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Full text of "Les ascensions célébres aux plus hautes montagnes du globe"

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BIBLIOTHÈQUE 

DES  MERVEILLES 

PUBLIÉE  SOUS   LA  Dir.ECTIOX 

DE   M.   EDOUARD  CHARTON 


LES 


ASCENSIONS  CÉLÈBRES 


VfeiBUO;^, 


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PAF.IS.   —    IMP.   S:M0N   P.ACOX    et    COMP.,  r.UE    u'Efil  URTH,   1. 


BIBLIOTHÈQUE  DES  MERVEILLES 


LES 


r        ^ 


ASCENSIONS  CELEBRES 

AUX  PLUS  HAUTES  MONTAGNES  DU  GLOBE 

FRAGMENTS   DE   VOYAGES 

RECUEILLIS,     TRADUITS    ET    MIS    EN    ORDRE 


PAR 


ZURGHEll  ET  MARGOLLÉ 


DEUXIÈME  ÈniTiorv 

OUVRAGE  ILLUSTRÉ  DE  59  VIGNETTES 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  L.  HACHETTE  ET  C"^ 


BOULEVARD    SAINT- GERMAIN,     N®    77 

1869 


Droits  de 


\jn»versaas 

BIBLIOTHECA 

îtaviensN^ 


«  C'est  malgré  lui,  sous  l'appât  d'une  grande  ré- 
compense, que  le  superstitieux  Hindou  se  décide  à 
accompagner  le  voyageur  dans  les  montagnes  qu'il 
redoute,  moins  pour  les  dangers  inconnus  de  l'as- 
cension que  pour  le  sacrilège  qu'il  croit  commettre 
en  s'approchant  du  saint  asile,  du  sanctuaire  invio- 
lable des  dieux  qu'il  révère.  Son  trouble  devient  ex- 
trême quand  il  voit  dans  le  pic  à  gravir,  non  la  mon- 
tagne, mais  le  dieu  dont  elle  a  pris  le  nom  ;  alors  ce 
n'est  que  par  le  sacrifice  et  la  prière  qu'il  pouri'a 
apaiser  la  divinité  profondément  offensée  ^  » 

Un  sentiment  tout  autre  anime  les  relations  résu- 
mées dans  ce  volume,  et  montre  combien  la  science 
agrandit  en  nous  l'idée  de  Dieu  et  contribue  à  déve- 


*  Exploration  de  la  haute  Asie,  par  les  frères  Schlagintwiit.    Toin 
(lu  monde,  n"  352.) 

1 


2  LES  ASCEIS'SIO>S  CÉLÈBRES. 

lopper  les  forces  morales  qui  font  la  puissance  et  la 
grandeur  de  nos  sociétés  éclairées.  C'est  à  ce  point 
de  vue  que  nous  nous  sommes  placés  en  choisissant 
les  fragments  de  voyages  que  nous  devions  réunir. 
Ces  descriptions  pittoresques,  ces  récits  attachants 
des  naturalistes  et  des  voyageurs,  n'ont  pas  été  re- 
cueillis seulement  pour  offrir  aux  lecteurs  quelques 
instants  d'utile  récréation.  Nous  avons  aussi  pensé 
qu'on  aimerait  à  suivre,  dans  leurs  périlleuses  ascen- 
sions, les  vaillants  explorateurs,  les  savants  dévoués 
qui  nous  ont  ouvert  la  voie  vers  les  régions  de  la  lu- 
mière, vers  la  sereine  contemplation  de  l'ordre  ma- 
gnifique, des  lois  bienfaisantes  que  nous  révèle  l'étude 
de  la  nature,  et  vers  le  souverain  Auteur  de  ces  lois. 

F.  ZuRCHER,  E.  Margollé. 


LES  ALPES 


Les  hautes  régions  de  l'atinosplière  éveillent  au  plus  haut  degr'-  noire 
curiosité.  Quoique  nous  nous  efforcions  par  l'induction  et  le  calcul  d'en 
découvrir  la  constitution  et  d'en  saisir  les  phénomènes,  elles  demeurent 
encore  environnées  pour  nous  de  bien  des  mystères.  Nous  gravissons  les  mon- 
tagnes, nous  nous  élevons  en  ballon,  nous  braquons  nos  télescopes  sur  les 
cori)s  célestes,  et  nous  inventons  mille  instruments  pour  constater  les 
moindres  effets  produits  par  les  agents  physiques  dans  l'espace  qui  nous 
en  sépare.  Les  lieux  élevés  ont  pour  nous  un  attrait  particulier.  Fatigués 
de  rencontre!'  sans  cesse  sur  le  globe  la  trace  de  l'homme  et  les  œuvres  de 
ses  mains,  nous  recherchons  les  régions  où  il  n'a  point  encore  pénétré,  où 
la  nature  reste  vierge  et  garde  la  physionomie  des  âges  géologiques  qui 
précédèrent  le  notre.  Il  règne  sur  les  hauts  sommets  un  silence,  un  calme 
apparent,  une  fraîcheur  et  comme  un  parfum  d'éternité  qui  nous  rap- 
prochent pour  ainsi  dire  des  conditions  de  l'espace  infini  et  nous  font 
planer  au-dessus  des  agitations  et  des  misères  du  sol  habité.  La  Bible 
nous  représente  Moïse  gravissant  le  Sinai  pour  y  converser  avec  Dieu  et 
recevoir  directement  ses  volontés;  c'est  l'image  des  impressions  produites 
sur  nous  par  les  lieux  élevés.  Nous  nous  trouvons  en  effet  sur  la  cime  des 
monts  face  à  face  avec  la  Divinité  ;  l'homme  n'étant  plus  là  pour  déi  anger, 
selon  ses  besoins  et  ses  caprices,  l'ordre  primitif  des  choses,  les  lois  physi- 
ques nous  apparaissent  dans  toute  leur  grandeur  et  leur  généralité. 

AlptiED  Maurv. 


ASCENSIONS   AU    MONT   BLANC 


ASCENSION    DE    1787,     PAR    DE    SAUSSURE. 


L)é|>aii  de  Chamouiiix,  —  Olacifir  de  la  Côte.  —  Campement  au  milieu  des 
neiges.  —  INuit  rayonnante.  —  Cime  du  mont  Blanc.  —  Expériences  do 
physique.  —  Le  mal  de  montagne.  —  Formes  bizarres  des  nuages  dans 
les  vallées.  —  Pont  d'^.  neige  et  crevasses.  —  Joie  du  retour. 


EnallantàChaniuunix,  dans  les  premiers  jours  de  juillet, 
je  rencontrai  à  Sallenclie  le  courageux  Jacques  Balmat, 
qui  venait  à  Genève  m'annoncer  ses  nouveaux  succès;  il 
était  monté  à  la  cime  de  la  montagne  avec  deux  autres 
guides.  La  pluie  tombait  quand  j'arrivai  à  Chamounix,  et 
le  mauvais  temps  dura  près  de  quatre  semaines.  Mais 
j'étais  décidé  à  attendre  jusqu'à  la  fin  de  la  saison  plutôt 
que  de  manquer  le  moment  favorable. 

Il  vint  enfin,  ce  moment  si  désiré,  et  je  me  mis  en  mar- 
che le  1"  août  1787,  accompagné  d'un  domestique  et  de 
dix-huit  guides  qui  portaient  nos  instruments  de  physique 
et  tout  l'attirail  dont  j'avais  besoin.  Mon  fils  aîné  désirait 
ardemment  de  m'accompagiier,  mais  je  craignais  qu'il  ne 
fût  pas  encore  assez  robuste  et  assez  exercé  à  des  courses 
de   ce   genre.   J'exigeai  qu'il    y  renonçât.   Il   resta   au 


6  LES  ASCENSIONS  CÉLÈDRES. 

Prieuré,  où  il  fit  avec  beaucoup  de  soin  des  observations 
correspondantes  à  celles  que  je  faisais  sur  la  cime. 

Pour  être  parfaitement  libre  sur  le  choix  des  lieux  où 
je  passerais  les  nuits,  je  fis  porter  une  tente,  et  le  premier 
soir  j'allai  coucher  sous  cette  tente,  au  sommet  de  la 
montagne  de  la  Côte.  Cette  journée  est  exempte  de  peines 
et  de  dangers  :  on  monte  toujours  sur  le  gazon  ou  sur  le 
roc,  et  l'on  fait  aisément  la  route  en  cinq  ou  six  heures. 
Mais  de  là  jusqu'à  la  cime,  on  ne  marche  plus  que  sur  les 
glaces  ou  sur  les  neiges. 

La  seconde  journée  n'est  pas  la  plus  facile.  Il  faut 
d'abord  traverser  le  glacier  de  la  Côte  pour  gagner  le 
pied  d'une  petite  chaîne  de  rocs  qui  sont  enclavés  dans 
les  neiges  du  mont  Blanc.  Ce  glacier  est  difficile  et  dan- 
gereux. Il  est  entrecoupé  de  crevasses  larges,  profondes 
et  irrégulières,  et  souvent  on  ne  peut  les  franchir  que  sur 
des  ponts  de  neige  qui  sont  quelquefois  très-minces  et 
suspendus  sur  les  abîmes.  Un  de  mes  guides  faiUit  y 
périr.  Il  était  allé  la  veille  avec  deux  autres  pour  recon- 
naître le  passage;  heureusement  ils  avaient  eu  la  précau- 
tion de  se  lier  les  uns  aux  autres  avec  des  cordes  ;  la  neige 
se  rompit  sous  lui  au  milieu  d'une  large  et  profonde 
crevasse,  et  il  demeura  suspendu  entre  ses  deux  camara- 
des. Nous  passâmes  tout  près  de  l'ouverture  qui  s'était 
formée  sous  lui,  et  je  frémis  à  la  vue  du  danger  qu'il 
avait  couru.  Le  passage  de  ce  glacier  est  si  difficile  et  si 
tortueux,  qu'il  nous  fallut  trois  heures  pour  aller  du  haut 
de  la  Côte  jusqu'aux  premiers  rocs  de  la  chaîne  isolée, 
([uoiqu'il  n'y  ait  guère  plus  d'un  quart  de  lieue  en  ligne 
droite. 

Après  avoir  atteint  ces  rocs,  on  s'en  éloigne  d'abord 
pour  monter  en  serpentant  dans  un  vallon  rempli  de  neige 
qui  va  du  nord  au  sud  jusqu'au  pied  de  la  plus  haute 
cime.  Ces  neiges  sont  coupées  de  loin  en  loin  par  d'énor- 
mes et  superbes  crevasses.  Leur  coupe  \ive  et  nette  mon- 


ASCENSIONS  AU  MONT  BLANC.  9 

re  les  neiges  disposées  par  couches  horizontales,  et  cha 
;une  de  ces  couches  correspond  à  une  année.  Quelle  que 
ioit  la  largeur  de  ces  crevasses,  on  ne  peut  nulle  part  en 
lécouvrir  le  fond. 

Mes  guides  auraient  voulu  passer  la  nuit  auprès  d'un 
les  rocs  que  l'on  rencontre  sur  cette  route,  mais  comme 
es  plus  élevés  sont  encore  de  GOO  à  700  toises  plus  bas 
(ue  la  cime,  je  voulais  m'élever  davantage.  Pour  cela,  il 
allait  aller  camper  au  milieu  des  neiges,  et  c'est  à  quoi 
'eus  beaucoup  de  peine  à  déterminer  mes  compagnons 
le  voyage.  Ils  s'imaginaient  que  pendant  la  nuit  il  règne 
^lans  ces  hautes  neiges  un  froid  absolument  insupporta- 
jle,  et  ils  craignaient  sérieusement  d'y  périr.  Je  leur  dis 
mfm  que,    pour  moi,  j'étais  déterminé  à  y  aller  avec 
leux  d'entre  eux  dont  j'étais  sûr  :  que  nous  creuserions 
)rofondément  dans  la  neige,  qu'on  couvrirait  cette  exca- 
vation avec  la  toile  de  la  tente,  que  nous  nous  y  renfer- 
merions tous  ensemble,  et  qu'ainsi  nous  ne  souffririons 
point  du  froid,  quelque   rigoureux  qu'il   pût   être.  Cet 
arrangement  les  rassura   et  nous  allâmes  en  avant.  A 
juatre  heures  du  soir,  nous  atteignîmes  le  second  des 
trois  grands  plateaux  de  neige  que  nous  avions  à  traver- 
ser. C'est  là  que  nous  campâmes,  à  i  ,455  toises  au-dessus 
du  Prieuré  et  1,995  au-dessus  de  la  mer,  90  toises  plus 
haut  que  la  cime  du  pic  de  Ténériffe.  Nous  n'allâmes  pas 
jusqu'au  dernier  plateau,  parce  qu'on  y  est  exposé  aux 
avalanches.  Le  premier  plateau  par  lequel  nous  venions 
de  passer  n'en  est  pas  non  plus  exempt.  Nous  avions  tra- 
versé deux  de  ces  avalanches  tombées  depuis  le  dernier 
voyage  de  Balmat,  et  dont  les  débris  couvraient  la  vallée 
dans  toute  sa  largeur. 

Mes  guides  se  mirent  d'abord  à  excaver  la  place  dans 
laquelle  nous  devions  passer  la  nuit;  mais  ils  sentirent 
bien  vite  l'effet  de  la  rareté  de  l'air  (le  baromètre  n'était 
qu'à  1 7  pouces  10  lignes).  Ces  bommes  robustes,  pour  qui 


10  LES  ÂSCENSIOINS  CÉLÈBRES. 

sept  OU  huit  heures  de  marche  que  nous  venions  de  fair 
ne  sont  absolument  rien,  n'avaient  pas  soulevé  cinq  o 
six  pellées  de  neige  qu'ils  se  trouvaient  dans  l'impossib: 
lité  de  continuer  :  il  fallait  qu'ils  se  relayassent  d'un  m( 
ment  à  l'autre.  L'un  d'eux,  qui  était  retourné  en  arrièr 
pour  prendre  dans  un  baril  de  l'eau  que  nous  avions  vu 
dans  une  crevasse,  se  trouva  mal  en  y  allant,  revint  sar 
eau  et  passa  la  soirée  dans  les  angoisses  les  plus  pénibles 
Moi-même,  qui  suis  si  accoutumé  à  l'air  des  montagne; 
qui  me  porte  mieux  dans  cet  air  que  dans  celui  de  1 
plaine,  j'étais  épuisé  de  fatigue  en  préparant  mes  instri 
ments  de  météorologie.  Ce  malaise  nous  donnait  une  so 
ardente  et  nous  ne  pouvions  nous  procurer  de  l'eau  qu'e 
faisant  fondre  de  la  neige,  car  l'eau  que  nous  avions  vu 
en  montant  se  trouva  gelée  quand  on  voulut  y  retourne] 
et  le  petit  réchaud  à  charbon  que  j'avais  fait  porter  sei 
vaitbien  lentement  vingt  personnes  altérées. 

Du  milieu  de  ce  plateau,  renfermé  entre  la  dernier 
cime  du  mont  Blanc,  au  midi,  ses  hauts  gradins  de  Vet 
et  le  dôme  du  Goûté ,  à  l'ouest ,  on  ne  voit  presque  qu 
des  neiges;  elles  sont  pures,  d'une  blancheur  ébloui; 
saute,  et  sur  les  hautes  cimes  elles  forment  le  plus  singi 
lier  contraste  avec  le  ciel  presque  noir  de  ces  hautes  rt 
gions.  On  ne  voit  là  aucun  être  vivant,  aucune  apparenc 
de  végétation  :  c'est  le  séjour  du  froid  et  du  silence.  Lor! 
que  je  me  représentais  le  docteur  Paccard  et  Jacques  Ba 
mat  arrivant  les  premiers  au  déclin  du  jour  dans  ces  d( 
serts,  sans  abri,  sans  secours,  sans  avoir  même  la  ccrt 
tude  que  les  hommes  pussent  vivre  dans  les  lieux  où  i] 
prétendaient  aller,  et  poursuivant  cependant  toujoui 
intrépidement  leur  carrière,  j'admirais  leur  force  d'espr; 
et  leur  courage. 

Mes  guides,  toujours  préoccupés  de  la  crainte  du  froic 
fermèrent  si  exactement  tous  les  joints  de  la  tente  que  j 
souffris  beaucoup  de  la  chaleur  et  de  l'air  corrompu  pa 


ASCE^SIO>S  AU  MO^T  BLA>"C.  11 

jtre  respiration.  Je  fus  obligé  de  sortir  dans  la  nuit  pour 

>spirer.  La  lune  brillait  du  plus  grand  éclat  au  milieu 

un  ciel  noir   d'ébéne.  Jupiter   sortait   tout   rayonnant 

i>si  de   derrière  la   plus  haute    cime  à  l'est  du  mont 

la  ne,  et  la  lumière  réverbérée  par  tout  ce  bassin  de 

oige  était  si  éblouissante  qu'on  ne  pouvait  distinguer  que 

;s  étoiles  do  la  première  et  de  la  seconde  grandeur.  Nous 

ommencions  enfin  à  nous  endormir,  lorsque  nous  tûmes 

éveillés  par  le  bruit  d'une  grande  avalanche  qui  couvrit 

ne  partie  de  la  pente  que  nous  devions  gravir  le  lende- 

lain.  A  la  pointe  du  jour,  le  thermomètre  était  à  5°  au- 

essous  de  la  congélation. 

Nous  ne  partîmes  que  tai^d ,  parce  qu'il  fallut  faire 
[ondre  de  la  neige  pour  le  déjeuner  et  pour  la  route;  elle 
kait  bue  aussitôt  que  fondue,  et  ces  gens,  qui  gardaient 
eligieusement  le  vin  que  j'avais  fait  porter,  me  déro- 
)aient  continuellement  l'eau  que  je  mettais  en  réserve. 

Nous  commençâmes  par  monter  au  troisième  et  dernier 
jlateau,  puis  nous  tirâmes  à  gauche  pour  arriver  sur  le 
'ocher  le  plus  élevé,  à  l'est  de  la  cime.  La  pente  est  extré- 
Tiement  rapide,  de  59°  en  quelques  endroits;  par- 
tout elle  aboutit  à  des  précipices,  et  la  surface  de  la  neige 
Hait  si  dure,  que  ceux  qui  marchaient  les  premiers  ne 
pouvaient  assurer  leurs  pas  sans  la  rompre  avec  une 
liache.  Nous  mîmes  deux  heures  à  gravir  cette  pente,  qui 
a  environ  250  toises  de  hauteur.  Parvenus  au  dernier 
rocher,  nous  reprîmes  à  droite,  à  l'ouest,  pour  gravir  la 
dernière  pente,  dont  la  hauteur  perpendiculaire  est  à  peu 
près  de  150  toises.  Cette  pente  n'est  inclinée  que  de  28 
à  2^*^  et  ne  présente  aucun  danger  ;  mais  l'air  y  est 
si  rare  que  les  forces  s'épuisent  avec  la  plus  grande 
promptitude;  près  de  la  cime,  je  ne  pouvais  faire  que 
quinze  ou  seize  pas  sans  reprendre  haleine;  j'éprouvais 
même  de  temps  en  temps  un  commencement  de  défail- 
lance qui  me  forçait  à  m'asseoir,  mais  à  mesure  que  la 


12  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

respiration  se  rétablissait,  je  sentais  renaître  mes  forces; 
il  me  semblait,  en  me  remettant  en  marche,  que  je  pour- 
rais monter  d'une  traite  jusqu'au  sommet  de  la  montagne. 
Tous  mes  guides,  proportion  gardée  de  leurs  forces^ 
étaient  dans  le  même  état.  Nous  mîmes  deux  heures  de- 
puis le  dernier  roclier  jusqu'à  la  cime,  et  il  était  onze 
heures  quand  nous  y  parvînmes. 

Mes  premiers  regards  se  portèrent  sur  Chamounix,  où 
je  savais  ma  femme  et  ses  deux  sœurs,  l'œil  fixé  au  téles- 
cope, suivant  tous  mes  pas  avec  une  inquiétude  trop 
grande  sans  doute,  mais  qui  n'en  était  pas  moins  cruelle, 
et  j'éprouvai  un  sentiment  bien  doux  et  bien  consolant 
lorsque  je  vis  flotter  l'étendard  qu'elles  m'avaient  promis 
d'arborer  au  moment  où,  me  voyant  parvenu  à  la  cime, 
leurs  craintes  seraient  au  moins  suspendues. 

Je  pus  alors  jouir  sans  regret  du  grand  spectacle  que 
j'avais  sous  les  yeux.  Une  légère  vapeur  suspendue  dans 
les  régions  inférieures  de  l'air  me  dérobait  la  vue  des 
objets  les  plus  bas  et  les  plus  éloignés,  tels  que  les  plai- 
nes de  la  France  et  de  la  Lombardie;  mais  je  ne  regret- 
tais pas  beaucoup  cette  perte  :  ce  que  je  venais  de  voir 
et  ce  que  je  vis  avec  la  plus  grande  clarté,  c'est  l'ensem- 
ble de  toutes  les  hautes  cimes  dont  je  désirais  depuis  si 
longtemps  connaître  l'organisation.  Je  n'en  croyais  pas 
mes  yeux  :  il  me  semblait  que  c'était  un  rêve,  lorsque  je 
voyais  sous  mes  pieds  ces  cimes  majestueuses,  ces  redou- 
tables aiguilles,  le  Midi,  l'Argentière,  le  Géant,  dont  les 
bases  mêmes  avaient  été  pour  moi  d'un  accès  si  difficile 
et  si  dangereux.  Je  saisissais  leurs  rapports,  leur  liaison, 
leur  structure,  et  un  seul  regard  levait  des  doutes  que 
des  années  de  travail  n'avaient  pu  éclaircir. 

Pendant  ce  temps-là  nos  guides  tendaient  ma  tente  et  y 
dressaient  la  petite  table  sur  laquelle  je  devais  faire  mes 
expériences.  Mais,  quand  il  fallut  disposer  mes  instru- 
ments, je  me  trouvais  à  chaque  instant  obligé  d'interrom- 


ASCEÎS'SIONS  AU  MONT  BLANC.  13 

)i  e  mon  travail  pour  ne  m'occuper  que  du  soin  de  respi- 
ev.  Si  l'on  considère  que  le  baromètre  n'était  là  qu'à 
»)  pouces  1  ligne  et  qu'ainsi  l'air  n'avait  guère  plus  delà 
noitié  de  sa  densité  ordinaire,  on  comprendra  qu'il  fallait 
suppléer  à  la  densité  par  la  fréquence  des  inspirations. 
3r,  cette  fréquence  accélérait  le  mouvement  du  sang, 
i'aulant  plus  que  les  artères  n'étaient  plus  contre-bandées 
m  dehors  par  une  pression  égale  à  celle  qu'elles  éprou- 
anit  à  l'ordinaire.  Aussi  avions-nous  tous  la  fièvre. 

Lorsque  je  demeurais  parfaitement  tranquille,  je  n'é- 
[u  ouvais  quun  peu  de  malaise,  une  légère  disposition  au 
mal  de  cœur.  Mais,  lorsque  je  prenais  de  la  peine  ou 
que  je  fixais  mon  attention  pendant  quelques  moments  de 
suite,  et  surtout,  lorsqu'en  me  baissant,  je  comprimais 
ma  poitrine,  il  fallait  me  reposer  et  haleter  pendant  deux 
ou  trois  minutes.  Mes  guides  éprouvaient  des  sensations 
analogues  :  ils  n'avaient  aucun  appétit,  et,  à  la  vérité,  nos 
vivres,  qui  s'étaient  tous  gelés  en  route,  n'étaient  pas  bien 
propres  à  l'exciter  :  ils  ne  se  souciaient  pas  même  du  vin 
et  de  l'eau-de-vie.  En  effet,  ils  avaient  éprouvé  que  les 
liqueurs  fortes  augmentent  cette  indisposition,  sans  doute 
en  accélérant  encore  la  vitesse  de  la  circulation.  Il  n'y  avait 
que  l'eau  fraîche  qui  fît  du  bien  et  du  plaisir,  et  il  fallut 
du  tenqDS  et  de  la  peine  pour  allumer  le  feu,  sans  lequel 
nous  ne  pouvions  en  avoir. 

Je  restai  cependant  sur  la  cime  jusqu'à  trois  heures  et 
demie,  et  quoique  je  ne  perdisse  pas  un  seul  moment,  je 
ne  pus  faire  dans  ces  quatre  heures  et  demie  toutes  les 
expériences  que  j'ai  fréquemment  achevées  en  moins  de 
trois  heures  au  bord  de  la  mer.  Je  fis  cependant  avec  soin 
celles  qui  étaient  les  plus  essentielles. 

Va\  quittant  ce  magnifique  belvédère  je  vins,  en  trois 
quai  ts  d'heure,  au  rocher  qui  forme  l'épaule  à  l'est  de  la 
cime.  La  descente  de  cette  pente,  dont  la  montée  avait  été 
si  pénible,  fut  facile  et  agréable;  la  neige  n'était  ni  trop 


14 


LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 


dure  ni  trop  tendre,  et,  comme  le  mouvement  que  l'i 
fait  en  descendant  ne  comprime  point  le  diaphi'agme, 
ne  gèae  point,  la  respiration,  et  l'on  ne  souffre  point  de 
rareté  de  l'air.  D'ailleurs,  comme  cette  pente  est  larg 


Le  co!  du  Géant. 


éloignée  des  précipices,  il  n'y  a  rien  qui  effraye  ou  retan 
la  marche.  Mais  il  n'en  fut  pas  ainsi  de  la  descente  qui,  ( 
haut  de  l'épaule,  conduit  au  plateau  sur  lequel  nous  avio] 
couché.  La  grande  rapidité  de  cette  descente,  l'écl 
insoutenable  du  soleil,  réverbéré  par  la  neige,  qui  noi 
donnait  dans  les  yeux  et  qui  faisait  paraître  plus  terribl 
les  précipices  qu'il  éclairait  sous  nos  pieds,  la  rendaie 
infiniment  pénible.  D'ailleurs,  autant  la  dureté  de  la  nei< 
avait  rendu  le  matin  notre  marche  difficile,  autant  ! 
mollesse,  produite  par  l'ardeur  du  soleil,  nous  incomm^ 
dait  le  soir,  parce  que,  au-dessous  de  sa  surface  ramoHii 
on  trouvait  toujours  son  fond  dur  et  glissant. 


ASCENSIONS  AU  MONT  BLANC.  15 


Comme  nous  redoutions  tous  cette  descente,  quelques- 
ins  des  guides,  pendant  que  je  faisais  mes  observations 
i  la  cime,  avaient  cherché  quelque  autre  passage  ;  mais 
eurs  recherches  ayant  été  vaines,  il  fallut  suivre,  en  des- 
cendant, la  route  que  nous  avions  suivie  en  montant, 
cependant,  grâce  aux  soins  de  mes  guides,  nous  la  fîmes 
>ans  aucun  accident  et  cela  dans  moins  d'une  heure  et 
juart.  Nous  passâmes  auprès  de  la  place  où  nous  avions, 
inon  dormi,  du  moins  reposé  la  nuit  précédente,  et  nous 
30ussâmes  encore  une  lieue  plus  loin ,  jusqu'au  rocher 
Drès  duquel  nous  nous  étions  arrêtés  en  montant.  Je  me 
iéterminai  à  y  passer  la  nuit  :  je  fis  établir  la  tente  contre 
'extrémité  méridionale  de  ce  rocher,  dans  une  situation 
vraiment  singuHère.  C'était  sur  la  neige,  sur  le  bord  d'une 
pente  très -rapide,  qui  descend  de  la  vallée  que  domine 
le  dôme  de  Goûté,  avec  sa  couronne  de  séracs  ^  et  qui  est 
terminée,  au  midi,  par  la  cime  du  mont  Blanc.  Au  bas  de 
cette  pente,  régnait  une  large  et  profonde  crevasse,  qui 
nous  séparait  de  celte  vallée,  et  où  s'engloutissait  tout  ce 
qu'on  laissait  tomber  des  environs  de  notre  tente. 

Nous  avions  choisi  ce  poste  pour  éviter  le  danger  des 
avalanches;  et  pour  que,  les  guides  trouvant  des  abris 
dans  les  fentes  de  ce  rocher,  nous  ne  fussions  pas  entassés 
dans  la  tente,  comme  nous  l'avions  été  la  nuit  précédente. 

*  On  donne  dans  les  Alpes  le  nom  de  sérac  à  une  espèce  de  fromag-e 
blanc  et  compacte,  que  l'on  retire  du  petit-lait  et  que  l'on  comprime 
dans  des  caisses  rectangulaires,  où  il  prend  la  forme  de  cubes,  ou 
plutôt  de  parallélipipèdes  rectangles.  Les  neiges,  à  une  grande  hau- 
teur, pi^ennent  fréquemment  celte  forme  lorsqu'elles  se  gèlent  après 
avoir  été  en  partie  imbibées  d'eau.  Elles  deviennent  alors  extrême- 
ment compactes;  dans  cet  état,  si  une  couche  épaisse  de  cette  neig-e 
durcie  se  trouve  sur  une  pente,  qu'elle  y  vienne  à  glisser  en  masse 
et  qu'en  glissant  ainsi  quelques  parties  de  la  niasse  portent  à  faux, 
leur  pesanteur  les  force  à  se  rompre  en  fragments  à  peu  près  rec- 
tangulaires, dont  quelques-uns  ont  jusqu'à  50  pieds  en  tout  sens,  et 
rjui,  à  raison  di  leur  homogénéité,  sont  aussi  réguliers  que  si  on  les 
eût  taillés  au  ciseau. 


'16  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

I 
Je  contemplai  l'amas  de  nuages  qui  flottaient  sous  nos 

pieds,  au-dessus  des  vallées  et  des  montagnes,  moins 
élevées  que  nous.  Ces  nuages,  au  lieu  de  présenter  des 
plaques  ou  des  surfaces  unies,  comme  on  les  voit  de  bas 
en  haut,  offraient  des  formes  extrêmement  bizarres,  des 
tours,  des  châteaux,  des  géants,  et  paraissaient  soulevés 
par  des  vents  verticaux,  qui  partaient  des  différents  points 
des  pays  situés  au-dessous.  Par-dessus  tous  ces  nuages  je 
voyais  l'horizon  liséré  d'un  cordon  composé  de  deux  ban- 
des :  l'inférieure,  d'un  rouge  noirâtre;  la  supérieure,  plus 
claire,  et  d'où  semblait  s'élever  une  flamme  d'un  bel 
aurore,  inégale,  transparente  et  diversement  nuancée. 

Nous  soupâmes  gaiement  et  de  très-bon  appétit;  après 
quoi  je  passai  sur  mon  matelas  une  excellente  nuit.  Ce 
fnt  alors  seulement  que  je  jouis  du  plaisir  d'avoir  accom- 
pli ce  dessein  formé  depuis  vingt-sept  ans,  dans  mon 
premier  voyage  à  Chamounix,  en  1760;  projet  que  j'avais 
si  souvent  abandonné  et  repris,  et  qui  était  pour  ma 
famille  un  continuel  sujet  de  souci  et  d'inquiétude.  Cette 
préoccupation  avait  le  caractère  d'une  espèce  de  mala- 
die :  mes  yeux  ne  rencontraient  pas  le  mont  Blanc  que 
Ton  voit  de  tant  d'endroits  de  nos  environs,  sans  que 
j'éprouvasse  une  espèce  de  saisissement  douloureux.  Au 
moment  oii  j'y  arrivai,  ma  satisfaction  ne  fut  pas  com- 
plète; elle  le  fut  encore  moins  au  moment  de  mon  départ  : 
je  ne  voyais  alors  que  ce  que  je  n'avais  pu  faire.  Mais 
dans  le  silence  de  la  nuit,  après  m'ôtre  bien  reposé  de  ma 
fatigue,  lorsque  je  récapitulais  les  observations  que  j'avais 
recueillies,  lorsque  surtout  je  me  retraçais  le  magnifique 
tableau  des  montagnes  que  j'emportais  gravé  dans  ma 
tête,  et  quenfîn  je  conservais  l'espérance  bien  fondée 
d'achever,  sur  le  col  du  Géant,  ce  que  je  n'avais  pas  fait, 
et  que  vraisemblablement  on  ne  fera  jamais  sur  le  moni 
Blanc,  je  goûtais  une  satisfaction  vraie  et  sans  mélange. 
Le  4  août,  quatrième  jour  du  voyage,  nous  neparlîme.' 


ASCENSIONS  AU  .MONT  BLANC.  17 

que  vers  six  heures  du  matin.  Nous  arrivâmes  dans  une 
petite  heure  à  la  cabane.  Nous  fûmes  ensuite  obhgés  de 
descendre  une   pente   de   neige  inclinée   de  46«  et  de 
traverser  une  large  crevasse  sur  un  pont  de  neige  si 
mince  qu'il  n'avait  au  bord  que  trois  pouces  d'épaisseur; 
un  des  guides,  qui  s'écarta  un  peu  du  milieu  où  la  neige 
était  plus  épaisse,  enfonça  une  de  ses  jambes  à  faux.  A 
une  heure  de  marche  au-dessus  de  la  cabane  nous  ren- 
contrâmes des  crevasses  qui  s'étaient  ouvertes  sur  notre 
route,  et  pour  les  éviter  il  falhu  descendre  une  pente 
de  50°.   En   entrant  ensuite  sur    le  glacier    que   nous 
devions  traverser,  nous  le  trouvâmes  changé  dans  ces 
vingt-quatre  heures  au  point  de  ne  pouvoir  reconnaître  la 
route  que  nous  avions  suivie  en  montant  ;  les  crevasses 
s'étaient  élargies,  les  ponts  s'étaient  rompus;  souvent,  ne 
trouvant  point  d'issue,  nous  fumes  obligés  de  revenir  sur 
nos  pas;  plus  souvent  encore,  il   fallut  nous  servir   de 
l'échelle  pour  traverser  des  crevasses  qu'il  eût  été  impos- 
sible de  franchir  sans  son  secours.  Tout  prés  d'arriver 
au  bord,  le  pied  manqua  à  un  des  guides,  qui  glissa  jus- 
qu'au bord  d'une  fente  où  il  faillit  tomber  et  où  il  perdit 
un  des  piquets  de  ma  lente.  Dans  ce  moment  d'effroi,  un 
énorme  glaçon  tomba  dans  une  grande  crevasse,  avec  un 
h'acas  qui  ébranla  tout  le  glacier.  Mais  enfin  nous  abordâ- 
mes sur  le  roc  à  neuf  heures  et  demie  du  matin,  quittes 
de  toutes  peines  et  de  tout  danger.  Nous  ne  mîmes  que 
deux  heures  trois  quarts  de  là  au  prieuré  de  Chamounix, 
où  j'eus  la  satisfaction  de  ramener  tous  mes  guides  par- 
faitement bien  portants. 

Notre  arrivée  fut  tout  à  la  fois  gaie  et  touchante  ;  tous 
les  parents  et  amis  de  mes  guides  venaient  les  embrasser 
et  les  féliciter  de  leur  retour.  Ma  femme,  mes  sœurs  et  mes 
fils,  qui  avaient  passé  ensemble  à  Chamounix  un  temps 
long  et  pénible,  dans  l'attente  de  celte  expédition,  plu- 
sieurs de  nos  amis,  qui  étaient  venus  de  Genève  pour 

2 


18  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

assister  à  notre  retour,  exprimaient  dans  cet  heureux 
moment  leur  satisfaction,  que  les  craintes  qui  l'avaient 
précédée  rendaient  plus  vive,  plus  touchante,  suivant  le 
degré  d'intérêt  que  nous  avions  inspiré. 

•le  passai  encore  le  lendemain  à  Chamounix  pour  faire 
quelques  observations  comparatives,  après  quoi  nous 
revînmes  tous  heureusement  à  Genève,  d'où  je  revis  le 
mont  Blanc  avec  un  vrai  plaisir,  et  sans  éprouver  ce  senti- 
ment de  trouble  et  de  peine  qu'il  me  causait  auparavant. 

(De  Saussure,  Voyage  dans  les  Alpes.) 


ASCENSION    DE     MM.    CHARLES    MARTINS,    BRAVAIS 
ET    LEPILEUR    (l84,4). 


'léparatifs  d'une  ascension  scientifique.  —  Glaciers  des  Bossons.  —  Le  cam- 
pagnol des  neiges.  —  Magnétisme  terrestre. —  Marie  CoutteL  —  Tempête 
de  nuit.  —  Fatigues  de  l'ascension.  —  Description  du  sommet. —  L'om- 
bre du  mont  Blanc. 


J'arrive  à  l'ascension  scientifique  que  j'ai  faite  en 

1844  avec  mes  amis  Auguste  Bravais,  lieutenant  de  vais- 
seau, et  Auguste  Lepileur,  docteur  en  médecine.  Avec  le 
premier,  j'avais  visité  le  Spitzberg  en  1858  et  1859,  pen- 
dant les  deux  campagnes  de  la  Recherche  dans  la  mer 
Glaciale.  Il  avait  hiverné  seul  à  Bossecop,  en  Laponie  ;  mais 
nous  avions  séjourné  ensemble  sur  leFaulhorn,  en  1841, 
pendant  dix-huit  jours,  à  2,680  métrés  au-dessus  de  la 
mer;  lui-même  s'y  était  rencontré  l'année  suivante  avec 
le  physicien  A.  Peltier,  et  y  avait  demeuré  vingt-trois 
jours.  La  comparaison  des  régions  boréales  du  globe  avec 
les  hautes  régions  alpines  était  le  sujet  habituel  de  nos 
conversations.  Sur  le  Faulhorn,  nous  avions  fait  une  foule 


ASCENSIONS  AU  MOxNT  BLANC.  19 

d'observations  et  abordé  un  certain  nombre  de  problèmes 
qui  ne  pouvaient  être  résolus  que  par  une  ascension  et  un 
séjour  à  une  plus  grande  hauteur;  nous  pensâmes  au 
mont  Blanc. 

Nous  quittâmes  Genève  le  26  juillet.  Suivant  à  pied 
une  longue  charrette  à  quatre  roues  qui  portait  notre 
matériel,  nous  arrivâmes  à  Chamounix  le  28.  Les  prépa- 
ratifs nous  prirent  quelques  jours.  Notre  dessein  étant  de 
séjourner  aussi  haut  que  possible  sur  le  mont  Blanc,  nous 
avions  emporté  de  Paris  une  tente  de  campement  avec  ses 
montants  et  ses  piquets,  des  paletots  en  peau  de  chèvre, 
des  sacs  en  peau  de  mouton,  des  couvertures,  etc.  Nos 
expériences  exigeaient  -de  nombreux  instruments  de  phy- 
sique et  de  météorologie;  il  fallait  des  vivres  pour  trois 
jours;  chaque  porteur  ne  pouvait  se  charger  que  de  1 5ki- 
logrammes  et  de  ses  vivres.  Or,  nous  avions  450  kilo- 
grammes à  transporter  à  une  hauteur  de  5,000  mètres 
au-dessus  de  la  vallée  de  Chamounix. 

Notre  caravane  se  montait  à  quarante-trois  personnes, 
dont  trois  guides,  Michel  Gouttet,  Jean  Mugnier  et  Théo- 
dore Balmat,  trente-cinq  porteurs,  dont  deux  jeunes  gens 
de  la  vallée,  qui  avaient  demandé  à  nous  accompagner. 
Le  31  juillet,  à  sept  heures  et  demie  du  matin,  nous  quit- 
tâmes enfin  Chamounix.  Le  temps  était  beau,  cependant 
le  vent  soufflait  du  sud-ouest,  et  le  baromètre  avait  un 
peu  baissé;  mais  nos  préparatifs  étaient  faits.  Nous  par- 
tîmes donc  sans  avoir  dans  le  temps  une  confiance  par- 
faîte,  espérant  toutefois  une  amélioration  prochaine.  La 
longue  file  des  porteurs  s'étendait  le  long  de  la  rive  droite 
de  l'Arve,  au  milieu  des  vertes  prairies.  Arrivés  en  face 
du  hameau  des  Pèlerins,  nous  tournâmes  à  gauche.  La 
dernière  maison  du  village  est  celle  de  Jacques  Balmat, 
le  premier  homme  dont  les  pas  s'imprimèrent  sur  la 
neige  encore  vierge  de  la  cime  du  mont  Blanc,  et  qui  périt 
misérablement  en  1834,  dans  les  glaciers  qui  dominent 


20  LES  ASCENSIOiNS  CÉLÈBRES. 

la  vallée  de  Sixt.  En  sortant  des  vergers  qui  entourent  le 
hameau  des  Pèlerins,  nous  entrâmes  dans  la  forêt;  elle 
se  compose  de  hauts  sapins  et  de  vieux  mélèzes,  aux  bran- 
ches desquels  pendent  de  longs  festons  d'un  lichen  gri- 
sâtre. Au  printemps  précédent,  une  énorme  avalanche, 
descendue  de  l'aiguille  du  Midi,  avait  creusé  un  large  sil- 
lon dans  la  forêt.  Des  arbres  déracinés  couvraient  le  soi 
qu'ils  ombrageaient  auparavant,  d'autres  étaient  rompus 
par  le  milieu,  leur  cime  abattue  gisait  à  leur  pied;  quel- 
ques-uns, seulement  déchaussés,  penchaient,  inclinés, 
vers  la  vallée.  Ces  effets  sont  dus  autant  à  la  pression  de 
Tair  chassé  par  l'avalanche,  au  vent  local  qu'elle  produit, 
qu'à  la  neige  elle-même.  La  caravane  s'était  dispersée 
dans  les  bois;  chacun  choisissait  son  chemin. 

Un  étroit  sentier  côtoie  le  précipice  où  roule  le  torrent 
des  Pèlerins  et  mène  à  la  moraine  du  glacier  des  Bossons; 
alors  on  monte  au  milieu  des  blocs  entassés  qui  la  com- 
posent, et  on  atteint  la  pierre  de  l'Échelle,  énorme  ro- 
cher sous  lequel  on  cache  l'échelle  dont  on  se  sert  habi- 
tuellement pour  traverser  les  crevasses  du  glacier.  Cette 
pierre  est  à  2,446  mètres  au-dessus  de  la  mer,  à  la  même 
hauteur  que  l'hospice  du  Saint-Bernard.  C'est  là  que  le 
voyageur  dit  adieu  à  la  terre.  Il  la  quitte  pour  passer  sur 
le  glacier  et,  jusqu'au  sommet  du  mont  Blanc,  il  ne 
trouve  plus  que  des  rochers  isolés  qui  surgissent  comme 
des  îlots  au  milieu  des  champs  de  neiges  éternelles. 

Le  cirque  du  glacier  des  Bossons  était,  comme  tou- 
jours, un  chaos  de  séracs,  d'aiguilles  et  de  pyramides  de 
glace,  au  milieu  desquelles  plonge  le  mur  oriental  des 
Grands-Mulets.  Les  feuillets  verticaux  dont  se  composent 
ces  rochers  s'élèvent  à  des  hauteurs  variables,  et  forment 
autant  de  gradins  qui  permettent  de  grimper  sur  toutes 
les  pointes.  La  roche,  décomposée  sous  l'influence  des 
agents  atmosphériques,  s'accumule  entre  les  feuillets. 
Là  végètent  de  jolies  plantes  alpines,  abritées  par  le  ro- 


3 


ASCENSIONS  AU  MONT  BLAISC.  '17* 

cher,  réchauffées  par  le  soleil  qu'il  réfléchit,  humectées 
par  la  neige  qui,  même  en  été,  hlanchit  souvent  ces  ci- 
mes, mais  fond  rapidement  dès  que  le  soleil  luit  pendant 
deux  ou  trois  jours.  En  quelques  semaines  elles  accom- 
plissent toutes  les  phases  de  leur  végétation  ;  j'y  ai  re- 
cueilli dix-neuf  plantes  phanérogames  en  trois  ascen- 
sions. M.  Venance-Payot  ayant  ajouté  cinq  espèces  à  cette 
liste,  il  existe  vingt-quatre  plantes  à  fleurs  aux  Grands- 
Mulets.  A  ces  vingt-quatre  espèces  phanérogames,  il  faut 
ajouter  encore  vingt-six  espèces  de  mousses,  deux  hépa- 
tiques et  trente  lichens,  ce  qui  porte  à  quatre-vingt-deux 
le  nombre  total  des  plantes  qui  croissent  sur  ces  rochers 
isolés,  au  milieu  d'une  mer  de  glace  et  dépourvus  en  ap- 
parence de  toute  végétation.  Qui  le  croirait?  ces  plantes 
servent  de  nourriture  à  un  rongeur,  le  campagnol  des 
neiges,  celui  de  tous  les  mammifères  qui  s'élève  le  plus 
haut  sur  les  Alpes,  tandis  que  ses  congénères  sont  presque 
tous  des  habitants  de  la  plaine. 

Bravais  s'était  imposé  la  tâche  de  mesurer  les  variations 
de  l'intensité  magnétique  avec  la  hauteur.  Pour  cela,  on 
emploie  une  boussole  dans  laquelle  une  aiguille  est  sus- 
pendue horizontalement  à  un  fil  de  soie  non  tordu.  Oji 
fait  osciller  cette  aiguille  pendant  une  série  d'intervalles 
de  temps  parfaitement  égaux,  et  du  nombre  des  oscilla- 
tions on  conclut,  après  des  corrections  infinies  et  d'une 
minutie  extrême,  à  l'mtensité  relative  de  la  force  magné- 
tique du  lieu,  comparée  à  celle  de  Paris  prise  pour  unité. 
On  comprend  l'importance  de  ces  mesures,  qui  nous  dé- 
voileront un  jour  les  lois  encore  mvsférieuses  des  cou- 
rants  qui  circulent  autour  du  globe  terrestre,  aimant 
colossal  dont  les  deux  pôles  ne  coïncident  pas  avec  les 
deux  extrémités  de  l'axe  idéal  autour  duquel  la  terre  dé- 
4:rit  sa  révolution  quotidienne. 

Cependant  le  soleil  s'approchait  de  l'horizon;  déjà  j1 
iuait  disparu  derrière  les  monts  Vergy;   les  vallées  de 


24  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

Salleiiclie   et    de    Chamoiinix   étaient     e;vti;s  îonçlcmp- 
dans  l'ombre,  tandis  que  les  pointes  granitiques  voisines 
semblaient  incandescentes  comme  le  fer  rouge  sortant  du 
feu  ;  bientôt  l'aiguille  de  Yarens  et  les  rochers  des  Fiz 
s'éteignirent,  l'ombre  gagnait  les  glaciers  du  mont  Blanc, 
Ces  neiges,  si  lumineuses  un  instant  auparavant,  prirent 
la  teinte  terne  et  livide  d'un  cadavre  ;  le  froid  de  la  mort 
semblait  envahir  ces  régions  avec  l'obscurité  et  en  révéler 
toute  l'horreur.  L'aiguille  du  Goûté,  les  monts  Maudits, 
pâlirent  successivement  ;  la  cime  du  mont  Blanc  resta 
seule  éclairée  pendant  quelque  temps  encore,  puis  la 
teinte  rose  qui  lanimait  fit  place  à  la  teinte  livide,  comme 
si  la  vie  l'eût  abandonnée  à  son  tour.  Vers  l'horizon,  au-  | 
dessus  de  la  mer  de  nuages,  le  ciel  paraissait  d'une  cou- 
leur vert  clair,  résultat  de  la  combinaison  des  rayons  jau- 
nes du  soleil  avec  le  bleu  de  la  voûte  céleste  ;  les  contours 
des  nuages  isolés  étaient  circonscrits  par  un  liseré  orangé 
du  plus  grand  éclat.  Dans  ces  hautes  régions,  il  n'y  a 
point  de  crépuscule;   la  nuit  succède  brusquement  au 
jour.  Nous  nous  retirâmes  derrière  un  mur  en  pierres 
sèches,  construit  devant  une  cavité.  Nos  guides  étaient 
groupés  sur  les  gradins  du  rocher,  autour  de  petits  feux 
alimentés  avec  du  bois  de  genévrier  rapportés  par  eux 
des  environs  de  la  Pierre  de  l'Échelle.  Ils  entonnaient  à 
l'unisson  des  chants  lents  et  monotones,  qui  empruntaient 
au  lieu  de  la  scène  un  charme  mélancolique.  Peu  à  peu 
les  chants  cessèrent,  les  feux  s'éteignirent,  et  l'on  n'en- 
tendit plus  rien  que  le  bruit  de  quelques  avalanches  tom- 
bées des  hauteurs  voisines.  Bientôt  la  lune  se  leva  der- 
rière les  monts  Maudits,  et,  rasant,  invisible  pour  nous, 
le  dôme  du  Goûté,  elle  en  éclaira  les  neiges  d'une  lueur 
phosphorescente  des  plus  étranges.  Quand  elle  se  dégagea 
de  l'aiguille  du  Goûté,  elle  était  entourée  d'une  auréole 
verdâtre  qui  se  détachait  sur  un  ciel  noir  comme  de  l'en- 
cre. Les  étoiles  scintillaient  fortement.  Le  vent  ne  s'était 


ASCENSIONS  AU  MOINT  BLA.NG.  25 

point  apaisé,  il  soufflait  par  brusques  rafales  suivies  d'un 
instant  de  calme  parfait.  Tout  nous  annonçait  du  mauvais 
temps  pour  le  lendemain,  mais  personne  ne  songeait  au 
retour  ;  nous  voulions  épuiser  notre  chance  jusqu'au  bout 
et  ne  reculer  qu'au  moment  où  il  nous  serait  impossible 
de  continuer  l'ascension. 

Le  lendemain,  pendant  que  nous  étions  occupés  à  éga- 
liser de  nouveau  les  charges  de  nos  porteurs,  qui  avaient 
échangé  leurs  fardeaux  respectifs,  j'aperçus  tout  à  coup 
un  vieillard,  à  nous  inconnu,  qui  gravissait  lentement  la 
pente  qui  conduit  au  Petit-Plateau  ;  courbé  sur  la  neige, 
s'aidant  quelquefois  des  mains  pour  se  maintenir,  il  mon- 
tait lentement,  mais  de  ce  pas  égal  et  mesuré  qui  dénote 
un  montagnard  exercé.  Ce  vieillard,  c'était  Marie  Couttet, 
âgé  de  quatre-vingts  ans,  qui,  dans  sa  jeunesse,  avait 
servi  de  guide  à  de  Saussure.  Jadis  il  était  d'une  agilité 
qui  l'avait  fait  surnommer  le  Chamois.  11  méritait  ce  so- 
briquet :  nul  n'était  plus  intrépide.  Un  jour  il  accompa- 
gnait un  voyageur  anglais  dans  une  course  difficile.  L'An- 
glais conservait  cet  air  de  flegme  et  d'indffférence  qui 
caractérise  le  véritable  gentleman.  La  vue  des  passages 
les  plus  scabreux  ne  lui  arrachait  ni  un  geste  d'étonne- 
ment,  ni  un  mot  qui  trahît  la  moindre  hésitation.  Irrité 
de  ce  sang-froid  imperturbable,  Couttet  avise  un  pin  cem- 
bro  qui  s'avançait  horizontalement  au-dessus  d'un  escar- 
pement de  500  métrés  de  hauteur;  il  marche  hardiment 
le  long  du  tronc  et,  quand  il  est  à  Pextrémilé,  il  se  cou- 
che dessus,  puis  se  suspend  par  les  pieds  au-dessus  du 
précipice.  L'Anglais  le  regarda  tranquillement,  et,  quand 
Couttet  revint  auprès  de  lui,  il  lui  donna  une  pièce  d'or  à 
la  condition  qu'il  ne  recommencerait  pas.  Tel  était,  dans 
sa  jeunesse,  l'homme  qui  nous  devançait  sur  les  pentes 
inférieures  du  Petit-Plateau.  Son  intelligence  s'était  affai- 
blie avant  son  corps;   il  croyait  avoir  trouvé  un  nouveau 
chemin  pour  parvenir  à  la  cime  du  mont  Blanc,  et  se  re- 


2t)  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

commandait  comme  guide  à  tous  les  voyageurs  qui  ten- 
taient l'ascension.  Quoique  son  offre  fût  repoussée,  il  le^ 
accompagnait  en  guise  de  volontaire  jusqu'à  une  certaine 
hauteur  pour  leur  démontrer  l'excellence  du  nouveau  che- 
min qu'il  avait  découvert.  Connaissant  la  mononianie  du 
vieillard,  nous  lui  avions  caché  soigneusement  le  jour  de 
notre  départ:  mais  ayant  su  que  nous  étions  aux  Grands- 
Mulets,  il  s'était  mis  en  marche  le  soir  même,  avait  tra- 
versé le  glacier  et  arrivait  vers  minuit  à  notre  bivouac,  où 
il  prenait  place  autour  du  feu  des  guides.  A  l'aube,  il  était 
parti  le  premier  pour  frayer  la  route. 

Le  Grand-Plateau  est  un  vaste  cirque  de  neige  et  de 
glace  dont  le  fond  est  un  plan  relevé  vers  le  sud.  Mais 
nous  entrevîmes  à  peine  la  configuration  des  lieux.  Avant 
que  nous  pussions  nous  reconnaître,  les  nuages  nous 
avaient  complètement  enveloppés,  et  la  neige  tourbillon- 
nait autour  de  nos  têtes.  11  n'y  avait  pas  à  hésiter,  il  fal- 
lait ou    redescendre    immédiatement  ou  dresser   notre 
tente.  Deux  porteurs,  Auguste  Simond  et  Jean  Cachât, 
s'offrirent  pour  rester  avec  les  trois  guides  et  nous.  Les 
autres  jetèrent  leurs  fardeaux  sur  la  neige  et  se  précipi- 
tèrent en  hâte  vers  le  Petit-Plateau  ;  ils  s'évanouissaient 
comme  des  ombres  dans  la  brume,  qui  s'épaississait  de 
plus  en  plus.  Demeurés  seuls,  nous  commençâmes  à  en- 
lever la  neige  à  la  profondeur  de  trente  centimètres,  dans 
un  espace  rectangulaire  de  quatre  mètres  de  long  sur 
deux  de  large;  puis,  guidés  par  un  rectangle  en  corde 
préparé  d'avance,  dont  chaque  nœud  correspondait  à  un 
des  piquets  de  la  tente,  nous  plantâmes  dans  la  neige  de 
longues  et  fortes  chevilles  en  bois  dont  la  tête  était  munie 
d'un  crochet.  Cela  fait,  la  tente  fut  élevée  sur  la  traverse 
et  les  deux  supports  qui  devaient  la  soutenir;  les  boucles 
des  cordes  furent  passées  autour  de  la  tête  des  chevilles. 
La  tente  dressée,  nous  nous  hâtâmes  d'y  mettre  à  l'abri 
nos  instruments  d'abord,  puis  nos  vivres.  Bien  nous  en 


ASCE>'SIONS  AU  MONT  BLANC.  27 

rit  de  nous  hâter,  car  plusieurs  bouteilles  de  vin  laissées 
|3hors  ne  purent  être  retrouvées  :  au  bout  d'une  heure  la 
Jeige  qui  tombait  et  celle  que  le  vent  apportait  les  avaient 
licouvertes.  Sous  la  tente,  nous  avions  improvisé  un  par- 
jet  avec  de  légères  planches  de  sapin  posées  sur  la  neige. 
os  guides  étaient  à  une  extrémité  et  nous  à  l'autre.  L'es- 
ice  était  étroit;  on  ne  pouvait  se  tenir  debout,  il  fallait 
lîster  assis  ou  couché.  La  cuisine  se  trouvait  au  milieu. 
iDtre  premier  soin  fut  de  faire  fondre  de  la  neige  dans 
î  vase  échauffé  par  la  flamme  d'une  lampe  à  esprit-de- 
n,  car  à  ces  hauteurs  le  charbon  brûle  fort  mal.  Bravais 
it  l'heureuse  idée  de  verser  .cette  eau  sur  les  piquets  de 

tente;  l'eau  gela,  et,  au  lieu  d'être  enfoncés  dans  une 
3ige  meuble,  ces  piquets  furent  pris  dans  des  masses  de 
ace  compacte.  En  outre,  une  corde  fixée  au  boulon  qui 
ignait  la  traverse  horizontale  de  l'un  des  supports  verti- 
lux  et  attachée,  en  guise  de  hauban,  du  côté  d'où  venait 

vent,  fut  amarrée  fortement  à  deux  bâtons  enfoncés 
uis  la  neige.  Ces  précautions  prises,  nous  n'avions  qu'à 
tendre.  Toute  observation  était  impossible,  sauf  celle 
i  baromètre  dans  la  tente  et  d'un  thermomètre  au  de- 
)rs  :  celui-ci  marquait  2^,7  au-dessous  de  zéro  à  notre 
rivée  ;  à  deux  heures,  il  était  descendu  à  — 4°,0;  à  cinq 
îures,  à  — 5", 8.  Cependant  la  nuit  était  venue,  nous 
ions  allumé  une  lanterne  qui,  suspendue  au-dessus  de 
)s  têtes,  éclairait  notre  petit  intérieur.  Les  guides,  eu- 
sses les  uns  sur  les  autres,  causaient  à  voix  basse  ou 
)rmaient  aussi  tranquillement  que  dans  leur  lit.  Le  vent 
doublait  de  violence  ;  il  soufflait  par  rafales  interrom- 
les  par  ces  moments  de  calme  profond  qui  avaient  tant 
onné  de  Saussure  lorsqu'il  se  trouvait  au  col  du  Géant, 
ns  des  circonstances  entièrement  semblables.  La  tern- 
ie tourbillonnait  dans  le  vaste  amphithéâtre  de  neige 

bord  duquel  notre  petite  tente  était  placée.  Véritable 
alanche  d'air,  le  vent  paraissait  tomber  sur  nous  du 


28  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

liant  du  mont  Blanc.  Alors  la  toile  de  la  tente  se  gonfla' 
comme  une  \oile  enflée  par  la  brise,  les  supports  fléchii 
saient  et  vibraient  comme  des  cordes  de  violons,  la  tr;i 
verse  horizontale  se  courbait.  Instinctivement  nous  soi 
tenions  la  toile  avec  le  dos  pendant  tout  le  temps  qu 
durait  la  rafale,  car  notre  salut  dépendait  de  la  solidil 
de  cet  abri  protecteur;  en  faisant  quelques  pas  au  di 
hors,  nous  pouvions  nous  former  une  idée  de  ce  que  noi 
deviendrions  s'il  nous  était  enlevé.  Jamais  auparavant , 
n'avais  compris  comment  des  voyageurs  pleins  de  vigueii 
et  de  santé  avaient  péri  à  quelques  pas  de  l'endroit  où  '.\ 
tourmente  était  venue  les  surprendre;  je  le  compris  (jj 
jour-là.  Il 

Sous  la  tente,  le  froid  était  supportable.  Le  therm( 
mètre  oscillait  entre  2°  et  o°  au-dessus  de  zéro.  Nos  vêti; 
ments  en  peau  de  chèvre  et  nos  sacs  en  peau  de  moutoi 
nous  protégeaient  suffisamment,  quoique  le  poil  de  i 
pelisse  restât  collé  par  la  glace  à  la  toile  de  la  tent* 
Pendant  la  nuit,  le  vent  diminua  de  violence  ;  malhei 
reusement  la  neige  continuait  à  tomber,  la  températui 
baissait  toujours,  et  à  cinq  heures  el  demie  du  matin 
thermomètre  marquait — 12°, 1.  La  neige  nouvelle  ava 
50  centimètres  d'épaisseur,  mais  la  toile  de  la  tente  n'^ 
était  pas  couverte,  le  vent  l'avait  balayée  à  mesure  qu'el 
tombait,  et  il  continuait  à  chasser  horizontalement  . 
grésil  et  la  neige  du  Grand-Plateau.  Le  baromètre  e 
tenait  aussi  bas  que  la  veille.  Dans  une  éclaircie,  noi 
vîmes  les  sommets  du  mont  Blanc,  des  monts  Maudits  ( 
du  Dromadaire,  tous  terminés  par  une  aigrette  blancL 
dirigée  vers  le  nord-est  ;  c'était  la  neige  que  le  vent  c 
sud-ouest  chassait  à  travers  les  airs. 

Monter  à  la  cime  eût  été  impossible  :  sur  le  Gran( 
Plateau  même,  nous  étions  condamnés  à  l'immobiliti 
Nous  prîmes  donc  notre  parti,  et  après  avoir  rangé  ne 
instruments  dans  la  tente,  nous  en  bouchâmes  l'entré 


ASCENSIONS  AU  MONT  BLAKC.  ^29 

•ce  de  la  neige  :  il  était  sept  heures  du  matin,  et  le  tlier- 
omètre  marquait  encore  ?•*  au-dessous  de  zéro.  La 
îige  récemment  tombée  ayant  caché  toutes  les  fentes  et 
utes  les  crevasses,  nous  nous  attachâmes  à  la  même 
►rde  et  redescendîmes  rapidement  aux  Grands-Mulets, 
près  quelques  instants  de  repos,  nous  traversâmes  le 
acier  des  Bossons.  L'étroit  sentier  qui  conduit  aux 
erres-Poiutues,  couvert  par  la  neige  fraîche,  était  devenu 
issant  et  difficile.  La  neige  était  tombée  plus  bas  encore, 
squ'à  l'endroit  appelé  les  Barmes-Dessous,  à  780  mètres 
îulement  au-dessus  de  Ghamounix.  Notre  retour  rassura 
•ut  le  monde  ;  le  mauvais  temps  avait  régné  dans  la  vallée 
)mme  sur  les  sommets,  et  le  bruit  s'était  répandu  que 
ous  avions  tous  péri. 

Le  25  août,  le  temps  se  mit  tout  à  fait  au  beau  ;  le  baro- 
lètre  montait  d'une  manière  continue ,    le  nord-ouest 
)ufflait  dans  les  régions  supérieures  de  l'atmosphère, 
ous  savions  que  notre  tente  était  encore  debout  sur  le 
rand-Plateau  ;  nous  l'avions  aperçue  du  haut  du  Brevent, 
lais  elle  paraissait   ensevelie  dans  la  neige  du  côté  du 
ud-ouest,  tandis  que  la  face  opposée  semblait  compléte- 
leut  dégarnie.  Certains  de  retrouver  nos  instruments  en 
on  état,  nous  partîmes  le  27  août,  à  minuit  et  demi.  La 
ane  éclairait  notre  marche;  à  trois  heures  et  demie,  nous 
tions  aux  Pierres-Pointues,  le  ciel  était  d'une    pureté 
dmirable,  quelques  brumes  isolées  reposaient  sur  le  col 
le  Balme   et  sur  les  monts  Vergy.    Une  fraîche   brise 
ilescendante  ,    la  faible  scintillation    des  étoiles ,    nous 
i.romettaient  le    beau  temps,    Gastor    et    PoUux    bril- 
laient d'une  lumière  tranquille   au-dessus  des  aiguilles 
|le  Charmoz. 

1    Arrivés  aux  derniers  escarpements,  nous  nous  suivions 

jle  très-près,  et  nous  avions  soin  que  les  angles  formés  par 

los  zigzags  eussent  une    ouverture   de   15*^   au  moins. 

^^ous  enfoncions  jusqu'à  mi-jambe  dans  la  neige,  dont  la 


ij 


30  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

température  était  toujours  de  — il«,0  à  un  décimètre  d 
profondeur.  La  raréfaction  de  l'air  et  l'épaisseur  de  L 
neige,  d'où  nous  étions  obligés  de  retirer  nos  jambes  . 
chaque  instant,   nous  forçaient   à  marcher  lentement 
tous  les  vingt  pas,  nous  nous  arrêtions  essoufflés,  et  nou 
sentions  nos  pieds  douloureusement  froids  et  près  de  s 
congeler.  Pendant  nos  courtes  haltes,  nous  les  frappiôn 
avec  un  bâton  pour  les  réchauffer.  Cette  partie  de  l'ascen 
sion  fut  très-fatigante  ;  cependant  un  beau  soleil  et  un  ai 
calme  favorisèrent  nos  efforts  ;  mais,  arrivés  à  la  pente  qu 
sépare  les  Rochers-Rouges  des  Petits-Mulets,  nous  aperçu 
mes  tout  à  coup  les  montagnes  situées  au  sud  du  mon 
Rlanc,  et  au  delà  les  plaines  de  l'Italie.  Rien  ne  nouî 
abritait  plus  :  le  vent  du  nord-ouest,  insensible  auparavant 
enleva  le  chapeau  de  Mugnier,  et  quoique  chaudemen 
vêtu,  je  me  crus  subitement  déshabillé,  tant  ce  vent  étai 
froid   et  pénétrant.  Obliquant  à  droite,  nous  arrivâme!, 
bientôt  aux  Petits-Mulets,  rochers  de  protogine  situés  i 
^50  mètres  seulement  au-dessous  du  sommet.  Nous  tou 
cliions  au  but,  mais  nous  marchions  lentement,  la  têti 
baissée,  la  poitrine  haletante,  semblables  à  un  convoi  d( 
malades.  L'influence  de  la  raréfaction  de  l'air  se  faisai 
sentir  d'une  manière  pénible  :  à  chaque  instant,  la  colonne 
s'arrêtait.  Bravais  voulut  savoir  combien  de  temps  il  pour- 
rait marcher  en  montant  le  plus  vite  possible  ;  il  s'arrête 
au  trente-deuxième  pas  sans  pouvoir  faire  un  pas  de  plus. 
Enfin,  à  une  heure  trois  quarts,  nous  atteignîmes  le  somme! 
tant  désiré  :  il  est  formé  par  une  arête  dirigée  de  l'est- 
nord-est  au  sud-sud-ouest  ;  cette  arête  n'était  pas  tran- 
chante comme  de  Saussure  l'avait  trouvée,  mais  d'une 
largeur  de  5  à  6  mètres.  Du  côté  du  nord,  elle  aboutissait 
à  une  immense  pente  de  neige  d'une  inclinaison  de  40  à 
45*^,    qui    se   termine   au   Grand-Plateau  ;    du   côté   du 
midi,   elle  se  continuait  avec  une  petite  surface  plane 
parallèle  à  l'arête,  inclinée  d'une  dizaine  de  degrés  et 


ASCENSIONS  AU  MONT  BL4NC.  31 

large  de  100  mètres  environ.  Celle  surface  se  prolongeait 
vers  le  sud  ou  se  raltachait  à  une  pente  rapide  interrom- 
pue brusquement  au  niveau  des  grands  escarpements  de 
rochers  qui  dominent  l'Allée-Blanche.  Après  avoir  repris 
haleine,  notre  premier  regard  fut  pour  l'immense  pano- 
rama qui  nous  entourait  :  je  ne  le  décrirai  pas  après  de 
Saussure. 

La  hauteur  du  mont  Blanc  ne  paraît  pas  avoir  sensible- 
ment varié  depuis  la  première   mesure  faite  en    i775 
par  Schuckburgh  jusque  dans  ces  derniers  temps.  Celle 
constance  a  lieu  d'étonner,   le  sommet  étant  formé  uni- 
quement de  neiges  et  de  glaces  dont  de  Saussure  estimait 
l'épaisseur  à  65  mètres  environ.  Il   paraît  évident  que  le 
mont  Blanc  est  une  pyramide  semblable  à  sa   voisine 
['aiguille  du  Midi.  Les  Rochers-Bouges,  les  Petits-Mulets, 
a  Tourelle,  sont  des  pointes  encore  saillantes  de  cette 
)yramide;  le  reste  est  recouvert  d'une  calotte  déneige 
|ui  ne  fond  plus  à  cause  de  l'élévation  de  la  montagne, 
m  sommet  de  laquelle  la  température  de  l'air  est  très- 
'arementà  zéro  et  presque  constamment  fort  au-dessous. 
)n  se  demande  donc  comment  il  se  fait  que  l'épaisseur  de 
;elle  calotte  de  neige  soit  invariable,  et  que  l'altitude  de 
a  montagne  ne  change  pas  suivant  les  saisons  et  même 
luivant  les  années.  En  effet,  la  quantité  de  neige  qui  y 
ombe,  les  vents  qui  la   balayent,   l'évaporation  qui  en 
liminue  l'épaisseur,  la  condensation  des  nuages  qui  l'aug- 
nente,  varient  d'une  année  à  l'autre  :  aussi  la  forme  du 
ommet  n'esl-elle  jamais  la  même.  Que  l'on  compare  les 
lescriplions  de  de  Saussure,  de  Clissold,   de  Marckham- 
>her\vill,  de  Henry  deTilly,  de  Bravais,  faites  successive- 
nenten  1787,  1822,  1827,  1834  et  1844,  et  l'on  verra 
[ue  chacun  de  ces  voyageurs  a  trouvé  une  forme  diffé- 
ente,  sauf  le  trait  fondamental,  une  crête  en  dos  d'âne 
hrigée  de  l'est  à  l'ouest.  Comment  en  serait-il  autrement? 
)es  neiges  tombent  sur  le  mont  Blanc,   amenées  par  tous 


32  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

les  vents  du  compas  :  à  peine  tombées,  elles  sont  balayées, 
déplacées,  emportées,  si  bien,  que  la  surface  de  ces  neiges 
ressemble  à  celle  d'un  champ  labouré.  Môme  par  les  plus 
beaux  temps,  lorsque  le  calme  le  plus  parfait  régne  dans 
la  plaine,  une  légère  fumée  semble  s'échapper  de  la  cime, 
entraînée  horizontalement  par  un  vent  violent  :  (fest, 
disent  les  Savoisiens,  le  mont  Blanc  qui  fume  sa  pipe; 
signe  de  beau  temps  si  la  fumée  est  entraînée  du  côté  du 
sud.  En  définitive  néanmoins,  toutes  ces  causes  variées 
d'ablation  et  d'accroissement  se  compensent,  et  la  hau- 
teur du  sommet  reste  la  même.  La  nature  ne  procède 
jamais  autrement,  rien  n'est  stable  d'une  manière  absolue  : 
tout  oscille,  la  molécule  comme  l'Océan.  Cette  oscillation 
autour  d'un  état  moyen,  c'est  la  fixité  de  la  vie;  l'immo- 
bilité, c'est  la  mort,  et  les  forces  générales  de  la  nature, 
qui  régissent  le  monde  inorganique  comme  le  monde 
organique,  ne  se  reposent  jamais. 

Les  opérations  météorologiques  et  géodésiques  étaient 
à  peine  achevées,  que  le  soleil  s'approchait  des  hgnes  du 
Jura  dans  la  direction  de  Genève;   il  était  six  heures  un 
quart,  le  thermomètre  marquait,  pour  la  température  de 
l'air  — 11°, 8,  pour  celle  de  la  neige  à  la  surface  — 17°, 6, 
et — 14°,0  à  deux  décimètres  de  profondeur.  Le  contact] 
de  cette  neige,  même  à  travers  nos  épaisses  chaussures,  I 
était  une  véritable  souffrance.  Cependant  nous  voulions 
rester  encore  pour  faire  des  signaux  de  feu  visibles  à  la  | 
fois  de  Genève,  de  Lyon  et  de  Dijon,  dont  les  astronomes 
étaient  prévenus  :  ces  signaux,  vus  simultanément  de  ces 
trois  villes,  eussent  permis  de  déterminer  rigoureusement 
leurs  différences  de  longitude  ;  mais  le  froid  était  déjà  si 
vif  que  nous  sentîmes  qu'il  eût  été  impossible  de  rester 
plus  longtemps  sans  compromettre  notre  vie  et  celle  de 
nos  guides.  Auguste  Simond  voulait  demeurer  seul  pour 
faire  les  signaux  convenus  ;  nous  refusâmes  et  nous  fîmes 
bien.  Depuis,  la  télégraphie  électrique  a  permis  d'obtenir 


AbCEKSIONS  AU  MO^T  BLANC.  33 

sans  déplacement  et  sans  peine  un  résultat  qui  eût  été 
jclietépeut-êtrepaiiavieoula  santé  d'un  père  de  famille.  Le 
lépart  fut  résolu,  et  nous  commencions  à  descendre,  lors- 
que nous  nous  arrêtâmes  tout  à  coup  devant  le  plus  éton- 
nant spectacle  qu'il  soit  donné  à  l'homme  de  contempler. 
L'ombre  du  mont  Blanc,  formant  un  cône  immense, 
s'étendait  sur  les  blanches  montagnes  du  Piémont;  elle 
s'avançait  lentement  vers  l'horizon,  et  s'éleva  dans  l'air 
au-dessus  du  Becca  di  Nonna;  mais  alors  les  ombres  des 
autres  montagnes  vinrent  successivement  se  joindre  à  elle, 
lî  mesure  que  le  soleil  se  couchait  pour  leur  cime,  et  for- 
mer un  cortège  à  l'ombre  du  dominateur  des  Alpes. 
Toutes,  par  un  effet  de  perspective,  convergeaient  vers 
lui;  ces  ombres,  d'un  bleu  verdatre  vers  leur  base, 
étaient  entourées  d'une  teinte  pourpre  très-vive  qui  se  fon- 
dait dans  le  rose  du  ciel.  C'était  un  spectacle  splendide.  Un 
poëte  eût  dit  que  des  anges  aux  ailes  enflammées  s'incli- 
naient autour  du  trône  qui  portait  un  Jéhovah  invisible. 
Les  ombres  avaient  disparu  dans  le  ciel,  et  nous  étions 
encore  cloués  à  la  même  place,  immobiles,  mais  non 
muets  d'étonnement,  car  notre  admiration  se  traduisant 
parles  exclamations  les  plus  variées.  Seules,  les  aurores 
boréales  du  nord  de  l'Europe  peuvent  donner  un  spectacle 
d'une  magnificence  comparable  à  celle  du  phénomène 
inattendu  que  personne  avant  nous  n'avait  contemplé  de 
la  cime  du  mont  Blanc. 

Le  soleil  se  couchait,  il  fallut  partir.  Nous  nous  atta- 
châmes tous  à  une  même  corde,  et  nous  nous  précipi- 
tâmes vers  le  Grand-Plateau.  En  passant  prés  des  Petiis- 
Mulets,  je  ramassai  deux  pierres  sur  la  neige.  Aux  bulles 
de  verre  qui  les  recouvraient,  je  reconnus  plus  lard  que 
c'étaient  des  fragments  de  rocher  dispersés  par  la  foudre 
(jui  tombe  si  souvent  sur  ces  sommités.  A  partir  des  Petits- 
Mulets,  nous  ne  nous  arrêtâmes  plus,  nous  descendîmes 
comme  une  avalanche,  tout  droit,  sans  choisir  noire  route; 


Ai  LES  ASCENSIOISS  CÉI.ÈBIŒS. 

chacun  était  entraîné  par  celui  qui  le  précédait,  et  Mu- 
giiier,  qui  tenait  la  tète,  s'élançait  en  sautant  sur  la  pente, 
enfonçant  à  chaque  saut  dans  la  neige,  qui  modérait  suffi- 
samment l'élan  de  ce  chapelet  mouvant.  Arrivés  au  Grand- 
Plateau  ,  il  fallut  s'arrêter  un  moment  pour  prendre 
haleine;  puis,  d'un  pas  rapide,  nous  arrivâmes  à  notre 
tente  à  sept  heures  trois  quarts.  En  cinquante-cinq  mi- 
nutes, nous  étions  descendus  du  sommet,  élevé  de  800 
mètres  au-dessus  du  Grand-Plateau.  Quand  nous  entrâmes 
dans  notre  tente,  nous  crûmes  revoir  le  foyer  domestique, 
et  nous  y  goûtâmes  un  repos  bien  mérité  Néanmoins 
les  observations  météorologiques  furent  continuées  héroï- 
quement de  deux  heures  en  deux  heures  pendant  la 
nuit. 

(Charles  Martins,  du  Spitzherg  au  Sahara^.) 

*  Nous  ne  saurions  trop  engager  à  lire  dans  ce  très-intéressant  et 
très-instructif  ouvrage  les  relations  complètes  de  M.  Charles  Martins. 


II 

GLACIER    DE   ROSENLAUI 

J.     DARGAUD    (1856). 


Description  du  glacier.  —  Torrent  de  Weissbach.  —  Grotte  de  Rosenlaui. 
Avalanche. —  Glacier  de  Griiulehvlad. 


Je  me  levai  à  la  première  aube,  et  je  rassemblai  ma 
petite  caravane.  Tandis  que  ma  femme  revêtait  son  man- 
teau, j'appelai  nos  deux  porteurs  et  notre  guide.  Je  laissai 
mon  cheval  à  Técurie.  L'ascension  ne  pouvait  être  que 
pédestre.  Les  porteurs,  avec  une  sollicitude  constante, 
s'obstinèrent  à  préserver  ma  femme  de  toute  fatigue,  en 
l'établissant  sur  leur  chaise,  afin  de  la  mener  le  plus  loin 
possible. 

Nous  avons  franchi  le  Reichenbach  par  un  pont  de  bois, 
et  ensuite  les  rampes  de  la  montagne,  dans  la  direction 
du  glacier  de  Rosenlaui.  A  mesure  que  nous  gravissions 
de  torrents  en  rochers  et  de  rochers  en  torrents,  le  gla- 
cier se  dessinait  et  brillait  de  plus  en  plus,  entre  le  Wel- 
Ihorn,  le  Wetterhorn  et  l'EngeL  Ces  monts  le  dominent, 
et,  par  leurs  neiges,  le  renouvellent  incessamment. 

Quand  nous  avions  gravi,  nous  gravissions  encore.  De 
rocs  en  rocs  nous  avions  gravi  jusqu'aux  nuées.  Dans 
l'enivrement  des  cimes  qui  m'environnaient  le  ciel  lui- 


5(3  LES  ASCENSIO^'S  CÉLÈBIltS. 

môme  ne  m'étomiait  pas.  L'air  d'en  haut,  l'air  des  astres, 
me  semblait  être  mon  air  natal.  Illusion  courte,  mais 
prophétique  de  l'homme  mobile  ,  qui ,  dans  l'auguste 
immobilité  des  Alpes,  prend,  par  anticipation,  possession 
du  monde  éternel  ! 

Les  porteurs  cependant  avaient  déposé  leur  chaise,  à 
l'injonction  réitérée  de  ma  femme.  Elle  souffrait  trop  de 
leurs  efforts.  Elle  s'est  avancée  à  mon  bras,  avec  tremble- 
ment, au  milieu  de  tant  d'horreurs  divines. 

J'étais  tout  frémissant  d'une  joie  profonde.  Je  m'imagi- 
nais que  l'invisible  Créateur  de  tant  de  miracles  allait 
m'apparaître  à  travers  les  éblouissements  de  sa  grandeur. 

Le  glacier  a  une  lieue  et  demie  de  long  et  une  demi- 
lieue  de  large.  11  resplendit  comme  une  vaste  pierre  pré- 
cieuse. Sa  forme  penchée  est  celle  d'un  talus  étincelant 
et  colossal,  son  escarpement  est  aussi  ardu  qu'un  mur. 

La  surface  du  glacier  n'était  pas  polie  comme  celle  des 
étangs  et  des  lacs  en  hiver;  elle  était  inégale,  rugueuse, 
creusée  çà  et  là  de  puits,  d'entonnoirs,  sillonnée  de  cre- 
vasses plus  ou  moins  béantes,  hérissée  de  ligures  bizarres 
en  aiguilles  nées  de  la  congélation  des  filets  d'eaux. 

Tout  cela  était  charmant,  d'autant  plus  que  les  morai- 
nes, sortes  d'éboulements  qui  couvrent  tantôt  le  milieu, 
tantôt  lesbords,tantôt  l'extrémité  des  glaciers,  ne  gâtaient  i 
pas  le  Rosenlaui.  Je  n'en  aperçus  pas  de  trace. 

Le  Rosenlaui  est  bien  plus  qu'un  fleuve,  c'est  un  lac 
dont  le  sein  a  été  saisi  par  le  froid  et  glacé  pour  toujours 
avec  son  ondoiement.  11  a  conservé  la  couleur  bleue  et  il 
étincelle  comme  le  lapis.  Cette  couleur  est  multiple  dans 
ce  lac  solide,  comme  dans  les  lacs  liquides.  De  loin,  elle 
estélain,  argent,  azur;  de  prés,  elle  est  azur  et  turquoise; 
de  telle  sorte,  que  le  glacier  n'est  pas  fait,  comme  je  l'ai 
dit,  d'une  seule  pierre  précieuse,  mais  de  plusieurs  blocs 
de  pierreries. 

Toute  mon  âme  était  dans  mes  yeux  sur  celte  mosaïque 


GLACIER  DE  ROSEMAUI.  57 

de  plus  d'une  lieue,  qui  est  quelquefois  le  champ  de  bataille 
des  éléments  en  fureur.  Le  plus  souvent,  elle  est  une  glace 
souverainement  taillée  et  ciselée,  que  colore  le  soleil  et 
où  se  mirent  les  étoiles.  Le  chamois,  ce  daim  des  Alpes, 
rébrèche  de  sa  corne.  J'y  errais  avec  mon  guide  et  sans 
lui.  Je  mesurais  le  contraste  de  l'homme  et  de  la  nature. 
Mon  cœur  battait  violemment.  Ma  vie  passagère  s'exaltait 
avec  impétuosité,  et  j'aurais  souhaité  de  retrouver  dans 
l'intense  rapidité  de  ses  explosions  l'équivalent  de  la 
durée  qui  lui  manquait,  tandis  que  les  monts  sereins  repo- 
saient dans  une  majestueuse  permanence  et  dans  une  tran- 
quille conscience  de  leur  éternité.  Je  m'abîmais  de  res- 
pect devant  ces  monts  que  couronne  la  lueur  immense 
des  neiges,  et  que  berce,  sans  les  troubler  jamais,  le  bruit 
des  torrents  et  des  avalanches. 

