  se  pou.sser  dans  l'esprit  de  ses  hôtes.  Et  avec  quel 
air  de  ne  pas  y  toucher  !  S'il  parle  des  piles  de  linge  entas- 


LE  FOLK-LORE  DUNE  PAROISSE  BRETONNE  329 

Sfes  dans  ses  armoires,  c'est  pour  se  plaindre  de  ne  pou- 
voir les  compter;  des  métairies  qu'il  possède  par  douzaines 
dans  un  pays  dont  il  évite  de  préciser  la  position  sur  la 
carte,  c'est  pour  envier  ceux  qui,  comme  Bias,  portent  toute 
leur  fortune  avec  eux,  —  et  finalement,  tourné  vers  la  pen- 
7iérez,  il  offro  de  mettre  à  ses  pieds  cette  Golconde,  ce 
Pérou  dont  il  n'a  que  faire  et  qui  n'auront  quelque  prix  à 
ses  yeux  que  si  sa  «  douce  »  consent  à  les  partager  avec  lui... 
Que  vouliez-vous  que  répondit  la  malheureuse  ?  Toute  la 
ijiaison  était  liguée  contre  elle  et  la  noce  eut  lieu  dans  la 
huitaine.  Elle  dura  sept  jours  pleins  et,  de  mémoire  de  Bre- 
ton, fut  la  plus  belle  qu'on  eût  jamais  vue.  Au  bout  de  ce 
temps  et  sans  qu'une  seule  fois,  même  au  lit,  il  eût  déganté 
sa  main  droite,  le  mari  prit  sa  femme  en  croupe  et  partit 
avec  elle,  soi-disant  pour  la  présenter  à  ses  beaux-parents; 
ils  devaient  habiter  fort  loin,  car,  au  bout  de  trois  jours 
de  cheval,  le  couple  n'était  pas  encore  rendu  et  le  cœur  de 
la  pennerez  se  serrait  dans  sa  poitrine. 

—  Qu'avez-vous,  ma  douce  jolie  '?  finit  par  lui  demander 
son  mari  comme  on  pénétrait  sous  le  couvert  d'une  épaisse 
forêt. 

—  Je  ne  me  sens  pas  bien,  dit-elle,  et  j'aimerais  retour- 
ner chez  mon  père 

—  Y  songez-vous  ?  Alors  que  nous  sommes  si  près  du  but  1 

—  Mon  mari,  dites-moi,  une  chose  me  tourmente  :  pour- 
quoi ne  retirez-vous  jamais  le  gant  de  votre  main  (h-oite  ? 

—  C'est  pour  que  tu  ne  saches  pas  comment  elle  est  faite, 
mais  le  moment  est  venu  de  te  l'apprendre,  dit  le  chef  de 
brigands  (car  c'était  lui)  et,  ce  disant,  il  ota  son  gant,  et, 
du  revers  de  sa  main  postiche,  qui  était  en  fer,  il  appliqua 
une  terrible  paire  de  soufflets  à  la  pennérez.  En  même 
temps  il   sifflait   ses  gens  et  leur  jetant  la  malheureuse   : 

—  Voilà,  dit-il,  la  salope  qui  a  tranché  ma  main.  Je  vous 
la  livre  :  celui  qui  lui  fera  le  pire  outrage,  celui-là  sera 
mon  piiéféré. 

Alors  commence  pour  la  pauvrette  une  existence  de  sévi- 
ces en  comparaison  de  laquelle  la  vie  que  Peau  d'Anne 
menait  dans  la  compagnie  de  ses  dindons  apparaît  comme 
enviable;  sans  une  vieille  servante  qui  la  prit  en  pitié  et, 
un  jour  qu'elles  étaient  ensemble  au  lavoir,  lui  fournit  le 
moyen  de  s'évader,  elle  serait  morte  à  la  peine.  Mais  les 
aventures  où  elle  est  entraînée  après  cette  évasion  et  dont 
la  majeure  partie  se  déroulent  dans  une  auberge  de  Plou- 


330  LE  FOLK-LORE  d'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

bezre  sont  si  visiblement  inspirées  des  contes  de  Perrault, 
y  compris  l'épisode  des  barriques  de  cidre  où  se  cachent 
les  brigands  et  qui  sont  les  sœurs  bretonnes  ou  tout  au 
moins  les  cousines  des  jarres  d'huile  d'Ali-Baba,  que  je 
ne  crois  pas  nécessaire  de  les  rapporter  ici.  Vous  pensez 
bien  cependant  que  tout  s'arrange  à  la  fin  du  conte  et  que 
la  pennérez  de  Kerario,  rentrée  sous  le  toit  paternel,  y 
retrouve  ses  parents  et  même  son  amie,  la  pennérez  de 
Trovern,  dont  il  n'avait  plus  été  question  jusque-là  et  qui, 
d'ailleurs,  dans  certaines  variantes,  est  présentée  sous  des 
couleurs  beaucoup  moins  avantageuses  que  dans  la  leçon 
adoptée  par  nous  :  peu  s'en  faut  qu'on  n'en  fasse  une 
complice  des  brigands.  Tant  il  est  vrai  que  ce  n'est  pas 
l'histoire  seulement  qui  est  difficile  à  écrire  et  que  la 
légende  l'est  pour  le  moins  autant  ! 

La  remarque,  quoi  qu'il  en  soit,  ne  s'applique  pas  aux 
notes  suivantes  de  l'abbé  Lavissière  sur  les  usages  profa- 
nes et  religieux  de  Trébeurden  auxquels  j'arrive  après 
cette  longue  digression.  Et,  en  effet,  s'il  échet  quelquefois 
au  brave  ecclésiastique  de  revenir  sur  ses  pas,  ce  n'est  pas 
pour  se  contredire,  mais  le  plus  souvent  pour  ajouter  à  sa 
première  relation  des  détails  pleins  d'intérêt  :  certains  pa- 
ragraplies  même  ont  tout  l'attrait  de  l'inédit.  Le  style  seul 
ne  change  pas  chez  Lavissière  et  demeure  aussi  incorrect, 
aussi  empêtré  que  devant.  Mais  il  a  été  entendu  que  nous 
serions  bon  princes  et  que,  par  égard  pour  l'excellence  du 
fond,  nous  pardonnerions  à  l'auteur  les  défaillances  de  sa 
forme. 

Cependant  et  pour  introduire  un  peu  d'ordre  dans  ce  qui 
va  suivre,  je  l'ai  divisé  de  mon  chef  en  douze  petits  cha- 
pitres. 


L    —   SUR    LE  JOUR   DE  L  .\N 

Le  dernier  jour  de  Tan,  grands  et  petits,  journa- 
liers et  journalières,  fils  et  garçons  au  service,  vien- 
nent au  bourg  et  se  munissent  d'une  bouteille  d'eau- 
de-vie  ou  de  liqueurs  quelconques,  ou  de  café  et  de 
sucre,  selon  les  goiits  qu'ils  connaissent  aux  person- 
nes qu'ils  doivent  visiter.  Si  l'on  a  plusieurs  famil- 


LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE  331 

les  à  voir,  on  commence  dès  le  dernier  jour  de  lan  k 
parcourir  cette  maison-ci,  cette  maison-là,  jusqu'à 
bien  avancer  (sic)  dans  la  nuit.  Le  lendemain,  on. 
finit  par  parcourir  toutes  les  autres  maisons  qu'on 
n'a  pu  visiter...  Quand  on  n'en  peut  plus,  on  se 
rend  clopint-clopant  chez  soi.  Par  ici  l'on  chante» 
par  là  on  entre  et  puis  on  adresse  des  compliments 
de  vive  voix.  Ainsi  se  passe  le  premier  jour  de  l'an. 

II.  —  SUR  L.\  TU.\ISON 

Depuis  l'Epiphanie  jusqu'au  mercredi  des  cendres 
a  lieu  la  tuaison...  Parents,  amis  et  voisins,  ainsi  que 
journaliers  de  la  maison  sont  invités  à  [y]  prendre 
part  :  les  notables,  le  premier  jour:  le  second,  ceux 
qui  n'ont  pu  se  rendre  le  premier,  avec  les  parents, 
et,  le  troisième  jour,  les  ouvriers  journaliers  de  la 
famille...  Les  convives  rendus,  on  s'attable,  tantôt 
à  une  heure,  tantôt  à  deux  et  même  trois  heures. 
A  peine  la  soupe  mangée,  on  demande  des  allumet- 
tes et,  après  chaque  service,  on  fume,  quant  aux 
hommes,  et,  quant  aux  femmes,  on  prise  et  on  l)a- 
varde.  Quatre  heures,  cinq,  six  et  souvent  sept  heu- 
res sont  sonnées,  on  est  encore  à  table  et,  si  le  re- 
pas est  fini,  il  faut,  avant  de  se  quitter,  trinquer  de 
nouveau.  Le  repas  n'est  pas  bon  s'il  n'est  pas  bien 
arrosé.  Le  pauvre  a  aussi  sa  part. 

m.    —    SI'R     I-E    PARDON    DU    CHATEAU 

Dès  le  matin,  à  l'heure  de  la  marée,  plusieurs  ba- 
teaux de  Trouzoul  vont  en  pèlerinage  à  Saint-Jean- 
du-Doigt,  dans  le  Finistère.  On  chante  VAre  maris 
Stella  et  un  cantique  à  saint  Jean.  On  s'en  retourne, 


332  LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

Je  soir,  à  la  marée  montante.  L'après-midi,  les  vêpres 
finies,  tout  le  monde,  petits  et  grands,  se  dirigent 
vers  le  Château.  Ce  «  château  »  n'est  autre  que  des 
rochers  amoncelés  les  uns  sur  les  autres  et  qui  se 
prolongent  jusqu'à  la  passe  de  l'île  Milliau,  ayant  à 
droite  ou  au  nord  le  port  de  Trouzoul  et,  à  gauchç 
ou  au  midi,  la  baie  de  Lannion  (1).  Là,  sur  la  pe- 
louse, on  se  recrée.  Il  y  a  bière,  cidre,  vin,  café, 
liqueurs  et  eau-de-vie.  On  danse,  on  fait  la  boule; 
les  enfants  s'amusent,  courent,  trottent,  luttent,  se 
baignent,  et  le  coucher  du  soleil  les  ramène  à  leurs 
foyers.  C'est  pour  les  habitants  de  Trébeurden,  mal- 
gré que  ce  jour  soit  celui  du  pardon  de  Lannion,  un 
jour  auquel  il  faut  que  tout  Trébeurden  participe, 
sous  peine  de  ne  pas  être  agréable  à  saint  Jean  dii- 
Doigt. 


IV.  —  SUR  LA  MOISSON 

La  dernière  charretée  de  denrée  qui  vient  du 
champ  est  ornée  de  verdure  et  de  fleurs  et,  lorsque 
la  mécanique  la  bat,  l'aire  est  remplie  de  hourrahs, 
et  la  maîtresse  de  maison,  ou  la  personne  la  plus  ho- 
norable de  l'endroit,  est  portée  sur  la  dernière  gerbe, 
assise  sur  une  civière.  Tout  le  monde  la  suit  et  crie 
à  tue-tête. 


(1)  L"abbé  Lavissière  ajoute,  dans  un  autre  eudroitde  son  «  Regis- 
tre »  qu'on  y  voit  encore,  dans  le  fossé  d'un  champ  voisin,  une  pierre 
ayant  la  forme  d'un  hexagone,  avec  un  carré  au  centre.  «  On  raconte, 
<lit-il,  que  sous  cette  pierre  il  y  a  un  trésor  de  caché.  Le  couvent  des 
moines  de  Bégard  est  non  loin  de  cette  pierre.  Elle  est  aujourd'hui 
dans  un  champ  clos  et,  de  leur  temps,  elle  se  trouvait  sur  un  placitre, 
dépendant  de  cette  communauté.  J'aime  à  croire  qu'elle  a  dû  y  être 
placée  pour  servir  de  niche  à  quelque  statue.  » 


LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE  S^^ 

t 

V.   —    SUR    LES    VEILLÉES 

Elles  consistent  [pour  les  jours  ouvriers]  à  tiller 
du  chanvre  et  durent  jusqu'à  ce  que  chaque  mem- 
bre de  la  famille  ait  tillé  ce  qu'on  lui  a  donné  à  faire; 
les  dimanches  et  fêtes,  on  fait  la  partie  de  cartes  et 
de  dominos  en  famille. 

VI.   —   SUR   LES   NOCES 

A  la  sortie  de  la  maison  de  la  jeune  épouse,  en  la- 
quelle un  petit  compliment  lui  a  été  adressé  et  des 
prières  à  père,  mère,  les  jeunes  gens  font  entendre 
des  coups  de  pistolet;  puis  l'assemblée  se  met  en 
marche  pour  l'église.  A  l'entrée  du  bourg,  la  même 
détonation  se  renouvelle;  à  la  sortie  de  l'église,  au 
conmiencement  du  banquet  [qui  a  presque  toujours 
lieu  à  l'auberge]  et  à  sa  sortie,  coups  de  feu  sur 
coups  de  feu...  Rarement  on  danse;  mais  peut-être 
mieux  vaudrait  le  faire  que  de  courir  les  auberges. 
Le  soir,  il  se  trouve  bien  des  assistants,  avec  le  petit 
gris  d'officier  (sic).  Le  lendemain,  il  y  a  encore  un 
petit  repas. 

VII.  —  SUR  LES  TORRADENNOU   (1) 

Pour  ce  jour,  sont  invités  autant  de  jeunes  filles 
que  de  jeunes  garçons.  Celles-ci  S3  rendent,  vers  la 
chute  du  jour,  portant  fleurs,  rubans  et  le  boire,  au 
lieu  où  les  jeunes  gens  travaillent,  et  chaque  jeune 
garçon  choisit  sa  jeune  fille.  On  lui  présente  un  bou- 
quet et  un  peu  à  boire  de  ce  qu'on  s'est  procuré.  La 
journée  finie,  on  se  rend  à  la  .maison  où  le  souper 

(1)  Cassement  de  landes. 


334  LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

doit  se  donner  et,  là,  ou  près  de  là,  on  danse  avant 
dans  la  nuit. 


VIII.  —  SUR  LES  VEILLEES  FUNEBRES 

Y  a-t-il  un  mort  dans  un  quartier  ?  Toutes  les 
personnes  du  village,  ou  le  plus  grand  nombre,  doi- 
vent aller  prier  pour  ce  mort;  une  ou  plusieurs  per- 
sonnes de  chaque  maison  doivent  rester  en  prières, 
l^endant  la  nuit,  près  le  cadavre...  Tout  le  quartier 
doit  prendre  part  à  l'enterrement  [sous  peine  d'inci- 
vilité et  ausi  pour  l'étrange  raison  suivante  :]  com- 
me on  croit  généralemen  que,  quand  une  personne 
meurt  dans  un  quartier,  section  ou  frairie,  le  mort 
appelle  à  lui  deux  autres  [personnes];  on  s'imagine 
que  les  deux  qui  doivent  le  suivre  de  près  doivent 
être  deux  de  celles  qui  se  sont  refusées,  sans  raison 
et  sans  motif,  d'assister  à  la  sépulture. 

IX.   —  SUR  LES  NOYÉS,   NAUFR.AGÉS,    ETC. 

Le  corps  est-il  trouvé  ?  On  s'empresse  de  fournir 
linge  et  cercueil,  si  c'est  un  étranger;  si  c'est  un  ha- 
bitant, pêcheurs,  marins  assistent  à  la  sépulture. 
Les  pêcheurs  se  cotisent  et  font  dire  un  service  pour 
le  repos  de  l'âme  du  noyé.  Il  en  est  de  même  pour 
tous  les  enterrements  de  jeunes  garçons  et  de  jeu- 
nes filles  :  celles-ci  sont  portées  en  terre  par  des 
jeunes  filles  habillées  en  blanc,  si  c'est  l'été;  si  non, 
elles  sont  en  noir.  Elles  portent  le  corps  et  puis, 
rendues  au  cimetière,  les  hommes  descendent  le 
corps  dans  la  fosse.  Elles  se  cotisent  et  font  chanter 
un  service  pour  la  défunte. 


LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE  335 

X.  —  Sl'R  LE  DIMANCHE  DE  L'oCTAVE  DL'  SAJNT-SACREMENT 

Le  pardon  [de  la  Trinité]  a  eu  lieu;  la  fête  du  Très- 
Saint-Sacrenient  va  finir;  le  dimanche  de  Toctave 
est  arrivé.  Jusqu'à  présent  la  garde  nationale  a  été 
mise  à  contribution  et  pour  le  pardon  et  pour  la  fête 
du  sacre  :  elle  clôt  son  travail  par  l'octave  du  Saint- 
Sacrement.  En  ce  jour  il  faut  la  régaler.  La  garde 
nationale,  ayant  en  tête  le  maire,  l'adjoint  et  tous 
les  conseillers  municipaux,  va,  d'une  auberge  à  l'au- 
tre, prendre  le  petit  verre.  Il  ne  faut  pas  qu'une 
seule  auberge  soit  oubliée  :  on  ferait  des  jaloux  et  il 
faut  vivre,  comme  on  dit  à  Trébeurden,  en  bon  ac- 
cord. Tambour,  trompette,  fusils  et  gibernes  sont 
donc  promenés  par  ci,  par  là,  jusqu'à  la  dernière 
auberge.  Après  ce,  un  roulement  se  fait  entendre  et 
tous,  soldats  et  municipaux,  sont  congédiés.  Jadis, 
après  vêpres,  feu  M.  Le  Lu  ver,  comme  feu  M.  Hé- 
meury  [anciens  recteurs  de  Trébeurden],  se  faisaient 
conduire  au  presbytère  par  la  garde  nationale.  Le 
conseil  entrait  en  salle,  le  soldat  restait  dans  la 
cour.  A  ceux-ci  on  servait  du  cidre,  à  ceux-là  on 
donnait  du  vin.  Quand  on  avait  fini  de  trinquer,  le 
tambour  sonnait  à  l'honneur  de  l'abbé  qui  avait 
officié  pour  la  fête  et  à  l'honneur  du  recteur  de 
céans,  puis  on  se  retirait. 

*      XI.   —    SUR   LES   OBSÈQUES   DES   P.\UVRES 

Un  pauvre  vient-il  à  mourir  ?  Quelques  jours 
après,  on  quête  dans  la  paroisse  pour  lui;  cet  usage 
s'appelle  en  breton  seiiel  gnerz  an  archet  (lever  la 
somme  nécessaire  pour  payer  le  cercueil).  C'est  un 
très  mauvais  usage.  On  prélève  une  jolie  somme,  et 


336  LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE 

les  quêteurs,  si  c'est  pour  un  garçon,  les  quêteuses 
si  c'est  pour  une  fille,  font,  le  soir  de  la  quête,  bom- 
bance. On  conserve  ce  qu'il  faut  pour  l'enterrement 
et  pour  la  messe  d'enterrement.  Le  recteur  passe 
par  la  gorge  des  quêteurs  ou  quêteuses.  Il  serait  à 
désirer,  et  c'est  tôt  ou  tard  m^on  désir  et  mon  inten- 
tion, d'établir  une  quête  à  l'église,  une  fois  le  mois^ 
pour  obvier  à  cet  abus,  aussi  bien  à  ces  courses  que 
plusieurs  font  en  la  paroisse  à  cet  effet.  Cette  quête 
ne  se  fait  jamais  sans  force  libations.  C'est  une  vraie 
bacchanale.  Il  en  est  de  même  pour  cet  autre  usage 
qu'on  appelle  en  breton  sevel  guerz  an  ofern,  c'est- 
à-dire,  en  français,  chercher  le  prix  d'une  messe. 
Les  mêmes  désordres  s'en  suivent.  On  ne  se  contente 
pas  de  posséder  un  franc  cinquante  centimes;  on 
parcourt  toute  la  paroisse;  on  y  trouve  une  jolie 
somme.  Le  surplus  de  celle-là  est  employé  en  orgies. 
Pour  obvier  à  ce  désordre,  mon  intention  est  d'éta- 
blir une  quête,  comme  je  l'ai  dit  précédemment,  et 
la  déposer  en  un  tronc,  dans  la  sacristie. 