J'avançai  jusqu'à  la  gueule  écumante  qui  vomit  le  tor- 
rent de  Weissbach.  LeWeissbach  s'échappe  en  bouillon- 
nant de  la  poitrine  du  glacier.  Il  se  précipite  comme  une 
décharge  d'artillerie  prodigieuse  dans  ces  abîmes  de 
l'Erébe,  sombres  caveaux  que  le  soleil  rend  d'azur,  en  les 
transperçant  de  ses  rayons  plus  brillants  que  des  lampes. 
Le  torrent  sort  en  un  formidable  jaillissement,  rugit  du 
fond  de  sa  cataracte,  s'enroule,  se  déroule  dans  des  ger- 
bes bondissantes  et  se  creuse  un  lit  sonore  jusqu'à  des 
gouffres  incommensurables  où  des  quartiers  de  roches  ne 
se  brisent  qu'après  des  chutes  d'une  minute.  C'est  ce  tor- 
rent du  glacier  de  Rosenlaui,  le  AYeissbach,  qui  se  jette 
dans  le  Reichenbach,  aux  chalets  de  Breitennatt.  Sur  les 
bords  du  Weissbach  et  surtout  près  de  son  embouchure, 
courent  de  grands  lierres  en  festons,  grimpent  des  lianes 
alpestres  et  bourdonnent  des  mouches  étincelantes  comme 
des  pétillements  d'éclairs. 

La  grotte  de  Uosenlaui,  dont  le  torrent  n'est  qu'un  épi- 
sode, renferme  tout  un  monde  de  scintillements  et  de 
rêves.  Des  stalactites  multicolores  pendent  en  girandoles 


38  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

de  dais  de  turquoise.  Des  splendeurs  d'écume  se  jouent  à 
travers  des  lueurs  de  cristaux.  Des  marguerites  d'émeraude 
fleurissent  sous  des  serres  de  lazulite.  Les  fortes  rafales 
des  Alpes  embaument  de  leurs  odeurs  ces  cavernes  dont 
les  plafonds  distillent  des  millions  de  perles. 

Un  séjour  sous  ces  plafonds  n'est  pas  exempt  de  dan- 
gers. Le  génie  du  glacier  est  distrait.  11  travaille  à  sa 
mine  comme  un  minem"  habile,  et  chacun  de  ses  son- 
ges est  un  iris  dans  lequel  dansent  les  fées  et  les  farfadets 
du  souterrain.  Aussi,  de  son  sépulcre,  plus  riant  qu'un 
palais,  il  ne  veille  pas  toujours  sur  les  voyageurs.  Durant 
une  demi-heure  à  peu  près  que  j'ai  été  sous  la  voûte  du 
glacier  de  Rosenlaui,  les  gouttes  suintaient,  de  petits  frag- 
ments de  mica,  de  la  grosseur  d'une  noix,  se  détachaient. 
Un  bloc  de  glace  tomba  même  à  quelques  pas  de  moi. 
Mais  que  ne  braverait-on  pas  pour  de  telles  magnificences? 

Le  lendemain  nous  nous  sommes  enfoncés,  à  dix  heu- 
res, en  longeant  le  torrent  du  Schwarzbach,  dans  la  forêt 
Noire  de  la  grande  Scheideck.  Le  Wetterhorn  la  surplombe 
de  ses  sommets.  Us  ressemblent,  au  travers  des  sapins,  à 
des  dômes  de  la  Cité  de  Dieu.  J'ai  passé  cette  journée  dans 
l'intimité  des  plus  hauts  monts.  J'ai  marché  sur  leurs 
glaces  et  sous  leurs  glaces.  J'étais  pénétré  de  la  toute- 
puissance  de  Celui  qui  s'est  joué  en  tels  jeux.  Je  me  con- 
fiais à  lui,  au  milieu  de  ces  beautés  et  de  ces  horreurs.  Je 
lui  ai  nommé  un  à  un  les  noms  de  tous  ceux  que  j'aime 
sur  la  terre  et  dans  le  ciel.  Je  les  lui  ai  recommandés 
ardemment,  et  tout  en  m'accablant  de  sa  grandeur,  c'est 
avec  sa  bonté  qu'il  me  répondait. 

Nous  étions  à  une  clairière  de  la  forêt  Noire,  à  une 
clairière  semée  de  blocs  de  rochers,  presque  à  la  crête  de 
la  grande  Scheideck,  sur  la  frontière  qui  sépare  les  sapins 
des  rhododendrons.  Tout  à  coup  un  bruit  épouvantable  a 
retenti,  un  bruit  plus  terrible  que  le  tonnerre.  Notre 
guide  s'est  écrié  :  «  Une  avalanche  !  »  Tout  s'ébranlait 


Le  ^Yellerho^n. 


GLACIER  DE  ROSENLAUI  41 

devant  rénorme  masse  qui  se  détachait  des  flancs  du 
Welterhoni.  Mon  cheval,  dont  je  remis  la  bride  h  l'un  des 
porteurs,  après  m'être  dégagé  de  l'étrier,  entra  dans  une 
sorte  de  convulsion  qui  dura  autant  que  le  phénomène.  11 
ruisselait  et  il  tremblait  de  tout  son  corps.  Cependant 
l'avalanche  gronda  et  accéléra  son  éboulement.  Elle  rico- 
(;ha  de  croupe  en  croupe  avec  un  fracas  de  foudre  qui  se 
répercutait  et  se  multipliait  dans  des  échos  innombrables. 
Son  cours  impétueux  était  comme  celui  d'un  fleuve  dont 
le  lit  serait  perpendiculaire.  Elle  forma  ainsi,  ô  spectacle 
sublime  !  une  cascade  d'argent  mat,  un  Reichenbach  cin- 
quante fois  redoublé  de  volume  et  de  vitesse,  un  Reichen- 
bach formidable  qui  s'écroula  en  flots  et  en  poussière, 
non  plus  d'eau,  mais  de  neige.  Il  rejaillissait  à  vingt  pas 
de  nous.  Rien  n'était  plus  magnifique.  Seulement  ce  Rei- 
chenbach merveilleux  s'évanouit  en  trois  minutes,  trois 
minutes  que  je  n'oublierai  jamais. 

La  chaleur  redevint  extrême.  Nous  continuâmes  notre 
ascension  avec  des  haltes  d'étonnement  et  de  plaisir. 
Bientôt  de  l'arête  de  la  grande  Scheideck,  nous  découvrî- 
mes la  vallée  de  Grindehvald,  le  Mettenberg,  l'Eiger,  le 
Mœnch,  le  Breithorn,  le  Blùmlisalp  et  une  chaîne  immense 
de  pâturages.  Nous  côtoyâmes  tous  ces  grands  monts  de 
si  près,  que  nous  les  touchions. 

Je  me  suis  détourné  vers  le  glacier  supérieur  de  Grin- 
dehvald. Il  brille  entre  le  Schreckhorn,le  Wetterhorn  et  le 
Mettenberg;  il  s'avance  jusque  dans  les  prairies.  La  Luts- 
chine  noire  en  sort.  J'ai  pénétré,  par  les  étroites  saillies 
des  moraines,  dans  la  belle  grotte  du  glacier.  Celte  grotte 
est  une  chapelle  de  cristal.  L'architecte  divin  n'a  omis 
ni  piliers,  ni  colonnes,  ni  autel.  Au  fond  du  chœur,  il  a 
découpé  dans  la  glace  une  ogive  par  laquelle  on  aperçoit 
tout  un  pan  du  ciel.  La  couleur  de  la  nef,  sous  le  soleil, 
est  d'une  transparence  inexprimable. 

Le  glacier  inférieur  descend  des  cimes  du  Schreckhorn, 


42  I^ES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

du  Finsteraaiiiorn,  du  Vischerliorn,  entre  le  Meltenberg 
et  l'Eiger.  Il  lance  par  une  fente,  semblable  à  la  bouche 
d'un  monstre  marin,  une  aulre  source  de  la  Lutschine 
noire,  l'une  des  rivières  les  plus  féroces  qui  se  puisse 
rencontrer,  lorsque,  gonflée  et  démuselée  par  Torage,  elle 
déchire  ses  rives  et  mord  les  roches  de  granit. 

Le  glacier  inférieur  du  Grindelwald  est  moins  pur  que 
le  glacier  supérieur,  lequel  est  moins  pur,  à  son  tour,  que 
le  glacier  de  Rosenlaui.  Rosenlaui  efface  tout.  Il  est  fait 
de  la  candeur  des  anges  et  de  la  chasteté  des  vierges.  Il 
est  accompli  dans  la  grâce  et  la  beauté. 

(J.-M.  Dargaud,  Voyage  aux  Alpes.) 


m 

ASCENSION  AU  Fi  N  ST  E  R  A  A  R  H  OR  N 

J.  TYNDALL  (1858). 


e  guide  Bennen.  —  Beauté  du  soir.  —  L'aurore.  —  Danger  du  sommeil  sur 
les  cimes.  —  Magnifique  panorama.  —  Fissures  des  glaciers. 


Ayant  manifesté  à  mon  arrivée  à  l'hôtel  derEggiscbhorn 
non  intention  de  faire  l'ascension  du  Finsteraarhorn,  on 
n'annonça  le  2  août  que  le  temps  était  favorable.  Le  guide 
knnen,  attaché  à  l'hôtel,  était  un  homme  de  bonne  mine, 
îgé  de  50  à  40  ans,  de  taille  moyenne  et  doué  d'une  forte 
îonstilution.  11  me  parut  d'un  caractère  ferme  et  décidé, 
ît  je  voyais  briller  dans  ses  yeux  le  reflet  d'une  bonne 
nature.  Le  propriétaire  de  l'hôtel,  qui  m'avait  parlé  depuis 
longtemps  de  sa  force  et  de  son  courage,  achevait  son 
éloge  en  assurant  que  si  j'étais  tué  en  compagnie  de  Ben- 
nen. il  y  aurait  la  perte  de  deux  vies,  car  ce  guide  se 
sacrifierait  certainement  pour  sauver  son  Herr. 

Je  le  fis  appeler  et  lui  demandai  s'il  voulait  m'accompa- 
gner  seul  au  sommet  du  Finsteraarhorn.  Pensant  que  j'au- 
rais grand  besoin  de  secours  dans  cette  ascension,  il  hésita 
d'abord,  mais  il  consentit  quand  je  m'engageai  à  le  suivre 
partout  où  il  me  guiderait  sans  qu'il  eût  besoin  de  m'ai- 
der.  Toutefois  il  stipula  qu'il  n'aurait  pas   une  grande 


44  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

charge  à  porter  à  la  grotte  du  Faulberg,  où  nous  devions 
passer  la  nuit.  J'y  acquiesçai  volontiers  et  deux  porteursl 
furent  envoyés  avec  des  couvertures,  des  provisions,  du 
bois  et  du  foin. 

Mon  but  scientifique  était  de  faire  une  série  d'observa-' 
tions  au  sonmiet  de  la  montagne  pendant  que  le  professeur 
Ramsay  en  exécuterait  de  semblables  dans  la  vallée  du 
Rhône  près  de  Yiesch.  Durant  la  matinée  du  2,  je  m'occu- 
pai de  mes  instruments  et  de  mes  arrangements  avec  Ram- 
say. Partis  à  trois  heures  de  l'après-midi,  nous  mar- 
châmes sans  nous  presser  avec  nos  deux  porteurs  sur  la 
pente  de  FEggischborn.  Pendant  quelque  temps  nous 
eûmes  la  vue  du  sommet  le  plus  élevé  de  Finsteraarhorn; 
le  Rotlihonr  était  à  ses  côtés,  et  tout  près  aussi  POberaar- 
horn  dont  descendait  le  glacier  de  Yiesch.  Par-dessus  le 
contre-fort  de  la  montagne  sur  laquelle  nous  nous  trou- 
vions apparaissait  le  sommet  neigeux  du  Weisshorn,  ayant 
à  sa  gauche  le  terrible  et  solitaire  Wetterhorn,  ainsi  que 
le  puisant  Mischabel,  couronné  de  ses  nombreux  pics  de 
neige  qui  jetaient  une  ombre  allongée.  Après  avoirtraversé 
le  torrent  qui  sort  du  Mœrjelen,  nous  longeâmes  les  bords 
de  ce  lac.  Une  grande  masse  de  glace,  récemment  tombée 
des  hauteurs  voisines,  y  flottait  comme  un  iceberg  des 
mers  polaires.  A  la  limite  des  eaux  et  de  la  glace,  je  dis 
adieu  à  Ramsay. 

Au  commencement  de  notre  marche  sur  la  glace  je 
remarquais  que  toutes  les  fois  que  nous  traversions  une 
crevasse,  Bennen  me  surveillait  attentivement  ;  sa  vigilance 
cependant  diminua  bientôt,  d'oià  je  conclus  qu'il  avait  fini 
par  me  juger  capable  d'avoir  soin  de  moi-même.  De  lourds 
nuages  planaient  dans  l'atmosphère  pendant  notre  ascen- 
sion et  voilaient  le  soleil  couchant;  mais,  à  quelque  dis-j 
tance  de  cette  sombre  masse  de  vapeur,  une  explosion  de 
lumière  revêtait  des  couleurs  aussi  riches  et  aussi  variées 
que  celles  du  spectre.   Je  pris  cette  splendide  apparition 


ASCENSION  AU  FINSTERAARIIORN.  45 

comme  un  signe  d'espérance  qui  écartait  les  craintes  pro- 
voquées par  l'épaisse  nuée. 

En  deux  heures  nous  atteignîmes  notre  lieu  de  halte  : 
les  porteurs  étaient  déjà  arrivés  et  avaient  allumé,  dans 
une  grotte  formée  par  les  fentes  de  la  montagne,  un  ma- 
gnifique feu  de  bois  de  pin  qui  jetait  sa  lueur  rouge  sur 
les  objets  environnants,  mais  ne  dissipait  qu'à  demi 
l'obscurité  de  la  partie  la  plus  reculée  de  l'excavation.  Je 
grimpai  sur  le  rocher  qui  la  dominait  pour  regarder  le 
ciel.  Le  soleil,  qui  avaitdéjà  quitté  notre  horizon,  continuait 
à  jeter  des  reflets  de  pourpresur  les  nuages,  et  on  voyait  en- 
core un  pic  de  neige  brillant  comme  la  flamme.  Pendant 
notre  ascension,  la  Jungfrau  n'avait  pas  laissé  voir  sa  cime. 
Maintenant  elle  ne  la  découvrait  qu'en  partie,  tandis  que 
les  autres  pics,  entièrement  dégagés,  découpaient  leurs 
belles  lignes  sur  le  ciel.  Le  calme  était  parfait;  aucun  cri, 
aucun  souffle,  aucun  murmure,  aucun  bruit  ne  troublait 
le  profond  et  solennel  silence.  Si  la  beauté  mérite  un 
culte,  ces  glorieuses  montagnes,  couvertes  de  neige  et 
couronnées  d'étoiles,  étaient  bien  faites  pour  exciter  des 
sentiments  d'adoration. 

Après  nous  être  levés  à  trois  heures  du  matin,  nous 
[lescendîmes  par  une  pente  escarpée  sur  le  glacier.  Nous 
abrégeâmes  beaucoup  la  route  en  franchissant  un  contre- 
fort du  Faulberget  nous  nous  trouvâmes  bientôt  sur  le  gla- 
cier tributaire  de  Grùnhorn  qui  joint  le  tronc  principal  à 
angle  droit.  La  lune  brillait  dans  un  ciel  sans  nuages  et  la 
Jungfrau  était  devant  nous  si  pure  et  si  belle,  que  la  pen- 
sée d'aller  visiter  «  la  Vierge  »  se  présenta  tout  à  coup  à 
aïoi.  ((  Essayons-nous,  dis-je  à  Bennen,  de  gravir  la  Jung- 
frau? »  J'imagine  que  l'idée  lui  plut;  cependant  il  eut  la 
précaution  de  sauvegarder  sa  responsabilité.  «  Je  suis 
prêt,  monsieur,  si  vous  le  désirez,  o  Nous  nous  dirigeâmes 
vi-rs  la  montagne,  mais  différents  motifs  me  firent  bientôt 
abandonner  cette  fantaisie   :  nous  ne   connaissions  pas 


4G  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

exactement  l'état  des  neiges  et  nous   n'avions   pas  les, 
échelles   reconnues  indispensables  dans  les   ascensions 
antérieures;  enfin,  le  Finsteraarliorn,  plus  élevé  que  la 
Jungfrau,   convenait  mieux  pour  les  expériences  proje- 
tées. 

Le  jour  naissait.  L'orient  s'illuminait  et  de  grandes 
flammes  rouges  couronnaient  les  montagnes  que  nous 
avions  devant  nous.  Du  côté  du  glacier  principal,  notre 
route  suivait  une  vallée  terminée  par  le  col  de  Lotsch. 
Les  plus  hautes  montagnes  de  l'Oberland  en  forment  les 
côtés  ;  pourtant,  l'impression  produite  était  plutôt  celle 
d'une  grâce  indescriptible,  que  celle  de  la  grandeur  et  de 
la  sublimité.  Le  soleil  n'avait  pas  encore  embrasé  les 
neiges  de  ces  montagnes,  mais,  au  fond  de  la  vallée,  le 
ciel  était  revêtu  des  plus  riches  couleurs.  Par  des  teintes 
ciraduées  l'orange  foncé,  le  jaune  d'ambre,  le  vert  pâle, 
passaient  au  bleu  éthéré  du  firmament.  Directement  au- 
dessus  de  la  courbe  neigeuse  planaient  des  nuages  de 
pourpre  qui  donnaient  plus  de  profondeur  aux  espaces 
intermédiaires.  11  y  avait  quelque  chose  de  sacré  dans 
cette  scène  ravissante. 

Arrivé  à  la  crête,  je  jetai  un  dernier  regard  vers  l'im- 
mense vallée  et  vers  les  merveilleuses  diaprures  du  ciel. 
Le  soleil  éclairait  déjà  les  neiges  de  l'Aletschorn.  Le 
rayonnement  semblait  faire  pénétrer  un  principe  de  vie  et 
d'activité  dans  les  montagnes  et  les  glaciers;  la  belle 
lumière  augmentait  toujours  d'éclat  et  les  nuages  immo- 
biles, flottant  autour  des  cimes,  portaient  ma  pensée  vers 
ces  religions  de  l'Orient  qui  arrêtent  toute  action  pour  y 
substituer  un  calme  immortel. 

Le  Finsteraarhorn  était  maintenant  devant  nous,  mais 
les  nuages  entouraient  la  tête  du  géant  et  la  cachaient  à 
nos  regards.  Le  vent,  en  se  fixant  au  nord,  nous  fit  espé- 
rer qu'ils  se  dissiperaient  dans  le  courant  de  la  journée. 
J'ai  rarement  vu  un  aussi  beau  champ  de  neige  que  celui 


asge:^sion  au  finsteraarhorn.  49 

que  nous  dûmes  traverser  pour  atteindre  la  base  de  la 
montagne,  où  nous  arrivâmes  à  six  heures.  Nous  y  fîmes 
une  halte  pour  déposer  les  objets  dont  nous  étions  chargés 
et  prendre  un  peu  de  repos. 

Le  vent  avait  fraîchi  ;  nous  nous  trouvions  à  l'ombre  et 
le  froid  se  faisait  vivement  sentir.  Plaçant  une  bouteille 
de  thé  et  quelques  provisions  dans  le  havre-sac,  des  figues 
et  des  prunes  sèches  dans  nos  poches,  nous  commen- 
çâmes l'ascension. 

Du  Finsteraarhorn  descendent  plusieurs  contre-forts 
très-inclinés,  séparés  les  uns  des  autres  par  de  vastes 
couloirs  remplis  de  glace  et  de  neige.  Sur  celui  que  nous 
avions  attaqué,  il  fallut  avancer  avec  précaution  au  milieu 
de  roches  aiguës.  Nous  marchâmes  ensuite  le  long  de  la 
neige,  et,  quittant  la  pierre,  nous  dûmes  nous  fier  aux 
masses  de  névé  très-abruptes  du  couloir.  Sur  un  petit 
rebord  je  trouvai  un  appui  suffisant  pour  pouvoir  mesurer 
l'inclinaison.  La  pente  formait  un  angle  de  45*^  avec 
l'horizon.  En  travers,  à  une  faible  distance  au-dessous  de 
moi,  s'ouvrait  une  profonde  fissure. 

Le  soleil  éclairait  maintenant  les  sommets  qui  Tavaient 
d'abord  caché.  11  dardait  ses  rayons  avec  une  si  grande 
force,  que  nous  fûmes  obligés  de  recourir  à  nos  voiles  et 
à  nos  lunettes  de  couleur.  Deux  ans  aupaiavant,  Bennen 
était  devenu  presque  aveugle  à  la  suite  d'une  inflammation 
causée  par  la  réverbération  de  la  neige,  et  il  prenait 
depuis  cette  époque  extrêmement  soin  de  ses  yeux.  Les 
rochers  paraissant  plus  praticables,  nous  y  retournâmes  ; 
mais  au  bout  de  quelque  temps,  un  nuir  vertical  réelle- 
ment inattaquable  nous  arrêta.  Bennen  examina  soigneu- 
sement l'obstacle  et  finit  par  descendre  vers  la  neige 
Irès-inolinée  de  sa  base.  Le  chemin  me  parut  peu  sûr, 
mais  je  marcbai  sans  hésitation,  en  suivant  la  trace  des 
pas  de  mon  guide. 

Après  être  de  nouveau  remonté  sur  les  rochers,  nous 


50  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES 

entrâmes  dans  le  couloir  de  gauche  où  le  talus  de  neige 
se  trouva  très-disloqué  à  ea  partie  inférieure,  de  sorte  que 
nous  fûmes  obligés  de  passer  au-dessus  de  ses  crevasses 
et  de  ses  précipices.  La  neige  était  unie  et  assez  ferme 
pour  rendre  nécessaire  la  taille  des  escaliers.  Bennen  prit 
les  devants  :  pour  creuser  chaque  degré,  il  donnait  un 
coup  de  pioche,  levant  le  pied  qui  était  en  arrière  exacte- 
ment au  moment  où  l'instrument  descendait,  ce  qui  con- 
stituait une  sorte  de  mouvement  rhythmé.  Nous  avançâmes 
de  cette  manière  jusqu'à  la  base  de  la  grande  pyramide 
par  laquelle  se  termine  la  montagne. 

Un  des  côtés  de  cette  pyramide  s'étant  écroulé,  une  mu- 
raille à  pic  de  quelques  milliers  de  pieds  descendait  jus- 
qu'au glacier  du  Finsteraarhorn.  Un  rempart  de  rochers 
courait  le  long  de  la  montagne  et  nous  abritait  du  vent  du 
nord,  qui  frappait  en  dehors  l'effrayante  barrière  avec  le 
bruit  des  vagues  de  la  mer.  «  Maintenant,  dit  mon  guide, 
nous  avons  à  faire  notre  plus  rude  tâche.  »  11  fallut  avan- 
cer à  travers  des  roches  abruptes  et  hachées,  parmi 
lesquelles  nous  choisissions  les  aspérités  qui  parais- 
saient assez  solides  pour  supporter  le  poids  de  nos  corps. 
Chacun  avait  à  songer  à  soi-même  et  je  remplis  à  la 
lettre  l'engagement  pris  avec  Bennen  de  ne  lui  demander 
aucun  secours.  Mon  appareil  destiné  à  l'ébullition  de  l'eau, 
pendu  sur  mon  dos  avec  ma  longue-vue,  me  causait  beau- 
coup d'ennui  ;  il  était  lourd  et  ballottait  d'une  manière 
très-embarrassante  pendant  que  je  me  glissais  de  roche 
en  roche.  Bennen  m'offrit  bien  de  le  prendre,  mais  il  avait 
déjàune  grosse  charge  et  j'étais  résolu  à  porter  la  mienne. 
Les  roches  alternaient  assez  souvent  avec  des  pentes  de 
glace  et  de  neige  que  nous  pûmes  traverser  en  quelques 
endroits;  mais,  lorsque  ces  pentes  devenaient  trop  roides, 
nous  n'avions  que  la  ressource  de  nous  retirer  sur  les 
pointes  de  roc  les  plus  élevées.  Le  rempart  dont  j'ai  parlé 
était  interrompu  en  différents  endroits  par  des  brèches,  à 


ASCENSION  AU  FINSTERAARIIORN.  51 

travers  lesquelles  le  vent  pénétrait  avec  un  bruit  ressem- 
blant à  des  gémissements.  Ces  espaces  vides  me  laissaient 
apercevoir  le  vaste  théâtre  des  observations  d'Agassiz,  la 
jonction  des  glaciers  de  Lauteraar  et  de  Finsteraar  à 
l'Abschwung,  ainsi  que  la  moraine  médiane  sur  laquelle 
se  trouve  l'hôtel  des  Neufchâtelois  elle  pavillon  élevé  par 
M.  DoUfus-Ausset,  dans  lequel  Huxley  et  moi  avions  trouvé 
abri  deux  ans  auparavant.  Bennen,  impatient  d'alteindrele 
sommet,  reconmiandait  de  remettre  les  observations  au 
momentoù  le  succès  serait  assuré.  J'y  consentis  volontiers 
et  ne  tins  désormais  sur  ses  talons.  Quoique  Irés-fort,  il 
s'arrêtait  de  temps  en  temps,  appuyait  la  tête  sur  sa  pioche, 
et  haletait  comme  un  daim  poursuivi  par  le  chasseur.  Il  se 
plaignait  d'une  soif  ardente  et,  pour  l'apaiser,  nous  n'avions 
que  ma  houleille  de  thé;  nous  la  partageâmes  loyalement, 
mon  guide  en  faisant  l'éloge  autant  qu'il  le  pouvait. 

Le  sommet  apparaissait  toujours  au-dessus  de  nous.  Le 
vent  du  nord,  de  plus  en  plus  fort,  fouettait  avec  violence 
contre  les  créneaux.  Nous  redoublions  d'efforts  pour  mon- 
ter; enfin,  gagnant  l'extrémité  d'un  rocher,  Bennen  s'é- 
cria d'une  voix  de  triomphe  :  a  Le  plus  haut  sommet  !  )>  Un 
instant  après,  nous  y  arrivions  ensemble,  ayant  le  dôme 
bleu  du  ciel  au-dessus  de  nous  et  un  monde  de  monta- 
gnes, de  nuages  et  de  glaciers  à  nos  pieds. 

Il  y  a  parmi  les  guides  une  opinion  très-répandue,  d'a- 
près laquelle  si  vous  vous  endormez  sur  les  hautes  mon- 
tagnes «  vous  dormez  le  sommeil  qui  n'a  pas  de  réveil.  » 
Bennen  ne  paraissait  pas  partager  cette  superstition  et, 
avant  de  nous  lever  le  matin,  j'avais  stipulé  que  je  pren- 
drais quelques  minutes  de  sommeil  en  arrivant  à  la  cime, 
comme  une  compensation  à  la  perte  du  reste  de  la  nuit. 
Mon  premier  acte,  après  avoir  jeté  un  regard  sur  le  ma- 
gnifique panorama,  fut  donc  de  me  prévaloir  de  cet  ac- 
cord. Après  un  court  repos,  je  me  relevai  rafraîchi  et 
parfaitement  alerte.  Le  soleil  dardait  avec  force  et  j'ex- 


52  LES  ASCENSIOISS  CÉLÈBRES. 

posai  mes  tliermomètres  à  ses  rayons  ;  mais  déjà  de  lé- 
gers voiles  de  vapeurs  s'étaient  placés  devant  l'astre,  et 
des  brouillards  plus  denses  s'étendaient  au-dessus  de  la 
vallée  du  Rhône.  Toute  possibilité  d'observation  simulta- 
née entre  Ramsay  et  moi  étant  ainsi  détruite,  je  me  con- 
tentai de  mettre  en  train  mon  appareil  d'ébullition,  qui 
me  donna  86^,1.  Dans  un  endroit  abrité,  je  plaçai  un 
thermomètre  à  rainima,  dans  l'espoir  qu'il  pourrait  indi- 
quer, pendant  les  années  futures,  la  plus  basse  tempéra- 
ture atteinte  en  hiver  sur  ce  sommets 

Il  est  difdcile  de  décrire  la  vue  dont  on  jouit  sur  le 
Finsteraarhorn.  On  peut,  il  est  vrai,  ranger  sur  une  liste 
les  montagnes  visibles,  en  indiquant  leur  hauteur  et  leurs 
distances  et  en  laissant  à  l'imagination  le  soin  de  les 
hérisser  de  pics,  de  creuser  une  suite  de  précipices  à  côté 
des  neiges  unies  ou  des  glaciers  déchirés  et  d'envelopper 
de  nuages  les  plus  hauts  sommets  ;  mais,  l'imagination, 
en  faisant  de  son  mieux,  atteindra  difficilement  la  réalité 
et  omettra  mille  détails  qui  contribuent  à  la  grandeur  de 
la  scène. 

Qu'on  se  représente  les  formes  variées  des  montagnes, 
grandioses  ou  gracieuses,  baignées  dans  la  lumière  dorée 
ou  couvertes  de  l'ombre  des  nuages  ;  les  pics  d'un  blanc 
pur,  les  corniches,  les  dômes  et  les  amphithéâtres;  les 
fentes  bleues  de  la  glace,  les  neiges  stratifiées  ;  les  gla- 
ciers descendant  des  neiges  éternelles  et  serpentant  à 
travers  les  vallées  ;  la  surface  ondulée  et  brillante  des 
nuages  inférieurs,  à  travers  lesquels  percent  çà  et  là  des 
collines  sombres  comme  des  iles  volcaniques  au-dessus 
de  la  mer.  Qu'on  ajoute  aux  impressions  produites  par 
ce  tableau  la  conscience  d'une  position  périlleuse  à  une 
hauteur  de  14,000  pieds  au-dessus  de  la  mer,  dont  le 
bruit  du  vent  rappelait  la  voix  lointaine,  on  comprendra 

'  Ce  tliermomèlrc  fut  retrouvé  en  1859;  l'index  marquait  32°. 


ASCENSION  AU  FINSTERAARIIORN.  53 

que  tout  conlribuait  à  rendre  la  scène  digne  du  Finster- 
aarliorn,  du  monarque  des  Alpes  bernoises. 

Mon  guide  dut  m'averlir  plusieurs  fois  de  la  nécessité 
de  nous  remettre  en  route.  Nous  fîmes  nos  paquets  et, 
quand  nous  nous  Irouvâmes  prêts  à  partir,  il  me  demanda 
si  nous  ne  nous  lierions  pas  ensemble,  ajoutant  qu'il  ne 
le  croyait  pas  nécessaire.  En  montant,  nous  avions  été 
séparés  et  l'idée  de  nous  attacher  ne  s'était  pas  présentée 
à  mon  esprit.  Je  crus  cependant  prudent  d'accepter  cette 
proposition  et  nous  unîmes  nos  destinées  par  une  forte 
corde.  «  Maintenant,  dit.Bennen,  n'ayez  aucune  crainte; 
de  quelque  manière  que  vous  vous  précipitiez,  je  vous 
retiendrai.  »  Plus  tard,  sur  un  autre  sommet  des  Alpes, 
je  répétais  ce  dire  à  un  guide  très-vigoureux,  qui  me  fit 
observer  que  Bennen  s'était  trop  avancé  et  que,  dans  les 
passages  les  plus  difficiles,  il  n'eût  guère  pu  me  retenir. 
Néanmoins,  une  vaillante  parole  fortifie  le  cœur,  et,  quoi- 
qu'il n'y  eût  en  moi  aucune  trace  du  sentiment  que  Ben- 
nen  m'exhortait  à  bannir  et  que  je  fusse  déterminé  à  ne 
lui  donner,  autant  que  possible,  aucune  occasion  d'es- 
sayer ses  forces,  j'aimai  son  hardi  langage  et  je  le  suivis 
gaiement.  Notre  descente  fut  rapide  et  insouciante  en  ap- 
parence, parmi  des  pointes  isolées,  des  blocs  épars  et  des 
prismes  verticaux  de  roches,  où  lé  moindre  faux  pas  au- 
rait certainement  été  la  cause  d'un  grave  accident. 

Quittant  enfin  la  crête  des  rochers,  nous  marchâmes  de 
nouveau  sur  la  neige.  Le  soleil  avait  fondu  la  croûte  gla- 
cée que  nous  avions  été  obligés  d'entailler  le  matin  et,  à 
chaque  pas,  nos  pieds  s'enfonçaient  profondément  ;  mais 
ces  chutes,  dirigées  suivant  la  pente  de  la  montagne, 
nous  faisaient  faire  de  rapides  progrès.  La  croûte  était 
même  quelquefois  assez  dure  pour  nous  permettre  de 
glisser  en  restant  droits.  Dans  une  de  ces  glissades,  Ben- 
neu  lâcha  pied  et  tomba  en  m'entrainant;  je  fis  volte-face 
et,  enfonçant  la  pointe  de  ma  hachette  dans  la  glace,  je 


54  LES  ASCE^SIO^S  CÉLÈBIIES. 

parvins  à  nous  maintenir.  Ce  succès  m'assura  que  je  m'é- 
tais perfectionné  comme  montagnard  depuis  mon  ascen- 
sion au  mont  Blanc.  Xous  descendîmes  même  un  long 
espace  en  nous  laissant  glisser  sur  le  dos.  Parvenus  rapi- 
dement, mais  avec  précaution,  dans  la  région  des  cre- 
vasses, nous  nous  arrêtâmes  à  l'endroit  où  nous  avions 
déposé  notre  vin  et,  après  avoir  secoué  nos  habits  cou- 
verts de  neige,  nous  les  fîmes  sécher  au  soleil. 

Quelques  objets  avaient  è(è  laissés  à  la  grotte  du  Faul- 
berg  et  la  première  intention  de  Bcnnen  était  d'y  passer 
pour  les  prendre.  Mais  je  préférai  retourner  jusqu'à  l'Eg- 
gishorn,  en  traversant  la  glacier  de  Viesch.  Bien  que  ce 
glacier  présentât  beaucoup  de  fissures  couvertes  de  neige 
pour  la  plupart,  nous  détachâmes  la  corde  et  Bennen  se 
contenta  de  me  recommander  de  bien  suivre  ses  pas. 
Trois  à  quatre  fois  il  disparut  à  moitié,  mais  pour  se  re- 
tirer assez  promptement.  J'enfonçai  aussi  une  fois,  et  le 
bruit  que  firent  des  fragments  de  glace  tombant  à  une 
quinzaine  de  pieds  au-desso^us,  m'apprit  que  je  me  trou- 
vais à  l'ouverture  d'une  crevasse.  Mon  scinde  se  retourna 
rapidement  pendant  que  je  me  dégageais;  c'est  le  seul 
moment  où  je  vis  de  l'anxiété  dans  sa  contenance  :  «  Cer- 
tainement vous  n'avez  pas  suivi  mes  pas,»  dit-il. 

Bennen  essayait  à  peine  la  glace  sur  laquelle  nous  pas- 
sions ;  dans  la  plupart  des  cas,  on  pouvait  juger  de  sa 
force  par  la  forme  et  la  couleur.  Pendant  longtemps  nous 
prîmes  à  droite  du  glacier,  en  évitant  les  fissures  con- 
stamment découvertes  dans  cette  région,  ^'ous  suivîmes 
les  traces  d'un  troupeau  de  chamois  qui,  d'après  mon 
guide,  avait  grimpé  du  glacier  sur  le  versant  de  l'Ober- 
aarhorn  et  traversé  ensuite  le  glacier  de  droite. 

Nous  rencontrions  sur  notre  route  de  profondes  cre- 
vasses et  bien  des  fois  je  pus  encore  admirer  l'habileté  de 
Bennen.  Tant(3t  il  me  conduisait  au  milieu  du  glacier,  et 
tantôt  sur  la  moraine  ou  le  long  des  flancs  de  la  monta- 


ASCE>'S10N  AU  FI>STERAARHORN.  55 

^ne.  Vers  la  fin  du  jour,  nous  eûmes  à  traverser  les  dé- 
bris d'une  grande  avalanche.  Après  avoir  quitté  la  glace, 
une  heure  de  bonne  marche  nous  conduisit  à  notre  hôtel, 
où  je  fus  cordialement  accueilli  par  I^anisay.  Je  pris  un 
bain  chaud,  je  dînai,  et  un  sommeil  de  huit  heures  me 
permit  de  me  lever  le  lendemain  malin  frais  et  vigoureux 
comme  si  je  n'avais  jamais  escaladé  le  Finsteraarhorn. 

(J.  Tyndall,  les  Glaciers  des  Alpes.) 


lY 

L'AVALANCHE    DU    PIC   DE   M  ORT  E  R  ATSCH 

LE    MÊME    (1864). 


Descente  sur   les    glaces.  —    L'avalanche.  —  Dévouement  du  guide. 
Recherche  d'une  montre. 


Vers  la  fin  de  juillet  1864,  me  trouvant  à  Pontresina, 
dans  la  haute  Engadine,  je  fus  invité  par  deux  amis  à  faire 
l'ascension  du  pic  de  Morteratsch.  J'acceptai  volontiers, 
car  je  désirais  observer  la  configuration  générale  des  Alpes, 
du  haut  de  quelque  point  culminant  du  massif  bernois  ; 
je  voulais  aussi  m'éclairer  sur  le  mérite  des  guides  de 
Pontresina.  Nous  prîmes  deux  de  ces  conducteurs  avec 
nous  :  Jeiiny,  le  plus  réputé  de  tous,  et  Walter,  le  chef  du 
bureau  des  guides. 

Notre  plan  était  d'opérer  l'ascension  par  le  Rosegg  et 
de  retourner  par  le  glacier  de  Morteratsch  :  nous  faisions 
ainsi  un  circuit  au  lieu  de  revenir  sur  nos  pas.  Il  nous 
fallut  huit  heures  environ  d'une  marche  agréable  et  ré- 
confortante pour  atteindre  le  sommet  du  pic. 

Nous  y  demeurâmes  une  heure,  et  là,  je  sentis  s'enra- 
ciner en  moi  une  conviction  déjà  ancienne,  rapportée  de 
mes  voyages  sur  d'autres  sommets  des  Alpes,  à  savoir  : 
que  ces  pics  et  ces  vallées  ne  sont  pas,  comme  le  pense 


L'AVAIA^'CIIE  DU  TIC  DE  MORTliRATSCII.  57 

l'illustre  président  de  la  Société  géographique,  le  résultat 
de  l'action  des  feux  intérieurs  du  globe,  mais  que  l'eau  et 
la  glace,  par  leur  action  lente  et  prolongée,  ont  été  les 
vrais  sculpteurs  des  Alpes. 

Jenny  est  un  homme  massif  et  lourd,  qui  monte  avec 
quelque  lenteur  les  pentes  roides  ;  mais  il  est  incompa- 
rable par  sa  compétence  dans  les  choses  de  montagnes. 
Nous  fûmes  particulièrement  émerveillés  de  la  manière 
dont  il  exécula  la  descente,  déblayant  la  route,  avec  adresse 
et  courage,  des  obstacles  que  l'on  rencontre  dans  la  région 
supérieure  des  neiges. 

Nous  atteignîmes  ainsi  l'.endroit  où  nous  devions  aban- 
donner la  route  suivie  le  matin,  et  aussitôt  nous  nous 
trouvâmes  sur  des  rocs  escarpés  et  glissants.  A  notre 
droite,  un  large  couloir,  qui  avait  été  jadis  rempli  de  neige, 
formait  un  mur  de  glace  incliné  en  talus. 

Nous  étions  tous  liés  ensemble  dans  l'ordre  suivant  : 
Jenny  en  tête;  je  venais  ensuite;  puis  mon  ami  H..., 
intrépide  montagnard  ;  derrière  lui  son  ami  L...,  et  enfin 
le  guide  \Yalter.  L...  avait  peu  d'expérience  :  nous  Tavions 
placé  devant  Walter,  afin  que  le  moindre  faux  pas  fut 
immédiatement  arrêté.  Après  un  instant  de  marche  sur 
les  rocs,  Jenny  se  détourna  et  me  demanda  si  je  pensais 
qu'il  valût  mieux  continuer  ou  tenter  le  passage  par  le 
talus  de  glace  à  notre  droite. 

Je  fus  d'avis  de  continuer,  mais,  le  guide  me  comprit 
mal  et  tourna  vers  le  couloir.  Je  l'arrêtai  avant  qu'il 
l'eût  atteint  :  «  Jenny,  lui  dis-je,  savez-vous  où  vous  al- 
lez? le  talus  est  entièrement  de  glace.  »  Il  répondit  :  «  Je 
le  sais,  mais  la  glace  n'est  à  découvert  que  pendant  quel- 
ques mètres.  Je  taillerai  des  marches  dans  cette  partie 
dangereuse,  et  au  delà  nous  aurons  un  bon  appui  sur  la 
neige.  » 

11  tailla  les  marches,  atteignit  la  neige,  et  se  mit  à 
descendre  avec  beaucoup  de  précautions.  Nous  le  suivions 


58  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

tous  en  bon  ordre.  Peu  après  il  s'arrêta,  et,  regardant  les 
trois  derniers  d'entre  nous,  leur  recommanda  d'emboîter 
soigneusement  les  empreintes;  il  ajouta  qu'un  faux  pas 
pourrait  détacher  une  avalanche.  Ce  mot  venait  à  peine 
d'être  prononcé,  que  j'entendis  le  bruit  d'une  chute  der- 
rière moi,  puis  un  choc,  et  en  un  clin  d'œil  je  vis  tourbil- 
lonner mes  deux  amis  et  leur  guide. 

Je  me  plantai  aussitôt  avec  force  pour  résister  à  cet  as- 
saut, mais,  en  un  instant,  je  fus  entraîné  par  l'irrésistible 
impulsion  qui  emporta  Jenny  lui-même,  et  tous  les  cinq  : 
nous  nous  trouvâmes  roulés  avec  une  vitesse  effrayante 
sur  le  dos  d'une  avalanche  causée  par  une  seule  glissade. 

Au  moment  où  je  fus  précipité,  j'inclinai  la  tête  et  en- 
fonçai mon  bâton  dans  la  neige  mouvante,  cherchant  à 
l'ancrer  dans  la  glace  solide.  Je  pus  ainsi  tenir  ferme 
pendant  quelques  secondes;  mais,  ayant  rencontré  un 
obstacle,  je  fus  rudement  lancé  en  l'air,  tandis  que  Jenny 
était  précipité  sur  moi.  Tous  les  deux  nous  perdîmes  nos 
bâtons.  Grâce  à  notre  vitesse,  nous  avions  franchi  une 
large  crevasse. 

Un  instant  je  fus  tout  à  fait  étourdi,  mais  je  me  relevai 
aussitôt  et  pus  voir  devant  moi  mes  compagnons  à  demi 
enterrés  dans  la  neige,  cahotés  d'un  bord  à  l'autre  par  les 
ornières  au  milieu  desquels  ils  passaient.  Soudain  je  me 
trouvai  avec  eux,  littéralement  roulé  par  un  bond  de  l'ava- 
lanche au-dessus  d'une  seconde  crevasse.  Jenny  connais- 
sait l'existence  de  cette  cavité  et  y  plongea  tout  droit.  Cet  ? 
acte  de  bravoure  devait  être  infructueux.  I.e  guide  avait 
pensé,  à  cause  du  poids  assez  respectable  de  son  corps, 
qu'en  sautant  dans  la  brèche,  il  exercerait  sur  la  corde 
une  tension  suffisante  pour  nous  arrêter  tous;  mais  il  fui 
lancé  avec  force  hors  de  la  fissure,  tandis  que  la  corde  , 
l'avait  serré  à  l'étouffer.  | 

Au-dessous  de  nous,  maintenant,  se  trouvait  un  long 
talus  conduisant  à  une  éminence,  d'où  le  glacier  descen- 


Avalanche  du  pic  de  Morleratsch. 


L'AVALANCHE  DU  PIC  DE  MORTERATSCH.  61 

lait  par  une  pente  roide,  coupée  de  brèches  profondes, 
■ers  lesquelles  nous  étions  rapidement  entraînés. 

Sur  le  front  de  l'avalanche,  roulaient  mes  deux  amis  et 
eur  guide,  presque  enfouis  par  intervalles  dans  la  neige. 
•^n  arrière,  la  couche  mouvante  était  moins  épaisse,  et 
enny,  se  redressant  à  chaque  instant,  essayait,  avec  une 
îuergie  désespérée,  d'enfoncer  ses  pieds  dans  la  glace. 

Durant  cette  chute,  je  n'entendis  que  sa  voix  criant  : 
(  Halte!  Seigneur  Jésus!  halte!  »  Cette  sorte  de  mémoire 
condensée,  que  décrivent  les  gens  qui  ont  failli  se  noyer 
me  fois,  je  l'éprouvai  alors.  Notre  effort  avait  été  trop 
;oudain  et  l'excitation  trop  intense  pour  laisser  place  à  la 
erreur.  Gomme  l'escarpement  devenait  moins  roide,  la 
/ilesse  était  sensiblement  ralentie,  et  nous  crûmes  que 
îous  allions  nous  arrêter.  Mais  l'avalanche  traversa  l'émi- 
lence  dont  j'ai  parlé  et  reprit  sa  première  vitesse.  Alors 
1...  passa  son  bras  autour  de  son  ami,  comme  si  tout 
îspoir  était  perdu.  Pour  moi,  j'étreignis  ma  ceinture  et 
uttaiun  instant  pour  me  détacher.  Ne  pouvant  y  parvenir, 
18  concentrai  toutes  mes  forces  sur  la  corde,  pour  aider  à 
ralentir  le  mouvement.  Ma  participation  dans  le  succès 
fut,  je  le  crains  bien,  infinitésimale.  Mais  le  puissant 
tîffort  de  traction  développé  par  Jenny  se  fit  sentir.  Servi 
par  un  léger  changement  d'inclinaison,  il  réussit  à  nous 
arrêter  tous  à  peu  de  distance  des  crevasses.  Quelques 
secondes  de  plus,  et  nous  ne  pouvions  manquer  d'y  être 
précipités. 

Aucun  de  nous  ne  fut  blessé  gravement.  II...  sortit  de 
la  neige  le  front  ensanglanté,  mais  la  lésion  était  superfi- 
cielle. Jenny  avait  eu  la  main  déchirée  contre  une  pierre. 
La  pression  de  la  corde  laissait  des  bandes  noires  sur  mes 
bras,  et  tous  nous  éprouvions  une  titillation  aux  mains 
qui  persista  pendant  plusieurs  jours.  Je  trouvai  un  bout 
de  ma  chaîne  de  montre  pendu  à  mon  cou,  et  l'autre  bout 
dans  ma  poche;  quant  à  la  montre,  elle  avait  disparu. 


62  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

Cela  se  passait  le  50  juillet.  Deux  jours  plus  lard,  j( 
descendais  en  Italie,  où  je  restai  dix  ou  douze  jours.  L( 
16  août,  j'étais  de  retour  à  Pontresina  et  tentais  une  ex] 
pédilion  à  la  recherche  de  l'ohjet  perdu.  Comme  moi, 
mes  deux  guides  pensaient  que  la  neige  devait  être  fon- 
due maintenant  au-dessus  de  la  montre.  A  cause  du  faible 
pouvoir  absorbant  de  l'or  pour  les  rayons  solaires,  je  pré- 
sumais que  si,  après  la  chute,  la  cuvette  s'était  trouvée 
en  l'air,  la  montre  avait  dû  rester  à  la  surface,  au  lieu  de 
couler  à  fond,  comme  il  arrive  à  une  pierre  en  pareille 
circonstance.  De  la  sorte,  il  eût  été  possible,  malgré  ses 
faibles  dimensions,  de  l'apercevoir  de  loin. 

Je  fus  accompagné  au  haut  du  glacier  de  Morterasch 
par  cinq  amis  dont  je  ne  puis  assez  louer  la  contenance. 
L'un  d'eux,  entre  autres,  membre  du  parlement,  montra, 
malgré  ses  soixante-quatre  ans,  un  courage  et  un  calme 
admirables  au  milieu  de  passages  très-difficiles. 

Deux  de  mes  compagnons  seulement  vinrent  avec  moi 
sur  le  lieu  de  l'accident,  mais  aucun  de  nous  ne  s'aven- 
tura sur  la  portion  de  glace  où  l'avalanche  avait  pris  nais- 
sance. Comme  nous  posions  le  pied  sur  les  débris  de  cette 
même  avalanche,  un  roc  du  poids  de  plusieurs  tonnes  se 
détacha,  sous  l'action  du  soleil,  d'un  talus  de  neige  situé 
au-dessus  de  nous,  et  fut  précipité  le  long  de  la  route  que 
nous  avions  suivie  en  glissant. 

L'énorme  pierre  tomba,  de  ricochets  en  ricochets,  sur 
le  renflement  auprès  duquel  nous  avions  réussi  à  amortir 
notre  chute;  mais  elle  bondit  en  l'air,  et,  d'un  seul  jet, 
atteignit  le  glacier  inférieur,  soulevant  autour  d'elle  un 
nuage  de  poussière  de  neige.  Quelques  fragments  de 
corde  retrouvés  nous  confirmèrent  que  nous  étions  vrai- 
ment dans  le  sillon  de  l'avalanche,  et  l'investigation  com- 
mença. 

Elle  n'avait  pas  duré  vingt  minutes,  lorsqu'un  hurrah 
de  l'un  des  guides,  —  Christian-Michel,  de  Grindelvvald, 


L'AVALANCHE  DU  TIC  DE  MOPTERATSCH.  65 

—  nous  signala  que  la  montre  venait  d'être  découverte. 
Vous  la  trouvâmes  sèche,  et  parfaitement  en  état;  elle 
l'était  maintenue  à  découvert,  ainsi  que  nous  l'avions 
;onjecturé. 

Comme  je  l'agit.iis  à  mon  oreille,  espérant  à  peine  l'en- 
endreme  répondre,  la  petite  créature  donna  à  l'instant 
igné  de  vie.  Elle  avait  séjourné  dix-huit  jours  au  milieu 
le  la  neige.  Un  tour  de  clef  suffit  à  lui  rendre  aussitôt  le 
louvement.  Depuis  lors,  elle  a  marché  avec  une  régula- 
ité  invariable. 

J.  Tyindall. 


ASCENSION   A    LA    JUNGFRAU 

L.     AGASSIZ,    E.    DESOR,    FORBES,    HEAT,     DU    CIIATELLIEK 
ET    DE    PURY     (l84l). 


Hans  Wahren. —  Glacier  de  l'Oberaar.  —  Intérieur  d'un  précipice.—  Neije 
rouge.  —  Glaciers  de  Viesch  et  d'Aletsch.  —  Les  esprits  du  Roththal.  — 
Le  vertige.  —  Passage  périlleux.  —  Sommet  de  la  Jungfrau.  — Cortège 
des  grands  pics.  —  Brouillard  d'or.  —  Descente  au  clair  de  lune.  —  Lac 
de  Moerjelen. 


Un  sentier  qui  donne  le  vertige  suit  le  bord  du  précipice  ;  on  y  marche 
entre  la  vie  et  la  mort.  Deux  pics  menaçants  ferment  la  roule  solitaire. 
Parcours  sans  bruit  ce  lieu  de  terreur;  crains  d'éveiller  l'avalanche  endor- 
mie. 

Le  pont  qui  franchit  l'effrayant  abîme,  nul  d'entre  les  hommes  n'eilt  osé 
le  bâtir.  Au  dessous,  sans  pouvoir  l'ébranler,  le  torrent  écume  et  gronde. 

Une  voûte  sombre  semble  conduire  vers  l'empire  des  morts.  Mais  au- 
delà  apparaît  la  riante  contrée  où  le  printemps  se  marie  à  l'automne.  Ah! 
que  ne  puis-je  échapper  aux  peines  et  aux  tourments  de  la  vie  en  me  ré- 
fugiant dans  cette  heureuse  vallée! 

Quatre  fleuves,  dont  la  source  est  à  jamais  cachée,  se  précipitent  dans 
la  plaine.  Ils  coulent  vers  les  quatre  régions  du  monde,  le  couchant  et  le 
nord,  le  rnidi  et  le  levant.  A  peine  ces  eaux  bruyantes  sont-elles  sorties  des 
lianes  de  leurs  mères,  qu'elles  s'enfuient  au  loin  et  disparaissent  dans  le 
vaste  Océan. 

Au-dessus  des  multitudes  humaines,  les  hautes  cimes  se  dressent  dans 
l'azur.  Là  flottent  les  nuées  filles  du  ciel,  entourées  d'une  auréole.  Nul  té- 
moin leriestre  n'assiste  à  leurs  rondes  solitaires. 

Sur  un  trône  éclatant,  impérissable,  est  assise  la  Reine  des  montagnes, 
le  front  ceint  de  diamants,  froide  couronne  qui  étincelle  sous  les  brillants 
rayons  du  soleil.  Schiller. 


ASCENSION  A  LA  JUNGFRAU.  65 

Avant  de  nous  mettre  en  route,  je  crois  devoir  signaler 
un  trait  de  l'un  de  nos  guides,  qui  servira  à  faire  con- 
naître le  caractère  de  ces  montagnards  et  expliquera  en 
même  temps  la  confiance  illimitée  que  nous  avions  en  eux. 
Hans  Wahren,  l'ami  de  Jacob  Leulhold,  et  l'un  des  plus 
intelligents  entre  tous  les  guides  de  l'hospice  duGrimsel, 
était  à  notre  service  depuis  plus  d'un  mois,  il  était,  en 
quelque  sorte,  le  lieutenant  de  Jacob  et  se  faisait  depuis 
longtemps  une  fête  de  nous  conduire  à  la  Jungfrau,  car 
lui  et  Jacob  étaient  les  seuls  qui  fussent  dans  le  secrel  de 
cette  expédition.  Mais  il  arriva  que,  la  veille  du  départ,  en 
descendant  avec  nous  à  l'hospice,  il  fut  pris  d'une  vio- 
lente inflammation  au  genou,  que  le  médecin  jugea  grave. 
Malgré  les  douleurs  qu'il  ressentait,  le  pauvre  homme 
ne  pouvait  se  résoudre  à  nous  laisser  partir  seuls.  Pen- 
dant les  deux  jours   de  retard  qui  survinrent,  son  ge- 
nou s'était  sensiblement  amélioré,  à  tel  point  que  la  veille 
du  départ,  il  vint  en  boitant  nous  assurer  qu'il  pourrait 
nous  accompagner,  ne  doutant  nullement  d'être  guéri  le 
lendemain.  M.  Agassiz,  comme  on  le  pense  bien,  lui  re- 
fusa son  consentement,  en  lui  dépeignant  tous  les  dangers 
auxquels  il  s'exposait.   Le  malheureux  Wahren  n'avait 
rien  à  objecter  à  ces  raisons;  mais  le  chagrin  le  plus 
amer  était  peint  sur  sa  figure,  et,  voyant  qu'il  ne  pouvait 
rien  obtenir,  il  se  retira  dans  un  coin  de  l'appartement, 
où  il  pleurait,  pendant  que  ses  camai'ades  faisaient  les 
préparatifs  du  départ.  Le  lendemain,  en  entrant  dans  la 
chambre  des  domestiques,  je  fus  très-étonné  d'y  rencon- 
trer noire  homme,   déjeunant  avec   les   autres   guides. 
Comme  je  lui  en  exprimais  ma  surprise,  il  me  demanda  si 
donc  il  ne  lui  était  pas  permis  de  nous  dire  adieu.  Je  le 
remerciai  de  son  attention,  lui  recommandant  encore  de 
bien  soigner  son  genou;  Agassiz  en  fit  autant,  et  nous 
nous  mîmes  en  route.  Nous  avions  à  peine  fait  un  quart 
de  lieue,  lorsque  nous  le  vîmes  tout  à  coup,  au  contour 


66  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

d'un  rocher,  se  mêler  aux  autres  guides.  Aussitôt  tout 
le  monde  de  se  récrier,  en  lui  demandant  s'il  avait  réel- 
lement perdu  la  tête.  Nous  essayâmes  encore  de  le  dé- 
tourner d'un  projet  que  nous  jugions  funeste;  mais, 
pour  toute  réponse,  il  nous  déclara  qu'il  avait  réfléchi  aux 
dangers  qu'il  courait,  et  qu'il  aimait  mieux  mourir  que 
ne  pas  être  de  la  partie.  Loin  d'insister,  nous  nous  bor- 
nâmes maintenant  à  lui  recommander  la  prudence,  en 
faisant  par  devers  nous  quelques  réflexions  sérieuses  sur 
ce  qui  avait  dû  se  passer  dans  le  cœur  de  cet  homme, 
d'ordinaire  si  calme  et  si  soumis,  avant  qu'il  prît  une 
pareille  résolution. 

Le  27  août  1841,  à  quatre  heures  du  matin,  nous  par- 
tîmes du  Grimsel  (1,881  métrés),  nous  dirigeant  vers  le 
glacier  supérieur  de  l'Aar,  qui  est  séparé  du  glacier  infé- 
rieur par  le  massif  du  Zinkenstock.  Nous  étions  au  som- 
met du  monticule  qui  s'élève  sur  le  bord  de  la  rivière, 
lorsque  les  premiers  rayons  du  soleil  vinrent  frapper  la 
cime  des  hautes  montagnes,  tandis  que  leur  base  était  en- 
core ensevelie  dans  celte  blancheur  crépusculaire  qui  suit 
le  coucher  et  précède  le  lever  du  soleil.  Entre  toutes  ces 
cimes  il  y  en  avait  une,  au  fond  de  l'horizon,  qui  brillait 
d'un  éclat  tout  particulier;  elle  paraissait  toute  en  feu. 
«  Quelle  est  cette  cime?  »  demandai-jeaux  guides.  Ceux-ci, 
soit  qu'ils  l'eussent  réellement  cru,  soient  qu'ils  eussent 
voulu  employer  ce  stratagème  pour  exalter  notre  ardeur,, 
nous  répondirent  :  «  C'est  la  Jungfrau!  »  La  société  entière 
en  fut  comme  électrisée.  Nous  sentîmes  tous  notre  cou- 
rage grandir,  et  de  ce  moment  je  ne  doutai  plus  de  la 
réussite. 

En  deux  heures  nous  atteignîmes  l'extrémité  du  glacier, 
de  rOberaar  ;  nous  fûmes  étonnés  de  voir  que  ce  glacier 
qui,  l'année  précédente,  était  resté  stationnaire,  partici- 
pait cette  année  au  mouvement  progressif  propre  à  tous 
les  glaciers  de  l'Oberland  bernois.  Il  avait  considérable- 


ASCENSIO^^  A  LV  JUNGFRAU.  67 

ment  poussé  ses  moraines  en  avant,  notamment  sa  mo- 
raine terminale  et  sa  moraine  latérale  gauche;  celle-ci, 
en  empiétant  sur  le  flanc  de  la  vallée,  en  avait  complète- 
ment enlevé  le  gazon,  qui  était  labouré  et  retourné  comme 
s'il  avait  été  sillonné  par  le  soc  d'une  charrue. 

La  montée  nous  fournit  l'occasion  de  faire  quelques  ob- 
servations intéressantes  sur  le  rapport  des  roches  polies 
et  moutonnées  avec  la  surface  du  glacier.  —  Du  col,  nous 
descendimes  sur  le  plateau  de  neige  qui  alimente  le  gla- 
cier de  Viesch.  C'est  un  vaste  cirque  de  plus  d'une  demi- 
lieue  de  diamètre,  limité  au  nord  par  l'immense  massif 
du  Finsteraarhorn,  et  cerné  par  dix  grands  pics,  qui  tous 
portent,  chez  les  Valaisans,  le  nom  de  Yiescherhorner,  et 
dont  les  moins  élevés  ont  plus  de  3,000  mètres  d'altitude. 
Ce  fut  au  milieu  de  ce  beau  cirque  que  nous  nous  éta- 
blîmes pour  prendre  notre  dîner,  dîner  fiugal  s'il  en  fut 
jamais,  mais  que  nous  trouvâmes  cependant  délicieux, 
grâce  à  l'appétit  que  nous  y  apportions. 

Nous  descendimes  ensuite  les  champs  de  glace  qui  s'é- 
tendent au  sud,  vers  le  Valais.  La  neige  était  parfaitement 
homogène,  sans  aucune  trace  de  roches  éboulées,  ni  de 
corps  étrangers  à  sa  surface.  Les  crevasses  avaient  à  peu 
près  entièrement  disparu,  ou,  si  l'on  en  apercevait  encore 
quelques-unes,  c'était  sur  les  flancs  de  la  vallée.  Aussi 
marchions-nous  avec  une  entière  sécurité,  lorsque  nous 
remarquâmes,  à  quelque  distance  de  nous,  plusieurs  pe- 
tites ouvertures.  Curieux  d'en  connaître  la  cause,  nous 
nous  dirigeâmes  de  ce  côté.  Quel  ne  fut  pas  notre  étonne- 
ment,  lorsqu'en  regardant  dans  l'une  de  ces  lucarnes, 
qui  n'avait  pas  plus  de  0'",8  de  large  sur  0'",52  de  long, 
nous  vîmes  qu'elle  cachait  un  immense  précipice  !  Et  dans 
ce  précipice  régnait  une  lumière  azurée  qui  surpassait, 
en  beauté,  en  transparence  et  en  douceur,  tout  ce  que 
nous  avions  vu  jusqu'alors  dans  les  glaciers.  Que  n'ai-je 
reçu  le  talent  de  reproduire,  dans  un  langage  digne  delà 


68  ASCENSIONS  CELEBRES. 

nature,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  poésie  dans  cette  simple 
combinaison  de  la  neige  et  de  la  lumière  !  Jamais  je  n'a- 
vais vu  de  spectacle  plus  attrayant;  nos  yeux  en  furent 
tellement  fascinés  que  nous  ne  nous  aperçûmes  pas  d'a- 
bord que  la  croûte  de  neige  qui  recouvrait  ce  caveau  en- 
chanteur n'avait,  en  cet  endroit,  que  quelques  centimè- 
tres d'épaisseur  ;  cependant,  je  n'estime  pas  que  nous 
y  ayons  couru  de  bien  grands  dangers,  car  la  neige  était 
fortement  tassée,  et  le  soleil  ne  l'avait  pas  encore  ramol- 
lie. Après  avoir  contemplé  l'effet  entraînant  de  ce  phéno- 
mène unique,  nous  voulûmes  aussi  en  connaître  la  nature 
et  la  cause.  C'était  une  immense  crevasse  de  plus  de  50 
mètres  de  large  et  d'une  profondeur  que  nous  évaluâmes 
à  100  mètres  au  moins.  A  l'endroit  où  nous  l'examinions, 
elle  n'avait  d'autre  ouverture  que  la  petite  lucarne  dont  je 
viens  de  parler;  mais,  plus  loin,  elle  correspondait  aune 
large  crevasse  ouverte  du  côté  de  la  rive  droite,  par  la- 
quelle entrait  la  lumière,  et  le  toit  intermédiaire,  en  tem- 
pérant le  reflet  des  parois  de  neige,  leur  donnait  une  dou- 
ceur et  un  charme  indicibles.  Les  parois  de  ces  caveaux, 
semblables  à  d'immenses  murs  de  cristal,  étaient  compo- 
sées de  couches  horizontales  et  parallèles,  de  0"",^  et 
1  mètre  d'épaisseur,  d'une  neige  fortement  durcie  par  le 
tassement,  mais  cependant  cristalline  ;  car  elle  n'avait 
point  encore  affecté  la  forme  grenue  du  névé  qu'on  ren- 
contre plus  bas.  Entre  ces  couches  de  neige  il  y  avait  or- 
dinairement une  petite  bande  de  glace,  mais  d'une  glace 
bulbeuse  et  peu  compacte,  quoique  d'une  teinte  plus  fon- 
cée que  le  reste  des  parois.  Nos  ,<<uides  étaient  tous  d'ac- 
cord pour  affirmer  que  chacune  de  ces  couches  représente 
la  neige  tombée  dans  une  année,  et  cette  explication  nous 
parut  en  effet  la  plus  naturelle.  Quant  aux  minces  bandes 
de  glace  qui  séparent  les  couches  da-neige,  elles  sont  sans 
doute  dues  à  l'action  du  soleil  qu/a  agi  successivement 
pendant  un  été  à  la  surface  de  toutes  les  couches  annuelles. 


ASCENSION  A  LA  JUNGFRAU.  09 

En  poursuivant  noire  route  nous  rencontrâmes  encore 
une  quantité  de  crevasses  semblables  à  celle  que  je  viens 
de  décrire,  et  nous  acquîmes  bientôt  la  certitude  que  le  sol 
sur  lequel  nous  cheminions  était  entièrement  miné,  car, 
en  regardant  dans  une  crevasse  ouverte,  nous  la  voyons 
ordinairement  se  prolonger  dans  l'intérieur  de  la  masse, 
bien  au  delà  de  sf  s  limites  superficielles  ;  d'autres  étaient 
ouvertes  à  la  surface  dans  toute  leur  longueur. 

Après  avoir  cheminé  à  peu  prés  une  heure  sur  les 
champs  de  neige,  nous  passâmes  sur  le  névé,  où  nous 
rencontrâmes  une  quantité  progidieuse  de  neige  rouge. 
Comme  les  petits  organismes  qui  composent  la  neige 
rouge  sont  ordinairement  accumulés  en  plus  grand  nom- 
bre à  quelques  millimétrés  au-dessous  de  la  surface,  il 
arrivait  qu'en  les  foulant  aux  pieds,  nous  les  rendions 
d'autant  plus  apparents,  et  chaque  pas  que  nous  faisions 
laissait  comme  une  trace  sanglante  qu'on  suivait  des  yeux 
à  une  grande  distance. 

C'est  sur  la  rive  droite  du  glacier,  à  environ  trois  heu- 
res du  village  de  Viesch,  que  nous  attendait  le  passage  le 
plus  difficile.  Il  s'agissait  de  descendre  une  paroi  de  ro- 
cher à  peu  prés  verticale  et  trés-élevée,  au  pied  de  la- 
quelle tombait  une  belle  cascade.  Le  chemin  était  une 
espèce  de  couloir  qui  présentait,  çà  et  là,  quelques  légères 
saillies  sur  lesquelles  on  appuyait  le  pied.  Quand  ces 
points  d'appui  étaient  insuffisants,  on  cherchait  à  s'ac- 
coler de  son  mieux  contre  les  parois  du  couloir,  en  s'ai- 
dant  du  bâton,  ou  bien  on  réclamait  l'assistance  de  l'un 
des  guides;  mais  c'était  un  moyen  auquel  l'amour-propre 
se  résignait  difficilement.  Quand  nous  fûmes  de  nouveau 
sur  le  glacier  et  que  nous  regardâmes  la  descente  que 
nous  venions  de  faire,  il  nous  sembla  impossible  que  ce 
fût  là  le  chemin  que  prennent  ordinairement  les  pâtres. 
Mais  Jacob  nous  assura  qu'il  n'en  existait  pas  d'autre. 
Nous  comprenions  encore  moins  comment  ils  y  transpor- 


70  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

tent  leurs  moutons  ;  Jacob  n'en  savait  rien  lui-même, 
mais  il  prétendait  que  c'est  par  là  qu'on  les  monte.  Nous 
en  étant  plus  tard  informés  à  Viescli,  on  nous  apprit  que 
c'est  réellement  le  seul  chemin  des  pâturages  supéiieurs, 
que  Von  hisse  les  moutons  au  moyen  de  cordes  qu'on  leur 
attache  aux  cornes,  et,  à  défaut  de  cornes,  au  cou.  Au 
reste,  les  pâtres  eux-mêmes  ne  font  pas  souvent  ce  chemin. 
Lorsqu'une  fois  les  moutons  y  sont,  on  les  abandonne  à 
eux-mêmes  jusqu'en  automne,  et  ce  n'est  que  de  temps 
en  temps  qu'un  berger  s'y  rend  pour  leur  porter  le  sel 
dont  ils  ont  besoin. 

Nous  eûmes  encore  plusieurs  fois  l'occasion  de  consta- 
ter, le  lon<i  du  glacier  de  Yiesch,  la  manière  dont  le  gla- 
cier use  et  façonne  ses  rives.  La  roche  prédominante  est 
encore  ici  le  granit,  tantôt  à  grains  fins,  tantôt  à  gros  cris- 
taux, ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être,  sur  une  foule  de 
points,  aussi  uni  que  du  marbre  poli.  On  y  remarque 
aussi,  d'une  manière  très-distincle,  les  stries  parallèles 
qui  constituent  l'un  des  caractères  distinctifs  des  polis 
opérés  par  les  glaciers. 

Il  était  quatre  heures  du  soir  lorsque  nous  fîmes  la 
dernière  halte  ;  c'était  encore  sur  la  rive  droite  du  glacier 
de  Yiesch,  en  un  endroit  d'où  l'on  découvre,  pour  la  pre- 
mière fois,  le  fond  du  Valais.  Nous  observâmes  d'ici  plu- 
sieurs anciennes  moraines  qui  s'étendaient  au  loin  sur  la 
rive  gauche  du  glaciers,  jusqu'à  une  hauteur  de  plusieurs 
centaines  de  mètres  au-dessus  de  son  niveau  actuel.  Une 
quantité  de  blocs  erratiques  sont  épars  à  des  niveaux  plus 
élevés  encore,  et  semblent  remonter  jusqu'au  sommet  de 
la  montagne. 

Il  nous  restait  deux  lieues  à  faire.  Personne  n'était  très- 
fatigué,  quoique  nous  fussions  sur  pied  depuis  douze  heu- 
res ;  mais  un  cri  de  surprise  nous  échappa  lorsque,  au 
contour  de  la  montagne,  Jacob  nous  montra  le  chemin 
que  nous  avions  à  suivre.  C'était  une  pente  très-escarpée, 


ASCENSION  A  LA  JIINGFRAU.  71 

d'au  moins  500  mètres  de  haut,  que  longeait  un  petit 
sentier  d'apparence  fort  peu  commode.  L'air  désespéré 
des  uns,  l'expression  de  résignation  des  autres,  eussent 
pu  faire  le  sujet  d'un  charmant  tableau,  s'il  s'était  trouvé 
parmi  nous  un  artiste  qui  ne  fût  pas  trop  fatigué.  Enfin 
nous  arrivâmes  à  six  heures  du  soir  aux  chalets  de  Mor- 
jelen,  où  nous  devions  passer  la  nuit  et  où  les  pâtres 
nous  reçurent  très-cordialement. 

Le  lendemain,  nous  montâmes  immédiatement  sur  le 
glacier  d'Aletsch.  A  l'endroit  où  il  se  coude,  nous  jouîmes 
d'une  vue  magnifique  dans  deux  directions.  La  Dent- 
Blanche,  le  mont  Cervin-,  le  mont  Rose  et  le  Strahlhorn 
formaient  le  fond  d'un  tableau  au  sud-ouest;  tandis  que 
devant  nous,  au  nord,  surgissaient  au  fond  du  glacier  les 
grandes  cimes  de  la  Jungfrau,  de  l'Eiger  et  du  Monch,  qui 
semblaient  nous  inviter  à  la  persévérance,  tant  elles  pa- 
raissaient rapprochées. 

Le  glacier  d'Aletsch  est,  en  général,  très-uni  ;  c'est,  de 
tous  les  glaciers,  celui  qui  a  la  plus  faible  inclinaison. 
Nous  marchâmes  à  peu  près  deux  heures  sur  la  glace 
compacte,  après  quoi  nous  passâmes  dans  la  région  des 
crevasses,  qui  est  la  limite  entre  la  glace  et  le  névé.  Cette 
région  a  près  d'une  lieue  de  large.  Le  névé  qui  lui  suc- 
cède est  le  plus  beau  de  la  Suisse.  11  commence  à  peu  près 
à  la  hauteur  du  Faulberg.  On  le  reconnaît  de  loin  à  un 
certain  air  de  vétusté  qui  forme  un  contraste  frappant 
avec  la  blancheur  étincelante  des  champs  de  neiges  su- 
périeurs. Il  est  déprimé  au  milieu  et  relevé  sur  les  bords, 
-ce  qui  est  un  caractère  essentiel  de  tous  les  névés.  Les 
crevasses  y  étaient  très-rares  cette  année,  car  nous  n'en 
rencontrâmes  que  quelques-unes  fort  étroites.  Aux  cliamps 
de  neige  qui  commencent  avec  la  montée,  nous  fîmes,  à 
neuf  heures  et  demie,  la  première  halte,  en  un  endroit 
•que  nous  appelâmes  le  Repos,  parce  que  le  trajet  qu'on 
\ienl  de  faire  et  les  immenses  pentes  qui  s'élèvent  en  face 


72  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

invitent  naturellement  à  y  prendre  quelque  rafraîchisse- 
ment. 

Nous  rencontrâmes  sur  le  premier  plateau  de  neige  des 
crevasses,  qui  sont  surtout  fréquentes  là  où  les  pentes 
commencent  à  devenir  roides.  Ce  sont,  comme  celles  du 
névé  de  Viescb,  des  crevasses  de  terrassement.  Nous  en 
vîmes  encore  ici  qui  avaient  près  de  50  mètres  de  large  ; 
mais,  comme  elles  ne  sont  pas  très-continues,  elles  se 
laissaient  d'ordinaire  contourner  ;  ou  bien  elles  étaient 
masquées  et,  dans  ce  cas,  nos  guides  devaient  user  de  la 
plus  grande  circonspection  pour  ne  pas  trop  nous  ex- 
poser ;  aussi  avancions-nous  bien  moins  vite  que  nous 
ne  l'eussions  désiré,  et,  malgré  toutes  les  précautions, 
plusieurs  d'entre  nous  enfoncèrent,  mais  sans  se  faire 
aucun  mal.  Nous  escaladâmes  ainsi  plusieurs  terrasses, 
et,  nous  dirigeant  toujours  à  l'ouest,  nous  arrivâmes  dans 
un  vaste  élargissement,  dominé  de  toute  part  par  de 
grands  pics,  dont  le  plus  haut  était  la  Jungfrau.  Jacob 
nous  fit  faire  ici  une  seconde  halte,  sans  doute  pour  re- 
connaître le  terrain.  Quant  à  nous,  nous  ne  voyions  de 
toute  part  que  difficultés  insurmontables.  A  droite,  des 
pentes  verticales  ;  à  gauche,  des  massifs  de  glaces  qui 
menaçaient  de  nous  écraser  dans  leur  chute  ;  et  devant 
nous  la  rlmaye  ou  grande  crevasse  qui  paraissait  infran- 
chissable, tant  elle  était  béante.  Je  demandai  à  Jacob  dans 
quelle  direction  nous  allions  monter  ;  mais  il  refusa  de 
me  répondre,  se  contentant  de  nous  dire  que  nous  n'a- 
vions qu'à  le  suivre  en  toute  confiance,  que,  quant  à  lui, 
il  voyait  déjà  le  chemin  qu'il  fallait  prendre.  Plus  tard 
j'ai  reconnu  qu'il  avait  raison  d'éluder  ma  question,  car 
il  est  vraisemblable  que  nous  ne  serions  jamais  arrivés 
si  tout  le  monde  avait  voulu  émettre  son  opinion  dans  les 
passages  difficiles. 

11  était  alors  près  de  midi,  la  chaleur  était  excessive,  et, 
pour  se  rafraîchir,  nos  guides  s'appliquaient  des  poignées 


ASCENSION  A  LA  JUNGFRAU.  73 

do  neige  sur  la  nuque.  Plusieurs  d'entre  nous  en  firent 
autant,  malgré  les  remontrances  des  autres  qui,  effrayés 
d'une  pareille  imprudence,  oubliaient  que,  dans  ces  ré- 
gions élevées,  l'organisme  matériel,  de  même  que  la  na- 
ture morale,  est  beaucoup  plus  indépendant  des  influences 
pernicieuses  que  dans  la  plaine.  La  réverbération  de 
la  lumière  par  la  neige  était  aussi  des  plus  intenses  et 
presque  insupportable.  En  pareille  circonstance,  on  ne 
peut  guère  se  passer  de  voile,  mais  il  a,  d'un  autre  côté, 
le  grand  inconvénient  de  rendre  la  marche  moins  sûre  et 
d'augmenter  considérablement  la  chaleur  du  visage,  en 
empêchant  l'air  frais  d'y  arriver.  Aussi  Agassiz  préféra-t-il 
s'exposer  à  avoir  la  figure  grillée  plutôt  que  d'en  faire 
usage. 

Nous  nous  dirigeâmes  droit  sur  la  grande  rimaye,  que 
nous  atteignîmes  après  avoir  gravi  une  quatrième  ter- 
rasse. C'est  un  gouffre  d'une  profondeur  inconnue,  qui 
s'ouvre  sur  la  pente  de  l'avant-dernière  terrasse,  et  pénè- 
tre un  peu  obliquement  dans  le  massif  de  neige  ;  en  au- 
cun endroit  sa  largeur  n'est  de  moins  de  3  mètres,  en 
sorte  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  la  franchir  sans  échelle. 
Avant  de  passer  outre,  nous  allâmes  examiner  les  débris 
d'un  éboulement,  qui  étaient  gisants  sur  notre  gauche,  et 
qui  semblaient  s'être  détachés  peu  de  temps  auparavant, 
car  les  empreintes  qu'il  avait  laissées  en  roulant  à  la  sur- 
face de  la  neige  étaient  encore  toutes  fraîches.  Nous  vîmes 
avec  intérêt  que  les  débris  de  cette  avalanche,  détachée 
d'une  cime  dont  la  hauteur  est  de  plus  de  5,000  mètres, 
étaient  composés  de  couches  alternées  déglace  bleue  com- 
pacte et  de  glace  blanche  ayant  l'apparence  de  la  neige 
congelée.  Ces  diverses  couches  avaient  deux ,  trois  et 
même  quatre  centimètres  d'épaisseur  et  alternaient  trois 
et  quatre  fois  dans  un  bloc  d'un  mètre  cube. 

Il  s'agissait  maintenant  de  passer  la  grande  crevasse. 
Notre  échelle  avait  8  mètres  de  long  ;  elle  était  par  consé- 


74  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 


( 


qiieiit  plus  que  suffisante.  Mais  immédiatement  au-dessus 
du  gouffre,  la  pente  de  la  terrasse  était  d'une  rapidité' 
effrayante,  sur  un  espace  d'environ  10  mètres.  Nous  Féva-: 
luâmes  à  50°.   De  plus,  la   neige,   qui    jusque-là  avait' 
été  très-incohérente  et  presque  poudreuse,  avait  pris  tout' 
à  coup  une  dureté  excessive,  au  point  que  les  guides  se  ' 
virent  obligés  de  tailler  des  marches.  Notre  courage  allait 
subir  la  première  épreuve  ;  Jacob  et  Jaun  montèrent  les 
premiers.  Quand  ils  furent  arrivés  à  mi-côte  de  la  terrasse, 
ils  nous  envoyèrent  la  corde  qu'ils  tenaient  par  l'un  des 
bouts  et  qui,  fixée  par  l'autre  à  l'échelle,  devait  nous  ser- 
vir de  rampe. Nous  arrivâmes  ainsi  tous  sans  inconvénient, 
mais  non  sans  quelques  difficultés,  au  somn^.et  de  la  ter- 
rasse. Les  guides  eux-mêmes  s'exagéraient  peut-être  un 
peu  les  dangers  de  ce  premier  passage,  car  ils  nous  pro- 
diguaient leurs  directions  et  leur  appui  avec  une  libéralité, 
que  nous  eussions  trouvée  fort  superflue,  sinon  injurieuse,  [; 
quelques  heures  plus  tard.  |! 

Il  était  deux  heures  lorsque  nous  arrivâmes  au  col  du  i 
Roththnl.  Ce  col  ressemble  beaucoup  à  celui  de  l'Oberaar; 
comme  ce  dernier,  il  est  dominé  par  deux  très-hautes 
cimes  :  la  Jungfrau  au  nord  et  l'extrémité  du  Kranzberg 
au  sud.  Sa  largeur  est  ici  de  quelques  mèlres.  Les  brouil- 
lards accumulés  dans  le  fond  du  Roîhthal  ne  nous  permi- 
rent que  quelques  fugitifs  regards  dans  cette  vallée  si  sau- 
vage et  si  déchirée,  dans  laquelle  le  peuple  de  nos  campa- 
gnes place  le  séjour  d'une  bande  d'esprits  turbulents,  con- 
nus sous  le  nom  de  Seigneurs  du  Roththal^. 

Nous  évaluâmes  à  environ  500  mètres  la  hauteur  de  la 
dernière  cime  au-dessus  du  sol,  et  nous  espérions  la  gra- 
vir en  moins  d'une  heure,  malgré  son  excessive  roideur. 
Cependant  nous  vîmes  bientôt  que  la  montée  était  plus 


*  Hugi,  dans  son  ouvrage  sur  les  Alpes,  cherche  à  rattacher  ces 
fables  à  des  phénomènes  électriques. 


ASCENSION  A  LA  JUNGFRAU.  75 

[fficile  que  nous  ne  l'avions  supposé;  au  lieu  de  neige, 
ous  ne  rencontiâmes  de  toute  part  que  de  la  glace  com- 
îcte,  dans  laquelle  les  guides  étaient  obligés  de  tailler 
es  marches  pour  nous  empêcher  de  glisser  ;  aussi 
avancions-nous  que  lentement.  Nous  montions  depuis 
ne  heure,  sans  que  le  sommet  se  fût  sensiblement  rappro- 
lé,  lorsque  nous  fûmes  envahis  par  un  brouillard  des 
lus  épais,  qui  permettait  à  peine  aux  derniers  de  distin- 
Lier  ceux  qui  étaient  en  tête  de  la  colonne. 
C'était  précisément  à  l'endroit  le  plus  escarpé  de  la 
lontée.  M.  Forbes,  en  ayant  mesuré  la  pente,  la  trouva 
e  45".  La  glace  était  tellement  dure  et  tenace  que, 
endaiit  un  moment,  nous  ne  pûmes  faire  que  quinze  pas 
11  un  quart  d'heure.  Le  froid  d'ailleurs  se  faisait  sentir 
•és-vivement,  à  tel  point  qu'il  y  avait  à  craindre  d'avoir 
!S  pieds  gelés,  malgré  le  soin  que  nous  prenions  de  nous 
onner  autant  de  mouvement  que  possible.  Voyant  alors 
ue  notre  position  commençait  réellement  à  devenir  cri- 
que, Agassiz  demanda  à  Jacob  s'il  espérait  encore  nous 
lire  arriver  au  sommet.  Celui-ci  lui  répondit  avec  son 
aime  habituel,  qu'il  n'en  avait  jamais  douté,  et,  au  cri 
e  Vonuarts!  (En  avant!)  nous  nous  remîmes  à  monter 
vec  la  même  ardeur  qu'au  commencement. -Cependant 
un  des  guides  nous  avait  quittés  ;  il  n'avait  pas  pu  sup- 
orter  plus  longtemps  la  vue  des  précipices  qui  étaient  à 
otre  droite;  et,  en  effet,  le  chemin  que  nous  suivions 
tait  bien  pour  épouvanter  tous  ceux  qui  n'étaient  pas 
ûrs  de  leur  tête  ou  de  leurs  jambes.  Cette  dernière  arête, 
ui  a  la  forme  d'une  section  de  cône  incliné  et  à  paroi 
erticale,  domine  à  l'est  les  champs  de  neige  que  nous 
enions  de  traverser  et  à  Touest  le  névé  du  Uoththal.  L'in- 
linaison  est  cependant  un  peu  plus  forte  du  côté  de 
'ouest  que  du  côté  de  l'est,  caries  fragments  de  glace 
jue  détachait  chaque  coup  de  hache  roulaient  tous  dans 
;ettc  dernière  vallée.  Comme  nous  n'avions  pas  de  temps 


7G  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

à   perdre,  nous  montâmes  tout  droit,  sans  faire  aucui 
zigzag.  C'était  d'ailleurs  la  méthode  la  plus  ratiomielle  e 
la  plus  sûre,  car,  d'après  les  lois  de  la  mécanique,  on  i 
bien  plus  de  force  en  s'appuyant  sur  la  pointe  des  pieds 
et  en  tournant  la  face  contre  la  pente  qu'en  montant  obli- 
quement, en  sorte  que  si,  par  malheur,  l'un  de  nous  avail 
glissé,  il  n'eût  pas  été  impossible  aux  autres  de  le  retenir, 
tandis  qu'autrement,  cela  eût  été  très-difficile.  De  plus, 
Jacob  nous  faisait  marcher  sur  le  bord  de  l'arête,  parcei 
que  la  glace  y  était  en  général  un  peu  moins  dure,  ce  qui 
accélérait  d'autant  la  montée.  11  en  résultait  que  nous 
avions   constamment   le   précipice  sous  nos  yeux,  n'en] 
étant  séparés  que  par  un  toit  de  neige  en  surplomb.  Plu-|' 
sieurs  fois,  en  écartant  mon  bâton  un  peu  plus  que  deij 
coutume,  je  le  sentis  traverser  ce  toit  de  neige,  qui! 
n'avait  en  certains  endroits  que  0°S60  d'épaisseur;  et  nos 
regards  pouvaient  alors,  toutes  les  fois  que  le  brouillard 
se  dissipait  momentanément,  plonger  verticalement  pan, 
le  trou  du  bâton  sur  le  fond  du  grand  cirque  qui  était  àl 
nos  pieds.  Loin  de  nous  dissuader  de  cet  exercice,  nos! 
guides  y  encourageaient  au  contraire  tous  ceux  qu'ils  | 
savaient  exempts  de  vertige;  et  je  crois,  en  effet,  que' 
c'était  un   excellent  moyen  de  nous  donner   de  l'assu- 
rance. 

Cependant  les  brouillards  enveloppaient  toujours  le 
sommet,  nous  n'avions  la  vue  libre  qu'à  l'est  sur  l'Eiger, 
le  Monch  et  les  cimes  qui  encaissent  les  glaciers  de 
rOberaar  et  de  l'Unteraar.  Déjà  nous  désespérions  de 
jouir  du  spectacle  que  notre  imagination  essayait  de  nous 
retracer,  lorsque  tout  à  coup  le  voile  de  nuages  se  sou- 
leva, et,  comme  si  elle  eût  été  touchée  de  notre  persévé- 
rance, la  Jungfrau  se  montra  à  nos  yeux  émerveillés, 
dans  toute  la  beauté  de  ses  formes  puissantes  et  majes- 
tueuses. Je  vous  laisse  à  penser  quelle  joie  nous  dûmes 
éprouver  à  la  vue  de  ce  changement  si  inattendu  !  C'est, 


ASCEiSSION  A  LA  JUN(îFRAU.  79 

au  reste,  un  peu  Thistoire  de  la  vie,  si  je  ne  me  trompe. 
Audaces  fortuna  juvat. 

Après  avoir  monté  encore  quelque  temps  dans  la  même 
direction,  nous  tournâmes  brusquement  à  gauche,  pour 
gagner  un  endroit  où  la  roche  était  à  nu,  traversant  ainsi 
la  surface  inclinée  du  demi-cône,  dont  la  largeur  est  encore 
ici  de  près  de  iOO  mètres.  Pendant  cette  petite  traversée, 
le  sommet  nous  était  resté  caché  ;  et  lorsque  nous  arrivâ- 
mes à  l'endroit  rocheux,  nous  vîmes,  comme  par  enchan- 
tement, à  quelques  pas  de  nous,  le  point  culminant,  qui 
jusque-là  avait  semblé  nous  fuir  à  mesure  que  nous  mon- 
tions. De  treize  que  nous  étions  en  partant  des  chalets  de 
Marjelen,  nous  allions  arriver  au  nombre  de  huit,  qui 
étaient  :  MM.  Agassiz,  Forbes,  Duchattelier  et  moi,  accom- 
pagnés de  quatre  guides,  Jacob  Leuthold,  Michel  Baunhol- 
zer,  Johannes  Ablanalp  et  Hans  Jaun ,  de  Meyringen.  La 
Suisse,  l'Angleterre,  la  France  et  l'Allemagne  étaient 
ainsi  représentées  dans  cette  ascension. 

Nos  regards  rencontrèrent  ici  pour  la  première  fois  la 
plaine  suisse.  Nous  étions  sur  le  bord  occidental  de  la 
section  de  cône,  ayant  à  nos  pieds  le  massif  qui  sépare  les 
vallées  deLauterbrunnen  de  celle  deGrindelwald.  A  partir 
de  ce  moment,  la  scène  nous  parut  entièrement  changée; 
les  massifs,  qui  nous  avaient  semblé  se  rapetisser  à 
mesure  que  nous  montions,  grandissaient  maintenant  de 
toute  la  hauteur  que  nous  venions  de  franchir.  Tout  près 
de  l'endroit  rocheux,  la  montagne  forme  un  petit  coude  à 
3  mètres  au-dessous  de  la  plus  haute  cime  ;  c'est  en  même 
temps  la  limite  delà  glace,  qui,  plus  haut,  fait  de  nouveau 
place  à  la  neige  ou  plutôt  à  un  névé  à  très-gros  grains. 
Nous  vîmes,  avec  une  sorte  d'effroi,  que  l'espace  qui  nous 
séparait  du  point  culminant  était  une  arête  presque  tran- 
chante, ayant  de  0'",15  à  0'",50  de  large,  sur  une  lon- 
gueur d'environ  6  mètres,  tandis  que  les  pentes,  à  droite 
et  à  gauche,  avaient   une  inclinaison  de  60   à  70^  — 


80  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

((  Il  n'y  a  pas  moyen  d'arriver  là,  )^  dit  Agassiz;  et  c'était 
à  peu  près  notre  avis  à  tous.  Jacob,  au  contraire,  préten- 
dait qu'il  n'y  avait  aucune  difficulté  et  que  nous  irions 
tous.  Déposant  alors  les  objets  qu'il  portait,  il  se  mit  en 
route,  passa  son  bâton  par-dessus  l'arête,  de  manière  à 
avoir  celle-ci  sous  le  bras  droit,  et  marcha  sur  le  flanc 
oriental,  en  foulant,  autant  que  possible,  la  neige  sous  ses 
pieds,  afin  de  nous  faciliter  la  voie.  Il  arriva  ainsi  en  un 
instant  et  sans  aucune  difficulté  au  sommet.  Tant  d'assu- 
rance et  de  sang-froid  ranimèrent  notre  courage,  et  lors- 
qu'il revint  sur  ses  pas  pour  nous  y  conduire  après  lui, 
personne  n'osa  plus  refuser. 

Le  sommet  est  un  très-petit  espace,  d'environ  0"^65  de 
long,  sur  0™,48  de  large.  Il  a  la  forme  d'un  triangle,  ayant 
la  base  tournée  vers  la  plaine  suisse.  Comme  il  n'y  avait 
place  que  pour  une  personne,  nous  y  fûmes  à  tour  de 
rôle.  Agassiz  y  monta  le  premier,  appuyé  sur  le  bras  de 
Jacob,  qui  le  précédait.  Il  y  resta  à  peu  près  cinq  minu- 
tes, et,  lorsqu'il  nous  rejoignit,  je  vis  qu'il  était  très- 
agité;  il  m'avoua  qu'en  effet  il  ne  s'était  jamais  senti 
pareille  émotion.  C'était  maintenant  à  mon  tour  ;  je  n'é- 
prouvai non  plus  aucune  difficulté  à  faire  la  traversée; 
mais,  lorsque  je  fus  au  sommet,  je  ne  pus,  pas  plus 
qu'Agassiz,  me  défendre  d'une  vive  émotion  en  présence 
de  ce  spectacle  accablant  de  grandeur.  Je  n'y  restai  que 
quelques  minutes,  assez  longtemps  cependant  pour  n'avoir 
pas  à  craindre  que  le  panorama  de  la  Jungirau  s'efface 
jamais  de  ma  mémoire. 

Ce  n'est  pas  le  vaste  champ  que  les  yeux  embrassent 
qui  fait  le  charme  de  ces  vues  de  hautes  montagnes.  Déjà, 
Tannée  précédente,  nous  avions  fait,  sur  le  col  de  laStrah- 
leck,  l'expérience  que  les  vues  éloignées  sont  en  général 
peu  distinctes.  Ici,  au  sommet  de  la  Jungfrau,  les  con- 
tours des  montagnes  lointaines  nous  parurent  encore  bien 
moins  précis.  Mais  eussent-ils  été  aussi  distincts  que  la 


ASCKNSION  A  LA  JUNGFRAU.  H 

ligne  du  Jura,  vue  d'une  éminence  de  la  plaine,  je  crois 
que  nos  regards  ne  s'y  seraient  pas  arrêtés  longtemps, 
tant  ils  étaient  fascinés  par  le  spectacle  que  nous  offrait 
notre  voisinage  immédiat.  Devant  nous  était  étendue  la 
plaine  suisse,  et  à  nos  pieds  s'étageaient  les  chaînes  anté- 
rieures qui,  par  leur  uniformité  apparente,  semblaient 
exalter  encore  la  puissance  des  grands  pics  qui  s'élevaient 
presque  jusqu'à  notre  niveau.  En  même  temps,  les  vallées 
de  rOberland,  qui,  au  moment  de  notre  arrivée,  étaient  en- 
vahies par  de  légers  brouillards,  se  découvrirent  eji  plu- 
sieurs endroits  et  nous  permirent  de  contempler,  en  quel- 
que sorte  au  travers  des  fissures,  le  monde  inférieur. 
Nous  distinguions,  à  droite  la  vallée  de  Grindelwald;  à 
gauche,  dans  la  profondeur,  une  immense  crevasse,  et  au 
fond  de  celle-ci,  un  filet  brillant  qui  en  suivait  les  dé- 
tours; c'était  la  vallée  de  Lauterbrunnen  avec  la  Luts- 
chine.  Mais,  par-dessus  tout,  1  Eiger  et  le  Monch  attiraient 
notre  attention.  Nous  avions  quelque  peine  à  nous  faire  à 
l'idée  que  c'étaient  là  les  mêmes  cimes  qui  semblent  plus 
voisines  du  ciel  que  de  la  terre  lorsqu'on  les  voit  de  la 
plaine.  Ici  nous  les  contemplions  de  haut  en  bas,  et  leur 
très-grande  proximité  nous  permettait  en  quelque  sorte 
de  les  observer  en  détail,  car  nous  n'en  étions  séparés 
que  par  le  cirque  de  névé  d'Aletsch.  A  l'opposite,  du  côté 
de  l'ouest,  s'élevait  une  autre  cime  moins  colossale,  mais 
plus  gracieuse;  ses  flancs,  entièrement  revêtus  de  neige, 
lui  ont  valu  le  nom  de  Silberhorn  (Pic  argenté)  ;  dans  la 
même  direction,  on  découvrait  plusieurs  autres  pics  éga- 
lement couronnés  de  neige,  dont  le  plus  rapproché  et  le 
plus  élancé  nous  parut  êti'e  le  Glctsclierhorn.  Ces  som- 
mités forment  le  cortège  immédiat  de  la  Jungfrau,  qui 
s'élève  comme  une  reine  au  milieu  d'elles. 

Au  delà  de  l'Eiger  et  du  Monch,  dans  la  direction  de 
l'est,  les  massifs  qui  bordent  les  glaciers  de  Fmsteraar  et 
de  Lauteraar  formaient  un  autre  groupe  plus  étendu  et 

0 


82  LES  ASCENSIONS  CEI  ÈBRES. 

plus  sévère  que  celui  au  milieu  duquel  nous  nous  trou- 
vions placés.  C'étaient  les  Viescherhorner,  l'Oberaarhorn, 
les  Schreckhorner,  le  Berglistock,  les  Wetterhorner,  et, 
au  centre,  le  Finsteraarliorn,  la  plus  haute  montagne  de 
la  Suisse,  qui  seule,  entre  toutes,  s'élevait  au-dessus  de 
notre  niveau,  et  dont  les  flancs  abrupts  et  rocheux  sem- 
blaient défier  notre  ambition. 

Du  côté  du  midi,  la  vue  était  gênée  par  des  nuages  qui 
s'étaient  accumulés  depuis  quelques  heures  sur  la  chaîne 
du  monte  Rosa.  Mais  cet  inconvénient  se  trouva  plus  que 
compensé  par  un  phénomène  fort  extraordinaire  qui  se 
passa  sous  nos  yeux  et  nous  intéressa  vivement.  D'épais 
jjrouillards  s'étaient  amassés  sur  notre  gauche,  dans  la 
direction  du  sud-ouest.  Ils  s'élevaient  toujours  du  fond 
du  Ivoththal,  et  commençaient  à  s'étendre  au  nord,  sur  le 
massif  qui  sépare  cette  vallée  de  celle  de  Lauterbrunnen. 
Déjà  nous  craignions  qu'ils  ne  nous  envahissent  une  se- 
conde fois,  lorsqu'ils  se  limitèrent  subitement,  sans  doute 
par  l'effet  de  quelque  courant  de  la  plaine,  qui  les  empê- 
chait de  s'étendre  plus  loin  dans  cette  direction.  Grâce  à 
cette  circonstance,  nous  nous  trouvâmes  tout  à  coup  en 
présence  d'un  mur  vertical  de  brouillard,  dont  la  hauteur 
fut  évaluée  à  4,000  mètres  au  moins,  car  il  pénétrait 
jusqu'au  fond  de  la  vallée  de  Lauterbrunnen  et  s'élevait 
de  beaucoup  au-dessus  de  nos  têtes.  Comme  la  tempéra- 
ture était  inférieure  au  point  de  congélation,  les  petites 
gouttelettes  de  brouillard  s'étaient  transformées  en  cris- 
taux de  glace,  et  reflétaient  au  soleil  toutes  les  couleurs 
de  l'arc-en-ciel  ;  on  eût  dit  un  brouillard  d'or  qui  étincelait 
autour  de  nons. 

Il  était  plus  de  quatre  heures  quand  nous  nous  remîmes 
en  route.  C'était  le  moment  difficile  qui  allait  commencer. 
La  montée  déjà  avait  été  pénible,  que  serait  la  descente! 
Aussi,  je  suis  sûr  qu'en  toisant  de  l'œil  l'immense  pente 
que  nous  allions  franchir,  plus  d'un  d'entre  nous  aurait 


ASCENSION  A  LA  JUNGFRAU.  83 

voulu  déjà  être  au  bas.  L'inclinaison  était  trop  forte  pour 
que  nous  pussions  cheminera  la  manière  ordinaire;  nous 
descendîmes  donc  à  reculons.  J'avoue  que  les  premiers 
pas  me  donnèrent  un  peu  d'inquiétude  ;  car,  comme  nous 
n'avions  pas,  Agassiz  et  moi,  de  guides  devant  nous  pour 
diriger  les  pieds,  nous  étions  obligés  de  regarder  constam- 
ment entre  nos  jambes  pour  trouver  les  marches,  ce  qui 
faisait  que  la  pente  ne  nous  en  paraissait  que  plus  verti- 
gineuse. Mais  il  nous  suffit  de  quelques  moments  pour 
nous  aguerrir,  et  telle  était  la  régularité  des  marches, 
qu'après  avoir  fait  quelques  centaines  de  pas,  nous  pou- 
vions au  besoin  nous  en  rapporter  au  tact  de  nos  jambes, 
et  nous  dispenser  de  regarder  Fendroit  où  nous  posions 
le  pied.  Cependant  la  pente  était  toujours  à  peu 
près  la  même,  oscillant  entre  40  et  45",  c'est-à-dire  à  peu 
près  pareille  à  celle  des  toits  de  nos  cathédrales  gothi- 
ques. Il  y  eut  même  un  endroit  où  elle  dut  être  de  près 
de  47^*.  Malgré  cette  excessive  roideur,  nous  ne  mîmes 
pas  plus  d'une  heure  à  atteindre  le  col  de  Rolhthal, 
car  il  était  à  peu  près  cinq  heures  quand  nous  y  arri- 
vâmes. 

Il  restait  encore  six  lieues  à  faire  pour  regagner  nos 
chalets,  en  sorte  que,  comme  nous  l'avions  prévu,  nous 
allions  être  dans  le  cas  de  traverser  de  nuit  la  partie  la 
plus  crevassée  du  glacier.  Mais  personne  n'avait  l'air  de 
s'en  inquiéter;  au  reste,  la  lune  n'allait  pas  tarder  à  se 
lever,  et  les  nuages  avaient  à  peu  près  entièrement  dis- 
paru de  l'horizon.  Nous  traversâmes  au  pas  accéléré  les 
trois  heures  de  névé  qui  succèdent  au  plateau  de  neige; 
cela  se  fit  sans  aucune  difficulté,  car  le  névé  présente  ici 
une  surface  parfaitement  unie,  sur  laquelle  on  marche 
aussi  sûrement  et  avec  autant  de  facilité  que  sur  une 
grande  route.  A  peine  la  nuit  était-elle  arrivée,  que  nous 
vîmes  la  lune  surgir  en  face  de  nous. 

Nous  étions  alors  à  la  hauteur  des  deux  cols  que  j'ai 


8i  LES  ASCENSIOISS  CÉLÈBUES. 

raentionnés  plus  haut,  celui  de  Lôtsch,  à  l'ouest,  et  celui 
qui  conduit  dans  le  névé  de  Viesch,  à  l'est.  La  lune  était 
justement  dans  l'axe  du  glacier,  en  sorte  que  tout  ce 
grand  fleuve  de  glace  était  uniformément  éclairé  et  reflé- 
tait une  lumière  qui  devait  nous  paraître  d'autant  plus 
douce,  que  nous  avions  eu  à  souffrii'  beaucoup  de  celle  du 
soleil  pendant  le  jour.  Les  entrées  des  deux  cols  de  Lôtsch 
et  Yiesch  étaient  d'un  effet  magique;  car,  comme  ils  sont 
à  angle  droit  avec  la  direction  du  glacier,  les  montagnes 
qui  les  limitent  au  midi  y  projetaient  des  ombres  d'une 
grandeur  fantastique,  tandis  que  de  gros  nuages,  accumu- 
lés derrière  l'Aletschhorn,  donnaient  au  tableau  toute  la 
vigueur  digne  d'un  pareil  sujet.  Qu'on  ajoute  à  cela  un 
calme  parfait  de  l'atmosphère  et  un  silence  absolu  autour 
de  nous,  et  l'on  comprendra  que  nous  éprouvâmes  encore 
un  plaisir  extrême  à  admirer  ce  spectacle  unique,  quoique 
nous  eussions  contemplé  les  vues  les  plus  grandioses  dans 
le  cours  de  cette  journée. 

Bientôt  nous  entrâmes  dans  la  région  des  crevasses. 
Nous  jugeâmes  alors  convenable  d'avoir  de  nouveau  re- 
cours à  la  corde  ;  car,  bien  que  le  clair  de  lune  fût  très- 
beau,  la  lumière  n'était  cependant  pas  assez  intense  pour 
nous  permettre  de  distinguer  d'une  manière  précise  la 
vieille  neige  de  la  neige  fraîche,  surtout  durant  le  pre- 
mier quart  d'heure  de  cette  traversée.  Aussi  faisions-nous 
des  culbutes  pour  ainsi  dire  à  tour  de  rôle,  les  guides 
aussi  bien  que  nous.  Il  y  eut  même  un  instant  où  l'on  eût 
pu  concevoir  des  inquiétudes  sérieuses  sur  l'issue  de  la 
traversée,  car,  à  chaque  pas,  on  était  obligé  de  retirer 
l'un 'ou  l'autre  d'une  crevasse.  Cependant,  peu  à  peu  nous 
apprîmes  à  éviter  les  crevasses  couvertes  de  neige,  et 
nous  nous  tirâmes  encore  de  ce  mauvais  pas  sans  avoir  à 
déplorer  aucun  accident  grave. 

Après  avoir  bien  soupe,  nous  nous  remîmes  en  roule 
pour  la  dernière  étape.  11  nous  restait  encore  à  peu  près 


ASCENSION  A  LA  JUNCFRAF.  85 

trois  lieues  à  faire;  mais,  sauf  les  crevasses  qu'il  nous 
fallut  enjamber,  la  route  était  facile,  et  nous  arrivâmes 
presque  sans  nous  en  douter  au  bord  du  lac  de  Môrjelen. 
Ici  nous  fîmes  une  dernière  halte  pour  admirer  un  spec- 
tacle magnifique.  Les  blocs  de  glace  flottante  qui  na- 
geaient  à  la  surface  de  l'eau  étaient  d'un  effet  saisissant, 
vus  par  ce  beau  clair  de  lune;  en  même  temps,  la  tranche 
du  glacier,  dans  le  fond,  nous  apparaissait  comme  un 
immense  mur  de  cristal;  et,  ce  qui  ajoutait  encore  à  la 
beauté  de  ce  spectacle,  c'est  qu'étant  arrivés  justement 
au  moment  où  la  lune  allait  passer  derrière  le  massif  qui 
domine  le  lac,  nous  vîmes  en  un  quart  d'heure  les  effets 
de  lumière  et  les  contrastes  les  plus  variés.  C'était  une  fin 
digne  d'une  pareille  journée. 

E.  Desor. 


VI 

ASCENSION    AU    GALENSTOCK 


PAR    MM.     E.     DESOB,     DOLLF US-A USSET     ET    DANIEL    DOLLFUS 

(1845). 


Jacob  Leuthold.  —   Ascension  sur  la  neige  fraîche.  —  Chaos   des  Alpes. 
Souvenirs. —  Catastrophe.  —  Dévouement  des  guides.  —  Sauvetage. 


Tous  ceux  qui  ont  visité  l'Oberland  avec  un  œil  tant 
soit  peu  attentif,  même  les  touristes,  ont  dû  remarquer, 
au  milieu  de  ces  pics  nombreux,  si  hardis,  si  élancés, 
une  montagne  qui  se  distingue  entre  toutes  par  une  forme 
arrondie,  représentant  une  imposante  et  magnifique  cou- 
pole de  neige.  C'est  le  Galenstock  (3,596  mètres),  qui  do- 
mine le  beau  glacier  du  Rhône,  au  point  cubiiinant  de  la 
chaîne  qui  sépare  le  Valais  du  canton  d'Uri.  J'avais  plu- 
sieurs fois  conçu  le  projet  d'aller  l'étudier  sur  place.  Je 
m'en  étais  entretenu  avec  nos  guides  les  plus  expérimen- 
tés, qui,  sans  combattre  mes  projets,  n'étaient  pourtant 
pas  disposés  à  les  encourager,  non  qu'ils  trouvassent  la 
montagne  trop  haute  ou  trop  escarpée,  mais  à  cause  de 
sa  lorme  particulière. 

—  Remarquez  bien,  me  disait  Jacob  Leulhold,  que  c'est 


ASCENSIO>'  AU  GALENSTOCK.  87 

une  montagne  tout  à  fait  à  part.  Elle  a  une  pente  de  glace 
non  interrompue  de  près  de  1 ,000  mètres,  qu'on  ne  pour- 
rait escalader  qu'en  taillant  des  escaliers  tout  le  long.  Au 
besoin,  c'est  une  affaire  qu'on  pourrait  encore  entre- 
prendre ;  mais,  par  une  journée  chaude,  les  escaliers 
courraient  risque  de  disparaître  par  la  fonte  avant  notre 
retour.  Et  vous  savez  que  s'il  fallait  tailler  des  escaliers 
à  la  descente  et  à  reculons,  ce  ne  serait  pas  chose  très- 
aisée. 

«  Il  y  aurait  cependantun  moyen  d'y  arriver,  ajoutait-il, 
après  un  instant  de  réilexion,  ce  serait  d'entreprendre 
l'affaire  un  jour  qu'il  serait  tombé  une  forte  neige  pen- 
dant le  mois  d'août  ou  de  septembre.  » 

Le  brave  Leuthold  ne  devait  pas  avoir  cette  satisfaction. 
Il  mourut  la  même  année,  et  de  longtemps  personne 
ne  parla  plus  du  Galen stock. 

En  1845,  l'occasion  se  présenta  de  ressusciter  le  projet 
d'ascension  qui  paraissait  oublié.  Un  jour  où  nous  avions 
été  interrompus  dans  le  cours  de  nos  observations  par  une 
de  ces  violentes  tempêtes  qui  se  déchaînent  parfois  subi- 
tement sur  les  hautes  vallées,  nous  dûmes  battre  en  re- 
traite, et  ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  nous  atteignîmes  le 
Grimsel.  A  peine  étions-nous  arrivés  à  l'hospice,  que  le 
temps  se  remit  complètement.  A  la  tempête  du  jour  suc- 
céda une  soirée  superbe  et  un  calme  parfait.  Cependant 
la  neige  était  tombée  en  trop  grande  quantité  poiu'  nous 
permettre  de  reprendre  immédiatement  nos  études.  Nous 
étions  réunis  sur  le  perron  du  vieil  hospice,  déplorant 
qu'elle  nous  empêchât  de  tirer  parli  d'un  aussi  beau 
tenq)s,  lorsque  notre  principal  guide,  celui  qui  avait  rem- 
placé Jacob  Leuthold,  me  prit  à  part. 

—  Vous  souvient-il  de  ce  que  Jacob  vous  disait  il  y  a 
deux  ans?  Ce  pauvre  Jacob,  s'il  pouvait  être  ici  mainte- 
nant ! 

—  Eh  bien,  que  serait-ce?  lui  dis-je. 


88  LES  ASCENSIO^■S  CÉLÈBRES. 

—  Ce  serait,  me  répondit-il,  que  nous  irions  de- 
main... 

—  Et  où? 

—  Au  Galenstock. 

—  C'est  maintenant  le  moment  ou  jamais^  ajouta-t-il  ;    |( 
il  doit  y  avoir  au  moins  quelques  pieds  de  neige  là-haut  ; 

si  nous  partons  d'assez  bonne  heure,  avant  que  le  dégel 
se  fasse,  nous  remonterons  la  grande  paroi  sans  aucune 
difficulté,  et,  quant  à  la  descente,  ce  sera  une  magnifique   ^ 
partie  de  traîneau.  Qu'en  pensez-vous  ? 

J'allai  me  consulter  aussitôt  avec  MM.  Dollfus  père  el 
fils  et,  après  quelques  pourparlers,  il  fut  décidé  qu'on 
tenterait  l'aventure.  Les  instruments  dont  nous  comptions 
nous  servir  furent  emballés  séance  tenante,  les  provisions 
préparées,  et  M.  Dullfus  déploya  un  rouleau  d'étoffes  dont 
il  avait  toujours  une  provision,  pour  tailler  un  drapeau 
destiné  à  flotter  au  haut  du  Galenstock. 

Le  lendemain  18  août,  à  trois  heures  du  matin,  nous 
nous  acheminâmes  vers  le  col  du  Grimsel.  La  compagnie 
se  composait  de  huit  personnes,  M.  DuUfus-Ausset,  son 
fils  Daniel,  et  moi,  accompagnés  de  cinq  guides.  A  quatre 
heures,  nous  avions  atteint  le  haut  du  col  dont  le  lac  des 
Morts  occupe  le  sommet.  Le  ciel  était  sans  nuage,  et  la 
chaîne  du  mont  Rose  semblait  un  immense  brasier,  tant 
la  coloration  matinale  était  intense,  tandis  que  les  chaî- 
nes inférieures  laissaient  apercevoir  au-dessus  de  leurs 
vallées  ce  hàle  transparent  que  notre  célèbre  paysagiste 
Calame  a  su  rendre  avec  tant  de  bonheur  dans  le  magni- 
fique tableau  du  mont  Rose,  qu'on  admire  au  musée  de 
Neufchâtel. 

Du  premier  plateau  nous  descendîmes  par  une  pente 
assez  facile,  quoique  escarpée,  sur  Ja  partie  supérieure 
du  glacier  du  Rhône,  que  nous  traversâmes  sans  aucune 
difficulté,  en  prenant  soin  pourtant  de  nous  attacher  les 
uns  aux  autres,  à  cause  des  crevasses  masquées  par  la 


ASCENSION  AU  GALENSTOCK.  89 

neige  fraîche.  Le  glacier  franchi,  nous  abordâmes  immé- 
diatement le  massif  même  du  Galenstock,  nous  dirigeant 
en  zigzag  vers  la  partie  la  plus  basse  de  l'arête.  La  neige 
était  gelée,  de  sorte  qu'elle  ne  s'affaissait  guère  que  de 
quelques  millimètres  sous  nos  pas.  Sans  causer  aucune 
fatigue,  elle  offrait  un  point  d'appui  suffisant  pour  qu'on 
se  sentît  en  parfaite  sécurité.  Il  n'était  pas  dix  heures  et 
déjà  nous  avions  atteint  la  dépression  en  question,  que 
nous  avons  désignée  sous  le  nom  de  col  de  Galen.  La  vue 
que  l'on  a  de  ce  col  est  imposante  ;  elle  embrasse  d'un 
côté  la  grande  chaîne  du  Finsteraarhorn  et  ses  profondes 
vallées,  de  l'autre  la  partie  supérieure  de  la  vallée  de 
Realp,  celle  qu'on  suit  en  montant  d  Andermatt  à  la 
Furka. 

Nous  nous  acheminâmes  à  onze  heures  vers  le  point 
culminant,  en  montant  une  pente  très-douce  le  long  de 
l'escarpement,  tout  en  nous  tenant  cependant  à  une  cer- 
taine distance  du  bord,  car  nous  avions  remarqué  que, 
dans  l'alignement  de  l'arête  principale,  la  neige  surplom- 
bait en  plusieurs  endroits  la  paroi  de  rochers.  Jamais  as- 
cension d'une  haute  cime  ne  s'est  effectuée  plus  facile- 
ment et  plus  gaiement  que  celle-là.  On  eût  dit  une  bande 
d'écoliers  montant  le  Naye  ou  le  Chasserai,  plutôt  que  des 
naturalistes  faisant  la  conquête  d'une  sommité  vierge  des 
Alpes.  En  arrivant  près  du  point  culminant,  je  cédai  le 
pas  à  M.  DoUfus  fils,  voulant  lui  laisser  la  satisfaction  d'y 
planter  le  drapeau  et  de  prendre  en  quelque  sorte  pos- 
session, au  nom  de  la  science,  d'un  point  que  le  pied  de 
l'honmie  n'avait  pas  encore  foulé. 

Au  point  de  vue  pittoresque,  nous  eûmes  l'occasion  de 
vérifier  encore  une  fois  une  remarque  que  nous  avions 
déjà  faite  à  plusieurs  reprises.  Nous  restâmes  convaincus 
que  le  charme  des  vues  de  haute  montagne  réside  bien 
plutôt  dans  les  détails  des  sites  rapprochés,  que  dans  l'é- 
tendue du  panorama  que  l'on  a  sous  les  yeux.  Ce  qui  fas- 


90  LES  ASCENSIOISS  CÉLÈBRES. 

cine,  c'est  le  sublime  chaos  d  arêtes  tranchantes,  de  pics 
élancés,  au  milieu  de  vastes  champs  de  neige,  de  voûtes 
brisées,  de  pitons  détachés ,  dont  l'œil  le  plus  exercé 
chercherait  en  vain  à  reconstruire  l'enchaînement  pri- 
mitif. Ce  sont  encore  ces  contrastes  de  lumière  et  d'ombre 
qui  ne  font  que  mieux  ressortir  la  puissance  des  reliefs. 
C'était  surtout  cette  profonde  crevasse  de  la  vallée  de  l'Aar, 
et  cette  autre,  non  moins  sombre,  dans  laquelle  le  Rhône 
va  prendre  ses  premiers  ébats  au  sortir  du  glacier;  c'é- 
taient, sur  le  plateau,  entre  les  deux  vallées,  ces  deux 
rochers  arrondis,  étalant  au  soleil  leurs  surfaces  polies, 
témoins  de  l'ancien  séjour  des  glaciers.  C'était,  enfin, 
un  peu  plus  loin,  les  géants  des  Alpes,  aux  flancs  roides, 
aux  sommets  dentelés  et  déchirés,  en  partie  d'anciennes 
connaissances,  qui  rappelaient  de  beaux  moments  de  notre 
vie  alpestre,  entre  autres  le  Schreckhorn,  au  sommet  du- 
quel on  aperçoit  encore  la  tige  du  drapeau  que  j'y  avais 
planté  en  1842,  avec  mon  ami  Escher  de  la  Linlh,  et  un 
peu  plus  loin,  à  droite, les  trois  cimes  jumelles  du  Wetter- 
horn,  que  nous  avions  visitées  ensemble  l'année  précé- 
dente el  doiit  l'une,  le  Rosenhorn,  conservait,  elle  aussi, 
des  traces  de  notre  passage.  Nous  nous  retrouvions,  de 
plus,  entourés  des  mêmes  guides  qui  nous  avaient  ac- 
compagnés sur  ces  différents  sommets,  et  qui  ne  jouis- 
saient pas  moins  que  nous  de  ce  grand  spectacle.  Ils  trou- 
vaient surtout  du  charme  à  se  remettre  en  mémoire  et  à 
nous  rappeler  tous  les  incidents  de  nos  différentes  ascen- 
sions, depuislaJungfrau  jusqu'au  Galenstock,  à  passer  en 
revue  les  difficultés  que  nous  avions  rencontrées,  et  les 
dangers  que  nous  avions  pu  courir  sur  chacune  de  ces 
sommités. 

Il  était  prés  d'une  heure  quand  nous  nous  remîmes  en 
route.  La  neige  s'était  considérablement  ramollie  sur  les 
pentes  exposées  au  soleil,  si  bien  que  l'on  s'y  enfonçait  main- 
tenant jusqu'à  mi-jambe.  D'un  autre  côté,  la  pente  n'était 


ASCENSION  AU  GALENSTOCK.  91 

pas  assez  forte  dans  la  direction  que  nous  devions  suivre, 
pour  nous  permettre  de  glisser.  Il  fallait,  comme  disent 
les  guides,  «  des  chevaux  au  traîneau,  »  termes  dont  ils 
se  servent  pour  désigner  les  glissades  qu'ils  font  faire  à 
leurs  messieurs  en  les  prenant  par  les  jambes  et  courant 
ainsi  en  bas  de  la  pente. 

Nous  approchions  maintenant  de  Tendroit  où  nous 
avions  lieu  de  supposer  que  la  neige  était  en  surplomb 
au-dessus  des  rochers.  Nous  eûmes  soin,  pour  plus  de 
sûreté,  de  suivre  exactement  nos  traces  du  matin.  Nous 
marchions  à  la  file,  le  guide  Jaun  en  tète  de  la  colonne. 
.Je  le  suivais  à  quelques  .pas,  puis  venait  M.  Dollfus  fils, 
après  lui  trois  autres  guides,  et  à  quelque  distance  en 
arriére,  M.  Dollfus  père  accompagné  du  cinquième  guide. 
Oais  et  heureux,  nous  devisions  sur  notre  bonne  chance 
et  sur  la  surprise  que  devait  causer  aux  touristes  et  aux 
guides  de  l'Oberland  la  vue  d'un  drapeau  flottant  au  som- 
met de  la  cime  inaccessible  du  Galenstock,  lorsque  tout 
à  coup  je  vis  une  fissure  se  former  devant  moi  et  se  pro- 
pager avec  la  rapidité  de  l'éclair...  J'aurai  éternellement 
présent  à  l'esprit  le  spectacle  de  ce  gouffre  aux  parois 
azurées,  qui  n'eut  d'existence  qu'un  clin  d'œil,  le  temps 
qu'il  faut  à  un  pan  de  montagne  pour  s'abimer.  —  La 
fente,  qui  m'avait  rasé  le  pied  gauche,  avait  passé  entre 
les  jambes  du  guide  qui  me  précédait.  Soit  instinct,  soit 
hasard,  il  s'était  jeté  du  côté  de  la  montagne.  Pas  un  cri, 
pas  un  murmure  ne  s'était  échappé  d'aucune  bouche  pen- 
dant cette  scène.  Mais  quand  je  me  retournai  pour  inter- 
roger mes  compagnons,  je  ne  vis  que  des  figures  boule- 
versées. Ils  n'étaient  plus  en  nombre...  A  deux  pas  der- 
rière moi,  un  bâton  penchait  sur  l'abîme;  celui  qui  le 
portait  avait  disparu,  emporté  avec  la  partie  de  la  mon- 
tagne qui  venait  de  s'écrouler.  M.  Dollfus,  qui  était  à  une 
petite  distance,  ne  comprit  pas  sur-le-champ  la  cause  de 
l'agitation  qui  était  survenue.  Il  allait  nous  exhorter  à 


92  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

être  prudents,  lorsqu'il  s'aperçut  que  la  troupe  n'était 
plus  au  complet.  Certes,  en  présence  d'une  découverte 
pareille,  l'émotion  d'un  père  n'a  besoin  ni  d'excuses,  ni . 
d'explication.  Celui  qui  manquait  était  son  fils.  Avant 
d'avoir  le  temps  de  nous  reconnaître,  nous  nous  trou- 
vâmes enveloppés  d'un  épais  nuage  de  neige  ;  c'était  la 
poussière  de  la  masse  éboulée,  que  le  vent  nous  amenait 
en  tourbillons...  Il  me  serait  difficile  de  dire  ce  qui  se 
passa  en  nous  dans  ces  circonstances.  Nous  nous  atten- 
dions à  chaque  instant,  maintenant  que  le  choc  était 
donné,  à  voir  une  autre  portion  du  flanc  de  la  montagne 
se  détacher  et  nous  entraîner  à  notre  tour  dans  le  gouffre  ; 
mille  projets  et  mille  souvenirs  vinrent  à  la  fois  assaillir 
mon  esprit.  Et  que  ne  devait-il  pas  se  passer  dans 
l'âme  de  celui  que  nous  envisagions  déjà  comme  une 
victime  ! 

Peu  à  peu  cependant,  —  il  me  serait  impossible  de  dire 
après  combien  de  temps,  —  les  tourbillons  de  neige  com- 
mencèrent à  s'éclaircir  un  peu,  de  manière  à  nous  per- 
mettre de  distinguer  vaguement  quelques  contours.  L'es- 
poir aussi  commençait  à  renaître  en  nous,  quand  nous 
vîmes  qu'il  ne  survenait  pas  de  nouvelles  crevasses.  Je  me 
disposai  alors  à  m'avancer  jusqu'au  bord  du  précipice  en 
m'étendant  de  mon  long  sur  la  neige;  pour  plus  de  sûreté, 
je  me  passai  autour  du  corps  la  ceinture  dont  M.  Dollfus 
était  toujours  muni,  afin  que  les  guides  pussent  au  besoin 
me  ramener  à  la  surface  au  cas  où,  par  l'effet  du  poids  de 
mon  corps,  une  autre  tranche  viendrait  à  se  détacher  de 
la  paroi  de  neige.  Je  ne  dirai  pas  avec  quelle  anxiété 
M:  Dollfus  père  me  suivit  du  regard,  combien  de  fois  il  me 
demanda  si  je  n'apercevais  aucune  trace  de  son  fils.  D'a- 
bord je  ne  vis  rien,  si  ce  n'est  une  énorme  masse  de  neige 
en  mouvement,  à  une  profondeur  de  plus  de  1,000  mè- 
tres au-dessous  de  moi.  C'était  la  masse  éboulée  qui  se 
précipitait^sous  forme  d'avalanche  dans  la  vallée  de  Gor- 


A<»liAl^ 


"^^^^^^■BffilP'" 


Ascension  du  Galenstock. 


ASCENSION  AU  GALRNSTOCK.  95 

sclieii,  au-dessus  de  Réalp.  Après  quelques  instants  cepen- 
dant, je  crus,  à  travers  le  brouillard  et  à  peu  près  per- 
pendiculairement au-dessous  de  moi,  au  milieu  de  la  traî- 
née de  l'avalanche,  apercevoir  un  objet  sombre.  Était-ce 
lui?  Je  n'osais  encore  y  croire,  je  n'osais  surtout  répondre 
affirmativement  à  toutes  les  questions  échappées  de  la 
bouche  des  guides.  Bientôt  cependant  je  n'eus  plus  de 
doutes.  C'était  bien  le  chapeau  de  mon  ami  et  le  coin  de 
son  épaule  que  je  venais  de  reconnaître.  Une  autre  ques- 
tion, non  moins  pressante,  était  de  savoir  s'il  était  mort 
ou  vif.  C'était  M.  Dollfus  père  qui  m'interrogeait  cette  fois. 
Il  m'eût  été  bien  doux,  on  le  conçoit,  de  surprendre  en 
ce  moment  un  signe  de  vie  de  la  part  de  celui  sur  qui  je 
tenais  les  yeux  fixés,  et  de  pouvoir  répondre  sur-le-ch;imp 
à  ce  père  au  désespoir  :  a  Votre  fils  est  vivant  !  »  Mais 
comment  nourrir  un  pareil  espoir?  Il  me  semblait  qu'à 
moins  d'un  miracle,  il  devait  être  écrasé  ou  étouffé  par  la 
neige.  Aussi  bien,  c'était  déjà  une  sorte  de  miracle  qu'au 
lieu  d'être  entraîné  par  l'avalanche,  il  fût  resté  là,  si  près 
du  sommet,  à  25  mètres  au-dessous  de  nous.  Quelques 
instants  plus  tard  je  crus  réellement  remarquer  un  mou- 
vement. 11  n'était  donc  pas  mort!  On  comprend  l'impres- 
sion que  cette  découverte  dut  produire...  — Mais  ce  que 
l'on  ne  comprendra,  ce  que  l'on  ne  croira  que  difficile- 
ment, c'est  le  dévouement  dont  fit  preuve  en  ce  moment 
l'un  des  guides.  J'avais  à  peine  articulé  ces  mots  :  «  11  vit  !  » 
lue  Hans  Wahren,  le  guide  de  prédilection  de  M.  Dollfus, 
se  précipita  du  haut  de  l'escarpement.  Nous  poussâmes 
lous  un  cri  d'épouvante  en  le  voyant  disparaître.  Par  bon- 
iieur  il  tomba  dans  la  neige  de  l'avalanche,  à  10  mètres 
iu  sommet,  et,  comme  cette  neige  était  très-molle,  il  s'y 
3nfonça  si  profondément  qu'il  lui  fut  impossible  de  se  dé- 
5'ager. 

Sur  ces  entrefaites,  M.  Dollfus  fils  avait  commencé  à 
;e  remettre  de  l'étourdissement  que  lui  avait  causé  sa 


96  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

chute.  Il  fit  un  effort  pour  regarder  en  arrière,  et  quand 
il  m'aperçut  au  haut  de  l'escarpement,  sa  première  pensée 
fut,  on  le  conçoit,  pour  son  père.  La  nouvelle  que  son  père 
était  sain  et  sauf  et  qu'il  n'y  avait  eu  d'entraîné  que  lui, 
ranima  son  courage.  11  allait  essayer  de  se  relever,  lors- 
qu'il s'aperçut  qu'il  n'avait  plus  l'usage  de  son  bras  droit. 
Était-il  cassé,  était-il  démis,  c'est  ce  qu'il  ne  savait  en- 
core. t(  Mais,  démis  ou  cassé,  c'est  une  bagatelle,-  nous 
cria4-il,  du  moment  qu'il  n'y  a  que  moi.  » 

Comment  se  faisait-il  qu'il  se  fût  arrêté  dans  sa  chute  à 
une  distance  du  somment  relativement  si  faible?  A  l'aspect 
des  lieux,  des  personnes  d'un  tour  d'esprit  un  peu  moins 
analytique  auraient  vu  là  certainement,  et  non  sans  quel- 
que apparence  de  raison,  une  dispensation  spéciale  de  la 
Providence.  Le  fait  est  que,  sur  cette  longue  pente  si  ab- 
rupte du  Galenstock,  il  se  trouvait  une  tête  de  rocher  isolée, 
une  sorte  de  petite  pyramide  rocheuse,  contre  laquelle 
vint  frapper  la  partie  du  massif  éboulé  sur  laquelle  se 
trouvait  M.  Dollfus.  Une  portion  de  la  neige  y  resta  accu- 
lée, et  avec  elle  celui  qu'elle  avait  entraîné  dans  sa  chute. 
Si  celui-ci  s'était  trouvé  sur  tout  autre  point  de  ce  long 
massif,  il  aurait  infailliblement  été  entraîné  avec  l'ava- 
lanche et  n'aurait  pas  tardé  à  disparaître  dans  ses  pelotes 
gigantesques. 

Il  s'agissait  maintenant  d'aviser  aux  moyens  de  retirer 
M.  Dollfus  de  cette  position.  Nous  ne  voyions  point  encore 
comment  nous  y  prendre.  Ce  que  nous  savions  cependant, 
sans  nous  être  consultés,  c'est  que  nous  étions  décidés  à 
ne  pas  revenir  sans  lui.  Mais  nos  guides,  d'ordinaire  si 
calmes  lorsqu'il  s'agit  de  dangers  qu'ils  connaissent, 
étaient  complètement  désorientés.  Il  n'y  avait  aucun 
moyen  d'effectuer  notre  descente  par  l'escarpement  qu'a- 
vait suivi  l'avalanche.  Il  était  donc  indispensable  de  n- 
lïionter  M.  Dollfus.  Mais  entre  lui  et  nous  il  y  avait  d'abord 
une  paroi  verticale  de  10  mètres,  la  tranche  du  névé 


ASCE>;SION  AU  GALENSTOCK.  97 

écroulé,  puis  une  pente  très-roide,  représentant  une  hau- 
teur de  15  mètres. 

Pour  procéder  aussi  méthodiquement  que  possible, 
nous  attachâmes  l'un  des  guides  à  la  corde  et  le  fîmes  dé- 
valer 10  mètres,  jusqu'à  l'endroit  où  se  trouvait  son  cama- 
rade Wahren,  qu'il  aida  d'abord  à  se  dépêtrer  ;  après  quoi 
ils  essayèrent  de  descendre  les  15  autres  mètres  au  moyen 
d'un  de  ces  tours  de  force  dont  les  chasseurs  de  chamois 
ont  seuls  le  secret,  et  qui  consiste  à  trouver  exactement 
l'endroit  où  la  neige  est  assez  tassée  pour  servir  de  sup- 
port au  pied. 

Ils  arrivèrent  ainsi,  à  force  d'adresse  et  de  patience  et 
en  se  collant  littéralemeiit  contre  la  neige,  auprès  de 
M.  Dollfus,  dont  ils  commencèrent  par  dégager  le  corps. 
Quand  ils  l'eurent  complètement  déterré,  on  constata  avec 
douleur  qu'il  n'avait  pas  seulement  le  bras  malade  ;  sa 
jambe  aussi  était  compromise  au  point  de  refuser  tout 
service.  Le  moyen  de  faire  franchir  à  un  homme  en  pareil 
état  une  pente  de  60  et  sur  quelques  points  de  70  degrés! 
A  la  descente,  c'eût  été  impossible,  mais  à  la  montée  il  y 
a  toujours  plus  de  ressources.  Aussi  nos  deux  braves  gens 
manœuvrèrent-ils  si  bien,  qu'ils  parvinrent  à  amener 
M.  Dollfus  jusqu'au  haut  de  la  contre  pente.  Là,  ils  l'atta- 
chèrent à  la  corde  et  nous  le  hissâmes  à  nous,  en  ayant 
soin  de  faire  couler  la  corde  sur  nos  bâtons,  que  nous  avions 
placés  sur  le  bord  du  précipice.  On  employa  le  même  pro- 
cédé pour  remonter  les  deux  guides,  qui  arrivèrent  sains 
et  saufs  au  sommet. 

Plusieurs  longues  heures  s'étaient  écoulées  au  milieu 
de  cette  recherche  et  de  ces  efforts  pour  retrouver  celui 
que  nous  avions  cru  perdu.  Quand  nous  fûmes  de  nou- 
veau tous  réunis  au  sommet,  le  soleil  s'était  déjà  sensi- 
blement abaissé  sur  le  Finsteraarhorn.  iM.  Dollfus  était 
incapable  de  marcher.  L'un  des  guides  le  prit  sur  son 
dos  et  le  porta  jusqu'au   col  de   Galen.  C'était   là  que 

7 


98  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

nous  devions  prendre  quelque  nourriture,  parce  que  là 
seulement  nous  pouvions  nous  croire  entièrement  hors  de 
danger. 

E.  Desor^ 


1 


Matériaux  pour  l'étude  des  glaciers,  recueillis  par  M,  DoUiiis 
Ausset,  tome  IV.  Nous  avons  emprunté  à  cet  excellent  recueil  une- 
partie  de  nos  ascensions  des  Alpes. 


vil 

CATASTROPHE    DU    MONT  CERVIN 

E.     WYMPER,     LORD     DOUGLAS     (l865). 


DitTicullés  de  l'ascension.  —  Halte  au  sommet.  —  Trécautions  sur  la  des- 
cente. —  Effroyable  inclinaison.  —  Chute  dans  le  précipice.  —  Rupture 
de  la  corde.  —  Recherche  des  victimes. 


Au  mois  de  juillet  \  865,  la  nouvelle  suivante  était  donnée 
à  un  journal  de  Genève  : 

...  En  arrivant  à  Zermatt,  le  vendredi  li  au  soir,  nous 
avons  appris  que  le  pic  deMatterhorn  (mont  Cervin),  jus- 
qu'alors inaccessible,  avait  enfin  été  atteint,  et,  qu'avec 
une  lunette  d'approche,  on  avait  vu,  à  deux  heures,  des 
hommes  sur  le  sommet. 

11  était  en  effet  parti  la  veille  une  expédition  pour  cette 
redoutable  cime.  Des  Anglais  avaient  résolu  de  tenter  en- 
core une  fois  de  gravir  le  géant  qui  surjUombe  de  sa  pyra- 
mide abrupte  les  hautes  montagnes  d'alentour,  et  dont  la 
hauteur  est  de  4, 48^2  mètres.  Ils  étaient  quatre;  l'un 
d'eux,  M.  E.  Wymper,  avait  failli  payer  de  sa  vie,  il  y  a 
deux  ans,  cette  même  ascension  ;  il  était  décidé,  dit-on,  à 
l'accomplir  ou  à  y  trouver  la  mort.  Trois  guides,  deux  de 
Zermatt  et  l'autre  de  Chamounix,  accompagnaient  ces  hardis 
vovniïeurs.  .^f^rJ^r.^  S 


BIBLIOTHECA 


100  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

Tout  Zernialt  ne  parlait  quo  de  la  grande  nouvelle. 
La  dernière  cime  de  la  chaîne  du  mont  Rose  avait  été  à 
son  tour  foulée  par  le  pied  de  l'homme,  et  rien  n'était 
impossible  à  l'audace  et  au  sang-froid  de  la  race  anglo- 
saxonne. 

Ceux  qui  ont  visité  Zermatt  et  vu  le  gigantesque  pic  se 
dresser  au-dessus  de  sa  large  base,  peuvent  seuls  com- 
prendre le  péril  immense  de  cette  entreprise.  Mais,  dans 
la  joie  du  triomphe,  on  ne  réfléchissait  pas  que  tout  n'était 
pas  encore  dit,  et  qu'il  s'agissait  de  redescendre  les  flancs 
de  la  montagne. 

Quoi  qu'il  en  soit,  une  douloureuse  nouvelle  se  répandit 
le  samedi  matin  et  parvint  bientôt  jusqu'au  Riffel,  où  nous 
étions.  Sur  les  sept  voyageurs  partis  le  15  de  Zermatt, 
trois  seulement  y  étaient  rentrés  :  les  autres  avaient  péri 
en  redescendant. 

Nous  extrayons  le  récit  suivant  de  la  lettre  écrite  au  pré- 
sident du  Chib  des  Alpes,  par  M.  Wymper,  le  seul  des 
Anglais  qui  ait  survécu. 

C'est  le  mercredi  12  juillet  qu'accompagné  de  lord 
Francis  Douglas,  je  franchis  le  col  de  Saint-Théodule,  dans 
le  but  de  me  procurer  des  guides  de  Zermatt.  Après  être 
sorti  des  neiges  du  côlé  nord,  nous  contournâmes  les 
bases  du  grand  glacier;  puis,  le  glacier  de  Furgge  passé, 
je  laissai  ma  tente,  des  cordes  et  d'autres  objets  dans  la 
petiie  chapelle  qui  se  trouve  auprès  du  lac  Noir.  De  là 
nous  descendîmes  au  village  et  j'y  engageai  les  services 
de  Pierre  Tauggwald,  en  l'autorisant  à  s'adjoindre  un 
deuxième  guide. 

Dans  la  soirée,  arriva  à  notre  hôtel  le  révérend  Charles 
Hudson  et  son  ami  M.  Hadow  ;  tous  deux  me  firent  part 
de  leur  intention  de  chercher  à  gravir  le  mont  Cervin, 
le  lendemain  au  matin.  Lord  Douglas  tomba  d'accord 
avec  moi  sur  la  convenance  de  nous  réunir  à  nos  compa- 
Iriotes. 


CATASTROPHE  DU  MONT  CEUVIN.  101 

Nou^  parlâmes  dans  ce  sens  à  iM.  Hudsoii,  qui  accepta 
immédiatement  celte  proposition.  Mais,  avant  d'admettre 
M.  Iladow  parmi  nous,  j'eus  soin  de  m'informer  de  ses 
capacités  comme  marcheur;  et,  autant  que  je  puis  m'en 
souvenir,  M.  ïludson  me  répondit  que  son  jeune  compa- 
gnon avait  gravi  le  sommet  du  mont  Blanc  en  moins  de 
temps  que  la  plupart  des  touristes;  il  ajouta  que  M.  Hadow 
s'était  déjà  distingué  plusieurs  fois  dans  les  expéditions 
analogues,  et  qu'il  le  considérait  comme  parfaitement  à 
même  de  tenter  lavenlure  ave  nous.  M.  Hadow  fut  donc 
définitivement  admis. 

Nous  nous  mîmes  en  quête  d'autres  guides.  Michel 
Croz  était  au  service  de  M.  Hadow  et  de  M.  Hudson.  Ce 
dernier  estimait  que  si  Pierre  Tauggwald  consentait  à 
nous  accompagner,  le  nombre  des  guides  serait  suffi- 
sant; je  communiquai  cette  pensée  à  nr.s  liommes,  qui 
l'approuvèrent. 

Nous  quittâmes Zermatt  le  jendi,  à  cinq  heures  et  demie 
du  matin.  Sur  le  désir  exprimé  par  leur  père,  les  deux  fils 
Tauggwald  vinrent  avec  nous.  Ils  portaient  des  provisions 
pour  trois  jours.  Nous  ne  prîmes  point  de  corde  au  village; 
il  s'en  trouvait  de  reste  dans  la  chapelle  du  lac  Noir.  On  ne 
cesse  de  me  demander  pourquoi  nous  n'emportâmespoint 
le  cordon  en  fil  de  fer  inventé  par  M.  Hudson,  et  qui  faisait 
partie  de  son  bagage.  Je  ne  sais  que  répondre.  Ledit  cor- 
don ne  fut  pas  même  mentionné  par  M.  Hudson,  et  je  ne 
l'ai  vu  qu'après  la  catastrophe.  C'est  de  ma  corde  seule 
que  nous  nous  sommes  servis.  Elle  se  composait  de 
'200  pieds  de  la  corde  adoptée  par  le  club  des  Alpes  ;  puis 
de  150  pieds  d'une  autre  espèce  de  corde  que  j'estime 
être  plus  forte  que  la  précédente;  enfin,  de  200  pieds 
d'une  corde  plus  mince  et  plus  faible  que  la  piemière; 
celle-ci  avait  été  employée  par  moi  jusqu'à  l'époque  de 
l'adoption  générale  de  la  corde  du  club  des  Alpes. 

En  quittant  le  village,  notre  intention  était  d'attaquer  la 


102  LES  ASCENSIOîsS  CÉLÈBRES. 

montagne  d'une  façon  sérieuse,  et  nous  étions  abondam- 
ment pourvus  de  tout  l'attirail  dont  une  longue  expérience 
nous  avait  démontré  la  nécessité.  Cependant,  le  premier 
jour,  nous  ne  nous  proposions  pas  d'atteindre  une  très- 
grande  hauteur,  mais  seulement  de  nous  arrêter  lorsque 
nous  trouverions  un  lieu  favorable  à  l'érection  de  la 
tente. 

Nous  montâmes  en  conséquence  très-lentement;  à  huit 
heures,  nous  passions  le  lac  Noir  et  suivions  l'arête  qui 
relie  le  Ilornli  au  pic  du  mont  Cervin  proprement  dit. 
Avant  midi,  la  tente  était  fixée,  nous  étions  à  11,000  pieds 
de  hauteur;  mais  Croz  et  l'aîné  des  fils  Tauggwald  pour- 
suivirent en  éclaireurs,  afin  de  gagner  du  temps  pour  le 
lendemain. 

Ils  revinrent  tout  heureux  de  nous  informer  qu'ils 
n'avaient  point  trouvé  de  difficultés  insurmontables,  et 
que,  si  nous  les  avions  accompagnés,  nous  eussions  pu 
gravir  jusqu'au  sommet  et  redescendre  à  la  tente  pour 
le  soir.  Le  reste  de  la  journée  se  passa  à  considérer 
la  vue,  à  nous  chauffer  au  soleil  et  à  converser  ;  le  cou- 
chant fut  magnifique,  et  tout  nous  promettait  un  très- 
beau  temps. 

Avant  la  tombée  delà  nuit,  lludson  prépara  le  thé;  je 
lis  le  café,  et  chacun  de  nous  se  revêtit  du  sac  qui,  dans 
les  excursions  alpestres,  remplace  le  lit.  Ainsi  que  les 
Tauggwald  et  lord  Douglas,  j'occupai  la  tente;  les  autres 
préférèrent  rester  dehors.  11  était  déjà  nuit  close  que  les 
précipices  et  les  rochers  répercutaient  encore  nos  rires  et 
les  chants  des  guides.  Nous  étions  heureux,  et  nul  de  nous 
n'appréhendait  le  moindre  péril. 

Avant  l'aurore,  nous  étions  debout  et  en  marche  ;  le  cadet 
des  fils  Tauggwald  ne  vint  pas  plus  loin.  A  six  heures, 
nous  avions  atteint  une  hauteur  de  1"2, 800  pieds  ;  nous 
décidâmes  d'y  faire  une  halte  d'une  demi-heure,  puis  Tas- 
cension  continua  sans  la  moindre  interruption  jusqu'à  dix 


'^•'^BA 


Le  Cervin. 


CATASTROPHE  DU  MONT  CERVIN.  105 

heures.  A  I  4,000  pieds,  nous  fîmes  une  halte.  Jusqu'à  ce 
point  nous  avions  gravi  du  côté  nord  et  sans  nous  servir 
de  la  corde. 

Tantôt  je  tenais  la  tête,  quelquefois  c'était  Hudson. 
iNousétions  arrivés  au  pied  de  cette  partie  du  pi('  qui,  con- 
sidérée de  Zermatt,  semble  perpendiculaire;  impossible 
(le  poursuivre.  D'un  commun  accord, nous  gravîmes,  pen- 
(ianlun  certain  temps,  par  l'arête,  dont  une  des  extrémités 
M'  dirige  vers  le  village,  puis  il  fallut  tourner  à  droite,  au 
nord-ouest. 

Nous  avions  changé  notre  ordre  de  marche  :  Croz  s'avan- 
çait le  premier;  je  le  suivais,  puis  Hudson,  lladovv,  Dou- 
glas, enfin  Tauggwald  et  son  fils.  Ici  la  prudence  et  la  len- 
teur devenaient  indispensables.  En  certains  endroits,  nous 
ne  savions  guère  à  quoi  nous  accrocher.  Dans  les  fissures 
et  les  rugosités  de  la  roche  était  incrustée  une  neige 
durcie,  et  le  roc  lui-même  était  revêtu  d'une  mince  couche 
de  glace.  Néanmoins,  un  montagnard  pouvait  encore  y 
passer. 

Toutefois,  ici,  nous  découvrîmes  que  M.  Hadow  n'était 
pas  suffisamment  familiarisé  avec  ce  genre  de  labeur  ;  à 
chaque  instant  il  fallait  venir  à  son  secours.  Nul  de  nous, 
cependant,  ne  proposa  de  le  laisser  en  arrière.  Pour  rendre 
hommage  à  la  vérité,  je  dois  ajouter  que  la  peine  qu'il 
avait  à  avancer  ne  provenait  ni  de  fatigue,  ni  de  faiblesse, 
l'expérience  seule  lui  faisait  défaut. 

M.  Hudson,  qui  me  suivait,  escalada  la  montagne  tout 
entière  sans  qu'on  dût  une  seule  fois  venir  à  son  aide; 
({uelquefois,  après  que  Croz  m'avait  tendu  la  main  pour 
m'attirer  à  lui,  je  me  tournais  pour  offrir  la  main  à 
Hudson  :  il  la  refusait  toujours  comme  n'en  ayant  aucun 
besoin. 

Celte  difficile  partie  de  notre  lâche  ne  fut  pas  de  longue 
durée;  l'espace  parcouru  n'avait  guère  plus  de  500  pieds 
de  hauteur;  à  son  extrémité,  l'inclinaison  diminua  peu  à 


106  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

peu  :  et,  pour  arriver  à  la  cime  même,  je  me  détachai  de  la 
caravane,  ainsi  que  Croz,  et  c'est  en  courant  que  nous 
arrivâmes  au  sommet  du  mont  Gervin.  Il  était  1  heure  40; 
nos  amis  nous  rejoignirent  dix  minutes  plus  tard. 

On  m'a  prié  de  décrire  l'état  personnel  de  chacun]  lors 
de  son  arrivée  à  la  cime.  Aucun  ne  semblait  fatigué,  et  je 
suis  convaincu  qu'aucun  ne  l'était.  Croz  se  mit  à  rire  quand 
je  l'interrogeai  à  cet  égard;  au  fait,  nous  n'avions  été  en 
route  que  pendant  dix  heures  et  je  fis  remarquer  à  Croz 
que  notre  marche  s'était  accomplie  avec  lenteur. 

((  Oui,  me  répondit-il,  nous  avons  eu  raison  de  ne  pas 
nous  presser;  mais  j'avoue  que,  pour  descendre,  je  préfé- 
rerais êlre  seul  avec  vous  et  un  guide.  » 

Mes  compatriotes  et  moi,  nous  discutions  déjà  l'emploi 
de  noire  soirée,  à  notre  retour  au  village. 

La  halte  au  sommet  fut  d'une  heure.  Je  me  concertai 
avec  Hudson  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour  la  descente. 
Nous  tombâmes  d'accord  qu'il  convenait  de  faire  marcher 
Croz  en  tête,  comme  étant  le  plus  fort.  Hadow  le  suivait. 
Hudson  qui,  pour  Ja  sûreté  du  pied,  valait  un  guide,  vou- 
lut être  le  troisième.  Lord  Douglas  venait  ensuite,  et  le 
vieux  Tauggwald  était  derrière  lui.  Je  suggérai  à  Hudson 
la  pensée  qu'il  ne  serait  pas  mal  d'attacher  une  corde  au 
rocher  lorsque  nous  arriverions  à  l'endroit  difficile,  que 
nous  la  saisirions  des  deux  mains,  et  que  nous  y  trouve- 
rions un  très-efficace  supplément  de  sécurité.  11  approuva 
mon  projet  ;  mais  nous  ne  décidâmes  point  positivement 
de  le  mettre  à  exécution.  Tous  s'attachèrent  les  uns  aux 
autres,  tandis  que  je  terminais  un  croquis  du  sommet.  Ils 
m'attendirent;  je  me  reliai  seulement  au  fils  Tauggwald; 
et  nous  allions  nous  remettre  en  route,  lorsque  quelqu'un 
fit  la  remarque  que  nous  n'avions  pas  laissé  nos  noms 
dans  une  bouteille. 

On  me  pria  de  les  écrire;  pendant  que  je  m'y  prêtais 
commença  la  marche.   Quelques  minutes  après,  je  les 


CATASTROPHE  DU  MONT  CERVIN.  107 

rejoignis;  ils  se  trouvaient  dans  l'endroit  le  plus  difficile. 
On  prit  les  soins  les  plus  minutieux.  Un  seul  homme  bou- 
geait à  la  fois  ;  lorsqu'il  avait  pris  son  assiette,  le  suivant 
s'avançait  en  silence.  La  distance  moyenne  existant  entre 
nous  était  d'à  peu  près  20  pieds.  On  n'avait  point  cepen- 
dant attaché  au  roc  la  corde  supplémentaire  ;  on  n'en 
parla  point,  et  je  ne  crois  pas  même  y  avoir  pensé  alors. 

Comme  je  l'ai  expliqué,  j'étais  détaché  des  autres  et  je 
les  suivais  ;  mais,  au  bout  d'un  quart  d'heure,  lord  Dou- 
glas me  pria  de  me  rattacher  au  père  Tauggwald,  crai- 
gnant, me  dit-il,  que  s'il  venait  à  glisser,  ce  dernier  ne 
suffît  pas  pour  le  maintenir.  Je  le  fis  immédiatement  ; 
c'était  dix  minutes  avant  la  catastrophe,  et  c'est  à  celte 
précaution,  prise  pour  un  autre,  que  Tauggwald  doit  la 
vie. 

Au  moment  de  l'accident,  tous  étaient  immobiles,  je  le 
crois  du  moins  ;  mais  je  ne  puis  le  dire  avec  certitude  ,  et 
les  deux  Tauggwald  ne  le  peuvent  pas  davantage,  parce 
que  les  deux  hommes  marchant  en  tète  étaient  à  demi  ca- 
chés par  un  épaulement  du  roc.  Le  pauvre  Croz  avait  jeté 
sa  hache,  et,  pour  donner  à  Hadow  plus  de  sécurité,  il  lui 
prenait  les  jambes  et  lui  mettait  les  pieds,  l'un  après 
l'autre,  dans  les  positions  qu'ils  devaient  occuper,  et,  à  en 
juger  par  les  mouvements  de  leurs  épaules,  je  pense  que 
Croz  se  tournait  pour  descendre  d'un  pas  ou  deux  ;  c'est 
dans  cet  instant  que  M.  Hadow  doit  avoir  trébuché,  puis 
être  tombé  sur  lui. 

Croz  poussa  un  cri,  je  le  vis  glisser  avec  la  rapidité  de 
la  flèche,  suivi  par  Iladow  ;  une  seconde  après,  Hudson 
fut  arraché  de  sa  place  et  lord  Douglas  avec  lui  ;  ce  fut 
l'affaire  de  deux  secondes.  Mais  à  l'instant  même  où  nous 
entendîmes  l'exclamation  de  Croz,  je  me  renversai  en 
arrière  avec  Tauggwald  aussi  ferme  que  le  permettait  l'ef- 
froyable inclinaison  du  rocher. 

La  corde  qui  nous  reliait  était  tendue,  elle  choc  nous  at- 


lOS  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

teignit  comme  un  seul  homme.  Nous  nous  maintînmes;  la 
corde  se  rompit  à  égale  distance  de  Tauggwald  et  de  Dou- 
glas. Pendant  deux  ou  trois  secondes,  tout  au  plus,  nous 
vîmes  nos  infortunés  compagnons  glisser  sur  le  dos,  en 
étendant  les  mains,  puis  ils  disparurent  l'un  après  l'au- 
tre, et  tombèrent  de  précipice  en  précipice,  sur  le  gla- 
cier, 4,000  pieds  plus  bas!... 


Catastrophe  du  mont  Cervin. 

Pendant  une  demi-heure,  le  saisissement  nous  rendit 
immobiles.  Paralysés  par  la  terreur,  les  deux  Tauggwald 
pleuraient  comme  des  enfants  et  tremblaient  comme  la 
feuille.  Descendus  un  peu  plus  bas,  je  demandai  à  voir  la 
corde  qui  s'était  rompue.  Hélas!  à  ma  consternation,  je 
constatai  que  c'était  la  plus  faible  des  trois.  Nos  malheu- 


CATASTROPHE  DU  MONT  CERYIN.  109 

reux  amis,  s'altachant  les  uns  aux  autres  pendant  que  je 
dessinais,  je  n'avais  pas  pris  garde  à  la  corde  choisie  par 
eux.  —  On  a  prétendu  que  la  corde  s'est  cassée  par  suite 
de  sa  friction  sur  le  roc;  il  n'en  est  rien,  et  l'extrémité 
restée  en  ma  possession  ne  justifie  point  cette  manière  de 
voir. 

Pendant  les  deux  heures  qui  suivirent,  chaque  instant 
me  sembla  être  le  dernier  de  mon  existence.  Les  Taugg- 
wald  étaient  complètement  énervés  et  hors  d'état  de 
m'êlre  utiles  ;  ils  chancelaient  à  chaque  pas.  Je  dois  cepen- 
dant ajouter  qu'à  peine  arrivés  dans  une  partie  plus  facile 
de  la  descente,  le  jeune  homme  se  mit  à  fumer  et  à  man- 
ger, comme  si  rien  de  funeste  ne  fût  survenu.  —  Je  n'ai 
plus  rien  à  dire  de  la  descente. 

Sans  cesse ,  mais  toujours  en  vain,  je  m'arrêtais  pour 
chercher  à  découvrir  des  traces  du  passage  de  mes  infor- 
nés  compagnons.  La  nuit  nous  surprit  quand  nous  nous 
trouvions  encore  à  15,000  pieds  de  haut.  Nous  n'entrâmes 
à  Zermalt  que  le  samedi,  à  10  heures  et  demie  du  matin. 

Dès  mon  arrivée,  je  demandai  au  maire  d'envoyer 
autant  de  monde  que  possible  sur  les  hauteurs  dominant 
l'endroit  où  j'étais  certain  que" mes  amis  étaient  tombés. 
Plusieurs  hommes  partirent  et  revinrent  au  bout  de  six 
heures;  ils  les  avaient  vus,  mais  sans  pouvoir  les  atteindre 
ce  jour-là.  Le  lendemain  nous  nous  mîmes  en  route  en 
suivant  la  direction  que  nous  avions  prise  quatre  jours 
auparavant.  Du  Hornli  nous  descendîmes  à  droite  de 
l'arête,  et,  les  moraines  du  glacier  du  mont  Cervin  esca- 
ladées, nous  arrivâmes  sur  le  plateau  qui  termine  ce 
dernier,  en  vue  de  l'angle  où  nous  savions  que  les  corps 
reposaient. 

En  voyant  chacun  de  nos  guides,  au  visage  hâlé,  pointer 
successivement  le  télescope  sur  un  certain  endroit,  pâlir, 
puis  remettre  en  silence  l'instrument  à  son  voisin,  nous 
comprîmes  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  espérer.  Nous  appro- 


110  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

châmes.  Les  malheureux  gisaient  dans  l'ordre  où  ils  s'é- 
taient trouvés  sur  le  pic  ;  Croz  un  peu  en  avant,  Hadow 
près  de  lui  et  Hudson  à  quelque  distance  en  arriére;  quant 
à  lord  Douglas,  impossible  de  le  retrouver.  A  mon  grand 
étonnement,  je  constatai  qu'ils  étaient  attachés  avec  la 
corde  du  club  ou  avec  la  seconde  corde  forte,  par  consé- 
quent, un  seul  fragment,  celui  qui  existait  entre  Taugg- 
wald  et  Douglas  était  la  moins  sohde  de  tous. 

Par  ordre  du  conseil  d'État  du  Valais,  quatre  jours 
après  l'événement,  vingt  et  un  guides  durent  aller  cher- 
cher et  ramener  au  village  le  corps  de  nos  amis.  Ces  bra- 
ves gens  accomplirent  cette  tâche  dangereuse  avec  une 
intrépidité  qui  leur  fait  honneur. 

Ils  ne  virent  aucune  trace  du  corps  de  lord  Douglas, 
vraisemblablement  arrêté  dans  sa  chute  par  quelque  pointe 
de  rocher.  Personne  ne  déplore  sa  perte  plus  profondé- 
ment que  moi;  quoique  jeune,  c'était  un  montagnard 
accompli.  Pour  lui,  le  danger  n'existait  pas. 

Je  dus  rester  à  Zermatt  jusqu'au  22  juillet  pour  assister 
à  l'enquête  instituée  par  le  gouvernement. 

Telle  est  la  triste  histoire  que  j'avais  à  raconter.  Une 
simple  glissade,  ou  un  simple  faux  pas,  a  été  la  cause 
d'une  infortune  qu'on  n'oubliera  jamais.  J'ajouterai  un 
mot.  Si  la  corde  ne  se  fût  pas  rompue,  vous  n'auriez 
pas  reçu  cette  lettre,  car  nous  n'eussions  pas  été  de  force  à 
balancer  le  poids  de  quatre  hommes  tombant  à  la  lois. 

M.iis  je  suis  convaincu  que  nul  accident  ne  fût  arrivé 
si  la  corde  qui  liait  Tauggwald  au  dernier  de  nos  amis 
eût  été  roide  comme  celle  qui  rattachait  ce  guide  à  moi. 
La  corde  est  d'un  grand  secours,  mais  elle  ne  doit  jamais 
former  anneau ,  car,  si  une  personne  tombe  ou  glisse,  sa 
chute  acquiert  graduellement  une  vitesse  à  laquelle  il  est 
difficile  de  résister. 

Edouard  Wimper. 


Il 


LES  PYRENEES 
LES  CAP  NORD   —    LE  PIC   DE  TÉNÉRIFFE 


Sur  les  pentes  méridionales  des  monts  élevés,  près  de  la  dent  deMulhacen, 
vous  êtes  vers  le  soir  au  pied  des  rocs  où  s'arrêtent  les  nuages.  Déjà  la 
lumière  abandonne  les  vallons,  et  l'obscurité  s'étend  sur  la  mer  qui  vous 
sépare  du  sol  des  Africains.  En  parvenant  jusqu'à  vous,  entre  les  faibles 
tiges  de  l'yeuse,  les  clartés  du  couchant  colorent  les  sommets  inaccessibles, 
au-dessus  des  précipices  dont  le  fond  ne  se  distingue  plus.  Vous  vous  rap- 
prochez ensuite  du  rivage,  autant  que  le  permet  dans  la  nuit  l'aspérité  des 
lieux.  Mille  pieds  plus  bas  les  ondes  roulent  et  se  brisent  sur  la  grève  iné- 
gale. Ainsi  que  les  familles  des  Immmes,  les  vagues  expirent  sans  cesse; 
ce  mouvement  change  pour  renaître. 

Mais  au  milieu  des  monts  incultes  un  accord  plus  sévère,  un  solennel 
l'epos  font  oublier  le  temps  et  agrandissent  la  pensée.  La  vue  pénètre  dans 
un  monde  plus  sombre  et  plus  vaste,  dans  l'immensité  des  cieux.  Quelque- 
fois tout  reste  muet  auprès  de  vous,  et  il  semble  qu'une  voix  tranquille, 
venue  des  profondeurs  de  l'espace,  révèle  un  ordre  plus  grand,  une  puis- 
sance plus  généreuse,  une  beauté  plus  constante. 

Séxancocr.  —  Rêveries. 


Le  cirque  de  Gavarnie 


LE  PIC   DU    MIDI 


R.    DE    MIRBEL 


Vallée  de  Baréges.  —  Le  lac  d'Oncet. 
Contemplation. 


Fleurs  et  arbustes. 


Nous  attendions  avec  une  sorte  d'impatience  que  les 
neiges  eussent  abandonné  les  pentes  du  Pic  du  Midi  de 
liigorre  pour  tenter  un  voyage  vers  celte  montagne  célè- 
bre. Déjà  Bamond  s'en  était  approché  au  commencement 
de  juillet,  mais  il  avait  trouvé  le  chemin  impraticable,  et 
il  n'avait  point  été  au  delà  du  lac  d'Oncet.  Depuis  cett^ 


114  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

époque  jusqu'au  22,  à  peine  le  soleil  avait-il  été  de  loin  en 
loin  couvert  de  faibles  nuages  :  ses  feux,  concentrés  dans 
les  vallées,  embrasaient  l'atmosphère.  Il  demeurait  vain- 
queur des  frimas;  aucun  obstacle  ne  devait  plus  nous 
arrêter. 

Nous  formâmes  une  société  de  treize  ou  quatorze  per- 
sonnes, et  nous  partîmes  à  quatre  heures  du  matin.  La 
majeure  partie  de  mes  compagnons  de  voyage  avait  pris 
des  chevaux  pour  gagner  le  pied  du  pic.  Quant  à  moi, 
j'allais  à  pied,  selon  ma  coutume,  portant  sur  mon  dos  la 
boîte  de  fer-blanc  qui  me  servait  à  renfermer  les  plantes 
que  je  rencontrais.  J'étais  armé  d'un  long  bâton  ferré,  et 
je  m'étais  muni  de  souliers  à  crampons. 

Nous  suivîmes  la  vallée  de  Baréges,  le  long  du  Bastan, 
et  nous  gagnâmes  les  pentes  du  Tourmalet.  A  sa  base 
s'ouvre,  vers  le  nord,  une  petite  vallée  latérale  de  la- 
quelle sort  un  ruisseau  qui  va  joindre  ses  eaux  tranquilles 
à  celles  du  Hastan  impétueux.  La  vallée  de  Baréges  adou- 
cit un  peu  ici  la  rudesse  de  ses  pentes  menaçantes;  son 
sol,  moins  aride,  se  couvre  de  verdure,  et  ses  prairies 
sont  émaillées  de  fleurs.  L'asphodèle  rameuse,  dont  la 
tige  et  les  feuilles  sont  d'un  vert  éclatant  et  les  fleurs 
blanches  striées  de  rose,  y  était  abondamment  répandue; 
elle  élevait  sa  tête  au-dessus  de  fleurs  plus  modestes  et 
non  moins  belles.  La  véronique  saxalile,  cramponnant  sa 
tige  ligneuse  aux  rochers  qui  perçaient  la  prairie  de  leurs 
pointes  aiguës,  semblait  vouloir  les  cacher  au  voyageur. 
Ses  jolies  fleurs,  d'un  bleu  foncé,  surmontées  de  deux 
anthères  blanches,  la  faisaient  reconnaître  de  loin.  Nous 
rencontrions  aussi  la  gentiane  à  fleurs  jaunes  et  le  plantain 
des  Alpes. 