XII.  —  SUR  LES  CÉRÉMONIES  DE  L.\  NATIVITÉ, 
DE  L'EPIPHANIE  ET  DE  LA  CHANDELEUR 

Le  recteur  choisit  et  nomme  la  jeune  fille  qui  doit 
quêter  tous  les  dimanches  et  fêtes  à  la  grand'messe, 
pendant  tout  le  temps  que  l'Enfant  Jésus  est  exposé 
On  le  dépose  sur  un  peu  de  paille,  depuis  Noël  jus- 
qu'à l'Epiphanie.  En  ce  jour,  les  trois  rois  sont  expo- 
sés, et  un  nouvel  Enfant  Jésus  prend  la  place  du 
premier  et  il  est  assis  dans  un  petit  fauteuil.  Tous  les 
dimanches,  pendant  cette  exposition,  à  vêpres,  le  cé- 
lébrant, après  avoir  encensé  le  maître  autel,  se  rend 
à  l'endroit  de  l'Enfant  Jésus  pour  l'y  encenser.  Le 


LE  FOLK-LORE  D'UNE  PAROISSE  BRETONNE  337 

jour  de  la  Purification,  ou  Chandeleur,  on  élève 
l'Enfant  Jésus  et  puis  la  crèche  disparaît  jusqu'à 
l'an  prochain.  La  quêteuse  dîne  au  presbytère  ce 
jour  et  règle  avec  le  recteur  le  produit  de  la  quête  et 
les  dépenses  qu'elle  a  faites  pour  entretenir  la  crè- 
che d'une  manière  pieuse  et  dévote  et  du  luminaire 
qu'elle  a  dépensé.  Le  produit  est  couché  aux  comptes 
à  charges,  ou  registres  du  trésorier  :  le  tout,  avec  les 
autres  comptes,  passe  au  règlement  trimestrieL 


22 


ET  NOS  CIMETIERES  ? 


LETTRÉ    OUVERTE    A    MAURICE    BARRES. 

Vous  avez  songé  à  nos  églises,  Barrés.  Mais  nos 
cimetières  ?  Ils  auraient  grand  besoin  pourtant  que 
votre  active  et  magnifique  pitié  se  penchât  sur  eux. 
Ils  sont  menacés,  eux  aussi.  On  les  sécularise,  ici; 
ailleurs  on  les  déplace.  Et  les  mort'"  ne  sont  plus  en 
sûreté  chez  nous. 

C'est  de  Bretagne  que  je  vous  écris,  et  c'est  à  la 
Bretagne  surtout  que  je  pense.  Chez  vous  peut-être 
les  cimetières  ne  sont  pas  attenants  aux  églises.  Et 
même  ici,  dans  les  villes,  la  séparation  s'est  consom- 
mée depuis  longtemps  :  on  y  a  relégué  les  morts  en 
de  lointaines  banlieues.  L'hygiene,  dit-on,  l'exigeait. 
Je  n'en  suis  pas  très  sûr,  me  souvenant  de  ces  cime- 
tières gallois  comme  celui  de  Sainte  Mary  Church, 
à  Cardiff,  en  plein  quartier  des  affaires,  où  l'on  n'en- 
terre plus  personne  sans  doute,  mais  dont  on  a  res- 
pecté les  vieilles  tombes  qui  ne  parlent  pas  en  vain 
d'éternité.  Ne  pensez-vous  pas  que  les  Anglais  soient 
d'aussi  bons  hygiénistes  que  nous  ?  Et  si,  de  ce  côté 
du  détroit,  les  morts,  dans  les  villes,  ont  été  si  sou- 
vent éloignés  des  vivants,  n'est-ce  pas  plutôt  qu'en 
consommant  la  séparation  des  deux  ordres  d'exis- 
tence, en  déplaçant  les  cimetières  et  en  ôtant,  sous 
couleur  de  salubrité,  du  champ  de  notre  ^ision 
quotidienne  ces  perpétuels  mémentos  de  la  préca- 


ET  NOS  CIMETIÈRES  ?  339 

rite  des  choses,  on    espérait  enlever  au  spiritualisme 
son  meilleur  argument  sentimental  ?  ('). 

Le  programme,  quoiqu'il  en  soit  et  si  programme 
il  y  a,  n'a  pas  présenté  les  mêmes  facilités  d'exécu- 
tion dans  les  campagnes,  méfiantes  par  nature  et  peu 
disposées  à  favoriser  les  dangereuses  entreprises  de 
l'esprit  de  nouveauté,  surtout  en  matière  de  sépul- 
ture. 

Du  moins,  jusqu'en  ces  derniers  temps,  la  plupart 
de  nos  bourgs  bretons  restaient-ils  fidèles  à  leurs 
vieux  cimetières,  annexe  de  l'église  paroissiale,  si- 
tués comme  elle,  non  dans  la  périphérie,  mais  au 
cœur  du  village  et  de  plain-pied  avec  la  route.  Les 
morts  qui  dormaient  là  n'étaient  guère  exigeants. 
Modestes,  ils  se  contentaient  généralement,  même  les 
plus  riches,  d'une  dalle  de  schiste  et  d'une  croix.  A 
l'Ile-Grande,  le  seigneur  de  Keroult,  fondateur  de  la 
chapelle,  avait  voulu  que  sa  dalle  funéraire  précé- 
dât immédiatement  le  seuil,  afin  que  les  pieds  des 
tiueles  la  foulât  en  entrant  et  en  sortant.  Quand  les 
grands  de  la  terre  donnaient  de  tels  exemples  d'hu- 
milité, comment  les  morts  du  commun  n'eussent-ils 
pas  imposé  silence  aux  suggestions  de  leur  vanité  ? 
Vous  ne  trouveriez  pas  un  cénotaphe,  pas  un  mauso- 
lée dans  nos  petits  cimetières  bretons.  C'est  à  qui 
s'effacera  devant  son  voisin.  Et  cependant.  Barrés, 
ces  cimetières  sont  beaux  comme  des  musées. 

Tout  notre  patrimoine  artistique  ou  presque  est 
rassemblé  là  :  châteaux  d'eau  merveilleux,  comme 

(1)  Suorgestion  déjà  ancienne  et  qu'on  trouvera  formulée,  presque 
dans  les  ftiêmes  termes,  au  tome  ii  de  V Ame  Bretonne  :  Charniers 
■et  ossvaireg. 


340  ET  NOS  CIMETIÈRES  ? 

les  fontaines  à  vasques  de  Saint-Jean-du-Doigt  et  de 
Loguivy-lès-Lannion;  grands  calvaires  à  figuration 
dramatique,  comme  ceux  de  Tronoën,  de  Guimiliau, 
de  Guéhenno,  de  Plougonven,  de  Plougastel;  chaires 
à  prêcher  en  plein  vent,  comme  celles  de  Pleubian 
et  de  Plougrescant  ;  ossuaires  magistraux,  vastes 
comme  des  églises  et  à  la  décoration  desquels  la 
race  semble  apporter  on  ne  sait  quelle  volupté  som- 
bre particulièrement  sensible  dans  celui  de  Saint- 
Thégonnec  :  avec  ses  pignons  fleuronnés,  ses  colon- 
nes de  l'ordre  corinthien,  ses  niches  à  coquille,  les 
élégantes  cariatides  de  son  fronton,  vous  diriez  un 
palais,  —  et  c'est  la  maison  de  la  Mort. 

Mais  voyez  l'entrée  du  cimetière  lui-même.  Ah  ? 
que  nous  sommes  loin  des  imaginations  moroses  du 
rationalisme  et  de  l'obscur  boyau  où  les  morts  de 
M.  Bartholomé  s'engagent  avec  une  si  compréhen- 
sible répugnance  !  A  Sizun,  à  Lampaul,  à  la  INIar- 
tyre,  à  Berven,  à  Telgruc.  à  Saint-Jean-du-Doigt,  à 
Plogonnec,  à  Chàteaulin,  à  Sainte-Marie-du-Méné- 
hom,  c'est  par  des  arcs  de  triomphe  que  nos  morts  à 
nous  entrent  dans  le  repos  éternel. 


* 


Je  n'entends  pas  médire  des  églises  de  Bretagne. 
Elles  ont  aussi  leurs  beautés  qui  vous  sont  familiè- 
res. Jeune  homme,  vous  avez  erré  sous  les  puissan- 
tes nervures  de  leurs  arceaux,  vous  avez  vu  Tré- 
guier,  Notre-Uame-du-Folgoat,  Brélévenez.  Saint- 
Pol-de-Léon  et  cette  flèche  du  Creisker,  miracle  de 
hardiesse  et  de  légèreté,  dont  Ozanam  disait  qu'un 
ange  descendant  sur  terre  la  prendrait  pour  marche- 
pied. Quelque  chose,  malgré  tout,  dans  ces  églises, 
uérange  l'admiration.  Elles  ne  sont  pas  complètes. 


ET  NOS  CIMETIÈRES  ?  341 

Ou  plutôt,  elles  pèchent  par  un  défaut  singulier  :  le 
principal  y  est  presque  toujours  sacrifié  à  l'accessoire. 

Cela  va  au  point  qu'on  a  pu  soutenir  que  le  style 
d'une  église  ae  Bretagne  réside  moins  dans  i  église 
elle-même  que  dans  ses  appendices  :  clochers,  por- 
ches, sacristies,  ossuaires,  calvaires,  etc.  L»suachés  de 
1  édifice  ou  faisant  corps  avec  lui,  ces  monuments 
sont  toujours  contenus  les  uns  et  les  autres  dans 
létroit  espace  du  cimetière  paroissial.  Visiblement 
c'est  à  meubler  et  décorer  cet  espace  qu'on  a  songe 
<l'abord.  Et  peut-être  faudrait-il  retourner  les  termes 
et  dire  qu'en  Bretagne  le  cimetière  est  le  principal 
et  1  église  l'accessoire.  Il  n'y  aurait  plus  lieu  d'accu- 
ser nos  architectes  d'avoir  manqué  aux  proportions, 
puisqu'ils  n'auraient  fait  que  se  conformer  à  la  pen- 
sée intime  des  fidèles. 

Un  des  chapitres  du  beau  livre  de  Camille  Jullian 
sur  les  origines  gauloises  s'intitule  :  UArmorique^ 
terre  des  inorts.  L'auteur,  frappé  du  nombre  extra- 
ordinaire de  dolmens,  peulvans,  cromlec'hs,  grottes 
sépulcrales,  etc.,  qu'on  rencontre  dans  toute  la 
péninsule  armoricaine  et  spécialement  au  boru  de 
la  petite  Méditerranée  morbihannaise,  suppose  que 
les  premiers  habitants  de  la  Gaule  (^)  avaient  là  leur 
cimetière  national.  On  sait  tout  au  moins  par  Pro- 
cope  que,  la  nuit  du  l^""  novembre,  le  juge  des  morts, 
Samhan,  recevait  à  son  audience  les  âtnes  des  tré- 
passés de  l'année  et  que  ces  âmes  devaient  l'aller 
trouver  au  fond  de  l'Occident.  Peut-être,  pour  éviter 
aux  plus  illustres  les  fatigues  d'un  trop  long  voyage 
par  terre,  y  transportait-on  au  préalable  leurs  enve- 
loppes corporelles.  Cette  terre  n'a  pas  été  impuné- 

(1)  Henri  Martin,  (Histmre  de  France,  t.  i,  1.  m  :  la  Gaule  indé' 
pendante)  avait  déjà  développé  une  hypothèse  analogue. 


342j  ET  NOS  CIMETIÈRES  ? 

ment  le  caveau  du  monde.  L'air  y  est  encore  peuplé 
de  fantômes.  La  foi  catholique  y  devait  prendre 
nécessairement  un  tour  funèbre  :  elle  s'y  agenouille 
comme  ailleurs,  mais  sur  la  poussière  des  héros 
païens. 


Dans  la  plupart  de  nos  villages,  jusqu'en  ces  der- 
nières années,  on  refusait  d'accorder  aux  familles 
des  concessions  perpétuelles.  Mesure  excellente,  im- 
posée par  la  faible  dimension  de  l'enclos  paroissial 
et  surtout  par  la  volonté  de  faire  participer  tous  les 
membres  du  clan  à  ses  secrètes  félicités. 

C'est  une  croyance  aussi  vieille  que  la  race  qu'ils 
ne  peuvent  être  heureux  qu'en  mêlant  leur  poussière 
à  celle  de  leurs  ancêtres.  En  1884,  à  l'île  de  Sein, 
l'épidémie  de  choléra  fit  un  si  grand  nombre  de  vic- 
times qu'on  dut  les  enterrer  à  part.  Le  lieu  était  con- 
sacré; les  défunts,  semble-t-il,  pouvaient  y  dormir 
en  paix.  Tel  n'était  pas  l'avis  de  la  population  qui, 
croyant  ouïr  dans  le  vent  nocturne  le  gémissement 
de  leurs  mânes,  suppliait  qu'on  les  rendît  à  la  terre 
paroissiale,  parce  que  là,  seulement,  ils  jtouvaienl 
goûteir  en  compagnie  de  leurs  proches  un  repos  défi- 
nitif. Le  médecin  de  la  marine  en  résidence  à  Sein 
s'opposait  à  cette  exhumation,  qu'il  jugeait  dange- 
reuse, et,  chaque  année,  le  conseil  municipal  reve- 
nait à  la  charge.  Dans  cette  même  île  de  Sein,  à 
Ouessant,  à  Batz,  à  Ploubazlanec,  un  peu  partout 
sur  la  côte,  si  l'homme  a  péri  en  mer  et  que  son 
corps  n'ait  pas  été  retrouvé,  on  procède  à  un  simula- 
cre d'enterrement  :  on  creuse  une  fosse  et  on  y 
dépose  un  des  vêtements  du  disparu.  Ainsi  quelque 


ET  NOS  CIMETIÈRES  ?  343 

chose  de  lui  descend  sous  la  terre  et  le  rattache  à 
ses  origines. 

L'importance  accordée  en  Bretagne  au  cimetière 
tient  en  partie  sans  doute  aux  laees  d'une  race  chez 
qui,  suivant  le  mot  de  Brunetière,  «  les  morts  ne 
sont  pas  morts  et  continuent  d'être  mêlés  à  la  vie 
quotidienne  »,  mais  elle  tient  aussi  et  davantage 
peut-être  à  cette  conception  toute  primitive  du  cime- 
tière, présenté,  non  comme  une  agglomération  de 
petites  propriétés  particulières,  mais  comme  un  pa- 
trimoine collectif,  un  fief  héréditaire  et  indivis 
dont  la  jouissance  est  acquise  par  droit  à  tous  les 
membres  de  la  communauté.  Dépôt  de  la  plus  an- 
cienne tradition,  archives  à  ciel  ouvert  du  clan,  un 
tel  lieu,  qui  garde  une  mystérieuse  vertu  agissante, 
est  doublement  sacré  par  la  religion  et  par  l'histoire, 
si  obscure,  si  pauvre  d'événements  qu'ait  été  cette 
histoire.  Et  c'est  pourquoi,  concentrant  sur  lui  toute 
leur  piété,  au  lieu  de  l'éparpiller  égoïstement  sur 
des  sépultures  individuelles,  les  fidèles  de  chaque 
paroisse  rivalisent  pour  lui  donner  toute  la  magnifi- 
cence possible  et  un  éclat  supérieur  à  celui  des  cime- 
tières voisins.  Considéré  de  ce  point  de  vue,  on  peut 
(lire  qu'en  même  temps  qu'une  forme  de  la  dévotion 
aux  ancêtres,  le  culte  de  la  mort  en  Bretagne  e.st 
une  forme  du  patriotisme  municipal. 

*  * 

Je   devrais   dire    «   était   »,    car,    depuis   quelques 
années,  ce  patriotisme-là  —  comme  l'autre  (')  —  a 

(1)  Nous  ne  prévoyions  pas,  en  écrivant  ces  mots  presque  sacri- 
lèges, le  sublime  redressemeiit  de  1914,  le  sacrifice  silencieux  de  tant 
de  Bretons,  et  nous  accordions  trop  d'importance  à  la  propagande 
anti-patriotique  de  quelques  mauvais  bergers  de  la  presse  et  de  l'en- 
seignement. 


344  ET   NOS  CIMETIÈRES  ? 

bien  fléchi  en  Bretagne.  Nous  avons  trop  vécu  avec 
les  morts;  la  Bretagne  se  «  modernise  »,  on  le  sait 
assez.  Mais  trop  de  liens  la  rattachaient  encore  au 
passé  :  elle  a  hâte  de  les  trancher  et  d'abdiquer  défi- 
nitivement sa  fonction  historique  de  gardienne  des 
tombeaux. 

Plestin,  Plouaret,  Lesneven,  Plouha,  Pleyben, 
vingt  autres  de  nos  gros  bourgs  bretons  ont  désaf- 
fecté leurs  anciens  cimetières.  Plougastel  a  fait  du 
sien  un  foirail,  une  grande  place  rase  au  milieu  de 
laquelle  son  magnifique  calvaire  prend  des  airs  de 
guignol.  Et  Perros,  à  son  tour,  parle  de  supprimer 
le  cimetière  qui  borde  sa  vieille  église  romane  et 
>^ont  le  portique  d'entrée,  encastré  à  demi  dans  un 
pignon  voisin,  n'était  déjà  plus  qu'une  ruine. 

Quand  ce  n'est  pas  au  nom  de  l'hygiène,  c'est  au 
nom  de  la  viabilité  qu'on  prononce  ces  désaffecta- 
tions sacrilèges.  Aucune  voix  ne  s'élèvera  donc  dans 
le  pays  pour  traduire  l'obscure  protestation  des 
consciences  et  défendre  nos  tombeaux  ?  Peut-être 
n'est-il  pas  trop  tard  encore.  L'œuvre  de  profanation 
n'est  pas  consommée  partout.  A  Perros  même,  peut- 
être  suffirait-il  de  faire  appel  aux  bons  sentiments 
du  maire  et  des  édiles,  braves  gens  au  fond,  qui  ont 
pu  s'abuser,  mais  que  je  crois  incapables  de  commet- 
tre une  vilenie  pour  rien,  pour  le  plaisir.  L'enclos 
actuel  est-il  trop  étroit  pour  les  besoins  d'une  popu- 
lation qui  a  presque  doublé  en  dix  ans  ?  Qu'on  rou- 
vre alors  l'ancien  cimetière  trévial  de  La  Clarté. 
Mais  qu'on  ne  touche  pas  aux  morts  du  cimetière 
paroissial. 