La  vallée  qui  conduit  au  pic  s'arrête  au  lac  d'Oncet,  où 
nous  nous  arrêtâmes  pour  déjeuner.  Ceux  qui  n'ont  point 
parcouru  les  montagnes  ne  sauraient  se  faire  une  idée  du 
plaisir  que  l'on  ressent  à  faire  un  frugal  repas,  auprès 


LE  l'IC  DU  MIDI.  117 

d'une  eau  limpide,  après  une  longue  et  pénible  course,  il 
semble  que  cet  air  vif  et  pur  vous  ramène  aux  institutions 
naturelles.  On  croirait,  à  voir  le  montagnard,  qu'en  abor- 
dant ce  climat  nouveau  il  a  pris  une  nouvelle  âme. 

Les  bords  du  lac  étaient  ornés  de  la  violette  biflore  dont 
les  fleurs  dorées  se  mariaient  avec  le  vert  ardent  de  la 
prairie  ;  cà  et  là  on  apercevait,  à  la  déclivité  des  côtes,  la 
jaune  arnica  qui  tenait  sa  tête  pencbée  sur  le  lac,  et  déjà 
la  lauréole  odorante  parait  les  environs  des  précipices  de 
ses  tiges  rampantes  couvertes  de  fleurs  roses,  et  embau- 
mait l'air  de  son  parfum. 

A  l'ouest  du  lac,  s'élevaient  perpendiculairement  de 
liantes  montagnes  dont  le  pied  s'enfonçait  sous  les  eaux; 
au  nord,  le  roc  n'était  pas  praticable,  mais  il  s'abaissait 
vers  l'est  et  laissait  voir  les  bases  du  Pic  du  Midi.  C'était 
ce  chemin  que  nous  devions  prendre  ;  la  pente  en  était 
douce  et  facile. 

Le  soleil  dorait  déjà  le  sommet  des  montagnes  et  nous 
avertissait  de  nous  remettre  en  marche.  Nous  partîmes 
laissant  au  bord  du  lac  un  de  nos  guides  pour  garder  nos 
chevaux,  et  nous  nous  acheminâmes  lentement  vers  la 
cime  du  pic.  La  raréfaction  de  l'air,  l'état  de  la  végétation, 
le  silence  de  la  nature,  la  solitude  de  ces  lieux,  tout  nous 
annonçait  l'approche  des  hautes  régions.  Un  gazon  sec, 
âpre  et  ghssant,  tapissait  le  rocher;  quelques  plantes 
alpestres  étaient  répandues  çà  et  là.  Au  milieu  d'elles  se 
faisaient  remarquer  la  gentiane  printanière  et  la  gentiane 
acuale,  ces  deux  compagnes  inséparables,  qui,  nées  à  la 
même  latitude;  parcourent  les  mêmes  régions,  habitent  le 
bord  des  eaux  ou  l'aride  rocher,  les  terres  grasses  et  pro- 
fondes ou  le  mont  qui  en  est  dépourvu.  Quelquefois  aussi 
de  jolies  touffes  de  silènes  récréaient  la  vue,  et  près 
d'elles  le  drasa  à  fleur  gris  de  lin  étalait  son  feuillage  déli- 
cat. Plus  loin,  au  milieu  des  éboulements  et  des  débris, 
monuments  de  la  toute-puissance  du  temps,  croissaient 


1)8  LES  ASCEîsSIOKS  CÉLÈBRES. 

dans  les  interstices  des  pierres  quelques  pâles  fleurs  qui 
trouvaient  la  vie  au  sein  même  de  la  destruction,  et  autour 
desquelles  volaient  de  brillants  papillons. 

Après  une  heure  et  demie  de  marche,  nous  arrivâmes 
au  sommet  du  pic.  Les  vapeurs  de  la  nuit  s'étaient  dissi- 
pées, le  ciel  était  serein,  le  soleil  resplendissait.  La  chaîne 
entière  des  Pyrénées  s'ouvrait  en  amphithéâtre  devant 
nous.  Sur  la  droite  s'élevait  Néouvielle,  roc  granitique 
couronné  de  neiges  éternelles  ;  à  gauche,  la  brèche  de 
Roland,  la  tour  de  Marboré  et  le  mont  Perdu,  dont  la  cime 
lointaine  surpassait  toutes  les  autres.  En  jetant  les  yeux 
du  côté  opposé ,  nous  découvrions  une  plaine  immense 
dont  les  limites  vaporeuses  se  confondaient  avec  l'hori- 
zon. Nous  embrassions  à  la  fois  ces  monts,  ces  précipices, 
ces  glaciers,  ces  neiges  antiques,  ces  lacs  aériens,  immen- 
ses et  silencieux  ateliers  de  la  nature,  et  ces  chamfis  fer- 
tiles que  les  torrents  apaisés  arrosent  de  leurs  eaux  fécon- 
dantes. Les  cimes,  qui  naguère  n'étaient  pour  moi  qu'un 
inutile  chaos  et  le  résultat  des  bizarres  caprices  d'une 
nature  aveugle,  m'apparaissaient  maintenant  comme  l'œu- 
vre sublime  d'une  main  bienfaisante.  Je  promenais  mes 
regards  sur  ce  monde  merveilleux  dont  mon  imagination 
pouvait  à  peine  mesurer  l'étendue,  et  dont  la  contempla- 
lion  remplissait  mon  âme  d'enthousiasme. 

Quelques  fleurs  décoraient  le  plateau.  Le  muflier  des 
Pyrénées  insérait  ses  racines  menues  dans  les  fentes  du 
roc,  et  le  bleu  clair  de  ses  fleurs  faisait  ressortir  le  bleu 
pourpré  de  la  saxifrage.  A  côté  s'épanouissait  la  corolle 
dorée  du  pavôi  alpestre.  Les  précipices  abritaient  cette 
belle  saxifrage,  rare  ornement  des  montagnes,  dont  la 
fleur,  d'une  blancheur  éclatante,  rivahse  avec  l'éclat  des 


neiges 


B.   DE  MlRBEL. 


II 

ASCENSION    A    LA    BRÈCHE   DE   ROLAND 

B.     DE    MIRBEL.    —    J.    PASQUIEK. 


Vallée  deGavarnie.  —  Route  hardie.— Pont  de  Sia.  —  La  Peyrade.  —  Amiihi- 
théâtre  et  cascade  deGavarnie. — Sentier  à  pic,  —  Les  bergers.  — Troupe 
d'isards.  —  Les  glaciers.  —  Un  contrebandier.  —  La  brèche. 


.le  n'aurais  pas  entrepris  une  telle  expédition  si  je 

n'eusse  trouvé  dans  M.  Jules  Pasquier  un  homme  fait  pour 
partager  ces  travaux  et  plein  de  zèle  pour  connaître  les 
secrets  de  la  nature.  Il  avait  admiré  les  beautés  qu'offre  le 
Pic  du  Midi,  mais  son  âme  ardente  n'était  pas  rassasiée. 
Il  savait  qu'au  milieu  des  neiges  et  des  glaciers,  quel- 
ques hommes  intrépides  s'étaient  h^ayé  une  route  jusqu'au 
sommet  de  la  chaîne  des  Pyrénées,  et  c'en  était  a.ssez 
pour  piquer  son  émulation  et  lui  faire  mépriser  les  dan 
gers. 

Nous  partîmes  de  Baréges  le  8  août  1797,  à  six  heures 
du  matin.  En  arrivant  à  Luz,  nous  prîmes  un  guide  et 
nous  continuâmes  notre  route  vers  la  vallée  de  Gavarnie. 
Ce  n'est  qu'en  tremblant  que  l'on  y  pénétre.  Tout  y  est 
grand,  magnifique,  sublime,  et  l'homme,  entouré  de 
monuments  augustes ,  reconnaît  sa  faiblesse  et  la  toute- 
puissance  d'une  main  souveraine.  Telle  fut  ma  première 


120  LES  ASCE>S10>'S  CELÈDUES, 

pensée  lorsque  je  pénétrai  dans  la  vallée;  la  seconde  fut 
plus  satisfaisante  pour  mon  amour-propre.  Je  ne  pus  voir 
sans  admiration,  sans  orgueil,  ce  chemin  suspendu  sur  le 
bord  d'un  épouvantable  précipice,  que  le  bruit  du  Gave 
rend  plus  effrayant  encore.  Ces!  ici  que  l'homme  a  déployé 
à  la  fois  l'intelligence  dans  les  conceptions,  la  force  et 
l'adresse  dans  les  travaux,  la  persévérance  dans  l'exécu- 
tion. La  vallée  monte  du  nord  au  sud.  A  l'est  et  à  l'ouest 
s'élèvent  d'âpres  rochers  formés  de  bancs  calcaires  incli- 
nés de  la  perpendiculaire  au  sud,  et  courant  de  l'orient  à 
l'occident.  Souvent  le  roc,  s'élevant  du  fond  des  eaux  vers- 
le  ciel,  ne  présente  qu'un  mur  qui  semble  défier  les  efforts 
humains  ;  souvent  aussi  il  est  plus  incliné,  et  n'en  devient 
que  plus  difficile  à  traverser,  à  cause  des  longues  pentes 
formées  de  débris  schisteux,  de  pierres  détachées  des 
hautes  sommités  et  de  ten  es  mouvantes  toujours  prêtes  à 
rouler  vers  les  bas-fonds.  C'est  là  cependant  que  l'on  est 
parvenu  à  construire  un  chemin  sûr,  commode,  et  assez 
large  pour  rassurer  le  cavalier  le  plus  timide.  On  ne  voit 
point  sans  étonnement  cette  route  s'élever  avec  la  monta- 
gne, s'abaisser  avec  elle,  l'esquiver  ici,  la  ressaisir  là. 
passer  d'une  rive  à  l'autre,  se  soutenir  en  voûte  sur  le 
torrent,  et  s'ouvrir  un  passage  à  travers  les  rochers  de  nos 
plaines  jusqu'aux  plaines  espagnoles.  Si  la  hardiesse  de 
ces  travaux  devient  Tohjet  de  la  curiosité  du  voyageur,  la 
variété  des  sites,  leur  originalité,  l'attachent  encore  da- 
vantage. La  vallée  présente  partout  des  aspects  différents.. 
Les  tapis  verdoyants  qui  ornent  le  riche  bassin  de  Luz  se 
prolongent  assez  avant  dans  la  montagne.  Jetés  avec  né- 
gligence sur  des  pentes  doucement  inclinées  que  couronne 
une  végétation  vigoureuse  et  qu'embellissent  de  pittores- 
ques chaumières ,  ils  semblent  annoncer  la  vallée  de 
ïempé.  Tout  à  coup  les  gazons  disparaissent;  à  ces  croupes 
arrondies  succèdent  des  roches  aiguës,  les  arbres  vigou- 
reux font  place  à  des  troncs  déchirés  par  le  temps  et  les 


ASCENSION  k  LA  BRÈCHE  DE  ROLAND.  I'21 

trimas,  qui  penchent  sur  le  précipice.  Le  Gave,  resserré 
entre  les  rochers,  mugit,  s'élève,  bouillonne  et  retombe 
sur  lui-même;  les  bruyantes  cascades  se  précipitent 
de  tous  côtés,  et  le  roc  menaçant  pend  sur  la  tête  du 
voyageur. 

Quand  je  vis  cette  vallée  pour  la  première  fois,  il  me 
^emblait  marcher  de  merveille  en  merveille  ;  mais,  ce  qui 
me  frappa  le  plus  fut  la  vue  du  pont  de  Sia.  Quelque  temps 
avant  d'y  arriver,  les  bords  du  Gave  revêtent  des  formes 
moins  rudes;  ses  eaux  ralentissent  leur  cours,  elles  se 
(rainent  au  travers  de  gros  pâturages,  sous  des  arbres  qui 
l 'lient  leurs  branches  en  cerceau  et  les  dérobent  au  regard. 
\  peine  a-l-on  fait  un  quart  de  lieue,  qu'un  bruit  sourd  se 
lait  entendre,  et  bientôt,  comme  par  enchantement,  on  se 
trouve  sur  le  pont  qui,  jusqu'alors,  était  resté  caché.  Il  est 
orné  de  guirlandes  de  lierre  :  ses  culées  sont  appuyées  sur 
11'  roc  et  le  Gave  roule  ses  eaux  à  plus  de  cent  pieds  au- 
dessous  de  l'arche.  A  gauche,  la  montagne  reprend  son 
aspect  sourcilleux;  à  droite,  au  contraire,  elle  conserve 
ses  formes  gracieuses.  Sur  le  devant  du  tableau  on  aper- 
roit  le  torrent  qui,  pressé  entre  les  parois  des  rochers, 
-  élève  peu  à  peu,  tombe  avec  bruit  quand  le  terrain  ne 
lui  prête  plus  d'appui,  et  soudain  redevenu  tranquille, 
(  ontinue  lentement  son  cours. 

Nous  arrivâmes  bientôt  à  Gèdres.  Ce  village  est  situé  au 
(lied  du  Coumélie,  roc  granitique  qui  est  le  point  de  divi- 
sion de  la  vallée  de  Héas  et  de  la  vallée  de  Gavarnie. 

Plus  nous  approchions  du  terme  de  notre  voyage 

ri  plus  les  aspects  devenaient  imposants.  Les  formes 
i)izarres  et  tourmentées  avaient  fait  place  aux  contours 
i:raves  et  mesurés,  et  les  couleurs  vives  et  tranchantes  à 
dos  teintes  douces  et  uniformes  qui  confondaient  les  som- 
mets aériens  avec  l'azur  du  ciel. 

Nous  vimes,  en  passant,  la  belle  cascade  de  Saousa  qui 
.tombe  en  pluie  fine  dans  le  Gave  et  que  l'on  prendrait  pour 


122  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

une  gaze  légère  agitée  parles  vents.  Plus  loin  est  l'affreuse 
solitude  de  la  Peyrade,  dont  on  ne  saurait  se  faire  une 
idée  qu'après  l'avoir  vue.  Représentez-vous  une  montagne 
dont  les  sommets  brisés  se  sont  écroulés  les  uns  sur  les 
autres,  accumulant  jusqu'au  fond  de  la  vallée  des  quar- 
tiers de  roc  dont  la  grandeur  étonne  l'œil  et  fatigue  l'ima- 
gination. Les  restes  de  la  cime  qui  éprouva  celte  épouvan- 
table secousse  menacent  depuis  des  siècles  d'ensevelir 
ces  immenses  débris  sous  des  débris  nouveaux.  Des  blocs 
énormes  se  sont  précipités  les  premiers  dans  le  torrent, 
arrêtant  les  moindres  masses ,  empilées  les  unes  par- 
dessus les  autres.  Ces  blocs  sont  séparés  par  de  grands 
interstices,  dont  l'ingénieur  a  profilé  pour  construire  la 
route.  c 

Il  n'était  que  deux  heures  lorsque  nous  arrivâmes  à 
Gavarnie.  Nous  n'étions  pas  fatigués,  et  nous  nous  diri- 
geâmes vers  la  vallée  d'Ossau,  pour  mettre  à  profit  la  soi- 
rée. Cette  vallée  se  divise  en  plusieurs  branches  ;  nous 
choisîmes  celle  qui  conduit  au  lac  des  Espessières.  —  Au 
bord  du  lac  paissaient  de  jeunes  chevaux,  que  l'on  envoie 
dans  les  montagnes  pendant  la  belle  saison.  Effrayés  par 
notre  approche,  ils  montèrent  brusquement  sur  les  pen- 
tes et  franchirent  avec  légèreté  les  sommets  escarpés  où 
ils  semblaient  nous  défier  de  les  joindre.  Nous  parvînmes 
à  les  attirer  dans  la  plaine  en  leur  montrant  quelques  poi- 
gnées de  sel.  Tandis  que  nous  étions  encore  occupés  à  les 
caresser,  le  Marboré  et  la  brèche  de  Roland  se  couvrirent 
de  nuages;  un  violent  coup  de  tonnerre  retentit  dans  la 
montagne,  et  les  chevaux  effrayés  s'échappèrent  de  nos  ; 
mains.  Tremblants  pour  le  succès  de  notre  entreprise,  ; 
nous  reprîmes  la  route  de  Gavarnie.  Mais  bientôt  le  ciel 
s'éclaircit  les  nuées  se  dissipèrent,  le  soleil  couchant  l 
colora  les  cimes  d'un  vif  incarnat  et  Farc-en-ciel  les  cei- 
gnit de  ses  brillantes  couleurs.  : 

Nous  reprîmes  notre  ascension  à  quatre  heures  du  ma-  • 


ASCENSION  A  LA  DRÈCIIE  DE  ROLAND.  123 

lin,  conduits  par  un  guide  excellent,  le  nommé  Rondo, 
que  nous  envoyait  un  ami.  Vers  cinq  heures  nous  commen- 
'vânies  à  découvrir  les  sommets  du  Marboré.  On  les  pren- 
drait de  loin  pour  des  tours,  tant  leurs  formes  sont  régu- 
lières. Après  trois  quarts  d'heure  de  marche,  nous  nous 
trouvâmes  en  face  de  l'amphithéâtre  de  Gavarnie,  dont  la 
majesté  est  au-dessus  de  toute  description.  Au  premier 
coup  d'œil,  on  serait  tenté  de  le  prendre  pour  l'ouvrage 
des  hommes,  à  cause  d'une  régularité  peu  commune  dans 
les  grands  travaux  de  la  nature.  Mais  la  hardiesse  du  des- 
sin, la  richesse  des-formes,  la  masse  énorme  des  blocs 
superposés,  la  magnificence  d'une  architecture  à  la  fois 
élégante  et  simple,  et  surtout  l'abondance  et  la  variété  de 
contours  dans  les  différentes  parties,  vous  instruisent, 
alors  même  que  Ton  remarque  l'admirable  symétrie  de 
l'ensemble,  de  la  présence  d'un  agent  supérieur.  D'im- 
menses assises,  plus  reculées  à  mesure  que  les  monts 
s'élèvent,  forment  des  gradins  couverts  de  neiges  et  de 
glaciers  d'où  tombent  de  nombreuses  cascades.  Sur  la 
gauche  de  l'amphithéâtre,  un  impétueux  torrent  s'élance 
des  montagnes,  frappe  dans  sa  chute  un  avancement  du 
roc,  et  de  là  rejaillit  dans  le  cirque.  Cette  magnifique 
cascade,  mesurée  géométriquement  par  Reboul,  est  élevée 
de  1,266  pieds.  On  serait  tenté  de  mettre  ce  fait  en  doute, 
si  le  savant  mathématicien  qui  l'affirme  n'inspirait  une 
entière  confiance.  Presque  tous  les  étrangers  qui  visitent 
Gavarnie  croient  exagérer  en  donnant  trois  à  quatre  cents 
pieds  à  sa  cascade.  La  plupart  d'entre  eux,  il  est  vrai,  n'ont 
jamais  voyagé  dans  les  montagnes,  et  ne  considèrent  pas 
que  chafpie  objet  particulier  s'efface  devant  l'imposante 
grandeur  de  l'ensemble.  Ce  lieu  célèbre  olfre  peut-être  ce 
qu'il  y  a  de  plus  étonnant  dans  la  structure  des  montagnes. 
Il  présente  au  naturaliste  de  grands  problèmes  à  résoudre, 
de  nouveaux  systèmes  à  établir  ;  au  peintre  un  ensemble 
sublime  où  se  trouvent  réunies  la  grâce  et  la  vigueur  dans 


124  LES  ASGENSIO>"S  CÉLÈBRES. 

les  formes,  la  vivacité  et  la  richesse  dans  le  coloris,  l'har- 
monie et  l'unité  dans  toutes  les  parties. 

Le  soleil  dorait  déjà  le  sommet  des  tours  du  Marboré, 
lorsque  nous  prîmes  la  route  de  la  brèche  de  Roland. 
Rondo  marchait  le  premier;  il  frayait  la  route.  M.  Pas- 
quier  le  suivait,  et  moi  j'étais  tantôt  devant,  tantôt  der- 
rière, ramassant  des  plantes  ou  examinant  la  structure  du 
roc.  J'avais  dit  à  Lagunier,  notre  guide  de  Luz,  de  ne  point 
s'écarter,  afin  de  me  venir  en  aide  au  besoin.  Il  fallait 
gravir  les  rochers  en  face  de  la  cascade.  Nous  nous  avan- 
çâmes par  un  chemin  dont  l'inclinaison  était  effrayante. 
Formé  par  la  chute  de  pierres  arrondies  et  mouvantes,  il 
était  appliqué  le  long  du  rocher  à  pic,  contre  lequel  nous 
nous  serrions,  et  côtoyait  un  épouvantable  précipice.  Telle 
fut  la  route  que  nous  eûmes  à  suivre  pendant  une  demi- 
heure.  Une  autre  s'offrit  bientôt,  plus  dangereuse  encore. 
L'intrépide  Rondo  s'avança  le  premier.  Le  rocher  était 
exactement  perpendiculaire  ;  toutes  les  parties  de  notre 
corps  étaient  appliquées  contre;  nous  placions  la  pointe  du 
pied  sur  de  petits  avancements  formés  par  la  dégradation 
des  couches  ,  et  nous  nous  soutenions  en  accrochant  nos 
mains  aux  avancements  supérieurs.  Cette  attitude  pénible 
devenait  presque  insupportable  lorsque  Rondo  était  obligé 
de  s'arrêter  devant  de  nouveaux  obstacles.  Alors,  chacun 
de  nous,  se  roidissant  contre  le  roc  qui  le  repoussait  en 
arrière,  restait  suspendu  sur  de  faibles  appuis,  ayant  sous 
lui  un  précipice  de  plus  de  2,000  toises  de  profondeur. 
Heureusement  cette  situation  ne  dura  pas  longtemps. 
Nous  arrivâmes  bientôt  sur  un  plateau  délicieux,  où  nous 
trouvâmes  un  troupeau  nombreux  de  brebis  et  de  chèvres 
gardé  par  des  bergers  espagnols.  Ils  faisaient  leur>premier 
repas.  Leur  chien  vint  au-devant  de  nous  et  semblait,  par 
ses  caresses,  nous  inviter  à  y  prendre  part.  Nous  acceptâ- 
mes avec  reconnaissance  le  lait  qui  nous  était  cordiale- 
ment offert. 


La  brèche  de  Roland. 


ASCENSION  A  LA  BRÈCHE  DE  ROLAND.  1'27 

A  quelques  pas  de  là  nous  traversâmes  une  petite  vallée 
de  neige,  et  nous  aperçûmes  bientôt  la  brèche  de  Roland, 
qui  nous  était  cachée  depuis  longtemps  par  les  sommités 
situées  entre  elle  et  nous.  Nous  en  étions  séparés  par  de 
grands  glaciers,  et  nul  passage  ne  se  présentait  pour  les 
éviter.  Lagunier,  également  effrayé  des  dangers  qu'il 
venait  de  courir  et  des  obstacles  qu'il  lui  restait  à  vain- 
cre, nous  déclara  nettement  qu'il  ne  ferait  pas  un  pas  de 
plus.  Nous  ne  crûmes  pas  devoir  le  presser  de  nous  sui- 
vre, pensant  qu'il  nous  serait  plutôt  une  charge  qu'un 
secours. 

Nous  nous  avançâmes  dans  une  nouvelle  vallée  de 
neige,  beaucoup  plus  grande  que  la  première  et  d'un 
aspect  ravissant.  Au  nord,  le  Taillon  élève  ses  couches 
perpendiculaires  à  une  hauteur  prodigieuse.  Au  midi,  les 
premiers  gradins  du  mur  de  la  brèche  sont  également  à 
découvert;  mais  à  l'ouest,  le  brillant  tapis  de  neige, 
d'une  blancheur  éblouissante,  suit  mollement  les  sinuosi- 
tés du  roc,  s'abaisse  et  se  rehausse  avec  lui,  se  replie  de 
cent  manières  et  monte  lentement  vers  la  région  des 
glaces  éternelles,  où  une  teinte  bleuâtre  altère  sa  blan- 
cheur. 

Tandis  que  nous  admirions  la  magique  beauté  de  ces 
lieux,  une  troupe  d'isards,  le  cou  droit,  la  tête  haute,  le 
nez  au  vent,  le  pied  ferme  et  sûr,  s'élança  d'un  rocher 
voisin,  sarrèta  sur  les  neiges,  étonnée  de  notre  présence, 
et,  tout  à  coup,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  franchit  la 
plaine  glacée,  sauta  de  roc  en  roc,  de  sommet  en  sommet, 
paraissant  et  disparaissant  à  nos  yeux  vingt  fois  en  un 
moment,  pour  s'arrêter  enfin,  tranquille  et  calme  sur  la 
crête  escarpée  du  Taillon. 

Après  avoir  marché  quelque  temps  dans  la  vallée  de 
neige,  nous  nous  dirigeâmes  vers  les  glaciers  qui  étaient 
à  notre  gauche.  Un  contrebandier  espagnol  nous  accom- 
pagnait. Plus  accoutumé  que  nous  à  ce  genre  de  marche, 


VIS  -  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

ii  franchissait  avec  rapidité  les  premières  bandes  des  gla- 
ciers, et  déjà  nous  avait  laissés  loin  derrière  lui,  quand  la 
glace  s'ouvrant  sous  ses  pieds,  il  y  enfonça  en  poussant  un 
cri  perçant.  Nous  le  crûmes  perdu  et  courûmes  pour  lui 
porter  secours  s'il  en  était  temps  encore.  Il  s'était  forte- 
ment cramponné  aux  parois  du  glacier  et  restait  suspendu 
sur  le  gouffre,  lorsque  M.  Pasquier  arriva.  Nous  l'aidâmes 
à  se  dégager,  mais  non  sans  faire  de  sérieuses  réflexions 
sur  les  dangers  que  pouvait  nous  faire  courir  la  plus  légère 
imprudence.  Rondo  était  plein  d'attention  pour  nous,  il 
creusait  la  glace  avec  un  marteau  et  y  formait  des  pas  qui 
nous  devenaient  à  chaque  instant  plus  utiles,  la  glace 
prenant  toujours  plus  de  consistance  et  résistantdéjà  à  la 
pointe  ferrée  de  nos  bâtons.  Nous  marchions  silencieuse- 
ment, regardant  l'endroit  où  nous  posions  le  pied,  et 
jetant  les  yeux  de  temps  en  temps  sur  le  gouffre  où  le 
plus  léger  accident  nous  eût  précipités,  et  sur  le  trajet 
qu'il  nous  restait  à  faire.  Cette  pénible  ascension  dura 
près  d'un  quart  d'heure  pendant  lequel,  aux  plus  péril- 
leux passages,  nous  ne  pûmes  nous  défendre  d'un  fris- 
sonnement de  crainte  bientôt  réprimé. 

Nous  touchons  enfin  au  but  de  notre  voyage;  les  préci- 
pices sont  loin  de  nous,  et  si  nous  gardons  encore  le  sou- 
venir des  dangers  courus,  c'est  pour  mieux  jouir  de 
notre  sécurité,  c'est  pour  attacher  un  plus  grand  prix  au 
spectacle  sublime  qui  s'offre  à  nos  regards. 

Un  mur  immense  s'élève  entre  la  France  et  l'Espagne  ; 
il  est  formé,  comme  le  Marboré,  de  couches  perpendi- 
culaires et  d'assises  horizontales.  Une  brèche  coupée  à 
angle  droit  est  la  porte  de  communication  des  deux  pays. 
Placé  sur  le  seuil  de  ce  magnifique  portail,  on  distingue, 
au  levant  et  au  couchant,  la  barrière  insurmontable  éle- 
vée par  la  nature  entre  les  deux  peuples,  et  l'on  aper- 
çoit, au  nord  et  au  midi,  les  terres  soumises  à  leur  do- 
mination. 


ASCENSION  A  LA  BRÈCHE  DE  ROLAND.  129 

11  était  près  d'une  heure  lorsque  nous  quittâmes  la 
brèche.  Nous  descendîmes  les  glaciers  avec  précaution, 
et  sortîmes  sans  accident  de  ces  dangereuses  régions. 
Le  soir  même,  à  dix  heures,  nous  étions  de  retour  à 
Baréges. 

(B.  DE  MiRBEL,  Extrait  dnn  voyage  inédit.) 


m 

ASCENSIONS    AU    MONT   PERDU 

RAHOND. 

Cimes  sublimes,  de  quelles  pures  et  bienfaisantes  jouissances  ne  formez- 
vous  pas  le  principe!  Quelles  marques  vives  et  éloquentes  ne  donnez-vous, 
pas  de  la  petitesse  de  ces  idoles  que  le  luxe  met  en  honneur  parmi  les 
hommes,  lorsque  vous  étalez  devant  eux  l'immensité  de  vos  points  de  vue 
et  les  masses  sévères  de  vos  éternelles  pyramides,  et  que  l'on  aperçoit,  du 
haut  de  vos  sommets,  les  fumées  des  grandes  villes  s'élevant  çà  et  là  du 
milieu  des  provinces  qui  rampent  à  vos  pieds  !  Quel  architecte  imiterait 
jamais  votre  magnificence,  et  où  existerait-il  des  trésors  qui  la  puissent 
payer?  Tous  les  peuples,  se  donnant  rendez-vous  au  travail,  ne  bâtiraient 
seulement  pas  une  tour  à  la  hauteur  de  la  plus  humble  d'entre  vous.  Les 
nations  antiques, vous  mettante  part  du  reste  du  monde,  vous  considéraient 
comme  la  seule  demeure  digne  des  dieux  ;  et  il  semble,  en  effet,  que  vos 
pics,  à  demi  perdus  dans  les  nuages,  soient  autant  de  signaux  qui  sortent 
de  la  terre  pour  enseigner  aux  hommes  le  chemin  des  cieux.  Il  n'y  avait 
que  la  nature  qui  fût  capable  de  rompre  la  monotonie  de  notre  globe  par 
des  édifices  tels  que  vous  ;  et  sans  nous  demander  aucun  effort,  elle  nous 
a  ouvert  d'elle-même  les  portes  de  vos  vallées,  comme  si  elle  avait  plaisir 
à  appeler  les  hommes  dans  ces  temples  qu'elle  a  bâtis,  où  elle  a  inspiré 
aux  premiers  hôtes  de  la  terie  l'idée  de  sacrifier  à  rÉternel,  et  dans  les- 
quels elle  ne  cesse  de  nous  découvrir  de  plus  en  plus  vivement  des  mer- 
veilles de  puissance  et  de  beauté. 

Jean  Reynaud.  —  Terre  et  Ciel. 


Vallée  d'Estaubé.  —  Les  pasteurs.—  Les  glaciers.  —  Périlleuse  ascension  et 
chute.  —  Apparition  du  mont  Perdu.  —  Vallée  de  Béousse. 

Nous  partîmes  de  Baréges  le  25  thermidor  de  l'an  V, 
correspondant  au  1 1  août  1797,  précisément  dix  ans  après 


ASCENSION  AU  MONT  PERDU.  151 

mon  voyage  aux  montagnes  Maudites,  et  vingt  après  mon 
premier  voyage  dans  les  Alpes  suisses.  Qu'on  me  pardonne 
de  rappeler  des  époques  dont  la  mémoire  m'est  chère  : 
elles  m'ont  laissé  des  souvenirs  dont  aucune  idée  impor- 
tune ne  vient  troubler  le  charme.  Nous  étions  nombreux 
cette  fois.  La  Peyrouse  était  suivi  de  son  fils,  d'un  de  ses 
élèves,  le  citoyen  Frizac  de  Toulouse,  et  du  citoyen  Fer- 
rière,  jardinier  de  l'École  centrale  de  cette  ville.  J'étais 
accompagné  de  Mirbel  et  de  Pasquier,  qui  venaient  défaire 
le  voyage  de  la  brèche  de  Roland,  et  de  Corbiu  et  Massey 
de  Tarbes,  tous  deux  mes  élèves,  et  dont  le  dernier  surtout 
sera  souvent  mentionné  avec  éloge  dans  l'énumération  que 
je  publierai  des  plantes  des  hautes  Pyrénées. 

Descendus  dans  le  bassin  de  Luz,  nous  enfilâmes  ce 
grand  chemin  des  curieux  et  des  observateurs,  cette  val- 
lée de  Gèvres  si  justement  vantée,  mais  tant  de  fois  décrite 
qu'il  est  presque  superflu  d'en  mentionner  encore  les  sin- 
gularités. On  connaît  ses  précipices  et  ses  cascades,  et  la 
hardiesse  de  la  route  qui  en  parcourt  les  escarpements.  On 
sait  de  quels  matériaux  sont  construits  ces  murs,  le  long 
desquels  on  marche  suspendu  sur  un  abîme. 

Nous  montâmes  de  Coumélie  par  un  sentier  tortueux  et 
pourtant  assez  rapide,  qui  conduit  les  troupeaux  de  Cè- 
dres sur  les  pâturages  de  sa  région  moyenne.  — Une  foule 
de  granges  sont  répandues  sur  ces  riches  herbages;  elles 
forment  trois  hameaux  dépendant  de  Héas,  Gèdres  et 
Gavarnie.  Nous  n'y  trouvâmes  qu'un  petit  nombre  d'habi- 
tants et  de  troupeaux,  qui,  à  cette  époque,  sont  encore 
dans  les  hautes  montagnes. 

Nous  passâmes  la  nuit  dans  une  grange,  inquiétés  par 
l'incertitude  du  temps.  Cependant  lèvent  du  sud,  qui  avait 
chargé  le  Marboré  des  nuages  de  l'Espagne,  finit  par  céder 
au  vent  du  nord  qui  arrivait  chargé  des  nuages  de  France. 
Ceux-là  sont  toujours  élevés  et  enveloppent  les  cimes; 
ceux-ci  sont  toujours  bas  et  rampants  dans  les  fonds.  Ils 


132  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

inondèrent  peu  à  peu  les  vallées  que  nous  dominions,  for- 
mant une  mer  immense  que  perçaient  comme  des  écueils 
les  sommités  au  niveau  desquelles  nous  étions  parvenus. 
J'espérai  une  belle  journée. 

La  meilleure  partie  de  la  nuit  fut  employée  à  me 
pourvoir  de  guides.  J'avais  amené  de  Baréges  les  deux 
hommes  en  qui  j'ai  le  plus  de  confiance,  mon  Laurens, 
qui  ne  me  quitte  guère,  et  Antoine  Mouré,  qui  le  supplée 
quelquefois.  Ce  sont  des  montagnards  à  toute  épreuve, 
mais  les  lieux  que  nous  devions  parcourir  leur 'étaient 
aussi  étrangers  qu'à  moi.  Je  fus  donc  cherchera  Héas  un 
chasseur  d'isards  qui  m'avait  été  vanté  pour  la  connais- 
sance qu'il  avait,  disait-on,  du  mont  Perdu  :  le  fait  est 
qu'il  n'en  savait  guère  plus  que  nous.  Je  lui  adjoignis  en- 
core deux  habitants  du  Coumélie,  qui  me  servirent  beau- 
coup mieux,  quoiqu'ils  n'en  sussent  pas  davantage;  et  dès 
le  point  du  jour  nous  prîmes  la  route  de  la  vallée  d'Es- 
taubé,  marchant  toujours  sur  les  pâturages  du  Coumélie, 
qui  s'y  fondent  presque  de  plain  pied. 

A  peine  on  tourne  de  l'orient  vers  le  midi,  qu'on  est 
arrêté  par  l'imposant  aspect  des  vallées  de  Iléas  et  d'Es- 
taubé,  ceintes  de  montagnes  énormes  quoiqu'en  partie 
secondaires,  et  dont  les  formes  également  grandes  et  sim- 
ples contrastent  singulièrement  avec  le  hideux  désordre 
des  cornéennes  ruineuses  et  des  granits  démembrés  qu'on 
a  laissés  derrière  soi.  D'ici,  le  mont  Perdu  laisse  aperce- 
voir sa  cime.  Elle  est  fort  apparente,  et  néanmoins  peu 
remarquable  pour  ceux  qui  ne  la  cherchent  pas.  C'est  un 
cône  très-oblique  et  très-obtus,  tout  resplendissant  de  nei- 
ges éternelles,  et  qui  se  montre  au-dessus  des  hautes  mu- 
railles de  la  vaUée  d'Estaubé.  Je  l'indiquai  à  mes  jeunes 
compagnons,  qui,  en  la  voyant  si  nettement,  se  croyaient 
déjà  au  terme  du  voyage.  Or,  il  ne  nous  fallait  pas  moins 
de  quatre  heures  de  marche  pour  atteindre  seulement  le 
pied  du  mur  ;  et  ce  mur,  qu'il  s'agissait  de  tourner  et  peut- 


ASCE^'SION  AU  MOKT  PERDU.  153 

être  de  gravir,  j'en  mesurais  d'im  œil  inquiet  les  roides 
escarpements. 

Cependant  nous  entrions  dans  la  vallée  d'Estaubé  et 
nous  contemplions  en  silence  ses  tranquilles  solitudes. 
C'est  à  la  fois  le  calme  des  hautes  régions  et  des  terrains 
secondaires.  Des  montagnes  qui  paraîtraient  déjà  considé- 
rables quand  môme  on  n'aurait  pas  d'égard  à  l'élévation 
de  leur  base,  étonnent  encore  par  une  simplicité  de  formes 
qu'elles  n'affectent  communément  que  sur  la  lisière  des 
grandes  cbaînes,  et  au  voisinage  des  lieux  où  elles  dégé- 
nèrent en  humbles  colonnes.  Les  masses,  largement  mo- 
delées, offrent  ces  contours  coulants  mais  fiers  qu'aucun 
accident  bizarre  ne  fait  sortir  des  Hmites  du  beau.  Tout 
s'élève  on  s'abaisse  suivant  de  justes  proportions.  Rien  ne 
trouble  l'harmonie  d'un  dessin  dont  la  sévérité  modèi'e 
la  hardiesse  ;  et  une  couleur  transparente  et  pure,  un  gris 
clair  légèrement  animé  de  rose,  sympathisant  également 
avec  la  lumière  et  l'ombre  dont  il  adoucit  le  contraste, 
accompagne  dans  l'azur  du  ciel  des  cimes  qui  en  ont  revêtu 
d'avance  les  teintes  éthérées. 

Peu  de  débris  et  surtout  très-peu  de  ruines  récentes.  La 
végétation  s'avance  avec  sécurité  jusqu'au  pied  des  escar- 
pements. Çà  et  là  quelques  vieux  blocs  dont  la  végétation 
s'est  aussi  emparée.  Une  petite  rivière,  qui  plus  bas 
deviendra  torrent,  circule  paisiblement  sur  un  lit  de  ro- 
che où  le  gazon  dessine  ses  rivages.  Là,  le  sorbier  des 
oiseaux  ombrage  le  sceau  de  Salomon,  rare  dans  nos  mon- 
tagnes, mais  qui  acquiert  ici  des  dimensions  peu  ordinai- 
res à  son  espèce.  Sur  les  versants  des  montagnes  latérales, 
on  voit  le  pin  rouge  qui  y  défie  la  cognée.  Tous  les  blocs 
sont  ornés  des  panaches  flottants  de  la  superbe  saxifrage 
à  longues  feuilles.  Dans  les  terrains  incultes,  c'est  tant(jt 
la  carline  des  Pyrénées,  tantôt  le  beau  panicaut  décrit  par 
Couin,  et  qui  passe  quelquefois  ici  de  l'améthyste  au 
cramoisi.  Sur  les  gazons,  ce  sont  les  deux  carlines  distin- 


\U  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBUKS. 

guées  par  Âllioni  et  Villars,  et  dont  la  seconde,  décrite 
sous  le  nom  de  carline  à  feuilles  d'acanthe,  se  fait  con- 
stamment remarquer  par  la  couleur  dorée  de  sa  couronne 
calicinale. 

Rien  de  brillant,  rien  de  somptueux  comme  un  gazon 
que  chamarrent  l'or  et  l'argent  de  ces  deux  carlines. 
Mais,  ce  que  ne  peuvent  faire  concevoir  ni  les  énuméra- 
tions  botaniques,  ni  les  descriptions,  c'est  la  nuance  du 
tapis  qui  enrichit  cette  superbe  broderie.  Si  Ton  appelle 
vertes  les  prairies  de  la  plaine,  comment  qualifier  ces 
pelouses,  près  de  qui  la  verdure  même  des  vallées  infé- 
rieures a  je  ne  sais  quoi  de  cru  et  de  faux? 

Nous  avancions  toujours,  et  peu  à  peu  tout  finit  par 
s'abaisser  devant  les  murailles  d'Estaubé,  qui  semblaient 
se  rehausser  à  chaque  pas  que  nous  faisions  pour  nous 
élever  vers  elles.  Déjà  nous  distinguions  de  beaux  glaciers 
au  bas  des  champs  de  neige  dont  elles  sont  bigarrées.  En- 
fin, après  quatre  heures  de  marche,  nous  nous  trouvâmes 
au-dessous  du  glacier  intermédiaire,  et  nous  nous  arrêtâ- 
mes pour  considérer  ces  murailles  qui  s'élançaient  jus- 
qu'aux cieux.  Le  lieu  où  nous  nous  trouvions  est  le  plus 
haut  où  séjournent  les  bergers.  On  donne  le  nom  decouï- 
las  à  ces  stations  passagères,  et  celle-ci  s'appelle  le  couïla 
de  VAbassat-dessiis.  Nous  y  rencontrâmes  deux  pasteurs 
espagnols,  du  nombre  de  ceux  qui  louent  les  pâturages 
les  plus  élevés  de  nos  Pyrénées,  pour  y  conduire  leurs 
troupeaux  voyageurs.  Ces  deux  hommes  étaient  étendus  à 
côté  d'une  hutte  de  pierres  sèches,  qui  n'avait  que  les 
dimensions  nécessaires  pour  les  contenir  assis  ou  cou- 
chés. C'est  tout  ce  qu'il  faut  à  des  nomades  plus  qu'à 
demi  sauvages  qui  n'habitent  cette  âpre  région  que  durant 
quelques  jours  de  la  belle  saison  ;  ailleurs  même  ils  se 
passent  de  celte  commodité,  et,  pourvu  qu'ils  trouvent 
un  abri  sous  quelque  roche  surplombée,  ils  n'ont  garde  de 
rien  construire. 


ASCENSION  AU  MOîsT  PERDU.  155 

Deux  hommes  de  celle  sorle,  deux  habitués  des  envi- 
rons du  monl  Perdu,  nous  seniblèrenl  la  plus  heureuse 
des  rencontres  aux  approches  de  celte  montagne  :  c'était 
à  qui  les  interrogerait.  Mais  des  pasteurs  n'ont  que  faire  au 
séjour  des  neiges  éternelles  et  leurs  réponses  me  satisfai- 
saient médiocrement,  quand  un  contrebandier  de  leur 
nation  vint  les  joindre.  Celui-ci  était  une  autorité.  Obligé 
de  fuir  sans  cesse  les  routes  battues  et  de  se  confier  au  ha- 
sard des  plus  dangereux  sentiers,  il  devait  avoir  vu  le  mont 
Perdu  de  plus  près,  et,  en  effet,  il  avait  bien  autre  chose 
à  nous  dire.  Tandis  que  la  grande  question  s'agitait  entre 
ces  Espagnols  et  nos  guides,  nous  prenions  un  peu  de 
repos  et  je  combinais  mon  plan  à  ma  manière.  Le  résuif  at 
unanime  de  la  consultation  fut  qu'il  fallait  passer  le  port 
de  Pinède,  descendre  dans  la  vallée  de  Béousseet  remon- 
ter à  droite  par  des  rochers  fort  roides  qu'on  disait  toute- 
fois praticables.  Mais,  monter  encore  deux  heures  pour 
descendre  une  heure,  et  gravir  ces  rochers  qui  en  de- 
vaient consumer  quatre  ou  cinq,  c'était  se  mettre  en  pré- 
sence du  mont  Perdu  au  moment  où  il  faudrait  le  quitter. 
J'avais  considéré  le  glacier  au-dessous  duquel  nous  nous 
trouvions;  il  était  encore  couvert  de  neige,  et  ces  neiges 
devaient  le  rendre  accessible;  l'inclinaison  était  forte, 
mais  elle  ne  me  semblait  pas  insurmontable;  le  glacier 
conduisait  à  une  brèche  qui  paraissait  s'ouvrir  en  face  du 
monl  Perdu.  Je  déclarai  que  j'étais  résolu  à  risquer  l'a- 
venture. Ce  procédé  parut  extravagant  aux  bergers.  Ils 
avouaient  bien  que  ces  neiges  étaient  quelquefois  pratica- 
bles, mais  ils  ne  croyaient  pas  qu'elles  le  fussent  actuelle- 
ment que  des  taches  grisâtres  indiquaient  la  surface  du 
glacier.  Le  contrebandier  fut  d'abord  le  seul  qui  applaudit 
à  ma  résolution.  Mon  fidèle  Laurens  s'y  rangea  ensuite, 
après  de  mûres  réflexions.  Tous  les  autres  souriaient,  et 
nos  guides  locaux  étaient  précisément  les  plus  incrédules 
tît  les  moins  déterminés.  Il  fallut  mettre  un  terme  à  ces 


136  LES  ASCEÎsSIO^S  CELEBRES. 

incertitudes  :  j'affirmai  que  je  monterais  le  glacier  avec 
quiconque  voudrait  me  suivre  ;  l'opiniâtreté  ne  manque 
jamais  de  décider  Tirrésolution;  on  me  suivit.  Quant  au 
contrebandier,  il  s'était  déjà  mis  en  devoir  de  faire  hon- 
neur à  son  avis,  et  bientôt  nous  le  perdîmes  de  vue. 

...  Nous  nous  élevâmes  directement  vers  l'embouchure 
du  glacier,  par  des  pentes  assez  roides,  mais  gazonnées, 
qui  paraissaient  débarrassées  depuis  peu  de  temps  des 
neiges  dont  elles  sont  couvertes  sept  ou  huit  mois  de  l'an- 
née. Ce  gazon  était  à  son  printemps  et  déployait  tout  le 
luxe  de  la  floraison  alpestre. 

Cependant  nous  approchions  des  murailles,  et  les  moin- 
dres objets  acquéraient  des  dimensions  démesurées.  Nous 
atteignîmes  enfin  les  débris  que  verse  la  montagne  et  qui 
forment  la  moraine  du  glacier.  Il  fallut  mettre  le  pied  sur  la 
neige  et  envisager  de  front  le  menaçant  couloir  au  haut 
duquel  nous  devions  trouver  le  mont  Perdu.  Au  premier 
abord,  ce  n'était  qu'un  jeu;  la  neige  avait  une  bonne  con- 
sistance et  une  médiocre  inclinaison;  on  s'y  élança  avec 
toute  la  confiance  que  donne  l'inexpérience  des  monta- 
gnes. Mais  nous  n'avions  pas  fait  cinquante  pas  que  l'in- 
clinaison augmenta  ;  et  on  la  voyait  augmenter  sans  cesse. 
On  regardait  au-dessus  de  sa  tête,  et  l'inclinaison  augmen- 
tait toujours.  La  marche  se  ralentissait;  on  s'arrêtait,  on 
se  consultait.  Je  vis  que  La  Peyrouse  restait  en  arrière.  Je 
lui  fis  essayer  les  crampons  que  j'emploie  et  que  les  élèves 
avaient  adoptés  à  mon  exemple  :  ce  sont  ceux  dont  Saus- 
sure faisait  usage  dans  les  voyages  les  plus  périlleux.  Mais 
ce  secours  lui  était  aussi  étranger  que  les  lieux  qui  obli- 
gent d'y  avoir  recours.  Rien  à  son  âge  ne  pouvait  suppléer 
à  l'habitude  des  montagnes.  Je  le  conjurai  de  ne  pas  me 
charger  de  la  responsabilité  de  son  salut  ;  il  consentit  à 
nous  abandonner,  et  nous  nous  séparâmes  au  moment  où 
je  comptais  le  plus  sur  le  concours  de  ses  lumières. 

Je  le  laissai  donc  au  bas  du  glacier  avec  mon  brave 


ASCENSION  AU  MONT  PERDU.  137 

Aiitoiiio,  que  j'avais  attaché  à  son  service,  et  ils  s'assirent 
sur  une  roche  d'où  ils  nous  virent  continuer  lentement 
notre  route.  Nous  n'avions  pas  marché  un  quart  d'iieure, 
({ue  la  neige  durcit  au  point  de  ne  plus  recevoir  l'impres- 
sion du  pied.  Il  fallut  songer  à  assurer  nos  pas,  en  les  tra- 
çant d'avance  à  l'aide  de  marteaux.  Nous  nous  disposâmes 
donc  en  file,  marchant  tour  à  tour  et  du  même  pied  dans 
les  trous  que  creusaient  les  trois  premiers  de  la  colonne, 
travail  où  le  jardinier  Ferrière  se  distinguait  par  une  ar- 
deur qui  contrastait  singulièrement  avec  le  sang-froid  de 
nos  montagnards.  Durant  la  première  heure  tout  alla  feien. 
Nous  évitions  soigneusement  la  partie  découverte  des  gla- 
ciers, et  au  moyen  de  nomhreux  zigzags,  prudemment 
dirigés,  nous  éludions  l'inclinaison  d'une  pente  qui  variait 
de  55  à  40  degrés,  quand  tout  à  coup  nous  aperçûmes  un 
liomme  éperdu  qui  se  collait  contre  un  rocher  d'où  il 
nous  appelait  à  son  aide.  C'était  notre  contrebandier.  Son 
histoire  était  écrite  sur  la  neige  où  nous  distinguions  une 
longue  traînée.  Le  malheureux  s'était  aventuré  sans  cram- 
pon, sans  hache,  sans  aucun  des  moyens  de  sûreté  que 
les  gens  de  son  métier  ne  manquent  jamais  de  prendre;  il 
avait  glissé  plus  de  deux  cents  pas  pour  s'être  trop  appro- 
ché du  rocher.  Une  fois  lancé,  il  était  inconcevable  qu'il 
eût  réussi  à  s'arrêter.  Nous  aurions  voulu  voler  à  son 
secours  :  il  fallut  nous  y  traîner.  Nous  le  recueillîmes  en- 
fin, et  nous  le  plaçâmes  dans  nos  rangs.  Il  avait  perdu  son 
chai)eau,  sa  veste,  sa  pacotille  ;  il  avait  fait  une  perte  bien 
plus  considérable  :  il  avait  perdu  son  bâton  qui  l'avait 
devancé  dans  le  précipice,  et  que  nous  ne  pouvions  lui 
rendre.  Le  reste  était  épars  autour  de  nous,  et  nous  eûmes 
bientôt  recouvré  la  veste  et  le  petit  paquet  de  marcbandi- 
ses.  Mais  le  chapeau  était  arrêté  dans  une  position  péiil- 
leuse  ;  il  nous  coûta  un  bon  quart  d'heure  de  travail,  quoi- 
qu'il ne  fût  pas  à  vingt  pas.  En  vain  le  pauvre  homme  était 
au  milieu  de  nous  :  il  ne  pouvait  se  remettre.  Notre  assu- 


138  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

rance  agissait  moins  sur  lui  que  son  inquiétude  sur  mes 
compagnons.  Je  voyais  déjà  sur  le  visage  d'un  couple 
d'entre  eux  les  signes  d'une  frayeur  dont  je  redoutais  les 
suites.  A  chaque  pas  on  me  demandait  de  mesurer  l'incli- 
naison du  glacier  :  elle  allait  à  60  degrés.  Il  fut  question 
de  changer  de  route  et  d'essayer  les  rochers  qui  bordaient 
la  glace.  Ce  n'était  point  mon  avis,  mais  l'inquiétude  crois- 
sait. Deux  fois  nous  prîmes  terre,  et  nos  deux  guides  du 
Couméhe  tentèrent  l'escalade.  Chaque  fois  ils  furent  con- 
traints de  redescendre.  Il  fallut  toujours  retourner  à  la 
neige,  où,  au  moyen  de  notre  manœuvre,  il  n'y  avait  réel- 
lement rien  à  craindre  que  le  découragement.  Le  glacier 
était  ici  à  sa  plus  forte  inclinaison,  mais  aussi  nous  étions 
à  notre  dernier  effort.  Au-dessus,  la  pente  s'adoucissait 
visiblement,  et  la  glace  se  cachait  sous  des  neiges  d'un 
blanc  pur  qui  indiquaient  le  sommet  de  la  crête,  en  se 
découpant  sur  le  bleu  foncé  du  ciel.  Il  ne  fut  plus  question 
que  de  triompher  d'un  obstacle  au  delà  duquel  l'imagina- 
tion nous  montrait  la  cime  du  mont  Perdu.  On  rassemble 
tout  ce  qu'on  a  de  forces.  On  s'anime,  on  s'excite  mutuel- 
lement. A  chaque  pas  que  l'on  fait,  on  voit  baisser  les 
hautes  limites  du  vallon.  La  brèche  qui  nous  avait  été 
longtemps  cachée  par  la  saillie  du  glacier,  reparaît  sous 
de  gigantesques  proportions,  et  déjà  l'on  sentie  vent  froid 
qui  débouche  par  sa  large  ouverture.  On  se  hâte,  on  s'é- 
lance, on  atteint  hors  d'haleine  le  but  désiré.  Un  cri  de  jo  e 
annonce  le  changement  de  scèue  :  un  morne  silence  lui 
succède  à  l'aspect  d'un  nouveau  monde,  des  profondeurs 
qui  nous  en  séparent,  des  glaciers  qui  le  ceignent  et  du 
nuage  qui  le  couvre  ;  spectacle  affreux  et  sublime  dont 
toutes  nos  facultés  sont  accablées  !  Un  instant  indivisible 
l'avait  développé  dans  toute  sa  majesté,  et  plusieurs 
instants  ne  suffisaient  pas  pour  lui  coordonner  nos  sens. 
«  Voilà  le  mont  Perdu  !  voilà  le  mont  Perdu  !  »  se  disait-on 
l'un  à  l'autre,  et  cependant  personne  ne  le  démêlait  en- 


Le  mont  Perdu. 


ASCENSION  AU  MONT  PERDU.  141 

core  dans  ce  chaos  de  rochers,  de  neiges  et  de  vapeurs 
C'est  le  Dieu  dont  la  présence  est  sentie  plutôt  qu'aperçue, 
et  qui  se  manifeste  dans  tout  ce  qui  l'environne  avant  de 
se  révéler  lui-même. 

Et  ce  n'était  pas  sans  raison  qu'on  voyait  partout  le 
mont  Perdu  :  tout  ici  lui  appartient,  tout  en  fait  partie, 
même  la  crête  où  nous  étions  parvenus,  et  qui  n'est  sépa- 
rée delà  cime  principale  que  par  l'affaissement  ou  l'éro- 
sion d'une  partie  de  ses  flancs.  Cette  cime  était  devant 
nous,  un  peu  à  gauche,  blanche,  mais  ombrée  de  gris,  et 
fuyant  dans  le  sein  d'une  brume  épaisse  qui  circulait  len- 
tement autour  d'elle.  A  droite  se  détachait  le  Cylindre, 
plus  sombre  que  le  nuage,  plus  menaçant  que  le  mont 
Perdu  lui-même,  dressé  sur  son  énorme  piédestal  au  ni- 
veau duquel  nous  étions  placés,  et  si  prés  de  nous  qu'on 
semblait  le  toucher  de  la  main.  En  vain  je  l'avais  vu  cent 
fois  de  loin  :  son  apparition  n'en  était  que  plus  fantasti- 
que. Toujours  invisible  pour  moi  de  toutes  les  stations 
intermédiaires,  il  était  subitement  devenu  un  colosse  qu'a- 
grandissait encore  à  mes  yeux  le  souvenir  de  sa  première 
apparence.  Cette  figure  de  tour  tronquée  qui  rappelle  des 
dimensions  connues,  contrastant  avec  des  proportions 
auxquelles  rien  n'est  comparable,  sa  situation,  sa  couleur, 
sa  proximité,  la  vapeur  dont  il  était  environné,  tout  con- 
courait à  faire  de  cet  énorme  rocher  l'objet  le  plus  ex- 
traordinaire du  tableau.  C'était  vers  lui  que  les  regards 
étaient  sans  cesse  ramenés;  c'était  lui  que  les  guides  s'ob- 
stinaient à  nommer  le  mont  Perdu. 

Mais  ce  qui  était  encore  plus  imprévu,  s'il  se  peut,  que 
ces  étranges  aspects,  ce  qu'aucune  vue  antérieure  n'avait 
préparé,  ce  qu'on  ne  saurait  considérer  que  du  haut  de 
l'observatoire  où  nous  nous  étions  portés,  c'est  l'indes- 
criptible apparence  du  majestueux  support  de  ces  deux 
sommités.  Taillé  du  même  ciseau  qui  a  façonné  les  étages 
du  Marboré,  il  présente  une  suite  de  gradins  tantôt  drapés 


142  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

de  neige,  tantôt  hérissés  de  glaciers  qui  débordent  et  se 
versent  les  uns  sur  les  autres  en  larges  et  immobiles  cas- 
cades, jusques  aux  bords  d'un  lac  dont  la  surface  encore 
glacée,  mais  déjà  dégagée  de  neiges,  brillait  d'un  éclat 
sombre  qui  rehaussait  l'éblouissante  blancheur  de  ses 
rives. 

Ce  lac,  l'aire  désolée  où  il  repose,  l'amas  de  glaces  qui 
le  borde  au  midi,  les  noires  murailles  qui  le  surmontent, 
le  Cylindre  et  le  mont  Perdu  s'élançant  dans  un  ciel  ora- 
geux, et  cette  enceinte  escarpée,  nue,  déchirée,  d'un  des 
créneaux  de  laquelle  nous  contemplions  ce  que  les  Pyré- 
nées ont  de  plus  imposant  et  de  plus  affreux  ;  tout  échap-  ^ 
pait  à  la  fois  à  toute  comparaison;  rien  ne  nous  offrait  un 
module  auquel  nous  pussions  rapporter  les  dimensions  de 
l'ensemble,  et  nous  étions  réduits  à  une  vague  estimation 
des  hauteurs  et  des  distances,  si  le  hasard  ne  nous  avait 
fourni  un  objet  de  grandeur  déterminée  dans  une  troupe 
d'isards  qui  erraient  sur  la  glace  du  lac  et  se  désaltéraient 
dans  ses  crevasses.  Au  premier  cri  ils  s'enfuirent  en  bon- 
dissant vers  les  crêtes,  nous  laissant  seuls  désormais  dans 
ces  vastes  déserts  dont  ils  avaient  mesuré  pour  nous  l'é- 
tendue. 

11  était  temps  de  combiner  ce  qu'il  convenait  de  faire 
pour  en  visiter  les  parties  abordables.  Je  n'avais  pas  tardé 
à  reconnaître  que  la  route  des  cimes  nous  était  fermée  par 
le  désordre  de  leurs  glaces  et  l'escarpement  de  leurs 
flancs.  Les  isards  mêmes  les  avaient  évités  dans  leur  fuite, 
quoique  ce  fût  le  chemin  le  plus  court  pour  se  soustraire 
à  nos  regards,  et  ils  avaient  parcouru  le  lac  dans  toute  sa 
longueur,  pour  se  réfugier  sur  les  hauteurs  plus  accessi- 
bles qui  séparent  le  Cylindre  de  la  région  du  Marboré. 
Mais  nous  pouvions  descendre  dans  le  bassin.  La  pente, 
quoique  extrêmement  rapide,  était  absolument  sans  dan- 
ger. Une  fois  au  niveau  du  lac,  sa  surface  glacée  nous  ou- 
vrait toutes  les  communications,  et  rien  ne  nous  empê- 


ASCENSION  AU  MONT  PERDU.  143 

cliait  de  suivre  la  route   des  isards  jusqu'à  la  crête  occi- 
dentale qui  nous  portait  au  pied  du  Cylindre  et  sur  les 
derniers  gradins  du  mont  Perdu.  Il  fallait  songer  en  même 
temps  au  retour;  il  était  midi,  et  l'état  du  ciel  annonçait 
un  prochain  changement  de  temps.  Si  nous  consumions 
ici  le  reste  de  la  journée,  nous  n'avions  plus  le  choix  de  la 
retraite,  et  notre  seule  ressource  était  de  reprendre  le 
vallon  de  neige  que  nous  venions  de  monter.  Mais  ceux  de 
nos  compagnons  qui  avaient  frémi  des  périls  de  l'ascen- 
sion, ne  pouvaient  être  exposés  sans  imprudence  au  péri 
bien  plus  réel  de  la  descente.  Au  défaut  de  chemins  plus 
commodes,  il  leur  fallait  des  dangers  moins  prévus.  Je 
me  rappelais  Tescarpement  de  la  vallée  de  Béousse  :  les 
bergers  espagnols  le  regardaient  comme  la  route  natu- 
relle du  lac.  D'après  leurs  indications,  cet  escarpement 
communiquait  avec  le  revers  du  port  de  Pinède.  C'était  un 
long  détour,  il  est  vrai,  et  pour  le  suivre  il  fallait  renon- 
cer dés  à  présent  à  toute  entreprise  nouvelle  ;  mais,  d'un 
autre  côté,  le  contrebandier  m'assurait  que  ces  rochers 
étaient  fort  praticables,  et  il  allait  en  parcourir  lui-même 
une  partie  pour  se  rendre  dans  la  vallée  de  Fanlo.  Je  pou- 
vais donc  remonter  au  lac  le  lendemain  par  cette  même 
route,  et  peut-être  amener  La  Peyrouse  dans  ces  lieux 
extraordinaires  où  je  l'avais  déjà  regretté  tant  de  fois, 
le  me  décide  aussitôt  à  l'informer  de  ma  marche.  Je  lui 
=;cris  de  passer  sur-le-champ  le  port  de  Pinède,  et  de  nous 
attendre  au  fond  de  la  vallée  de  Béousse,  dans  une  masure 
que  je  lui  désigne  d'après  le  rapport  du  contrebandier;  je 
le  préviens  du  dessein  que  j'ai  formé  de  remonter  le  len- 
demain au  lac,  et  de  l'espérance  que  j'ai  conçue  de  l'y 
amener  ;  je  charge  de  mon  billet  un  des  guides  du  Cou- 
mélie,  qui  se  décide  à  lui  porter  par  le  vallon  de  neige, 
au  bas  duijuel  il  devait  être  encore.  Le  départ  de  mon 
courrier  ne  fut  pas  l'épisode  le  moins  émouvant  du  voyage. 
1  fallait  le  voir  rampant  sur  la  neige,  s'aidant  des  mains. 


144  LES  ASCEÎsSlONS  CÉLÈBULS. 

s' allongeant  avec  précaution  pour  poser  le  pied  dans  les 
traces  que  nous  avions  imprimées.  Toutes  ces  lenteurs 
n'étaient  pas  de  bon  augure  pour  le  succès  de  l'ambas- 
sade. L'événement  justifia  le  présage  :  c'était  encore  en 
vain  que  j'avais  espéré  amener  La  Peyrouse  au  mont 
Perdu. 

Cependant  je  donnai  un  dernier  regard  aux  rochers  de 
la  brèche,  et  la  prédilection  de  mes  compagnons  pour  les 
plantes  attira  mon  attention  sur  le  petit  nombre  des  vé- 
gétaux qui  résistent  aux  âpres  hivers  d'une  région  élevée 
de  5,000  mètres  au  moins  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  ^ 
L'exposition  septentrionale  ne  nous  avait  offert  qu'une, 
plante,  mais  c'était  la  renoncule  glaciale,- si  rare  aux  Py- 
rénées que  je  n'en  avais  encore  rencontré  que  deux  indivi- 
dus au  sommet  de  Néouvielle,  et  qu'il  avait  fallu  en  en- 
voyer un  à  La  Peyrouse  pour  le  persuader  qu'elle  y 
existait.  Là,  elle  était  abondante  et  superbe,  mais  suspen-. 
due  à  des  rochers  si  escarpés,  suspendus  eux-mêmes  sur 
un  si  redoutable  précipice,  que,  pour  l'atteindre,  ce  n'é- 
tait pas  trop  de  tout  le  zèle  de  la  science.  Mirbel  et  Pas- 
quier  s'y  accrochèrent  les  premiers.  Leur  exemple  encou- 
ragea les  autres  :  on  n'avait  pas  encore  franchi  un  aussi 
mauvais  pas,  et  aucun  n'avait  été  franchi  d'aussi  bonne 
grâce. 

....  Du  sein  du  lac  s'élance  une  bande  de  rochers  qui  y 
forme  un  long  promontoire.  La  figure  de  cette  bande  indi- 
quait une  pai  faite  similitude  entre  sa  structure  et  celle  des 
bases  du  Cylindre  :  elle  m'offrait  donc  un  objet  de  compa- 
raison qui  devait  lever  tous  mes  doules. 

J-e  descendis  promptement.  Le  lac  était  couvert  d'une 
glace  épaisse  dont  il  me  fut  aisé  de  franchir  les  crevasses, 
et  j'atteignis  bientôt  le  promontoire.  Je  trouvai  sa  roche 
divisée  en  assises  horizontales,  comme  les  gradins  duMar- 
boré,  comme  les  murs  de  la  brèche  de  Roland,  comme  le 
Cylindre  et  sa  plate-forme.  Mais  ces  assises  étaient-elles 


ASCENSION  AU  MONT  PERDU.  145 

des  tranches  ou  des  couches?  Le  premier  coup  de  marteau 
rèsokit  la  question  :  c'étaient  des  tranches,  et  les  couches 
étaient  verticales.  J'allais  frapper  un  second  coup  dans  le 
vif  de  la  pierre,  quand  j'aperçois  à  sa  surface  une  saillie 
rougeâtre  ;  je  regarde  de  plus  près;  je  reconnais  un  tron- 
çon de  polypier.  Je  regarde  encore,  et  je  vois  la  valve 
supérieure  d'une  huître,  puis  des  fragments  d'un  madré- 
pore, puis  d'autres  zoophytes  brisés  que  je  n'ai  pu  déter- 
miner. . .  Je  m'écrie,  j'appelle  mes  compagnons,  je  les  ras- 
semble sur  ces  rochers  tout  empâtés  des  débris  du  règne 
organique.  Je  leur  montre  ces  vénérables  restes  qui  ac- 
quièrent dans  les  flancs  du  mont  Perdu  une  importance 
toute  particulière.  On  se  répand  sur  le  promontoire  ;  on 
arrache  à  l'envi  tout  ce  qui  se  distingue  de  la  substance 
de  la  pierre,  et  travaillant  moi-même  avec  une  ardeur 
nouvelle,  au  milieu  de  ces  ardents  travailleurs,  je  jouis- 
sais d'un  bonheur  que  personne  ne  peut  partager  avec 
moi  :  celui  d'avoir  ouvert  un  si  beau  champ  d'observations 
à  des  successeurs  qui  peut-être  y  trouveront  un  jour  ce 
que  l'état  actuel  de  nos  connaissances  ne  nous  permet  pas 
de  voir. 

Mais,  si  c'était  un  satisfaisant  spectacle  que  les  élèves 
de  deux  naissantes  écoles  en  possession  d'une  contrée 
dont  les  savants  allaient  nous  envier  la  découverte  ;  si  je 
ne  pouvais  voir  sans  émotion  ces  jeunes  gens  puiser  dans 
un  premier  succès  la  passion  des  recherches  et  la  soif  du 
savoir;  eux-mêmes  subissaient  de  leur  côté  l'influence  des 
lieux,  et  se  livraient  à  des  transports  qui  tenaient  du  dé- 
lire. Restons  ici,  me  disaient-ils  ;  demain,  peut-être,  nous 
réussirons  à  gravir  la  cime  du  mont  Perdu...  Mais  le  froid 
de  la  nuit?...  Qu'est-ce  qu'une  nuit  devant  une  pareille  es- 
pérance?... Mais  des  vivres?...  On  saura  s'en  passer  :  fati- 
gues, craintes,  dangers,  tout  était  oublié;  combinaisons, 
prévoyance,  tout  était  en  défaut.  Ces  glaces  n'avaient  plus 
rien  d'effrayant;  l'épaisse  nuée  qui  ceignait  les  sommets 

10 


146  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

n'avait  plus  rien  de  sinistre,  quand  tout  à  coup,  du  sein 
même  de  ce  nuage  part  une  détonation  formidable  que 
multiplient  les  échos  du  désert.  Les  plus  déterminés  en 
pâlirent  ;  on  croit  voir  éclater  l'orage  sur  ces  affreuses 
solitudes  dont  il  va  fermer  les  issues  :  ce  n'était  pourtant 
qu'une  lavange  qui  avait  roulé  sur  les  gradins  supérieurs 
de  la  montagne;  mais  l'impression  était  faite  et  l'on  ne 
songea  plus  qu'à  partir. 

A  peine  nous  eûmes  dépassé  le  lac  que  nous  nous 

trouvâmes  au  bord  d'un  précipice  dont  aucun  autre  ne 
peut  donner  l'idée.  11  semblait  que  la  terre  se  dérobât  tout 
à  coup  sous  nos  pieds.  De  quelque  côté  que  nos  regards 
se  portassent,  ce  n'était  qu'escarpements  à  pic  et  que  mu- 
railles debout.  Â  gauche  les  montagnes  d'Estaubé,  à  droite 
le  mont  Perdu,  plongeant  ensemble  à  une  profondeur  im- 
mense, fournissaient  deux  longues  chaînes  parallèles,  for- 
mées des  mêmes  roches,  taillées  sur  le  même  modèle,  et 
resserrant  entre  des  boulevards  énormes  la  vallée  de 
Béousse,  que  nous  dominions  comme  du  haut  des  airs  et 
qui  fuyait  devant  nous  à  perte  de  vue. 

Mais  qu'elle  était  ravissante,  cette  vallée,  au  milieu  de 
la  formidable  enceinte  dont  les  rochers  la  défendent  et 
dont  les  glaces  la  fécondent  !  Riche  du  luxe  de  la  nature 
et  belle  de  sa  sauvage  beauté,  c'est  la  terre  aux  premiers 
jours  de  sa  naissance  et  avant  que  l'homme  l'eût  asservie 
à  la  cuhure.  J'y  cherche  en  vain  les  traces  de  fréquentation 
qui  devraient  annoncer  la  route  d'un  fort  ;  le  sentier, 
l'hospice  échappent  à  la  vue;  les  habitants  se  cachent,  les 
passagers  fuient  devant  cette  nature  que  les  uns  n'ont  pu 
soumettre,  que  les  autres  n'osent  contempler,  et  le  der- 
nier qui  l'aborde  peut  se  croire  le  premier  qui  l'a'it  abor- 
dée. Il  faut  voir  ces  prairies  sans  troupeaux,  ces  ombrages 
que  l'on  n'a  pas  plantés,  ces  forêts,  vierges  encore,  ces 
haies  de  buis  dont  personne  n'a  tracé  les  contours,  et  ce 
torrent,  né  du  mont  Perdu,  la  Cinca,  fière  de  son  origine, 


ASGF.ÎSSION  AU  MONT  PERDU.  147 

inipéluouse,  indomptée,  dessinant  son  cours  incertain  au 
fond  de  cette  longue  tranchée  où  les  ruines  qui  l'accom- 
pagnent retiennent  la  verdure  à  une  respectueuse  distance. 
Le  regard,  entraîné  à  la  suite,  s'égare  avec  elle  dans  la 
déserte  étendue  qu'elle  parcout  sans  obstacle  et  presque 
sans  témoin.  Elle  fuit,  et  l'on  ne  peut  la  quitter  ;  l'œil 
cherche  aux  limites  de  l'horizon  le  dernier  scintillement 
de  ses  flots  ;  l'oreille  attentive  recueille  le  dernier  mur- 
mure que  ranime  le  passage  du  vent.  Elle  échappe  enfin 
à  tous  les  sens  dans  les  profondes  vallées  qui  la  condui- 
sent, et  l'imagination  la  poursuit  encore  jusque  sur  les 
rivages  lointains  où  l'Èhre  reçoit  les  eaux  dont  nous  tou- 
chons ici  les  sources  éternelles...  Mais  quel  est  donc  le 
charme  secret  de  ces  déserts?  Quel  sentiment  involontaire, 
profond,  impérieux,  m'arrête  dans  ces  lieux  où  mes  pa- 
reils n'ont  pas  établi  leur  empire?  Quel  penchant  irrésis- 
tible y  ramène  sans  cesse  ma  pensée  et  mes  pas,  m'y  re- 
tient et  amuse  ma  fantaisie  du  vain  désir  d'y  bâtir  ma 
cabane  et  d'y  cacher  ma  famille?  Qu'est-ce  que  la  civi- 
lisation, si  elle  laisse  en  nos  cœurs   l'impérissable   re- 
gret de  notre  première  indépendance?  Qu'est-ce  que  la 
société,  si  l'homme  qu'elle  a   façonné  à  son  gré,  qu'elle 
s'est  attaché  par  tous  les  liens  de  l'habitude  et  du  be- 
soin ,  ne  pent  échapper  un  instant  à  la  foule  qui  le  com- 
prime sans  donner  une  larme  à  la  nécessité  qui  l'y  re- 
plonge?... 


LES  ASCE>SIO>S  CELEBRES. 


SECONDE   ASCENSION    AU    MONT    PERDU 


Le  guide  Rondo.    —  Ascension  du    glacier.  —  Passage  sur   la   crête. 
Précipices.  —  Escalade.  —  Magique  tableau. 


Je  repris  la  route  du  mont  Perdu  le  22  fruclidor  (7  sep- 
tembre). La  Peyrouse  avait  quitlé  Baréges.  Je  n'eus  pour 
compagnons  que  les  citoyens  Mil  bel  et  Pasquier,  qui 
avaient  fait  leurs  preuves  d'adresse  et  de  résolution  d^ns 
le  premier  voyage,  et  le  citoyen  Dralet,  juge  au  tribunal 
d'Auch,  agriculteur  distingué,  ami  de  l'hisloire  naturelle, 
et  de  la  société  duquel  j'eus  bien  lieu  de  me  louer.  Quoi- 
que étranger  aux  montagnes,  il  y  conserva  une  rare  pré- 
sence d'esprit,  et  je  lui  dois  la  plus  belle  observation  que 
le  voyage  nous  ait  fournie.  Nous  prîmes  à  Baréges  deux 
hommes, l'un, mon  guide  de  confiance,  l'honnête  Laurens, 
qui  s'était  conduit  dans  le  premier  voyage  avec  son  habi- 
leté ordinaire  ;  l'autre,  que  nous  reçûmes  à  l'essai,  ne 
sera  plus  tenté,  je  pense,  de  se  remettre  à  pareille  épreuve; 
celle-ci  faillit  lui  être  deux  fois  funeste.  C'était  pourtant 
un  homme  vigoureux  et  adroit  dans  les  rochers;  mais  il 
n'avait  nulle  expérience  des  glaces  de  Ja  région  supé- 
rieure. Arrivé  à  Gédres,  je  m'assurai  en  outre  de  mon  ami 
Rondo,  l'un  des  hommes  les  plus  lestes  et  les  plus  aven- 
tureux du  pays.  Les  mauvais  pas  du  Marboré  sont  ses 
grands  chemins.  Il  n'y  a  pas  un  montagnard  aussi  fami- 
liarisé avec  les  neiges  de  toutes  les  saisons.  Un  pareil  ren- 
fort était  indispensable  pour  une  expédition  qui  devait 
être  bien  autrement  périlleuse  que  la  précédente,  et  je 
dois  à  Iiondo  le  témoignage  que,  dans  cette  circonstance, 
il  se  surpassa  lui-même. 

Pour  gagner  du  temps  et  employer  utilement  toute  la 


ASCE^■SION  AU  MONT  PERDU.  149 

journée  du  lendemain,  il  fallait  passer  la  nuit  le  plus  près 
du  mont  Perdu  qu'il  était  possible.  Nous  avions  donc  ré- 
solu d'aller  coucher  au  fond  de  l'Estaubé,  dans  la  hutte 
de  VAbassat-dessus,  et  j'avais  pris  mes  mesures  pour  y 
arriver  de  bonne  heure.  Nous  étions  munis  de  couver- 
tures ;  je  fis  porter  une  bonne  provision  de  bois,  et  à 
peine  ces  précautions  étaient-elles  suffisantes  pour  nous 
défendre  du  froid  que  nous  devions  éprouver  à  cette  hau- 
teur et  dans  une  saison  aussi  avancée. 

Cette  fois  nous  ne  montâmes  pas  le  Coumélie  par  sa 
face  antérieure.  Je  voulais  revoir  ses  pentes  orientales. 
Nous  passâmes  donc  par  la  vallée  de  Héas  pour  y  gagner 
le  Passet  des  Glouriettes  qui  s'élève  directement  jusqu'à 
la  vallée  d'Estaubé.  A  mesure  que  nous  montions,  nous 
trouvions  dans  la  fraîcheur  de  Tair  et  la  sérénité  du  ciel 
de  nouvelles  assurances  de  la  constance  du  temps  ;  mais 
aussi,  à  chaque  pas,  nous  laissions  derrière  nous  quel- 
qu'une des  plantes  de  l'été.  L'automne  nous  attendait  sur 
les  hauteurs  et  nous  annonçait  Tliiver  que  nous  trouve- 
rions sur  les  cimes. 

Nous  arrivâmes  à  la  cabane  avant  le  coucher  du  soleil. 
Elle  était  vide  :  ses  possesseurs  avaient  déserté  des  pâtu- 
rages déjà  flétris  parles  gelées  de  la  nuit.  Je  pris  posses- 
sion du  gîte,  et,  dans  le  calme  d'une  belle  soirée,  je  me 
livrai  sans  distraction  à  l'élude  des  montagnes  dont  nous 
étions  environnés. 

La  nuit  fut  sereine  et  très- froide.  Nous  la  pas- 
sâmes autour  d'un  grand  feu,  bien  enveloppés  de  nos 
couvertures.  Dès  le  point  du  jour,  nous  étions  sur  la 
route  de  la  brèche.  Le  sol  que  nous  foulions,  la  structure 
des  couches,  nous  avertirent  bientôt  que  nous  touchions 
les  bases  du  mont  Perdu.  Là,  tout  l'annonce  déjà  et  porte 
l'empreinte  de  sa  majesté.  Les  murailles  sortant  d'un 
amas  immense  de  débris  et  déneige,  s'élancent  jusqu'aux 
nues  et  semblent  décrire  un  arc  de  cercle  dont  chaque 


159  LES  ASGEINSIONS  CELEBRES. 

extrémité  est  flanquée  d'un  large  glacier.  De  ces  glaciers, 
le  plus  haut  est  placé  dans  une  niche  au  voisinage  du  port 
de  Pinède  ;  le  plus  vaste  et  le  plus  heau  est  au  côté  op- 
posé ;  il  se  prolonge  vers  la  brèche  d'Allanz  et  correspond 
à  ceux  que  l'on  voit  de  Gavarnie  sur  ce  corps  avancé  du 
Marboré  qui  y  porte  le  nom  de  mont  Perdu.  Au  milieu  du 
cirque,  deux  rampes  comblées  de  neige  et  de  glace  s'élè- 
vent jusqu'au  haut  des  murailles  ;  l'une  est  absolument 
inaccessible,  c'est  la  plus  occidentale,  et  au  bas  de  celle-ci 
deux  grands  rochers  coniques  sont  placés  comme  des 
bornes  qu'il  n'est  pas  permis  d'outre-passer.  L'autre 
rampe,  plus  large  et  moins  rapide,  est  celle  que  j'abordais 
pour  la  seconde  fois  :  elle  a  aussi  sa  borne  et  c'est  même 
la  plus  remarquable  par  sa  forme  et  la  plus  imposante 
par  son  volume  ;  mais  celle-là  n'arrêtera  plus  quiconque 
ne  compte  pas  avec  le  danger  pour  voir  le  mont  Perdu 
sous  le  plus  frappant  de  ses  aspects. 

Nous  approchions  de  celte  rampe,  et  depuis  longtemps 
je  considérais  le  glacier  avec  quelque  souci.  11  avait  beau- 
coup changé  depuis  mon  premier  voyage.  Plus  de  neige  : 
sa  surface  était  toute  nue  et  n'offrait  pas  un  point  où  le 
pied  pût  laisser  son  empreinte.  Le  milieu  s'était  excavé. 
Deux  grandes  crevasses  le  parcouraient  du  haut  en  bas; 
et,  vers  les  deux  tiers  de  sa  hauteur,  je  remarquais  une 
dépression  transversale  qui  augmentait  considérablement 
l'inclinaison  de  la  partie  supérieure.  Nous  ne  pûmes 
même  l'aborder  de  front  :  il  s'était  escarpé  à  l'exlrémilé 
et  n'offrait  que  des  coupes  nettes,  percées  de  l'ouverture 
de  ses  crevasses.  Il  fallut  le  prendre  de  côté,  et,  dès  les 
premiers  pas,  nous  reconnûmes  qu'à  la  moindre  incli- 
naison il  était  déjà  dangereux.  Les  crampons  n'y  mor- 
daient pas,  et  nos  bâtons  ferrés,  appuyés  de  toutes  nos 
forces,  y  laissaient  à  peine  la  trace  de  leur  pointe.  Au 
reste,  nous  nous  étions  munis  de  bons  instruments  pour 
fendre  la  glace,  et  dès  lors  on  fut  obligé  de  les  mettre  en 


ASCEISSION  AU  MONT  PERDU.  151 

œuvre.  Mais  le  travail  était  des  plus  rudes,  et  nous  n'a- 
vions pas  seulement  la  liberté  de  le  diriger  à  notre  gré. 
Le  glacier  se  creusait  en  gouttière  :  au  milieu,  on  le 
voyait  tout  criblé  de  crevasses  et  de  trous  ;  il  fallait  s'en 
éloigner  sans  cependant  se  rapprocher  des  bords  qui  se 
redressaient  au  voisinage  des  rochers;  nous  étions  donc 
réduits  à  gravir  presqu'en  ligne  droite  entre  les  deux 
écueils  que  nous  avions  à  éviter.  C'était  une  échelle  de 
glace  à  monter  ;  point  de  zigzags  à  tracer,  rien  qui  dissi- 
mulât rinclinaison  ;  et  l'inclinaison  augmentait  sans  cesse 
comme  le  précipice  s'approfondissait  toujours. 

Nous  marchâmes  plus  de  deux  heures  dans  cette  posi- 
tion, et  nous  n'avions  fait  encore  que  le  moins  difficile. 
Nous  approchions  de  la  bosse  que  le  glacier  formait  au- 
dessus  de  la  dépression  dont  j'ai  parlé.  Celle  bosse,  on  ne 
savait  par  où  la  prendre,  et  nous  étions  au  terme  de  nos 
expédients.  Rondo  proposa  de  la  tourner  en  montant  sur 
le  bord  que  nous  avions  si  soigneusement  évité.  11  faut 
savoir  ce  que  c'était  que  ce  bord.  C'était  une  arête  en 
tranchant  de  couteau,  séparée  du  roclier  par  un  large 
intervalle  qui  s'ouvrait  en  entonnoir  dans  la  cavité  du  gla- 
cier. Cette  proposition  qui,  une  heure  plus  tôt,  nous  au- 
rait paru  dérisoire,  était  en  ce  moment  la  seule  qui  nous 
offrît  un  moyen  de  sortir  honorablement  de  notre  péril- 
leuse aventure.  Une  douzaine  de  degrés  que  nous  tail- 
lâmes presque  à  pic  nous  portèrent  sur  ce  bord,  qu'il 
fallut  écrêter  avant  d'y  poser  le  pied,  et  sonder  à  grands 
coups  pour  s'assurer  qu'il  était  capable  de  nous  porter. 
En  sondant  et  en  écrôtant  toujours,  nous  réussîmes  à  faire 
treize  pas  en  vingt  minutes,  montant  en  équilibre  sur 
une  ligne  glissante,  le  précipice  derrière  et  des  deux  cô- 
tés. Une  pareille  position  et  surtout  une  pareille  lenteur 
étaient  bien  propres  à  refroidir  le  courage.  Cependant, 
après  ces  treize  pas,  il  fallut  s'arrêter  et  délibérer  encore. 

Le  guide  novice  que  nous  avions  amené  de  Ba- 


152  LES  ASCE>'SIO>'S  CEI  ÈBRES. 

ré^es  déclara  que  la  tète  lui  tournait  et  cfifil  était  au 
moment  de  se  précipiter.  Il  se  trouvait  sur  les  devants  : 
il  fallut  le  mettre  entre  nous,  et  Ton  comprend  ce  que 
cette  opération  avait  de  dangereux  et  de  difficile  sur  une 
ligne  sans  largeur  et  qui  était  exactement  la  ligne  géomé- 
trique. Le  mouvement  que  cela  occasionna  fit  tomber  du 
sac  de  mon  Laurens  ma  lunette  et  ma  boussole.  Elles  rou- 
lèrent ensemble  dans  le  creux  qui  nous  séparait  du  ro- 
cher. Le  brave  Rondo  voulut  y  descendre  ;  j'essayai  en 
vain  de  l'en  dissuader.  Nous  étions  munis  de  cordes  sur 
lesquelles  il  fondait  son  espérance.  Il  se  gbssa  dans  la 
fente  et  pénétra  dans  les  cavernes  antérieures  où  il  trouva 
la  boussole.  Nous  lui  jetâmes  la  corde  ;  il  s'en  ceignit,  et 
il  fallut  l'extraire  avec  effort  d'un  étranglement  où  son 
poids  l'avait  fait  rouler  en  descendant.  Le  froid  extrême 
de  ces  cavités  ne  lui  avait  pas  permis  de  s'arrêter  à  cher- 
cher la  lunette.  Mon  Laurens  prétendit  y  descendre  à  son 
tour.  Nous  l'en  tirâmes  de  même  ;  et  certes,  ceux  qui 
prêtaient  secours  n'étaient  pas  dans  une  position  moins 
critique  que  ceux  qui  le  recevaient.  Il  ne  rapporta  rien  ; 
j'avais  perdu  une  excellente  lunette,  mais  nous  avions 
trouvé  dans  l'action  une  nouvelle  confiance  en  nos  forces, 
et  nous  fîmes  encore  une  trentaine  de  pas  sur  la  crête^ 
prenant  à  peine  le  loisir  de  l'ébrècher. 

Cependant,  à  chaque  instant  cette  crête  nous  exposait 
à  de  nouveaux  hasards.  Deux  fois  nous  fûmes  arrêtés  par 
des  saillies  du  rocher  qui  se  projetaient  en  avant  et  nous 
barraient  le  chemin.  On  ne  pouvait  ni  monter  ni  descen- 
dre ;  il  fallait  se  plier  autour  de  ces  saillies,  au  risque  de 
perdre  l'équilibre  et  de  se  précipiter.  Bientôt  il  fut  tout  à 
fait  impossible  de  passer  outre,  et  nous  n'eûmes  plus 
dautre  refuge  que  ces  mêmes  rochers  qui,  la  première 
fois,  avaient  paru  inaccessibles.  Us  sont,  il  est  vrai,  taillés 
en  degrés  par  les  coupes  croisées  des  couches  et  des  tran- 
ches ,  mais  pour  concevoir  la  disposition  de  ces  degrés^ 


ASCENSION  AU  MOiNT  PERDU.  153 

[qu'on  se  figure  d'abord  une  rampe  d'escalier  dont  les 
'marches  seraient  presque  toujours  plus  hautes  que  larges, 
jet  qu'on  aurait  redressée  de  façon  que  l'angle  d'inclinaison 
[eût  augmenté  d'un  tiers;  qu'on  ajoute  ensuite  à  cette  idée 
[celle  de  toutes  les  irrégularités  et  de  toutes  les  dégrada- 
tions que  peut  occasionner  un  pareil  redressement  dans 
une  pareille  structure  ;  l'incertilude  où  nous  étions  de  ce 
que  nous  trouverions  plus  haut,  la  prévention  que  devait 
lexciter  l'infructueuse  tentative  des  guides  du  Coumélie, 
|et  l'on  jugera  de  quel  œil  nous  regardions  la  dernière 
[ressource  qui  nous  restait.  Ce  fut  là  pourtant  qu'il  fallut 
se  hisser  de  gradin  en  gradin.  Le  premier  y  était  poussé 
par  le  second,  et,  une  fois  accroché,  il  lui  prêtait  la  main 
à  son  tour.  Les  risques  étaient  au  moins  égaux,  si  même  le 
désavantage  n'était  du  côté  des  derniers.  Ceux  qui  gravis- 
saient en  avant  ne  pouvaient  faire  un  faux  pas  qui  ne  com- 
promît le  reste  de  la  troupe,  ni  ébranler  un  quartier  de 
pierre  qui  ne  volât  sur  la  tête  des  autres.  Je  fus  moi-même 
blessé  assez  fortement  par  un  de  ces  débris  contre  lequel 
je  ne  pus  que  me  roidir,  puisque  ma  position  ne  me  per- 
mettait pas  de  l'éviter.  Celte  dernière  escalade  dura  plus 
d'une  heure,  et  ce  que  nous  courûmes  de  dangers  dans 
ce  voyage  apprendra  à  quiconque  voudra  aborder  le  mont 
Perdu  par  cette  route,  qu'elle  n'est  praticable  qu'au  gros 
de  Tété,  et  tandis  que  les  glaciers  sont  encore  couverts 
|de  neige.  Un  mois  auparavant,  nous  n'avions  pas  employé 
jdeux  heures  à  la  montée,  et  ce  n'avait  été  qu'un  jeu  pour 
ceux  qui  avaient  la  moindre  expérience  des  montagnes. 
Aujourd'hui  elle  en  exigea  cinq,  et  dans  ces  cinq  heures, 
pas  une  minute  où  nous  n'eussions  couru  risque  de  la  vie. 
Nous  approchions  enfin  du  sommet  de  la  crête  ;  il  ne 
restait  plus  qu'un  petit  nombre  de  degrés  à  monter  ;  et 
le  redressement  des  couches  en  adoucit  déjà  la  pente. 
Je  regardai  mes  compagnons  ;  aucun  n'avait  donné  des 
signes  de  crainte,  mais  aucun  ne  donnait  des  signes  de 


154  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

il 

joie.  Une  sorte  de  tristesse,  produite  par  une  longue' 
anxiété,  laissait  à  peine  concevoir  ce  que  le  mont  Perdu 
nous  préparait  de  dédommagements.  Après  tant  de  plans 
inclinés,  de  rochers  si  droits,  de  glaces  si  perfides,  nous 
ne  sentions  d'autre  besoin  que  celui  d'un  peu  de  terrain 
plat  où  le  pied  pût  se  poser  sans  délibération  ;  mais  ce 
terrain,  nous  ne  le  touchions  pas  encore  que  déjà  la 
scène  change  et  que  tout  est  oublié.  Du  haut  des  rocliers, 
nous  considérons  avec  une  muette  surprise  le  majestueux 
spectacle  qui  nous  attendait  au  passage  de  la  brèche. 
Nous  ne  le  connaissions  pas  ;  nous  ne  l'avions  jamais 
vu  ;  nous  n'avions  nulle  idée  de  l'éclat  incomparable  qu'il 
recevait  d'un  beau  jour.  La  première  fois  le  rideau  n'a- 
vait été  que  soulevé  ;  le  crêpe  suspendu  aux  cimes  ré- 
pandait le  deuil  sur  les  objets  mêmes  quM  ne  couvrait 
pas.  Aujourd'hui,  rien  de  voilé,  rien  que  le  soleil  n'éclai- 
rât de  sa  lumière  la  plus  vive  ;  le  lac,  complètement  dé- 
gelé, réfléchissait  un  ciel  d'azur  ;  les  glaciers  étince- 
laient  et  la  cime  du  mont  Perdu,  toute  resplendissante 
de  célestes  clartés,  semblait  ne  plus  appartenir  à  la  terre. 
En  vain  j'essayerais  de  peindre  la  magique  apparence  de 
ce  tableau.  Le  dessin  et  la  teinte  sont  également  étran- 
gers à  tout  ce  qui  frappe  habituellement  nos  regards. 
En  vain  je  tenterais  de  décrire  ce  que  son  apparition  a 
d'inopiné,  d'étonnant,  de  fantastique,  au  moment  où  le 
rideau  s'abaisse,  où  la  porte  s'ouvre,  où  l'on  louche  enfin 
le  seuil  du  gigantesque  édifice.  Les  mots  se  traînent  loin 
d'une  sensation  plus  rapide  que  la  pensée,  on  n'en  croit 
pas  ses  yeux  ;  on  cherche  autour  de  soi  un  appui,  des 
comparaisons  :  tout  s'y  refuse  à  la  fois  ;  un  monde  finit, 
un  autre  commence  ;  un  monde  régi  par  les  lois  d'une 
autre  existence.  Quel  repos  dans  celte  vaste  enceinte  où 
les  siècles  passent  d'un  pied  plus  léger  qu'ici-bas  les  an- 
nées !  Quel  silence  sur  ces  hauteurs  où  un  son,  quel  qu'il 
soit,  est  la  redoutable  annonce  d'un  grand  et  rare  phéno- 


ASCENSION  AU  MONT  PERDU.  155 

lèiio  !  Quel  calme  dans  l'air  et  quelle  sérénité  dans  le  ciel 
ui  nous  inondait  de  clartés  !  Tout  était  d'accord,  l'air, 
3  ciel,  la  terre  et  les  eaux  :  tout  semblait  se  recueillir  en 
résence  du  soleil  et  recevoir  son  regard  dans  un  immo- 
ile  respect. 

I  En  comparant  l'imposante  symétrie  du  cirque  au  dé- 
ordre hideux  qu'il  offrait  lorsqu'une  brume  épaisse  se 
rainait  autour  de  ses  degrés,  nous  reconnaissions  à  peine 
es  lieux  que  nous  avions  parcourus.  Ce  n'était  plus  la 
ourde  masse  du  Cylindre  qui  fixait  exclusivement  les 
legards.  La  transparence  de  l'air  rectifiait  les  apparences 
[u'avait  brouillées  l'interposition  de  la  nue  ;  la  cime  prin- 
ipale  était  rentrée  dans  ses  droits  ;  elle  ramenait  à  l'unilé 
outes  les  parties  de  cet  immense  chaos.  Jamais  rien  de 
areil  ne  s'était  offert  à  mes  yeux.  J'ai  vu  les  hautes  Alpes  ; 
e  les  ai  vues  dans  ma  première  jeunesse,  à  cet  âge  où 
'on  voit  tout  plus  beau  et  plus  grand  que  nature  ;  mais, 
e  que  je  n'y  ai  pas  vu,  c'est  la  livrée  des  sommets  les 
•lus  élevés  revêtue  par  une  montagne  secondaire.  Ces 
ormes  simples  et  graves,  ces  coupes  nettes  et  hardies, 
es  rochers  si  entiers  et  si  sains  dont  les  larges  assises 
'alignent  en  murailles,  se  courbent  en  amphithéâtre,  se 
jaçonnent  en  gradins,  s'élancent  en  tour  où  la  main  des 
ijéants  semble  avoir  appliqué  l'apomb  et  le  cordeau,  voilà 
j;e  que  personne  n'a  rencontré  au  séjour  des  glaces  éter- 
jieiles,  voilà  ce  qu'on  chercherait  en  vain  dans  les  monta- 
|;nes  primitives  dont  les  flancs  déchirés  s'allongent  en 
)ointes  aiguës,  et  dont  la  base  se  cache  sous  des  mon- 
ceaux de  débris.  Quiconque  s'est  rassasié  de  leurs  hor- 
•eurs,  trouvera  encore  ici  des  aspects  étranges  et  iiou- 
oaux.  Du  mont  Blanc  même  il  faut  venir  au  mont  Perdu  : 
piand  on  a  vu  la  première  des  montagnes  granatiques, 
l  reste  à  voir   encore  la  première  des  montagnes  cal- 
caires. 

(Ramond,  Voyages  au  mont  Perdu.) 


IV 

ASCENSIONS   AU    CAP   NORD 

CHARLES    MARTINS.    —    LOUIS    ÉNAULT. 


Aspect  du  cap.  —  Belle  prairie.  —  Plantes  alpines.  —  Le  plateau.  —  Grani 
spectacle.  —  L'océan  Glacial.  —  Le  soleil  de  minuit. 


...  En  sortant  du  détroit  de Havoe,  nous  passâmes  prèi 
d'une  île  un  peu  élevée,  la  verte  Masoe,  autrefois  habitée, 
maintenant  déserte,  et  nous  allâmes  coucher  le  soir  dani 
une  petite  baie  de  l'île,  appelée  Giestvaer,  où  demeuren 
un  pauvre  marchand  et  quelques  pêcheurs.  Nous  y  pas 
sâmes  une  partie  de  la  nuit,  et  repartîmes  le  lendemaii 
pour  le  cap  Nord.  Nous  découvrîmes  bientôt  les  Stappen 
noirs  écueils  qui  s'élèvent  comme  des  tours  au  miliei 
des  flots.  De  nombreux  oiseaux  de  mer,  des  mouettes 
des  goélands,  volaient  à  l'entour. 

Cependant  le  vent  fraîchissait  et  soulevait  les  vagues  de 
l'océan  Glacial  ;  cette  mer  houleuse  et  tourmentée  nouî 
annonçait  le  voisinage  de  ce  promontoire  redouté  du  na- 
vigateur, qu'on  appelle  le  cap  Nord,  et  qu'on  pourrai! 
aussi  appeler  le  cap  des  Tempêtes.  En  effet,  dansées  pa- 
rages, jamais  la  mer  n'est  tranquille ,  même  dans  les 
jours  les  plus  calmes,  car  les  houles  de  tous  les  gros 
temps  de  1  Atlantique,  de  la  mer  Glaciale  et  de  la  mer 


ASCENSION  AU  CAP  NORD.  157 

)laiiche  viennent  expirer  au  pied  de  celte  jetée,  qui  s'a- 
aiice  dans  l'Océan  entre  les  vastes  continents  de  l'Amé- 
iqiie  et  de  l'Asie  septentrionale.  Le  vent  contraire  nous 
orçait  de  louvoyer,  et  longtemps  nous  eûmes  sous  les 
,(Mix  le  spectacle  imposant  et  sévère  de  cette  masse  de 
ochers.  Allongée  comme  une  proue  de  navire,  elle  sem- 
)lt^  aller  au-devant  des  flots  impuissants  de  la  mer,  qui 
>e  brisent  contre  elle  depuis  l'origine  des  âges.  Enfin, 
lous  courûmes  une  dernière  bordée,  et  vînmes  mouiller 
i  l'est  du  cap  Nord,  dans  une  petite  baie  à  laquelle  sa 
(oime  a  fait  donner  le  nom  de  baie  de  la  Corne,  ou 
Hurnwig. 

C-ombien  je  fus  agréablement  surpris,  en  descendant 
terre,  de  me  trouver  au  milieu  de  la  plus  riche  prairie 
subalpine  qu'il  fût  possible  de  voir!  L'herbe  haute  et  touf- 
fue me  venait  aux  genoux,  et  je  rencontrais  à  l'extrémité 
de  l'Europe  les  plantes  que  j'avais  admirées  si  souvent 
dans  les  Alpes  de  la  Suisse  ;  c'étaient  elles,  aussi  vigou- 
reuses, aussi  brillantes  et  plus  grandes  que  dans  leurs 
montagnes.  A  droite,  se  dressait  la  masse  imposante  du 
cap  Nord,  noire,  escarpée,  inaccessible.  Devant  nous,  une 
pente  roide,  mais  verdoyante,  permettait  d'atteindre  au 
sommet,  en  contournant  la  base  du  promontoire.  Je  re- 
cueillais avec  ardeur  toutes  les  plantes  qui  s'offraient  à  ma 
vue  :  il  me  semblait  qu'elles  avaient  un  intérêt  particulier, 
puisqu'elles  étaient  pour  ainsi  dire  les  plus  robustes  et 
les  plus  aventureuses  d'entre  leurs  sœurs  européennes. 
Je  nie  plaisais  à  retrouver  parmi  elles  des  plantes  des 
environs  de  Paris;  elles  me  semblaient  dépaysées  comme 
moi  sur  ce  noir  rocher  battu  par  les  flots.  J'étais  tenté  de 
leur  demander  pourquoi  elles  avaient  quitté  les  bords 
dos  champs  cultivés  et  les  ombrages  paisibles  du  bois  de 
Meudon,  où  elles  reçoivent  les  hommages  des  botanistes 
parisiens,  pour  vivre  tristement  parmi  des  étrangères, 
car  les  plantes  alpines  étaient  en  majorité.  Au  haut  de  la 


158  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

pente,  je  me  trouvai  sur  un  plateau  nu,  dépouillé,  par 
semé  de  flaques  d'eau.  Au  loin,  à  perte  de  vue,  se  dérou 
lent  des  plans  successifs,  de  grandes  ondulations  de  ter| 
rains  uniformes,  peu  accidentés,  séparés  par  des  baies  e 
des  bas-fonds  marécageux  :  tout  est  froid ,  immobile 
désolé.  Tandis  que  le  calme  régnait  dans  la  belle  prairie 
que  j'ai  décrite,  un  vent  du  nord  furieux  balayait  le  pla- 
teau du  Cap  et  nous  empêchait  presque  de  marcher.  Nouai 
avançâmes  néanmoins  et  parvînmes  jusqu'à  l'extrémité.! 
Jamais  je  n'oublierai  la  sombre  grandeur  du  spectacle 
qui  s'offrait  à  mes  yeux.  Devant  nous  s'étendait  l'océan. 
Glacial,  dont  les  limites  sont  au  pôle,  s'agitant  au-dessous- 
d'une  épaisse  couche  de  nuages  qui  semblaient  peser  sur 
lui  ;  à  gauche,  une  pointe  de  terre  longue  et  basse  bordéi 
d'écume;  à  droite,  quelques  îlots  sans  nom.  Quand  je  me 
penchais  sur  le  bord  du  précipice  qui  termine  le  cap,  je 
voyais  la  mer  se  briser  au  pied  de  l'escarpement,  à  une 
profondeur  de  1,000  pieds  au-dessous  de  moi.  De  celte 
hauteur  les    lames  énormes  venues  en  ligne  droite  du 
Groenland,  du  Spitzberg,  ou  de  la  Nouvelle-Zemble,  ne 
formaient,   en  se  brisant,  qu'un  simple  liséré  d'écume, 
comme  feraient  les  rides  d'un  petit  lac  poussées  douce- 
ment vers  le  rivage  par  un  léger  souffle  de  vent. 

Le  sommet  le  plus  élevé  du  cap  Nord  est,  d'après  mes 
observations,  à  508  mètres  au-dessus  de  la  mer;  il  est 
surmonté  d'un  petit  rocher  sur  lequel  les  voyageurs  gra- 
vent leur  nom.  J'y  las  avec  respect  celui  de  Parrot,  célèbre 
par  ses  voyages  dans  les  Alpes,  l'Ararat  et  le  Caucase. 
Même  ce  dernier  rocher  n'est  pas  dépourvu  de  toute  vé- 
gétation :  de  petites  flaques  circulaires  de  parmélies  et 
d'ombilicaires  noires  comme  la  roche  s'étaient  attachées 
à  elle,  et  une  mousse  microscopique  se  cachait  dans  les 
fentes.  Sur  le  plateau  il  y  avait  encore  quelques  plantes 
souffreteuses,  dépouillées  par  les  vents,  couchées  sur  le 
sol,  ou  cherchant  Ain  arbre  derrièieles  phs  du  terrain 


ASCENSIOiN  AU  CAP  NORD.  101 

qui  pouvaiont  les  abriter  contre  les  rafales  continuelles 
qui  balayent  le  cap  Nord. 

(Charles  Martins,  du  Spitzberg  au  Sahara.) 


Le  cap  Nord  est  à  12  ou  15  milles  du  fiord  de  Giestvar. 
Nous  franchîmes  cette  courte  distance  par  un  temps 
assez  calme  :  usant  de  la  rame  bien  plus  que  de  la  voile. 
Nous  avions  à  gauche  la  pleine  mer  ;  à  droite  la  côte  de 
l'île.  Toute  cette  côte  est  semblable  à  une  haute  muraille, 
formée  de  couches  perpendiculaires  :  à  la  base,  des  bri- 
sants et  des  écueils;  au  sommet,  une  crête  au  fil  droit, 
parfois  dentelée  de  pointes  aiguës.  Au  milieu  de  ce  bou- 
levard de  rochers,  nous  aperçûmes  de  loin  une  grande 
tour  carrée  faisant  saillie  et  flanquée  de  bastions  épais  : 
c'était  le  cap  Nord, 

Au  lieu  de  prendre  terre  immédiatement,  nous  pous- 
sâmes une  pointe  au  large,  à  un  quart  de  mille,  pour 
mieux  saisir  l'effet  d'ensemble.  La  masse  énorme  s'élève 
à  pic  du  sein  de  la  mer,  sombre,  morne,  hautaine,  inabor- 
dable. Immobile  comme  l'arc-boutant  d'un  monde,  solide 
comme  le  contre-fort  d'un  continent,  elle  révèle  au  pre- 
mier regard  l'idée  d'une  inébranlable  puissance.  L'Europe 
est  en  paix  derrière  cette  sentinelle  avancée  qui  la  défend 
contre  les  flots  et  les  tempêtes  de  la  mer  Glaciale, 

Nous  doublâmes  la  pointe,  et  nous  pénétrâmes  dans 
une  seconde  baie,  très-petite,  creusée  et  arrondie  par  la 
nature  au  sein  même  de  la  montagne.  Le  cap  versait  sur 
nous  son  ombre  immense.  Autour  de  la  baie,  une  enceinte 
de  rochers  semi-circulaire  dessine  nettement  ses  contours. 
Tantôt  ces  rochers  noircis  s'émiettent  comme  des  laves 
qu'un  choc  aurait  broyées  au  sortir  du  cratère;  tantôt 

11 


162  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

ils  se  partagent  d'eux-mêmes  en  larges  lames  comme 
des  feuilles  d'ardoise  ou  des  tables  de  marbre.  Entre  la 
mer  et  ces  rochers,  une  couche  de  terre  végétale  se  re- 
couvre de  gazon  et  de  fleurs  ;  ce  sont  les  andromèdes  et 
les  renoncules  glaciales,  le  petit  œillet  des  bois,  le  géra- 
nium sauvage,  l'angélique  et  le  Vergiss-mein-nicht  qui 
semble  éclore  en  ces  parages  lointains  comme  pour  rap- 
peler un  souvenir  à  l'âme  oublieuse.  Sur  les  pierres,  entre 
les  fleurs  et  les  gazons,  un  petit  ruisseau  d'argent  scin- 
tille et  murmure. 

Nous  commençâmes  bientôt  l'ascension  du  cap. 

Le  cap  Nord  est  une  montagne  d'environ  1,000  pieds 
de  hauteur,  coupée  à  pic  du  côté  de  la  mer,  et  de  toute 
part  presque  inaccessible.  Les  pentes  sont  toujours  escar- 
pées et  roides,  souvent  rendues  glissantes  par  des  bandes 
de  mousse  humide  et  courte,  serrée,  élastique,  et  repous- 
sant d'elle-même  le  pied,  qui  ne  rencontre  aucun  appui; 
d'autres  fois  il  faut  franchir  des  amas  de  pierres  roulantes, 
qui  se  détachent  dès  qu'on  les  touche,  ou  bien  encore  des 
masses  de  rochers  âpres,  qu'il  faut  gravir  comme  par 
escalade.  Çà  et  là,  dans  les  anfractuosités  qui  retiennent 
im  peu  de  terre  végétale,  les  bouleaux  nains  essayent  de 
lever  leur  tête  éplorée,  et  bientôt  retombent  sur  le  sol, 
où  ils  se  tordent,  végètent,  rampent  et  meurent.  Parfois,  à 
quelque  distance,  la  mouette,  perchée  sur  une  pointe  de 
rocher,  nous  regardait  de  son  œil  clair  et  perçant,  et, 
rassurée  par  notre  air  pacifique,  continuait  son  rêve,  sans 
même  tourner  vers  nous  sa  tête  immobile.  Les  corbeaux 
croassant  rasaient  le  sol  en  noirs  tourbillons,  tandis  que, 
dans  le  ciel  éthéré,  les  aigles  et  les  faucons  décrivaient  des 
orbes  immenses. 

Enfin,  nous  atteignîmes  la  dernière  cime,  plateau  en 
terrasse  couvert  d'un  humus  jaunâtre,  que  se  disputent 
des  mousses  et  des  lichens,  et  où,  sur  des  couches  de  granit 
sombre,  étincelle  la  blancheur  du  quartz. 


ASCENSION  AU  CAl>  NOUD.  105 

Quand  je  me  sentis  sur  cette  dernière  pointe  du  vieux 
continent  européen,  j'éprouvai  une  des  plus  profondes 
émotions  de  ma  vie  de  voyageur... 

11  était  minuitun  quart.  Le  soleil  étaittout entier  au-dessus 
de  l'horizon.  C'est  à  peine  si  le  bord  inférieur  de  son  disque 
effleurait  la  crête  des  flots  empourprés.  Là,  l'astre  infati- 
gable fournit  une  carrière  de  quatre  mois  sans  repos,  avant 
d'aller  tomber  dans  la  mer.  Seulement,  il  ne  paraît  pas 
suivre  sa  marche  accoutumée.  Au  lieu  de  tracer  sur  nos 
têtes  un  arc  lumineux,  dont  une  pointe  s'appuierait  à 
Torient  et  l'autre  à  l'occident,  il  glisse  doucement  sur  la 
courbe  insensible  d'une  ellipse  démesurément  allongée. 

Du  reste,  la  lumière  n'est  pas  la  même  à  toute  heure  ; 
ses  nuances  varient  selon  la  position  de  l'astre  qui  la  pro- 
duit. Si  le  soleil  de  midi  lance,  comme  chez  nous,  des 
rayons  ardents,  si,  vers  dix  heures,  son  disque  oblique  se 
plonge  dans  des  flots  de  pourpre  qui  teignent  la  moitié  du 
ciel;  souvent,  à  minuit,  quand  il  effleure  la  ligne  de  l'ho- 
rizon, sa  lumière,  décomposée  par  un  prisme  invisible, 
hésite  et  se  dégrade  dans  les  demi-tons  verdâtres  et  jaunes 
d'une  gamme  peu  étendue,  mais  infiniment  variée.  Les 
objets  revêtent  alors  des  teintes  fantastiques,  et,  quelle 
que  soit  la  clarté  de  l'atmosphère,  on  sent  pourtant  que 
ce  n'est  pas  là  le  jour  véritable  de  l'action  et  du  mouve- 
ment. Parfois,  pendant  ce  long  jour,  la  lune  se  rencontre 
dans  le  ciel  avec  le  soleil,  chacun  de  ces  astres  régnant 
sur  une  partie  de  l'horizon.  A  mesure  que  le  soleil  s'avance 
dans  sa  gloire,  tout  ruisselant  d'or  et  de  feu,  la  lune,  tou- 
jours belle  dans  sa  pâleur  rosée,  s'enî'uit  et  se  laisse  voir 
à  travers  le  voile  nacré  des  nuages. 

Nous  passâmes  une  grande  partie  de  la  nuit  sur  le  sommet 
du  cap,  chacun  de  nous  se  livrant  à  ses  réflexions  et 
respectant  le  silence  et  la  rêverie  de  ses  compagnans. 

Parfois  le  cap  Nord,  impassible  témoin,  assiste 

à  ces  grandes  colères  de  la  nature  qui  bouleversent  la  face 


166 


LES  ASGE^■Slu:^S  CÉLÈBRES. 


du  globe.  Les  vents  du  nord  et  du  nord-ouest,  qui  se  por- 
tent du  pôle  vers  l'équateur,  se  précipitent  impétueuse- 
ment, en  causant  sur  leur  passage  des  commotions  ter- 
ribles. —  Soulevées  en  montagnes  liquides,  les  vagues, 
que  le  vent  chasse  devant  lui,  assaillent  le  cap  de  tous 
les  côtés  à  la  fois,  brisant  leur  fureur  contre  le  granit 
immobile. 

Nous  n'avons  point  connu  ces  spectacles  d'une  horreur 
subUme,  el,  quand  le  souvenir  du  cap  Nord  nous  revient, 
comme  la  première  fois  nous  le  voyons  toujours  par  une 
belle  nuit  d'été,  sereine  et  sans  ténèbres,  projetant  sa 
grande  ombre  sur  les  flots  empourprés;  devant  nous,  à 
l'infini,  s'étend  la  mer  immobile,  et  si,  le  long  de  l'écueil, 
soulevée  en  ride  légère,  quelque  vague  suspend  à  ses 
flancs  de  granit  une  irange  d'écume,  bientôt  elle  retombe 
apaisée  à  ses  pieds,  et  s'endort  avec  un  faible  et  doux 

murmure. 

(LomsÉNA.\]LT,  laNorwége.) 


Le  cap  >'ord  (île  de  Lotoden). 


LE   PIC    DE   TENERIFFE 


BERTHELOT. 


Gorges  d'Oucanca.  —  Le  cratère,  —  Source  de  la  Picdra.  —  Amas  de  laves. 
—  Sommet  du  Teyde. —  Vue  de  Ténériffe.  —  Océan  de  nuages. 


Ce  fut  le  8  juillet  que  je  résolus  de  gravir  jusqu'au 

pic  de  Teyde,  plus  particulièrement  connu,  en  Europe, 
sous  le  nom  de  pic  de  Ténériffe.  J'avais  l'intention  d'y  par- 
venir par  les  pentes  méridionales;  je  savais  qu'avant  moi 
aucun  voyageur  n'avait  tenté  de  le  faire  de  ce  côté,  car 
les  sentiers  qui  y  conduisent  sont  presque  impraticables; 
mais  je  pouvais  rencontrer  par  là  quelques  plantes  échap- 
pées aux  savantes  recherches  de  Broussonnet  et  de  Ch. 
Smith,  et  celte  seule  espérance  balançait  tous  les  obsta- 
cles. Je  me  trouvais,  à  celte  époque,  à  Chasna,  village  situé 
dans  une  position  des  plus  pittoresques,  au  sud  du  Teyde, 
et  à  1,416  mètres  d'élévation  au-dessus  du  niveau  de 
l'Océan,  quoiqu'il  ne  soit  guère  éloigné  que  de  trois  lieues 
de  la  côte  méridionale  de  l'île.  J'en  partis  à  cinq  heures 
du  matin  avec  M.  Mac-Gregor,  alors  consul  d'Angleterre 
aux  Canaries,  et  deux  guides  qui  nous  accompagnaient. 
Après  deux  heures  de  marches,  nous  arrivâmes  à  la  base 
des  montagnes  centrales.  Les  pins  des  Canaries,  qui  cou- 


168  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

vraient  presque  tous  les  terrains  que  nous  avions  traversés, 
commencèrent  à  devenir  plus  rares  ;  à  mesure  que  nous 
avancions  dans  la  gorge  d'Oucanca,  ces  beaux  arbres  dispa- 
rurent insensiblement  et  furent  remplacés  par  des  genêts 
visqueux.  Oucanca  est  un  endroit  qui  mérite  d'être  vu  : 
une  éruption  volcanique,  accompagnée  sans  doute  de  vio- 
lentes commotions,  en  bouleversant  jadis  la  base  des  mon- 
tagnes centrales,  donna  naissance  à  la  gorge  qui  existe 
aujourd'hui.  Le  cratère  principal,  qu'il  est  facile  de  recon- 
naître, vomit  un  torrent  de  lave  vitrifiée  qui  inonda  les 
alentours  et  suivit  son  cours  vers  la  côte,  en  parcourant 
un  espace  de  plus  de  deux  lieues.  Le  désordre  de  ce  site 
sauvage  est  encore  augmenté  par  d'énormes  rochers  qui 
paraissent  s'être  détachés  des  hauteurs  voisines. 

Au  sortir  des  gorges  d'Oucanca,  nous  continuâmes  à 
gravir  la  montagne  que  nous  avions  en  face  :  les  genêts 
blancs,  dont  nous  avions  déjà  rencontré  quelques  buissons 
près  du  cratère,  se  montrèrent  alors  en  plus  grand  nombre, 
et  s'étendirent  bientôt  en  une  zone  de  végétation  qui 
domine  exclusivement  autour  des  bases  du  pic. 

La  station  où  nous  étions  parvenus  s'appelle  degollada 
de  Oucanca.  Le  Teyde  était  en  face  de  nous,  nous  comptions 
déjà  les  torrents  de  lave  noire  qui  sillonnent  ses  pentes,  et 
nous  découvrions  toutes  les  montagnes  centrales  de  Téné- 
riffe,  car  ce  n'est  que  de  ce  point  qu'on  peut  embrasser 
d'un  seul  regard  l'ensemble  de  ce  groupe  de.  sommités 
volcaniques.  Cette  vue  est  des  plus  imposantes,  et  aucune 
description  ne  pourrait  en  donner  une  idée  assez  juste. 
Les  montagnes  des  Canadas,  qui  peut-être  formèrent  dans 
d'autres  temps  une  chaîne  entièrement  circulaire,  offrent 
aujourd'hui  deux  grands  passages  dont  les  abords  boule- 
versés indiquent  assez  les  causes  violentes  qui  les  produi- 
sirent; les  hautes  crêtes  s'élèvent  à  plus  de  5,000  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  l'Océan;  tout  l'espace  renfermé 
par  la  ligne  de  circonvallation  de  ces  monts  trachytiques 


LE  PIC  DE  TÉNÉRIFFE.  ICO 

couslituo  un  cratère  immense,  d'une  origine  primordiale 
jL'Ialivement  au  pic  lui-même,  que  le  géologue  Escolar 
appelait  el  hijo  de  las  Canadas  (le  fds  des  Canadas).  C'est 
à  peu  près  du  milieu  de  ce  cratère  elliptique ,  dont  le  plus 
uiand  diamètre  est  d'environ  5  lieues,  que  s'élance  le 
Tcyde,  encore  fmiiant  au-dessus  de  ce  sol  bouleversé.  Le 
va^te  circuit  qui  l'entoure  est  désigné  à  Ténèriffe  sous  le 
nom  de  gorges  du  pic  [Canadas  del  Teyde,  ou  simplement 
(jinadas). 

Le  sentier  qui  conduit  à  la  degoUada  d'Oucanca,  dans 
\c  fond  des  gorges,  est  des  plus  scabreux;  la  contre-pente 
de  la  montagne  est  presque  à  pic,  et  présente,  dans  plu- 
sieurs endroits,  des  précipices  de  plus  de  500  mètres  de 
rhute.  Lorsque  nous  descendions  dans  l'intérieur  des 
'.anadas,  nous  pouvions  à  peine  concevoir  comment  nous 
y  parviendrions;  mais  enfin  nous  y  arrivâmes.  Le  sol  de 
•  es  gorges  est  à  2,750  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la 
111 'r,  et  la  cime  du  Teyde  s'élève  à  985  mètres  au-dessus 
du  sol.  Nous  avions,  d'un  côté,  les  vastes  penles  du  grand 
cône,  et  de  l'autre  la  chaîne  des  montagnes  d'où  nous 
étions  descendus,  et  dont  la  coupe  presque  perpendicu- 
laire servait  jadis  de  parois  à  cet  immense  cratère  de  sou- 
lèvement. Quel  étonnant  spectacle!  et  si  l'imagination  se 
transporte  dans  les  siècles  de  tourmente  géologique  où 
ce  volcan  épouvantable  était  dans  toute  son  activité,  on  ne 
concevra  pas  sans  effroi  un  gouffre  enflammé  de  plus  de 
0  lieues  de  circonférence  et  de  500  mètres  de  profon- 
deur! Alors  seulement  on  pourra  se  faire  une  idée  de  l'état 
de  fermentation  de  cette  époque  d'incandescence,  et  la 
formation  du  Teyde  au  milieu  de  ce  gouffre  ne  paraîtra 
plus  qu'un  effet  secondaire. 

Après  avoir  admiré  ces  grands  accidents  volcaniques, 
et  avant  de  nous  avancer  davantage  vers  la  base  du  Teyde, 
nous  fûmes  nous  reposer  à  la  source  de  la  Piedra,  car 
nous  étions  suffoqués  par  la  chaleur.  Dans  cette  région 


lîO  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

élevée,  l'air  est  toujours  calme  et  diaphane,  le  ciel  toujours 
d'un  azur  éclatant,  et  la  plus  légère  nuée  ne  vient  jamais 
en  rompre  l'uniformité.  L'intensité  des  rayons  solaires 
dans  ces  gorges,  leur  réverbération  sur  les  nappes  de  tuf 
blanc,  leur  éblouissante  scintillation  sur  tous  les  débris  de 
ponce  et  d'obsidienne  qui  couvrent  le  sol,  sont  autant  de 
causes  qui  produisent  une  haute  température.  De  là  on 
domine  les  nuages;  aussi,  point  de  ces  brumes  bienfai- 
santes qui,  dans  les  lieux  plus  bas,  viennent  rafraîchir 
l'atmosphère,  humecter  la  terre  et  vivifier  la  végétation. 
L'habitant  des  plaines,  qui  traverse  cette  zone,  en  ressent 
bientôt  l'influence  ;  l'extrême  sécheresse  de  l'air  resserre 
ses  pores,  arrête  sa  transpiration  et  gerce  son  épiderme; 
une  soif  immodérée  le  tourmente  sans  cesse,  et  souvent  il 
cherche  en  vain  la  source  cachée  qui  ne  doit  l'étancher 
qu'un  instant.  C'est  vainement  encore  que,  pour  fuir  lar- 
deur  du  soleil,  il  tente  de  se  réfugier  sous  les  buissons  de 
genêts  ou  à  l'ombre  de  quelque  roche  ;  la  terre  est  partout 
brûlante,  partout  la  chaleur  est  insupportable,  partout 
régne  ce  calme  qui  le  désespère,  et  il  est  bientôt  forcé 
de  quitter  ces  abris  où  aucun  courant  d'air  ne  se  fait 
sentir. 

La  source  de  la  Piedra  fournit  une  eau  d'une  fraîcheur 
délicieuse;  les  chèvres  qu'on  laisse  errer  dans  ces  gorges, 
et  les  abeilles  dont  les  ruches  sont  placées  dans  le  voisi- 
nage, viennent  s'y  désaltérer;  une  multitude  de  genêts 
blancs  croissent  aux  alentours  ;  cet  utile  arbuste  est  l'or- 
nement des  Canadas,  les  chèvres  broutent  ses  tiges,  tandis 
que  les  abeilles  butinent  sans  cesse  sur  ses  fleurs  parfu- 
mées. Ainsi,  dans  les  lieux  les  plus  arides,  la  nature  semble 
avoir  pourvu  a  tous  les  besoins.  Sans  le  genêt,  qu'elle  a 
si  abondamment  répandu  dans  cette  vallée,  comment  pour- 
raient subsister  ces  troupeaux  et  ces  essaims  précieux  qui 
forment  pour  les  habitants  du  midi  de  Ténériffe  une  des 
branches  les  plus  importantes  de  l'économie  rurale? 


f 


LE  PIC  DE  TÉNÉRIFFE.  173 

Nous  continuâmes  alors  notre  route  par  le  défilé  de 
Canada  hlanca;  nos  guides  nous  firent  traverser  ensuite 
:iin  torrent  de  lave  que  nous  avions  à  notre  droite,  puis 
entrer  dans  un  autre  que  nous  laissâmes  bientôt  pour 
passer  dans  un  troisième.  On  appelle  mal  pais  (mauvais 
pays),  tous  ces  espaces  envahis  par  les  éruptions.  A  mesure 
que  nous  avancions,  les  obstacles  devenaient  plus  insur- 
montables; à  chaque  instant  il  nous  fallait  gravir  des  tas 
rie  scories,  des  amas  d'obsidiennes  qui  interceptaient  tous 
les  passages.  Nous  marchions  depuis  plus  de  deux  heures 
sur  ce  sol  infernal,  quand  nos  guides,  qui  s'étaient  déjà 
arrêtés  plusieurs  fois  pour-  se  consulter,  nous  parurent 
incertains  sur  la  route  qu'ils  devaient  suivre  ;  bientôt  l'un 
d'eux  vint  nous  déclarer  que  nous  nous  étions  égarés  et 
que  nous  devions  renoncer  à  notre  entreprise.  Nous  ne 
fûmes  pas  de  son  avis;  nous  étions  trop  avancés  pour 
retourner  en  arrière  ;  mais  il  fallait  sortir  de  ce  mauvais 
pas,  caria  nuit  s'approchait.  L'endroit  où  nos  ignorants 
conducteurs  nous  avaient  conduits  était  désespérant  :  des 
laves  entassées  en  blocs  nous  entouraient  de  toute  part  ; 
plus  loin  elles  paraissaient  s'être  répandues  en  nappe; 
'nous  ne  savions  de  quel  côté  nous  diriger.  Cependant,  à 
tout  hasard  et  à  force  de  bras,  nous  parvînmes  à  frayer 
un  sentier  au  malheureux  cheval  qui  portait  nos  provi- 
sions, et  qui  manqua  périr  dix  fois  dans  ce  trajet. 

Nous  étions  harassés  de  fatigue  lorsque  nous  arrivâmes 
à  la  base  d'une  montagne  de  ponces  adossée  au  pic.  Au 
sortir  des  ponces,  nos  chaussures  étaient  en  lambeaux 
mais  nous  étions  déjà  parvenus  sur  une  des  pentes  du 
Teyde  et  nous  reprîmes  courage.  Je  reconnus  les  lieux, 
c'était  le  sentier  que  j'avais  suivi  en  1825,-  lors  de  ma 
première  expédition.  Certains  alors  de  ne  plus  nous  égarer, 
nous  nous  dirigeâmes  hardiment  vers  la  Estancia,  où  nous 
arrivâmes  enfin,  à  neuf  heures,  par  un  beau  clair  de  lune. 
Malgré  la  hauteur  de  cette  station ,  nous  en  trouvâmes  la 


17 i  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

température  très-supportable  ;  nous  respirions  un  air  des  ' 
plus  purs;  seulement,  quelques  légères  rafales  du  vent 
du  nord  nous  apportaient  le  parfum  des  genêts.  Nos 
gens,  à  peine  arrivés,  mirent  à  contribution  tous  les 
buissons  des  alentours;  un  immense  bûcher  s'alluma, 
et  ils  se  disposèrent  à  faire  rôtir  une  malheureuse  chèvre 
qu'ils  avaient  tuée  dans  les  Canadas.  Bientôt  après  le 
souper,  ils  se  groupèrent  autour  du  foyer,  et  chacun  s'en- 
dormit dans  son  coin.  Quant  à  moi,  je  ne  pus  en  faire 
autant,  la  marche  forcée  de  la  journée  m'avait  trop 
échauffé  le  sang,  et  dans  cet  état  d'irritation  on  dort  mal, 
surtout  sur  les  rochers.  Le  spectacle  que  j'avais  sous  les 
yeux  avait,  du  reste,  trop  d'attrait  pour  moi;  la  sérénité 
du  ciel,  la  solitude  du  lieu,  les  formes  bizarres  des  ro- 
chers entassés  autour  de  notre  bivouac,  ces  grandes 
ombres  qui  voilaient  les  gorges  dont  nous  étions  enfin 
sortis,  formaient  un  tableau  imposant. 

Il  était  trois  heures  du  matin  lorsque  nous  abandon- 
nâmes notre  bivouac  pour  nous  avancer  vers  la  pointe  du 
pic.  Le  sentier  que  nous  suivîmes  d'abord,  quoique  très- 
incliné,  est  pourtant  assez  praticable  ;  mais  en  approchant 
de  V Altavista ,  le  désordre  du  sol  devient  épouvantable 
par  l'encombrement  des  matières  que  le  volcan  a  vomies, 
et  l'on  ne  peut  marcher  avec  trop  de  précaution  au  milieu 
de  tant  de  crevasses  et  d'aspérités.  Après  avoirs  franchi  ce 
mal  pais  del  Teyde,  comme  l'appelaient  nos  guides,  on 
arrive  sur  l'assise  de  la  Rambleta.  Tout  semble  indiquer 
dans  cet  endroit  un  cratère  antérieur  à  celui  du  sommet 
du  pic,  car  c'est  de  là  que  débordèrent  les  nombreux 
torrents  de  lave  qui  ont  inondé  les  Canadas.  Le  Teyde 
aura  eu  des-alternatives  de  repos,  et  ce  fut  probablement! 
après  une  d'elles  qu'une  nouvelle  éruption  produisit  le  pic. 
Ce  chapiteau  volcanique,  qui  a  recouvert  l'ancien  gouffre, 
s'élève  en  effet  au  milieu  de  la  Rambleta.  Maintenant  il 
couronne  la  montagne,  et  les  échancrures  de  sa  cime  que 


LE  PIC  DE  TENÉRIFFE.  175 

nous  apercevions  au-dessous  de  nous,  étaient  éclairées 
par  les  premiers  rayons  du  soleil  levant.  Des  exhalaisons 
sulfureuses  commençaient  déjà  à  se  faire  sentir,  nous 
touchions  au  terme  de  notre  entreprise  ;  mais  il  nous  res- 
tait à  gravir  les  pentes  de  ce  petit  cône,  dont  la  hauteur 
est  de  146  mètres.  Les  ponces  et  les  débris  de  scories 
rendent  cette  montée  des  plus  fatigantes;  cependant,  après 
nous  être  reposés  plusieurs  fois  pour  reprendre  haleine, 
nous  alteignimes  enfin  le  sommet. 

La  vue  dont  on  jouit  de  cette  élévation  est  tout  à  fait 

grandiose;  il  me  serait  impossible  de  vous  en  donner  une 

idée  bien  exacte,  et  vous  rendre  raison  des  impressions 

que  produit  ce  spectacle  sublime  me  serait  plus  difficile 

encore.  On  éprouve  à  la  fois  une  espèce  de  vertige  et 

i'extase,  on  est  muet  d'admiration.  De  ce  point  culminant 

que  les  éruptions  lancèrent  à  5,715  mètres  au-dessus  du 

niveau  de  la  mer,  nos  regards  embrassaient  les  sept  îles; 

\  l'orient,  les  hautes  cimes  de  Ganaria  perçaient  à  travers 

es  nuages  que  le  soleil  dorait  de  ses  feux  ;  plus  loin^  nous 

[découvrions   Lancerote    et   Fortaventure  ;    à   l'occident, 

'ombre  du  Teyde  s'étendait  en   un  immense  triangle 

Jusque  sur  Gomere,  et  non  loin  se  montraient  Palma  et 

l'ile  de  Fer.  Nous  avions  au-dessous  de  nous  Ténériffe, 

livec  le  circuit  de  ses  côtes,  les  divers  enchaînements  de 

!»es  montagnes,  ses  plateaux  et  ses  vallées  pittoresques. 

jVos  regards  errèrent  longtemps  sur  cette  multitude  de 

:reux  et  de  relèvements  qu'indiquait  le  jeu  des  ombres; 

lous  aurions  voulu  deviner  toutes  les  localités  et  recon- 

laître  chaque   accident,  mais  ce  panorama  était  trop 

'loigné  de  nous  pour  qu'il  fût  possible  de  bien  en  saisir 

ous  les  délails  ;  ce  n  était  plus  qu'un  plan  en  rehef;  nous 

le  pouvions  assez  apprécier  et  les  hauteurs  et  les  dis- 

ances,  car  de  là  les  collines  mêmes  semblaient  s'être 

iffaissées  sous  le  Teyde.  Nous  étions  enivrés  d'admiration 

levant  l'immensité  de  ce  tableau;  mais  la  scène  changea 


170  LES  ASCEÎN'SIOiSS  CELEBRES. 

bientôt  d'aspect.  A  mesure  que  le  soleil  s'avançait  dans  sa 
course,  les  vapeurs  s'élevaient  de  toutes  parts,  l'on  voyait 
peu  à  peu  flotter  leur  masses  condensées,  et  des  nuées 
blanchâtres  se  former  sur  les  lieux  où  une  plus  grande 
réunion  de  végétaux  attirait  et  reproduisait  sans  cesse  de 
nouveaux  brouillards.  Ce  fut  ainsi  que  se  couvrit  insensi- 
blement toute  la  surface  de  l'île  au-dessus  de  laquelle  nous 
dominâmes  alors  comme  sur  un  océan  dé  nuages. 

(Berthelot,  Bulletin  de  la  Société  de  géographie.) 


•III 

LES  ANDES 


Quand  le  souvenir  des  grands  aspects  de  la  nature  qui  nri'ont  le  plus  im- 
pressionné vient  à  s'emparer  de  moi,  je  pense  souvent  à  la  mer  des  tro- 
piques vue  par  une  nuit  tiède  et  sereine,  lorsque  la  blanche  lumière  des 
étoiles  exemptes  de  scintillation,  mais  rayonnant  doucement  comme  des 
planètes,  s'étend  à  la  surface  des  flots  onduleux.  Ou  bien  je  me  représente 
les  vallées  boisées  des  Cordillères.  Là,  des  palmiers  élancés,  perçant  la 
sombre  voûte  de  feuillar^e  des  arbres  moins  élevés,  forment  de  longues 
colonnades  et  supportent  une  forêt  au-dessus  de  la  forêt.  Quelquefois  je 
me  transporte  en  imagination  sur  le  pic  de  Tènériffe.  Une  mer  de  nuages 
sépare  le  sommet  de  la  mowtagne  des  parties  basses  de  l'île;  tout  à  coup 
les  courants  d'air  ascendants  déterminent  une  rupture  dans  la  couche 
brumeuse,  et  -le  voyageur,  placé  au  bord  du  cratère,  aperçoit  par  une 
échappée  les  coteaux  couverts  de  vignes  qui  environnent  Orotava,  et  les 
jardins  d'orangers  qui  bordent  la  côte.  Dans  ces  aspects,  ce  n'est  plus  le 
sentiment  de  cette  vie  universelle  dont  l'action  lente,  mais  intime,  pénètre 
la  nature,  qui  captive  notre  attention  ;  c'est  le  caractère  pittoresque  du 
paysage,  le  concert  des  nuages,  de  la  mer  et  des  contours  du  rivage  qui  se 
confondent  dans  la  vapeur  embaumée  du  matin  ;  c'est  la  beauté  dt  s  for- 
mes végétales  groupées  harmonieusement  entre  elles. 

Dans  un  beau  paysage,  l'incommensurable,  le  terrible  môme  deviennent 
une  source  de  jouissance.  L'imagination  complète  par  ses  créations  le  ta- 
bleau inachevé  que  les  sens  ont  esquissé  pour  les  yeux  de  l'esprit,  et  suit 
pas    à    pas  toutes   les  fluctuations  morales  de  l'observateur;  elle  change 

12 


a  chaque  instant  la  direction  de  ses  idées.  Jouet  de  ses  illusions,  il  croit 
recevoir  du  monde  extérieur  les  impressions  dont  la  source  est  en  lui-l 
même. 

Après  une  longue  navigation,  quand  le  voyageur  pose  pour  la  première 
fois  le  pied  sur  une  terre  desjtropiques,  il  reconnaît  avec  attendrissement, 
à  l'aspect  des  premières  falaises,  les  roches  de  son  pays  natal.  En  retrou- 
vant sur  un  autre  continent  les  formations  géologiques  de  l'Europe,  il 
acquiert  la  conviction  que  la  structure  de  la  vieille  croûte  du  globe  est 
indépendante  des  climats.  Mais  ces  rochers  de  la  patrie  sont  ornés  d'une 
végétation  exotique.  L'habitant  du  nord  se  voit  entouré  de  végétaux  aux 
formes  étranges  et  d'une  nature  qu'il  ne  connaît  pas.  Écrasé  par  la  gran- 
deur de  la  puissance  organique  sous  le  ciel  des  tropiques,  il  fait  un  retour 
sur  lui-même  et  admire  la  puissance  d'assimilation  de  l'esprit  lui-même. 
Il  lui  semble  d'abord  que  le  tranquille  paysage  de  la  patrie  parle  un  lan- 
gage plus  doux  et  plus  intime,  comme  le  dialecte  de  son  village.  Il  se 
trouve  isolé  au  milieu  de  ce  luxe  exubérant  de  la  végétation;  mais  il  sent 
en  même  temps  que  tout  ce  qui  vit  ne  saurait  lui  être  étranger,  et  le  pays 
des  palmiers  devient  bientôt  le  sien;  car  un  lien  secret  relie  entre  elles 
toutes  les  formes  delà  nature  vivante.  Nous  en  avons  le  sentiment,  quoi- 
qu'il ne  revête  point  le  caractère  d'une  notion  distincte,  et  notre  imagi- 
nation agrandit  et  ennoblit  toutes  ces  formes  exotiques  en  les  comparant 
ta  celles  qui  entourent  notre  berceau.  Ainsi,  ces  sentiments  mal  définis, 
l'ensemble  de  nos  sensations  et  les  déductions  du  raisonnement  amènent 
tous  les  hommes,  quel  que  soit  le  degré  de  leur  développement  intellec- 
tuel, à  cette  conviction  profonde,  qu'un  lien  commun  réunit  sous  la  même 
loi  tous  les  êtres  si  variés  qui  composent  la  nature  vivante. 

(A.   DE  HUMBOLDT.  —  COStnOS.) 


Cascade  dans  les  Cordillères 


PASSAGE    DES   CORDILLÈRES   DU    PEROU 


A.     DE    HUMBOLDT. 


Château  enchanté  du  Gualgayoc.  -  Les  paramos.  -Vallée  de  Caxamarca.-- 
Colonnades  de  porphyre.  —  Vue  de  l'océan  Pacilique. 

Nous  demeurâmes  dix-sept  jours  dans  la  vallée  chaude 
du  Maraùoii  supérieur  ou  fleuve  des  Amazones.  Pour  se 
rendre  de  là  au  bord  de  l'océan  Pacifique,  on  gravit,  la 
chaîne  des  Andes  au  point  où  elle  est  coupée  par  l'équaleur 
mac,niétique,  entre  Micuipampa  et  Caxamarca.  En  conti- 


180  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

nuant  à  monter  on  arrive  aux  fameuses  mines  d'argent 
de  Chota;  de  là  on  commence  à  descendre,  sauf  quelques 
interruptions,  dans  la  dépression  du  Pérou,  en  passant 
par  l'ancienne  Caxamarca,  qui  fut,  il  y  a  trois  cents  ans, 
le  théâtre  le  plus  sanglant  de  la  conquête  espagnole,  puis 
par  Aroma  et  Gangamarca.  Ici,  comme  presque  partout 
dans  la  chaîne  des  Andes  et  dans  les  montagnes  mexi- 
caines, les  plus  grandes  élévations  sont  pittoresquement 
caractérisées  par  des  saillies  rocheuses  de  porphyre  et 
de  trachyte  ;  les  masses  de  porphyre  sont  de  préférence 
fendues  en  puissantes  colonnes.  Ces  roches  donnent  à  la 
chaîne  tantôt  une  apparence  déchiquetée,  tantôt  la  forme 
d'un  dôme.  Elles  ont  ici  coupé  la  formation  calcaire,  qui, 
en  deçà  et  au  delà  de  l'équateur,  dans  le  nouveau  monde, 
prend  une  extension  si  énorme,  et  appartient,  suivant 
les  belles  recherches  de  Léopold  de  Buch ,  au  terrain 
crayeux.  Entre  Guombos  et  Montan,  à  12,000  pieds  au- 
dessus  de  la  mer,  nous  trouvâmes  des  coquilles  fossiles 
pélasgiques. 

En  quittant  Montan ,  métairie  solitaire ,  entourée  de 
troupeaux  de  lamas,  nous  continuâmes,  vers  le  sud,  à 
monter  la  pente  orientale  des  Cordillères,  et  nous  attei- 
gnîmes un  plateau  où  la  montagne  argentine  de  Gualgayoc, 
centre  des  fameuses  mines  de  Chota,  offrit,  à  la  nuit 
tombante,  un  aspect  étrange.  Le  Cerro  de  Gualgayoc, 
séparé  du  mont  calcaire  Cormolatsche  par  une  vallée 
profonde,  est  un  roc  isolé  de  pierre  cornéenne,  traversé 
par  d'innombrables  filons  d'argent  la  plupart  convergents, 
trés-abrupts,  et  taillés  presque  à  pic  au  nord  et  à  Touest. 
Les  galeries  les  plus  élevées  sont  à  1,446  pieds  au-dessus 
du  niveau  du  Socabon  de  Espinachi.  Le  contour  de  la 
montagne  est  interrompu  par  d'innombrables  pointes 
turriformes  et  pyramidales.  Aussi  le  sommet  porte-t-il  le 
nom  de  las  Puntas.  Cette  situation  contraste  de  la  manière 
la  plus  frappante  avec  le  «  doux  aspect  »  que  le  mineur 


Passace  des  Cordillères  du  Pérou. 


PASSAGE  DES  CORDILLÈRES  DU  PÉROU.  185 

trouve  habituellement  aux  contrées  qui  abondent  en  mé- 
taux. «  Notre  montagne,  disait  un  riche  propriétaire  de 
mines  chez  lequel  nous  fîmes  une  halte,  est  là  comme  un 
château  enchanté.  »  Le  Gualgayoc  est  percé  en  tous  sens 
jusqu'à  la  cime  par  plusieurs  centaines  de  galeries.  La 
roche  siliceuse  même  offre  des  fentes  naturelles,  à  travers 
lesquelles  un  observateur,  placé  au  pied  de  la  montagne, 
aperçoit  la  voûte  céleste,  qui,  à  cette  hauteur,  est  d'un 
bleu  très-foncé.  Le  peuple  donne  à  ces  fentes  le  nom  de 
fenêtres,  las  ventanillas  de  Gualgayoc.  On  nous  montra  sur 
les  parois  trachy  tiques  du  volcan  de  Pichincha  des  fenêtres 
semblables.  Les  nombreuses  cabanes  et  les  maisonnettes 
des  mineurs,  suspendues  comme  des  nids  au  penchant  du 
Gualgayoc,  là  où  le  sol  permettait  d'établir  une  habitation, 
ajoutent  encore  à  la  singularité  du  tableau.  Les  ouvriers, 
chargés  de  hottes ,  vont  par  des  sentiers  périlleux ,  es- 
carpés,  porter  les  minerais  jusqu'aux  lieux  où  ils  les 
soumettent  au  procédé  d'amalgamation. 

Le  chemin  étroit  de  Micuipampa  à  Caxamarca,  antique 
ville  des  Incas,  est  à  peine  praticable  pour  les  mulets.  Cette 
ville  se  nommait  primitivement  Kazamarca,  c'est-à-dire 
ville  glaciale.  Le  chemin  nous  conduisit ,  cinq  ou  six 
heures  durant,  par  une  rangée  de  paramos^,  où  nous 
fumes  presque  continuellement  exposés  à  la  fureur  des 

*  Par  le  mot  paramo  on  désigne,  dans  les  colonies  espagnoles,  les 
contrées  montueuses  qui  sont  de  1,800  à  2,200  toises  an-dessus  du  ni- 
veau de  la  mer,  et  où  règne  un  climat  âpre  et  brumeux.  Dans  les 
paramos  éleVés,  on  voit  chaque  jour,  plusieurs  heures  durant,  tomber 
de  la  grêle  et  de  la  pluie  fine,  qui  rafraîchissent  les  plantes  des 
montagnes;  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  dans  les  hautes  régions  un  manque 
absolu  de  vapeur  d'eau,  mais  cela  arrive  à  cause  de  la  précipitation 
fréejuente  de  cette  vapeur,  précipitation  que  déterminent  les  change- 
ments brusques  survenus  dans  les  courants  d'air  et  dans  la  tension 
électrique.  Les  arbres  y  sont  rabougris,  disposés  en  ombelle,  mais 
ornés  dun  vrai  feuillage,  toujours  vert,  sur  des  branches  noueuses- 
Ce  sont  pour  la  plupart  des  arbrisseaux  alpestres  à  grandes  fleurs 
-et  à  feuilles  de  laurier,  ou  myrtiformes- 


184  LES  ASCEINSIOINS  CÉLÈBRES. 

ouragans  et  à  ces  grêlons  à  \ive  arête  si  communs  dans 
la  chaîne  des  Andes.  La  route  se  maintient  presque  con- 
stamment entre  9  à  10,000  pieds  de  hauteur.  Elle  fut 
pour  moi  l'occasion  d'une  observation  magnétique  d'un 
intérêt  universel  ;  elle  me  servit  à  déterminer  le  point  où 
l'inclinaison  boréale  de  l'aiguille  aimantée  passe  à  l'incli- 
naison australe,  par  conséquent  l'endroit  où  le  voyageur 
coupe  l'équateur  magnétique. 

Arrivé  enfin  à  la  dernière  de  ces  solitudes  montagneuses, 
le  paramo  de  Yanaguanga,  on  plonge  avec  joie  le  regard 
dans  la  fertile  vallée  de  Caxamarca.  C'est  une  vue  ravis- 
sante; la  vallée,  au  fond  de  laquelle  serpente  une  petite 
rivière,  est  un  plateau  ovale,  de  6  à  7  milles  carrés.  Cette 
vallée  ressemble  au  plateau  de  Bogota,  et  probablement, 
comme  celui-ci,  c'est  l'ancien  lit  d'un  lac.  Il  ne  manque 
que  la  fable  du  magicien  Botscliica  ou  Idacanzas,  et  du 
grand  prêtre  d'Irica,  qui  ouvrit  aux  eaux  de  Tequendama 
une  voie  à  travers  les  rochers.  Caxamarca  est  de  600  pieds 
plus  élevée  que  Santa-Fé-de-Bogota,  conséquemment  aussi 
élevée  que  la  ville  de  Quito  ;  mais  protégée  tout  alentour 
par  des  montagnes,  Caxamarca  jouit  d'un  climat  plus 
doux.  Le  sol  est  extrêmement  fertile,  rempli  de  champs  et 
de  jardins,  ornés  d'allées  de  saules,  de  variétés  de  datura 
à  grandes  fleurs  rouges,  blanches  et  jaunes,  de  mimosa  eX 
de  beaux  arbres  quinuar.  Dans  la  pampa  de  Caxamarca 
le  froment  rapporte,  en  moyenne,  quinze  à  vingt  fois  sa 
semence.  Mais  quelquefois  l'espoir  d'une  riche  moisson 
est  anéanti  par  les  gelées  nocturnes.  Ces  gelées,  prove- 
nant de  ce  que  la  chaleur,  sous  un  ciel  serein,  rayonne  vers 
les  couches  minces  d'une  atmosphère  sèche,  atténuée,  ne 
sont  pas  sensibles  dans  les  demeures  abritées. 

Nous  restâmes  cinq  jours  dans  la  ville.  La  quantité  de  mu- 
lets qu'exigeait  le  transport  de  nos  collections,  et  le  choix 
des  guides  qui  devaient  nous  conduire  à  travers  la  chaîne 
des  Andes  jusqu'à  l'entrée  du  long  et  étroit  désert  du  Pérou 


PASSAGE  DES  CORDILLÈRES  DU  PEROU.  185 

(desierto  de  Sechura) ,  retardèrent  notre  départ.  Le  passage 
des  Cordillères  se  fit  du  nord-est  au  sud-ouest.  A  peine 
a-t-on  quitté  le  délicieux  plateau  de  Caxamarca,  que  pen- 
dant une  montée  de  9,600  pieds  on  est  frappé  d'étonne- 
ment  à  l'aspect  de  deux  cimes  de  porphyre,  l'Aroma  et  le 
Canturaga,  séjour  favori  du  puissant  vautour  connu  sous 
le  nom  de  condor.  Ces  cimes  se  composent  de  colonnes 
de  5  à  7  pans,  hautes  de  55  à  40  pieds,  en  partie  articulées 
et  courbées.  Le  cerro  Aroma  est  surtout  pittoresque  :  par 
la  distribution  des  colonnades  superposées,  souvent  con- 
vergentes, il  ressemble  à  un  édifice  à  deux  étages,  sur- 
monté d'une  masse  rocheuse  compacte,  en  guise  de  dôme. 
Ces  éruptions  de  porphyre  et  de  trachyte  caractérisent 
singulièrement  la  crête  des  Cordillères ,  et  donnent  à 
cette  chaîne  une  physionomie  toute  différente  des  Alpes 
de  la  Suisse,  des  Pyrénées  et  de  l'Altaï  sibérien. 

De  Canturaga  et  Arona  on  descend  en  zigzag  une  pente 
de  rochers  escarpés,  et  après  6,000  pieds  de  descente  on 
arrive  dans  la  vallée  étroite  de  la  Madeleine,  dont  le  sol 
est  cependant  encore  à  4,000  pieds  au-dessus  de  la  mer. 
En  sortant  de  cette  vallée  nous  eûmes  à  gravir  pendant 
deux  heures  et  demie  une  pente  rocheuse  de  4,800  pieds, 
située  en  face  des  groupes  porpliyritiques  de  l'Alto  de 
Aroma.  Nous  éprouvâmes  un  changement  de  climat  d'au- 
tant plus  sensible  que  nous  avions  été  sur  cette  pente 
souvent  enveloppés  d'un  brouillard  glacé. 

Après  avoir  erré  dix- huit  mois  dans  Lintérieur  des 
montagnes,  nous  eûmes  le  désir  bien  naturel  de  jouir  de 
l'aspect  libre  de  la  mer;  ce  désir  avait  été  alimenté 
encore  par  des  illusions  auxquelles  nous  étions  souvent 
entraînés.  De  la  cime  du  volcan  de  Pichincha,  d'où  la  vue 
s'étend  par-dessus  les  forêts  épaisses  de  la  Provincia  de 
las  Esmeraldas,  on  ne  distingue  plus  nettement  Ihorizon 
de  la  mer,  à  cause  de  la  trop  grande  distance  du  littoral 
au  point  où  l'on  est  placé.  Le  regard  plonge  de  là  dans  le 


186  LES  ASCENSIO'S  CÉLÈBRES. 

vide,  comme  du  haut  d'un  aérostat.  On  croit  entrevoir, 
mais  on  ne  distingue  plus  rien.  Quand  nous  eûmes  atteint, 
entre  Loxa  et  Guancabamba,  le  paramo  de  Guamani,  où 
gisent  épars  les  débris  de  beaucoup  d'édifices  d'Incas, 
les  muletiers  assurèrent  que  nous  apercevions  la  mer,  au 
delà  de  la  plaine,  au  delà  des  dépressions  de  Piura  et  de 
Lambajèque  ;  mais  un  brouillard  épais  voilait  la  plaine 
et  le  littoral  voisin.  Nous  vîmes  seulement  des  masses  de 
rochers  de  formes  bizarres  surgir  et  disparaître  tour  à 
tour,  comme  des  îles,  au-dessus  d'une  mer  de  brume 
ondoyante:  spectacle  pareil  à  celui  dont  nous  avions  joui 
sur  le  pic  de  Ténériffe.  Nous  eûmes  à  subir  à  peu  près  les 
mêmes  illusions  au  passage  de  Guangamarca  dans  les 
Andes.  Pendant  que  nous  nous  élevions,  poussés  par  l'es- 
pérance, vers  le  puissant  col  de  la  montagne,  les  guides, 
qui  n'étaient  pas  tout  à  fait  sûrs  de  leur  chemin,  nous 
promettaient  d'heure  en  heure  l'accomplissement  de  nos 
vœux.  La  couche  de  brouillard  qui  nous  enveloppait 
paraissait  par  intervalles  se  dissiper  ;  mais  bienlôt  la  vue 
était  de  nouveau  bornée  par  quelque  saillie  de  rochers 
menaçants. 

Le  désir  que  l'on  a  de  voir  certains  objets  ne  dépend 
pas  seulement,  il  s'en  faut,  de  leur  grandeur,  de  leur 
beauté  ou  de  leur  importance  :  il  s'y  mêle,  dans  chaque 
homme,  accidentellement  à  beaucoup  d'impressions  de 
la  jeunesse,  une  vieille  prédilection  pour  certains  travaux, 
le  penchant  pour  les  choses  lointaines  et  pour  une  vie 
agitée.  Des  difficultés  en  apparence  insurmontables  leur 
prêtent  un  charme  nouveau.  Le  voyageur  jouit  d'avance 
du  moment  où  il  verra  la  Croix  du  Sud,  les  nuées  de  Ma- 
gellan, qui  tournent  autour  du  pôle  austral,  la  neige  du 
Ghimborazo,  la  colonne  de  fumée  des  volcans  de  Quito, 
un  bois  de  fougères  en  arbres,  le  calme  de  l'Océan.  Les 
jours  de  ces  impressions  ineffaçables,  si  vivement  désirées, 
font  époque  dans  la  vie  d'un  homme.  Ces  choses  se  sen- 


PASSAGE  DES  CORDILLÈRES  DU  TEROU.  187 

tent  et  ne  se  raisonnent  pas.  Le  désir  de  contempler  l'océan 
Pacifique  du  haut  de  la  chaîne  des  Andes  est  ravivé  par 
un  souvenir  d'enfance,  par  le  récit  de  l'expédition  hardie 
de  Vasco  Punex  de  Balboa,  de  cet  homme  heureux,  qui, 
suivi  de  François  Pizarro,  fut  le  premier  des  Européens  à 
apercevoir,  des  hauteurs  de  Quarequa,  sur  l'isthme  de 
Panama,  la  partie  orientale  de  l'océan  Pacifique.  On  ne 
pourrait  certes  pas  appeler  pittoresques  les  bords  de  ro- 
seaux de  la  mer  Caspienne,  là  où  je  les  vis  pour  la  pre- 
mière fois,  au  delta  et  à  l'embouchure  du  Volga;  et  ce- 
pendant leur  aspect  me  réjouissait,  parce  que,  dans  ma 
première  jeunesse,  j'aimais  tant  à  contempler  sîir  les 
cartes  la  forme  de  cettemer  intérieure  de  l'Asie.  C'est 
ainsi  que  des  impressions  de  l'enfance  ou  des  souvenirs 
accidentels  de  la  vie  peuvent  plus  tard  déterminer  des 
entreprises  sérieuses  et  devenir  le  mobile  de  travaux 
scientifiques. 

Après  avoir  franchi  bien  des  ondulations  du  sol,  nous 
atteignîmes  enfin  le  point  le  plus  élevé  de  l'Alto  de  Guan- 
gamarca.  La  voûte  céleste  longtemps  voilée  s'éclaircit 
soudain  :  une  forte  brise  du  sud-ouest  dissipa  le  brouil- 
lard. L'azur  foncé  de  l'air  atténué  des  montagnes  perçait 
entre  les  flocons  serrés  des  plus  hauts  nuages.  Toute  la 
pente  occidentale  des  Cordillères  prés  de  Chorillos  et  de 
Cascas,  couverte  d'énormes  blocs  de  quartz  de  12  à 
■14  pieds  de  longueur,  les  plaines  de  Chala  et  de 
Molinos  jusqu'au  rivage  prés  de  Truxillo,  gisaient  là  comme 
sous  nos  yeux.  Nous  aperçûmes  alors  pour  la  première 
fois  l'océan  Pacifique;  nous  l'aperçûmes  distinctement, 
reflétant  près  du  littoral  beaucoup  de  lumière,  et  recu- 
lant les  bornes  de  l'horizon  dans  un  vague  lointain. 

(A.  DE  HuMBOLDT,  Tahleuiix  de  la  nature.) 


II 

EXCURSION    A    LA   CIME   DE   LA   SILLA 

A.     DE    HUMLOLDT. 


Embrasement  des  savanes.  —  Zones  d'arbustes  odoriférants.  —  Belles 
fleurs.  —  Géographie  des  plantes.  —  Pronostics  du  temps.  —  Énorme 
précipice.  —  Solitudes  du  nouveau  monde.  —  Scène  nocturne. 


J'ai  séjourné  deux  mois  à  Caracas.  Nous  habitions, 
M.  Bonpland  et  moi,  une  grande  maison  presque  isolée, 
dans  la  partie  la  plus  élevée  de  la  ville.  Du  haut  d'une  1 
galerie,  nous  pouvions  découvrir  à  la  fois  le  sommet  de 
la  Silla,  la  crête  dentelée  du  Galipano  et  la  vallée  riante 
de  Guayre,  dont  la  riche  culture  contraste  avec  le  sombre 
rideau  des  montagnes  d'alentour.  C'était  la  saison  des 
sécheresses.  Pour  améliorer  les  pâturages,  on  met  le  feu 
aux  savanes  et  aux  gazons  qui  couvrent  les  rochers  les  plus 
escarpés.  Ces  vastes  embrasements,  vus  de  loin,  produi- 
sent des  effets  de  lumière  surprenants.  Partout  où  les 
savanes,  en  suivant  les  ondulations  des  pentes  rocheuses, 
ont  rempli  les  sillons  creusés  par  les  eaux,  les  terrains 
enflammés  se  présentent,  par  une  nuit  obscure,  comme 
des  courants  de  laves  suspendus  sur  le  vallon.  Leur  lu- 
mière, vive  mais  tranquille,  prend  une  teinte  rougeâtre 
lorsque  le  vent  qui  descend  de  la  Silla  accumule  les  traî- 


EXCURSION  A  LA  CIME  DE  LA  SILLA.  189 

nées  de  vapeurs  dans  les  basses  régions.  D'autres  fois,  et 
ce  spectacle  est  le  plus  imposant,  ces  bandes  lumineuses, 
enveloppées  de  nuages  épais,  ne  paraissent  que  par  inter- 
valles à  travers  des  éclaircies.  A  mesure  que  les  nuages 
montent,  une  vive  clarté  se  répand  sur  leurs  bords.  Ces 
phénomènes  divers,  si  communs  sous  les  tropiques,  ga- 
gnent d'intérêt  par  la  forme  des  montagnes,  la  disposi- 
tion des  pentes  et  la  hauteur  des  savanes  couvertes  de 
graminées  alpines. 

Dans  une  contrée  qui  offre  des  aspects  si  ravissants,  à 
une  époque  où,  malgré  les  tentatives  d'un  mouvement 
populaire,  la  plupart  des  habitants  ne  dirigeaient  leurs 
pensées  que  sur  des  objets  d'un  intérêt  physique,  la  ferti- 
hté  de  Tannée,  les  longues  sécheresses,  le  conflit  des  vents 
de  Petare  et  de  Gatia,  je  croyais  devoir  trouver  beaucoup 
de  personnes  connaissant  à  fond  les  hautes  montagnes 
d'alentour.  Mon  attente  ne  fut  point  remplie  ;  nous  ne 
pûmes  découvrir  à  Caracas  un  seul  homme  qui  fût  allé 
au  sommet  de  la  Silla.  Les  chasseurs  ne  s'élèvent  pas  si 
haut  sur  la  croupe  des  montagnes,  et  on  ne  voyage  guère 
dans  ce  pays  pour  chercher  des  plantes  alpines,  pour  exa- 
miner des  roches  ou  pour  porter  un  baromètre  sur  des 
lieux  élevés.  Accoutumé  à  une  vie  uniforme  et  casanière, 
on  redoute  la  fatigue  et  les  changements  brusques  de 
climat  ;  on  dirait  que  l'on  ne  vit  pas  pour  jouir  de  la  vie, 
mais  uniquement  pour  la  prolonger. 

En  examinant,  avec  une  lunette,  les  pentes  rapides  de 
la  montagne  et  la  forme  des  deux  pics  qui  la  terminent, 
nous  avions  pu  apprécier  les  difficultés  que  nous  aurions 
à  vaincre  pour  parvenir^au  sommet.  Des  angles  de  hauteur 
pris  avec  le  sextant,  à  la  Trinidad,  m'avaient  fait  juger 
que  ce  sommet  devait  être  moins  élevé  au-dessus  du  ni- 
veau de  la  mer  que  la  grande  place  de  la  ville  de  Quito. 
Cette  évaluation  ne  s'accordait  guère  avec  les  idées  des 
habitants  de  la  vallée.   Les  montagnes  qui  dominent  de 


190  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

grandes  villes  acquièrent,  par  cela  même,  dans  les  deux 
continents,  une  célébrité  extraordinaire.  Longtemps  avantj 
qu'on  les  ait  mesurées  d'une  manière  précise,  les  savants 
du  pays  leur  assignent  une  hauteur  dont  il  n'est  pas  permis 
de  douter  sans  blesser  un  préjugé  national. 

Le  capitaine  général  nous  fit  donner  des  guides.  C'étaient 
des  noirs  qui  connaissaient  un  peu  le  sentier  qui  conduit 
vers  les  côtes  par  la  crête  des  montagnes,  près  du  pic  oc- 
cidental de  la  Silla.  Ce  sentier  est  fréquenté  par  les  con- 
trebandiers; mais  ni  ces  guides,  ni  les  hommes  les  plus 
expérimentés  de  la  milice,  employés  à  poursuivre  les  con- 
trebandiers dans  des  lieux  si  sauvages,  n'avaient  été  sur 
le  pic  oriental  qui  forme  le  sommet  le  plus  élevé.  Pendant 
tout  le  mois  de  décembre,  la  montagne,  dont  les  angles 
de  hauteur  me  faisaient  connaître  le  jeu  des  réfractions 
terresti^es,  n'avait  paru  que  cinq  fois  sans  nuages.  Gomme 
dans  cette  saison  deux  jours  sereins  se  succèdent  rarement, 
on  nous  avait  conseillé  pour  notre  excursion  moins  un 
temps  clair  qu'une  époque  où  les  nuages  se  soutiennent  à 
peu  de  hauteur,  et  où  l'on  peut  espérer  qu'après  avoir 
traversé  la  première  couche  de  vapeurs  uniformément  ré- 
pandues, on  entrera  dans  un  air  sec  et  transparent.  Nous 
passâmes  la  nuit  du  2  janvier  dans  VEstancia  de  Gallegos, 
plantation  de  caféiers,  près  de  laquelle,  dans  un  ravin 
richement  ombragé,  la  petite  rivière  de  Chacaïto  forme 
de  belles  cascades  en  descendant  des  montagnes.  La  nuit 
était  assez  claire  ;  et  quoique,  la  veille  d'un  voyage  pénible, 
nous  eussions  désiré  jouir  de  quelque  repos,  nous  passâ- 
mes la  nuit,  M.  Bonpland  et  moi,  à  attendre  trois  occulta- 
tions des  satellites  de  Jupiter. 

Après  avoir  observé,  avant  le  lever  du  soleil,  l'intensité 
des  forces  magnétiques  au  pied  de  la  montagne,  nous  nous 
mîmes  en  marche  à  cinq  heures  du  matin,  accompagnés 
d'esclaves  qui  portaient  nos  instruments.  Nous  étions 
dix-huit  personnes  qui  marchaient  à  la  suite  les  unes  des 


EXCURSION  A  LA  CIME  DE  LA  SILIA.  195 

autres  par  un  sentier  étroit.  Ce  sentier  est  tracé  sur  une 
pente  rapide,  couverte  de  gazon.  On  tâche  d'abord  de 
gagner  le  sommet  d'une  colline  qui,  vers  le  sud-ouest^ 
forme  comme  un  promontoire  de  la  Silla.  Elle  tient  au 
corps  même  de  la  montagne  par  une  digue  étroite,  que 
les  pâtres  désignent  par  un  nom  trés-caractéristique,  celui 
de  la  porte  ou  puerta  de  la  Silla.  Nous  y  arrivâmes  vers 
sept  heures.  La  matinée  était  belle  et  fraîche  ;  le  ciel, 
jusque-là,  paraissait  favoriser  notre  excursion.  Je  vis  le 
thermomètre  se  soutenir  un  peu  au-dessous  de  14".  Le 
baromètre  m'indiquait  que  nous  étions  déjà  à  1 ,535  mètres 
d'élévation  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  c'est-à-dire 
prés  de  156  mètres  plus  haut  qu'à  la  Venta,  où  l'on  jouit 
d'une  vue  si  magnifique  sur  les  côtes.  Nos  guides  pensaient 
qu'il  faudrait  encore  six  heures  pour  parvenir  au  sommet 
de  la  Silla. 