Ainsi  parlerait  votre  Ligue,  Barrés,  si  sa  tutelle 
ne  se  restreignait  pas  expressément  aux  églises  de 
France.  Et  cependant,  pour  qu'elle  nous  prêtât  son 
concours,   pour  qu'elle  s'émût  avec  son  chef  à  la 


ET   NOS  CIMETIÈRES  ?  345 

pensée  de  nos  cimetières  menacés,  ne  suffirait-il  pas 
de  lui  faire  entendre  que  nous  sommes  .'n  Bretagne 
et  que  ces  cimetières,  en  somme,  ce  sont  nos  vraies 
églises  à  nous  ? 


RÉPONSE    DE    MAURICE    BARRÉS    ^^^ 


J'achève  de  lire,  mon  cher  Le  Goffic,  la  belle  let- 
tre que  vous  m'écrivez  dans  UEclair,  pleine  d'un 
sens  profond  sur  le  rôle  des  cimetières  en  Bretagne, 
sur  le  souvenir  obscur  que  votre  terre  semble  garder 
d'avoir  été  au  fond  des  âges  notre  ossuaire  national 
et  le  caveau  o\x  l'on  portait  les  morts  de  tous  les 
points  de  la  Gaule. 

Elle  est  saisissante,  l'interprétation  historique  que 
vous  nous  donnez  des  champs  de  repos  dans  la  vieille 
Armorique.  «  Tout  notre  patrimoine  artistique  ou 
presque  est  rassemblé  là,  me  dites-vous  :  châteaux 
a  eau  merveilleux,  comme  les  fontaines  à  vasques 
de  Saint-Jean-du-Doigt  et  de  Loguivy-lès-Lannion  : 
grands  calvaires  à  figuration  dramatique,  comme 
ceux  de  Tronoën,  de  Guimiliau,  de  Guéhenno,  de 
Plougonven,  de  Plougastel  ;  chaires  à  prêcher  en 
plein  vent,  comme  celles  de  Pleubian  et  de  Plou- 
grescant;  ossuaires  magistraux,  vastes  comme  des 
églises  et  à  la  décoration  desquels  la  race  semble 
apporter  on  ne  sait  quelle  volupté  sombre  particu- 
lièrement sensible  dans  celui  de  Saint-Thégonnec  : 
avec  ses  pignons  fleuronnés,  ses  colonnes  de  l'ordre 

(1)  Cette  réponse  parut  dans  VÉcho  de  Paris  sous  le  titre  :  Églises 
et  cimetières  bretons.  Elle  a  été  reprise  depuis  par  l'illustre  écrivain 
et  reproduite  avec  quelques  variantes  dans  son  livre  :  la  Grande 
Pitié  des  éffli^es  de  France. 


346  ET   NOS   CIMETIÈRES   ? 

corinthien,  ses  niches  à  coquilles,  les  élégantes  ca- 
riatides de  son  fronton,  vous  diriez  un  palais,  —  et 
c'est  la  maison  de  la  Mort.  Ah  !  que  nous  sommes 
loin  des  imaginations  moroses  du  rationalisme  et  de 
1  obscur  boyau  où  les  morts  de  M.  Bartholomé  s'en- 
gagent avec  une  si  compréhensible  répugnance  l 
L.  est  par  .^es  arcs  de  triomphe  que  nos  morts  à  nous 
entrent  dans  le  repos  éternel  ». 

Ces  beaux  signes  des  pensées  les  plus  mystérieu- 
ses de  votre  nation,  il  paraît  qu'on  les  déplace,  qu'on 
les  détruit.  Vous  m'appelez  à  l'aide;  je  voudrais  y 
courir  utaement.  ^e  me  rappelle  le  temps  où  nous 
avions  vingt  ans,  mon  cher  ami,  et  ce  bel  été  inou- 
ij-iable  de  notre  jeunesse  où  vous  me  guiuiez  sur 
les  chemins  de  votre  sublime  Bretagne.  Nous  allions 
à  pied  par  monts  et  par  vaux.  Un  jour  vous  me  fai- 
siez entrer  chez  M.  Renan,  à  Rosmaphamon,  où 
nous  écoutions  quelques  instants  le  vieux  magicien, 
et,  le  lendemain,  nous  passions  l'après-midi  à  som- 
meiller et  rêver  dans  le  Greisker  de  Saint-Pol-de- 
Léon.  Trente  années  ont  recouvert  d'ombre  ces  heu- 
reuses journées,  mais  nous  sommes  restés  haèles 
aux  sentiments  qu'elles  formaient  en  nous.  La  leçon 
du  vieux  clocher,  nous  l'entendons  toujours  et,  en 
défendant  les  églises,  les  calvaires  et  les  cimetières 
contre  la  haine  abjecte  ou  la  morne  indifférence, 
nous  sommes  d'accord  avec  le  vrai  Renan,  de  qui 
nous  sommes  allés  interrompre  les  songeries  bre- 
tonnes; nous  recueillons  ce  qu'il  y  a  de  plus  vivant 
et  de  noble  dans  ce  fils  des  Celtes  chez  qui  sommeil- 
lait, légèrement  voilé  par  les  poussières  de  la  vie,  le 
sens  du  divin  et  que  dégoûteraient  profondément  les 
grossiers  iconoclastes  et  les  ennemis  de  l'Esprit. 
Mais  comment  puis-je  répondre  à  votre  désir,  mon 
cher  Le  Goffic,  et  servir  vos  cimetières  en  danger  ? 


ET  NOS  CIMETIÈRES  ?  347 

Vous  parlez  de  la  Ligue  que  je  préside.  Je  ne  pré- 
side rien  du  tout.  Il  existe  un  «  Comiic  catholique 
pour  la  aefense  des  églises  »,  présidé  par  le  colonel 
Keller,  et  qui  renferme  des  jurisconsultes  éminents 
empressés  à  donner  d'utiles  consultations  de  droit. 
Pour  moi,  je  me  suis  occupé  de  favoriser  un  vaste, 
je  puis  dire,  un  immense  peliiionnement,  qui  appuie 
l'initiative  que  j'ai  prise  à  la  Chambre  et  qui  solli- 
cite du  Parlement  des  mesures  de  sauvegarde  en 
faveur  de  tous  les  monuments  de  la  vie  spirituelle 
menacés  chez  nous  aujourd'hui  par  la  fureur  anti-re- 
ligieuse. Aucune  ligue,  aucun  président  :  on  se 
reconnaît  au  secours  que  l'on  se  donne  dans  la  plus 
noble  des  batailles  contre  le  plus  infâme  des  enne- 
mis. Vous  avez  vu  que,  dans  le  Figaro,  Joséphin 
Peladan  a  entrepris  de  dresser  la  liste  des  églises, 
chefs  d'œuvre  de  l'art,  négligées,  abandonnées  par 
les  commissions  de  classement  du  ministère  des 
Beaux-Arts.  Péladan  rend  par  là  un  service  de 
grande  importance.  Merci  et  honneur  pour  lui  et 
pour  vous,  mon  cher  compagnon  de  jeunesse,  qui 
venez  à  votre  tour  donner  à  cette  cause  de  la  civili- 
sation votre  très  précieux  appui. 

La  Foi,  aujourd'hui,  n'est  pas  à  même,  à  elle  toute 
seule,  de  sauver  les  églises;  alors  il  faut  que  tous  les 
esprits  se  tournent  vers  ces  grandes  murailles  mena- 
cées et  se  groupent  sous  elles;  il  faut  que  la  pensée 
tout  entière  vienne  au  secours  des  églises.  Ce  fai- 
sant, la  pensée  se  protégera  elle-même,  car  si  l'on 
diminue,  si  l'on  ruine  les  puissances  de  vénération 
dans  notre  France,  c'est  la  civilisation  même  qui  s'y 
va  dégrader.  Certaines  personnes,  d'ailleurs  de 
bonne  volonté,  persistent  à  croire  que  nous  défen- 
dons les  beaux  «  vestiges  du  passé  ».  Quelle  vue 
étroite  !  Quelle  conception  étriquée  !  Nous  défendons 


348  ET  NOS   CIMETIÈRES   ? 

moins  le  jDassé  que  l'avenir.  Parlons  clair  et  net, 
nous  défendons  1  éternel. 

Ceux  qui  conspirent  contre  les  ^^glises,  les  calvai- 
res et  les  cimetières,  contre  tous  les  monuments  de 
la  vie  spirituelle  sur  notre  terre,  se  proposent  sciem- 
ment de  jeter  bas  des  principes  et  certaines  lois  de 
l'àme  dont  découle  toute  notre  vie.  Ces  conspira- 
teurs seront  eux-mêmes  épouvantés  par  l'abaisse- 
ment de  la  dignité  et  de  la  raison  dans  les  régions 
où  ils  parviendront  à  démolir  les  églises.  Rien  ne 
sert  d'objecter  que  Messieurs  X...,  Y...,  Z...  et 
Madame  Trois-Etoiles,  qui  ne  sont  ni  pratiquants  ni 
croyants,  font  voir  d'admirables  vertus  de  sacrifice 
et  le  plus  beau  sens  de  l'honneur.  Est-ce  que  l'on 
songe  à  le  nier  ?  Le  fait  ne  va  pas  contre  ce  que  je 
dis.  Ces  incroyants  vivent  dans  une  société  toute  for- 
mée par  le  catholicisme;  ils  classent  leurs  idées  selon 
le  catholicisme;  ils  sont  eux-mêmes  compris  et  inter- 
prétés par  une  société  catholique;  ils  bénéficient  de 
l'atmosphère  et  c'est  de  Téglise  même  qu'ils  reçoivent 
leurs  noblesses  morales,  que  des  observateurs  super- 
ficiels seraient  tentés  de  prendre  pour  des  qualités 
jiaturelles. 

Au  fond  de  cette  question  des  églises,  mon  cher  Le 
Goffic,  ce  qui  nous  préoccupe,  c'est  le  problème  de 
iéducation  de  l'âme.  A  la  formation  de  quelles  âmes 
voulons-nous  travailler  ?  Nous  voulons  répéter,  faire 
revivre  les  plus  beaux  types  qu'a  produits  notre 
pays.  Gomment  ?  En  maintenant  à  la  disposition  de 
chacun  ce  qui  a  toujours  répondu  aux  aspirations  du 
cœur  et  aux  besoins  de  l'intelligence  française.  Si 
quelqu'un  sur  les  ruines  de  l'église  du  village  est 
en  mesure  de  dresser  un  temple  nouveau  ou  je  ne 
sais  quelle  chaire  qui  ,  dans  toutes  les  circonstances 
dé  la  vie,  supplée  l'église,  nous  sommes  prêts  à  voir 


ET  NOS  CIMETIÈRES   ?  349 

ses  plans.  Mais  je  connais  la  littérature  de  notre 
époque,  j'écoute  avec  un  grand  soin  mes  collègues  à 
la  Chambre  :  je  ne  vois  pas  un  constructeur,  mais 
seulement  des  démolisseurs.  Démolir,  quelle  abjec- 
tion ! 

Maintenant,  mon  cher  Le  Goffic,  que  pouvons- 
nous  pour  la  sauvegarde  des  églises  de  France  et  des 
autres  monuments  de  notre  vie  spirituelle  ?  Depuis 
quatre  ans,  nous  combattons.  L'intelligence  fran- 
çaise a  sauvé  son  honneur  en  se  dressant  contre  les 
barbares  devant  l'église  du  village.  En  cela,  un 
résultat  certain  a  été  obtenu,  et  les  parlementaires 
se  sentiraient  mal  à  l'aise  d'afficher  trop  claire- 
ment un  désaccord  avec  l'élite  des  penseurs  et  des 
artistes  de  notre  pays.  Mais  nos  ennemis  sont  puis- 
sants. S'ils  ne  nous  contredisent  plus  guère,  ils 
ajournent,  ils  rusent,  ils  cherchent  à  gagner  des 
jours,  des  semaines,  des  années.  Et,  pendant  ce 
temps,  écoutez-moi  bien.  Le  Goffic,  il  se  créera  un 
droit. 

C'est  la  grande  phrase  que  m'a  dite  Briand  dans 
son  cabinet  :  «  l'ne  jurisprudcnre  se  crée,  ne  bougez 
pas;  Vétat  de  fait  en  se  prolongeant  se  transforme 
en  état  de  droit  par  le  seul  effet  de  sa  durée.  »  C'est 
une  pensée  vraie;  on  ne  Tépuise  pas  en  la  creusant. 

Sous  nos  yeux,  à  cette  minute,  il  se  crée  un  droit. 
Au  profit  de  qui  ?  Il  ne  s'agit  pas  de  me  raconter 
que  le  bon  droit  est  avec  les  églises.  Il  faut  qu'elles 
aient  la  force  avec  elles.  Où  manque  la  force,  le 
droit  disparaît;  oîi  apparaît  la  force,  le  droit  com- 
mence de  rayonner.  Le  droit  des  églises  à  rester 
catholiques  est  essentiellement  dans  la  puissance, 
dans  la  persistance  de  l'idée  qui  est  en  elles.  Mon 
cher  Le  Goffic,  on  maintiendra  les  édifices  à  la  dis- 
position du  prêtre  ei  des  fidèles  tant  que  ceux-ci 


350  ET  NOS  CIMETIÈRES  ? 

seront  assez  nombreux  et  ardents  pour  que  la  paix 
publique  soit  compromise  par  un  retrait.  C'est  Vin- 
tensité  de  la  foi  qui  maintiendra  et  se  recréera,  en 
dépit  de  la  loi,  un  droit  légal  au  profit  du  catholi- 
cisme. 

Si  vous  voulez  que  je  vous  confesse  toute  ma  pen- 
sée, je  dois  vous  dire,  Le  Goffic,  que  nos  églises  et 
nos  cimetières  ne  peuvent  être  sauvegardés  pleine- 
ment que  dans  la  mesure  où  la  vie  religieuse  se 
maintiendra  au  village.  Le  jour  où  les  églises  de- 
viendraient des  objects  respectés  à  cause  de  leur 
passé,  des  monuments  curieux,  quelque  chose  com- 
me des  dolmens,  des  peulvans  ou  «..es  cromlec'hs, 
bref  de  gros  bibelots  sur  la  colline,  elles  seraient 
perdues,  et  le  reproche  d  ingratitude  ne  suffirait  pas 
à  convaincre  les  générations  de  les  maintenir.  La 
solidité  physique  des  sanctuaires,  c'est  d'être  mora- 
lement féconds,  et  vos  cimetières  mériteront  d'être 
conservés  dans  la  mesure  où  les  ombres  des  morts 
sauront  encore  parler  aux  vivants. 

Parlons,  écrivons,  plaidons,  projetons  le  plus  de 
lumière  que  nous  pourrons  sur  la  noble  église  du 
village.  La  plus  belle  louange  que  nous  pourrons 
dire  nest  rien  auprès  du  service  que  lui  rend  le  prê- 
tre, s'il  la  remplit  de  fidèles.  Nos  raisonnements  iront 
bien  difficilement  émouvoir  les  conseillers  munici- 
paux, qu'il  s'agit  pourtant  que  nous  persuadions  (1); 
nous  rejoindrons  plus  péniblement  encore  leurs  élec- 
teurs de  qui  tout  c^épend  en  dernier  ressort.  Ne  mé- 
nageons pas  notre  peine;  nous  en  sommes  abondam- 
ment dédommagés  par  l'honneur  de  servir  une  telle 

(1)  Celui  de  Perros-Guirce  nous  a  en  effet  entendus,  mon  éraineut 
interlocuteur  et  moi  :  un  nouveau  cimetière  a  bien  été  ouvert  aux 
issues  de  la  commune,  mais  l'ancien  n'a  pas  été  désaffecté  et  l'on 
vient  d'y  élever  un  Monument  aux  morts  de  la  grande  guerre. 


ET  NOS  CIMETIÈRES  ?  351 

cause,  mais  faisons  des  vœux  pour  que  chaque  église 
trouve  un  prêtre  exemplaire.  Tout  est  là,  comme  au 
temps  des  grandes  invasions.  11  y  a  des  hommes  qui, 
par  la  qualité  de  leur  être,  s'imposent  au  respect, 
persuadent,  arrêtent  les  oarbares,  s'en  font  aes  auxi- 
liaires. Aux  heures  où  l'esprit  politique  est  vicié, 
semble  anéanti,  et  quand  le  retour  à  la  barbarie 
s'annonce  par  le  discrédit  oià  tombent  les  idées  éle- 
vées, la  vertu  qui  se  fait  reconnaître  à  ses  œuvres 
devient  une  puissance.  C'est  elle,  mieux  qu'aucune 
page  d'aucun  écrivain,  qui  ramènerait  les  esprits  à 
l'église.  Quand  je  vois  des  Français,  ni  meilleurs,  ni 
pires  que  leurs  pères,  en  somme  des  êtres  d'une 
excellent  matière  humaine,  tirer  gloire  de  dévaster 
ces  beaux  édifices  de  lumière  et  de  charité  qu'ils  sont 

'  impuissants  à  remplacer,  je  désire  de  tout  mon 
cœur  pouvoir  causer  avec  chacun  d'eux,  et  je  ne 
doute  pas  que  je  parviendrais  à  les  convaincre,  tant 
la  cause  est  aisée;  mais  où  les  joindre  et  comment 
m'assurer  en  eux  un  peu  de  cette  bonne  volonté  sans 
laquelle  tout  discours  est  vain  ?  Alors  devant  ces 
églises,  çà  et  là  demi-désertées,  demi-écroulées,  je 
me  surprends  à  murmurer  la  grande  vérité,  le  mot 
décisif  :  les  églises  de  France  ont  besoin  de  saints. 

I  Etrange  époque,  crise  inouïe,  où  tel  doit  être,  en 
dernière  analyse,  le  vœu  ardent  des  philosophes  et 
des  artistes,  l'appel  inattendu  des  Renan,  des  Théo- 
phile Gautier  et  de  leurs  disciples,  saisis  par  le  fiot 
qui  monte  de  la  grossièreté  destructrice. 

Maurice  Barres. 

de  l'Académie  Française. 


LE  RENOUVEAU  CELTIQUE. 

A  Madame  Jean  Dor/iis. 


Mars    (914. 

Y  a-t-il  vraiment,  comme  je  le  lis  un  peu  par- 
tout, mêrne  dans  les  graves  colonnes  du  Temps,  un 
renouveau  de  l'idée  celtique  ?  Est-il  vrai  que,  «  par 
un  de  ces  brusques  soubresauts  dont  elle  est  coutu- 
mière  »,  la  France  ait  passé  tout  à  coup  «  du  pôle  de 
la  matière  à  celui  de  l'esprit  et  de  linertie  fataliste 
au  culte  de  la  volonté  »  ? 

M.  Jacques  Reboul  l'affirme  et  que  le  celtisme 
nous  fournit  la  seule  méthode  efficace  de  compré- 
hension nationale  pour  le  passé  et  pour  le  présent, 
l'unique  force  libre  de  fécondation  pour  l'avenir. 
Et  M.  Philéas  Lebesgue,  dans  l'excellente  introduc- 
tion qu'il  a  écrite  pour  Six  lais  d'amour  de  Marie 
de  France,  parle  à  peine  autrement  :  «  La  sauve- 
garde de  la  France,  dit-il,  est  dans  le  celtisme  ».  Je 
ne  cite  tout  exprès  que  les  écrivains  étrangers  à  la 
Bretagne,  —  le  témoignage  des  Bretons,  qui  sont 
des  sur-Celtes,  pouvant  être  légitimement  récusé 
dans  une  cause  qui  les  touche  de  si  près.  Et  le  fait 
est  que  ce  ne  sont  pas  des  Bretons  qui  ont  fondé  la 
Ligue  celtique,  laquelle,  si  je  ne  me  trompe,  doit 
tenir  un  de  ces  jours  ses  assises  dans  une  ville  de 


LE  RENOUVEAU  CELTIQUE  3.J.'} 

l'Auvergne;  ce  n'est  pas  un  Breton  qui  est  à  la  tête 
de  la  Reçue  des  dations,  organe  officiel  de  la  réno- 
vation celtique  dirigé  par  M.  Robert  Pelletier.  Et 
enfin  le  Bernard  rErniite  de  cette  nouvelle  croisade, 
l'homme  qu:  Ta  inspirée,  prédite,  sinon  conduite,  et 
qui  l'échauffé  encore  de  sa  vertu,  M.  Edouard 
Schuré,  a  vu  le  jour  en  Alsace  et  appartient  à  la 
religion  réformée. 