Nous  traversâmes  une  digue  étroite  de  rochers  couverts 
de  gazon  qui  nous  conduisait  à  la  croupe  de  la  grande 
montagne.  La  vue  plonge  sur  les  deux  vallons,  qui  sont 
plutôt  des  crevasses  remplies  d'une  végétalion  épaisse. 
A  droite,  on  aperçoit  le  ravin  qui  descend  entre  les  deux 
pics  vers  la  ferme  de  Munoz  ;  à  gauche,  on  domine  la  cre- 
vasse de  Chacaïto,  dont  les  eaux  abondantes  jaillissent 
près  de  la  ferme  de  Gallego.  On  entend  le  bruit  des  cas- 
cades sans  voir  le  torrent,  qui  reste  caché  sous  l'ombrage 
touffu  des  erythrina,  des  clusla  et  des  figuiers  de  l'Inde. 
Rien  n'est  plus  pittoresque,  sous  une  zone  où  tant  de  vé- 
gétaux ont  des  feuilles  grandes,  luisantes  et  coriaces,  que 
l'aspect  du  sommet  des  arbres  placés  à  une  grande  pro- 
fondeur, et  éclairés  par  les  rayons  presque  perpendicu- 
laires du  soleil. 

Depuis  la  puerta,  la  montée  devenait  toujours  plus  ra- 
pide. Il  fallait  jeter  le  corps  fortement  en  avant  pour  pou-, 
voir  avancer.  Une  longue  sécheresse  avait  rendu  le  gazon 
très-glissant.  Nous  aurions  désiré  avoir  des  crampons  ou 

15 


194  LES  ASCE^'SIO^S  CÉLÈBRES. 

des  bâtons  ferrés.  Cette  montée,  plus  fatigante  que  péril- 
leuse, découragea  les  personnes  qui  nous  avaient  accom- 
pagnés depuis  la  ville  et  qui  n'étaient  pas  accoutumées  à 
gravir  les  montagnes.  Nous  perdîmes  beaucoup  de  temps 
à  les  attendre  et  nous  ne  résolûmes  de  continuer  seuls 
notre  route  que  lorsque  nous  les  vîmes  redescendre.  Le 
temps  commençait  à  se  couvrir.  Déjà,  du  bocage  humide 
qui  au-dessous  de  nous  bordait  la  région  des  savanes  al- 
pines, la  brume  sortait  comme  de  la  fumée  en  filets 
minces.  On  aurait  dit  un  incendie  qui  se  manifestait  à  la 
fois  sur  plusieurs  points  de  la  forêt.  Peu  à  peu  ces  traînées 
de  vapeurs  s'accumulaient;  et  détachées  du  sol,  poussées 
par  la  brise  du  matin,  elles  rasaient,  comme  un  nuage 
léger,  la  croupe  arrondie  des  montagnes. 

Après  quatre  heures  de  marche  par  les  savanes,  nous 
entrâmes  dans  un  bocage  formé  d'arbustes  et  d'arbres 
plus  élevés.  Ce  bocage  s'appelle  el  Pejual,  sans  doute  à 
cause  delà  grande  abondance  du  Pejua,  plante  à  feuilles 
trés-odoriférantes.  La  pente  de  la  montagne  devenait 
plus  douce  et  nous  avions  un  plaisir  indicible  à  examiner 
les  végétaux  de  cette  région.  Nulle  part  peut-être  on  ne 
trouve  réunies  sur  un  petit  espace  de  terrain  des  produc- 
tions si  belles  et  si  remarquables  sous  le  rapport  de  la 
géographie  des  plantes.  A  2,000  mètres  d'élévation,  les 
savanes  de  la  Silla  aboutissent  à  une  zone  d'arbustes  qui, 
par  leur  port,  leurs  branches  tortueuses,  la  dureté  de 
leurs  feuilles,  la  grandeur  et  la  beauté  de  leurs  fleurs 
pourprées,  rappellent  ce  que,  dans  la  cordillère  des 
Andes,  on  désigne  par  le  nom  de  végétation  des  paramos. 
C'est  là  que  se  montre  la  famille  des  roses  des  Alpes,  les 
thibaudia,  les  andromènes,  les  vaccinium  et  ces  bejaria  à 
feuilles  résineuses,  que  nous  avons  pkisieurs  fois  com- 
parés aux  rhododendrons  des  Alpes  d'Europe. 

Lors  même  que  la  nature  ne  produit  pas  les  mêmes 
espèces  sous  des  climats  analogues,  soit  dans  les  plaines 


EXCURSION  A  LA  CIME  DE  LA  SILLA.  195 

SOUS  des  parallèles  isothermes,  soit  sur  des  plateaux  dont 
la  température  approche  de  celle  des  lieux  plus  voisins 
des  pôles,  on  observe  cependant  une  ressemblance  frap- 
pante de  port  et  de  physionomie  dans  la  végétation  des 
régions  les  plus  éloignées.  Ce  phénomène  est  un  des 
plus  curieux  que  présente  l'histoire  des  formes  organiques. 
Je  dis  l'histoire,  car  la  raison  a  beau  interdire  à  l'homme 
les  hypothèses  sur  l'origine  des  choses,  nous  n'en  sommes 
pas  moins  tourmentés  de  ces  problèmes  insolubles  de  la 
distribution  des  êtres.  Une  graminée  de  la  Suisse  végète 
sur  les  rochers  granitiques  du  détroit  de  Magellan.  La 
Nouvelle-Hollande  nourrit  plus  de  quarante  plantes  pha- 
nérogrames  de  l'Europe,  et  le  plus  grand  nombre  des 
végétaux  qui  sont  identiques  dans  les  zones  tempérées  des 
deux  hémisphères,  manquent  entièrement  dans  la  région 
intermédiaire.  Une  violette  à  feuilles  velues,  qui  termine 
pour  ainsi  dire  la  zone  des  phanérogames  sur  le  volcan 
de  Ténériffe,  et  que  longtemps  on  a  crue  propre  à  cette 
île,  se  montre  300  lieues  plus  au  nord  près  du  sommet 
neigeux  des  Pyrénées.  Des  graminées  et  des  cypéracées 
de  l'Allemagne,  de  l'Arabie  et  du  Sénégal,  ont  été  recon- 
nues parmi  les  plantes  que  M.  Bonpland  et  moi  avons  re- 
cueillies sur  les  plateaux  froids  du  Mexique,  le  long  des 
rives  brûlantes  de  l'Orénoque,  et  dans  l'hémisphère  aus- 
tral sur  le  dos  des  Andes  de  Quito.  Comment  concevoir 
les  migrations  des  plantes  à  travers  des  régions  d'un 
climat  si  différent,  et  qui  sont  aujourd'hui  couvertes  par 
l'Océan?  Comment  les  germes  des  êtres  organiques,  qui 
se  ressemblent  par  leur  port  et  même  par  leur  structure 
interne,  se  sont-ils  développés  à  d'inégales  distances  des 
pôles  et  de  la  surface  des  mers,  partout  où  des  lieux  si 
distants  offrent  quelque  analogie  de  température  ?  Malgré 
l'influence  de  la  pression  que  l'air  et  l'extinction  plus  ou 
moins  grande  de  la  lumière  exercent  sur  les  fonctions  vi- 
tales des  plantes,  c'est  pourtant  la  chaleur  inégalement 


196  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

distribuée  entre  les  différentes  parties  de  l'année,  que 
l'on  doit  considérer  comme  le  stimulus  le  plus  puissant 
delà  végétation. 

On  dit  qu'une  montagne  est  assez  élevée  pour  entrer 
dans  la  région  des  rhododendrons  et  des  bejarias,  comme 
on  dit  depuis  longtemps  qu'une  montagne  atteint  la  limite 
des  neiges  perpétuelles.  En  se  servant  de  cette  expression, 
on  suppose  tacitement  que,  sous  l'influence  de  certaines 
températures,  certaines  formes  végétales  doivent  néces- 
sairement se  développer.  Une  telle  supposition  n'est  pas 
rigoureuse  dans  toute  sa  généralité.  Les  pins  du  Mexique 
manquent  sur  les  Cordillères  du  Pérou.  La  Silla  de  Caracas 
n'est  pas  couverte  de  ces  chênes  qui,  dans  la  Nouvelle- 
Grenade,  végètent  à  la  même  hauteur. 

L'identité  des  formes  indique  une  analogie  des  climats; 
mais,  sous  des  climats  analogues,  les  espèces  peuvent 
être  singulièrement  diversifiées. 

Dans  le  petit  bocage  qui  couronne  la  Silla,  le  bejaria 
ledifolia  n'a  que  3  à  4  pieds  de  haut.  Le  tronc  est  divisé, 
dès  sa  base,  en  un  grand  nombre  de  rameaux  fragiles  et 
presque  verticillés.  Les  feuilles  sont  ovales,  lancéolées, 
glauques  en  dessous  et  roulées  vers  les  bords.  Toute  la 
plante  est  couverte  de  poils  longs  et  visqueux  ;  elle  a  une 
odeur  résineuse  très-agréable.  Les  abeilles  visitent  ses 
belles  fleurs  pourprées,  qui  sont  très-abondantes,  comme 
dans  toutes  les  espèces  alpestres,  et  qui,  bien  épanouies, 
ont  souvent  près  d'un  pouce  de  large. 

Nous  nous  arrêtâmes  longtemps  à  examiner  les  belles  plan- 
tes duPejual.  Le  ciel  devint  plus  sombre.  Le  thermomètre 
baissa  jusqu'au-dessous  de  ll^  C'est  une  température  à 
laquelle,  sous  cette  zone,  on  commence  à  souffrir  du  froid. 
En  quittant  le  bocage  d'arbustes  alpestres,  on  se  trouve 
de  nouveau  dans  une  savane.  Nous  gravîmes  une  partie  du 
dôme  occidental  pour  descendre  dans  l'enfoncement  de  la 
Selle,  vallée  qui  sépare  les  deux  sommets   de  la  Silla. 


EXCURSION  A  LA  CIME  DE  LA  SILLA.  407 

C'est  là  que  nous  eûmes  de  grandes  difficultés  à  vaincre 
à  cause  de  la  force  delà  végétation.  Pour  frayer  un  che- 
mina travers  cette  forêt,  les  nègres  nous  devançaient  avec 
leurs  coutelas  ou  machettes.  Nous  nous  dirigions  toujours 
du  côté  du  pic  oriental,  qui  était  de  temps  en  temps  visi- 
ble par  une  clairière.  Soudain  nous  nous  trouvâmes  en- 
veloppés dans  une  brume  épaisse;  la  boussole  seule 
pouvait  nous  guider;  mais  en  avançant  vers  le  nord  nous 
risquâmes  à  chaque  pas  de  nous  trouver  au  bord  de  l'é- 
norme mur  de  rochers  qui  descend  presque  perpendicu- 
lairement à  2,000  métrés  de  profondeur  vers  la  mer.  11 
fallut  s'arrêter  ;  entourés  de  nuages  qui  rasaient  la  terre, 
nous  commençâmes  à  douter  si  nous  pourrions  atteindre 
le  pic  avant  l'entrée  de  la  nuit.  Heureusement  les  nègres 
qui  portaient  l'eau  et  les  provisions  nous  avaient  rejoints, 
et  nous  résolûmes  de  prendre  quelque  nourriture. 

Je  fis,  au  milieu  de  la  brume,  l'expérience  de  l'élec- 
tromètre  de  Volta.  Quoique  trés-rapproché  des  héliconia 
réunis  en  un  bois  épais,  j'obtins  des  signes  d'électricité 
atmosphérique  très-sensibles.  Elle  passa  souvent  du  po- 
sitif au  négatif  en  changeant  d'intensité  à  chaque  instant. 
Ces  variations  et  le  conflit  de  plusieurs  petits  courants  d'air 
qui  divisaient  la  brume  et  la  transformaient  en  nuages  à 
contours  déterminés,  me  parurent  des  pronostics  infail- 
libles d'un  changement  de  temps.  Il  n'était  que  deux 
heures  après  midi.  Nous  conçûmes  de  nouveau  quelque 
espoir  de  pouvoir  atteindre  le  sommet  oriental  de  la  Silla 
avant  le  coucher  du  soleil,  et  de  redescendre  dans  le  val- 
lon qui  sépare  les  deux  pics.  C'e4  là  que  nous  comptions 
passer  la  nuit,  en  allumant  un  grand  feu  et  en  faisant 
construire  par  les  nègres  une  cabane  avec  les  feuilles 
larges  et  minces  de  l'heliconia.  Nous  renvoyâmes  la  moi- 
tié de  nos  gens,  en  leur  enjoignant  devenir  le  lendemain 
matin  à  notre  rencontre  avec  des  provisions. 

A  peine  avions-nous  pris  ces  dispositions,  que  le  vent 


198  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

d'est  commença  à  souffler  avec  impétuosité  du  côté  de  la 
mer.  Le  thermomètre  s'éleva  jusqu'à  12^5.  C'était  sans 
doute  un  \ent  ascendant  qui,  en  faisant  hausser  la  tem- 
pérature, dissolvait  les  vapeurs.  En  moins  de  deux  minutes 
les  nuages  disparurent  et  les  dômes  de  la  Silla  se  mon- 
trèrent à  nos  yeux.  Pour  atteindre  le  pic  le  plus  élevé,  il 
faut  se  rapprocher  autant  que  possible  de  l'énorme  escar- 
pement qui  descend  vers  les  côtes.  Le  gneiss  avait  con- 
servé jusqu'ici  sa  texture  lamelleuse  et  sa  direction  primi- 
tive; mais  là  où  nous  gravîmes  le  sommet  de  la  Silla,  il 
passe  au  granit.  Le  mica,  plus  rare,  y  est  plus  inégalement 
réparti.  On  ne  trouve  plus  de  grenats,  mais  quelques  cris- 
taux isolés  d'amphibole. 

Nous  mîmes  trois  quarts  d'heure  pour  parvenir  à  la 
cime  de  la  pyramide.  Cette  partie  du  chemin  n'est  pas 
périlleuse,  pourvu  qu'on  examine  bien  la  solidité  des 
blocs  de  rochers  sur  lesquels  on  pose  le  pied.  Le  granit 
superposé  au  gneiss  n'offre  pas  une  séparation  régulière 
en  bancs  ;  il  est  divisé  par  des  fentes  qui  se  coupent 
souvent  à  angles  droits.  Des  blocs  prismatiques  sortent 
obliquement  de  terre,  et  se  présentent  au  bord  du  pré- 
cipice comme  d'énormes  poutres  suspendues  au-dessus 
de  l'abîme. 

Arrivés  au  sommet,  nous  jouîmes,  mais  pendant  peu  de 
minutes  seulement,  de  toute  la  sérénité  du  ciel.  Nos  re- 
gards plongeaient  à  la  fois,  vers  le  nord  sur  la  mer,  vers 
le  midi  sur  la  vallée  de  Caracas.  La  vue  embrasse  une 
étendue  de  mer  de  36  lieues  de  rayon. 

Ceux  dont  les  sens  se  troublent  à  là  vue  des  profondeuis 
doivent  se  tenir  au  centre  du  petit  plateau  qui  surmonte 
le  dôme  oriental  de  la  Silla.  La  montagne  n'est  pas  très- 
remarquable  par  sa  hauteur,  qui  est  presque  de  '200  mè- 
tres moindre  que  le  Canigou  ;  mais  elle  se  distingue  de 
toutes  les  montagnes  par  l'énorme  précipice  qu'elle  offre 
du  côté  de  la  mer.  La  côte  ne  forme  qu'une  lisière  étroite 


EXCURSION  A  LA  CIME  DE  LA  SILLA.  199 

SOUS  ce  mur  de  rochers  qui  semble  presque  perpendicu- 
laire. 

Eu  embrassant  d'un  coup  d'œil  ce  vaste  paysage,  on 
regrette  à  peine  de  ne  pas  voir  les  solitudes  du  nouveau 
monde  embellies  de  l'image  des  temps  passés.  Partout 
où,  sous  la  zone  torride,  la  terre,  hérissée  de  montagnes 
et  jonchée  de  végétaux,  a  conservé  ces  traits  primitifs, 
l'homme  ne  se  présente  plus  comme  le  centre  de  la  créa- 
tion. Loin  de  dompter  les  éléments,  il  ne  tend  qu'à  se 
soustraire  à  leur  empire.  Les  changements  que  les  sau- 
vages ont  faits  depuis  des  siècles  à  la  surface  du  globe, 
disparaissent  auprès  de  ceux  que  produisent,  en  quelques 
heures,  l'action  des  feux  souterrains,  les  débordements 
des  grands  fleuves,  l'impétuosité  des  tempêtes.  C'est  la 
lutte  des  éléments  entre  eux  qui  caractérise  dans  le  nou- 
veau continent  le  spectacle  de  la  nature.  Un  pays  sans 
population  se  présente  à  l'habitant  de  l'Europe  cultivée 
comme  une  cité  délaissée  par  ses  habitants.  En  Amérique, 
lorsqu'on  a  vécu  pendant  plusieurs  années  dans  les  forêts 
des  basses  régions,  ou  sur  le  dos  des  Cordillères  ;  lorsqu'on 
a  vu  des  pays  étendus  comme  la  France,  ne  renfermer 
qu'un  petit  nombre  de  cabanes  éparses,  une  vaste  solitude 
n'effraye  plus  l'imagination.  On  s'habitue  à  l'idée  d'un 
monde  qui  ne  nourrit  que  des  plantes  et  des  animaux,  où 
l'homme  sauvage  n'a  jamais  fait  entendre  le  cri  de  l'allé- 
gresse ou  les  accents  plaintifs  de  la  douleur. 

Nous  ne  pûmes  profiter  longtemps  des  avantages 
qu'offre  la  position  de  la  Silla,  qui  domine  sur  toutes  les 
cimes  d'alentour.  Tandis  que  nous  examinions  avec  une 
lunette  la  partie  de  la  mer  dont  l'horizon  était  bien  ter- 
miné, et  la  chaîne  des  monts  d'Ocumare,  derrière  laquelle 
commence  le  monde  inconnu  de  l'Orénoque  et  de  TAma- 
zone,  une  brume  épaisse  s'éleva  des  plaines  vers  les  hautes 
régions.  Elle  remplissait  d'abord  le  fond  de  la  vallée  de 
Caracas.  Les  vapeurs,  éclairées  d'en  haut,  offraient  une 


200  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

teinte  uniforme,  d'un  blanc  laiteux.  La  vallée  paraissait 
couverte  d'eau  ;  on  eût  dit  un  bras  de  mer,  dont  les  mon- 
tagnes voisines  formaient  le  rivage  escarpé. 

L'inclinaison  de  l'aiguille  aimantée  était  à  la  Silla  d'un 
degré  moindre  qu'à  la  ville  de  Caracas.  En  réunissant  les 
observations  que  j'ai  faites,  par  un  temps  calme  et  dans 
des  circonstances  très-favorables,  soit  sur  les  montagnes, 
soit  le  long  des  côtes  voisines,  on  croirait,  au  premier 
abord,  reconnaître,  dans  cette  partie  du  globe,  une  cer- 
taine influence  des  bauteurs  sur  l'inclinaison  de  l'aiguille 
et  sur  l'intensité  des  forces  magnétiques  ;  mais  il  faut  re- 
marquer que  l'inclinaison  à  Caracas  est  singulièrement  plus 
grande  qu'on  ne  devrait  le  supposer  d'après  la  position  de  la 
"ville,  et  que  les  pbénomènes  magnétiques  sont  modifiés 
par  la  proximité  de  certaines  roches  qui  forment  autant 
décentres  particuliers,  ou  petits  systèmes  d'attraction. 

11  était  quatre  heures  et  demie  du  soir  lorsque  nous 
eûmes  fini  nos  observations.  Satisfaits  de  l'heureux  succès 
de  notre  voyage,  nous  oubliâmes  qu'il  pouvait  être  dan- 
gereux de  descendre  dans  l'obscurité  sur  des  pentes 
escarpées,  couvertes  d'un  gazon  ras  et  glissant.  La  brume 
nous  dérobait  la  vue  de  la  vallée  ;  mais  nous  distin- 
guions la  double  colHne  de  la  Puerta,  qui  paraissait, 
comme  font  toujours  les  objets  placés  presque  perpendi- 
culairement au-dessous  de  nous,  dans  une  proximité 
extraordinaire.  Nous  abandonnâmes  le  projet  de  passer 
la  nuit  entre  les  deux  pitons  de  la  Silla;  et,  après  avoir 
retrouvé  le  sentier  que  nous  nous  étions  frayé  en  montant 
à  travers  le  bois  touffu  d'heliconia,  nous  parvînmes  au 
Pejual,  qui  est  la  région  des  arbustes  odoriférants  et  rési- 
neux, La  beauté  des  bejaria,  leurs  branches  couvertes  de 
grandes  fleurs  pourprées ,  attiraient  de  nouveau  toute 
notre  attention.  Lorsque  dans  ces  climats  on  recueille  des 
plantes  pour  faire  des  herbiers,  on  est  d'autant  plus  diffi- 
cile sur  le  choix,  que  le  luxe  de  la  végétation  est  plus 


EXCURSION  A  LA  CIME  DE  LA  SILLA.  201 

grand.  On  rejette  les  branches  qu'on  vient  de  couper, 
parce  qu'elles  paraissent  moins  belles  que  les  branches 
qu'on  n'a  pu  atteindre.  Surchargé  de  plantes  en  quittant 
le  bocage,  on  regrette  encore  de  n'avoir  pas  fait  une  plus 
riche  moisson.  Nous  nous  arrêtâmes  si  longtemps  au  Pe- 
jual,  que  la  nuit  nous  surprit  à  l'entrée  dans  la  savane,  à 
plus  de  1,800  métrés  de  hauteur. 

Comme  entre  les  tropiques  le  crépuscule  est  presque 
nul,  on  passe  subitement  de  la  plus  grande  clarté  du  jour 
dans  les  ténèbres,  La  lune  était  sur  l'horizon  ;  son  disque 
était  couvert  de  temps  en  temps  par  de  gros  nuages  que 
chassait  un  vent  froid  et  impétueux.  Les  pentes  rapides, 
revêtues  d'herbes  jaunes  et  sèches,  tantôt  paraissaient 
dans  l'ombre,  tantôt,  subitement  éclairées,  ressemblaient 
à  des  précipices  dont  l'œil  mesurait  la  profondeur.  Nous 
marchâmes  en  longue  file  ;  on  tâchait  de  s'aider  des 
mains  pour  ne  pas  rouler  en  tombant.  Les  guides  qui 
portaient  nos  instruments  nous  abandonnaient  peu  à  peu 
pour  coucher  dans  la  montagne.  Parmi  ceux  qui  étaient 
restés,  j'admirais  l'adresse  d'un  nègre  congo,  qui  portait 
sur  sa  tête  une  grande  boussole  d'inchnaison  ;  il  la  tenait 
constamment  en  équilibre,  malgré  l'extrême  déclivité  des 
rochers.  La  brume  avait  disparu  peu  à  peu  dans  le  fond 
de  la  vallée.  Les  lumières  éparses  que  nous  vîmes  au- 
dessous  de  nous  causèrent  une  double  illusion.  Les  escar- 
pements semblaient  encore  plus  dangereux  qu'ils  ne  le 
sont  ;  et,  pendant  six  heures  de  descente  continuelle,  nous 
nous  crûmes  également  près  des  fermes  placées  au  pied 
de  la  Silla.  Nous  entendîmes  très-distinctement  la  voix  des 
hommes  et  les  sons  aigus  des  guitares.  En  général,  le  son 
se  propage  si  bien  de  bas  en  haut  que,  dans  un  ballon 
aérostatique,  à  6,000  mètres  de  hauteur,  on  entend  quel- 
quefois l'aboiement  des  chiens  K 

fïny-Lussac,  dans  son  ascension  du  16  septembre  1805. 


202  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

Nous  n'arrivâmes  qu'à  dix  heures  du  soir  au  fond  de 
la  vallée,  harassés  de  fatigue  et  de  soif.  Nous  avions 
marché  presque  sans  interruption  pendant  quinze  heures  : 
la  plante  de  nos  pieds  était  déchirée  par  les  aspérités  d'un 
sol  pierreux  et  par  le  chaume  dur  et  sec  des  graminées. 
Il  avait  fallu  quitter  nos  bottes,  dont  les  semelles  étaient 
devenues  trop  glissantes,  sur  des-pentes  qui,  dépourvues 
de  broussailles  ou  d'herbes  ligneuses,  ne  peuvent  offrir 
aucun  appui  aux  mains,  ou  diminuer  le  danger  de  la  des- 
cente en  marchant  pieds  nus.  Pour  raccourcir  le  chemin, 
on  nous  conduisit  de  la  Puerta  de  la  Silla  à  la  ferme  de 
Gallegos  par  un  sentier  qui  mène  à  un  réservoir  d'eau. 
Cette  dernière  descente,  la  plus  rapide  de  toutes,  nous 
rapprocha  du  ravin  de  Ghacaïto.  Le  bruit  des  cascades 
donnait  à  cette  scène  nocturne  un  caractère  grand  et  sau- 
vage. 

Nous  passâmes  la  nuit  au  pied  de  la  Silla;  nos  amis  de 
Caracas  avaient  pu  nous  distinguer,  par  des  lunettes,  sur 
le  sommet  du  pic  oriental.  On  s'intéressait  au  récit  de 
nos  fatigues,  mais  on  n'était  pas  content  d'une  mesure 
qui  ne  donne  pas  môme  à  la  Silla  l'élévation  de  la  plus 
haute  cime  des  Pyrénées.  Comment  blâmer  cet  intérêt 
national  qui  s'attache  aux  monuments  de  la  nature,  là  où 
les  monuments  de  l'art  ne  sont  rien?  comment  s'étonner 
que  les  habitants  de  Quito  et  de  Riobamba,  qui  s'enorgueil- 
lissent depuis  des  siècles  de  la  hauteur  du  Chimborazo, 
se  défient  de  ces  mesures  qui  élèvent  les  montagnes  de 
l'Himalaya,  dans  l'Inde,  au-dessus  de  tous  les  colosses  des 
Cordillères  ? 

(A.  DE  HuwBOLDT,  Voîjages  aux  régions  éqidnoxales  du 

yiouveau  continent.) 


ÏIÏ 

ASCENSION    AU   CHIMBORAZO 

BOUSSINGAULT. 


Plateau  de  Hiobamba.—  Formation  des  nuages.  —  Fatigues  de  l'ascen 
sien.  —  Avalanches  de  pierres.  —  Le  silence.  —  Passages  dangereux.  — 
L'enfer  de  glace.  —  Raréfaction  de  l'air.  —  Le  colonel  Hall. 


Riobamba  est  peut-être  le  plus  singulier  diorama  de 
l'univers.  La  ville  n'a  rien  de  remarquable  en  elle-même; 
elle  est  placée  sur  un  des  plateaux  arides  si  communs  dans 
les  Andes,  et  qui  ont  tous,  à  cette  grande  élévation,  un 
aspect  hivernal  caractéristique,  qui  imprime  au  voyageur 
une  certaine  sensation  de  tristesse.  Sans  doute  c'est  que 
pour  y  parvenir  on  passe  d'abord  par  les  sites  les  plus 
pittoresques,  et  c'est  toujours  à  regret  que  l'on  quitte  le 
climat  des  tropiques  pour  les  frimas  du  nord. 

De  la  maison  que  j'habitais,  je  pouvais  relever  le  Capac- 
Urcu,  le  Tunguragna,  le  Cubillé,  le  Carguairazo,  et  enfin 
au  nord  le  Chimborazo;  puis  encore  plusieurs  autres 
montagnes  célèbres  des  paramos  qui,  sans  avoir  l'hon- 
neur des  neiges  éternelles,  n'en  sont  pas  moins  dignes  de 
riiilérêt  du  géologue. 

C'est  un  sujet  continuel  d'observations  variées  que  ce 
vaste  amphithéâtre  qui  limite  de  toutes  parts  l'horizon 


p 


204  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

de  Riobamba.  Il  est  curieux  d'observer  l'aspect  de  ces 
glaciers  aux  différentes  heures  du  jour,  de  voir  leur  hau- 
teur apparente  varier  d'un  moment  à  l'autre  par  Teffet 
des  réfractions  atmosphériques.  Avec  quel  intérêt  ne 
voit-on  pas  aussi  se  produire,  dans  un  espace  aussi  cir- 
conscrit, tous  les  grands  phénomènes  de  la  météorologie? 
Ici,  c'est  un  de  ces  nuages,  immenses  en  largeur,  que 
Saussure  a  si  bien  définis  par  le  nom  de  nuage  parasite, 
qui  vient  s'attacher  à  la  partie  moyenne  d'un  cône  de 
trachyte  ;  il  y  adhère;  le  vent  qui  souffle  ne  peut  rien  sur 
lui.  Bientôt  la  foudre  éclate  au  milieu  de  cette  masse  de 
vapeur;  de  la  grêle  mêlée  de  pluie  inonde  la  base  de  la 
montagne,  tandis  que  son  sommet  neigeux,  que  l'orage 
n'a  pu  atteindre,  est  vivement  éclairé  par  le  soleil.  Plus 
loin,  c'est  une  cime  élancée  de  glace  resplendissante  de 
lumière;  elle  se  dessine  nettement  sur  l'azur  du  ciel,  on 
en  distingue  tous  les  contours,  tous  les  accidents;  l'atmo- 
sphère est  d'une  pureté  remarquable,  et  cependant  cette 
cime  de  neige  se  couvre  d'un  nuage  qui  semble  émaner 
de  son  sein  :  on  croirait  en  voir  sortir  de  la  fumée.  Ce 
nuage  n'offre  déjà  plus  qu'une  légère  vapeur,  il  disparaît 
bientôt  ;  mais  bientôt  aussi  il  se  reproduit  pour  disparaître 
encore.  Cette  formation  intermittente  des  nuages  est  un 
phénomène  très-fréquent  sur  les  sommets  des  montagnes 
couvertes  de  neige  ;  on  l'observe  principalement  dans  les 
temps  sereins,  toujours  quelques  heures  après  la  culmi- 
nation  du  soleil.  Dans  ces  conditions,  les  glaciers  peuvent 
être  comparés  à  des  condensateurs  lancés  vers  les  hautes 
régions  de  l'atmosphère,  pour  dessécher  l'air  en  le  refroi- 
dissant, et  ramener  ainsi  à  la  surface  de  la  terre  l'eau  qui 
s'y  trouve  contenue  à  l'état  de  vapeur. 

Ces  plateaux  entourés  de  glaciers  présentent  quelquefois 
aspect  le  plus  lugubre,  quand  un  vent  soutenu  y  apporte 
l'air  humide  des  régions  chaudes.  Les  montagnes  devien- 
nent invisibles,  l'horizon  est  masqué  par  une  ligne  de 


ASCENSION  AU  CHIMBORAZO.  205 

nuages  qui  semblent  toucher  la  terre.  Le  jour  est  froid  et 
humide,  cette  masse  de  vapeur  étant  presque  impéné- 
trable à^la  lumière  solaire.  C'est  un  long  crépuscule,  le 
seul  que  l'on  connaisse  entre  les  tropiques,  car  sous  la 
zone  équatoriale  la  nuit  succède  subitement  au  jour  :  on 
dirait  que  le  soleil  s'éteint  en  se  couchant. 

Je  ne  pouvais  mieux  terminer  mes  recherches  sur  les 
trachytes  des  Cordillères  que  par  une  étude  spéciale  du 
Chimborazo.  Pour  l'étudier  il  suffisait,  à  la  vérité,  de 
s'approcher  de  sa  base  ;  mais  ce  qui  me  fit  franchir  la 
limite  des  neiges,  ce  qui  détermina  mon  ascension,  ce  fut 
l'espoir  d'obtenir  la  température  moyenne  d'une  station 
extrêmement  élevée.  Et,  bien  que  cet  espoir  ait  été  frustré, 
mon  excursion^  je  l'espère,  ne  restera  pas  néanmoins  sans 
utilité  pour  la  science. 

Mon  ami,  le  colonel  Hall,  qui  m'avait  déjà  accompagné 
sur  l'Antisana  et  le  Cotopaxi,  voulut  bien  encore  s'ad- 
joindre à  moi  pour  cette  expédition,  afin  d'augmenter  les 
nombreuses  données  qu'il  possédait  déjà  sur  la  topogra- 
phie de  la  province  de  Quito,  et  continuer  ses  recherches 
sur  la  géographie  des  plantes. 

De  Riobamba,  le  Chimborazo  présente  deux  pentes 
d'une  inclinaison  très-différente.  L'une,  celle  qui  regarde 
l'Arenal,  est  très-abrupte,  et  l'on  voit  sortir  de  dessous  la 
glace  de  nombreux  pics  de  trachyte;  l'autre,  qui  descend 
vers  le  site  appelé  Chillapullu,  non  loin  de  Mocha,  est  au 
•contraire  peu  inclinée,  mais  d'une  étendue  considérable. 
Après  avoir  bien  examiné  les  environs  de  la  montagne,  ce 
fut  par  celte  pente  que  nous  résolûmes  de  l'attaquer.  Le 
14  décembre  1831,  nous  allâmes  prendre  gite  dans  la 
métairie  du  Chimborazo,  où  nous  trouvâmes  de  la  paille 
sèche  pour  coucher  et  quelques  peaux  de  moutons  pour 
nous  garantir  du  froid.  La  métairie  se  trouve  à  5,800  mè- 
tres de  hauteur;  les  nuits  y  sont  fraîches,  et  son  séjour 
est  d'autant  plus  désagréable,  que  le  bois  v  est  fort  rare. 


206  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

nous  étions  déjà  dans  cette  région  des  graminées  que  l'on 
traverse  avant  d'arriver  à  la  limite  des  neiges  perpétuelles; 
c'est  là  que  finit  la  végétation  ligneuse. 

Le  15,  à  sept  heures  du  matin,  nous  nous  mîmes  en 
route  guidés  par  un  Indien  de  la  métairie.  Nous  suivîmes, 
en  le  remontant,  un  ruisseau  encaissé  entre  deux  murs  de 
trachyte  dont  les  eaux  descendaient  du  glacier;  bientôt 
nous  quittâmes  cette  crevasse  pour  nous  diriger  vers 
Mocha,  en  longeant  la  base  du  Chimborazo.  Nous  nous 
élevions  insensiblement  ;  nos  mulets  marchaient  avec 
peine  et  difficulté  au  milieu  des  débris  de  roches  qui  sont 
accumulés  au  pied  de  la  montagne.  La  pente  devenait 
très-rapide,  le  sol  était  meuble  et  les  mulets  s'arrêtaient 
presque  à  chaque  pas  pour  faire  une  longue  pause;  ils 
n'obéissaient  plus  à  l'éperon.  La  respiration  de  ces  ani- 
maux était  précipitée,  haletante.  Nous  étions  alors  préci- 
sément à  la  hauteur  du  mont  Blanc,  car  le  baromètre 
indiqua  une  élévation  de  4,808  mètres  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer. 

Après  nous  être  couvert  le  visage  avec  des  masques  de 
taffetas  léger,  afin  de  nous  préserver  des  accidents  que 
nous  avions  ressentis  sur  l'Antisana,  nous  commençâmes 
à  gravir  une  arête  qui  aboutit  à  un  point  déjà  très-élevé 
du  glacier.  11  était  midi.  Nous  montions  lentement,  et,  à 
mesure  que  nous  nous  engagions  sur  la  neige,  la  difficulté 
de  respirer  en  marchant  se  faisait  de  plus  en  plus  sentir  ; 
nous  rétablissions  aisément  nos  forces  en  nous  arrêtant, 
sans  toutefois  nous  asseoir,  tous  les  huit  ou  dix  pas.  En 
continuant  à  nous  élever,  nous  éprouvâmes  beaucoup  de 
fatigue  par  le  peu  de  consistance  d'un  sol  neigeux  qui 
s'affaissait  sans  cesse  sous  nos  pas  et  dans  lequel  nous 
enfoncions  quelquefois  jusqu'à  la  ceinture.  Malgré  tous 
nos  efforts,  nous  fûmes  bientôt  convaincus  de  l'impossi- 
bilité d'avancer;  en  effet,  un  peu  au  delà  la  neige  meuble 
avait  plus  de  4  pieds  de  profondeur.  Nous  allâmes  nous 


l'I'lV'i'illllII 


ASCE>'SION  AU  CHIMBORAZO.  '209 

reposer  sur  un  bloc  de  Irachyle  qui  ressemblait  à  une  île 
au  milieu  d'une  mer  de  neige.  La  hauteur  observée  était 
de  5,  H  5  métrés,  de  sorte  qu'après  beaucoup  de  fatigues 
nous  nous  étions  seulement  élevés  de  507  métrés  au-dessus 
du  point  où  nous  avions  mis  pied  à  terre. 

A  six  heures,  nous  étions  de  retour  à  la  métairie.  Le 
temps  avait  été  magnifique  ;  jamais  le  Chimborazo  ne  nous 
parut  aussi  majestueux,  mais  après  notre  course  infruc- 
tueuse, nous  ne  pouvions  le  regarder  sans  un  sentiment 
de  dépit.  Nous  résolûmes  de  tenter  l'ascension  par  le  côté 
abrupt,  c'est-à-dire  par  la  pente  qui  regardait  l'Arenal. 
Nous  savions  que  c'était  par  ce  côté  que  M.  de  Humboldt 
s'était  élevé  sur  cette  montagne;  on  nous  avait  bien 
montré  à  Riobamba  le  point  où  il  était  parvenu,  mais  il 
nous  fut  impossible  d'obtenir  des  renseignements  exacts 
sur  la  route  qu'il  avait  suivie  pour  y  arriver.  Les  Indiens 
qui  avaient  accompagné  cet  intrépide  voyageur  n'exis- 
taient plus. 

A  sept  heures,  le  lendemain,  nous  prenions  la  route  de 
l'Arenal.  Le  ciel  était  d'une  pureté  remarquable.  A  l'est, 
nous  apercevions  le  fameux  volcan  de  Sangay,  placé  dans 
la  province  de  Macas,  et  que  près  d'un  siècle  auparavant, 
la  Cond aminé  avait  vu  dans  un  état  d'incandescence  per- 
manent. A  mesure  que  nous  avancions,  le  terrain  s'élevait 
d'une  manière  sensible.  En  général,  les  plateaux  trachy- 
tiques  qui  supportent  les  pics  isolés  dont  les  Andes  sont 
comme  hérissées  se  relèvent  peu  à  peu  vers  la  base  de  ces 
mêmes  pics.  Les  crevasses  nombreuses  et  profondes  qui 
.sillonnent  ces  plateaux  semblent  toutes  partir  d'un  centre 
commun  ;  elles  se  rétrécissent  en  même  temps  qu'elles 
s'éloignent  de  ce  centre.  On  ne  saurait  mieux  les  comparer 
qu'aux  fentes  que  l'on  remarque  à  la  surface  d'un  verre 
étoile. 

Nous  étions  à  4,945  mètres  de  hauteur  quand  nous 
mimes  pied  à  terre.  Le  terrain  était  devenu  tout  à  fait 

14 


210  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

impraticable  aux  mulets;  ces  animaux  cherchaient  d'ail- 
leurs à  nous  faire  comprendre  avec  leur  instinct  vrai- 
ment extraordinaire  la  lassitude  qu'ils  éprouvaient;  leurs 
oreilles,  ordinairement  si  droites  et  si  attentives,  étaient 
entièrement  abattues,  et  pendant  les  haltes  fréquentes 
qu'ils  faisaient  pour  respirer,  ils  ne  cessaient  de  regarder 
vers  la  plaine.  Peu  d'écuyers  ont  probablement  conduit 
leur  monture  à  une  semblable  élévation,  et  pour  arriver  à 
dos  de  mulets,  sur  un  sol  mouvant,  au  delà  de  la  limite 
des  neiges,  il  fallait  peut-être  avoir  fait  plusieurs  années 
d'équitation  dans  les  Andes. 

Après  avoir  examiné  la  localité  dans  laquelle. nous  étions 
placés,  nous  reconnûmes  que  pour  gagner  une  arête  qui 
montait  vers  le  sommet  du  Chimborazo ,  nous  devions 
d'abord  gravir  une  pente  excessivement  rapide  qui  se 
présentait  devant  nous.  Elle  était  formée  en  grande  partie 
de  blocs  de  roche  de  toutes  grandeurs  disposés  en  talus; 
çà  et  là  ces  fragments  trachytiques  étaient  recouverts  par 
des  nappes  de  glace  plus  ou  moins  étendues,  et  sur  plu- 
sieurs points  on  pouvait  clairement  apercevoir  que  ces 
débris  de  roche  reposaient  sur  de  la  neige  durcie  ;  ils 
provenaient  par  conséquent  des  éboulements  récents  qui 
avaient  lieu  dans  la  partie  supérieure  de  la  montagne.  Ces 
éboulements  sont  fréquents,  et  au  milieu  des  glaciers  des 
Cordillères,  ce  qu'on  a  le  plus  à  redouter,  ce  sont  des 
avalanches  dans  lesquelles  il  entre  réellement  plus  de 
pierres  que  de  neige. 

A  onze  heures,  nous  achevions  de  traverser  une  nappe 
de  glace  assez  étendue  sur  laquelle  il  nous  avait  fallu  faire 
des  entailles  pour  assurer  nos  pas.  Ce  passage  ne  s'était 
pas  fait  sans  danger;  une  glissade  nous  eût  coûté  la  vie. 
Nous  entrâmes  de  nouveau  sur  des  débris  de  trachyte; 
c'était  pour  nous  la  terre  ferme,  et  dés  lors  il  nous  fut 
permis  de  nous  élever  un  peu  plus  rapidement.  Nous 
marchions  en  file,  moi  d'abord,  puis  le  colonel  Hall,  mon 


ASCE>'SION'  AU  CIlIMBOr.AZO.  211 

nègre  venait  ensuite;  il  suivait  exactement  mes  pas,  afin 
de  ne  pas  compromettre  la  sûreté  des  instruments  qui  lui 
étaient  confiés,  ^'ous  gardions  un  silence  absolu  pendant 
la  marche,  l'expérience  m'ayant  enseigné  que  rien  n'exté- 
nuait autant  qu'une  conversation  soutenue  à  cette  hau- 
teur, et  pendant  nos  haltes,  si  nous  échangions  quelques 
paroles ,  c'était  presque  à  voix  basse.  C'est  en  grande 
partie  à  cette  précaution  que  j'attribue  l'état  de  santé 
dont  j'ai  constamment  joui  pendant  mes  ascensions  sur 
les  volcans.  Cette  précaution  salutaire,  je  l'imposais,  pour 
ainsi  dire,  d'une  manière  despotique  à  ceux  qui  m'accom- 
pagnaient, et  sur  l'Anlisana,  un  Indien,  pour  l'avoir  né- 
gligée en  appelant  de  toute  la  force  de  ses  poumons  le 
colonel  Hall  qui  s'était  égaré  pendant  que  nous  traversions 
un  nuage,  fut  atteint  de  vertige  et  eut  un  commencement 
d'hémorrhagie. 

Bientôt  nous  eûmes  atteint  l'arête  que  nous  devions 
suivre.  Celte  arête  n'était  pas  telle  que  nous  l'avions  jugée 
dans  le  lointain  ;  elle  ne  portait  à  la  vérité  que  très-peu 
de  neige,  mais  elle  présentait  des  escarpements  difficiles 
à  escalader.il  fallut  faire  des  efforts  inouïs  ;  et  la  gymnas- 
tique est  pénible  dans  ces  régions  aériennes.  Enfin  nous 
arrivâmes  au  pied  d'un  mur  de  trachyte  coupé  à  pic, 
qui  avait  plusieurs  centaines  de  mètres  de  hauteur.  Il  y 
eut  un  moment  visible  de  découragement  dans  l'expédition, 
quand  le  baromètre  nous  eut  appris  que  nous  étions  seu- 
lement à  5,680  mètres  d'élévation.  C'était  peu  pour  nous, 
car  ce  n'était  pas  même  la  hauteur  à  laquelle  nous  nous 
étions  placés  sur  le  Cotopaxi.  D'ailleurs  M.  de  Hnmboldt 
avait  gravi  plus  haut  sur  le  Chimborazo,  et  nous  voulions 
au  moins  atteindre  la  station  à  laquelle  s'était  arrêté  ce 
savant  voyageur.  Les  explorateurs  de  montagne,  lorsqu'ils 
sont  découragés,  sont  toujours  fort  disposés  à  s'asseoir; 
c'est  ce  que  nous  fîmes  à  la  station  de  la  Pena-Colorada 
(Roche-Rouge).  C'était  le  premier  repos   assis  que  nous 


2V1  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

nous  permettions  ;  nous  avions  tous  une  soif  excessive, 
aussi  notre  première  occupation  fut  de  sucer  des  ^laçons 
pour  nous  désaltérer. 

Il  était  midi  trois  quarts,  et  cependant  nous  ressentions 
un  froid  assez  vif;  le  thermomètre  était  descendu  à0°,4. 
Nous  nous  trouvâmes  alors  enveloppés  d'un  nuage.  Lors- 
qu'il fut  dissipé,  nous  examinâmes  notre  situation  :  en 
regardant  la  Roche-Rouge,  nous  avions  à  droite  un  abîme 
épouvantable;  à  gauche,  versl'Arenal,  on  distinguait  un 
rocher  avancé  qui  ressemblait  à  un  belvédère;  il  était 
important  d'y  parvenir,  afin  de  reconnaître  s'il  était  pos- 
sible de  tourner  la  Roche-Rouge,  et  de  voir  en  même 
temps  s'il  était  permis  de  monter  encore.  L'accès  de  ce 
belvédère  était  scabreux,  j'y  parvins  cependant  avec  l'aide 
de  nos  deux  compagnons.  Je  reconnus  alors  que  si  nous 
parvenions  à  gravir  une  surface  de  neige  très-inclinée, 
qui  s'appuyait  sur  une  face  de  la  Roche-Rouge  opposée  au 
côté  par  lequel  nous  l'avions  abordée,  nous  pourrions  at- 
teindre une  élévation  plus  considérable.  Pour  se  faire  une 
idée  assez  nette  de  la  topographie  du  Chimborazo,  qu'on 
se  figure  un  immense  rocher  soutenu  de  tous  côtés  par 
des  arcs-boutants.  Les  arêtes  sont  les  arcs-boutants  qui, 
de  la  plaine,  semblent  s'appuyer  sur  cet  énorme  bloc  pour 
Tétayer. 

Avant  d'entreprendre  ce  passage  dangereux,  j'ordonnai 
à  mon  nègre  d'aller  essayer  la  neige  ;  elle  était  d'une  con- 
sistance convenable.  Hall  et  le  nègre  réussirent  à  tourner 
le  pied  de  la  position  que  j'occupais  ;  je  me  joignis  à  eux 
lorsqu'ils  furent  assez  solidement  établis  pour  me  rece- 
voir, car  pour  les  rejoindre  il  fallut  descendre  en  glissant 
environ  25  pieds  de  glace.  Au  moment  de  nous  remettre 
en  route,  une  pierre  se  détacha  du  haut  de  la  montagne 
et  vint  tomber  tout  près  du  colonel  Hall.  Il  chancela  et  fut 
renversé;  je  le  crus  blessé,  et  je  ne  fus  rassuré  que  lors- 
que je  le  vis  se  relever  et  examiner  avec  sa  loupe  l'échan- 


ASCENSIO>'  AU  CIiniBORAZO.  2lô 

tillon  de  rocher  qui  s'était  si  brutalement  soumis  à  noire 
investigation;  ce  malencontreux  trachyte  était  identique  à 
celui  sur  lequel  nous  marchions. 

Nous  avancions  avec  précaution  ;  à  droite  nous  pouvions 
nous  appuyer  sur  le  rocher:  à  gauche,  la  pente  était  ef- 
frayante, et  avant  de  nous  engager  en  avant,  nous  com- 
mençâmes par  bien  nous  familiariser  avec  le  précipice; 
c'est  une  précaution  qu'on  ne  doit  jamais  négliger  dans 
les  montagnes,  toutes  les  fois  que  l'on  doit  passer  un  en- 
droit dangereux.  Saussure  l'a  dit  depuis  longtemps,  mais 
on  ne  saurait  trop  le  répéter,  et  dans  mes  courses  aven- 
tureuses sur  le  sommet -des  Andes,  je  n'ai  jamais  perdu  de 
vue  ce  sage  précepte. 

Nous  commencions  déjà  à  ressentir  plus  que  nous  ne 
lavions  jamais  éprouvé  l'effet  de  la  raréfaction  de  l'air; 
nous  étions  forcés  de  nous  arrêter  tous  les  deux  ou  trois 
pas,  et  souvent  même  de  nous  coucher  pendant  quelques 
secondes.  Une  fois  assis,  nous  nous  remettions  à  l'instant 
même;  notre  souffrance  n'avait  lieu  que  pendant  le  mou- 
vement. La  neige  présenta  bientôt  une  circonstance  qui 
rendit  notre  marche  aussi  lente  que  dangereuse  :  il  n'y 
avait  guère  que  o  oui  pouces  déneige  molle;  au-dessous 
se  trouvait  une  glace  très-dure  et  glissante;  nous  fûmes 
obligés  de  faire  des  entailles  dans  cette  glace.  Le  nèt^re 
allait  (^n  avant  pour  pratiquer  les  échelons  ;  ce  travail  l'é- 
puisait  en  un  moment;  en  voulant  passer  en  avant  pour 
le  relever,  je  glissai,  quand  heureusement  pour  moi  je  fus 
retenu  avec  force  par  Hall  et  mon  nègre  ;  pendant  un 
instant  nous  courûmes  tous  trois  un  danger  imminent.  Cet 
incident  nous  fit  hésiter  un  moment:  mais  prenant  un 
nouveau  courage,  nous  résolûmes  d'aller  en  avant;  la 
neige  devint  plus  favorable,  nous  fîmes  un  dernier  effort, 
et  à  une  heure  trois  quarts  nous  étions  sur  l'arête  si  dé- 
sirée. Là,  nous  fûmes  convaincus  qu'il  était  impossible  de 
faire  plus  ;  nous  nous  trouvions  au  pied  d'un  prisme  de 


214  LES  ASCENSIONS  CELÈDRES. 

trachyte  dont  la  base  supérieure,  recouverte  d'une  cou- 
pole déneige,  forme  le  sommet  du  Chimborazo. 

L'arête  sur  laquelle  nous  étions  parvenus  avait  seule- 
ment quelques  pieds  de  largeur.  De  toutes  parts  nous  étions 
environnés  de  précipices,  nos  alentours  offraient  les  acci- 
dents les  plus  bizarres.  La  couleur  foncée  de  la  roche 
contrastait  de  la  manière  la  plus  tranchée  avec  la  blan- 
cheur éblouissante  de  la  neige.  De  longues  stalagmites  de 
glace  paraissaient  suspendues  sur  nos  têtes  :  on  eût  dit 
une  magnifique  cascade  qui  venait  de  se  geler  :  le  temps 
était  admirable;  on  apercevait  seulement  quelques  petits 
nuages  à  l'ouest;  l'air  était  d'un  calme  parfait,  notre  vue 
embrassait  une  étendue  immense;  la  situation  était  nou- 
velle et  nous  éprouvions  une  satisfaction  des  plus  vives. 

Nous  étions  à  6,004  mètres  de  hauteur  absolue  ;  c'est, 
je  crois,  la  plus  grande  hauteur  à  laquelle  les  hommes  se 
soient  encore  élevés  sur  les  montagnes. 

Après  quelques  instants  de  repos,  nous  nous  trouvâmes 
entièrement  remisdenos fatigues;  aucun  de  nous  n'éprouva 
les  accidents  qu'ont  ressentis  la  plupart  des  personnes  qui 
se  sont  élevées  sur  les  hautes  montagnes.  Trois  quarts 
d'heure  après  notre  arrivée,  mon  pouls,  comme  celui  du 
colonel  Hall,  battait  106  pulsations  dans  une  minute  ; 
nous  avions  soif,  nous  étions  évidemment  sous  une  légère 
influence  fébrile,  mais  cet  état  n'était  nullement  pénible. 
La  gaieté  de  mon  ami  était  expansive,  il  ne  cessait  de  dire 
les  choses  les  plus  piquantes,  tout  occupé  qu'il  était  à 
dessiner  ce  qu'il  appelait  «  Lenfer  de  glace  »  qui  nous 
environnait.  L'intensité  du  son  me  parut  atténuée  d'une 
manière  remarquable  ;  la  voix  de  mes  compagnons  était 
tellement  modifiée,  que  dans  toute  autre  circonstance  il 
m'eût  été  impossible  de  la  reconnaître.  Le  peu  de  bruit 
que  produisaient  les  coups  de  marteau  que  je  donnais  sur 
la  roche  nous  causait  aussi  beaucoup  d'étonnement.  La 
raréfaction  de  l'airproduit  généralement  chez  les  personnes 


ASCENSION  AU  CHDIBORAZO.  215 

qui  gravissent  les  hautes  montagnes  des  effets  très-mar- 
qués. Sur  la  cime  du  mont  Blanc,  Saussure  sentit  mi 
malaise,  une  disposition  au  mal  de  cœur;  ses  guides,  qui 
cependant  étaient  tous  habitants  de  Chamounix,  éprou- 
vèrent la  même  sensation.  Cet  étal  de  malaise  augmentait 
encore  lors(}u'il  prenait  un  peu  de  mouvement,  ou  qu'il 
fixait  son  attention  en  observant  ses  instruments.  Les 
premiers  Espagnols  qui  s'élevèrent  sur  les  hautes  monta- 
gnes de  l'Amérique,  furent  atteints,  au  rapport  d'Acosta, 
de  nausées  et  de  maux  d'entrailles.  Bouguer  eut  plusieurs 
hémorrhagies  dans  les  Cordillères  de  Quito  ;  le  même  ac- 
cident arriva  sur  le  mont  Rose  à  M.  Zumstein  ;  enfin,  sur 
le  Chimborazo,  MM.  de  lîumboldtetBonpland,  lors  de  leur 
<iscension  du  25  juin  1802,  ressentirent  des  envies  de 
vomir,  et  le  sang  sortit  de  leurs  lèvres  et  de  leurs  gen- 
cives. Quant  à  nous,  nous  avions,  à  la  vérité,  éprouvé  de 
la  difficulté  à  respirer,  une  lassitude  extrême  pendant  que 
nous  nous  élevions,  mais  ces  inconvénients  cessèrent  avec 
le  mouvement.  Une  fois  en  repos,  nous  croyions  être 
dans  notre  état  normal  ;  peut-être  faut-il  attribuer  la 
cause  de  notre  insensibilité  aux  effets  de  l'air  raréfié,  à 
noire  séjour  prolongé  dans  les  villes  élevées  des  Andes. 
Quand  on  a  vu  le  mouvement  qui  a  lieu  dans  les  villes 
comme  Bogota,  Micuipanpa,  Potosi,  etc.,  qui  atteignent 
2,600  à  4,000  mètres  de  hauteur;  quand  on  a  été  témoin 
de  la  force  et  de  la  prodigieuse  agilité  des  toréadors  dans 
ini  combat  de  taureaux  de  Quito,  élevé  de  5,000  mètres; 
quand  on  a  vu,  enfin,  des  femmes  jeunes  et  délicates  se 
livrer  à  la  danse  pendant  des  nuits  entières  dans  des  loca- 
lités presque  aussi  élevées  que  le  mont  Blanc,  là  où  le 
célèbre  Saussure  trouvait  à  peine  assez  de  force  pour 
consulter  ses  instruments,  et  où  ses  vigoureux  montagnards 
tombaienten  défaillance  en  creusant  un  trou  dans  la  neige  ; 
si  j'ajoute  encore  qu'un  combat  célèbre,  celui  de  Pichin- 
cha,  s'est  donné  à  une  hauteur  peu  différente  de  celle  du 


216  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

mont  Blanc,  on  m'accordera,  je  pense,  que  l'homme  peut 
s'accoutumer  à  respirer  l'air  raréfié  des  plus  hautes  mon- 
tagnes. 

Pendant  que  nous  étions  occupés  à  faire  nos  observa- 
tions sur  le  Chimborazo,  le  temps  s'était  maintenu  do 
toute  beauté;  le  soleil  était  assez  chaud  pour  nous  incom- 
moder légèrement.  Vers  trois  heures,  nous  aperçûmes 
quelques  nuages  qui  se  formaient  en  bas,  dans  la  plaine; 
le  tonnerre  gronda  bientôt  en  dessous  de  notre  station; 
le  bruit  était  peu  intense,  mais  il  était  prolongé;  nous 
pensâmes  d'abord  que  c'était  un  bramido  ou  rugissement 
souterrain.  Des  nuages  obscurs  ne  tardèrent  pas  à  entou- 
rer la  base  de  la  montagne;  ils  s'élevaient  vers  nous  avec 
lenteur:  nous  n'avions  pas  de  temps  àperdre,  car  il  fallait 
passer  les  mauvais  pas  avant  d'êtie  envahis,  autrement 
nous  eussions  couru  les  plus  grands  dangers.  Une  chute 
abondante  de  neige,  ou  une  gelée  qui  eût  rendu  le  chemin 
glissanl,  suffisaient  pour  empêcher  notre  retour,  et  nous 
n'avions  aucune  provision  pour  séjourner  sur  le  glacier. 

La  descente  fut  pénible.  Après  nous  être  abaissés  de 
300  à  400  mètres,  nous  pénétrâmes  dans  les  nuages  en 
y  entrant  par  la  partie  supérieure  ;  un  peu  plus  bas,  il 
commença  à  tomber  du  grésil  qui  refroidit  considérable- 
ment l'air,  et  au  moment  où  nous  retrouvâmes  l'Indien 
qui  gardait  nos  mulets,  le  nuage  lança  sur  nous  une  grêle 
assez  grosse  pour  nous  faire  éprouver  une  sensation  dou- 
loureuse, lorsqu'elle  nous  atteignait  sur  les  mains  ou  dans 
la  figure. 

A  mesure  que  nous  descendions,  une  pluie  glaciale  se 
mêlait  à  la  grêle.  La  nuit  nous  surprit  en  chemin;  il  était 
huit  heures  quand  nous  rentrâmes  dans  la  métairie. 

Les  observations  que  j'ai  pu  recueillir  pendant  cette 
excursion  tendent  toutes  à  confirmer  mes  idées  sur  la 
nature  des  montagnes  trachytiques  qui  forment  la  crête 
des  Cordillères;  car  j'ai  vu  se  répéter  sur  le  Chimborazo 


ASCENSION  AU  CIIIMBORÂZO.  217 

tous  les  faits  que  j'ai  déjà  signalés  eu  traitant  des  volcans 
de  l'Equateur.  Il  est  évidemment  lui-même  un  volcan  éteint. 
Comme  le  Cotopaxi,  l'Antisana,  le  Tunguragua,  et,   en 
général,  les   montagnes  qui  hérissent  les  plateaux  des 
Andes,  la  masse  du  Ghimborazo  est  formée  par  l'accumu- 
lation de  débris  trachyliques,  amoncelés  sans  aucun  ordre. 
Ces  fragments,  d'un  volume  souvent  énorme,  ont  été  sou- 
levés à  l'état  solide  ;  leurs  angles  sont  toujours  tranchants; 
rien  n'indique  qu'il  y  ait  eu  fusion,  ou  même  un  simple 
état  de  mollesse.  Nulle  part,  dans  aucun  des  volcans  de 
l'Equateur,  on  n'observe  rien  qui  puisse  faire  présumer 
une  coulée  de  lave  ;   il  n'est  jamais  sorti  de  ces  cratères 
que  des  déjections  boueuses,  des  fluides  élastiques,  ou  des 
blocs  incandescents  de  trachyte  plus  ou  moins  solide,  et 
qui  souvent  ont  été  lancés  à  des  distances  considérables. 
Le  23  décembre,  dans  l'après-midi,  je  quittai  Riobamba, 
en  me  dirigeant  sur  Guayaquil,  où  je  devais  m'embarquer 
pour  visiter  la  côte  du  Pérou.  Ce  fut  en  vue  du  Chimborazo 
que  je  me  séparai  du  colonel  Hall.  Pendant  mon  séjour 
dans  la  province  de  Quito,  j'avais  joui  de  sa  confiance  et 
de   son   amitié;    sn  connaissance  parfaite  des  localités 
m'avait  été  de  la  plus  grande  utilité,  et  j'avais  trouvé  en 
lui  un  excellent  et  infatigable  compagnon  de   voyage  ; 
tous  deux  enfin,  nous  avions  servi  pendant  longtemps  la 
cause  de  l'indépendance.  Nos  adieux  furent  touchants  : 
quelque  chose  semblaitnous  dire  que  nous  devions  plus  nous 
revoir.  Ce  funeste  pressentiment  n'était  que  trop  fondé. 
Quelques  mois  après,  mon  malheureux  ami  fut  assassiné 
dans  une  rue  de  Quito. 

(Boussi.NGAui.T,  Voyages  aux  volcans  de  VÉquateur.) 


IV 


DECOUVERTE    D'UN   ANCIEN   VOLCAN 


H.    DE    SAUSSURE. 


Végétation  tropicale.  —  Sol  volcanique.  —  Soufrière.  —  Curieux  phéno- 
mène. —  Geyser.  —  La  marmite  de  Rubezahl. 


Vous  avez  bien  voulu  me  demander  la  communi- 
cation de  quelques  détails  touchant  mon  voyage  au  Mexique, 
mais  jusqu'à  ce  jour  il  ne  m'a  pas  encore  été  possible  de 
commencer  la  rédaction  de  mes  observations  sur  la  géo- 
graphie de  cet  intéressant  pays.  Je  me  bornerai  donc 
aujourd'hui  à  vous  parler  de  la  découverte  d'un  ancien 
volcan  éteint  qui  renferme  de  remarquables  curiosités, 
dignes  d'attirer  l'attention  du  géographe  autant  que  celle 
du  géologue.  En  vous  parlant  de  la  découverte  de  cette 
grande  montagne,  je  ne  prétends  pas  qu'elle  n'ait  encore 
été  visitée  par  personne,  car  les  habitants  du  district  envi- 
ronnant la  connaissent  fort  bien,  mais  aucun  voyageur 
n'a  jamais  soupçonné  son  existence,  et  les  habitants  mêmes 
des  villes  du  Mexique  sont  à  son  sujet  dans  l'ignorance  la 
plus  complète. 

Au  sud-ouest  de  la  vallée  du  Mexico,  s'étend  la  verte  pro- 
vince de  Michoucan,  qui  passe  avec  raison  pour  le  jardin 


DÉCOUVERTE  D'UN  ANCIEN  VOLCAN.  219 

du  Mexique,  et  qui  réunit  les  avantages  d'un  sol  accidenté, 
sillonné  par  un  grand  nombre  de  cours  d'eau,  et  d'un  cli- 
mat tempéré.  Lorsque  le  voyageur  débouche  dans  ces  vertes 
prairies,  après  avoir  longtemps  parcouru  les  plaines  sablon- 
neuses de  l'Anahuac  et  les  marais  du  bassin  de  Mexico,  il 
éprouve  un  ravissement  particulier  à  la  vue  de  ces  collines 
boisées  entre  lesquelles  s'étendent  de  verdoyantes  prairies, 
des  rivières  à  l'onde  pure  et  fraîche,  et  des  lacs  enchan- 
teurs du  sein  desquels  s'élèvent  des  îles  couvertes  d'une 
riche  végétation.  Dans  d'autres  districts  de  ce  fertile  pays, 
des  montagnes  d'un  aspect  rude  et  sauvage  recèlent  dans 
leurs  entrailles  ces  veinesde  métaux  précieux  qui,  de  nos 
jours,  sont  restées  la  seule  richesse  des  républiques  espa- 
gnoles. Le  plus  florissant  de  ces  districts  est  celui  d'An- 
gangeo,  situé  sur  les  confins  de  l'État  de  Mexico.  Je  quittai 
cette  localité  le  6  août  1855  et  me  dirigeai  à  l'ouest  vers 
le  village  deTaximaroa.  J'avais  reçu  quelques  vagues  indi- 
cations sur  l'existence  dans  cette  région  d'une  grande 
montagne  portant  le  nom  de  San  Andres,  mais  j'eus  quel- 
que peine  à  trouver  un  guide  pour  m'y  conduire. 

Tous  les  volcans  du  Mexique  sont  d'un  accès  facile.  La 
pente  de  leurs  flancs  est  tellement  douce,  qu'on  les  gravit 
à  cheval  jusqu'à  une  hauteur  considérable;  mais  toujours 
ils  sont  envahis  par  d'immenses  forêts  qui  masquent  l'ho- 
rizon et  le  sommet  de  la  montagne.  Partout  le  rayon  visuel 
est  arrêté  parles  troncs  des  arbres  séculaires  qui  semblent 
se  disputer  le  sol,  ou  qui  gisent  et  s'entassent  en  immenses 
monceaux  de  pourriture,  où  toute  une  nature  vivante  se 
meut  à  l'abri  des  regards  du  passant.  Cette  végétation 
vigoureuse  et  gigantesque,  fruit  d'une  nature  tropicale 
éminemment  fertile,  excite  pendant  longtemps  l'imagina- 
tion du  voyageur,  puis  elle  finit  par  fatiguer,  et  sa  mono- 
tonie remplit  l'âme  d'ennui  et  de  tristesse.  Ici  cependant 
l'unilormité  est  rompue  par  de  grandes  clairières,  dont  le 
sol  horizontal  me  paraît  avoir  appartenu  à  une  série  de 


220  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

petits  lacs  desséchés.  La  montagne  de  San  Andres  a  en 
effet  un  développement  très-considérable.  Ses  pans  ne 
sont  pas  uniformément  inclinés,  mais  ils  sont  coupés  de 
plaines,  de  mamelons  et  de  collines  placés  sur  la  montagne 
elle-même.  Ce  vaste  ensemble  offre  un  massif  de  dômes  et 
de  croupes,  séparés  par  des  plaines  et  des  vallons,  et 
s'élève  graduellement  par  étages  jusqu'au  dernier  plateau^ 
du  niveau  duquel  surgit  le  rocher  arrondi  qui  forme  la 
cime  la  plus  élevée. 

L'étroit  sentier  qui  conduit  du  village  de  Jaripea  au  lieu 
d'exploitation  du  soufre,  serpente  à  travers  ces  forêts 
impénétrables,  tantôt  traversant  les  marécages  des  pla- 
teaux, tantôt  s'enfonçant  dans  des  ravins  où  les  pas  les 
plus  difficiles  créaient  à  nos  montures  un  danger  de  tous 
les  moments.  Le  sol  de  la  montagne  est  tout  entier  com- 
posé d'un  trachyte  bleuâtre,  traversé  lui  même  par  une 
infinité  de  filons  d'obsidienne  d'une  grande  largeur,  à  tel 
point  qu'en  bien  des  endroits,  hommes  et  chevaux  mar- 
chent littéralement  sur  du  verre.  Toutes  les  plaines  avoi- 
sinantes  offrent  aussi  le  même  caractère,  et  sont  en  outre 
inondées  de  débordements  basaltiques  qui  ont  fait  érup- 
tion par  une  multitude  de  fentes  dont  le  sol  a  été  criblé 
durant  les  nombreux  cataclysmes  qu'ont  amenés  d'inces- 
santes secousses  volcaniques. 

Après  plusieurs  heures  de  marche,  nous  débouchâmes 
subitement  dans  un  amphithéâtre  rocailleux  où  le  plus 
curieuxspectacle  s'offrit  à  nos  yeux.  Au  fond  de  cette  espèce 
d'entonnoir,  l'on  voit  un  étang  circulaire  de  plus  de 
100  mètres  de  largeur,  rempli  d'une  eau  trouble  et  bouil- 
lante, d'où  s'échappe  un  nuage  de  vapeur  chargé  de  gaz 
méphitiques.  Toutes  les  parois  de  l'amphithéâtre  sont  des 
rochers  dépourvus  de  terre  végétale,  ramollis  et  blanchis 
par  les  vapeurs  sulfureuses  dont  l'atmosphère  de  ce 
gouffre  est  chargée.  Sur  ces  rochers  se  dessinent  des  au- 
réoles jaunes  et  rouges  qui  témoignent  de  l'action  inces- 


Jel  de  vapeur  sur  le  San  AndresJ (Mexique). 


DÉCOUVERTE  D'UN  ANCIEN  VOLCAN.  225^ 

saute  du  soufre,  et  une  végétation  languissante  surplombe 
de  tous  côtés  leurs  bords  taillés  à  pic.  Cette  lutte  entre  une 
végétation  envahissante  et  les  émanations  pernicieuses 
qui  la  refoulent,  a  quelque  chose  de  triste  qui  rend  plus 
sauvage  encore  l'aspect  de  ces  lieux  désolés.  La  mare 
d'eau  chaude  qui  en  occupe  le  fond,  à  en  juger  par  l'in- 
cHnaison  de  ses  bords,  paraît  être  d'une  assez  grande 
profondeur.  C'est  de  son  sein  que  l'on  retire  continuelle- 
ment le  soufre  mêlé  de  boue  dont  on  se  sert  pour  la  fa- 
brication des  poudres,  après  l'avoir  purifié  par  la  fusion. 
Quelques  huttes  de  terre  et  un  petit  bâtiment  d'exploita- 
tion ont  été  construits  pour  servir  à  ces  travaux,  et  s'élè- 
vent à  une  distance  de  la  lagune  où  l'on  se  ressent  moins 
des  mofettes  ;  mais  telle  est  encore  l'influence  des  vapeurs 
sulfureuses  à  cett^  distance,  qu'elle  transforme  la  terre 
argileuse  dont  les  maisons  sont  bâties  en  sulfates  divers, 
principalement  en  alun,  au  point  de  les  faire  écrouler  pé- 
riodiquement. Ce  phénomène  est  l'un  des  plus  curieux 
qu'il  soit  possible  d'observer. 

Nous  consacrâmes  le  reste  de  la  journée  à  explorer 
diverses  parties  de  la  montagne,  et  guidés  par  deux  In- 
diens, nous  pénétrâmes  dans  une  vallée  élevée,  en  nous 
frayant  une  route  à  coups  de  hache  à  travers  l'épaisseur 
de  la  forêt  dont  la  végétation  extraordinaire  dépasse  ici 
en  majesté  et  en  vigueur  tout  ce  que  j'ai  vu  sur  les  mon- 
tagnes du  Mexique.  Le  sol  est  jonché  de  troncs  gigan- 
tesques qui  s'entassent  pêle-mêle  sous  l'épais  feuillage 
des  arbres  vivants,  et  lorsqu'on  cherche  à  les  franchir  en 
s'appuyant  sur  leur  écorce,  ils  s'affaissent  aussitôt  et  tom- 
bent en  poussière,  en  vous  entraînant  dans  leur  chute  au 
fond  d'un  fourré  de  fougères  et  de  plantes  diverses,  où 
vous  restez  comme  enseveli  entre  des  montagnes  de  bois 
vermoulu. 

Depuis  une  demi-heure  environ,  notre*  attention  était 
attirée  par  un  bruit  étrange,  assez  semblable  à  celui  d'une 


224  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

cataracte  lointaine,  lorsque  nous  aperçûmes  une  grande 
colonne  de  vapeur  blanche,  projetant  avec  violence  ses 
flocons  moutonnés  par-dessus  la  cime  des  sapins  qui  cou- 
vrent les  flancs  de  la  vallée. 

En  atteignant  le  lieu  d'où  partait  ce  bruit,  nous  fûmes 
saisis  de  la  grandeur  du  spectacle  qu'il  nous  présenta. 
Devant  nous  s'élevait  une  pente  blanchie  qui  semblait 
couverte  de  porcelaine.  Au  sommet  se  trouve  un  puits  de 
2  mètres  d'ouverture,  d'où  s'échappe  avec  un  sifflement 
horrible  un  immense  jet  de  vapeur  qui  s'élève  dans  les 
airs  à  une  hauteur  considérable. 

En  même  temps  un  flot  d'eau  bouillante  déborde  de 
l'ouverture  et  s'écoule  en  plusieurs  ruisseaux  vers  le  fond 
de  la  vallée.  Ce  grand  phénomène  ne  saurait  être  comparé 
qu'à  celui  des  geysers  d'Islande,  et  ici  comme  là-bas,  ses 
résultats  sont  les  mêmes.  Les  eaux  en  s'écoulant  déposent 
une  grande  quantité  de  silice  et  forment  aux  environs  ces 
rochers  blancs  dont  je  compare  la  substance  à  celle  de  la 
porcelaine.  Toutes  les  pierres  que  ces  eaux  humectent 
sont  en  voie  d'accroissement.  Leur  surface  est  molle  comme 
une  espèce  de  pâte,  et  se  solidifie  ensuite  pour  former  une 
sorte  d'opale  compacte. 

Le  San  Andres  renferme  encore  d'autres  curiosités.  Non 
loin  du  jet  de  vapeur,  et  dans  la  même  vallée,  l'on  voit 
jaillir  une  autre  source  chaude,  au  milieu  de  divers  petits 
bassins  qui  semblent  taillés  de  main  d'homme.  Mais  celle-ci 
n'offre  guère  d'autre  intérêt  que  celui  d'une  simple  source 
thermale,  si  ce  n'est  la  haute  température  de  ses  eaux, 
qui  atteint  près  de  100^. 

Nous  continuâmes  à  cheminer  à  travers  les  bois,  tou- 
jours guidés  par  nos  Indiens,  en  nous  élevant  graduelle- 
ment sur  les  flancs  de  la  vallée,  mais  sans  sortir  du  rayon 
d'une  demi-heue.  Subitement  nous  vîmes  s'ouvrir  devant 
nous  un  gouffre  dont  les  bords  argileux  coupés  à  pic  me- 
nacèrent de  s'ébouler  sous  nos  pas.  Dans  la  profondeur  de 


DÉCOUVERTE  D'UN  ANCIEN  VOLCAN.  225 

c.Q  trou,  nous  vîmes  une  mare  d'eau  bourbeuse,  agitée  par 
une  violente  ébullition.  Son  niveau  s'abaissait,  puis  s'éle- 
vait en  immenses  boursouflures  qui  éclataient  en  jetant 
de  tous  côtés  des  flots  d'écume.  Des  sapins  que  l'éboule- 
ment  des  bords  avait  entraînés  s'étaient  abattus  dans  cet 
entonnoir,  et  agités  par  les  flots  brûlants  d'une  vase  grise, 
ils  subissaient  une  véritable  coction  ,  allant  et  venant 
comme  un  légume  dans  une  marmite  d'eau  bouillante.  La 
soudaineté  de  ce  spectacle  le  rend  encore  plus  effrayant  ; 
nous  reculâmes  saisis  de  terreur  à  la  pensée  que  la  terre 
pourrait  manquer  sous  nos  pas  et  que  la  moindre  impru- 
dence nous  précipiterait  dans  ce  gouffre,  où  une  mort 
affreuse  deviendrait  inévitable. 

Nous  ne  pûmes  nous  empêcher  de  comparer  cette  mer- 
veille pittoresque  à  certaines  scènes  féeriques  que  Tima- 
gination  du  moyen  âge  a  enfantées.  Si  au  lieu  d'être  placée 
au  sein  des  déserts  de  l'Amérique,  la  montagne  que  nous 
décrivions  s'élevait  sur  les  bords  dn  Rhin,  elle  eût  ajouté 
plus  d'une  légende  aux  traditions  gothiques  de  TAllema- 
gne.  La  marmite  de  Uubezahl  n'est-elle  pas  réalisée  dans 
cette  chaudière  de  la  montagne  où  cuisent  les  arbres  de 
forêt,  et  cet  enfer-là,  animé  par  les  sorcières  de  Macbeth, 
ne  formerait-il  pas  un  tableau  parfait? 

Il  est  probable  que  le  San  Andres  recèle  encore  d'autres 
objets  dignes  d'attention,  mais  les  forêts  impénétrables 
qui  le  couvrent  en  entier  empêchent  le  voyageur  de  l'ex- 
plorer à  son  aise.  Dans  une  autre  excursion  que  je  fis  plus 
tard  au  delà  de  la  fabrique  de  soufre,  je  vis  une  vaste  clai- 
rière dont  le  sol  est  occupé  par  un  lac  d'eau  amére,  ali- 
menté sans  doute  par  des  sources  souterraines.  Rien  n'est 
plus  triste  que  ces  lieux  isolés,  cette  nappe  d'eau  saumâtre, 
bordée  tout  alentour  par  les  arbres  séculaires  de  la  forêt 
silencieuse  et  monotone,  que  les  cerfs,  les  aras  et  les  per- 
roquets ne  parviennent  pas  à  animer.  C'est  là  que,  saisi 
d'un  violent  accès  de  fièvre  je  devins  incapable  de  pousser 

15 


256 


LES  ASCEN^lOîsS  CÉLÈDRES. 


plus  loin  l'exploralion  du  San  Andres.  Je  déplorai  d'autant 
plus  ce  contre-temps,  qu'il  me  mit  dans  l'impossibilité  de 
visiter  le  piton  de  la  montagne  que  les  habitants  du  pays 
désignent  sous  le  nom  de  Cerro  Grande,  et  dont  l'altitude 
dépasse  sensiblement  la  limite  de  la  végétation  arbores- 
cente. On  prétend  ^nême  qu'il  n'est  pas  dépourvu  de  nei- 
ges persistantes  :  mais  les  renseignements  que  le  voyageur 
peut  obtenir  des  naturels  sont  trop  vagues  pour  qu'il 
puisse  leur  accorder  une  grande  confiance. 

(Lettre  de  M.  H.  de  Saussure  à  M.  de  la  Roquette,  — 
Bulletin  de  la  Société  de  géographie.) 


Pont  tiaiis  les  Cordillères. 


IV 


L'HIMALAYA  —  L'ARCHIPEL   INDIEN 
LE  TAURUS  ET  LE   LIBAN 


Quiconque  n'a  point  ))ratiqii(''  les  montagnes  de  premier  ordre  se  l'ur- 
niera  difficilement  une  juste  idée  de  ce  qui  dédommage  des  fatigues  que 
l'on  y  éprouve  et  des  dangers  que  l'on  y  court.  Il  se  (igurera  encore  moins 
que  ces  fatigues  mêmes  n'y  sont  pas  sans  plaisirs,  et  que  ces  dangers  ont 
des  charmes;  et  il  ne  pourra  s'expliquer  l'attrait  (jui  y  ramène  sans  cesse 
celui  qui  les  connaît,  s'il  ne  se  rapj)elle  que  l'homme,  par  sa  nature,  aime 
à  vaincre  des  obstacles  ;  que  son  caractère  le  porte  à  chercher  des  périls, 
et  surtout  des  aventures;  que  c'est  une  propriété  des  montagnes  de  con- 
tenir dans  le  moindre  espace  et  de  présenter  dans  le  moindre  temps  le^ 
aspects  de  régions  diverses,  les  phénomènes  de  climats  ditl'èrents;  de  rap- 
procher des  événements  que  sépareraient  de  longs  intervalles;  d'alimenter 
avec  profusion  cette  avidité  de  sentir  et  do  connaître,  passion  primitive  et 
inextinguible  de  l'homme,  ({ui  naii  de  sa  perfectibilité  et  la  développe. 

Bamond. 


Sur  rilimalaya. 


LES   SOURCES   OU   GANGE 


J.-A.     IlODGSON. 


Gaiigolri.  —  Tremblement  de  terre.  —Campagne  de  neige.  —  Avalaiidies. 
—  Eboulemcnls.  —  Pics  majestueux.  —  Paysage  extraordinaire.  —  Source 
du  Gange. 


Etant  parvenu  à  observer  le  cours  du  Gange  dans  les 
montagnes  de  l'IIimalaya,  jusqu'à  un  éloignenient  con- 
sidérable au  delà  de  Gangotri,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'en- 
droit oîi  sa  source  est  cacliée  par  des  masses  éternelles  de 


250  LES  ASCENSIO^'S  CÉLÈBRES. 

neige,  j'espère  que  le  journal  de  ce  voyage  méritera  l'ap- 
probation de  la  Société  asiatique. 


Nous  avions  fait  le  tour  de  l'éperon  de  la  montagne, 
lorsque  nous  eûmes  le  bel  aspect  du  pic  Mianri.  Dans 
l'éloignement,  les  masses  de  la  montagne  de  Rudr-Hima- 
laya  s'élevaient  les  unes  au-dessus  des  autres,  et  étaient 
surmontées  du  pic  Dudgi  qui  est  très-élevé,  et  dont  la 
neige  pure  réfléchissait  un  éclat  éblouissant  à  la  lumière 
du  soleil.  Ici  le  sentier  est  un  peu  meilleur.  Tout  au  bas, 
et  à  une  grande  profondeur,  le  fleuve  roule  son  écume 
dans  un  lit  de  rochers  très-étroit.  Au  delà  de  Gangotri,  on 
voit  un  gros  pic  d'une  forme  singulière.  Une  cascade  se 
précipite  au  milieu  d'une  grande  étendue  de  neige,  qui 
descend  presque  depuis  le  sommet  jusqu'au  lit  du  fleuve. 
Nous  montâmes  au-dessus  d'un  torrent  qui  roulait  du  haut 
d'un  rocher  de  granit.  Les  rochers  entre  lesquels  coule 
le  fleuve  avec  rapidité  sont  d'un  granit  clair.  Ici  les  cèdres 
sont  petits  et  trapus.  Sur  le  bord  du  Gange,  à  droite  on 
voit  Gangotri,  petit  temple  consacré  à  Ganga-Maï  et  à 
Bhagiradii. 

Aujourd'hui  ce  sentier  est  tout  à  fait  mauvais,  quoiqu'il 
n'aille  jamais  longtemps  en  montant.  La  vue  qui  s'étend 
sur  les  pics  que  l'on  voit  de  tous  côtés  a  quelque  chose 
de  sublime  et  de  sauvage  en  même  temps.  Les  rochers 
sont  d'un  granit  plus  clair  qu'à  l'ordinaire,  et  parsemés 
de  taches  noires  et  brillantes  de  la  nature  du  spath.  Près 
de  Gangotri,  le  fleuve  s'élargit.  Le  temple  est  construit  en 
pierres  et  renferme  des  idoles  de  Bhagirat'hi,  de  Ganga,  etc. 
Il  est  situé  sur  un  quartier  de  rocher  élevé  sur  la  rive 
droite  d'environ  20  pieds  au-dessus  de  l'eau,  et  que  l'on 
nomme  Bhagiratlii-Slta.  Dans  le  voisinage  on  trouve  aussi 
un  bâtiment  grossier  en  bois,  destiné  à  recevoir  les  étran- 
gers. Plus  loin,  en  suivant  le  fleuve,  on  voit  quelques  plai- 


Gangolri    Himalaya) 


LES  SOURCES  DU  GANGE.  255 

nos  couvertes  de  terre  où  il  croît  des  cèdres;  mais,  en  gé- 
néral, on  ne  voit  partout  que  des  blocs  de  rochers  qui  se 
sont  détachés  des  montagnes  environnantes. 

Fatigués  de  la  pénible  marche  de  la  journée,  nous  étions 
livrés  au  sommeil,  lorsque,  entre  dix  et  onze  heures  du 
soir,  nous  fûmes  réveillés  par  des  secousses  de  tremble- 
ment de  terre.  Nous  sortîmes  avec  précipitation  de  notre 
lente  et  fûmes  témoins  des  effets  du  tremblement,  pen- 
dant lequel  nous  sentîmes  toute  l'horreur  de  notre  situa- 
tion. Notre  tente  se  trouvait  entre  des  masses  énormes  de 
rochers  dont  quelques-uns  avaient  plus  de  100  pieds  de 
diamètre,  et  qui  probablement  avaient  été  jetés  là  par  des 
tremblements  de  terre  précédents.  La  scène  qui  nous  envi- 
ronnait,  éclairée  par  la  triste  lueur  de  la  lune,  était 
réellement  effrovable.  A  la  seconde  secousse,  les  rochers 
roulèrent  de  tous  côtés  du  haut  du  pic  dans  le  lit  du 
fleuve.  Le  bruit  affreux  causé  par  ce  roulement  est  au- 
dessus  de  toute  description,  et  ne  s'effacera  jamais  de  ma 
mémoire.  Lorsque  le  bruit  des  blocs  qui  se  précipitaient 
dans  le  voisinage  eut  cessé,  nous  entendions  encore  au 
loin  des  bruits  semblables.  Nous  regardions  avec  frayeur 
les  rochers  qui  étaient  au-dessus  de  nos  têtes,  dans  la 
crainte  que  le  premier  coup  qui  viendrait  en  détachât 
quelques  fragments  sous  lesquels  nous  serions  infaillible- 
ment écrasés  ;  mais  la  Providence  voulut  qu'il  n'y  eût 
plus  de  secousses  pendant  cette  nuit.  Ce  tremblement  de 
terre  s'était  fait  ressentir  avec  violence  dans  toute  la  con- 
trée des  montagnes  et  dans  les  provinces  du  nord-ouest 
de  rindostan. 

Le  27,  et  le  lendemain,  nous  éprouvâmes  encore  de 
légères  secousses.  Malgré  notre  désir  de  quitter  le  plus 
tôt  possible  ces  dangereuses  contrées ,  nous  résolûmes, 
puisque  nous  étions  venus  jusqu'ici ,  de  suivre  le  cours 
du  fleuve  aussi  loin  que  nous  pourrions.  En  conséquence, 
nous  partîmes,  le  29  mai,  dans  l'espérance  d'arriver  le 


234  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

jour  même  à  la  source.  Les  deux  brahmes  de  Gangotri  ne 
pouvaient  nous  donner  aucun  renseignement  sur  son 
éloignement,  car  ils  n'avaient  jamais  été  au  delà  de  cet 
endroit,  et  ils  nous  assurèrent  que  personne  n'avait  fait 
cette  tentative,  à  l'exception  de  Munschi,  qui,  à  ce  qu'il 
parait  par  les  Recherches  asiatiques,  s'était  avancé  quelques 
lieues  plus  loin.  M.  James  Frazer  est  le  premier  Européen 
qui  soit  allé  à  Gangotri  en  1815. 

Après  nous  être  traînés  entre  des  débris  de  rochers  et 
des  avalanches  nouvellement  tombées,  nous  montâmes  le 
long  d'une  campagne  de  neige  qui  couvre  le  fleuve,  et 
qui  a  environ  30  pieds  d'épaisseur.  Au  delà,  où  le  lit 
redevient  visible,  il  est  encombré  d'énormes  rochers  qui 
y  ont  été  précipités.  Des  deux  côtés  du  chemin  s'élèvent, 
sans  discontinuation,  de  hauts  rochers  en  forme  de  mu- 
railles. Nous  arrivâmes  encore  au  milieu  d'énormes  débris 
des  avalanches  récentes.  Une  de  ces  avalanches,  épaisse 
de  500  pieds,  était  en  travers  sur  le  fleuve  et  profondé- 
ment gelée.  Près  de  là  on  voit  les  éclats  d'une  grande 
chute  de  montagne.  Le  fleuve  est  rétréci  par  les  rochers 
et  forme  une  suite  de  cataractes;  le  chemin  devient  très- 
difficile.  Vers  le  haut  sont  des  pics  élevés  en  forme  de 
tours.  Bientôt  après  nous  arrivâmes  à  un  endroit  où  les 
eaux  du  fleuve,  changées  en  écutne,  se  précipitent  en 
forme  de  cascade  d'une  plaine  de  neige.  Nous  passâmes 
au-dessus,  et  arrivâmes  ensuite  à  un  torrent  qui  sort 
d'une  caverne  située  à  gauche.  Ici  le  Gange  serpente  à 
droite  autour  d'un  grand  pic  de  neige  ;  à  gauche  sont  des 
rochers  escarpés.  En  cet  endroit  nous  jugeâmes  que  la 
source  du  fleuve  devait  être  plus  éloignée  que  nous  ne 
l'avions  cru,  et  nous  finies  venir  une  petite  tente  de  Gan- 
gotri. 

A  gauche  nous  étions  toujours  accompagnés  d'un  rideau 
de  rochers  ;  à  droite ,  nous  avions  des  pics  de  neige  dont 
nous  jugeâmes  que  les  sommets  étaient  à  6,000  pieds 


LES  SOURCES  DU  GANGE.  235 

au-dessus  de  nos  tètes.  Nous  passâmes  de  nouveau  le 
fleuve,  auprès  de  quelques  chutes  de  montagnes,  en  sau- 
tant de  rochers  en  rochers.  La  ligne  générale  de  neige 
n'était  pas  élevée  de  plus  de  200  pieds  au-dessus  de  nous. 
A  droite,  le  côté  de  la  montagne  s'était  écroulé. 

Au  delà  de  la  rive  gauche  du  fleuve  et  au  bord,  on  voit 
quelques  bouleaux  et  de  petits  pins  avec  de  longues 
pointes;  les  cèdres  ont  disparu.  Comme  cet  endroit  était 
pour  nous  le  plus  convenable  et  le  plus  sûr  que  nous 
pussions  trouver,  nous  y  fîmes  halte.  La  masse  des  eaux 
du  fleuve  ayant  beaucoup  diminué,  nous  espérions  arriver 
le  lendemain  à  sa  source.  La  marche  était  très-pénible,  à 
cause  des  débris  de  rochers  qui  tombent  journellement 
dans  cette  saison,  par  la  fonte  des  neiges.  Les  voyageurs 
doivent  avoir  l'attention  de  se  rendre  vers  midi  dans  un 
lieu  sûr  s'ils  ne  veulent  pas  s'exposer  au  danger  d'être 
écrasés.  Il  faisait  en  cet  endroit  un  très-grand  froid,  et  il 
gela  toute  la  nuit;  mais  nous  ne  manquions  pas  de  bois 
de  bouleau  pour  faire  du  feu.  La  terre  était  spongieuse  et 
couverte  de  pierres.  Souvent  le  silence  de  la  nuit  était 
interrompu  par  la  chute  des  avalanches. 

Le  30  mai,  au  lever  du  soleil,  nous  nous  mîmes  en 
marche  à  travers  une  campagne  de  neige.  Un  large 
torrent,  sur  les  bords  duquel  pendaient  des  glaçons, 
s'avance  avec  rapidité  vers  le  Gange.  Nous  montâmes  une 
avalanche  gelée ,  qui  cachait  le  fleuve,  dont  le  lit  devient 
plus  large.  Entre  les  rochers,  on  voit  de  gros  morceaux 
de  glace  suspendus.  Nous  passâmes  une  petite  rivière 
qui  coule  à  gauche.  Le  chemin  était  rude  et  rocailleux. 
A  gauche  s'élèvent  des  roclies  de  granit,  et,  à  droite,  des 
pics  de  neige  de  7,000  à  8,000  pieds.  Ici  le  lit  du  fleuve 
est  large  de  plus  de  400  brasses.  Nous  nous  trouvions 
alors  au  delà  de  la  ligne  où  les  arbres  peuvent  croître, 
et  nous  avions  derrière  nous  les  derniers  pins.  A  la  vé- 
rité, nous  rencontrâmes  encore  des  bouleaux,  mais  ils 


230  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

ne  formaient  que  de  gros  buissons.  Devant  nous  brillai 
la  majestueuse  montagne  de  neige  à  trois  sommets  ,  obje 
le  plus  beau  que  puisse  voir  Tœil  de  l'homme.  Gomme  ce 
pics  avaient  été  inconnus  jusqu'alors,  et  que  par  consé 
quent  on  ne  leur  avait  point  donné  de  noms ,  nous  fîme 
usage  du  privilège  des  navigateurs ,  et  les  appelâme 
Saint-George,  Saint-Patrice  et  Saint-André.  En  avançan 
encore  plus  loin,  nous  découvrîmes,  entre  Saint-Georgi 
et  Saint-Patrice,  un  autre  pic  moins  élevé,  que  nou: 
nommâmes  Saint-David.  Nous  donnâmes  à  toutes  les  cimet 
ensemble  le  nom  de  Quatre-Saints.  Le  fleuve  reçoit  un^ 
cataracte  de  12  pieds  de  haut,  et  plusieurs  autres  plm 
petites.  La  pente  de  son  lit  est  très-considérable,  et  il  es] 
parsemé  de  blocs  de  granit  blancs,  jaunes  et  rouges.  L( 
chemin  devient  extrêmement  difficile.  A  gauche  on  voit  de^ 
débris  de  montagnes. 

Un  sentier  très-abrupt  conduit  à  des  masses  de  rocher: 
écroulés.  Gomme  le  côté  gauche  de  la  montagne  est  tombt 
en  partie  très-récemment,  l'endroit  est  fort  dangereux 
Les  sommets,  qui  sont  déchirés,  ont  au  moins 4,000  pied^ 
de  haut;  des  blocs  de  rochers  menacent  encore  et  tombeni 
en  effet  souvent.  Jamais  je  n'ai  vu  une  ruine  si  dange- 
reuse. Elle  a  plus  d'un  demi-mille  de  largeur.  Gliacun 
s'empresse  de  s'éloigner  de  cet  endroit  effrayant.  Le^ 
ruptures  des  rochers  étaient  si  fraîches,  que  je  pensai 
qu'elles  avaient  été  occasionnées  par  le  dernier  tremble- 
ment de  terre,  car  nous  avions  entendu  un  grand  fracas 
de  ce  côté.  i 

La  place  où  nous  nous  arrêtâmes  était  si  sûre  qu'aucuifc 
débris  ne  pouvait  nous  y  atteindre.  L'aspect  du  pic,  dont 
nous  étions  alors  très-près,  est  au-dessus  de  toute  descrip- 
tion. Les  Quatre-Saints  sont  sur  le  dernier  plan  de  la  vallée 
de  neige,  sur  la  droite  de  laquelle  s'élève  d'une  manière 
gigantesque  un  pic  magnifique  couvert  de  neige  et  de 
glaces  brillantes.  Nous  lui  donnâmes  le  nom  de  Moim. 


LES  SOUKCES  DU  GANGE.  237 

.a  vallée  de  neige,  sous  laquelle  le  fleuve  est  caché,  paraît 
rès-étendue,  et  nous  attendîmes  le  jour  pour  la  mieux 
îonnaître. 

Nous  nous  trouvâmes  à  150  pieds  environ  au  delà  du 
it  du  fleuve.  Pendant  le  jour  le  soleil  a  beaucoup  de  force, 
)arce  que  les  pics  réfléchissent  ses  rayons;  mais  lorsqu'il 
;e  cache  derrière  les  montagnes,  il  fait  froid  et  il  gèle 
)endant  toute  la  nuit.  —  Partout  où  l'on  voit  des  plateaux 
ians  le  voisinage  des  grands  pics  de  neige,  ils  paraissent 
ians  une  position  presque  horizontale  comme  je  l'avais 
remarqué  l'année  dernière  sur  le  sommet  du  pic  qui  est 
m  delà  du  Setlej.  La  couleur  des  rochers  sur  les  Quatre- 
^aints  paraît  être  un  jaune  clair  mêlé  de  brun  et  de  noir. 
jC  pic  Saint-George ,  d'après  mes  mesures,  est  élevé  au- 
iessus  de  la  mer  de  22,240  pieds,  et  celui  de  Saint-Patrice 
le  22,585  pieds. 

Depuis  Gangotri,  nous  n'avions  pris  qu'un  petit  nombre 
i'hommes  pour  nous  accompagner,  mais  ici  nous  ren- 
*foyâmes  tous  ceux  dont  nous  pouvions  absolument  nous 
Dasser,  afin  d'avoir  une  provision  de  blé  suffisante  pen- 
dant quelques  jours,  si  nous  réussissions  à  passer  ces 
nasses  de  neige  qui  étaient  devant  nous.  Après  avoir  pris 
toutes  nos  mesures ,  nous  eûmes  le  temps  d'examiner 
avec  étonnement  la  scène  extraordinaire  qui  nous  envi- 
ronnait. 

L'éclat  éblouissant  de  la  neige  élait  relevé  par  son 
contraste  avec  le  bleu  foncé  du  ciel ,  qu'il  faut  attribuer 
à  la  raréfaction  de  l'air.  Pendant  la  nuit  les  étoiles 
brillaient  d'un  éclat  que  l'on  ne  remarque  point  dans 
une  atmosphère  épaisse.  Elles  s'élevaient  au-dessus  des 
sommets  de  neige,  et  leur  lumière  apparaissait  avec  la 
rapidité  d'un  éclair.  Tout  autour  de  nous  s'élevaient  des 
pics  gigantesques.  Il  régnait  un  silence  effrayant  qui  n'é- 
tait interrompu  que  par  le  bruit  de  la  chute  des  avalan- 
ches. Nulle  part  nos  yeux  ne  rencontrèrent  les  objets  que 


238  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

l'on  voit  ordinairement  dans  les  contrées  habitées  par  les 
hommes.  Au  clair  de  la  lune,  tout  paraissait  morne,  sau 
vage,  effrayant;  un  païen  pourrait  croire  que  c'est  ici  le 
séjour  des  démons. 

Pour  se  faire  une  idée  de  la  vue  imposante  d'un  de  ces 
pics  de  neige,  il  faut  penser  que  son  sommet  nous  appa- 
raissait, dans  un  éloignement  de  5  milles,  sous  un  angle 
très-ouvert  qui  portait  son  élévation  à  plus  de  8,000  pieds 
au-dessus  de  l'endroit  où  nous  étions,  et  que  le  même  pic, 
vu  des  contrées  les  plus  éloignées  de  l'indostan  ,  sous  un 
angle  très-faible,  cause  déjà  un  grand  étonnement.  Qu'on 
juge  combien  il  doit  augmenter  encore  lorsqu'on  voit, 
d'un  seul  regard,  depuis  le  pied  jusqu'au  sommet,  celte 
masse  énorme  couverte  de  neige  I  Peu  d'hommes  peuvent 
supporter  cette  vue. 

Le  M  mai,  le  long  du  fleuve,  au  delà  de  ses  bords,  à 
droite,  nous  vîmes  des  montagnes,  tantôt  de  rochers, 
tantôt  de  neige.  Le  chemin  nous  conduisait  vers  le  bas  du 
lit.  Un  spectacle  trés-étonnant  se  présenta  devant  nous.  Le 
Gange  sortait  sous  une  voûte  très-basse  au  pied  du  grand 
lit  de  neige.  A  gauche  et  à  droite,  le  fleuve  est  borné  par 
des  rochers;  mais  au-devant,  au  delà  de  la  voûte,  s'élève 
une  masse  de  neige  gelée  de  580  pieds  d'épaisseur,  formée 
depuis  plusieurs  siècles,  et  tout  à  fait  perpendiculaire.  Ses 
morceaux  isolés  sont  épais  de  plusieurs  pieds,  et  chacun 
d'eux  appartient  à  une  avalanche  particulière.  Du  bord 
supérieur  de  ce  singulier  mur  de  neige,  et  immédiatement 
au-dessus  de  l'ouverture  d'où  sort  le  fleuve,  pendent  de 
gros  morceaux  de  glaces  grises,  formés  par  les  gouttes 
d'eau  qui  touibent  lorsque  la  neige  se  fond,  car  vers  midi 
les  rayons  du  soleil  ont  beaucoup  de  force.  Le  brahme  de 
Gangotri  qui  nous  accompagnait  n'avait  jamais  entendu 
dire  qu'il  existât  un  endroit  tel  que  celui-ci,  et  il  ignorait 
que  personne  y  eût  jamais  pénétré.  Cependant  il  paraît 
que  ceci  ne  doit  s'entendre  que  des  temps  modernes,  du 


. 


LES  SOURCES  DU  GAISGE.  230 

moins  je  ne  connais  aucun  endroit  auquel  le  nom  de 
Mufle  (le  vache  convienne  mieux  qu'à  celte  source  mer- 
veilleuse, et  ce  nom  suppose  que  successivement  la  curio- 
sité des  Indous  avait  pénétré  jusque-là.  Autour  de  nous 
des  blocs  de  neige  se  précipitaient,  de  sorte  que  nous 
eûmes  à  peine  le  temps  d'achever  nos  observations.  Nous 
saluâmes  avec  nos  cors  de  chasse  la  source  du  Gange,  et 
nous  montâmes  à  gauche  le  lit  de  neige  qui  s'y  trou- 
vait. 

Cette  grande  campagne  de  neige  s'étend  dans  une 
largeur  de  2  milles  1/2,  et  remplit  tout  l'espace  entre  le 
pied  du  sommet  à  droite  et  à  gauche.  La  vue  s'étendait 
devant  nous  jusqu'à  6  métrés  de  distance.  Là,  elle  est 
bornée  à  gauche  par  le  pied  des  Quatre-Saints,  et  à  droite 
par  la  vallée  qui  est  derrière  Moira.  Le  pied  de  la  der- 
nière parait  être  situé  encore  plus  haut  que  celui  des 
Quatre-Saints,  et  la  campagne  de  neige  monte  jusqu'à  un 
endroit  où  elle  paraît  finir  en  forme  de  crête. 

(J.-A.  HoDGsoN,  Journal  des  voyages.  —  Extrait 
des  Asiatic  Besearches.) 


11 

ASCENSION    AU    G  U  N  U  N  G-T  AL  A  N  G  (S  U  M  AT  R  A) 

Vue  du  cratère.  —  Lac  de  soufre.  —  Nuit  d'orage.  —  Magnifique  spectacle. 

On  désigne  à  Sumatra  sous  le  nom  de  Sœlassie  le  volcan 
actif  dont  le  sommet  est  à  o,000  mètres  au-dessus  de  la 
mer  et  qui  était  en  éruption  au  mois  d'octobre  1845. 
Plusieurs  Hollandais  ne  craignirent  pas  d'y  faire  une  ascen- 
sion pendant  cette  période  ;  nous  extrayons  les  passages 
suivants  du  récit  fait  par  l'un  d'eux. 

En  allant  de  Solok  à  Mocara  Pamy,  nous  avions  aperçu 
de  temps  en  temps,  du  haut  des  collines,  des  colonnes  de 
fumée  qui  s'élevaient  du  Sœlassie.  Plus  d'une  fois  cette 
vue  avait  fait  naître  en  nous  le  désir  de  visiter  cette  mon- 
tagne. M.  le  contrôleur  van  der  Yen  nous  ayant  parfaite- 
ment accueillis,  nous  lui  exprimâmes  notre  intention,  qui 
fut  aussitôt  approuvée.  Il  s'occupa  lui-même  des  prépa- 
ratifs, et  dés  la  lendemain,  21  octobre,  nous  étions  à  cheval 
à  cinq  heures  du  matin. 

A  peine  en  route  depuis  un  quart  d'heure,  nous  rencon- 
trâmes un  profond  ravin  couvert  de  cailloux  roulés  qui 
rendirent  le  chemin  si  dangereux,  qu'il  nous  fallut  des- 


ASCENSION  AU  GUNUNG-TALA^'G.  2U 

cendre  et  conduire  nos  chevaux  à  la  main.  Nous  traver- 
sâmes un  petit  pont  en  bambou  sans  parapet,  et,  après 
avoir  gravi  une  pente  assez  roide,  nous  fûmes  récompensés 
de  nos  peines  par  une  vue  magnifique.  On  apercevait  dans 
le  lointain  le  Sœlassie  qui  continuait  à  lancer  ses  colonnes 
de  fumée. 

Près  de  Batol-Bandjak,  où  nous  nous  arrêtâmes,  on  voyait 
en  abondance  des  cailloux  trachytiques.  Les  habitants  nous 
firent  visiter  plusieurs  sources  thermales  dans  les  environs. 
Leur  eau  était  amère  et  sulfureuse. 

Le  soir  nous  atteignîmes Batol-Bedjandjang  au  pied  même 
du  volcan.  Nous  nous  remîmes  en  marche  à  cinq  heures 
du  matin  par  une  brume  et  une  pluie  fine  fort  désagréa- 
bles. Le  thermomètre  marquait  20°.  Il  nous  fallut  gravir 
successivement  trois  arêtes  assez  rapides ,  longues  de 
200  mètres  chacune.  Au  haut  du  dernier  contre-fort,  la 
vue  s'étendait  sur  un  plateau  couvert  d'une  riche  végéta- 
tion d'arbres  et  d'arbustes,  à  l'extrémité  duquel  nous 
attendait  une  nouvelle  ascension  de  400  mètres  environ. 
Le  sol,  composé  d'un  mélange  de  terre  sulfureuse  et  de 
parties  calcaires,  était  devenu  chaud  :  çà  et  là  s'élevaient 
de  petits  nuages  de  fumée  du  fond  des  crevasses. 

Il  était  onze  heures  quand  nous  prîmes  un  moment  de 
repos  au  bas  du  sommet  le  plus  élevé,  qui  nous  dominait 
encore  d'à  peu  près  100  mètres.  Quoique  déjà  une  forte 
odeur  de  soufre  nous  eût  annoncé  le  voisinage  du  cratère 
et  la  fin  de  notre  voyage,  l'activité  du  volcan  devenait  ici 
beaucoup  plus  évidente.  Au  milieu  des  blocs  de  lave 
ancienne  qui  nous  environnaient ,  la  végétation  avait 
diminué,  les  broussailles  étaient  desséchées  et  les  troncs 
d'arbres  noircis  et  brûlés.  Nous  franchîmes  rapidement  la 
distance  qui  nous  restait  à  gravir,  et  nous  ai'rivûmes  à  une 
crevasse  située  entre  les  deux  sommets,  sur  l'un  desquels 
le  cratère  s'offrait  à  nos  yeux  dans  toute  sa  grandeur  impo- 
sante , 

16 


242  LES  ASCEISSIONS  CÉLÈBRES. 

Quel  majestueux  spectacle!  Devant  nous  s'ouvrait  le 
cratère  où  l'activité  volcanique  se  développait  depuis  des 
siècles  et  plus  loin  celui  qui  se  trouvait  en  éruption.  Il  appa- 
raissait comme  un  lac  de  formation  récente  environné  de 
flammes  et  de  nuages  de  fumée.  Le  morne  silence  qui 
régnait  autour  de  nous  n'était  interrompu  que  par  le  bruit 
souterrain  des  décharges  volcaniques. 

Au  sud-ouest,  à  environ  120  mètres  du  sommet,  se  trouve 
le  foyer  en  activité.  Le  bord  occidental  est  formé  par  une 
muraille  verticale  à  travers  laquelle  s'échappe  une  partie 
de  la  lave.  Du  côté  du  sud,  une  crête  inclinée  se  perd  dans 
des  profondeurs  que  l'œil  ne  peut  pénétrer.  Aussi  loin 
que  s'étend  le  regard,  on  aperçoit  des  crevasses  d'où 
s'échappent  quelques  nuages  de  fumée. 

Pour  contempler  le  lac  de  plus  prés,  nous  descendons 
le  long  des  pentes  en  nous  aidant  autant  des  mains  que  des 
pieds,  en  ne  quittant  un  bloc  de  rochers  qu'après  nous  être 
affermi  sur  un  autre.  Nous  sommes  témoins  de  l'activité 
intérieure  et  nous  entendons  un  bruit  continu  qui  res- 
semble assez  à  celui  des  roues  d'un  grand  nombre  de 
bateaux  à  vapeur  en  mouvement. 

M.  van  der  Yen  courut  ici  le  plus  grand  danger,  car 
s'étant  avancé  tout  près  d'une  ouverture,  la  lave  chaude 
encore  céda  sous  ses  pieds  ;  heureusement  elle  reposait 
sur  une  masse  déjà  durcie,  ce  qui  lui  donna  le  temps  de 
se  rejeter  en  arrière.  La  chaleur  ne  nous  permit  pas  de 
rester  longtemps  dans  le  cratère;  nous  dûmes  l'abandon- 
ner en  hâte  pour  visiter  le  pelit  lac  de  soufre  qui  se 
trouve  au-dessus  de  l'arête  sur  laquelle  nous  étions  mon- 
tés. Ce  lac,  de  forme  arrondie,  a  environ  50  mètres  de 
diamètre. 

Trois  d'entre  nous  descendirent  le  long  d'une  paroi 
presque  verticale,  d'environ  7  mètres  de  hauteur,  jusqu'à 
un  amas  d'eau  bouillante.  En  s'appuyant  d'une  main  aux 
crevasses,  ils  purent  de  l'autre  en  puiser  quelques  cuillc- 


8 


ASCEÎN'SIOiN  AU  GUNUNG-TALANG.  '24:) 

rées  ;  mais  la  forte  odeur  de  soufre  qu'elle  dégageait  les 
força  à  remonter  promptement. 

Nous  traversâmes  de  nouveau  le  plateau  pour  revenir  au 
point  où  nous  avions  commencé  notre  examen  et  nous 
dûmes  nous  occuper  à  préparer  un  gîte  convenable  pour 
la  nuit.  Vers  dix  heures  du  soir,  nous  étions  enveloppés 
de  nos  manteaux  et  nous  cherchions  à  nous  livrer  au  som- 
meil sur  nos  lits  de  pierre,  quand  la  pluie  recommença 
avec  une  extrême  violence.  Les  nuages  qui  couvraient  le 
le  ciel  de  leurs  éclairs  se  succédaient  sans  relâche.  Trois 
fois  notre  tente  faillit  être  enlevée.  L'eau  ruisselait  sur 
nous  et  nous  grelottions.de  froid.  Lèvent  avait  éteint  nos 
lumières.  A  la  lueur  des  éclairs  nous  parvînmes  cependant 
après  beaucoup  d'efforts  à  consolider  notre  tente,  et  nous 
pûmes  sous  son  faible  abri  attendre  le  jour. 

Nous  venions  de  lutter  pendant  des  heures  entières 
contre  les  éléments  déchaînés  et  leur  fureur  pouvait  se 
prolonger  ;  ce  fut  donc  pour  nous  un  grand  plaisir  de 
voir  au  matin  un  ciel  pur  et  sans  nuages,  avant  de  nous 
mettre  en  route  pour  le  retour.  Nous  descendîmes  par  le 
versant  oriental,  dont  les  pentes  étaient  moins  dange- 
reuses, jusqu'au  fond  du  cratère  éteint,  pour  remonter 
par  le  côté  opposé  jusqu'au  second  sommet,  d'où  nous 
pûmes  jouir  d'un  spectacle  magnifique  sur  les  collines  et 
les  vallées,  les  lacs,  les  rivières  et  les  îles  qui  s'étalaient 
sous  nos  yeux. 

{NoîiveUes  Annales  des  voyages.  ) 


ASCENSION    AU    PETER-BOTTE   (ILE    MAURICE) 


Tradition.  —  Audace  et  sang-froid,  —  Curieux  préparatifs.  —  Conquête 

du  piton. 


Pendant  longtemps  le  mont  Peter-Botte  a  défié  les  en- 
thousiastes, et  sa  tête  ronde  et  chauve,  fréquemment 
cachée  dans  les  brouillards,  est  demeurée  inaccessible  à 
l'audace  des  voyageurs.  La  tradition  raconte  cependant 
qu'un  homme,  celui  dont  elle  porte  le  nom,  l'avait  gravie 
sans  aucun  secours.  Parvenu,  dit-on,  à  l'étranglement 
supérieur  du  piton,  qu'on  appelle  le  col,  il  avait  accroché, 
au  moyen  d'une  flèche  armée  d'une  longue  ficelle,  un 
cordage  assez  fort  pour  pouvoir  s'y  soutenir;  mais  ce 
malheureux,  au  retour  de  son  expédition,  fut  précipité  dans 
les  ravins  qui  bordent  la  montagne,  et  son  cadavre  ne  put 
être  retrouvé. 

Malgré  tous  les  essais  qui  ont  été  tentés,  il  ne  paraît 
point  que  personne  ait  jamais  exécuté  complètement 
l'ascension  périlleuse  du  Peter-Botte  jusqu'au  mois  de 
septembre  1852. 

La  montagne  du  Peter-Botte  est  le  point  le  plus  élevé 
de  l'une  des  chaînes  de  l'île  Maurice.  De  son  sommet,  situé 
à  827  métrés  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  et  qui  se 


ASCENSION  AU  PETER-BOTTE.  247 

distingue  d'une  grande  distance,  partent  différentes  arêtes 
interrompues  par  des  brisures.  Déjà,  en  1851,  l'ingénieur 
Lloyd  était  parvenu  jusqu'auprès  du  col,  où  il  avait  dressé 
une  échelle  contre  la  face  perpendiculaire  du  rocher. 
Bien  qu'elle  ne  s'élevât  pas  à  la  moitié  de  la  hauteur  de 
l'escarpement,  il  jugea  cependant  possible  de  surmonter 
ce  premier  obstacle,  et  en  conséquence  l'année  suivante  il 
recommença  son  expédition,  accompagné  de  plusieurs  offi- 
ciers, entre  autres  du  lieutenant  Taylor,  qui  en  a  inséré 
le  récit  dans  le  journal  de  la  Société  de  géographie  de 
Londres. 

Les  hardis  explorateurs  se  mirent  enroule  le  7  septembre. 
Après  avoir  traversé  un  ravin  qui  se  trouve  à  la  partie  infé- 
rieure du  piton,  ils  ne  tardèrent  pas  à  arriver  au  point  où 
M.  Lloyd  avait  laissé  l'échellerannée  précédente.  Ils  se  trou- 
vaient alors  sur  une  arête  large  tout  au  plus  de  2  mètres, 
qui  d'un  côté  dominait  une  gorge  couverte  de  bois,  et  de 
l'autre  se  terminait  à  pic  par  un  escarpement  élevé  d'en- 
viron 500  mètres  au-dessus  de  la  plaine.  Une  des  extré- 
mités de  cette  arête  se  terminait  aussi  par  un  précipice 
d'une  égale  profondeu'r;  l'autre  s'adossait  contre  la  mon- 
tagne, et  là  se  relevait  en  serpentant,  semblable  à  une 
lame  de  couteau  brisée  çà  et  là  par  diverses  anfractuosités. 
Arrivée  à  l'étranglement  supérieur,  elle  se  raccordait  avec! 
un  rebord  étroit  qui  ceignait  le  col  de  la  montagne,  et  sur 
lequel  paraissait  posée,  dans  tout  son  orgueil,  la  tête  dédai- 
gneuse du  Peter-Bolte. 

Les  voyageurs  se  mirent  à  l'œuvre;  ils  redressèrent 
l'échelle  de  l'année  précédente,  dont  ils  piquèrent  le  pied 
dans  une  saillie.  Alors  un  nègre  de  M.  Lloyd  monta  jusqu'au 
sommet,  et  là,  se  fiant  avec  audace  à  son  adresse  et  à  son 
sang-froid,  il  grimpa  le  long  du  rocher  perpendiculaire, 
s'accrochant  à  la  manière  des  singes,  avec  ses  mains  et 
ses  pieds,  à  la  moindre  aspérité  qui,  si  elle  eut  cédé  sous 
l'effort  de  son  poids,  le  précipitait  dans  l'abîme.  Bientôt 


248  LES  ASCEKSIONS  CELEBRES. 

il  fut  au  sommet,  et  poussant  un  hiirrah!  s'écria  :  «  Tout 
va  bien  !  »  11  amarra  solidement  un  cordage  qu'il  avait 
apporté,  et  sur  lequel  se  hissèrent  les  quatre  autres  per- 
sonnes. Celles-ci  gagnèrent  ainsi  l'étranglement  supérieur, 
tantôt  sur  leurs  genoux  et  tantôt  à  cheval  sur  le  sommet 
de  Tarête,  pouvant,  comme  le  dit  le  lieutenant  Taylor, 
précipiter  à  la  fois  leur  soulier  gauche  dans  le  ravin  boisé., 
et  leur  soulier  droit  dans  la  plaine  qui  baigne  l'autre  flanc 
de  la  montagne. 

La  tète  du  piton  est,  comme  nous  l'avons  dit,  formée 
par  un  énorme  rocher  d'environ  2  mètres  de  haut,  qui 
déborde  par  sa  renflure  au-dessus  de  sa  base  ;  le  rebord 
qui  ceint  l'étranglement  est  large  d'environ  2  mètres, 
d'une  pente  assez  douce,  et  terminé  partout  par  le  pré- 
cipice, excepté  à  l'endroit  par  lequel  les  voyageurs  avaient 
monté. 

Comment  franchir  cette  tête  et  son  renflement?  —  Heu- 
reusement une  de  ces  faces,  bien  que  débordant  sa  base, 
s'élève  perpendiculairement  sur  le  prolongement  du 
précipice  inférieur,  au  lieu  de  le  dépasser  comme  les 
autres  ;  et  pour  comble  de  bonheur,  elle  correspond  pré- 
cisément au  point  par  où  les  voyageurs  étaient  arrivés. 
Cela  étant  reconnu,  ceux-ci  établirent  avec  la  partie  infé- 
rieure de  la  montagne  une  communication  à  l'aide  d'un 
cordage  mis  en  double,  et  hissèrent  ainsi  le  matériel  de 
leur  expédition  :  une  échelle  portative,  des  cordages  sup- 
plémentaires, un  levier,  etc. 

On  avait  préparé  des  flèches  de  fer,  attachées  à  l'extrémité 
d'une  corde;  la  difficulté  consistait  à  les  lancer  par-dessus 
la  tête  du  Peter-Botte,  puisque  celle-ci  débordait  la  base 
sur  laquelle  se  trouvaient  les  voyageurs.  M.  Lloyd  s'étant 
fait  attacher  autour  du  corps  une  forte  corde,  dont  l'extré- 
mité demeurait  entre  les  mains  de  ses.  compagnons,  passa 
de  l'autre  côté  de  la  montagne;  et  là,  armé  du  fusil  où 
était  la  flèche,,  s'inclinant  sur  l'abîme,  soutenu  par  la  corde 


Le  Peter-Botte.  (Ile  Maurice.) 


ASCENSION  AU  PETER-BOTTE.  251 

qui  lui  ceignait  les  reins,  ses  pieds  formant  arc-boutant 
contre  le  tranchant  du  précipice,  il  fit  feu.  La  ilèche  manqua 
deux  fois  ;  il  eut  recours  alors  à  une  pierre  attachée  à  une 
corde  et  la  balançant  diagonalement,  comme  une  fronde, 
il  essaya  de  la  faire  passer  par-dessus  le  rocher.  Vain 
espoir!  Le  désappointement  s'emparait  des  voyageurs, 
quand,  à  un  dernier  essai,  une  folle  brise  s'étant  levée 
pendant  une  minute,  repoussa  la  pierre  sur  le  roc,  et  la 
fit  retomber  à  l'autre  bord.  Des  échelles  sont  aussitôt  dis- 
posées et  assujetties,  un  bon^càble  sert  de  rampe,  et  l'in- 
génieur Lloyd  se  hisse  le  premier  au  haut  du  roc,  en  pous- 
sant des  cris  de  joie  et  des  hurrahs.  Tous  les  autres  le 
suivent,  et  le  pavillon  anglais,  se  déployant  avec  grâce 
sur  la  tête  du  Peter-Botte  vaincu,  est  aussitôt  salué  par  la 
frégate  mouillée  dans  la  rade,  et  par  le  feu  de  la  batterie 
de  terre.  «  Nous  nous  saisîmes  alors  d'une  bouteille  de  bon 
vin,  dit  le  lieutenant  Taylor,  et,  debout  sur  le  haut  du 
rocher,  nous  baptisâmes  le  pic  du  nom  du  roi  Guillaume, 
en  buvant  à  la  santé  de  Sa  Majesté,  et  saluant  le  pavillon 
par  de  vives  acclamations,  o 

(Magasin  pittoresque.) 


IV 

LE  TAURUS   CILICIEN    (BULGH  AR-D  AGH  ) 

ELISÉE    RECLUS. 


Beauté  du  printemps.  —  Chaîne  du  Bulghar-Dagh.  —  Forêts  de  cèdres.  — 
L'Appe  des  bergers.  —  Le  Metdesis.  —  La  fleur  de  lumière. 


L'aspect  du  Bulghar-Dagh  diffère  singiiUèrement  sui- 
Yant  les  saisons.  En  automne,  époque  malheureusement 
choisie  par  le  plus  grand  nomhre  des  voyageurs,  la  nature 
a  déjà  vécu  sa  vie  rapide  et  fugitive,  et,  brûlée  par  les 
chaleurs,  elle  se  prépare  au  long  sommeil  de  l'hiver.  Les 
champs  qui  bordent  le  rivage  sont  jaunis  comme  la  paille, 
on  ne  voit  plus  que  de  minces  bandes  de  verdure  le  long 
des  rivières  et  des  marigots;  môme  les  colUnes  qui  s'é- 
lèvent au-dessus  de  l'étroite  plaine  semblent  cacher  leurs 
arbustes  sous  un  immense  voile  gris.  Au  delà  s'étend,  il 
est  vrai,  sur  les  flancs  des  montagnes  la  zone  vert  sombre 
des  conifères  ;  mais  les  grandes  cimes  sont  recouvertes 
de  pâtis  desséchés  ;  toute  la  végétation  est  flétrie,  jus- 
qu'aux herbes  arrosées  par  l'eau  des  neiges.  On  dirait 
qu'un  incendie  a  passé  sur  cette  chaîne  de  montagnes, 
belle  seulement  par  la  hardiesse  et  la  sévérité  de  ses  con- 
tours. Mais  le  voyageur  qui  contemple  le  Bulghar-Dagh 


LE  TAURUS  CILIGIEN  253 

dans  la  saison  joyeuse  du  printemps  ou  bien  au  commen- 
cement de  l'été  n'a  pas  sous  les  yeux  une  Arabie  Pétrée, 
il  voit  un  paradis  merveilleux  de  fraîcheur  et  de  beauté 
exposé  dans  toute  sa  splendeur  au  soleil  du  midi.  Une 
plaine  trés-étroite  du  côté  de  l'ouest,  assez  large  dans  la 
direction  de  Tarse,  étend  à  la  base  des  hauteurs  sa  vé- 
gétation luxuriante  interrompue  çà  là  par  un  damier  de 
champs  cultivés  ;  au  delà  s'élèvent  les  premières  collines 
qui  tranchent  avec  la  verdure  de  la  plaine  par  leurs  es- 
carpements crayeux,  mais  dont  les  cimes  sont  ombragées 
de  quelques  bouquets  d'arbres.  Plus  haut  les  contre-forts 
des  montagnes  dressent  leurs  promontoires  hérissés  de 
dents  d'un  rouge  d'ocre,  et  ravinés  par  des  fissures  pro- 
fondes. Les  pentes  qui  flanquent  ces  contre-forts  sont 
revêtues  de  vastes  forêts  de  cèdres,  de  sapins  et  de  gené- 
vriers. Une  lisière,  souvent  indistincte  à  l'œil  nu,  mais 
que  le  télescope  révèle  dans  toute  sa  netteté,  sépare  cette 
zone  de  forêts  des  pâturages  couleur  d'émeraude  qui 
étalent  dans  tous  les  vallons  leur  fraîche  écharpe  de  ver- 
dure tachetée  de  neiges  éblouissantes.  Plus  haut  encore 
s'élèvent  en  tours  les  pics  du  Bulghar-Dagh,  semblables 
à  de  gigantesques  cristaux  noirâtres  séparés  les  uns  des 
autres  par  des  lamelles  d'argent.  La  chaîne  entière  forme 
comme  un  immense  cône  dont  la  base  est  baignée  par  la 
mer  d'azur,  et  dont  la  cime  va  se  perdre  dans  l'atmo- 
sphère non  moins  azurée  que  les  flots. 

M.  Kotschy,  qui  avait  déjà  gravi  en  1836  la  plus  haute 
cime  du  Bulghar-Dagh  en  compagnie  de  Russegger,  vou- 
lut la  gravir  une  seconde  fois  en  1856.  Plein  d'amiration 
pour  cette  fière  montagne,  Russegger  lui  avait  donné  le 
nom  d'Allah-Tepessi,  ou  montagne  de  Dieu  ;  mais  le  véri- 
table nom  sous  lequel  on  la  connaît  dans  le  pays  est 
Metdesis.  On  peut  l'atteindre  de  Gullek  par  la  vallée  qui 
se  prolonge  à  l'ouest  du  village.  Dans  aucune  partie  de 
la  Syrie  ou  de  l'Anatolie,  même  sur  les  pentes  du  Liban, 


254  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

011  ne  trouve  de  forêts  de  cèdres  aussi  belles  que  celles 
qui  recouvrent  les  versants  de  cette  vallée,  jusqu'à  plus 
de  2,000  mètres  d'altitude.  Plusieurs  milliers  de  cèdres 
admirables  croissent  en  groupes  d'une  incomparable 
beauté  au-dessus  de  la  mer  ondulée  des  pins,  des  sapins 
et  des  genévriers.  Malheureusement,  en  dépit  des  sévères 
défenses  du  pacha,  les  pâtres  ont  pris  l'babitude  d'allu- 
mer les  broussailles  des  hautes  montagnes,  et  souvent  ces 
incendies  se  propagent  jusque  dans  les  forêts.  Pendant 
la  nuit,  ces  conflagrations  ressemblent  à  un  fleuve  de 
llammes  roulant  ses  vagues  le  long  des  pentes  ;  le  jour 
elles  voilent  les  monts  de  leur  sombre  fumée,  et  bientôt 
on  ne  voit  plus  que  des  troncs  noircis,  là  où  s'élevaient 
naguère  des  arbres  au  splendide  ombrage. 

Au-dessus  de  la  zone  des  cèdres,  on  entre  dans  celle 
des  broussailles,  zone  qui  remplace  celle  de  nos  pâtura- 
ges d'Europe.  Dans  le  Taurus  cilicien,  excepté  sur  le  bord 
des  sources,  on  ne  trouve  que  rarement  des  pentes  gazon- 
nées  ;  jusqu'au  pied  des  rochers  arides  et  des  flaques  de 
neige  croissent  des  plantes  ligneuses  et  des  arbrisseaux 
au  feuillage  d'un  beau  vert.  A  une  hauteur  où  sur  nos 
montagnes  s'étend  la  surface  uniformément  grise  des  pâ- 
tis, des  touffes  de  fleurs  aux  vives  couleurs  émaillent  le  sol, 
introduisant  ainsi  dans  ces  régions  une  variété  et  un  éclat 
dont  nos  Alpes  ne  peuvent  nous  donner  une  idée. 

L'ascension  du  Metdesis  ressemble  à  celle  de  la  plupart 
des  grandes  montagnes  neigeuses  -,  il  faut  longer  le  bord 
des  précipices,  s'engager  dans  des  couloirs  effrayants  en 
apparence,  s'aider  des  mains  pour  escalader  les  escar- 
pements les  plus  abrupts,  sonder  la  neige  avant  d'y  poser 
le  pied.  Lorsqu'on  gravit  directement,  comme  le  lit  Uus- 
segger  en  1856,  on  trouve  l'ascension  très-pénible;  mais 
on  évite  beaucoup  de  fatigues  en  faisant  un  détour  par 
l'est  et  en  gravissant  d'abord  la  cime  du  Tcliubanhuju,  ou 
l'appel  des  bergers,  montagne  ainsi  nommée  parce  que 


Les  ''ovixos  (lu  Tai 


LE  TAURUS  CILICIEN.  257 

les  jeunes  pâtres, arrivés  au  sommet,  ne  manquent  jamais 
(le  pousser  des  cris  pour  annoncer  leur  triomphe  à  leurs 
camarades  laissés  eu  béis  à  la  garde  des  troupeaux.  Sur  le 
versant  septentrional  du  Tchubanhuju,  on  remarque  au 
milieu  d'un  champ  de  neige  une  vaste  étendue  de  glace 
qui  pourrait  faiie  croire  à  l'existence  d'un  glacier  analo- 
logne  à  ceux  des  Alpes,  mais  ces  masses  transparentes  et 
bleuâtres  sont  dues  à  l'action  d'une  source  considérable, 
qui  pendant  les  froides  nuits  fond  les  neiges  sur  tout  son 
parcours  ;  ces  neiges  fondues  se  transforment  en  glace. 

Le  sommet  du  Metdesis,  haut  de  5,500  métrés,  domine 
un  horizon  très-étendu,  «  un  panorama  d'une  beauté  di- 
vine, »  dit  Russegger.  On  voit  d'abord  tous  les  grands 
pics  de  la  chaîne  dont  on  occupe  le  point  culminant  :  à 
l'ouest,  le  Dchoisin  et  le  Balmak  ;  à  Test,  le  Tchubanhuju, 
le  llarpalik,  le  Kochau,  tontes  cimes  de  5,200  mètres, 
couvertes  de  neige  sur  le  versant  exposé  au  vent  du  nord, 
et  montrant  leurs  rochers  de  couleur  sombre  sur  les  pen- 
tes tournées  vers  le  midi.  Du  côté  du  nord,  le  penchant 
du  Metdesis  est  brusquement  interrompu  par  un  effi'oyable 
précipice  dont  la  vue  donne  le  vertige  ;  un  champ  de  nei- 
ges étci'uelles  semé  de  pierres  énormes  remplit  une  haute 
vallée,  bornée  au  nord  par  une  crête  parallèle  à  la  grande 
chaîne,  et  se  redressant  pour  former  l'Okuskedyk,  pic  de 
5,000  mètres.  Par  une  échancrure  de  cette  crête  et  par- 
<lessus  la  crête  elle-même,  le  regard  s'étend  librement  sur 
les  vastes  plaines  de  la  Caramanie,  sur  les  collines  boi- 
sées et  les  plateaux  dénudés  <!es  environs  d'Erenli.  Les 
taches  de  couleur  sombre  éparses  comme  des  îles  indi- 
quent les  vergers  et  les  jardins;  très-rapprochées  les  unes 
des  autres  dans  la  direction  du  nord,  elles  forment  une 
espèce  d'aichipel.  C'est  là  qu'habite  la  population  indus- 
tiieuse  dOite-Door.  Au  delà,  tout  à  fait  à  l'horizon, 
miroitent  vaguement  les  eaux  de  deux  grands  lacs  et  bril- 
lent connue  une  étincelle  les  neiges  de  l'Erdchich,  la  plus 

17 


'2Î)8  LES  ASCEINSIOiNS  CELEBRES. 

haute  cime  de  l'Asie  mineure.  Plus  dislinctement  appa- 
raissent les  deux  chaînes  escarpées  de  llassan-Dagh  et  de 
Karadji-Dagh.  Vers  le  nord-est,  on  voit  d'abord  un  chaos 
de  montagnes  de  toutes  les  formes  et  de  toutes  les  cou- 
leurs, les  unes  plates,  les  autres  pyramidales  ou  en  ai- 
guilles, jaunes  d'ocre,  noires,  blanchâtres  ou  rouges  de 
brique  ;  ce  sont  les  contre-forts  du  Bul^^har-Dagh,  où  l'on 
exploite  les  riches  mines  argentifères  de  Bulghar-Maaden. 
Au  delà  de  cette  région  se  dressent  d'autres  montagnes, 
nombreuses  comme  les  vagues  de  la  mer  :  l'Apich-Dagh, 
aussi  élevé  que  le  Metdesis,  les  sommets  de  l'Allah-Dagh, 
et  d'autres  chaînes  encore,  se  montrent  l'une  derrière 
l'autre.  Vers  le  sud,  la  vue  ressemble  à  celle  de  Gullek- 
Gala,  mais  elle  est  infiniment  plus  grandiose  ;  on  ne  voit 
pas  seulement  les  chaînes  inférieures,  la  plaine  de  Tarse 
et  la  bleue  Méditerranée,  mais  on  domine  tous  les  pics 
secondaires,  l'Utusch-Deppe  aux  trois  pointes,  le  Ketsie- 
bele  à  la  verte  plaie-forme,  le  Kargoli  et  ses  lacs  environ- 
nés de  neige.  On  plonge  du  regard  dans  toutes  les  vallées, 
revêtues  de  leurs  forêts  de  cèdres,  et  de  tous  les  côtés  on 
peut  suivre  dans  leur  développement  les  derniers  rem- 
parts du  Bulghar-Dagh  s'allongeant  sur  le  sol  de  la  plaine 
comme  les  racines  d'un  gigantesque  chêne.  Les  rivages 
de  la  mer,  le  golfe  d'Alexandrette,  la  côte  de  Syrie  jusqu'à 
Latakieh,  se  dessinent  aussi  distinctement  que  les  côtes 
de  la  Sicile  vues  du  sommet  de  l'Etna  ;  sur  le  lointain  mi- 
roir des  eaux,  des  contours  entrevus  à  travers  la  brume 
indiquent  les  montagnes  de  l'ile  de  Chypre. 

De  cet  immense  observatoire  du  iMetdesis,  le  voyageur 
qui  veut  séjourner  quelques  semaines  dans  les  vallées  du 
Bulghar-Dagh  peut  d'un  coup  d'œil  choisir  ses  buts  de 
promenades  et  d'excursions  :  à  l'est,  c'est  la  vallée  de 
Gusguta,  avec  ses  noires  forêts,  ses  prairies  couvertes  de 
fleurs  et  ses  abondantes  sources  d'eau  limpide  ;  à  quelques 
lieues  plus  loin,  c'est  la  vallée  de  Seihoun,  le  Sarus  des 


LK  TAURLS  CILICIEN.  250 

anciens,  avec  ses  vieux  châteaux,  ses  cascades,  ses  bos- 
quets d'orangers  ;  au  sud-est,  non  loin  de  Mersina,  c'est 
la  vallée  d'Ellisoluk,  ou  d'Ichmé,  avec  ses  eaux  thermales 
qui  jaillissent  au  milieu  d'un  bosquet  de  lauriers-roses.  Si 
Ton  veut  traverser  la  chaîne  de  montagnes  par  l'un  des 
deux  cols  qui  donnent  accès  sur  le  versant  septentrional, 
Gejek-Deppe  et  le  col  de  Kochan,  on  peut  atteindre,  en 
suivant  un  chemin  hardiment  tracé  sur  le  flauc  des  préci- 
pices, les  mines  de  plomb  argentifère  de  Bulghar-]\Jaaden, 
exploitées  depuis  1842  par  une  centaine  de  Grecs  indus- 
trieux. De  ce  charmant  village  moderne,  on  descend  dans 
la  vallée  paradisiaque  d'Al-Chodcha  aux  innombrables 
vergers.  C'est  dans  celte  vallée,  disent  les  indigènes,  que 
croît  la  plante  merveilleuse  dont  la  fleur  brille  comme 
une  étincelle  pendant  la  nuit.  Les  brebis  et  les  bestiaux  qui 
broutent  cette  plante-fée  mâchent  de  l'or,  et  biei. tôt  leurs 
dents  se  recouvrent  de  feuilles  légères  du  précieux  métal. 
Les  voyageurs  assez  licureux  pour  rencontrer  la  fleur  de 
lumière  la  cueillent  avec  soin,  et  presque  aussitôt  après 
ils  voient  à  leurs  pieds  une  autre  plante,  dont  les  racines 
sont  attachées  à  des  lingots  d'or.  «  Puissiez-vous  trouver 
la  fleur  de  lumière!  »  disent  les  Persans  aux  voyageurs. 
M.Kotschy,  cependant,  grand  botaniste  s'il  en  fut,  n'a  pu, 
malgré  toutes  ses  recherches,  découvrir  dans  le  Bulghar- 
Dagh  celte  plante  au\  fleurs  lumineuses. 

(Elisée  Pieclus,  Paysages  du  Taurus  cilicien.  —  lievue 
germanique.) 


LE    MONT    LIBAN 


Cime  du  Sannine.  —  Scènes  pittoresques.  —  Éboulements.  —  Influence  de 
la  liberté.  —  Les  cèdres.  —  Village  d'Éden. 


Le  Liban,  dont  le  nom  doit  s'étendre  à  la  chaîne  du 
Kesraouan  et  du  pays  des  Druzes,  présente  tout  le  spec- 
tacle des  grandes  montagnes.  On  y  trouve  à  chaque  pas 
ces  scènes  où  la  nature  déploie,  tantôt  de  l'agrément  ou 
de  la  grandeur,  tantôt  de  la  bizarrerie,  toujours  de  la 
variété.  Arrive-t-on  par  la  mer,  et  descend-on  sur  le  ri- 
vage, la  hauteur  et  la  rapidité  de  ce  rempart,  qui  semble 
fermer  la  terre,  le  gigantesque  des  masses  qui  s'élancent 
dans  les  nues,  inspirent  l'étonnement  et  le  respect.  Si  l'ob- 
servateur curieux  se  transporte  ensuite  jusqu'à  ces  som- 
mets qui  bornaient  sa  vue^  l'immensité  de  l'espace  qu'il 
découvre  devient  un  autre  sujet  de  son  admiration  :  mais 
pour  jouir  entièrement  de  la  majesté  de  ce  spectacle,  il 
faut  se  placer  sur  la  cime  même  du  Liban  ou  du  Sannine. 
Là,  de  toutes  parts,  s'étend  un  horizon  sans  bornes;  là, 
par  un  temps  clair,  la  vue  s'égare  et  sur  le  désert  qui  con- 
tine  au  golfe  Persique,  et  sur  la  mer  qui  baigne  l'Europe  : 
l'âme  croit  embrasser  le  monde.  Tantôt  les  regards,  er- 


LE  iMONT  LIBAN.  261 

rants  sur  la  chaîne  successive  des  montagnes,  portent 
l'esprit,  en  un  clin  d'œil,  d'Antioche  à  Jérusalem;  tantôt, 
se  rapprochant  de  ce  qui  les  environne,  ils  sondent  la 
lointaine  profondeur  du  rivage.  Enfin,  l'attention,  fixée 
par  des  objets  distincts,  examine  avec  détail  les  rochers, 
les  bois,  les  torrents,  les  coteaux,  les  villages  et  les  villes. 
On  prend  un  plaisir  secret  à  trouver  petits  ces  objets  qu'on 
a  vus  si  grands.  On  regarde  avec  complaisance  la  vallée 
couverte  de  nuées  orageuses,  et  l'on  sourit  d'entendre 
sous  ses  pas  ce  tonnerre  qui  gronda  si  longtemps  sur  sa 
tête  ;  on  aime  à  voir  à  ses  pieds  ces  sommets,  jadis  mena- 
çants, devenus  dans  leur  abaissement  semblables  aux  sil- 
lons d'un  champ,  ou  au  gradins  d'un  aniphithéâtre  ;  on 
est  flatté  d'être  devenu  le  point  le  plus  élevé  de  tant  de 
choses,  et  un  sentiment  d'orgueil  les  fait  regarder  avec 
plus  de  complaisance. 

Lorsque  le  voyageur  parcourt  l'intérieur  de  ces  mon- 
tagnes, l'aspérité  des  chemins,  la  rapidité  des  pentes,  la 
profondeur  des  précipices  commencent  par  l'effrayer. 
Bientôt  l'adresse  des  mulets  qui  le  portent  le  rassure,  et 
il  chemine  à  son  aise  à  travers  les  incidents  pittoresques 
qui  se  succèdent  pour  le  distraire.  Là,  comme  dans  les 
Alpes,  il  marche  des  journées  entières  pour  arriver  dans 
un  lieu  qui,  dés  le  départ,  est  en  vue  ;  il  tourne,  il  des- 
cend; il  côtoie,  il  grimpe;  et  dans  ce  changement  perpé- 
tuel de  sites,  on  dirait  qu'un  pouvoir  magique  varie  à  cha- 
que pas  les  décorations  de  la  scène.  Tantôt  ce  sont  des 
villages  près  de  glisser  sur  des  pentes  rapides,  et  tellement 
disposés  que  les  terrasses  d'un  rang  de  maisons  servent 
de  rue  au  rang  qui  les  domine.  Tantôt  c'est  un  couvent 
placé  sur  un  cône  isolé,  comme  'Marchâiâ  dans  la  vallée 
du  Tigre.  Ici,  un  rocher  percé  par  un  torrent  est  devenu 
une  arcade  naturelle,  comme  à  Nalir-el-Leben.  Cette 
arcade  a  plus  de  160  pieds  de  long  sur  85  de  large,  et 
près  de  200  pieds  d'élévation  au-dessus  du  torrent.  Là, 


262  LES  ASCEÎsSIONS  CEIÈBUES. 

un  autre  rocher  taillé  à  pic  ressemble  à  une  haute  mu- 
raille; souvent,  sur  les  coteaux,  les  bancs  de  pierres, 
dépouillés  et  isolés  par  les  eaux,  ressemblent  à  des  ruines 
que  l'art  aurait  disposées.  En  plusieurs  lieux,  les  eaux, 
trouvant  des  couches  inclinées,  ont  miné  la  terre  inter- 
médiaire, et  formé  des  cavernes,  comme  à  NaJir-el-Kelb, 
près  d'Antoura  :  ailleurs  elles  se  sont  pratiqué  des  cours 
souterrains,  où  coulent  des  ruisseaux  pendant  une  partie 
de  Tannée,  comme  à  Mar-Eliâs-el-Roinn,  et  à  Mar-Eanna; 
quelquefois  ces  incideuts  pittoresques  sont  devenus  tra- 
giques. On  a  vu,  par  des  dégels  et  des  tremblements  de 
terre,  des  rochers  perdre  leur  équilibre,  se  renverser  sur 
les  maisons  voisines,  et  en  écraser  les  haljitants;  il  y  a 
environ  vingt  ans  qu'un  accident  semblable  ensevelit, 
prés  de  Mardjordjôs,  un  village  qui  n'a  laissé  aucune 
trace.  Plus  récemment  et  prés  du  même  lieu,  le  terrain 
d'un  coteau  chargé  de  mûriers  et  de  vignes  s'est  détaché 
par  un  dégel  subit,  et  glissant  sur  le  talus  du  roc  qui  le 
portait,  est  venu,  semblable  à  un  vaisseau  qu'on  lance  du 
chantier,  s'établir  tout  d'une  pièce  dans  la  vallée  inférieure. 
11  semblerait  que  ces  accidents  dussent  jeter  du  dégoût 
sur  l'habitation  de  ces  montagnes  :  mais,  outre  qu'ils  sont 
rares,  ils  sont  compensés  par  un  avantage  qui  rend  leur 
séjour  préférable  à  celui  des  plus  riches  plaines;  je  veux 
dire  par  la  sécurité  contre  les  vexations  des  Turcs.  Cette 
sécurité  a  paru  un  bien  si  précieux  aux  habitants,  qu'ils 
ont  déployé  dans  ces  rochers  une  industrie  que  l'on  cher- 
cherait vainement  ailleurs  :  à  force  d'art  et  de  travail,  ils 
ont  contraint  un  sol  rocailleux  à  devenir  fertile.  Tantôt, 
pour  profiter  des  eaux,  il  les  conduisent  par  mille  détours 
sur  les  pentes,  ou  ils  les  arrêtent  dans  les  vallons  par  des 
chaussées  ;  tantôt  ils  soutiennent  les  terres  prêtes  à  s'é- 
crouler, par  des  terrasses  et  des  murailles.  Presque  toutes 
les  montagnes  ainsi  travaillées  présentent  l'aspect  d'un 
escalier  ou  d'un  amphithéâtre,  dont  chaque  gradin  est 


LE  MONT  LIBAN.  265 

un  rang  de  vignes  ou  de  mûriers.  J'en  ai  compté  sur  une 
même  pente  jusqu'à  cent  et  cent  vingt,  depuis  le  fond  du 
vallon  jusqu'au  faîte  de  la  colline  ;  j'oubliais  alors  que 
j'étais  en  Turquie,  ou  si  je  me  le  rappelais,  c'était  pour 
sentir  plus  vivement  combien  est  puissante  l'influence 
même  la  plus  légère  de  la  liberté. 

(VoL>EY,  Voyage  en  Egypte  et  en  Syrie.) 


Après  le  pays  des  Ansarieli,  le  mont  Liban  com- 
mence à  élever  dans  les  .nues  ses  cimes,  qu'ombragent 
encore  quelques  cèdres,  et  qu'ornent  mille  plantes  rares  ; 
l'anlhyUis  y  étale  ses  grappes  «le  fleurs  pourprées;  l'œillet 
du  Liban,  l'amaryllis  des  montagnes,  le  lis  blanc  et  le  lis 
orangé,  mêlant  l'éclat  de  leurs  couleurs  au  vert  des  pru- 
niers rampants.  Les  neiges  mêmes  sont  bordées  de  fleurs. 
Les  profonds  ravins  de  ces  montagnes  sont  sillonnés  par 
un  grand  nombre  d'enux  courantes  qui  jaillissent  de  toutes 
parts  avec  une  exti'ème  abondance.  Les  neiges  en  cou- 
vrent perpétuellement  les  vallons  les  plus  élevés.  L'eau, 
la  fraîcheur,  la  bonté  du  terrain  dans  les  vallées,  entre- 
tiennent ici  une  éternelle  verdure;  mais  que  seraient  ces 
dons  naturels,  si  la  liberté  ne  protégeait  pas  les  travaux 
des  habitants?  C'est  à  une  industrie  plus  libre  que  celle 
des  autres  Syriens  que  les  montagnes  du  Liban  doivent 
ces  murs  qui,  s'élevant  en  terrasses,  soutiennent  les  terres 
fertiles,  ces  vignobles  plantés  avec  art,  ces  champs  de 
blé  soigneusement  labourés,  ces  bosquets  de  cotonniers, 
d'oliviers  et  de  mûriers,  qui,  semés  de  toutes  parts  parmi 
des  rochers  escarpés,  rappellent  la  puissance  de  l'homme. 
La  vigne  produit  ici  des  grappes  énormes,  dont  chaque 
raisin  a  la  grosseur  d'une  prune.  Les  chèvres  et  les  écu- 
reuils, les  perdrix  et  les  sauterelles  paraissaient  les  races 
animales  les  plus  nombreuses  ;  les  uns  et  les  autres  tom- 


266  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

beiit  souvent  sous  la  serre  de  l'aigle  et  sous  la  griffe  de  la 
panthèie. 

Les  cèdres  du  Liban  méritent  toujours  d'être  visités  par 
le  voyageur.  Pour  arriver  sur  le  sommet  qu'ils  ombragent, 
on  traverse  la  vaste  plaine  appelée  El-Sahhel,  couverte  de 
villages  maronites  et  de  plantations  de  mûriers,  d'oliviers 
et  de  figuiers.  En  cinq  heures  on  traverse  la  plaine,  puis 
l'on  franchit  la  montagne  pour  arriver  au  village  d'Eclen. 
]*endant  qu'on  la  traverse,  on  suit  une  l'oute  au  milieu  de 
rochers  nus  où  la  végétation  se  borne  à  quelques  pins  ou 
à  quelques  sycomores  dispersés  çà  et  là.  Une  source  abon- 
dante, formée  par  la  fonte  des  neiges,  sort  d'une  grotte 
située  au  pied  du  mont  Liban,  et  se  partage  en  plusieurs 
ruisseaux  qui  arrosent  le  chemin  des  cèdres.  Après  trois 
heures  de  marche,  on  aperçoit  plusieurs  villages  maronites 
assis  sur  d'énormes  masses  de  rochers  dépourvus  de  végé- 
tation. Les  pierres  répandues  sur  le  sol  en  empêchent  la 
culture.  Enfin,  après  neuf  heures  de  marche,  depuis  l'ex- 
trémité de  la  plaine  d'El-Sahhel,  on  arrive  au  village  d'Éden. 
Sa  situation  pittoresque,  la  vue  de  la  plaine  et  de  la  mer, 
ses  vergers  remplis  d'arbres  fruitiers,  les  sources  qui  ser- 
pentent de  tous  côtés,  l'air  embaumé  qu'on  y  respire,  justi- 
fient le  nom  qu'il  porte  :  selon  l'opinion  des  Arabes,  c'est 
dans  cet  endroit  délicieux  que  Dieu  plaça  le  paradis  ter- 
restre. 

C'est  à  trois  lieues  de  ce  village  que  se  trouve  la  plan- 
tation de  cèdres  ;  on  y  arrive  à  travers  des  sentiers  cou- 
verts de  rochers.  Ils  occupent  une  région  élevée  où  le 
thermomètre  de  Réaumur  descend  à  iO  degrés  au-dessus 
de  zéro,  tandis  qu  il  est  à  30  dans  la  plaine.  Le  parfum  des 
cèdres  se  fait  sentira  quelque  distance  :  sur  une  plate-forme 
on  voit  une  centaine  de  ces  arbres  dont  quelques-uns  ont 
quinze  à  vingt  pieds  de  circonférence,  mais  c'est  par 
l'étendue  de  leurs  branches  toujours  vertes,  plutôt  que 
par  leur  hauteur  et  leur  grosseur,    qu'ils  sont  surtout 


LE  MOKT  LIBAN.  267 

l'cmarquables.  Cette  plantation,  la  seule  qui  rappelle  les 
antiques  forêts  qui  ont  fourni  des  matériaux  au  temple  de 
Salomon,  est  placée  sous  la  protection  du  patriarche  de 
la  nation  maronite  :  ce  prélat  vient  chaque  année,  le  jour 
de  la  Transfiguration,  célébrer  une  messe  sur  un  autel  en 
bois  de  cèdre  placé  au  pied  du  plus  majestueux  de  ces 
arbres,  dont  la  sombre  verdure  forme  un  singulier  con- 
itraste  avec  Taridilé  du  sol  qui  les  environne. 

(Malte-Brun,  Précis  delà  Géographie  universelle.) 


VI 


LA   VIE   ANIMALE   DANS   LES   ZONES    ALPESTRES 


Les  choucas.  —  Le  lagopède.  —  Insectes  des  hautes  régions.  —  Le  réveil. 

Ce  sont  naturellement  les  oiseaux  qui  représentent  la 
poptilation  des  plus  hautes  altitudes.  Dans  les  Andes  le 
condor,  dans  les  Alpes  l'aigle  et  le  vautour  peuvent  planei*' 
au-dessus  des  cimes  les  plus  gigantesques.  Ces  animaux, 
organisés  pour  les  plus  longs  voyages,  sont  les  grands 
voiliers  de  l'océan  atmosphérique,  de  même  que  les  sternes 
et  les  pétrels  sont  les  grands  voiliers  de  l'Atlantique.  Le, 
choucas,  cette  espèce  de  corbeau  d'un  noir  intense,  qui  a; 
le  bec  jaune  et  les  pattes  d'un  rouge  vif,  n'atteint  pas  de 
si  grandes  élévations  dans  l'atmosphère,  mais  il  est  par 
excellence  l'oiseau  des  hautes  cimes,  celui  de  la  région 
des  neiges  et  des  pitons  stériles.  On  le  rencontre  au  som- 
met du  montPiose  et  au  col  du  Géant,  à  plus  de  5,500  mè- 
tres. Réunis  par  bandes  dans  les  anfractuosités  des  mon- 
tagnes, voltigeant  le  long  des  escarpements  les  plus 
abruptes,  les  choucas  font  entendre  leurs  bruyants  croas- 
sements. Tout  ce  qui  se  dresse  dans  les  airs  et  nous 
communique  le  vertige  a  pour  ces  oiseaux  un  attrait  par- 


LA  VIE  ANIMALE  DANS  LES  ZONES  ALPESTRES.  269 

ticulier,  sapins  gigantesques,  clochers,  vieilles  tours,  cré- 
neaux de  châteaux  forts  dominant  les  vallées,  pinacles  de 
cathédrales,  pics  isolés  dont  les  escarpements  plongent 
au  fond  d'effrayants  précipices,  aiguilles  nues  et  dentelées, 
voilà  leurs  demeures  de  prédilection  ;  c'est  à  ces  hauteurs 
qu'ils  étahlissent  leur  nichée.  Véritahles  cénobites  de  l'air, 
condamnés  comme  ceux  de  la  Thébaïde  au  régime  le  plus 
frugal  et  le  plus  austère,  ils  se  plaisent  dans  la  solitude  et 
semblent  d'autant  plus  satisfaits  qu'un  plus  grand  espace 
les  sépare  de  l'homme. 

Il  est  des  oiseaux  plus  gracieux  qui  résident  aussi  dans 
la  région  des  frimas  et  en  animent  quelque  peu  l'immo- 
bile et  triste  paysage.  Le  pinson  de  neige  affectionne  telle- 
ment cette  froide  patrie  qu'il  descend  rarement  jusqu'à 
la  zone  des  bois.  Vaccenteiir  des  Alpes  le  suit  à  ces  grandes 
élévations  ;  il  préfère  la  région  pierreuse  et  stérile  qui  sé- 
pare la  zone  de  la  végétation  de  celle  des  neiges  perpé- 
tuelles :  les  uns  et  les  autres  s'avancent  parfois  à  la  pour- 
suite des  insectes  jusqu'à  5,400  ou  5,500  métrés  de 
haut. 

La  terre  a  ses  oiseaux  comme  l'air.  Certaines  espèces 
ne  se  servent  de  leurs  ailes  que  quelques  instants,  et  quand 
la  marche  leur  devient  tout  à  fait  impossible;  tels  sont  les 
gaUinacés.  La  région  des  neiges  a  son  espèce  propre, 
comme  elle  a  ses  passereaux  caractéristiques.  Le  lagopède 
ou  poule  de  neige  se  rencontre  en  Islande  comme  en 
Suisse.  Il  s'élève  bien  au-dessus  des  frimas  perpétuels  et 
reste  cantonné  à  ces  grandes  altitudes.  En  hiver,  son 
plumage  prend  l'aspect  des  frimas  au  milieu  desquels  il 
vit.  La  neige  lui  est  tellement  nécessaire,  qu'aux  appro- 
ches de  l'été  il  remonte  assez  haut  pour  la  trouver  ;  il  y 
niche,  il  s'y  roule  avec  délices:  il  y  creuse  des  trous  pour 
se  mettre  à  l'abri  du  vont,  la  seule  incommodité  qu  il 
redoute  dans  sa  glaciale  demeure.  Quelques  lichens,  des 
graines  apportées   par  les    airs    suffisent  à  sa  nourri- 


270  LES  ASCEPsSlONS  CÉLÈDRES. 

ture  ;  il  fait  la  chasse  aux  insectes,  dont  il  nourrit  ses 
poussins. 

Les  insectes  sont  en  effet  les  seuls  animaux  qui  pullulent 
encore  dans  ces  régions  déshéritées  :  c'est  une  nouvelle 
analogie  avec  les  contrées  polaires.  Dans  la  zone  tempérée, 
les  coléoptères  se  présentent  en  plus  grand  nombre  et 
avec  une  plus  grande  variété  que  dans  les  régions  voisines 
de  l'Equateur.  Dans  les  contrées  subarctiques,  les  insectes, 
pendant  les  courtes  semaines  de  l'été,  se  montrent  en 
grand  Jiombre.  C'est  également  la  classe  des  coléoptères 
qui  prédomine  dans  les  hautes  régions  des  Alpes  ;  ils  at- 
teignent sur  le  versant  méridional  5,000  mètres,  et 
2,400  sur  le  versant  opposé.  On  les  découvre  dans  les 
trous,  les  petites  anfractuosités;  ce  sont  presque  constam- 
ment des  espèces  carnassières,  car  à  une  si  grande  altitude 
la  nourriture  végétale  fait  défaut.  Leurs  ailes  sont  si 
courtes  qu'ils  semblent  en  être  complètement  dépourvus; 
on  dirai!  que  la  nature  a  voulu  les  mettre  à  l'abri  des 
grands  courants  d'air  qui  les  entraîneraient  infailliblement 
dans  la  navigation  atmosphérique,  si  leurs  voiles  n'eussent 
été  en  quelque  sorte  carguées.  En  effet,  on  rencontre 
quelquefois  d'autres  insectes,  des  névroptères  et  des  pa- 
pillons, que  les  vents  enlèvent  jusqu'à  ces  hauteurs,  et  qui 
vont  se  perdre  au  milieu  des  neiges.  Les  névés,  les  mers 
de  glace  sont  couvertes  de  victimes  qui  ont  ainsi  péri. 
Cependant  il  est  certaines  espèces  qui  bravent  la  région 
des  frimas  et  s'élèvent  librement  jusqu'à  des  hauteurs 
de  4,000  ou  5,000  mètres.  M.  J.  D.  Hooker  a  observé  des 
papillons  au  mont  Momay,  à  une  altitude  de  plus  de 
5,400  mètres;  mais  en  aperçoit-on  plus  haut,  ce  sont  des 
naufragés  que  le  vent  pousse  malgré  eux.  Les  arachnides, 
qui  se  rapprochent  à  tant  d'égards  de  la  classe  des  in- 
sectes, ont  aussi  le  privilège  de  résister  à  la  froide  tem- 
pérature des  montagnes.  Un  insecte  des  Alpes  presque 
microscopique,  le  desoria  glacialis,  habite  exclusivement 


LA  VIE  AîsIMÂLE  DA?sS  LES  ZO^ES  ALPESTRES.  271 

le  voisinage  des  glaciers.  Mais  on  dirait  que  la  tristesse  de 
U'ur  séjour  se  réfléchit  dans  l'aspect  de  tous  ces  petits 
animaux  :  ils  ne  présentent  plus  la  variété  de  teintes  qui 
les  caractérise  ailleurs  ;  ils  affectent  tous  une  couleur 
noire  ou  sombre  qui  dissimule  de  prime  abord  leur  pré- 
sence dans  les  trous  où  ils  se  blottissent.  A  ces  hauteurs, 
les  habitudes  des  insectes  se  modifient  selon  les  localités 
où  ils  vivent.  M.  P.  Lioy,  qui  a  tracé  un  aperçu  philoso- 
phique des  lois  auxquelles  obéit  la  nature  organique  et 
dont  elle  est  la  mobile  manifestation,  remarque  que  des 
insectes  nocturnes  dans  les  contrées  de  plaine  deviennent 
diurnes  dans  les  régions  montagneuses.  C'est  qu'en  effet 
les  hautes  régions  reproduisent  à  certains  égards  les  con- 
ditions des  lieux  bas  pendant  la  nuit;  elles  gardent,  môme 
après  le  lever  du  soleil,  la  fraîcheur  et  l'ombre  que  le  soir 
donne  seul  dans  les  plaines. 

Tel  est  le  tableau  de  la  vie  animale  dans  ces  zones  al- 
pestres ou  la  faune  se  réduit  graduellement  pour  ne  plus 
laisser  place  qu'à  la  solitude  et  à  la  désolation;  Au  delà 
du  dernier  étage  de  la  végétation,  au  delà  de  l'ex- 
trême région  qu'atteignent  les  insectes  et  les  mammi- 
fères, tout  devient  silencieux  et  inhabité;  toutefois  l'air 
est  encore  plein  d'infusoires,  d'animalcules  microscopi- 
ques, que  le  vent  soulève  comme  de  la  poussière,  et  qui 
sont  répandus  dans  l'atmosphère  jusqu'à  une  hauteur  in- 
connue. Ce  sont  des  germes  nageant  dans  l'espace,  qui 
attendent  pour  se  fixer  et  devenir  le  point  de  départ  d'une 
faune  nouvelle,  l'apparition  d'un  autre  soulèvement,  d'un 
nouvel  exhaussement  du  globe. 

Ainsi,  le  règne  animal  ne  disparaît  pas  sans  avoir  pour 
ainsi  dire  épuisé  toutes  les  organisations  encore  compa- 
tibles avec  l'état  du  sol,  de  plus  en  plus  refroidi  et  ap- 
pauvri, avec  celui  de  l'atmosphère,  deplusen  plus  raréfiée. 
Les  oiseaux  occupent  comme  les  avant-postes  delà  grande 
armée  d'êtres  de  toute  espèce  qui  défend  la  montagne  cou- 


272 


ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 


tre  l'invasion  delà  mort.  Les  rapaces  forment  en  quelque 
sorte  les  éclaireurs.  Les  passereaux,  les  grimpeurs  et  quel- 
ques gallicanes  se  rapprochent  plus  du  gros  de  l'armée; 
ils  aiment  à  se  tenir  dans  la  région  intermédiaire  entr 
celle  des  forêts  et  celle  dos  neiges   perpétuelles. 


ACEÈ     K 


Le  Condor. 