Nous  sommes  donc  bien,  vous  le  voyez,  en  présence 
d'un  mouvement  nationaliste  ou  à  tendance  natio- 
naliste et  non  simplement  régionaliste.  Reste  à  sa- 
voir ce  qui  sortira  de  ce  mouvement  et  si  tant  est 
qu'il  en  puisse  sortir  quelque  chose. 

Précisément,  je  viens  de  lire  la  Druidesse,  le  beau 
drame  où  M.  Schuré,  en  traits  de  feu,  a  évoqué  la 
dernière  lutte  de  la  Gaule  contre  les  Césars,  sous 
l'empereur  Vespasien.  Dans  la  pensée  de  l'auteur,  ce 
drame  est  «  le  début  d'une  série  de  Visions  de  l  His- 
toire de  France,  d'où  l'âme  celtique  ressortira  com- 
me l'arcane  et  le  principe  cristallisateur  de  la  syn- 
thèse nationale  ».  Visions,  c'est  le  mot.  Car,  si  j'en 
juge  par  sa  Druidesse,  M.  Schuré  n'entend  nulle- 
ment, dans  la  série  qu'il  projette,  faire  œuvre  d'éru- 
dit;  il  en  prend  à  son  aise  avec  les  textes  ou  plutôt 
il  les  néglige  en  bloc  et  en  détail.  Il  préfère  la  fic- 
tion à  l'histoire,  le  mythe  à  la  réalité.  C'est  un  poète, 
un  «  visionnaire  ».  Sa  Dryidesse,  fantôme  romanti- 
que, vaporeuse  apparition,  comme  en  engendrèrent 
tant  de  fois  les  brouillards  du  Rhin,  frères  des  bru- 
mes bretonnes,  n'a  pas  plus  de  consistance  histori- 
que que  la  Velléda  des  Mar///rs  :  chez  Chateau- 
briand, Velléda  était  fille  de  Ségenax  et  amante 
d'Eudore;  chez  M.  Schuré,  elle  est  fille  de  Katmor 
et  amante  de  Celtil.  Chateaubriand  en  avait  fait  une 
Armoricaine  ;   M.    Schuré   en   fait   une   Irlandaise. 

23 


354  LE  RENOUVEAU  CELTIQUE 

La  véritable  Velléda,  qui  ne  nous  est  connue  que 
par  un  texte  de  Tacite,  était  une  Germaine,  et  nous 
ne  sommes  même  pas  sûrs  que  Velléda  fût  son 
nom.  Le  mot  vedela,  d'où  l'on  a  tiré  Velléda  et  qui 
signifie  sublimité,  a  toutes  les  apparences  d'un 
attribut. 

«  Cette  femme,  née  chez  les  Bructères,  dit  Tacite, 
avait  une  domination  très  étendue,  fondée  sur  cette 
ancienne  opinion  des  Germains,  qui  reconnaissent 
le  don  de  prophétie  à  quelques-unes  de  leurs  fem- 
mes, puis  en  font  des  déesses  par  un  progrès  naturel 
à  la  superstition.  Le  crédit  de  Velléda  s'accrut  encore 
parce  qu'elle  avait  prédit  le  succès  des  Germains  et 
la  ruine  des  legions.  » 

Faut-il  vous  rappeler  enfin  que,  mêlée  à  la  révolte 
de  Givilis  et  des  Bataves  (70  ans  après  J.-C.),  Velléda 
ne  s'ouvrit  pas  la  gorge  avec  sa  faucille  d'or,  mais 
fut  bel  et  bien  livrée  par  ses  propres  troupes  et  figura 
dans  le  triomphe  de  Domitien  ?  La  fortune  posthume 
de  cette  patriote  germaine  est  due  tout  entière  à 
Chateaubriand  qui  lui  a  conféré,  pour  les  besoins  du 
sujet,  se  grandes  lettres  de  naturalisation  et,  dès 
lors  qu'on  n'en  a  point  fait  un  grief  à  l'auteur  des 
Mai^tyrs,  il  n'y  a  aucune  raison  de  se  montrer  plus 
sévère  à  l'égard  de  l'auteur  de  la  Druidesse.  Quand 
on  viole  l'histoire,  disait  le  vieux  Dumas,  il  faut  au 
moins  s'arranger  pour  lui  faire  un  enfant.  M.  Schuré 
nous  a-t-il  donné  une  Velléda  digne  de  s'inscrire 
dans  notre  souvenir  à  côté  des  grandes  héroïnes  du 
romantisme  ?  Toute  la  question  est  là.  Je  tiens, 
pour  ma  part,  qu'il  a  écrit  une  très  belle  œuvre, 
plus  symbolique  peut-être  que  dramatique  —  en- 
core n'en  suis-je  pas  sûr  et  il  se  pourrait  que,  repré- 
sentée sur  un  théâtre  de  plein  air,  dans  un  cadre 
propice,  à  Ploumanac'h  ou  à  Erdeven  par  exemple. 


LE  RENOUVEAr  CELTIQl  E  3o5 

OU  mieux  encore  dans  une  clairière  de  l'antique  fo- 
rêt de  Paimpont,  elle  fît  un  efïet  considérable  sur 
le  public. 

Mais  la  Druidesse  de  M.  Schuré  ne  pose  pas  qu'un 
problème  littéraire.  L'auteur  l'a  fait  précéder  d'une 
étude  sur  le  réveil  de  l'àme  celtique  qui  est  certai- 
nement une  des  pages  les  plus  brillantes  de  cet  écri- 
vain nourri  de  Quinet,  de  Moreau  de  Jones  et  de 
Jean  Reynaud  et  qui  prolonge  jusqu'à  nous  la  tra- 
dition des  grands  illuminés  du  romantisme. 

Et  croyez  que  ce  regard  de  voyant  qu'il  porte  sur 
l'avenir,  ce  verbe  volontiers  augurai,  ces  airs  de 
mystagogue,  s'accommodent  très  bien  à  l'occasion, 
chez  M.  Schuré,  avec  un  sens  critique  des  plus  dé- 
liés qui  nous  a  valu  ici  même,  sur  Lucile  et  le  Bar- 
zaz-Breiz,  des  remarques  pleines  de  finesse,  d'à- 
propos  et  de  goût.  Dans  un  autre  genre,  à  la  fin  de 
l'introduction,  la  centaine  de  lignes  sur  Ouessant, 
où  l'auteur  a  ramassé  toute  la  poésie  éparse  et  com- 
me flottante  de  la  Thulé  armoricaine,  mériteraient 
de  prendre  place  dans  cette  géographie  pittoresque 
et  morale  des  pays  de  France  dont  a  parlé  quelque 
part  Jules  Lemaître.  Cela  est  d'un  art  tout  classi- 
que, d'une  netteté  toute  latine.  Et  le  compliment 
choquera  peut-être  M.  Schuré.  Mais  le  moment  est 
venu  de  marquer  nos  positions  respectives  et  de  lui 
dire  jusqu'où  je  veux  bien  le  suivre  dans  son  mou- 
vement de  rénovation  celtique  et  pourquoi,  en  cons- 
cience, il  m'est  impossible  d'aller  plus  loin. 

Les  Français  ou,  du  moins,  la  grande  majorité  des 
Français,  sont  des  Celtes,  c'est  entendu;  et,  quand  la 
piété  filiale  ne  nous  en  ferait  pas  un  devoir,  nous  au- 
rions tout  intérêt  à  nous  en  souvenir.  Svos  rfjnsqitr 
paHrnnr  mânes  :  un  certain  déterminisme  physiolo- 
gique pèse  sur  les  races  comme  sur  les  individus;  il 


356  LE  RENOUVEAU  CELTIQUE 

est  possible  de  le  corriger,  il  est  vain  d'essayer  de 
s  y  soustraire  entièrement.  Et,  si  l'on  veut  se  bien 
connaître,  il  faut  commencer  par  connaître  ses  pè- 
res... Les  nôtres  ne  furent  point  parfaits.  Mais,  avec 
leurs  défauts,  ils  eurent  assez  de  qualités  pour  que 
nous  ayons  quelque  droit  de  les  honorer.  Ce  n'est 
pas  un  arbre  généalogique  si  méprisable  que  celui 
qui  plonge  dans  la  cendre  de  héros  authentiques 
comme  Ambiorix,  Bituit,  Virdumar,  Vercingétorix 
et  ce  fier  Gamulogène,  dont  l'ingrat  Paris  n'a  même 
pas  donné  le  nom  à  une  rue.  Lorsque  Anvers,  moins 
oublieux,  éleva,  en  1861,  un  monument  au  patriote 
nervien  Boduognat  et  qu'une  délégation  de  la  So- 
ciété des  Gens  de  Lettres  fut  priée  d'assister  à  la 
cérémonie  d'inauguration,  le  président  de  cette  So- 
ciété, Frédéric  Thomas,  écrivit  dans  le  Siècle  : 

«  J'avoue  en  toute  humilité  que  ce  Boduognat  nous 
avait  singulièrement  intrigués  pendant  tout  le 
voyage.  Quel  était  ce  Boduognat  ?  D'où  venait-il  ? 
Qu'avait-il  fait  ?  Etait-ce  un  savant  ?  un  poète  ?  un 
grand  armateur  ?  un  grand  capitaine  ?  Etait-ce  un 
grand  contemporain,  ou  bien  un  vieux  de  la  vieille 
histoire  ?...  J'en  demande  bien  pardon  à  mes  sept 
compagnons  de  route;  mais  ils  ne  le  savaient  pas 
mieux  que  moi.  » 

Remarquez  que,  parmi  ces  sept  «  compagnons  »,  il 
y  avait  Jules  Simon,  Amédée  Achard,  le  baron  Tay- 
lor,  etc.  Une  telle  ignorance  indignait  à  l'époque  le 
bon  Moreau-Christophe  ;  «  Nous  connaissons,  di- 
sait-il, par  le  menu  tous  les  héros  de  l'histoire 
sainte,  de  l'histoire  grecque  et  de  l'histoire  romaine. 
Nous  ne  savons  rien  de  nos  héros  nationaux.  A  qui 
la  faute,  sinon  à  notre  éducation  ?  Est-ce  que  l'on  ne 
pourrait  pas  cependant,  avec  des  traits  empruntés 
à  notre  histoire,  composer,  à  l'usage  des  écoles,  un 


LE  RENOUVEAU  CELTIQUE  357 

recueil  de  biographies  gauloises  qui  vaudrait  le  De 
Viris  illustribus  ?  » 

On  le  pourrait  fort  bien  en  effet  et  même  on  le 
devrait,  mais  il  faudrait  composer  ce  recueil  avec 
des  textes  latins  ou  grecs,  car  nous  n'avons  pas  un 
seul  texte  gaulois  à  mettre  aux  mains  des  élèves. 
Nous  sommes  des  Celtes,  oui,  mais  des  Celtes  lati- 
nisés. Ni  Moreau-Christophe,  ni  M.  Schuré,  ni  en- 
core moins  les  rédacteurs  de  la  Revi/e  des  Nations  et 
les  membres  de  la  Ligue  Celtique  n'y  ont  suffisam- 
ment réfléchi. 

J'entends  bien  que  toute  cette  campagne  est  diri- 
gée contre  notre  éducation  latine.  Il  s'agit  de  rom- 
pre avec  Rome  et  Athènes,  de  répudier  tout  le  passé 
de  notre  race  jusqu'à  Jules  César  ou  au  moins  jus- 
qu'à la  Renaissance,  de  dénoncer  le  long  travail  de 
fusion  d'où  est  sortie  l'âme  française,  héritière  de 
i'àme  antique,  pour  la  replonger  dans  le  chaos  des 
origines. 

Mais  quel  est  ce  vain  effort  auquel  on  nous  con- 
vie ?  Laissons  de  côté  les  Bretons  qui  parlent  un 
idiome  à  part;  encore  cet  idiome  n'est-il  pas  l'an- 
cien gaulois,  mais  une  déformation  du  welche.  Que 
les  Bretons  conservent  cependant  leur  langue,  je  le 
veux  bien,  je  le  souhaite  même  ardemment.  Âiais 
allez-vous  forcer  tous  les  autres  Français  à  appren- 
dre cette  langue  ou  à  rétrogader  jusqu'à  l'ancien 
gaulois  dont  nous  ne  possédons  d'ailleurs  qu'un  petit 
nombre  de  mots  ?  (1)  Non,  n'est-ce  pas  ?  Que  vous  le 
vouliez  ou  non,  vous  continuerez  de  parler  le  fran- 


(1)  Ceci  n'est  plus  tout  à  fait  e.xact  et.  dans  son  beau  livre  : 
la  Longue  gauloise  {W2\),  M.  Georges  Dottin,  doyen  de  la  Faculté 
des  Lettres  de  Rennes  et  membre  correspondant  de  l'Institut,  a  pu 
recueillir   un   millier  de  mots  gaulois  authentiques.  Et,  si  copieuse 


358  LE  RENOUVEAU  CELTIQUE 

çais,  c'est-à-dire  une  langw.  essentiellement  latine, 
dont  les  origines  ne  se  trouvent  ni  à  Bibracte  ni  à 
Quimper-Corentin,  mais  à  Rome.  Et  c'est  donc  vers 
Rome  qu'il  faut  nous  tourner  comme  vers  notre  mère 
d'adoption  et  notre  institutrice,  puisqu'aussi  bien 
nous  serions  singulièrement  embarrassés  d'aller 
chercher  ailleurs,  dans  la  cendre  des  dolmens,  un 
enseignement  qu'elle  est  impuissante  à  nous  fournir. 
Il  ne  nous  est  rien  resté  des  Celtes  que  ce  que  nous 
ont  transmis  les  écrivains  grecs  et  latins.  De  cette 
civilisation  brillante,  mais  stérile,  nous  n'avons  hé- 
rité ni  un  poème,  ni  un  monument,  mais  seulement 
quelques    inscriptions,  un    calendrier,  le    souvenir 


qu'ait  été  la  collecte,  il  s'en  f.aut  qvi'elle  soit  close.  Des  surprises  pro- 
chaines nous  attendent,  selon  M.  Camille  JuUian. 

«  Regardez,  dit-il,  dans  le  livre  de  M.  Dottin,  l'ignorance  en 
laquelle,  an  XVP  siècle,  on  vivait  de  la  langue  gauloise  ;  l'étonnement 
dans  lequel,  il  y  a  moins  d'un  siècle,  la  découverte  des  premières 
inscriptions  celtiques  plongea  nos  plus  anciens  maîtres;  la  surprise 
et  la  joie  à  moitié  délirante  où  nous  mit,  il  y  a  moins  de  vingt-cinq 
ans,  le  calendrier  de  Coligny  ;  la  stupeur  avec  laquelle  on  accueillit, 
quelques  années  après,  la  tablette  magique  de  Rom,  la  première 
inscription  renfermant  quelques  phrases  en  langue  celtique.  Si  le  livre 
de  M.  Dottin  avait  été  composé  en  1S80.  il  n'eût  pas  eu  vingt  pages. 
11  en  a  plus  de  deux  cents,  dont  pas  une  n'est  inutile.  L'enrichisse- 
ment rapide  de  nos  connaissances  nous  fait  présager  de  très  glorieux 
lendemains.  On  peut  dire  que  ce  livre  travaille  surtout  pour  annoncer 
et  hâter  l'avenir.  » 

Nous  en  acceptons  l'augure.  Nous  voulons  même  bien  avec  M.  Jul- 
lian  —  pour  gratuite  que  soit  l'hypothèse  —  qu'il  y  ait  eu  chez  les 
Gaulois  «  l'équivalent  de  V Iliade  ou  de  la  Oenése,  des  Atellants  ou 
des  Odes  de  Pindare  o  et  que  la  littérature  de  ce  peuple  ait  été 
«  aussi  riche,  plus  riche  même  que  celle  de  Rome  avant  Ennius  »  : 
notre  argumentation  ne  s'en  trouve  nullement  touchée  et,  dès  lor» 
qu'il  s'agit  d'une  littérature  orale,  que  personne  n'a  pris  soin  de 
recueillir,  il  y  a  toutes  chances  malheureusement  pour  que  nous  ne  la 
connaissions  jamais,  donc  pour  que  nous  ne  puissions  pas  en  tirer  un 
enseignement. 


LE  RENOUVEAU  CELTIQUE  359 

d'une  héroïque  résistance  à  l'envahisseur  et  d'exal- 
tantes légendes  d'amour,  nées  probablement  outre- 
Manche.  Voilà  le  maigre  patrimoine  qu'on  nous  pro- 
pose de  revendiquer  en  échange  des  riches  dépouil- 
les d'Athènes  et  de  Rome.  Nous  n'en  ferons  rien.  Ou 
plutôt  nous  continuerons  d'être  Latins  en  même 
temps  que  Celtes. 

L'équilibre  de  l'âme  française  est  à  ce  prix,  cette 
âme  qui  nous  vient  bien  réellement,  elle,  du  profond 
des  âges,  cette  âme  pareille  à  celle  des  Gaulois  du 
temps  de  Strabon  et  de  Jules  César,  ardente  et  mo- 
bile, avide  d'inconnu,  passionnée  de  liberté,  folle  de 
grands  mots  et  de  périodes  pompeuses,  crédule, 
étourdie,  brave,  charmante  et  misérable  et  qui  n'au- 
rait pas  plus  compté  dans  le  monde  que  l'âme  irlan- 
daise ou  calédonienne,  si  elle  ne  s'était  fortifiée  de 
raison  romaine  et  organisée  sur  le  plan  de  l'ordre 
latin  (1). 

(1)  J'ai  reçu,  à  propos  de  ce  premier  article,  la  lettre  sui- 
vante de  M.  Edouard  Schuré.  Son  intérêt  est  trop  vif  pour 
que  je  n'en  lasse  pas  part  à  mes  lecteurs  et  aussi  bien  met- 
elle  les  choses  au  point  en  ce  qui  concerne  le  régime  d'édu- 
cation à  donner  aux  Français  : 

Cher  Monsieur  et  Cher  Confrère, 

J'ai  lu  ce  matin  avec  un  vif  plaisir  votre  bel  article  sur  ]e  Me  nou- 
veau celtique  à  propos  de  ma  Druidessc  dans  la  République  Française. 
Je  tiens  à  vous  remercier  sur-le-champ  pour  tout  ce  que  vous  dites 
d'aimable  et  d'intelligent  sur  mon  drame,  comme  aussi  sur  mon  étude 
consacrée  à  l'âme  celtique... 

A  ce  propos,  je  tiens  à  vous  dire  <]ue  je  ne  dninie  pas  dans  les 
exagérations  des  panceltistes.  L'auteur  des  Grands  Initiés  n'ignore 
pas  tout  ce  que  nous  <levons  à  la  civilisation  gréfo-latine,  qui  repré- 
sente la  grande  tradition  humaine  et  divine  venue  d'Orient.  Il  sait 
aussi  que,  sans  elle,  nous  ne  serions  pas  parvenus  à  la  conscience 
de  nous-même«.  Mais  cette  conscience  originaire  et  durable  ne 
devons-nous  pas  aujourd'hui  la  rallumera  nos  origines  nationales? 


360  LE  RENOUVEAU  CELTIQUE 

L'intuition,  la  sympathie  humaine,  le  sens  psychique  de  la  divina- 
tion sont  des  vertus  celtiques.  Il  faut  réveillei'  notre  awen,  ce  qui 
est  le  plus  nôtre,  le  génie  propre  de  notre  race. 

Et  ce  serait  encore  une  preuve  que  Vercingétorix  eut  raison  de 
lutter  contre  César  et  que,  malgré  sa  défaite,  son  œuvre  ne  fût  pas 
vaine,  puisque  l'âme  celtique  ressuscite  en  nous. 

Voilà  ce  que  tente  de  dire  ma  Druidense.  J'ignore  si  je  l'ai  bien  dit, 
mais  je  sais  que  toute  votre  œuvre  charmante,  puissante  et  variée, 
l'aifirme  avec  éclat.  Et  voilà  pourquoi  le  Celte  alsacien  que  je  suis 
sympathise  profondément  —  par  dessus  les  Vosges,  la  Seine  et  la 
Loire  —  avec  le  Celte  breton  et  même  latin  que  vous  êtes. 

Croyez-moi,  mon  cher  poète,  etc. 

Ed.  Schuré. 


Est-il  besoin  de  dire  combien  cette  lettre  m'a  réjoui  ?  Dès 
lors  que  M.  Schuré  entend  conserver,  à  la  base  de  notre 
enseignement  secondaire,  le  latin  et  le  grec,  nous  sommes 
d'accord  et  je  ne  suis  pas  homme  à  nier  —  alors  que  tout 
mon  effort  personnel  atteste  le  contraire  —  le  profit  consi- 
dérable que  nous  pourrions  tirer  d'une  connaissance  plus 
approfondie  de  notre  passe  national. 

J'ai  eu  soin,  d'ailleurs,  de  mettre  à  part  les  Bretons  armo- 
ricains qui  parlent  une  langue  dérachée  du  môme  rameau 
celtique  d'où  sont  issus  le  comique,  aujourd'hui  disparu,  et 
le  gallois  moderne. 

Ce  que  j'ai  affirmé,  laissant  également  de  côté  la  merveil- 
leuse floraison  de  la  littérature  irlandaise,  les  Mabinogion, 
les  Triades  galloises  (d'ailleurs  en  partie  apocryphes),  etc., 
c'est  que  les  Celtes  de  Gaule  ne  nous  avaient  transmis  ni 
im  poème,  ni  un  monument.  Et  si  j'ai  fait  une  exception, 
quoiqu'elles  soient  bien  postérieures,  pour  les  légendes  d'ovi 
sont  sortis  nos  romans  de  la  Table-Ronde,  c'est  que  ces 
légendes  ar/irent  avec  une  force  singulière  sur  le  Moyen- 
Age  et  que  par  elles,  vraiment,  comme  je  l'ai  dit  dans 
YAme  Bretonne,  les  Celtes  furent  les  professeurs  d'idéalisme 
de  l'Occident. 

N'oublions  pas  cependant  tout  ce  que  le  catholicisme 
avait  introduit  de  romain  dans  ces  légendes  où  le  merveil- 
leux celtique  est  constamment  aux  prises  avec  la  morale 
chrétienne.  Et,  pour  ce  qu'elles  doivent  même  à  l'antiquité 
hellénique,  reportons-nous  à  M.  Bédier. 


LE  RENOUVEAU  CELTIQUE  361 

II 

Il  me  faut  bien  revenir  sur  le  renouveau  celtique 
et  c'est  une  question  qui  n'est  pas  près  d'être  épui- 
sée, si  j'en  juge  par  l'abondance  des  lettres  que  je 
reçois  et  la  variété  des  opinions  émises.  Je  n'entends 
pas  vous  infliger  la  lecture  de  cette  correspondance, 
qui,  publiée  in-extenso,  déborderait  les  colonnes  du 
journal.  Aussi  bien  M.  Robert  Pelletier,  dans  la  ré- 
ponse ou  plutôt  dans  l'article  qui  suit,  a-t-il  rassem- 
blé et  présenté  avec  une  grande  clarté  d'exposition, 
sinon  toujours  avec  une  absolue  sûreté  critique,  les 
arguments  de  la  majorité  des  controversistes.  C'est 
une  voix  diserte  que  celle  de  M.  Pelletier,  et  c'est 
souvent  une  voix  éloquente.  Nos  lecteurs  auront 
plaisir  à  l'écouter. 


Dans  son  article  de  jeudi  sur  Le  Renouveau  celtique, 
M.  Charles  Le  Goffîc  a  cité,  parmi  les  manifestations  con- 
temporaines du  celtisme,  La  Revue  des  Nations  et  la  Ligue 
Celtique  Française.  Directeur  de  l'une,  secrétaire  général 
de  l'autre,  je  voudrais  présenter  ici  quelques  observations 
en  notre  nom  à  tous,  rédacteurs  et  ligueurs,  que  M.  Le  Gof- 
flc  accuse  de  n'avoir  pas  assez  réfléchi  à  la  latinisation  de 
la  Gaule. 

Cette  irréflexion,  si  nous  en  étions  coupables,  serait  la 
plus  lourde  des  fautes.  Organisation  de  combat,  entrant  en 
lutte  avec  ce  qu'elle  appelle  le  préjugé  latin,  la  Ligue  Cel- 
tique ne  se  serait  pas  préoccupée  de  tous  les  arguments  his- 
toriques et  autres  dont  pouvait  disposer  l'adversaire  !  Nous 
ne  les  aurions  pas  tous  réfutés  pour  nous-mêmes,  pour  no- 
tre sincérité,   avant  de  les  combattre  publiquement  ! 

Qu'Esus  et  Teutatès  en  soient  remerciés  !  Nous  n'avons 
pas  montré  tant  de  légèreté.  Venus  pour  la  plupart  de  la 
Sorbonne  ou  des  Facultés  de  province,  nous  connaissions 
tous  la  théologie  du  culte  romain  pratiqué  par  tant  d'uni- 
versitaires. Si,  au  fond  de  nous,  le  Celte  avait  toujours  pro- 


362  LE  RENOUVEAU  CELTIQUE 

testé,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'avant  de  lui  permettre 
de  le  faire  ouvertement  nous  avions  dû  par  un  lent  travail 
nous  prouver  à  nous-mêmes  qu'il  avait- raison  et  que  lui  et 
nous  cela  ne  faisait  qu'un. 

Ce  sont  les  preuves  qui  nous  ont  servi  pour  cette  réno- 
vation que  nous  offrons  aux  Français  d'aujourd'hui.  Car 
nous  savons  que  le  français  n'est  pas  une  «  langue  essen- 
tiellement latine  »,  nous  savons  que  ses  origines  se  trou- 
veiit  en  grande  partie  «  à  Bibracte  »  et  dans  toute  la 
Gaule.  La  syntaxe  française  n'est  aucunement  latine.  Nul 
jie  ie  discute  plus.  Reste  donc  les  mots.  Il  y  a  deux  langues 
latines  :  le  bas-latin  et  le  latin  littéraire.  Le  second  Quinti- 
lien  l'avait  déjà  remarqué,  —  et  Quintilien  n'était  pas  un 
celtomane  —  le  latin  classique  a  emprunté  des  mots  très 
nombreux  au  gaulois.  On  ne  trouvera  pas,  je  pense,  un  phi- 
lologue pour  nier  que  le  mot  latin  mare  soit  celtique  ainsi 
que  carpe ntum  et  d'innombrables  autres.  Admettons,  si 
vous  le  voulez,  que  les  mots  latins  semblables  aux  celtiques 
soient  les  frères  de  ces  derniers  et  non  leurs  fils,  il  n'en 
reste  pas  moins  ceci  :  dans  des  milliers  de  cas  il  y  a  eu, 
dans  le  parler  des  Gaulois  soumis  aux  Romains,  fusion 
entre  le  mot  gaulois  et  le  mot  latin  qui  lui  ressemblait. 
Comment  peut-on  trouver  vraisemblable  que  les  Celtes  de 
Gaule  aient  pris  au  latin  pour  dire  cent  le  mot  centum, 
quand  ils  avaient  cbez  eux  centon;  qu'ils  aient  dit  carus, 
quand  leurs  pères  disaient  caros;  qu'ils  aient  dit  sapo, 
alors  que  les  Celtes  inventeurs  du  savon  disaient  sapon; 
qu'ils  aient  dit  mater  en  latin,  puisque  mater  est  aussi  cel- 
tique ? 

Il  y  a.  avec  les  dérivés,  trois  mille  mots  français  qui  peu- 
vent ainsi  venir  aussi  bien  du  celtique  que  du  latin  classi- 
que. Mais  ce  dernier  n'est  pas  considéré  comme  le  vrai 
père  du  français.  On  attribue  généralement  cet  honneur 
au  bas-latin,  et  Ton  ne  s'est  pas  suffisamment  soucié 
d'établir  l'origine  de  ce  bas-latin.  Or  les  éléments  gaulois 
furent  si  nombreux  dans  la  plèbe  et  les  armées  romaines 
que  le  bas-latin  fut  presque  un  patois  celtique.  Si  nous 
disons  chat,  cheval,  bague,  sapin,  c'est  sans  doute  parce 
qu'on  dit  en  bas-latin  :  cattus,  cabalUis,  baca  et  sapinvs, 
mais  c'est  surtout  parce  qu'en  celtique  nos  pères  disaient  : 
cattoa,  caballos,  bacca  et  sapinos.  Les  mots  de  ce  genre 
sont  plusieurs  milliers. 

Il  faut  donc  une  fois  pour  toutes  renoncer  à  dire  «  la 


LE  RENOUVEAU  CELTIQUE  363 

langue  française  est  essentiellement  latine  •>  et  consentir  à 
la  qualifier  de  celto-latine. 

Mais  si  dans  les  mots  nous  devons  subir  un  peu  de  lati- 
nité, nous  n'en  voulons  pas  dans  rânie  nationale,  et  les 
mots  les  plus  latins  se  celtiseront  pour  chanter  la  gloire  de 
la  race  celtique.  En  dépit  des  historiens  négligents  qui 
arrêtent  au  ii«'  siècle  l'histoire  de  l'esprit  d'indépendance 
gaulois,  nous  savons,  nous,  pour  avoir  lu  Zozime,  Rutilius, 
Saint-Prosper,  Orose  et  vingt  autres,  nous  savons  que, 
tant  que  l'empire  romain  a  été  debout,  pas  une  génération 
n'a  passé  sur  le  sol  de  la  Gaule  sans  qu'une  révolte  vienne 
apporter  la  protestation  de  la  nationalité  gauloise.  Nous 
savons  que  nos  sommes  les  fils  des  Bagaudes  qui,  pendant 
un  siècle  et  demi,  ont  lutté  et  sont  morts  pour  l'empire 
gaulois.  Nous  ne  voulons  pas  que  ce  miracle  historique 
d'une  lutte  qui  ne  cessa  qu'avec  l'écroulement  de  la  domi- 
nation étrangère  ait  été  vain.  Nous  nous  en  souvenons. 

Et  lor.squ'à  travers  les  auteurs  grecs  et  romains,  nous 
voyons  quelle  fut  la  grandeur  de  la  civilisation  de  nos  an- 
cêtres, quel  fut  leur  héroïsme,  lorsque  dans  les  documents 
irlandais  et  gallois  nous  trouvons  les  légendes,  les  tradi- 
tions, l'âme  même  de  notre  race,  nous  retrouvons  aussi 
contre  les  Romains,  qui  ont  privé  notre  pays  d'un  trésor 
pareil,  la  même  colère  qui  devait  agiter  le  paysan  gaulois 
quand  il  voyait  tomber  la  tête  de  ses  chefs  et  de  ses 
druides. 

Qu'importe  cependant  en  quelle  langue  nous  pouvons 
connaître  les  exploits  de  nos  pères  !  Si  on  les  avait  contés 
en  vieux  celtique,  il  faudrait  traduire  ces  récits,  même 
pour  les  Irlandais  et  les  Bretons,  tant  les  langues  évoluent. 

La  terre  d'ailleurs  est  un  autre  livre  :  elle  s'est  ouverte 
pour  montrer  l'art  et  la  .science  avec  lesquels  les  Gaulois, 
inventeurs  de  la  charrue  et  de  la  métallurgie,  savaient  for- 
ger leurs  armes  et  ciseler  leurs  bijoux. 

Et  nous  avons  le  .Moyen  Aixc  !  Lp  Moyen  Age  qui  vit  dis- 
paraître les  noms  latins  de  nos  villes,  remplacés  par  les 
vieux  noms  celtiqties,  le  Moyen  Age  qui  vit  avec  la  féoda- 
lité les  divisions  territoriales  de  l'ancienne  Gaule  repa- 
raître, sans  que  le  moindre  souvenir  des  provinces  et  de 
l'administration  romaine  subsistât.  La  mémoire  des  origi- 
nes gauloises  était  si  vivante  que  les  grandes  familles  no- 
bles voulaient  à  l'envi  descendre  d'un  dieu  gaulois  ou 
d'une  fée  celtique.  Tel  les  Bourbon,  tîls  de  Borbo.  les  Lusi- 


364  LE  RENOUVEAU  CELTIQUE 

gnan,  flls  de  Mélusine.  Les  monastères  irlandais  fondés 
par  Saint-Colomban  couvraient  l'Occident  et  rénovaient 
l'agriculture  tuée  par  le  nsc  romain.  Les  Celtes  Scot  Eri- 
gène,  Duns  Scot,  etc.,  créaient  la  scholastique.  Les  légen- 
des celtiques  d'Arthur  et  du  Graal  emplissaient  de  rêve 
et  d'héroïsme  toutes  les  âmes  françaises,  et  la  France  du 
xiiF  siècle,  cette  France  qui  savait  sans  doute  des  psaumes 
en  mauvais  latin,  mais  qui  croyait  Virgile  contemporain 
d'Homère,  cette  France,  libérée  de  l'antiquité  classique  et 
qui  vénérait  Merlin  comme  un  prophète,  fut  plus  grande, 
plus  libre,  plus  heureuse  qu'elle  ne  le  fut  jamais  après  la 
Renaissance  I 

C'est  cette  tradition  médiévale  que  nous  voulons  renouer. 
Comme  la  Renaissance  a  rompu  avec  elle,  nous  voulons 
rompre  avec  la  latinité. 

Qu'on  nous  comprenne  bien  :  il  ne  s'agit  pas  d'interdire 
l'enseignement  du  grec  tt  du  latin.  Les  monastères  celti- 
ques ont  seul  conservé  la  langue  grecque  au  Moyen  Age. 
Il  s'agit  d'habituer  les  Français  à  considérer  le  grec  et  le 
latin  comme  des  matières  d'érudition,  comme  des  langues 
étrangères,  à  ne  pas  se  tourner  vers  Borne  plus  que  ne  le 
font  les  Anglais,  les  Allemands  ou  les  Russes,  à  compren- 
dre le  Moyen  Age,  à  l'aimer,  à  connaître  ses  origines  cel- 
tiques, à  trouver  dans  la  Gaule  et  dans  la  tradition  celtique 
ce  que  les  Allemands  ont  trouvé  dans  la  Germanie  et  le 
germanisme.  C'est  par  les  auteurs  latins  qu'ils  ont  su  ce 
qu'était  Arminius  :  ils  en  ont  pourtant  fait  leur  héros 
national.  Nous  voulons  que  Vercingétorix  soit  notre  Armi- 
jiius.  Nous  voulons,  comme  le  disait  Richelieu,  identifier 
la  Gaule  avec  la  France.  Nous  voulons  qu'on  n'emplisse 
plus  le  cerveau  des  jeunes  générations  avec  les  légendes 
fabuleuses  de  Romulus,  avec  les  mythologies  platement 
immorales  des  Gréco-Latins,  qu'on  fasse  comprendre  aux 
jeunes  Français  que  le  peuple  qui  a  bâti  les  cathédrales, 
qui  seul  en  Europe  avec  les  Grecs  antiques  a  créé  uu  art, 
s'est  diminué  et  s'est  renié  en  bâtissant  la  Madeleine  et  le 
Palais-Bourbon  (1). 

Une  nation  qui  dans  l'antiquité  a  pris  Rome,  Delphes, 
colonisé  l'Asie-Mineure,  une  nation  qui  a  fait  les  Croisades. 

(1)  Comme  si  la  Madeleine  et  le  Palais-Bourbon  étaient  tout  l'art 
de  la  Renaissance  et  du  classicisme  !  De  Chambord,  de  Chenonceaux, 
de  Versailles,  etc.  pas  un  mot. 


LE  RENOUVEAU  C:ELTIQUE  3().> 

les  Chansons  de  gestes,  les  églises  dites  gothiques,  n'a 
besoin  que  de  coiuiaitre  ses  défauts  et  de  lutter  contre 
eux  par  sa  volonté  de  vivre.  La  raison  humaine  y  suffit,  la 
raison  romaine  est  de  trop.  Quant  à  l'ordre  laiin,  synony- 
me d'oppression,  de  centralisation  et  d'arbitraire,  la  Race 
qui  sut,  selon  le  mot  de  Clément  d'Alexandrie,  réaliser  la 
République  des  justes,  n'en  a  que  faire... 

J'arrête  ici  la  lettre  de  M.  Robert  Pelletier  qui 
s'excuse  en  terminant,  après  avoir  fait  remarquer 
qu'une  rue  de  Paris  porte  le  nom  de  Gamulogène, 
d'avoir  été  si  long  et  cependant  de  n'avoir  pas  dit 
«  tout  ce  qu'est  le  celtisme  »  ou  plutôt  le  néo-celtis- 
me,  parce  qu'  «  on  ne  résume  pas  en  deux  cents  li- 
gnes une  nouvelle  conception  de  l'histoire  ».  C'est 
parfaitement  vrai;  mais,  dans  ces  deux  cents  lignes, 
M.  Pelletier  nous  a  donné  l'essentiel  de  la  thèse  des 
néo-celtisants.  On  peut  très  bien  la  juger  sur  cet 
aperçu. 

Et  d'abord  cette  thèse  est-elle  si  nouvelle  que  le  dit 
M.  Pelletier  ?  Mais  c'est  la  thèse  d'Henri  Martin,  de 
Pictet,  de  Moreau  de  Jonnès,  de  Jean  Reynaud, 
etc.,  une  thèse  vieille  de  trois  quarts  de  siècle  et  da- 
vantage, car  Le  Brigand  et  la  Tour  d'Auvergne 
l'avaient  soutenue  à  la  fin  du  xvni*  siècle.  Elle  n'a 
pas  résisté  une  minute  à  la  critique.  Y  résistera- 
t-elle  mieux,  étayée  des  nouveaux  arguments  dont 
essaie  de  la  soutenir  M.  Pelletier  ?  Le  français, 
dit-il,  n'est  pas  une  langue  latine,  mais  une  langue 
celto-latine,  et-  la  preuve,  c'est  qu'il  contient,  avec 
leurs  dérivés,  3.000  mots  celtiques  ou  pouvant  venir 
du  celtique.  S.OCmj  mots,  peste  !  Voulez-vous  ouvrir 
maintenant  la  première  grammaire  venue,  celle  de 
Dusouchet,  par  exemple,  (Hachette,  édition  de  1912). 
Qu'y  lisez-vous  '? 

«  Dès  les  premiers  siècles  de  notre  ère,  le  latin 


366  LE  RENOUVEAU  CELTIQUE 

vulgaire,  que  les  soldats  romains  apportèrent  aux 
paysans  gaulois,  avaient  supplanté  le  celtique  par 
toute  la  Gaule,  à  l'exception  de  TArmorique  et  de 
quelques  points  isolés.  Celui-ci  disparut  donc  de  la 
Gaule  en  laissant  cependant  quelques  faibles  traces 
de  son  passage.  On  peut  citer  comme  empruntés  au 
celtique  :  alouette,  bec,  bouleau,  bruyère,  claie,  dune, 
grève,  jarret,  lande,  lieye,  quai,  etc.  C'est  un  total 
d'un  peu  plus  de  trente  mots.  » 

Trente  mots,  vous  avez  bien  lu  !  Par  quel  miracle, 
renouvelé  de  celui  de  la  multiplication  des  pains. 
€es  trente  mots  sont-ils  devenus  3.000  chez  M.  Pel- 
letier ?  Mon  Dieu  !  le  plus  simplement  du  monde  : 
en  décidant  que  les  mots  qui  viennent  du  latin  peu- 
vent aussi  bien  venir  du  celtique.  C'est  pour  cela 
sans  doute  que,  dès  le  v^  siècle,  le  parler  populaire 
des  Gallo-Romains  eltait  appelé  dédaigneusement 
par  les  pédants  de  l'époque  lingua  romana  rustica, 
d'où  nous  avons  fait  la  langue  romane.  Il  n'y  a 
qu'à  sourire. 

N'étant  pas  dans  le  secret  des  dieux,  j'ignore  par 
quel  nouveau  miracle  ou  mieux  par  quel  phéno- 
mène de  transubstantiation  les  mots  les  plus  latins 
se  celtiseront  dans  l'avenir  «  pour  chanter  la  gloire 
de  la  Race  celtique  ».  Ce  que  je  sais,  ce  que  j'ai  dit, 
c'est  que  les  Gaulois  (dont  j'ai  uniquement  parlé, 
négligeant  l'épopée  irlandaise,  qui  ne  se  cristallisa 
d'ailleurs  qu'au  vm"  siècle,  et  la  littérature  galloise, 
encore  plus  récente,  et  qui  ne  purent  donc  ni  l'une 
ni  l'autre  avoir  d'infiuence  sur  notre  formation  ro- 
mane, presque  accomplie  dès  le  vr  siècle),  c'est,  ré- 
péterai-je  et  maintiendrai-je,  que  les  Gaulois  ne 
nous  ont  transmis  ni  un  poème,  ni  un  monument, 
que  tout  ce  que  nous  savons  d'eux,  nous  le  savons  par 
les  Grecs  et  les  Latins.  Quand  je  parle  des  Celtes  de 


LE  RENOUVEAU  CELTIQUE  367 

la  Gaule,  il  ne  faut  tout  de  même  pas  répondre  par 
les  celtes  d'Outre-Manche  et  sauter  d'un  bond  au 
Moyen- Age.  La,  oui,  M.  Pelletier  a  raison  et  je  n'ai 
jamais  prétendu  le  contraire,  je  l'ai  même  affirmé 
dans  tous  mes  livres,  il  y  eut  un  moment  où  la  pen- 
sée celtique,  par  l'intermédiaire  probable  des  Bre- 
tons armoricains,  féconda  le  monde  occidental  et 
collabora  intimement  —  mais  avec  qui  ?  avec 
l'Eglise,  avec  Rome,  toujours  elle  !  —  à  la  forma- 
tion de  l'àme  médiévale,  exactement  comme  au 
V*  siècle,  par  saint  Patrice,  le  grand  apôtre  gallo- 
romain  de  l'Irlande,  Rome  avait  collaboré  avec  la 
pensée  celtique  pour  former  l'àme  irlandaise. 

C'est  cette  collaboration,  si  heureuse,  que  je  vou- 
drais qui  continuât.  Répudier  l'un  des  deux  élé- 
ments d'où  est  sori:e  l'âme  française,  prononcer  le 
divorce  entre  l'élément  celtique  et  l'élément  latin, 
c'est  vouloir  notre  mort  tout  uniment.  Voyez  l'Ir- 
lande, voyez  l'Ecosse.  M.  Pelletier  me  traite  en  en- 
nemi du  celtisme  (')  :  quelle  erreur  !  Je  sers  le  cel- 
tisme  en  le  mettant  en  garde  contre  les  exagérations 
de  l'esprit  de  système.  Quand  M.  Schuré,  dans  la 
belle  lettre  publiée  ici  même,  écrit  :  «  L'auteur  des 
Grands  Initiés  n'ignore  pas  tout  ce  que  nous  devons 
à  la  civilisation  gréco-latine  qui  représente  la  tra- 
dition humaine  et  divine  venue  d'Orient  ;  il  sait 
aussi  que  sans  elle  nous  ne  serions  pas  parvenus  à 
la  conscience  »,  j'applaudis  des  deux  mains  à  cette 
grande  vérité.  C'est  par  Athènes  et  Rome  que  nous 

(1)  Sinjrnlier  ou  trop  e.xplioaVile  retour  des  choses  .'  En  1923,  dii-ec- 
teur  d'une  revue  intitulée  la  Paix,  M.  Robert  Pelletiei-  était,  d'après 
le  Temps,  l'objet  d'une  information,  close  d'ailleurs  par  un  non-lieu, 
pour  intelligence  avec  l'ennemi,  le  vrai,  celui  d'Outre-Rhin,  dont  je 
n'ai  jamais  douté  qu'il  fût  éminemment  sympathique  à  cette  levée  de 
boucliers  contre  la  latinité. 


368  LE  RENOUVEAU  CELTIQUE 

avons  pris  conscience  de  nous-mêmes.  Eh  !  quoi, 
n'est-ce  donc  rien  que  se  connaître  ?  Et,  pour  le  plai- 
sir de  ne  devoir  rien  à  personne,  allons-nous  souf- 
fler sur  cette  grande  lumière  qui  a  éclairé  notre 
chaos  originel  et  nous  a  permis  de  l'organiser  si  ma- 
gnifiquement ? 

M.  Schuré  rend  justice  à  la  civilisation  helléno- 
latine;  M.  Pelletier,  de  son  côté,  proteste  contre  la 
pensée  qu'on  lui  prêtait  de  vouloir  interdire  l'en- 
seignement du  grec  et  du  latin.  Mais  d'autres,  plus 
hardis,  comme  mon  admirable  ami  Jean  Le  Fustec, 
dont  je  me  séparai  à  cette  occasion,  comme  l'archi- 
druide  Yves  Berthou,  son  disciple  et  continuateur  et 
qui  dépense  tant  d'éloquonce,  de  passion  et  de  bel- 
les qualités  littéraires  au  service  de  la  plus  dange- 
reuse des  causes,  sont  allés  jusque-là  et  ont  demandé 
qu'on  rayât  le  latin  et  le  grec  du  programme  de  l'en- 
seignement secondaire.  On  ne  fait  pas  sa  part  au 
celtisme  ou  du  moins  à  un  certain  néo-celtisme. 
M.  Pelletier  s"en  apercevra  quelque  jour.  Il  veut 
être  tout  Gaulois.  Libre  à  lui  !  Qu'il  me  permette  de 
rester  jusqu'à  nouvel  ordre  —  comme  Rutilius  — 
un  simple  Gallo-Romain. 


LA    MER 


(1) 


C'est  le  titre  de  l'anthologie  maritime  de  M.  Ame- 
rico  Bertuccioii  et,  s'il  y  a  une  chose  qui  étonne, 
c'est  que  ce  livre  soit  le  premier  en  date  de  son 
espèce.  Mais  le  fait  est  qu'avant  M.  Bertuccioii  et  en 
un  temps  où  tout  est  prétexte  à  anthologies,  chresto- 
mathies,  miscellanées,  spicilèges  et  florilèges,  per- 
sonne n'avait  encore  songé  à  recueillir  les  plus  belles 
pages  écrites  sur  la  mer  par  des  écrivains  français. 
Ei,  quand  un  auteur  y  songe  d'aventure,  cet  auteur 
est  un  Italien  et  son  livre  parait  à  Milan.  D'où  l'on 
serait  tenté  d'inférer  que  les  choses  n'ont  point 
changé  en  France  depuis  le  maréchal  de  Vielleville 
qui  disait  qu'on  aurait  beau  s'évertuer,  rien  n'y 
ferait  et  que  ce  n'est  pas  le  fait  des  Français  que  la 
marine,  mais  un  bon  cheval,  une  jolie  fille  et  un 
mousqueton. 

Entre  le  maréchal  et  nous  il  y  a  eu  pourtant  Riche- 
lieu, Colbert,  Sartines,  Gastries  —  et  tout  le  roman- 
tisme. A  deux  périodes  de  son  histoire,  sous  Louis 
XIV  jusqu'à  la  Hogue,  sous  Louis  XVI  jusqu'aux 
Saintes,  la  France  tient  nettement  en  échec  la  Hol- 
lande, les  Impériaux  et  l'Angleterre  et,  même  après 
ces  défaites,  compensées  d'ailleurs  par  des  rencon- 

(1)  Préface  aux  deux  livres  de  M.  Americo  Bertuccioii,  professeur 
à  l'Académie  navale  italienne  :  la  Mer  et  la  Grande  Bleuie,  recueils 
de  morceaux  choisis  français  sur  la  mer  et  la  marine,  Milan,  Fratelli 
Trêves,  édit. 

24 


370  LA   MER 

très  heureuses  sur  d'autres  mers,  sa  marine  n'est  pas 
abattue  et  peut  mettre  en  ligne  à  la  veille  de  la  Révo- 
lution 71  vaisseaux,  64  frégates,  45  corvettes,  32  M- 
tes  ou  gabares,  «  soit,  dit  Oscar  Havard  (1),  un  en- 
semble de  212  unités  navales  pourvues  de  tous  les 
perfectionnements  que  comporte  alors  la  science 
nautique  »  et  montées  par  80.000  officiers,  matelots 
et  soldats.  Chiffres  si  impressionnants  que  Pitt,  nou- 
veau Jérémie,  voit  déjà  la  ruine  de  son  pays  consom- 
mée et  se  couvre  la  tête  de  cendre  :  «  La  gloire  de 
l'Angleterre  est  passée,  lamente-t-il.  Hier  elle  faisait 
la  loi  aux  autres;  aujourd'hui  elle  doit  la  subir  !  » 
Il  ne  fallut  pas  moins  d'Aboukir  et  de  Trafalgar 
pour  calmer  ces  transes  nullement  injustifiées  et  qui 
faillirent  renaître  sous  la  Restauration,  quand  les 
Portai,  les  Hyde  de  Neuville  et  les  d'Haussez  eurent 
refait  à  la  France  une  marine.  Et  c'était  l'époque  pré- 
cisément où  la  mer  rentrait  dans  notre  littérature 
avec  le  romantisme.  Car  ce  fut  vraiment  une  «  ren- 
trée ».  Au  temps  de  Chrétien  de  Troyes  et  de  Bé- 
rould,  comme  au  temps  de  Chateaubriand,  qui  dira 
qu'elle  fait  le  fond  du  tableau  de  presque  toute  son 
œuvre,  la  mer  aussi  faisait  le  fond  du  tableau  de 
presque  toute  l'épopée  arthurienne,  quand  elle  n'en 
occupait  pas  le  premier  plan.  Mais  la  Renaissance 
était  venue,  puis  l'âge  classique.  L'homme  «  en  soi  » 
avait  seul  préoccupé  les  écrivains.  La  nature  s'était 
de  plus  en  plus  estompée,  la  mer  particulièrement. 
Comme  en  ces  jours  d'équinoxe  où,  st.r  nos  grèves 
du  Nord,  elle  semble  reculer  jusqu'aux  confins  du 
cercle  visuel  et  s'enfoncer  sous  l'horizon,  elle  avait, 
depuis  Maynard,  à  peu  près  disparu  de  i  horizon 
littéraire.  Si  le  sentiment  de  l'infini  continue  de  tra- 

(1)  La  Révolution  dans  nos  ports  de  gv erre  :  Toitlon. 


LA  MER  371 

vailler  certains  hommes  comme  Pascal,  leur 
angoisse  métaphysique  se  nourrit  exclusivement  de 
la  contemplation  des  espaces  célestes.  M=°*  de  Sévi- 
gné  elle-même  n'a  vraiment  aimé  et  senti  que  les 
bois,  qu'elle  interprète  d'ailleurs  en  femme  de  son 
temps  façonnée  par  d'Urfé  et  les  pastorales  italien- 
nes; pour  la  mer,  c'est  à  peine  si  elle  trouve  une 
épithète.  Encore  est-ce  une  épithète  de  pure  conven- 
tion. Et  il  en  est  ainsi  jusqu'à  la  fin  du  xvra"  siècle, 
où  la  mer  reprend  sa  montée  et  où  l'on  recommence 
à  distinguer  sa  raie  blanche  dans  les  livres  du 
prince  de  Ligne  et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre. 
Mais  son  grand  mascaret  mélancolique  ne  s'est  réel- 
lement déclaré  qu'avec  Chateaubriand,  fils  de  ces 
«aux  bretonnes,  qui,  suivant  l'expression  d'Alfred 
Michiels,  semblent  chanter  une  éternelle  messe  des 
morts. 

Il  est  parfaitement  oiseux  sans  doute  de  recher- 
cher si  c'est  la  contemplation  de  la  mer  qui  a  éveillé 
chez  l'homme  le  sentiment  de  l'infini  ou  si  c'est 
l'homme  qui  a  trouvé  dans  la  mer  une  image  de 
l'infini  dont  il  était  tourmenté.  De  toute  manière, 
selon  Marie  Léneru,  si  dure  aux  dernières  pages  de 
son  Journal  pour  la  mer,  —  au  point,  l'ingrate,  de 
lui  préférer  la  montagne  et  la  forêt,  —  l'homme  s'est 
trompé  :  la  mer  «  est  une  plaine  :  c'est  mathémati- 
quement le  minimum  de  l'horizon  (?*??)  et  sa  cour- 
bure rappelle  que  la  planète  ne  s'étend  qu'en  tom- 
bant et  se  pelotonnant  en  boule,  etc.,  etc..  »  Pour 
rencontrer  un  jugement  plus  sévère,  il  faut  remon- 
ter jusqu'à  l'Apocalypse  de  Jean,  aux  yeux  de  qui  la 
mer  est  une  annulation,  une  stérilisation  d'une  par- 
tie de  la  terre,  un  reste  du  chaos  primitif,  ce  qui  ex- 
plique que,  peignant  la  félicité  universelle  qui  sui- 
vra le  jugement  dernier,  le  vieux  solitaire  de  Path- 


372  LA  MER 

mos  ait  soin  de  préciser  que,  sur  la  terre  de  pro- 
mission qui  remplacera  cette  vallée  de  larmes,  «  iï 
n'y  aura  plus  de  mer  ». 

Je  ne  m'en  consolerai  pas  quant  à  moi.  Et  j'en- 
tends bien  que  les  romantiques,  avec  qui  la  mer  est 
rentrée  en  grâce,  s'ils  admirent  et  s'ils  aiment  la 
mer  en  qui  ils  se  retrouvent  et  qui  flatte  leur  incom- 
mensurable vanité,  la  voient  cependant  sous  des 
couleurs  assez  sombres.  Ce  n'est  plus  la  mer  au 
sourire  innombrable  du  vieux  rhapsode,  la  mer  hel- 
lénique dont  se  souviendra  André  Ghénier.  Et  l'on 
peut  estimer  aussi,  pour  ne  pas  donner  tout  à  fait 
tort  à  Marie  Lenéru,  que  Pascal  prenait  dans  la  con- 
templation des  espaces  célestes  une  idée  de  l'infinî 
beaucoup  plus  exacte  qu'un  Chateaubriand  au  spec- 
tacle des  flots  bretons.  Mais  Chateaubriand  est  un 
Celte,  et  le  romantisme,  considéré  d'un  certain  an- 
gle, n'est  qu'un  retour  à  la  tradition  celtique  sinon 
la  plus  ancienne,  du  moins  la  mieux  établie. 

Car  il  est  possible  que  les  Celtes  n'aient  pas  tou- 
jours été  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui  et  qu'avant  que 
les  invasions  barbares  ne  les  eussent  refoulés  aux 
extrémités  de  la  chrétienté  et  fait  d'eux  ce  peuple  de 
crépuscule  dont  parle  Yeats  —  the  celtic  twilight  — , 
ils  n'aient  pas  beaucoup  différé  de  leurs  cousins  de 
Grèce  et  d'Italie.  Mais  enfin,  aux  iv«  et  v^  siècles, 
l'œuvre  d'éviction  est  à  peu  près  accomplie  :  à  l'écart 
des  autres  peuples,  bannie  du  banquet  de  la  frater- 
nité humaine  et  repliée  sur  elle-même,  ce  qui  reste 
de  l'immense  famille  celtique  qui  couvrit  autrefois 
l'Europe  et  une  partie  de  l'Asie  se  terre  aux  confins 
du  monde  sur  des  caps  d'oii  son  rêve  ne  trouve  plus 
à  s'évader  que  vers  la  mer  brumeuse  qui  lui  fait  tout 
son  horizon.  La  mer  !  Le  Celte  va  vivre  désormais 
sous  son  obsession  perpétuelle;  il  y  promènera  pen- 


LA  MER  373 

dant  des  siècles  ses  imrans  fabuleux  à  la  recherche 
d'une  terre  de  promission.  Notre  littérature,  toute 
latine  de  fond  et  de  forme,  amoureuse  des  lignes 
nettes  et  plaçant  la  perfection  dans  le  délimité  et  le 
fini,  ignore  longtemps  ce  parent  pauvre  qui,  sur  son 
bout  de  roc  solitaire,  ne  se  plaît  que  dans  les  jeux 
du  clair-obscur  et  de  l'indéterminé.  Cependant,  au 
moyen-âge,  des  landes  et  de  la  grève  bretonne  lui 
arrivent  les  soupirs  étouffés  de  Tristan  et  d'Yseult, 
l'écho  mélancolique  du  cor  d'Artur,  la  voix  mouillée 
des  cloches  d'Ys,  et  elle  prête  un  moment  l'oreille  à 
cette  mélodie  frissonnante  qui  semble  avoir  tra- 
versé les  couches  d'un  océan  mystérieux. 

Peut-être,  sans  la  Renaissance  et  l'éblouissement 
que  lui  causa  la  révélation  des  trésors  de  l'antiquité, 
la  littérature  française  fût-elle  revenue  trois  cents 
ans  plus  tôt  à  ses  origines  celtiques.  Athènes  et  Rome 
couvrirent  l'appel  de  la  sirène  :  Tristan,  Yseult, 
Artur,  le  roi  Marc,  Gradlon-Meur  reprirent  sous 
les  brumes  de  la  mer  occidentale  leur  sommeil  en- 
chanté. On  croyait  qu'ils  ne  l'interrompraient  plus. 
Mais,  en  Rretagne,  les  morts  ne  sont  jamais  tout  à 
fait  morts.  Ils  sont  sujets  du  moins  à  de  brusques 
résurrections.  Et  ce  fut  le  cas  des  héros  celtes.  Tout 
le  vague,  l'inquiétude  sans  cause  dont  nous  souf- 
frons aujourd'hui  encore  vient  de  ces  lointains  an- 
cêtres que  les  bouleversements  de  la  Révolution  et  de 
l'Empire  allaient  faire  remonter  à  la  surface  de  notre 
conscience.  Ils  y  reparurent  avec  Chateaubriand, 
sous  d'autres  noms,  mais  avec  la  même  sensibilité, 
la  même  imagination  rêveuse,  la  même  nostalgie 
incurable,  sur  le  même  fond  de  mer  agitée,  chan- 
geante et  triste,  symbole  des  orages  de  leur  âme. 

Et  désormais,  presque  sans  défaillance,  c'est  cette 
conception  de  la  mer  qui  va  s'imposer  à  tous  les 


374  LA  MER 

contemporains,  même  à  un  Renan,  si  peu  romanti- 
que pourtant  à  certains  égards  :  «  Je  suis  né...  au 
bord  d'une  mer  sombre,  hérissée  de  rochers,  tou- 
jours battue  par  les  orages.  On  y  connaît  à  peine  le 
soleil,  etc..  »;  même  à  un  Baudelaire,  qui  n'avait 
pas  l'excuse  d'être  né  en  Bretagne  comme  Renan  et 
qui  parlait  de  la  mer  étincelante  des  tropiques  com- 
me il  eût  parlé  de  la  mer  cimmérienne  : 

Homme  libre,  toujours  tu  chériras  la  mer... 
Vous  êtes  tous  les  deux  ténébreux  et  discrets... 
vous  aimez  le  carnage  et  la  mort...; 

même  à  un  Loti,  le  poète  par  excellence  de  la  mer, 
qui  en  a  dit  tous  les  aspects,  capté  toutes  les  nuan- 
ces, enregistré  toutes  les  gammes,  et  dont  la  pre- 
mière impression  devant  elle  fut  «  une  tristesse  sans 
nom,  une  impression  de  solitude  désolée,  d'abandon, 
d'exil...  » 

Un  seul  écrivain  peut-être  —  si  Ton  met  à  part 
Frédéric  Mistral  (1)  —  échappa  chez  nous  au  sorti- 
lège et  retrouva  devant  la  mer  l'âme  hellénique  et 
souriante  d'André  Ghénier  : 

Le  divin  Océan  avait  quitté  ses  grèves... 

O  caps  voluptueux,  qui  courez  mollement 

Vous  plonger  tout  dn  long  dans  l'humide  élément... 

Ces  vers  sont  de  Maurice  de  Guérin  et  ils  ont  été 
écrits  en  1833  à  quelques  lieues  de  Saint-Malo.  On  ne 
peut  pas  être  plus  loin  —  ni  plus  près  à  la  fois  de 
Chateaubriand.  Mais  le  fait  est  que,  débarqué  en  ro- 
mantique au  Val  de  l'Arguenon,  Guérin  se  rembar- 
qua complètement  guéri,   tant   fut   forte   l'émotion 

(1)  Et,  sans  doute  aussi,  avant  lui,  parmi  les poetœ  minores,  Joseph 
Autran,  provençal  comme  l'auteur  des  lies  d'or. 


LA   MER  375 

qu'il  reçut  de  la  mer  bretonne,  de  son  équilibre,  de 
son  rythme,  de  tout  ce  qu'il  sentait  d'organisé  jusque 
dans  les  frénésies  (1);  elle  souleva  pour  lui  un  pan  du 
voile  qui  recouvre  la  figure  de  Cybèle,  et  il  réalisa 
par  elle,  portion  du  grand  Tout,  sang  des  artères  du 
monde,  l'idée  du  grand  être  universel.  Sur  ce  pan- 
théisme de  Guérin,  rançon  de  sa  conversion  à  l'or- 
dre classique,  il  est  loisible,  recommandable  même, 
d'élever  les  plus  expresses  réserves.  Mais  quel  dé- 
menti à  l'observation  de  Marie  Lenéru  écrivant  dans 
son  Journal  que  «  l'absence  de  végétaux  et  le  trop 
grand  jour  de  la  mer  donnent  de  la  sécheresse  inté- 
rieure »  !  On  ne  s'en  douterait  pas  à  lire  le  Centaure 
et  la  Bâchante.  On  ne  s'en  douterait  pas  à  lire  Marie 
Lenéru  elle-même  qui  aimait  tant  son  Trez-hir,  sur- 
tout à  l'automne  —  cet  automne  de  la  mer  qui  n'est 
pas  rouge,  mais  blanc,  comme  si  la  lumière  y  arri- 
vait tout  aiguisée  des  pôles  : 

«  Les  promenades  sur  la  plage,  à  huit  heures,  c'est 
exquis,  bleu,  rayonnant,  les  côtes  à  belles  arêtes  vi- 
ves et  tout  autour  des  nuages  d'horizon,  les  nuages 
en  rangs  de  perles  qui  sont  éternellement  les  nuages 
de  beau  temps  sur  la  mer...  J'aime  cette  promenade 
du  matin  sur  l'énorme  plage  déserte,  sur  le  sable 
dur  et  brun  comme  un  tapis  de  caoutchouc,  avec 
l'arrivée  majestueuse  des  grandes  vagues  roulées 
comme  des  tuyaux  d'orgue,  intactes  sur  un  front  de 
vingt  mètres,  la  retombée  étincelante,  puis  neigeuse, 
la  grande  salutation  des  lames  ». 

Est-ce  assez  beau  !  El  ceci  encore  sur  un  lendemain 
de  tempête  : 

«  La  mer,  hier,  était  défigurée.  Elle  crachait  de 
l'écume  par  toute  cette  énorme  mâchoire  qui  vient 

(1)  Voir  plus  haut  :  Au  Val  de  V Aniuenon. 


376  LA  MER 

mordre  dans  notre  baie...  Un  cirque  de  lave.  On  au- 
rait dit,  sur  toutes  ces  plages,  que  des  lèvres  se  sou- 
levaient et  montraient  les  dents  à  l'Infini.  « 

L'Infini...  ne  vous  hâtez  pas  de  triompher.  L'Infini 
(relisez  la  phrase),  c'est  ici  le  ciel,  comme  chez  Pas- 
cal, non  la  mer.  Et,  après  tout,  c'est  logique  :  cette 
Marie  Lenéru,  Bretonne  de  hasard,  née  par  aventure 
à  Brest,  coupée  brusquement  du  monde  auditif  à 
quinze  ans,  menacée  par  surcroît  de  cécité,  elle  vit 
repliée  sur  elle-même;  elle  est  plus  près  de  Pascal 
que  de  Chateaubriand... 

On  aime  à  suivre,  dans  l'excellent  choix  d'extraits 
que  nous  présente  M.  Bertuccioli,  familier  de  longue 
date  avec  notre  littérature,  ces  fluctuations  de  la  pen- 
sée française  à  l'endroit  de  la  mer  et  les  interpréta- 
tions diverses  qu'elle  en  a  données  depuis  Buffon.  Si 
l'auteur  n'est  pas  remonté  plus  haut  que  cet  écri- 
vain, c'est  qu'apparemment  il  ne  l'a  pas  pu  (1).  La 
mer,  encore  une  fois,  ne  tient  presqu'aucune  place 
dans  l'œuvre  de  nos  grands  classiques  :  Buffon  lui- 
même  n'a  vu  la  mer  qu'en  cosmographe.  Et  rien  ne 
marque  mieux  que  cette  constatation  l'antagonisme 
des  deux  formules  classique  et  romantique  :  l'une 
qui  isole  l'homme  de  la  nature  et  l'autre  qui  l'y 
absorbe,  ce  qui  n'est  peut-être  pas  beaucoup  plus  rai- 
sonnable, mais  qui  présente  de  grands  avantages 
pour  la  composition  d'un  recueil  comme  celui-ci. 

Quelque  monotonie  cependant  et  un  peu  de  fati- 

(1)  Il  y  avait  bien  à  la  rigueur  les  romans  de  Gomberville  (nos 
premiers  romans  maritimes),  la  merveilleuse  et  désopilante  scène  de 
la  tempête  dans  le  Pantagruel  de  Rabelais  et  de  brefs  passages  de 
Villehardouin  et  de  Joinville  dans  V Histoire  de  la  conqvête  de  Cojis- 
tantinople  et  dans  les  Mémoires,  mais  c'est  Thomme  plus  que  la  mer 
qu'évoqueut  ces  auteurs  et  le  titre  mêms  du  chapitre  de  Rabelais  est  : 
ff  Qnelle  contenance  eurent  Panurge  et  frère  Jean  durant  la  tempeste.» 


LA   MER  377 

gue  chez  le. lecteur  auraient  pu  résulter  d'une  trop 
grande  abondance  de  textes  uniquement  consacrés  à 
la  description  de  la  mer.  M.  Bertuccioli  y  a  fort  ha- 
bilement paré  en  joignant  aux  paysages  des  récits 
d'aventures,  des  scènes  de  la  vie  de  bord,  des  por- 
traits de  marins  héroïques.  La  guerre  actuelle  lui 
fournissait  sur  ce  point  une  matière  de  premier 
choix.  Il  n'a  eu  garde  de  la  négliger.  En  même  temps 
qu'au  public  son  livre  s'adresse  en  effet  et  d'abord 
aux  élèves  de  l'Académie  navale  italienne  où  lui- 
même  enseigne  la  littérature  française.  Et  l'éduca- 
teur ne  pouvait  rester  insensible  à  la  vertu  de  cer- 
tains caractères  ou  de  certains  exploits  de  ce  temps... 
Ainsi  s'explique  notamment  qu'il  ait  fait  à  l'au- 
teur de  Dixmude  l'honneur  de  lui  demander  une 
préface  pour  son  recueil. 


L'HEROÏSME  BRETON 


0) 


Dans  la  forêt  de  Pinon,  cernée  par  l'ennemi,  trois 
bataillons  du  219"  d'infanterie  tenaient  encore  le  soir 
du  27  mai  1918.  On  les  croyait  anéantis  ou  prison- 
niers, quand  un  pigeon  voyageur,  sous  son  aile  en- 
dolorie, apporta  au  général  de  Maud'huy  ce  mes- 
sage : 

«  Mon  général,  nous  sommes  encerclés.  Mais  nous 
tiendrons.  Sinon,  nous  mourrons  jusqu'au  dernier.» 

Le  message  était  signé  :  «  Pérès,  chef  de  batail- 
lon. »  Il  eut  l'honneur  d'un  communiqué  spécial  à 
la  séance  de  la  Chambre  du  4  juin.  Débloquer  ces 
braves  ?  Impossible,  hélas  !  d'y  songer.  Mais  cet  ilôt 
de  résistance  au  milieu  de  la  marée  ennemie  gênait 
sa  montée  et  l'obligeait  d'emprunter  des  couloirs 
latéraux.  Le  temps  employé  à  cette  manœuvre  dé- 
bordante permit  à  nos  réserves  d'arriver,  d'endi- 
guer le  mascaret  allemand.  Après  ?  Après,  on  ne 
savait  plus. 

On  savait  seulement  que  ces  hommes,  depuis  leur 
commandant,  né  à  Plestin-les-Grèves  (Côtes-du- 
Nord),  jusqu'à  son  ordonnance,  Jean-Marie  Le  Goff, 
cultivateur,  originaire  de  la  même  commune,  étaient 
tous  des  Bretons.  Leur  tâche  finie,  ils  étaient  rentrés 

(1)  Nous  remercions  MM.  Bloud  et  Gay  de  nous  avoir  permis  d'em- 
prunter à  notre  livre  les  Trois  Maréchanx,  publié  chez  eux,  cette  page 
par  laquelle  nous  souhaitions  clore  la  4"=  et  vraisemblablement  der- 
nière série  de  l'Ame  Bretonne. 


l'héroïsme  breton  379 

dans  le  silence  —  l'éternel  silence  peut-être,  qui  ne 
devait  pas  les  changer  beaucoup  de  celui  qu'ils  ob- 
servaient volontairement  dans  la  vie  (1). 

Les  grands  espaces,  les  couverts  profonds,  les 
hautes  altitudes  donnent  à  l'homme  qui  vit  dans 
leur  intimité  quotidienne  une  gravité  qui  manquera 
toujours  au  citadin  :  il  est  dans  la  Nature  comme 
dans  un  temple.  L'un  des  plus  subtils  observateurs 
du  front,  le  romancier  espagnol  Gomès  Carillo,  visi- 
tant un  secteur  de  l'Artois,  près  de  Thiepval,  était 
frappé  du  silence  presque  solennel  qui  y  régnait. 

—  Qu'ont  donc  vos  soldats  ?  demandait-il  au  com- 
mandant qui  l'accompagnait.  Ils  n'ont  pas  l'air  de 
nous  voir,  et,  quand  nous  leur  adressons  la  parole, 

(1)  «Vous  le  croyez  mort  ainsi  que  la  i)lupart  de  ses  hommes? 
m'écrivait,  le  18  aoiit,  M""*^  Pérès.  Non,  Dieu  n'a  pas  voulu  m'imposer 
un  si  dur  sacrifice.  Il  m'a  gardé  le  père  de  mes  quatre  jeunes  enfants. 
Il  a  laissé  à  la  France  un  ardent  patriote  et  un  brave  soldat.  Il  en  est 
de  même  de  son  ordonnance.  Mon  mari  est  interné  à  Rastadt,  duché 
de  Bade,  et  Le  GofE  à  Wesel.  îSi  je  vous  écris  aujourd'hui,  monsieur, 
c'est  pour  faire  plaisir  à  mon  mari  qui  voudrait  que  la  Presse  relatât 
l'héroïque  conduite  de  ses  hommes,  ces  braves  Bretons  !  Voici  ce  qu'i^ 
me  dit  : 

«  Entre  6  et  8  heures  du  matin,  le  27  mai,  à  droite  et  à  gauche,  six 
régiments,  dont  quatre  actifs,  venaient  d'être  capturés  ou  anéantis 
par  l'ennemi.  Les  deux  unités  du  219«  d'infanterie  qui  était  en  ligne 
(pour  ne  pas  dire  le  régiment  entier)  seules  ont  résisté  jusqu'au  bout 
(13  h.  57)  et  n'ont  cessé  le  combat  que  les  dernières.  Elles  ont  ainsi 
empêché  une  forte  unité  ennemie  de  rejoindre  les  autres.  Le  colonel 
du  219"  ayant  disparu,  j'avais  pris  le  commandement  du  régiment.  Je 
ne  veux  pas  laisser  dans  l'ouljli  les  épisodes  de  la  défense  de  deux 
bataillons  (.5''  et  6')  du  219«  régiment  d'infanterie  et  d'un  régiment 
actif  de  Fontenay-le-Comte.  » 

Les  deux  unités  du  219«  dont  il  est  question  dans  cette  lettre  sont 
les  5«  et  6«  bataillons,  commandants  Pérès  et  Muller  ;  le  colonel  du 
219*  porté  disparu  était  le  lieutenant-colonel  Le  Gallois,  qui  fut  tué. 
Outre  la  dépêche  qu'on  a  lue  et  dont  le  texte,  cité  de  mémoire  par 
M.   Clemenceau,   eut  les  honneurs  de  la   séance   parlementaire  du 


380  l'héroïsme  breton 

c'est  à  peine  s'ils  paraissent  nous  entendre.  Sont-ils 
sourds,  aveugles  ? 

—  Non,  répondit  son  guide.  Ce  sont  simplement 
des  Bretons.  Il  n'y  a  pas  qui  les  fasse  parler.  Mais, 
par  exemple,  quand  il  s'agit  de  se  battre,  personne 
ne  l'emporte  sur  eux...  Et,  la  lutte  terminée,  on 
dirait  qu'ils  ne  se  souviennent  de  rien.  Tranquille- 
ment, après  un  terrible  corps  à  corps  nocturne,  ils 
retournent  à  leurs  fossés  et  s'y  couchent.  Ou,  s'ils 
n'ont  pas  sommeil,  ils  chantent  à  voix  basse  des  airs 
de  leur  pays... 

4  juin,  d'autres  messages,  par  pigeons  voyageurs,  étaient  parvenus  au 
haut  commandement  pendant  la  journée  du  27  : 

7  h.  10.  —  Bombardement  violent  a  commencé  sur  réduit  Quimper. 
Orangerie  (à  Pinon)  prise  et  plateau  tle  Chavignon.  Sommes  isolés. 
Eésisterons  jusqu'au  bout. 

-  8  h.  15.  —  La  situation  est  la  suivante  .  :  le  246*"  régiment  d'infan- 
terie ayant  cédé,  la  compagnie  de  l'écluse,  tournée  snr  sa  gauche,  se 
replie  sur  le  réduit  Romans  où  nous  tiendrons  le  plus  longtemps 
possible. 

11  heures.  —  Bataillons  MuUer  et  Pérès  tiennent  toujours  forêt  de 
Pinon  et  le  bois  Dherly  avec  bataillon  Lascazes  du  1.37°  régiment 
d'infanterie  ;  ils  organisent  la  défense  et  attendent  d'être  dégagés. 

Enfin  ce  dernier  message,  signé  du  commandant  MuUer  et  expédié 
à  15  heures  55  : 

«  Nous  tenons  toujours  dans  le  réduit  Romans.  Nous  sommes  com- 
plètement encerclés.  Le  centre  de  résistance  à  droite  (bataillon  Pérès) 
est  pris  de  flanc  et  subit  une  pression  extrêmement  forte.  Tout  le 
monde  a  fait  sou  devoir  de  la  façon  plus  extrême,  officiers  et  soldats. 
Il  ne  reste  plus  que  le  quart  de  l'effectif.  Vous  pouvez  venir  nous 
chercher  :  nous  tiendrons  encore  une  demi-journée.» 

En  réalité,  nous  l'avons  vu  par  la  déclaration  du  commandant 
Pérès,  le  drame  touchait  à  sa  fin  ;  quelques  minutes  encore  et  le 
dernier  barrage  qui  arrêtait  la  marée  ennemie  s'effondrait.  La  résis- 
tance héroïque  de  huit  heures,  les  lourds  sacrifices  supportés  par  les 
hommes  avaient  obtenu  du  moins  leur  récompense  :  «  Par  leur  farouche 
conduite  à  Pinon,  écrira  le  critique  militaire  allemand  Steggmann, 
les  Bretons  ont  rendu  difficile  notre  avance  et  permis  à  Foch  de 
lancer  ses  réserves  entre  Soissons  et  Villers-Cotterets.  » 


l'héroïsme  breton  381 

Que  voilà  bien  cette  race  bretonne,  la  plus  nostal- 
gique peut-être  qu'il  y  ait  par  le  monde  et  qui,  par- 
tout en  exil,  portant  en  tous  lieux  sa  soif  d'infini,  ne 
connaît  d'autre  refuge  que  le  songe  contre  les  plati- 
tudes ou  les  tristesses  de  la  réalité  !  Elle  s'y  plonge 
avec  délice;  elle  y  boit  à  longs  traits  l'illusion.  Le 
chant  pour  elle,  certaine  mélopée  en  mineur,  trois  ou 
quatre  notes  toujours  les  mêmes,  c'est  simplement 
une  manière  d'endormir  son  mal,  un  chloral  plus 
léger  que  ceux  auxquels  sa  faiblesse  native  la  fait 
trop  de  fois  recourir,  moins  par  goût  de  l'alcool  que 
pour  s'arracher  aux  dures  contraintes  du  présent. 
Dans  ce  même  secteur  de  l'Artois,  deux  sapeurs  mor- 
bihannais,  Mauduit  et  Gadoret,  surpris  par  l'explo- 
sion d'une  mine,  travaillèrent  quarante-huit  heures 
à  se  frayer  une  issue  :  sans  vivres,  sans  eau,  presque 
sans  air,  bloqués  dans  un  espace  si  étroit  qu'ils  ne 
pouvaient  opérer  de  conserve,  ils  se  soutenaient,  me 
contait  le  général  Descoins,  «  en  se  chantant  des  airs 
bretons  ». 

Airs  étranges,  d'une  douceur  et  d'une  mélancolie 
indicibles,  de  ceux  certainement,  comme  le  pense 
Gomès  Garillo,  auxquels  fait  allusion  le  poème  alle- 
mand des  tranchées  : 

«  Dans  l'ombre,  dans  nos  trous,  nous  entendons  les 
Français  entonner  leurs  chansons  qui  nous  arrivent 
mystérieusement,  flottant  dans  les  ténèbres,  douces 
mélodies  où  palpite  une  nostalgie  à  peine  percepti- 
ble, comme  l'écho  suave  des  jours  lointains  de  bon- 
heur, comme  un  souffle  qui  languit  et  s'évanouit...  >> 

Par  quelle  mystérieuse  transformation  de  leur 
être,  ces  sentimentaux,  ces  nostalgiques  deviennent- 
ils  soudain  si  terribles  dans  la  mêlée,  fonçent-ils  sur 
l'ennemi  avec  cette  ardeur  sombre,  tiennent-ils, 
comme  les  bernicles  de  leurs  roches,  sur  les  positions 


382  l'héroïsme  breton 

qu'on  leur  a  confiées  ?  C'est  leur  secret.  Profondé- 
ment religieux  pour  la  plupart,  ils  trouvent  sans 
doute  dans  leur  foi  un  précieux  réconfort  moral.  ^ 
«  Ceux  qui  craignent  le  plus  les  dieux,  disait  Xéno- 
phon,  sont  ceux  qui  dans  la  bataille  craignent  le 
moins  les  hommes  ».  Mais  la  force  de  cette  race,  si 
changeante,  si  féminine  pourtant  à  certains  égards, 
naïve  et  raffinée,  spirituelle  et  crédule,  taciturne  et 
passionnée,  elle  est  surtout  dans  son  sentiment  de 
l'inéluctable,  dans  sa  soumission  sans  phrase  à  la 
nécessité.  Un  Breton  ne  discute  pas  un  ordre  :  il 
l'exécute.  «  On  nous  a  mis  là,  c'est  que  nous  devons 
y  être;  on  nous  a  dit  de  tenir  jusqu'à  la  mort,  c'est 
que  notre  mort  est  nécessaire.  » 

Il  n'y  a,  dans  cette  attitude,  ni  vain  étalage  de  stoï- 
cisme, ni  exaltation  passagère  de  la  fibre  patriotique. 
Bien  que  David  Hume  les  appelle  «  les  plus  guer- 
riers des  paysans  français  »,  c'est  sans  la  moindre 
allégresse  que  les  Bretons  virent  se  lever  sur  le 
monde,  comme  une  lune  de  deuil  et  de  terreur,  sui- 
vant l'expression  d'un  de  leurs  bardes  (1),  la  face 
sanglante  de  la  guerre.  Même  à  travers  le  prisme  de 
la  poésie,  la  guerre  ne  leur  apparaissait  ni  fraîche  ni 
joyeuse  et  ils  estimaient  plutôt,  comme  messire  Ber- 
trand, qu'elle  est  une  chose  «  moult  griève  »  à  la- 
quelle on  ne  se  doit  résigner  qu'après  avoir  épuisé 
tous  les  moyens  de  conciliation.  En  vérité,  plus 
d'une  bouche  se  crispa  douloureusement  parmi  eux, 
le  1"  août  1914,  si  pas  un  cœur  n'y  défaillit.  Cette  race 
courte,  résistante,  pareille  à  l'ajonc  de  ses  landes, 

(1)  Le  sublime  et  sombre  Calloc'h,  le  plus  grand  poète  peut-être 
qu'ait  suscité  la  D;uerre  et  qui  fut  révélé  au  public  par  un  magistral 
article  de  M.  René  Bazin,  dans  VEcho  de  Paris.  Les  poèmes  de 
Calloch,  réunis  sous  le  titre  A  genoux  par  son  ami  Mocaer,  ont  paru 
à  la  librairie  Pion. 


l'héroïsme  breton  383 

n'habite  pas  en  vain,  depuis  deux  nulle  ans,  au  bord 
d'une  mer  blanchissante  dont  elle  tire  sa  chétive 
subsistance  et  qui  semble  rouler  un  Dies  irœ  perpé- 
tuel :  sur  son  bout  de  roc  battu  des  vents,  elle  est 
comme  une  antenne  vivante  qui  capte  au  vol  les 
moindres  frémissements  et  jusqu'au  silence  des 
étendues.  Quand  le  tocsin  se  propagea  de  clocher  en 
clocher,  l'après-midi  du  l*"''  août,  il  y  eut  comme  un 
arrêt  de  la  respiration  universelle.  «  Tout  se  tut,  me 
disait  une  paysanne  de  Rospez,  même  les  oiseaux.  » 
L'été  sombra  brusquement;  une  Toussaint  anticipée 
descendit  sur  le  monde,  et  des  vieilles  demandè- 
rent si  c'étaient  les  vêpres  des  Morts  qui  tintaient 
pour  le  dernier  jour  de  la  chrétienté. 

Le  lendemain,  par  longues  files  qui  encombraient 
les  chemins  creux  de  la  Cornouaille  et  du  Trégor, 
les  premiers  mobilisés  gagnaient  les  stations  voisi- 
nes et  s'y  embarquaient  vers  leurs  dépôts.  Ni  chants, 
ni  vivats  au  démarrage  du  convoi.  Plus  tard,  dans 
la  griserie  contagieuse  des  départs  pour  le  front, 
j'ai  vu  passer  des  trains  tumultueux,  pavoises  com- 
me pour  une  fête  et  bruyants  comme  des  soirs  de 
«  pardon  ».  Les  hommes,  sur  un  rythme  de  plain- 
chant,  martelaient  le  refrain  d'une  pauvre  chan- 
son gallote  apprise  le  matin  même  à  la  canti'ie  du 
dépôt  : 

Jamais    les    Airmauds    ne    viendront 
Manger  la  soupe  des  Bretons... 

Ils  appuyaient  sur  le  mot  jamais,  comme  pour  lui 
conférer  la  valeur  d'un  serment.  Et  ce  serment,  en 
définitive,  ils  l'ont  tenu. 

Nep  na  ra  mat.  lier  dra  guieli  drezo  ! 

«  Quiconque  ne  fait  pas  bien,  sus  à  lui  tant  que  tu 
pourras  !  » 


384  l'héroïsme  breton 

M.  Antoine  Thomas  découvrait  l'autre  jour,  sur 
un  vieux  registre  de  Sorbonne,  cette  ptirase  écrite 
en  breton  par  le  clerc  Henri  Dahelou,  du  diocèse  de 
Quimper,  et  datée  de  Tan  1360.  C'est  le  plus  ancien 
texte,  paraît-il,  qu'on  possède  en  moyen  armoricain; 
c'est  le  premier  cri  de  la  race  parvenue  à  la  cons- 
cience. Et  c'est  un  appel  déjà  tout  moderne  par  le 
fond,  sinon  par  l'accent,  aux  justes  sanctions  qui 
doivent  frapper  les  fauteurs  de  mauvais  coups.  En 
tout  temps,  la  révélation  d'un  pareil  texte  eût  réjoui 
les  Bretons;  mais  que  cette  révélation  se  soit  pro- 
duite au  cours  de  la  cinquième  et  dernière  année  de 
l'affreuse  guerre  où  tant  d'entre  eux  sont  tombés 
pour  la  défense  du  droit  outragé,  il  y  a  là,  semble- 
t-il,  plus  qu'une  simple  coïncidence  et  comme  une 
intention  du  Destin.  Ils  ont  été  pendant  ces  cinq  ans 
partout  où  il  y  avait  à  recevoir  des  horions  et  à  en 
donner;  ils  ont  couru  sus  partout  et  tant  qu'ils  ont 
pu  aux  bandits  d'outre-Rhin.  On  les  a  vus  à  Gharle- 
roi  et  sur  la  Marne,  sur  TYser,  sur  l'Aisne,  sur  la 
Somme,  à  Verdun,  où  l'ennemi  pour  expliquer  ses 
sanglants  échecs  devant  Douaumont,  alléguait  la  ré- 
sistance opiniâtre  des  régiments  bretons,  «  les  meil- 
leurs de  tous  »,  d'après  la  Gazette  du  Rhin  et  de 
Westphalie... 

Les  meilleurs  ?  Ne  donnons  pas  de  rangs;  n'éta- 
blissons pas  de  préséance  entre  les  contingents  de 
nos  diverses  provinces.  Tous  ont  été  admirables,  c'est 
entendu.  Il  suffit  qu'en  revendiquant  la  palme  pour 
lui-même,  chacun  en  particulier  la  décerne  après 
lui  aux  contingents  bretons,  comme  ce  Sénégalais 
qui  disait  à  un  soldat  du  10«  corps,  le  soir  des  pre- 
mières attaques  de  Champagne  : 

—  Toi  Briton  ?  Briton  y  en  a  bon.  Briton  li  pas 
peur. 


l'héroïsme  breton  385 

Et,  après  une  pause  accordée  à  la  réflexion,  con- 
densant sa  pensée  dans  une  formule  qui  sauvegar- 
dait à  la  fois  son  amour-propre  et  la  vérité  : 

—  Briton  comme  tirailleurs  ! 

Oui,  et  Britons  encore  comme  alpins,  chasseurs, 
zouaves,  coloniaux,  qui  sont,  du  reste  pour  une 
bonne  part,  d'anciens  inscrits  maritimes  versés  dans 
la  «  biffe  ».  La  Bretagne  est  une  mère  si  féconde 
qu'elle  peut  fournir  à  toutes  les  formations  :  dans 
quelle  autre  province  trouverait-on  dix  frères  Ruel- 
lan  et  onze  frères  Mercier  sous  les  drapeaux  ?  La 
valeur  du  contingent  breton,  personne  ne  la  conteste, 
non  plus  que  son  importance  numérique.  Mais  il  y  a 
d'autres  raisons,  plus  profondes  peut-être,  et  que  le 
subtil  génie  d'une  femme  pouvait  seul  dégager,  à 
cette  sympathie  universelle  qui  entoure  les  soldats 
bretons  : 

«  J'ai  toujours  été  attirée  et  retenue  par  ces  secrets 
et  francs  visages,  m'écrivait  M""*  de  Noailles.  Dieu 
sait  pourtant  que  nul  homme  de  France  ne  m'est 
plus  fraternel  que  ses  compagnons,  mais  la  Breta- 
gne possède  la  poésie  silencieuse  qui  teinte  les  beaux 
regards  des  soldats  de  chez  vous.  » 

Que  cela  est  finement  senti  !  Cette  poésie  silen- 
cieuse a  un  nom  :  elle  s'appelle  la  pudeur.  Une  vertu 
qui  explique  bien  des  ciioses  et  notamment  que  les 
régiments  bretons  aient  été  les  derniers  de  tous  à 
recevoir  la  fourragère.  Je  doute  pourtant  qu'ils  s'en 
soient  plaints.  «  Ces  Bretons,  disait  un  officier,  ils 
ont  toujours  l'air  de  demander  pardon  de  ce  qu'ils 
ont  fait.  »  Tel  ce  Le  Guennec,  seul  survivant  de  la 
garde  du  drapeau,  et  qu'il  fallait  réconforter,  rassu- 
rer contre  les  suites  de  son  acte  héroïque,  quand, 
après  avoir  erré  pendant  deux  jours  et  deux  nuits 
dans  les  lignes  ennemies,   il   tomba   d'épuisement, 

25 


386  l'héroïsme  breton 

comme  le  coureur  de  Marathon,  en  remettant  la 
chère  relique  à  un  capitaine  du  318^;  ou  tel  ce  Legars, 
dont  Paul  Ginisty  nous  contait  la  sublime  odyssée, 
qui,  lors  des  dernières  attaques  sur  Château-Thierry, 
tout  nu,  sous  les  feux  croisés  des  Boches,  traversait 
la  Marne  à  la  nage  pour  porter  un  pli  de  son  com- 
mandant, revenait  avec  la  réponse  par  le  même  che- 
min, dans  le  même  équipement  sommaire,  et  s'éton- 
nait sincèrement  qu'une  action  aussi  simple  eût  pu 
lui  valoir  la  médaille  militaire.  Et  telle  encore  — 
pour  prendre  cette  fois  un  exemple  collectif  —  cette 
division  bretonne  de  Verdun,  engagée  le  22  février 
1916  et  qui  peut  se  vanter  d'avoir  battu  le  record  de 
toutes  les  présences  en  première  ligne.  On  l'avait 
peut-être  oubliée  ou  l'on  avait  fini  par  croire,  comme 
disait  un  loustic,  qu'elle  faisait  partie  du  paysage, 
car  on  ne  la  releva  qu'au  bout  de  six  mois  et  quand 
l'effort  allemand  était  complètement  brisé. 

Ainsi,  à  travers  l'espace  et  le  temps,  la  race  des 
Roland,  des  Guesclin,  des  Richemont,  des  La  Noue, 
des  Guébriand,  des  Plélo,  des  La. Tour  d'Auvergne, 
des  Cambronne,  des  Bisson,  des  Lambert  demeure 
fidèle  à  son  type  historique  et,  la  première  au 
feu,  elle  est  aussi,  suivant  l'expression  magnifique 
d'un  de  ses  chefs,  le  colonel  de  Maileray,  tombé 
devant  Verdun,  «  la  race  qui  combat  partout  la  der- 
nière ».  Race  de  granit,  qu'aucun  choc  n'ébranle  et, 
comme  ces  vieilles  pierres  grises  de  sa  campagne 
qu'étoilent  des  lichens  argentés,  des  orpins  d'un  rose 
si  tendre,  à  la  fois  la  plus  farouche  et  la  plus  douce 
des  races,  celle  qu'une  pudeur  invincible  retient  tou- 
jours de  parler  d'elle  et  que  Shakespeare  semble 
avoir  incarnée  dans  son  Troïlus  «  éloquent  par  ses 
actions  et  sans  langue  pour  les  vanter  »,  celle  dont 
un  légionnaire  de  l'Uruguay  qui  l'avait  vue  à  l'œu- 


l'héroïsme  breton  387 

vre  disait  au  commandant  Jacob  :  «  Je  ne  veux  pas 
retourner  en  Amérique  sans  avoir  visité  la  contrée 
mystérieuse  qui  enfante  de  tels  hommes.  »  Et  cet 
enthousiasme  inspiré  par  les  soldats  bretons  à  un 
étranger  qui  combattait  sous  nos  drapeaux,  cette 
ferveur  de  dévotion  pour  leur  pays,  sont  peut-être, 
en  raison  de  son  caractère  désintéressé,  le  plus  bel 
hommage  que  l'héroïque  province  ait  reçu  depuis 
la  guerre. 


FIN 


ERRATA 


Page  88,  ligne  6.  il  faut  un  s  à  souvenir  ; 

—  ligne  30,  au  bas  de  la  page,  il  faut  les  noms  au  lieu  de  leiin. 
Page  128,  en  note,  il  faut  Panle  au  lieu  de  Pnvls. 

Page  215,  ligne  9,  il  faut  bnn  au  lieu  de  ...en  (au  commencement  de 

la  ligne). 
Page  230,  ligne  15,  il  faut  préparer  au  lieu  de  prépare. 
Page  243,  ligne  7,  il  faut  une  virgule  après /«?/•. 
Page  303,  ligne  29,  il  faut  un  point  après  rivage  ; 

—  ligne  31,  il  faut  un  accent  circonflexe  sur  Va  de  >nâ{nes). 
Pag'i  329.  ligne  37,  il  faut  Ane  au  lieu  d'Anne. 


-"nf 


26 


TABLE   DES  MATIERES 


Pages. 

Préface , v 

Une  cellule  de  l'organisme  breton  (Plougastel)  : 

I  Coup  d'œil  général , 1 

II  liS  Passage 4 

III  Le  calvaire 9 

n''  La  maison  et  le  mobilier  plougastélois 16 

V  Le  costume 22 

VI  Les  mariages  collectifs 30 

VII  Les  fêtes 41 

VIII  Le  pain  et  l'arbre  des  âmes 47 

IX  Les  fraisières  de  Plougastel 57 

X  Conclusion 67 

Anne  de  Bretagne  à  Blois 69 

Un  voyageur  italien  en  Bretagne  au  xvi«  siècle 75 

Un  pèlerinage  aux  Rochers 82 

Lettre  ouverte  de  M"'=  de  Sévigné 91 

Sur  la  piste  de  Yann-ar-Gwenn 102 

Laprade  et  Brizeux 129 

La  maison  mortuaire  d'Emile  Souvestre 135 

Au  Val  de  l'Arguenon  (Armand  de   Chateaubriand,   H.  de   la 

Morvonnais,  Maurice  de  Guérin) 142 

Les  deux  Villiers 150 

Rosmaphamou 156 

Tristan  Corbière 163 

Une  relation  inédite  de  l'explosion  du  Panayoti 183 

Le  premier  bombardier  de  Bretagne  (Prosper  Proux) 189 

Le  monument  de  Narcisse  Quellien 196 

Les  souvenirs  de  Le  Gonidec  de  Traissan 205 


392  TABLE   DES   MATIÈRES 

Pagee^ 

La  légende  de  Mgr  Duchesne 212 

Félix  et  Louis  Hémon  :     t 

I  Un  livre  de  Félix  Hémon  sur  Bersot 221 

Il  Maria  Chapdelaine  ou  comment   un   Breton    découvrit 

pour  la  seconde  fois  le  Canada 227" 

Félix  Le  Dantec  : 

I  Le  scandale  de  la  Sorbonne 242 

II  Sur  la  mort  de  Félix  Le  Dantec 248 

Joseph  Bédier  du  Ménézouarn , 250 

Charles  Géniaux,  romancier  de  la  mer 258 

Au  village  (Anselme  Changeur,  Jos  Parker.  Jean  des  Cogaets)  .  265 

Auguste  Dupouy 277 

La  Haute- Bretagne 283 

D'Orléans  à  Landerneau 300 

Le  folklore  d'une  paroisse  bretonne  (Trébenrden) 314 

Et  nos  cimetières  ? 

I  Lettre  ouverte  à  Maurice  Barrés 338 

II  Réponse  de  Maurice  Barrés 345 

Le  Renouveau  celtique 352 

La  mer 369 

L'héroïsme  breton 378 


-Ms^^ÉîiJrtX»- 


Auch.  —  Imprimerie  F.  COCHARACX,  rue  de  Lorraine. 

1 


IX:  Le  Goffic,   Charles 

^H  L'âme  bretonne 

B8i;7L38 
sér.4. 


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