Les  derniers  sapins,  les  derniers  buissons  sont  commi 
des  échauguettes  d'où  ils  observent  l'atmosphère,  prêts  ; 
descendre  aux  étages  inférieurs  si  le  temps  menace,  pro 
fitant  de  la  moindre  éclaircie,  du  plus  léger  adouciss;^ 
ment  de  la  froidure  pour  s'élancer  plus  liant.  Dans  cet! 
région  moyenne,  on  n'entend  pas  sans  doute  les  harmo 


LA  VIE  ANIMALE  DANS  LES  ZONhS  ALPESTRES.  275 

nieux  accords  de  la  fauvette  ou  du  rossignol,  mais  le 
chant  des  espèces  montagnardes  respire  encore  la  joie  et 
le  plaisir  de  vivre.  M.  de  Tschudi  nous  trace  en  quelques 
lignes  un  délicieux 'tableau  de  l'existence  des  oiseaux  dans 
la  montagne.  Je  le  traduis  ici  librement  : 

«  Un  peu  avant  que  le  ciel  ne  se  colore  des  premiers 
feux  du  matin,  avant  même  qu'un  léger  souffle  de  l'air 
n'annonce  l'approche  du  jour,  quand  les  étoiles  scin- 
tillent encore  au  firmament,  ce  sont  les  oiseaux  qui  don- 
nent le  signal  du  réveil  de  la  nature.  Un  léger  bruisse- 
ment se  produit  le  long  des  sapins,  c'est  une  sorte  de  rou- 
coulement dont  les  notes  deviennent  de  plus  en  plus  ac- 
centuées, dont  le  mouvement  s'accélère  par  degrés,  et  qui 
finit  par  se  transformer  en  un  caquetage  harmonieux, 
montant  et  descendant  de  branche  en  branche,  comme 
l'archet  du  musicien  passe  des  cordes  les  plus  graves  aux 
plus  aiguës  ;  puis  un  bruit  plus  éclatant  retentit  tout  à  coup  : 
les  voix  d'abord  timides  entonnent  chacune  leurs  airs  ca 
ractéristiques  ;  chaque  espèce  fait  entendre  son  cri,  son 
sifflement  plus  ou  moins  perçant.  Le  doux  et  mélancolique 
nocturne  a  cessé;  c'est  une  aubade  que  la  gent  ailée  donne 
au  soleil  qui  vient  réchauffer  son  humide  demeure.  » 

...  Nous  voudrions  vivre  un  instant  de  cette  exislence 
aérienne  dans  cette  zone  intermédiaire,  assez  verte  encore 
pour  qu'on  y  trouve  un  abri  contre  les  ardeurs  du  jour  et 
le  froid  des  imits,  assez  éclaircie  pour  que  l'œil  puisse  dé- 
couvrir le  magnifique  panorama  des  montagnes  et  plonger 
avec  délices  dans  le  firmament;  mais  l'homme  a  été  moins 
favorisé  à  cet  égard  que  les  oiseaux;  il  n'a  pas  été  orga- 
nisé comme  eux  pour  s'élever  dans  l'atmosphère  en  tra- 
versant des  couches  d'une  densité  différente.  Heureusement 
la  difficulté  que  nous  éprouvons  à  supporter  une  ascension 
rapide  et  continue  n'implique  pas  une  incompatibilité 
absolue  des  hautes  régions  avec  la  vie  humaine.  On  s'accli- 
mate aux  grandes  hauteurs...  La  ville  de  Quito,  placée  à 

48 


274  LES  ASCENSIOîsS  CÉLÈBRES. 

y, 908  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  renferme 
une  nombreuse  population  qui  ne  paraît  pas  souffrir  de 
cette  altitude.  Une  autre  ville  des  Andes,  Potosi,  est  à 
4,160  mètres,  et  contint  jadis  plus  de  cent  mille  âmes. 
Après  que  Saussure  fut  resté  quinze  jours  au  sommet  des 
Alpes,  son  pouls  reprit  son  mouvement  normal,  et  Bous- 
singault,  après  un  séjour  prolongé  dans  les  villes  des 
Andes,  put  aisément  supporter  la  basse  pression  de  la 
cime  du  Chimborazo.  11  y  a  donc  des  précautions  à  prendie 
si  l'on  veut  impunément  se  transporter  dans  ces  liautes 
régions,  où,  une  lois  établis  dans  les  conditions  convena- 
bles, il  nous  devient  possible  de  vivre  :  il  ne  s'agit  que 
d'babituer  graduellement  notre  économie  aux  cliange- 
ments  barométriques  de  l'atmosplière. 

(A.  Maury,  le  Monch  alpestre.  — Rev.  des  Deux  Mondes.) 


PÈLERINAGES  —  TRADITIONS   ET   LEGENDES 


Le  Brocken. 


ASCENSION    AU    BROCKEN 


Seml)lablc  au  vautour  qui  reposant  son  aile  sur  les  pesantes  nuées  du 
malin  épie  sa  proie,  que  ma  chanson  plane  dans  les  airs!... 

Que  vois-je  à  l'écart  ?  Sa  trace  se  perd  dans  le  hallicr  sombre  ;  derrière 
lui  les  buissons  relèvent  leurs  brandies,  la  solitude  l'engloutit. 

Ah  !  comment  guérir  les  douleurs  de  celui  pour  qui  le  baume  est  devenu 
un  poison,  qui,  dans  les  flots  de  l'amour,  s'est  abreuvé  de  misanthropie? 
Méprisé  des  hommes,  qu'il  méprise  à  son  tour,  il  dévore  secrètement  son 
mépris  propre  dans  un  égo:sme  insatiable. 

S'il  est  sur  la  lyre,  ô  père  de  l'amour,  des  sons  accessibles  à  ^on  oreille, 
apaise  son  cœur  !  Découvre  à  son  regard  les  mille  sources  qui  jaillissent 
dans  le  désert  auprès  de  l'homme  altéré. 

A  la  lueur  de  ton  flambeau,  lu  l'éclairés,  la  nuit,  dans  les  rudes  sen- 
tiers; avec  l'aurore  aux  mille  couleurs,  tu  souris  à  son  àme;  avec  la  (u- 


'278  LES  ASCENSIONS  CÉLÈCRES 

rieuse  tempête,  tu  l'emportes  sur  les  hauteurs:  les  torrents  de  l'hiver  se 
précipitent  du  rocher  et  répondent  à  ses  chants  ;  —  elle  devient  pour  lui 
l'autel  de  la  plus  tendre  reconnaissince,  la  tête  neigeuse  du  sommet  re- 
douté que  les  peuples  crédules  ont  couronnée  de  rondes  fantastiques. 

Goethe. 


L'autel  de  la  Sorcière.  —  Le  spectre  du  Brocken.  —  L'hôtellerie.  —  Le 
sabbat.  —  Lécende  de  l'Usensteiu.  —  Lever  de  soleil. 


Le  Brocken  est  le  nom  de  la  principale  montagne  de  la 
chaîne  pittoresque  du  Hartz,  dans  le  royaume  de  Hanovre. 
De  son  sommet,  élevé  d'environ  5,500  pieds  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer,  on  découvre  une  plaine  de  70  lieues 
d'étendue ,  occupant  presque  la  vingtième  partie  de 
l'Europe,  et  dont  la  population  est.  de  plus  de  5  millions 
d'habitants. 

Dès  les  époques  historiques  les  plus  reculées,  le  Brocken 
a  été  le  théâtre  du  merveilleux.  On  voit  encore  sur  son 
sommet  des  blocs  de  granit  désignés  sous  le  nom  de  siège 
et  d'autel  de  la  Sorcière;  une  source  d'eau  limpide  s'ap- 
pelle la  fontaine  magique,  et  l'anémone  du  Brocken  est, 
pour  le  peuple,  la  fleur  des  fées.  On  peut  présumer  que 
ces  dénominations  doivent  leur  origine  au  culte  de  la 
grande  idole  que  les  Saxons  adoraient  en  secret  au  sommet 
du  Brocken,  lorsque  le  christianisme  était  déjà  dominant 
dans  la  plaine.  Comme  le  lieu  oi!i  se  célébrait  ce  culte 
doit  avoir  été  trés-fiéquenté,  il  n'est  pas  douteux  que  le 
spectre,  qui  aujourd'hui  le  hante  si  h^équemment  au  lever 
du  soleiP,  ne  se  soit  montré  également  à  ces  époques 
reculées.  Aussi,  la  tradition  dit-elle  que  ce  spectre  avait 
sa  part  des  tributs  de  la  superstition. 

...  Si  tous  ceux  qui  voient  habituellement  le  Brocken 
désirent  ne  pas  quitter  ce  monde  sans  être  monté  au  moins 

*  Les  Météores,  p.  44.  (Bibliothèque  des  merveilles.) 


Le  BioclvCM.  —  riuleau  des  Sorcières. 


ASCENSIO^'  AU  BROCKE.N.  281 

une  fois  sur  ce  colosse,  si  Ions  les  autres  Allemands  qui, 
>ans  l'avoir  à   l'horizon,    en  ont   entendu  parler,   aspi- 
rent d'autant  plus  à  jouir  du  spectacle  célèbre  que  les 
vastes  plaines  qu'ils  habitent  rendent  leur  imagination 
moins  capable  de  leur  représenter  aucune  image  analogue, 
vous  concevrez  quelle  aCfluence  il  doit  y  avoir  sur  la  mon- 
tagne dans  la  belle  saison.  Ce  n'est  guère  cependant  que 
depuis  les  premières  années  de  ce  siècle  que  la  mode  s'est 
établie  en  Allemagne  de  visiter  le  Brocken.  11  semble  qu'il 
ait  fallu  toutes  les  exagérations  du  dix  huitième  siècle  en 
laveur  de  la  nature,  pour  intéresser  convenablement  les 
hommes  à  ses  beautés.  Jusqu'alors,  outre  les  bûcherons, 
(•n  aurait  à  peine  compté  quelques  rares  voyageurs  assez 
zélés  pour  avoir  tenté  une  difficile  ascension.  Vers  la  fin 
du  dernier  siècle,  le  nombre  des  curieux  augmentant,  le 
comte  de  Verni:;erode,  dont  la  principauté  repose  sur  les 
flancs  de  la  montagne  et  en  embrasse  tout  le  sommet, 
prenant  en  pitié  ceux  qui  se  trouvaient  assaillis  par  le 
mauvais  temps  sur  ces  hauteurs,  et  en  considération  de 
«eux  qui  souhaitaient  passer  la  nuit  dans  cette  partie  de 
son  petit  empire,  afin  d'assister  au  magnifique  spectacle 
(lu  lever  et  du  coucher  du  soleil,  y  fit  construire  une  hô- 
tellerie. Elle  fut  inaugurée  le  10  septembre  1800.  Un  des 
serviteui's  de  la  maison  du  comte ,  un  excellent  homme 
dont  se  souviennent  assurément  tous  ceux  qui  sont  montés 
de  son  vivant  sur  le  Brocken,  fut  installé  à  cette  hauteur 
de  5,500  pieds  comme  aubergiste,  avec  la   singulière 
condition  d'y  demeurer  constannnent,  même  l'hiver,  sans 
doute  afin  qu'il  fût  dit  que  la  bienfaisante  sollicitude  du 
prince  ne  faisait  défaut  en  ces  lieux  en  aucun  temps.  Ce 
brave  honnne  se  faisait  effectivement  enterrer  tous  les 
ans,  avec  sa  femme  et  sa  fille,  dans  la  neige  qui  s'accu- 
mulait souvent  jusqu'au  faîte  de  son  toit,  n'ayant  pour 
res|»irer  et  voir  le  ciel  qu'une  petite  tour  paitant  du 
milieu  de  la  maison.  Il  a  ainsi  passé  trente-trois  années 


'282  LES  ASCENSIO^'S  CÉLÈBRES. 

en  pleine  sérénité.  Il  était  comme  habitué  à  régner  du 
regard  sur  toute  rAllemagne.  PernicUez-moi  ce  souvenir 
pour  une  âme  simple  et  honnête.  Le  contraste  enire  cette 
bonhomie  patriarcale  et  la  majesté  si  souvent  orageuse 
de  la  montagne,  a  quelque  chose  de  doux  et  qui  repose. 
Quand  je  montai  au  Brocken  pour  la  première  fois ,  tout 
jeune  homme,  j'y  arrivai  à  onze  heures  du  soir,  à  demi 
perdu,  transi  par  la  neige  et  la  bise;  les  chiens,  répon- 
dant à  mes  cris,  signalèrent  de  loin  mon  approche,  et  le 
père  Gerlach  courut  à  ma  rencontre  avec  une  lanterne 
et  de  l'eau-de-vie.  Le  lendemain,  quand  je  partis,  il  voulut 
descendre  avec  moi  jusque  dans  les  forêts,  et  il  avait  les 
yeux  pleins  de  larmes;  j'étais  sans  doute  le  dernier  visi- 
teur qu'il  devait  voir  avant  son  ensevelissement,  déjà 
menaçant,  dans  la  neige.  Cette  année  je  ne  l'ai  plus  re- 
trouvé, et  je  l'ai  regretté.  Son  nom  demeurera  attaché  à 
l'histoire  de  la  montagne. 

Le  Brocken  est  désormais  un  besoin  pour  nos  popula- 
tions de  la  basse  Allemagne.  Elles  se  plaisent  à  contempler 
de  là  cette  patrie  germanique  si  morcelée  et  défigurée 
pour  quiconque  ne  la  regarde  pas  d'un  peu  haut.  Les 
étudiants  surtout  y  abondent.  Il  y  a  des  universités  tout 
autour:  Marbourg,  Gœttingue,  léna,  Leipzig,  Halle, 
Berlin,  et  l'ascension  au  Brocken  est  comme  le  complé- 
ment obligé  des  exercices  scolaires. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  le  spectacle  que  l'on  dé- 
couvre de  son  sommet,  mais  par  le  caractère  même  de  la 
nature  dans  ses  rocs  et  ses  sapins  que  le  Brocken  se  re- 
commande aux  poètes.  C'est  là  que  pendant  longtemps, 
s'il  faut  en  croire  la  tradition,  se  donnaient  rendez-vous 
pour  le  sabbat  toutes  les  sorcières  de  l'Allemagne.  On 
prétend  même  que  le  diable  en  personne  a  fait  tomber  la 
grêle  de  rochers  qui  couvre  toute  la  coupole  de  la  mon- 
tagne. 

Depuis  quelques  années  on  a  singulièrement  facilité 


ASCENSION  AU  BROCKEN.  285 

l'ascension  de  la  montagne.  Je  vous  ai  dit  avec  quelles 
difficultés  j'y  étais  autrefois  monté.  Pour  le  comprendre, 
il  faut  savoir  que  le  Brocken  n'est  pas  une  montagne;  c'est, 
à  la  lettre,  un  tas  de  pierre?.  Il  est  probable  que,  dans 
l'origine,  il  se  composait  de  hautes  aiguilles  de  granit, 
comme  on  en  voit  encore  quelques-unes  dans  d'autres 
parties  du  Ilartz.  Ces  aiguilles,  minées  par  l'action  lente 
du  temps,  se  sont  divisées  peu  à  peu  en  blocs  énormes  qui 
se  sont  éboulés  et  accumulés  autour  des  bases  ;  si  bien 
que,  finalement,  il  n'est  plus  resté  de  l'édifice  primitif 
que  des  ruines.  C'est  au  milieu  de  ces  blocs  que  prennent 
naissance  les  sapins  ;  les  eaux  filtrent  et  grondent  par- 
dessous,  et  à  chaque  instant,  dès  que  l'on  quitte  les 
sentiers  préparés ,  on  risque  de  tomber  dans  quelque 
fondrière  à  demi  recouverte  par  la  mousse  et  les  grandes 
herbes.  Du  reste  pas  un  précipice,  je  dirais  presque  pas 
un  ravin.  C'est  un  monstre  accroupi,  sur  le  gros  dos  rond 
duquel  l'homme  grimpe  tranquillement.  Cette  fois  j'y  suis 
monté,  non  point  à  pied,  non  point  à  mulet,  non  point  en 
chaise  à  porteur;  j'y  suis  monté  en  chaise  de  poste.  On  a 
pratiqué  une  excellente  route  aussi  sûre  que  l'allée  sablée 
d'un  parc;  sans  un  danger,  sans  une  difficulté,  sans  un 
ressaut,  et  moyennant  un  péage  fort  modéré  chacun  est 
libre  d'en  profiter.  Je  ne  pouvais  en  croire  mes  yeux,  me 
voyant  ainsi  dans  ma  voilure,  mon  postillon  hanovrien 
fouettant  et  donnant  du  cor  sur  cette  cime  où  j'avais  payé 
si  cher  ma  première  escalade.  Ajoutez  à  cela  que  j'étais 
arrivé  dans  la  journée  de  Dresde  à  Harzburg,  au  pied  du 
Bi'ocken,  après  avoir  fait  de  la  sorte  une  centaine  de  lieues 
on  chemin  de  fei\ 


284  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 


LE  HEXENTANZPLAT2  —  L'ILSENSTEIN 


C'est  au  milieu  d'un  site  désert  et  sauvage,  parmi  l'amas 
de  roches  nues  et  sombres  où  serpente  la  Bode,  que  jadis, 
chaque  année,  pendant  la  nuit  du  i^''  mai,  toutes  les 
sorcières  du  Nord  venaient  tenir  leur  sabbat  solennel.  Le 
lieu  était  bien  choisi,  et  peu  de  personnes  devaient  avoir 
l'indiscrétion  d'aller  troubler  leur  rendez-vous.  Dans  notre 
siècle  de  lumière,  même  en  plein  jour,  sous  l'azur  d'un 
beau  ciel  et  les  joyeux  rayons  dun  soleil  d'été,  ces  sil- 
houettes de  masses  informes,  inégales,  bizarres,  arrêtent 
le  sourire  sur  les  lèvres  des  voyageurs ,  et  lui  donnent  à 
penser  que,  si  peu  superstitieux  que  l'on  soit,  on  éprou- 
verait une  singulière  émotion  à  se  trouver  seul ,  vers 
minuit,  sur  quelque  aspérité  ou  dans  quelque  pli  noir  de 
cette  convulsion  de  la  nature  qui  a  l'air  d'une  tempête 
pétrifiée.  Que  l'on  suppose,  pour  renforcer  l'effet,  des 
nuages  épais  se  traînant  sur  les  cimes,  quelques  éclairs 
pâles,  de  sourds  grondements,  et  il  manquera  peu  de  con- 
ditions favorables  à  qui  voudra  s'assurer  qu'il  est  bien,  à 
toute  heure,  le  maître  de  son  système  nerveux. 

C'est  sur  le  Rexentanzplatz  que  Gœthe  a  placé  la  scène 
du  Sabbat  [la  Nuit  de  Walpûrgis)  dans  le  drame  de  Faust: 

((  ...  Comme  étrangement  reluit  à  travers  les  abîmes 
une  lueur  boréale  et  crépusculaire  qui  pénètre  jusque 
dans  les  profondeurs  du  gouffre  I  Là  monte  une  vapeur, 
plus  loin  filent  des  exhalaisons  malsaines.  Ici,  à  travers 
un  voile  de  brouillard,  flambe  une  ardente  clarté,  tantôt 
se  déroulant  comuie  un  léger  fil,  tantôt  jaillissant  comme 
une  source  vive.  Ici,  elle  serpente  avec  mille  veines  à  tra- 


ASCEKSION  AU  BROCKEN.  285 

vers  la  vallée;  et  plus  loin,  dans  une  gorge  étroite,  elle 
se  ramasse  tout  d'un  coup.  Près  de  nous  tombe  une  pluie 
d'étincelles  qui  couvrent  le  sol  d'une  poussière  d'or  ;  mais 
regarde  là,  dans  toute  sa  hauteur,  la  muraille  de  rochers 
s'enflamme. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

«  Le  Seigneur  Mammon  n'éclaire-t-il  pas  magnifique- 
ment son  palais  pour  la  fête? » 

On  grimpe  aujourd'hui  3ssez  aisément  sur  le  plateau 
des  Sorcières,  grâce  à  un  escalier  de  onze  cents  marches. 
On  est  là  ])resque  vis-à-vis  des  rochers  de  granit  de  là  Ros- 
selrappe  (fer  à  cheval).  D'uii  côté  on  domine  l'âpre  vallée 
de  la  Bode,  de  l'autre  une  vaste  plaine  vers  l'ouest. 

L'ilsenstein,  comme  la  plupart  des  montagnes  duHarz, 
est  isolé  et  termine  la  chaîne  de  montagnes  qui  se  dirige 
à  l'est,  vers  les  plateaux  de  la  Thuringe.  Il  est  en  face  du 
Brocken.  C'est  un  immense  bloc  de  granit  qui  se  dresse 
à  pic  à  plus  de  100  mètres  au-dessus  de  la  vallée  où  coule 
la  petite  rivière  l'Use,  en  formant  une  innombrable  quan- 
tité de  cascades  qui  charment  par  leur  aspect  riant  au  mi- 
lieu de  ce  paysage  sévère. 

D'après  la  tradition,  il  y  avait  au  sommet  de  l'ilsenstein 
un  palais  encbanté,  habité  par  un  roi  du  Harz,  appelé 

à|llsan;  il  avait  une  fille  d'une  beauté  remarqua])le,  nom- 
mée lise.  Une  méchante  fée  fit  périr  par  jalousie  cette 
charmante  princesse.  On  la  voit  encore  quelquefois,  disent 

'"Iles  gens  crédules,  se  baigner  dans  la  rivière  qui  porte 
son  nom.  Si  elle  rencontre  un  voyageur,  elle  le  con- 
duit à  rintérieur  de  la  montagne,  où  elle  le  comble  de 
richesses.  Peut-être  le  sens  de  la  légende  est-il  que  cette 
montagne  renferme,  comme  le  Bammelsberg,  des  mines 
précieuses.  On  arrive  au  sommet  par  un  sentier  escarpé 
qui  passe  au  travers  de  blocs  de  rochers  dénudés,  aux 
Tonnes  les  plus  singulières. 


286  LES  ASCENSIOISS  CÉLÈBRES. 

De  l'Ilsenstein,  on  arrive  au  sommet  du  Brocken  par  un 
chemin  facile  et  pittoresque.  Cette  montagne,  but  ordi- 
naire des  excursions  dans  le  llarz,  est  jugée  différemment 
par  les  personnes  qui  en  font  l'ascension.  Comme  au 
Righi,  l'espoir  ordinaire  des  touristes,  c'est  de  voir  un 
lever  de  soleil  ;  mais  si  un  ciel  pur  est  favorable  à  ce 
spectacle,  il  est  aussi  des  moments  où  l'imprévu  sert  par- 
faitement le  voyageur.  Partis  la  veille  d'Ilsenburg  par  un 
très-mauvais  temps,  nous  eûmes  le  lendemain  le  bonheur 
d'assister  à  un  de  ces  spectacles  curieux  qui  laissent  une 
impression  bien  plus  forte  que  celle  de  voir  à  ses  pieds 
un  panorama  d'une  grande  étendue.  Les  nuages  qui  s'é- 
taient amoncelés  dans  la  vallée  en  une  masse  compacte 
et  lourde,  ressemblaient  à  une  mer  formée  d'immenses 
vagues  immobiles  ;  des  courants  électriques  traversaient 
de  temps  en  temps  ces  nuées,  mais  sans  produire  le  moin- 
dre bruit.  A  ce  moment  le  soleil  se  leva,  et  par  un  con- 
traste étrange,  éclaira  d'une  teinte  rougeâtre  la  partie 
supérieure  de  la  montagne  sur  laquelle  nous  nous  trou- 
vions, sans  rien  communiquer  de  cette  vive  lumière  à  la 
masse  des  nuages  qui  conservèrent  leur  teinte  plombée  : 
il  semblait  que  tous  les  rayons  lumineux  vinssent  un  à  un 
se  briser  et  se  décomposer  à  leur  surface.  L'effet  était 
magique  :  on  aurait  dit  deux  mondes  tout  différents  l'un 
de  l'autre,  la  terre  vue  de  quelque  planète  supérieure. 
Pour  décrire  avec  fidélité  ce  que  nous  éprouvions  en  ce 
moment,  il  eût  fallu  le  génie  d'un  Dante  ou  d'un  Milton. 

(Magasin  pittoresque.) 


II 

ASCENSION   AU    PARNASSE 


0  Parnasse!  maintenant  je  te  confemple,  non  avec  les  veux  insensés  d'un 
rêveur,  non  dans  le  fabuleux  paysage  d'un  poënie,  mais  je  te  vois  avec  ton 
Tinnleau  de  neige  et  sous  ton  ciel  natal,  l'élever  dans  toute  la  pompe  sau- 
nage de  la  majesté  des  montagi;es.  Ne  t'étonne  pas  que  j'essaye  de  chanter 
;n  la  présence;  et  moi  aussi,  moi  le  plus  humilie  des  pèlerins  qui  t'ont 
'isité,  je  voudrais  en  passant  éveiller  tes  échos,  quoique  nulle  Muse  sur  ta 
time  ne  déploie  aujourd'hui  ses  ailes. 

Que  de  fois  j'ai  rêvé  de  toi  !  car,  qui  ignore  Ion  nom  glorieux,  celui-là 
:St  étranger  à  ce  que  l'iiomme  a  de  plus  divin.  Cl  maintenant  que  tu  rs  là 
ous  mes  yeux,  je  rougis  de  l'offrir  en  hommage  d'aussi  faibles  accents. 
}uand  je  rappelle  à  ma  mémoire  Je  collège  illustre  de  tes  anciens  adora- 
eurs,  je  tremble  et  n'ai  plus  que  la  force  de  iléchir  le  genou.  Au  lieu 
l'élever  ma  voix  et  de  tenter  un  inutile  essor,  je  le  contemple  sous  ton  pa- 
illon de  nua.es,  dans  l'extase  d'une  joie  silencieuse,  en  pensant  qu'à  la 
in  je  te  vois. 

Plus  heureux  que  tant  de  pcëtes  illustres  que  le  destin  enclia  na  dans 

iir  lointaine  patrie,  foulerais-je  sans  émotion  cette  terre  sacrée  que  d'au- 

ïires  idolâtrent  sans  la  connaître?  Quoique  Apollon  ne  visite  plus  sa  grotie, 

t  que  le  séjour  des  Muses  en  soit  aujourd'hui  le  tombeau,  je  ne  sais  quel 

oux  génie  régne  encore  en  ces  lieux,  soupire  dans  la  brise,  habite  le  si- 

ence  des  cavernes,  et  glisse  d'un  pied  léger  sur  celte  onde  mélodieuse. 

Dyp.o.x. 


Delphes.  —  Lantre  Gorycien.   —  I.a  Sibylle.  —  Source  de  Castalie. 
Les  Phédriades.  — Castri. 

Castri  est  le  nom  d'un  misérable  village  perché  sur  un 
oc  comme  le  nid  d'un  oiseau  de  proie  ;  c'est  aussi  le 


288  LES  ASCENSIONS  CÉLÈDRES. 

nom  quo  porte  aujoiird'jiui  l'emplacement  de   Delphes, 
l'antique  sanctuaire  d'Apollon. 

A  peu  de  distance  d'Arakkovah,  en  montant  par  des 
chemins  où  le  Klephte  seul  peut  s'aventurer  sans  frémir, 
on  arrive  à  des  excavations  pratiquées  dans  le  rocher  et 
consacrées  autrefois  au  dieu  Pan  et  à  la  nymphe  Gorycia. 
Une  longue  inscription,  toute  détériorée,  indique  l'antre 
Gorycien,  dont  l'accès  était  praticable  aux  chevaux  du 
temps  de  Pausanias.  Ce  dernier  atteste  n'avoir  jamais  vu 
une  grolte  plus  spacieuse,  ni  plus  belle  ;  aujourd'hui  les 
eaux  et  les  éboulements  en  ont  comblé  une  bonne  partie. 
C'est  à  l'antre  Gorycien  que  les  Tliyades,  prêtresses  d'A- 
thènes, se  donnaient  rendez-vous  à  une  époque  de  l'année, 
appelant  à  elles  les  femmes  de  la  Phocide  et  les  femmes 
étrangères  que  la  dévotion  amenait  à  Delphes.  S'animant 
ensuite,  au  moyen  de  pratiques  mystérieuses,  d'un  esprit 
qui  les  rendait  folles,  elles  franchissaient,  fortifiées  par 
leur  exaltation,  les  sentiers  les  plus  impraticables  et  attei- 
gnaient la  cime  la  plus  élevée  du  Parnasse.  Là,  perdues 
dans  les  nuages,  elles  se  livraient,  en  l'honneur  d'Apollon, 
à  d'étranges  fureurs. 

Quelques  débris  de  sarcophages  en  marbre ,  cachéî 
sous  les  vignes  qui  couvrent  de  ce  côté  le  penchant  pier 
reux  et  rapide  du  vallon  ;  une  chambre  souterraine  dans 
laquelle  il  est  aisé  de  pénétrer  ;  l'empreinte  des  gonds  e 
des  clous  énormes  d'une  porte  sur  le  rocher,  porte  qu 
fermait,  dit-on,  un  chemin  secret  conduisant  au  trépiei 
de  la  sibylle;  quelques  petites  colonnes  soutenant  le  ves 
tibule  extérieur  d'une  église  indigente  ;  un  mur  de  sou 
bassement  que  l'on  regarde  comme  indiquant  la  place  di 
temple  d'Apollon  dont  il  aurait  fait  partie,  et  sur  lequfi 
on  peut  lire  une  inscription  bien  conservée,  rappelant  le 
décrets  rendus  en  l'honneur  des  bienfaiteurs  du  tempk 
les  noms  de  plusieurs  architectes  employés  à  le  construii 
ou  à  l'agrandir,  et  l'affranchissement  d'un  esclave  par  s 


ASCENSION  AU  PARNASSE.  289 

consécration  au  dieu  ;  enfin,  tout  le  long  de  l'unique  sen- 
tier qui  parcourt  le  vallon,  des  niches  plus  ou  moins 
grandes  taillées  dans  le  roc,  et  dans  lesquelles  parfois 
l'image  d'une  madone  a  remplacé  les  riches  offrandes  des 
païens  :  c'est  là  tout  ce  qui  rappelle  l'existence  de  la  su- 
perbe Delphes.  Plus  de  temples,  ni  de  statues  couvertes 
d'or  et  luisant  au  soleil  ;  plus  de  danses,  plus  de  jeux, 
plus  de  processions  solennelles,  ni  de  peuples  assemblés; 
plus  d'amphictyons  réglant  les  destinées  de  la  Grèce  ;  plus 
de  conquérants  avides  d'arracher  au  ciel  le  secret  de  leur 
avenir  ;  plus  de  philosophes  s'inclinant  devant  la  devise 
la  plus  sage  et  la  plus  vraie  qu'ait  enfantée  le  génie  du 
paganisme  :  Connais-toi  toi-même. 

Tout  a  disparu,  comme  le  lendemain  d'une  fêle  les 
splendides  échafaudages,  la  musique,  les  danses  et  le 
peuple  qui  cherchait  la  joie.  La  pâle  et  triste  sibylle  sem- 
ble seule  habiter  ces  lieux  sombres  et  déserts.  En  un  rêve 
facilement  enfanté  par  l'imagination,  on  la  voit  passer, 
malheureuse  de  sa  gloire  et  de  sa  science  involontaire 
conduite  par  d'inflexibles  pontifes  qui  la  forcent  à  s'asseoir 
sur  le  trépied  fatal  où  le  dieu  l'attend  avec  ses  fureurs, 
son  délire,  ses  tourments  et  ses  obscurs  mensonges.  Ce 
souvenir  est  le  seul  qui  frappe  vivement  l'esprit  quand  on 
s'arrête  à  Delphes.  Partout  des  abîmes  entr'ouverts  et  des 
gouffres  béants,  des  échos  qui  retentissent,  des  rochers 
noircis  comme  si  le  feu  les  avait  brûlés  :  tel  était  et  tel 
est  encore  le  vallon  de  Delphes.  Si  les  richesses  et  les  ma- 
;  gnificences  destinées  à  voiler  de  terribles  mystères  ont  dis- 
paru, la  nature  est  restée  la  même.  Aujourd'hui,  comme 
autrefois,  le  Phocéen  qui  vient  rêver,  chercher  de  l'om- 
bre ou  cueillir  des  fleurs,  doit  passer  sur  le  revers  opposé 
du  Parnasse  pour  trouver  les  vertes  et  harmonieuses  forêts 
de  Daulis.  Quelques  oliviers  croissent  dans  le  creux  du 
vallon,  au  sortir  duquel  ils  deviennent  plus  abondants  et 
forment  dans  la  plaine  un  grand  bois  qui  s'étend  jusqu'au 


2fW)  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

golfe.  La  nuit,  si  vous  vous  éveillez,  vous  entendez  lèvent 
qui  vient  sans  cesse  de  la  mer  et  qui  se  brise  contre  les 
anfractuosités  des  rochers  en  poussant  de  lugubres  gémis- 
sements ;  et  cependant,  à  quelques  pas  de  là,  dans  la  baie 
et  sur  !e  rivage  de  Crissa,  le  même  vent  chante  ou  soupire, 
doux  et  mélancolique.  A  Delphes,  il  devient  un  sourd 
grondement,  une  plainte  prolongée  qui  remplit  l'âme  de 
tristesse  et  vous  fait  craindre,  quand  vous  l'écoutez,  que 
l'antique  oracle  n'ait  recouvré  la  parole  pour  vous  révéler 
l'avenir  que  vous  réserve  peut-être  le  destin. 

(E.  Yemekiz,  Voyage  en  Grèce.) 


Les  Grecs  avaient  placé  la  demeure  des  Muses,  c'est-à- 
dire  la  source  de  l'inspiration  poétique,  aussi  bien  que  la 
demeure  des  dieux,  sur  les  hauts  sommets,  là  où  la  terre 
semble  toucher  au  ciel.  Les  xMuses  habitaient  l'Olympe,  le 
mont  Piérius,  l'Hélicon,  et  surtout  le  Parnasse. 

Le  Parnasse  est  une  des  plus  belles  montagnes  de  la 
Grèce  ;  sur  ses  cimes  couvertes  de  neige  marchaient  dans 
leur  pureté  les  Muses  chastes.  Les  sommets  du  Parnasse 
sont  souvent  enveloppés  de  nuages.  Qui  a  vu  Liakoura* 
sans  voile?  dit  lord  Byron.  Celte  particularité  convenait  à 
la  destination  que  la  mythologie  antique  avait  attribuée  à 
la  sainte  montagne.  La  création  poétique  est  un  mystère, 
il  lui  sied  de  s'envelopper  de  mystérieux  nuages. 

Chez  les  Grecs,  toutes  les  inspirations  étaient  sœurs  ;  le 
Parnasse  consacrait  l'alliance  de  l'enthousiasme  poétique 
et  de  l'enthousiasme  religieux.  Tandis  que  les  Thyades  y 
célébraient  leurs  danses  qu'animaient  les  fureurs  de  Bac- 
chus,  la  Pythie,  assise  sur  le  trépied,  aspirait  les  émana- 
tions fatidiques  de  la  montagne.  Apollon  y  avait  son  tem 

*  Nom  moderne  de  l'une  des  cimes  du  Parnasse. 


il'»' 


ASCt:^SION  au  I'ARNasse.  295 

pic  à  la  place  duquel  existe  à  celle  heure  un  laurier, 
image  de  l'iuspiration  qui  ne  meurt  pas.  Les  Muses  s'y 
baignaient  dans  la  source  de  Castalie,  qui  coule  encore, 
et  dont  l'eau  remarquablement  pure  et  légère  est  un  char- 
mant symbole  de  la  liinpide  poésie  des  Grecs.  Ingénieux 
à  saisir  les  convenances  naturelles  des  lieux  avec  les  idées 
qui  devaient  expi  inier  les  fables  attachées  à  ces  lieux,  les 
anciens  avaient  placé  le  temple  d'Apollon  au  pied  des  ro- 
ches à  pic  appelées  les  Brillantes  (Phédriades),  qui  réflé- 
chissent encore  aujourd'hui  avec  tant  de  puissance  les 
flèches  du  dieu,  roni'  eux  le  dieu  de  la  lumière  et  de  la 
chuleur  était  le  dieu  des  vers;  ils  lui  avaient  consacré  une 
cime  escarpée  et  presque  inaccessible.  La  perfection  de 
l'art  est  un  sommet  lumineux  et  ardent  que  nul  sentier  ne 
gravit,  et  auquel  on  ne  s'élève  que  par  l'essor  d'un  vol 
divin. 

Au-dessus  de  l'emplacement  de  l'ancienne  Delphes 
s'élève  le  double  sommet  si  souvent  invoqué  par  les  poètes. 
Il  domine  la  grotte  très -pittoresque  d'où  s'échappe  la 
fontaine  de  Castalie.  M.  Urichs  fait  observer  que  certains 
poètes  latins,  tels  qu'Ovide  et  Lucain,  qui  n'étaient  pas 
venus  à  Delphes,  semblent  croire  que  les  deux  sommets 
au  pied  desquels  la  ville  était  bâtie  forment  le  point 
culminant  du  Parnasse,  tandis  que  le  Parnasse  n'a  réelle- 
ment qu'une  cime,  et  cela  est  vrai  dans  tous  les  sens,  au 
moins  du  Parnasse  antique. 

Un  soir,  à  Drachmani,  me  trouvant  au  pied  du  Parnasse 
et  suivant  de  l'œil  les  vautours  qui  planaient  sur  les 
flancs,  je  vins  à  me  rappeler  ce  vers  fameux  : 

C'est  en  vain  qu'an  Parnasse  un  téméraire  auteur... 

Il  me  fallut  un  effort  inouï  de  réflexion  pour  me  con- 
vaincre que  celle  fière  montagne  qui  se  dressait  là 
devanf  moi,  baignant  dans  les  teintes  violettes  du  soir 


'294  LES  ASGE>'SIOiSS  CÉLÈBRES. 

ses  rochers  ses  sapins,  ses  abîmes,  c'était  le  Parnasse  de 
Boileaii. 

Eli  revanche,  le  Parnasse  tel  qu'il  était  devant  mes 
yeux,  je  le  trouvais  dans  les  poêles  anciens  et  surtout 
chez  Euripide.  En  contemplant  les  rochers  qui  resplen- 
dissaient si  vivement  au  soleil  du  Midi,  je  n'e-timais  pas 
trop  forte  l'expression  du  poëte  dans  les  Phéniciennes  : 
«  0  roche  étincelante  de  feu!  ô  splendeur  à  double  som- 
met !  )^ 

(J.J.  Ampère,  la  Poésie  grecque  en  Grèce.) 


....  La  route  du  monastère  de  Saint- Luc  à  Delphes 
tourne  le  long  des  flancs  du  Kirphis  ou  Xero-Vouni,  dans 
ses  embranchements  avec  le  Parnasse  ou  Liakoura.  Une 
demi-heure  après  avoir  monté,  on  rencontre  une  petite 
chapelle  située,  de  la  manière  la  plus  délicieuse,  tout 
auprès  d'une  fontaine  d'eau  vive  ombragée  de  platanes.  11 
y  avait  probablement  là  autrefois  une  station  religieuse 
pour  les  pèlerins  qui  se  rendaient  à  Delphes,  car  le 
chemin  semble  suivre  la  route  antique.  Une  fuis  qu'on  a 
tourné  ces  ravins  de  la  chaîne  du  Kirphis  on  aperçoit 
l'entrée  de  la  gorge  profonde  qui  dominait  la  vieille 
Delphes.  Tout  à  l'entrée  de  cette  gorge,  bien  haut  dans  la 
montagne,  sur  les  dernières  limites  du  terrain  cultivé  et 
au  pied  de  ces  cônes  de  neige  qui  donnent  une  physio- 
nomie imposante  au  front  sourcilleux  du  Liakoura,  ap- 
paraît comme  une  vigie  attentive,  le  bourg  d'Arachova. 
Quelques  noires  forêts  de  pins  semblent  posées  auprès  du 
rivage  de  cette  sorte  de  glacier  comme  une  digue  destinée 
à  arrêter  l'invasion  des  neiges.  A  l'autre  extrémité  de 
cette  gorge ,  bien  haut  aussi ,  au  pied  de  rochers  de 
porphyre,  est  le  village  de  Castri,  bâti  sur  les  ruines 
de  Delphes. 

Il  faut  encore  deux  heures  d'une  bonne  marche  de 


ASCE>"SION  AU  PARNASSE.  295 

x'iieval  pour  tourner  toutes  les  collines  et  les  remonter 
jusqu'à  Castri,  que  Ton  conserve  presque  toujours  en 
vue;  mais  à  mesure  qu'on  s'en  approche  la  vue  devient  à 
chaque  pas  plus  belle.  Dans  les  parties  inférieures  des 
collines  on  traverse  de  courtes  vallées  bien  plantées  et  bien 
arrosées  en  suivant  de  l'œil  la  fraîche  vallée  du  Plistus, 
Dés  qu'on  est  parvenu  sur  le  haut  des  collines,  on  aperçoit 
la  baie  de  Salona,  le  golfe  de  Corinthe  et,  dans  le  lointain, 
les  montagnes  du  Péloponnèse.  En  se  rapprochant  un  peu 
plus,  la  mer  se  dérobe  derrière  les  cimes  du  Kirphis  et  on 
se  trouve  dans  une  enceinte  de  hautes  montagnes  et  comme 
isolé  du  reste  du  monde.. Ce  devait  être  un  beau  spectacle 
que  d'apercevoir  de  là,  aux  jours  solennels,  les  proces- 
sions antiques  se  déployer  à  la  fois  des  deux  côtés  opposés, 
arrivant  par  mer  à  Crissa  et  par  terre  du  côté  d'Arachova. 
Dès  les  premiers  pas  sur  ce  sol  sacré  on  passe  à  travers 
des  tombeaux.  Les  uns  avaient  été  érigés  sur  cette  partie 
de  la  route,  comme  un  chrétien  des  anciens  jours  eût  fait 
ériger  le  sien  près  de  Jérusalem  ou  dans  la  vallée  de 
Josaphat;  les  autres  ont  été  entraînés  dans  la  chute  des 
rochers  supérieurs,  dont  les  énormes  fragments  gisent 
dispersés  alentour.  Il  n'a  pas  fallu  moins,  pour  les  préci- 
piter, qu'un  des  violents  tremblements  de  terre  si  fré- 
quents ici. 

Les  tombeaux  vont  toujours  se  continuant  jusqu'au 
monastère  de  Saint-Elie.  A  quelques  pas  du  monastère 
coule  une  petite  rivière  qui  sort  de  la  fontaine  Castalie, 
placée  un  peu  plus  au-dessus,  à  droite  de  la  route.  Un  tor- 
rent descend  du  Parnasse  par  une  fissure  entre  deux  pics 
escarpés,  le  pic  Nauplia  et  celui  d'IIyampeia,  d'où  fut, 
dit-on,  précipité  le  fabuhsle  Esope  par  les  habitants  de 
Delphes.  Parvenu  à  l'extrémité  de  cette  fissure  étroite, 
le  torrent  est  recueilli  dans  un  court  passage  voûté  et 
s'écoule  dans  un  bassin  carré,  creusé  par  la  nature  même 
dans  le  rocher,  mais  agrandi  un  peu  de  main  d'Iiomme. 


296  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBR     . 

Ce  bassin,  qui  a  environ  50  pieds  de  longueur  sur  10  de 
largeur,  renferme  la  célèbre  fontaine  de  Caslalie.  Au-des- 
sous de  la  fontaine,  sur  le  flanc  d'un  roclier  d'une  hauteur 
perpendiculaire  de  plus  de  100  pieds,  sont  creusées  trois 
niches.  Celle  du  milieu,  qui  est  la  plus  grande,  renfermait 
probablement  une  statue  d'Apollon,  et  les  deux  autres  les 
statues  du  dieu  Pan  et  de  la  nymphe  Caslalie.  Une  qua- 
trième niche,  placée  à  droite,  et  fermée  par  une  petite 
enceinte  de  murs  est  transformée  en  une  chapelle  dédiée  à 
saint  Jean,  qui  aura  sans  doute  succédé  à  VHcroûm^  con- 
sacré à  Antinous.  La  religion  chrétienne  a  par  toute  la 
Grèce  établi  ses  autels  sur  les  lieux  mêmes  sanctifiés  par 
le  respect  antique,  et  le  sentiment  religieux  du  nouveau 
culte  s'est  trouvé  fortifié  du  respect  religieux  longtemps 
porté  au  culte  ancien.  Assise  sur  une  roche  au  murmure 
de  ce  torrent,  au  bord  de  la  fontaine  Caslalie,  que  deux 
rochers  formidables  resserrent  d'un  côté,  tandis  que 
l'autre  s'ouvre  sur  une  vallée  profonde,  véritable  solitude 
fermée  de  tous  côtés  par  des  montagnes,  je  pouvais  con- 
cevoir sans  peine  l'impression  du  respect  religieux  qui 
devait  saisir  l'imagination  des  visiteurs  et  les  disposer  à 
recevoir  les  décisions  de  l'oracle. 

(J.-A.  BucHON ,  la  Grèce  continentale  et  la  Morée.) 
^  Pclit  temple  élevé  parles  Gi'ecs  en  Ihonneur  des  liéros  déifiés. 


\ 


II 


LE   PIC   D'ADAM 


Le  pied  du  Bouddha.  — Vertige. —  Cérémonies  religieuses.  —  Les  pèlerins. 


Le  pic  d'Adam  est  situé  dans  l'intérieur  de  Tîle  de 
Ceylan,  à  environ  15  lieues  de  la  rade  de  Colombo.  Sa 
forme  caractéristique  le  fait  aisément  reconnaître.  C'est 
un  pèlerinage  sacré  et  méritoire  que  de  gravir  ce  cône 
escarpé,  élevé  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  de  2,420  mè- 
tres; au  terme  de  l'ascension  se  trouve  l'empreinte  du 
pied  du  Bouddha,  qui,  suivant  les  livres  bouddhistes, 
avant  de  monter  au  ciel,  jeta,  du  sommet  de  cette  mon- 
tagne ,  un  dernier  salut  aux  humains ,  et  marqua  son 
dernier  pas  sur  la  terre  d'une  trace  ineffaçable.  Mais  les 
musulmans,  qui,  longtemps  avant  nous,  trafiquèrent  dans 
rinde,  ont  changé  les  personnages  de  cette  fable,  et  du 
pied  du  Bouddha,  ils  ont  fait  celui  du  premier  père, 
Adam;  ils  ajoutent  qu'avant  de  monter  en  paradis,  Adam 
demeura  sur  cette  cime  à  pleurer  ses  péchés  jusqu'à  ce 
que  Dieu  lui  en  eût  fait  remise. 

Le  pèlerinage  ne  peut  avoir  lieu  que  pendant  la  saison 
sèche,  de  janvier  en  avriL  L'ascension  est  difficile,  fati- 


298  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

gante  et  périlleuse  ;  ce  qui  n'empêche  pas  que  des  milliers 
de  Gliingalais,  vieillards,  femmes  et  enfants,  ne  viennent 
faire  leurs  dévotions  devant  l'empreinte  sacrée.  Le  roc,  en 
certains  endroits,  est  tellement  à  pic,  qu'on  ne  pourrait  le 
gravir  sans  l'aide  des  chaînes  de  fer  qui  y  sont  attachées. 
La  partie  inférieure  s'avance  parfois  au-dessus  de  la  base 
de  la  montagne,  et  l'œil  du  voyageur  aperçoit  la  vallée 
au-dessous  de  lui  à  plusieurs  milliers  de  pieds.  Il  arrive 
fréquemment  à  quelque  malheureux  suspendu  sur  ce 
précipice  d'être  saisi  de  vertiges,  de  perdre  la  tête  et  de 
lâcher  la  chaîne;  il  tombe  et  se  brise  en  pièces. 

Le  sommet  du  mont  est  terminé  par  une  plate-forme 
de  70  pieds  de  long  sur  22  de  large,  entourée  d'une  petite 
muraille  de  pierre  haute  de  5  pieds;  le  point  culminant 
de  cet  enclos  est  un  rocher  situé  au  milieu,  et  dépassant 
de  6  à  7  pieds  le  sol  environnant  ;  c'est  là  qu'est  le  pas 
sacré,  Çri-Pada,  objet  de  la  vénération  des  sectateurs  du 
Bouddha.  L'empreinte  est  profonde ,  longue  d'environ 
5  pieds  sur  2  1/2  de  large;  elle  est  ornée  d'un  rebord 
en  cuivre  enrichi  de  pierreries,  et  surmontée  d'un  toit 
tendu  d'étoffes  de  couleur  ;  tout  le  rocher  est  couvert  de 
fleurs  qui  lui  donnent  un  air  de  fête. 

Un  peu  plus  bas  que  l'empreinte,  sur  le  même  rocher, 
il  y  a  une  niche  en  maçonnerie  dédiée  à  Samen,  divinité 
gardienne  de  la  montagne;  dans  l'enclos,  une  petite  hutte 
sei  t  de  demeure  au  prêtre  officiant.  Sur  la  partie  est  de  la 
montagne,  à  côté  du  parapet,  on  admire  un  bosquet  de 
rhododendrons  que  les  naturels  regardent  comme  sacré 
et  comme  ayant  été  planté  par  Samen  aussitôt  après  le 
départ  du  Bouddha;  ils  ajoutent  que  cet  arbuste  ne  se 
trouve  en  aucun  autre  point  de  File  ;  mais  Davy  eut  occa- 
sion de  reconnaître  qu'il  est  commun  sur  les  plus  hautes 
montagnes  de  l'intéri'eur  de  Ceylan.  i 

Pendant  que  ce  voyageur  était  sur  le  sommet  du  pic, 
il  vit  arriver  une  compagnie  de  pèlerins ,  hommes  et 


LE  PIC  D'ADAM.  301 

femmes,  parés  de  leurs  plus  beaux  habits.  Le  prêtre,  en 
robe  jaune,  debout  devant  l'empreinte  sacrée,  leur  récita 
à  haute  voix,  sentence  par  sentence,  les  articles  de  foi  de 
leui-  religion  et  les  devoirs  qu'elle  prescrit.  Durant  cette 
oraison  ils  étaient  à  genoux  ou  pieusement  inclinés,  les 
mains  jointes. 

Une  scène  d'épanchement  et  de  tendresse  suivit  l'orai- 
.son;  les  femmes  présentaient  avec  respect  leurs  hommages 
à  leurs  maris,  les  enfants  à  leurs  pères,  et  les  amis  s'em- 
brassèrent. Une  vieille  femme  commença  à  faire  ses  saints 
à  un  vénérable  vieillard,  en  versant  des  larmes  et  se 
prosternant  à  ses  pieds;  puis  d'autres  personnes  moins 
âgées  l'imitèrent  ;  enfin  il  se  saluèrent  tous  les  uns 
les  autres,  et  échangèrent  des  feuilles  de  bétel.  Le  but 
de  cette  cérémonie  est  de  resserrer  les  liens  d'amitié  et  de 
famille. 


Nous  ajouterons  à  cette  notice  extraite  d'une  description 
de  l'ile  de  Ceylan  par  le  major  Davy,  quelques  détails 
empruntés  à  l'ouvrage  du  major  Forbes,  que  son  séjour 
de  onze  ans  à  Ceylan  a  mis  à  même  de  parcourir  l'ile  en 
tous  sens,  et  de  la  connaître  sous  tous  les  rapports. 

En  gravissant  la  montagne  du  côté  de  Katnapoura,  on 
arrive,  après  quatre  heures  de  marche,  à  Djillemallé  ; 
ensuite  on  monte  encore  pendant  la  distance  de  quatre 
milles  et  demi  avant  d'atteindre  Palabadoulla,  dernier 
point  habité  sur  ce  versant  ;  au-dessus,  le  chemin  com- 
mence à  devenir  très-dangereux,  surtout  à  cause  des 
précipices  que  le  feuillage  épais  et  les  troncs  d'arbres 
cachent  souvent  aux  regards  des  voyageurs.  La  différence 
de  la  température  est  très-sensible;  la  route  n'est  plus 
formée  que  par  des  lits  de  torrents  à  sec;  dans  la  saison 
des  pluies  (avril  et  mai)  lorsque  les  torrents  descendent 


302  LES  ASCENSIONS  CELEBRES.  | 

des  montagnes,  un  grand  nombre  de  pèlerins,  ne  pouvant 
plus  ni  avancer  ni  reculer,  ni  trouver  de  refuge,  périssent; 
misérablement.  A  quatre  milles  de  Palabadoulla,  à  peu 
prés  h  la  même  distance  du  pic,  est  situé  Diabctmé.  A  cet 
endroit  on  jouit  d'une  vue  magnifique;  les  trois  quarts 
d'un  vaste  cercle  présentent  à  l'œil  du  voyageur  toutes  les 
variétés  et  toutes  les  teintes  du  plus  riche  paysage.  Aux 
arbres  d'un  beau  feuillage  vert  qui  dominent  dans  cette 
immense  forêt  se  mêlent  des  arbrisseaux  aux  teintes  rou- 
geâtres,  brunes,  vert  clair  et  vert  pâle.  A  l'est  se  dresse 
le  pic  Samanala  (pic  d'Adam),  et  c'est  à  peine  si  à  cette 
distance  on  peut  encore  distinguer  le  petit  temple  qui  en 
couronne  le  sommet.  On  s'arrête  à  Diabetmé  pour  re- 
prendre haleine,  et  en  montant  toujours  on  arrive  au 
torrent  appelé  Sitaganga  (rivière  froide),  où  les  pèlerim 
se  baignent,  plongent,  font  leurs  ablutions  et  changeni 
leurs  vêtements  de  voyage  pour  en  revêtir  de  plus  beau? 
en  l'honneur  du  saint  dont  ils  vont  honorer  le  monument 
Plus  loin,  on  passe  sous  un  roc  nommé  Diviyagalla  où  l'or 
fait  voir  l'empreinte  du  pied  d'un  tigre  d'énorme  gran 
deur,  qui  est  le  héros  d'une  légende.  A  un  mille  de  là,  oi 
voit  le  tombeau  d'un  saint  mahométan.  La  pente  devien 
ensuite  plus  rapide;  deux  ou  trois  chaînes  en  fer,  scelléei 
aux  rochers  ou  aux  gros  arbres,  aident  le  voyageur  fatigui 
à  gravir  le  sommet  que  des  arbres  touffus  dérobaien 
quelques  instants  auparavant  à  ses  yeux. 

Au  centre  est  un  bloc  de  granit,  haut  de  neuf  mètres 
sur  lequel  se  trouve  l'empreinte  sacrée.  Les  bouddhiste 
revendiquent  ce  monument  en  l'honneur  de  Gautam; 
Bouddha,  le  fondateur  du  culte  le  plus  répandu  sur  1 
terre.  Les  légendes  ayant  cours  dans  l'île  de  Ceylan  attri 
buent  l'empreinte  aux  quatre  différents  Bouddbas  ou  sage 
qui  auraient  successivement  choisi  pour  le  lieu  de  leur 
pieuses  méditations  un  point  de  la  terre  si  propre  à  élevé 
la  pensée  au-dessus  des  choses  de  ce  monde.  Parmi  ce 


LE  PIC  D'ADAM.  503 

î'oiiddhas  il  y  en  eut  un,  Samana  (Lachmana),  frère  et 
oinpagnon  de  Ràma,  héros  indien,  fameux  par  son  expé- 
lition  dans  l'île  de  Ceylan;  et  c'est  de  Inique  le  pic  a 
i  reçu  le  nom  de  Samanala.  Dans  cette  hypothèse,  le  Gau- 
tama  Bouddha  n'y  serait  venu  qu'après  les  trois  autres. 

{Magasin  pittoresque .  ) 


IV 

ASCENSION    DE  L'ELBROUZ 


Ton  cnine  divin  fui  d'être  bon,  de  diminuer  par  tes  leçons  la  somi 
des  misères  humaines,  d'apprendre  à  l'homme  comment  on  puise  des  l'or- 
ces  dans  son  àme.  Bien  que  le  ciel  ait  arrêté  ton  œuvre,  tu  nous  as  légué 
ce  grand  enseignement  dans  ton  énergie  patiente  et  la  lésistance  de  ion 
esprit  invincible  ;  tu  es  pour  les  mortels  le  signe  de  leur  puissance  et  de 
leur  destin.  Comme  toi,  l'homme  est  en  partie  divin,  onde  trouble  dont  la 
source  est  si  pure!...  A  tous  les  maux  l'âme  humaine  peut  opposer  une 
conscience  intime  et  profonde,  qui  dans  les  tortures  la  récompense  ;  elle 
peut  défier  les  triomphes  et  faire  de  la  mort  une  victoire. 

BvKON,  Promélhée. 


Chaîne  du  Caucase. —  Prométhée.  — Légende.  —  Ascension. 

....  La  brume  qui,  depuis  notre  départ  d'Odessa,  n'avait 
cessé  de  jeter  un  voile  épais  sur  l'horizon,  s'étant  dissipée, 
nous  découvrîmes  de  Yékateinogiad  toute  la  chaîne  dti 
Caucase.  Je  ne  sais  comment  décrire  l'impression  que  ce 
magnifique  spectacle  me  fit  éprouver. 

Ce  boulevard  de  la  nature  entre  les  nations  de  l'Europe 
et  de  l'Asie  forme  à  la  vue  deux  suites  de  montagnes  pa- 
rallèles ;  la  plus  haute,  au  sud,  est  désignée  par  les 
Tscherkesses  sous  le  Tom  de  Koitnlj,  dénomination  qui 
embrasse  toute  leur  étendue  depuis  le  Mquinwari  ou  le 


ASCENSION  DE  L'ELBROUZ.  505 

Kasbeli  des  Dusses  jusqu'à  l'Elbrouz,  connu  égalenfienl  des 
géographes  sous  le  nom  tartare  de  Minghitaw.  Cette  mon- 
tagne majestueuse^  encore  couverte  des  premières  neiges, 
semblait  à  elle  seule  un  monde  de  montagnes;  sa  tête 
blanche  et  radieuse  s'élevait  dans  les  cieux,  taudis  que  les 
sommets  pâles  et  innombrables  des  monta<(nes  qui  l'en- 
tourent s'étendaient  à  l'horizon  en  se  perdant  au  milieu 
de  l'immensité  des  nuages. 

.  Des  masses  énormes  et  grossières  de  rochers  noirs 
composent,  au  nord>  la  chaîne  la  plus  basse,  nommée 
communément  en  tscherkesse  Koucliha.  Leurs  fronts 
obscurs,  faisant  ressortir  la  blancheur  éblouissante  des 
sommets  qui  les  dominent,  formaient,  avec  ces  derniers, 
un  contraste  admirable. 

L'Elbrouz,  sur  lequel  la  mythologie  attache  Prométhée 
et  que  les  Tscherkesses  appellent  Ouachliamaka,  monta- 
gne miraculeuse  ou  sainte,  parce  que,  suivant  leurs  tra- 
ditions, ce  fut  sur  sa  cime  que  l'arche  de  Noé  s'arrêta 
d'abord  pour  être  ensuite  poussée  sur  l'Ararat,  a  conservé 
une  partie  de  ses  titres  fabuleux.  Les  montagnards  pré- 
tendent qu'elle  est  fréquentée  par  des  esprits  malins  et 
des  démons.  Ils  racontent  également  que  l'on  voit  encore 
sur  le  sommet  le  moins  élevé  de  l'Elbrouz  les  os  d'un 
énorme  géant  que  la  colère  divine  a  condamné  à  y  être 
éternellement  exposé. 

La  tradition,  tout  absurde  qu'elle  paraisse,  servit,  en 
'1817,  de  prétexte  au  général-major,  prince  Eristow,  pour 
pénétrer  dans  Tintérieur  de  la  première  chaîne  beaucoup 
plus  avant  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'alors.  Il  entrepi'it 
celle  expédition  avec  deux  cents  liommes  et  une  pièce 
d'artillerie  légère  ;  mais  il  avait  sans  doute  mal  choisi 
son  temps  pour  voir  les  restes  du  colosse,  car,  à  peine 

•  La  hauteur  de  rEll)rouz,  suivant  les  ol)servations  de  M.  AVicli- 
newsky,  est  de  10,700  pieds. 

20 


50G  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

avancé  dans  les  sinuosités  de  la  montagne,  un  vent  de 
nord-est  en  arracha  avec  furie  une  terrible  avalanche,  qui 
engloutit  tout  le  détachement,  lui  et  deux  ou  trois  soldats 
exceptés.  Les  montagnards,  qui  n'avaient  toléré  cette  ex- 
pédition que  dans  la  persuasion  qu'elle  avait  pour  but  de 
donner  une  sépulture  charitable  au  géant,  considérèrent 
cet  accident  comme  une  vengeance  des  esprits  chargés  de 
conserver  ses  mystérieuses  reliques,  comme  une  preuve 
que  la  sentence  qui  les  condamnait  à  blanchir  à  jamais 
sur  ces  rochers  ne  pouvait  être  révoquée. 

De  toutes  ces  traditions,  il  était  resté  parmi  les  Tscher- 
kesses  cette  conviction  que  l'on  ne  pouvait  arriver  à  la 
cime  de  l'Elbrouz  sans  une  permission  particulière  de 
Dieu.  Cependant  une  nouvelle  expédition,  entreprise  de- 
puis, dans  le  cours  de  l'année  1829,  sous  le  commande- 
ment du  général  Emmanuel,  est  venue  leur  montrer  la 
puissance  de  la  volonté  humaine. 

Composée  d'une  commission  d'académiciens ,  dirigée 
par  M.  Kuppfer  et  protégée  par  une  escorte  de  600  hom- 
mes d'infanterie,  de  550  cosaques  et  de  deux  pièces  de 
canons,  l'expédition,  dont  je  me  plais  à  constater  ici  les 
résultats  intéressants,  partit,  le  18  juin,  des  eaux  therma- 
les de  Konstanlinogorsk,  et  arriva  au  pied  de  l'Elbrouz  le 
8  juillet,  sans  avoir  rencontré  d'autres  difficultés  que 
l'escarpement  des  montées  et  des  descentes,  et  le  peu  de 
largeur  des  sentiers  tracés  le  long  des  flancs  des  mon- 
tagnes. 

Favorisés  par  un  beau  temps,  les  académiciens  commen- 
cèrent, le  9,  l'exécution  de  leur  entreprise,  escortés  de 
quelques  Tscherkesses  et  de  volontaires  ;  dans  cette  pre- 
mière journée,  ils  n'atteignirent  que  la  limite  des  neiges. 
Le  10,  à  trois  heures  du  matin,  ils  continuèrent  leur  ascen- 
sion; mais,  vers  les  neuf  heures,  la  neige  fondant  et  s'en- 
fonçant  sous  leurs  pas,  ils  s'arrêtèrent  après  avoir  gravi 
plus  de  la  moitié  de  la  montagne.  Les  spectateurs  croyaient 


ASCENSION  DE  L'ELBROUZ.  309 

déjà  que  le  but  })rincipai  de  l'expédiliou  était  iniuqné, 
lorsqu'une  lieure  après,  un  seul  homme  parut  au  delà  des 
rochers  derrière  lesquels  se  tenaient  les  membres  de  la 
commission  scientifique.  Il  s'avança  d'un  pas  ferme  et 
mesuré  vers  la  cime  de  rEll)rouz,  qu'il  atteignit  à  la  on- 
zième heure  du  jour.  Ce  hardi  voyageur,  que  l'on  avait 
pris  d'abord  pour  un  des  académiciens,  était  simplement 
un  Tscherkesse  contrefait  et  boiteux. 

(Cn.  Bki.anger,  Voyage  aux  Indes  par  le  nord  de 
r  Europe.  ) 


ASCENSION    DE    L'ARARAT 


Première  tentative.  —  Arrivée  au  sommet.  —  Traces  volcaniques.  —  ^'oé 
—  Expédition  scientifique.  —  Halte  de  nuit.  —  Violent  orage.  —  Cam- 
pement. —  Cime  du  grand  Ararat. 


...  Le  '25  avril,  de  grand  matin,  nous  partîmes  d'Ou- 
chagan  ;  nous  descendîmes  l'escarpement  d'un  ravin  au 
Tond  duquel  coule  l'Asterek,  que  nous  traversâmes  sur  un 
})ont  remarquable  par  l'élégance  de  son  architecture.  En- 
suite il  fallut  remonter  un  chemin  très-rapide,  tracé  sur 
des  rochers  volcaniques,  qui  me  parurent  avoir  fourni  les 
matériaux  du  pont.  On  ne  peut  se  faire  aucune  idée  des 
difficultés  que  nos  chevaux  éprouvèrent  à  gravir  cette 
montée:  vingt  fois  le  mien  fut  près  de  s'abattre  et  de 
m'entraîner  dans  la  ri\iére.  Enfin,  nous  parvînmes  au 
sommet  sans  accident  et  nous  nous  trouvâmes  dans  une 
plaine  couverte  de  débris  volcaniques,  d'armoise  et  d'eu- 
phorbe. De  celle  plainenous  apercevionstrès-distinctement 
les  cimes  neigeuses  del'Ararat,  que  son  extrême  élévation 
semblait  rapprocher  de  nous,  bien  qu'il  fût  encore  à  plus 
de  douze  lieues  de  la  route.  Ce  colosse  de  l'Arménie  se 
présente  sous  la  foi  me  de  deux  pyramides;  l'une,  moins 


ASCENSION  DE  L'ARARÂT.  511 

•levée,  se  termine  en  cône  aigu  ;  l'autre,  tronquée  au  som- 
met, offre  l'aspect  d'un  cratère  éteint. 

Les  géographes  sont  restés  partagés  d'opinion  sur  la 
hauteur  de  ce  mont  célèbre,  jusqu'en  1829,  époque  à  la- 
quelle M.  le  professeur  Parrot,  de  Dorpat,  a  résolu  celte 
question.  Dès  que  l'Ararat  eut  été  conquis  par  les  armes 
russes,  M.  Parrot  forma  le  projet  de  faire  à  ses  propres 
frais  une  visite  à  cette  montagne  célèbre,  consacrée  par 
nos  livres  saints  comme  le  second  berceau  de  l'humanité. 
C'est  au  milieu  de  mars  1829  qu'eut  lieu  son  départ.  Lais- 
sons parler  le  voyageur  lui-même  dans  les  lettres  adressées 
à  son  père  : 


«  CoiiVenf  Saint-Grégoire,  sur  le  penchant  inférieur  de  l'Ararat, 
2-2  septembre  1829. 

«  Nous  partîmes  le  l^'"  septembre  de  Tiflis  ;  nous  arri- 
vâmes, toujours  en  nivelant  notre  route,  au  monastère 
d'Etchmiadzin  le  8  de  ce  mois.  Nous  partîmes  le  10  ;  nous 
traversâmes  l'Aras,  couchâmes,  la  nuit,  en  plein  air,  et 
arrivâmes  le  11  au  soir  ici. 

«  A  notre  première  tentative  d'ascension  de  l'Ararat, 
faite  àl'est  de  la  montagne,  nous  arrivâmes  à  2,166  toises 
au-dessus  du  niveau  de  l'Océan  ;  mais,  parvenus  à  cette  hau- 
teur ,  nous  vîmes  évidemment  qu'il  serait  impossible 
d'atteindre  le  sommet  de  ce  côté,  à  raison  de  la  roideur 
delà  pente  de  glace  que  nous  avions  à  parcourir.  Je  suivis 
en  conséquence,  quelques  jours  plus  tard,  le  conseil  d'un 
paysan,  de  faire  un  essai  du  côté  N.  0.,  accompagné  de 
îilM.  Behagel  et  Shleman,  élèves  de  Tuniversitè,  du  brave 
diacre  Abojan,  de  deux  soldats  d'infanterie,  d'un  cosaque 
et  de  cinq  habitants  du  village.  Nous  atteignîmes,  le  pre- 
mier jour,  la  limite  des  neiges  permanentes,  où  nous  pas- 


312  LES  ASCENSIONS  CELEBRES. 

sûmes  la  nuit  auprès  d'un  feu  debivouac.  Nous  partîmes^ 
au  point  du  jour,  pour  le  sommet,  espérant  l'atteindre 
vers  midi;  mais  à  cette  heure,  nous  n'étions  parvenus 
qu'à  la  hauteur  de  2,400  toises.  Comme  il  me  paraissait 
que  nous  avions  encore  une  hauteur  de  plus  de  500  toises 
à  gravir  par  une  marche  toujours  ralentie,  et  de  plus, 
voyant  des  nuages  et  des  brumes  s'avancer  vers  la  mon- 
tagne, et  qui,  vers  le  soir,  la  couvrirent  de  neige,  je  me 
trouvai  forcé  de  redescendre.  » 


«  Couvent  Sainl-Grégoîre,  28  septembre. 

«  Je  me  hâte  de  t'annoncer  que  l'ascension  complète  de 
l'Ararat  m'a  réussi.  C'était  la  troisième  tentative,  que 
j'entrepris  le  25  de  ce  mois,  accompagné  du  robuste  et 
intrépide  Abojan,  de  cinq  paysans  et  de  deux  soldats  russes. 
Nous  arrivâmes  le  27  à  trois  heures  après  midi  à  la  cime. 
Les  di.ficultés  étaient  nombreuses,  et  je  dois  peut-être  le 
succès  entier  à  l'ardeur  des  deux  soldats  et  d'un  des  cinq 
paysans,  les  quatre  autres  n'ayant  pu  nous  suivre.  Dés  le 
premier  pas  que  nous  fîmes  sur  la  neige  glacée  jusqu'au 
sommet,  nous  dûmes  nous  former,  pas  à  pas,  à  la  hache, 
des  marches  pour  y  asseoir  le  pied,  lesquelles  nous  furent 
bien  plus  nécessaires  pour  la  descente  que  pour  la  montée  ; 
car  le  coup  d'œil,  plongeant  de  cette  hauteur  sur  ces  sur- 
faces immenses  et  escarpées  de  glaces  luisantes,  entre- 
coupées de  précipices  profonds  et  obscurs,  a  réellement 
quelque  chose  d'imposant ,  même  pour  celui  qui  est 
aguerri  à  ces  entreprises.  Cette  fois-ci,  comme  à  la  se- 
conde tentative,  le  temps  nous  favorisa  complètement. 
Nous  avons  passé  la  nuit  au  milieu  de  ces  frimas,  dans 
une  atmosphère  si  tranquille  et  si  sereine,  que  je  sentais 


ASCENSION  DE  L'ARARAT.  515 

à  peine  le  froid,  qui  est  exlrênieinent  sensible  à  ces  grau 
des  hauteurs.  La  lune  même  prit  soin  de  guider  nos  pas 
incertains  sur  le  cône  de  glace,  lorsque,  après  le  coucher 
du  soleil,  je  me  li'ouvais  encore  bien  au-dessus  de  la  région 
des  neiges  permanentes.  Le  baromètre  donnait  environ 
2,700  toises  pour  la  hauteur  au-dessus  du  niveau  de 
l'Océan.  » 

Quoique  M.  Parrol  n'ait  pas  trouvé  de  cratère  de  forme 
ordinaire,  et  qu'il  soit  difficile  de  prendre  pour  tel  une 
!  énorme  crevasse  qui  coupe  la  montagne  au  côté  nord- 
ouest,  on  ne  peut  douter  de  son  origine  volcanique.  De 
toute  part,  depuis  la  ligne  des  neige's  jusqu'à  douze  lieues 
à  la  ronde,  l'Ararat  et  la  plaine  n'offrent  à  l'œil  que  des 
laves.  Ce  fait,  et  la  situation  à  une  égale  distance  de  la 
|mer  Noire  et  de  la  mer  Caspienne,  doivent  le  faire  con- 
sidérer comme  un  volcan  méditerranéen,  l'un  des  plus 
anciens  et  des  plus  considérables  de  l'Asie. 

Partout,  dans  cette  contrée,  et  principalement  aux  envi- 
rons de  l'Ararat,  les  noms  d'une  multitude  d'endroits  font 
allusion  au  passage  de  Noé.  Ainsi,  selon  les  habitants,  le 
nom  de  la  petite  province  d' Arno'iod/i ,  située  à  l'orient  de 
l'Ararat,  a  pour  étymologie  des  mots  dont  le  sens  est  : 
auprès  du  pied  de  Noé.  Us  supposent  que  le  patriarche 
s'arrêta  dans  ce  canton.  Le  nom  d'Agorhi,  bourg  de  la 
même  province,  est  selon  eux  dérivé  des  mots,  il  sema  la 
vigne,  parce  qu'en  descendant  de  l'Ararat  Noé  y  planta 
un  cep. 

(Ch.  Bélanger,  Voyage  aux  Indes). 


Depuis  qu'en  l'année  3160  du  monde,  la  famille  du 
patriarche  rénovateur  du  genre  humain  foula  le  sommet 


514  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRlîS. 

de  l'Ararat  et  le  sanctifia  par  le  premier  holocauste,  offer! 
en  reconnaissance  de  sa  merveilleuse  conservation,  l'his- 
toire des  siècles  passés  ne  nous  a  transmis  le  souveniij 
d'aucun  effort  fait  par  les  hommes  pour  s'élever  vers  k 
herceau  de  leurs  aïeux.  Je  me  trompe,  une  tradition  légen- 
daire, respectable  comme  tout  ce  qui  porte  le  cachet  d^ 
^l'antiquité,  raconte  qu'aux  premiers  siècles,  après  l'intro- 
duction du  christianisme  en  Arménie,  un  pauvre  moin( 
essaya  par  trois  fois  d'aller  prier  sur  le  mont  sacré,  fu 
trois  fois  reporté  par  les  anges  à  son  point  de  départ,  e; 
reçut  l'ordre  de  bûtir  là  une  chapelle  détruite  avec  le  vilj 
loge  d'Agorhi,  lors  de  la  catastrophe  du  20  juin  1840.      | 
Depuis  lors,  les  populations  chrétiennes  de  ces  contrée|, 
commencèrent  à  regarder  comme  impie,  comme  impos 
sibl(%  toute  tentative  ayant  pour  but  ce  que  les  ange;, 
avaient,  dit-on,  expressément  défendu  de  réitérer.  im/;ie  ( 
ni  la  Bible,  ni  TÉvang^ile,  ni  aucune  décision  dogmatique 
des  Pères,  ne  l'ont  proclamé;  impossible  :  la  raison  ni  h 
science,  la  théorie  ni  l'observation  des  faits,  n'admetten 
ici  une    semblable  qualification.    Rien   de   logique,    d( 
rationnel,  nest  absolument  inaccessible  à  l'intelligence  d< 
l'homme,  parce  qu'elle  tient  de  l'infini  :  ce  que  nous  appe 
Ions  impossibilité  n'est  que  relatif  à  des  circonstances  d( 
temps,  de  lieu,  de  personnes,  circonstances  qui  varient 
se  déplacent  et  reculent,  chaque  jour  et  sous  nos  yeux 
Est-ce  à  dh^e  que  nous  prétendions  déifier  l'ûme  humaine 
Non,  nous  savons  que  la  verge  ne  s'élèvera  point  contre  l; 
main  qui  la  tient,  ni  l'argile  contre  les  doigts  qui  la  façon 
nent  ;  mais  nous  savons  aussi  que  la  création  entière  es 
livrée  à  nos  explorations  et  à  nos  besoins.  C'est  ainsi,  pou 
citer  quelques  exemples,  que  de  puissants  calculs  non 
ont  conquis  naguère  les  sphères  célestes  les  plus  reculées 
que  les  mystères  des  hiéroglyphes  et  des  étranges  écii 
tures  de  la  Babylonie  ont  été  percés  et  éclaircis  dans  1 
première  moitié  de  ce  siècle,  qu'aujourd'hui  le  mond 


ASCENSION  DE  L'ARAiUT.  515 

ivilisé  jouit  avec  reconnaissance  des  merveilles  de  la 
apeur  et  de  lélectiicilé  :  merveilles  que  repoussait  encore 
manimement  la  génération  précédente. 

Les  hauteurs  ont  un  immense  attrait  pour  l'homme  ; 
l's  obstacles  qui  les  défendent  contre  son  audace  ne  font 
jue  stimuler  et  redoubler  son  ardeur.  Sur  une  h^êle 
lacelle,  jouet  de  courants  invisibles,  il  faut  qu'il  aille 
tudier,  au  sein  des  nuages,  les  phénomènes  atmosphé- 
'iques,  agents  puissants  de  la  vie  et  de  la  destruction, 
aintenant,  il  est  vrai,  il  est  encore  entraîné  au  hasard 
)ar  une  force  qui  le  domine  :  mais  le  temps  viendra  où 
^ette  force  rebelle  aura  cédé  et  subi  lascendant  d'une 
"lavante  industrie. 

A  l'heure  qu'il  est,  les  plus  hautes  cimes  du  monde 
îonnu  ont  reçu  l'empreinte  des  pas  de  l'homme.  Le  Chim- 
)orazo,  l'Himalaya,  le  mont  Perdu,  la  Jungfrau,  le  mont 
îlanc,  rappellent  l'audace  heureuse  des  llumboldt,  des 
kmon,  des  Saussure.  Dans  le  Caucase,  à  côté  des  noms 
Uustres  à  d'autres  litres  du  général  Emmanuel,  du  maré- 
chal Paskévitch  et  du  prince  Woronzoff,  la  science  signa- 
era  ceux  de  MM.  Kupffer  et  Lenz,  Parrot,  KoHnati  et  Abich, 
|ue  d'extrêmes  difficultés  n'ont  pas  empêchés  d'aller  exé- 
Hiter  leurs  o])érations  scientifiques  sur  l'Elbrouz,  sur  le 
(azbek  et  sur  l'Ara  rat. 

Pour  ne  parler  que  cette  dernière  montagne,  elle  occupe 
a  seconde  place  dans  l'ordre  de  hauteur,  dans  toute  la 
ieutenance  du  Caucase,  car  elle  s'élève  à  16,955  pieds 
•fuiglais;  l'Elbrouz  à  18,495,  et  le  Kazbek  à  16,525  pieds. 
Ilrournefort,  au  dix-huiliéme  siècle,  ne  put  arriver  qu'aux 
ifleux  tiers  de  l'Ararat.  M.  Parrot,  professeur  de  Dorpat, 
5Jm  gravit  les  pentes  sans  succès,  les  12  et  18  septem- 
:  )re  1829,  et  en  atteignit  enfin  le  pic  le  plus  élevé,  le 
•27  septembre  de  la  même  année. 

ij    Aujourd'hui  soixante  personnes  ont  concouru  à  l'expé- 
f  iition,  conçue  sur  un  vaste  plan  ayant  pour  but,  ainsi  que 


316  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

M.  Abich  en  avait  cxpiiiné  le  désir  après  son  ascension,  i 
de  s'établir  pour  un  {)lus  long  temps  à  la  cime  de  l'Ararat,  \ 
afin  d'y  exécuter  les  opérations  les  plus  délicates  de  la| 
science  moderne,  au  moyen  d'instruments  de  précision.  ! 
Voici  la  relation  oKicielle  et  sommaire  de  cette  savante  1 
campagne. 

«  Un  projet  spécial  approuvé  par  le  commandant  enL 
chef  du  coi'ps  du  Caucase,  avait  arrêté  d'avance  l'ensemble 
des  travaux  qui  devaient  èlre  exécutés  dans  le  courant  de, 
l'année  1850,  sur  le  territoire  de  Transcaucasie.  Confor- 
mément à  ce  projet,  il  fut  décidé  d'effectuer  l'ascension 
du  grand  Ararat 

«  Le  '29  juillet,  on  alla  camper  sur  le  grand  Ararat, 
à  7  verii^tes  de  distance  de  la  source  de  Sardar-Boulaky 
et  à  proximité  de  la  région  des  neiges,  dont  les  limites 
s'étaient  singulièrement  abaissées  cette  année.  Après 
avoir  reçu  un  dernier  transport  de  charbon  et  de  vivres, 
le  colonel  Khodzko  se  décida  à  commencer  sa  marche  le 
4"  août. 

«  La  jonrnée  s'étant  annoncée  par  un  temps  magnifique, 
on  procéda  sans  retard  à  l'emballage  des  instruments.  Les 
bagages  des  personnes  qui  devaient  prendre  part  à  l'ascen- 
sion furent  chargés  à  dos  de  cheval,  et  le  camp  levé  à  : 
six  heures  du  matin.  Au  début,  les  bêles  de  somme  avan- 
cèrent sans  peine  sur  la  neige  qui  couvrait  le  sol;  mais 
bientôt  l'escarpement  extraordinaire  des  pentes  les  fit 
broncher  et  s'abat! re  sous  leurs  charges,  de  manière  que 
l'on  se  vit  obligé  de  les  abandonner.  Les  effets  furent 
aussitôt  passés  sur  quatre  traîneaux  préparés  à  l'avance 
dans  la  prévision  de  l'incident.  Les  soldats  du  détache- 
ment s'y  attelèrent  et  se  mirent  à  les  tirer  à  bras.  Ils  con- 
tinuèi'ent  ainsi  leur  route,  en  s'égayant  mutuellement  et 
s'excitant  à  la  besogne. 

«  Le  colonel  Khodzko,  malgré  les  difficultés  de  la  situa- 
tion,  se  tenait  constamment  auprès  des  traîneaux,  tandis 


iil'Ji|i!![tiilli|||!i||[li|r"!v':iin|['|"!'i![|i!|i:[;i[l!il(l[l||iii:ii|i 


ASCENSION  DE  L'ARARAT.  319 

que  les  membres  inoccupés  de  rexpédition  côtoyaient  les 
rochers  qui  bordent  la  gauche  du  l'avin,  dont  on  suivait 
la  direction.  En  tête  de  la  colomie  marchait  un  nommé 
Simon,  Arménien,  qui,  en  1845,  avait  servi  de  guide  à 
M.  Abich.  11  portait  une  croix  qu'on  se  proposait  d'ar- 
borer au  sommet  de  l'Ararat. 

«  Souvent  contraint  à  des  retards  forcés  par  la  lenteur 
avec  laquelle  s'opérait  le  transport  des  bagages,  le  déta- 
chement parvint  cependant,  vers  les  deux  heures  de 
l'après-midi,  à  la  première  brèche  qu'offre  de  ce  côté  la 
crête  rocailleuse  de  la  montagne.  A  trois  heures,  il  fran- 
chit le  ravin  en  se  portant  sur  sa  droite,  où  il  fut  rejoint 
par  M.  Khodzko.  Il  atteignit  encore  au  delà,  et  fit  halte 
sous  l'énorme  rocher  de  Taset-Kelessi  qui  constitue  en 
quelque  sorte  le  gradin  inférieur  de  la  cime.  Ici,  la  décli- 
vité prononcée  du  sol,  et  le  peu  de  place  qui  s'y  trouvait 
à  l'abri  des  neiges,  rendirent  l'établissement  d'un  camp 
fort  malaisé.  Néanmoins,  grâce  au  zèle  des  soldais,  le 
terrain  fut  déblayé,  et  la  petite  troupe  put  disposer  sa 
couchée.  Elle  attendit  le  lever  du  soleil  avec  d'autant  plus 
d'impatience,  que  des  nuages  s'étaient  amoncelés  à  l'en- 
tour  du  sommet  et  des  arêtes  aiguës  du  Taset-Kelessi,  et 
que  le  bruit  du  tonnerre,  joint  à  la  lueur  des  éclairs,  trou- 
blait incessamment  le  repos  de  la  nuit, 

0  Le  2  août,  à  six  heures  du  matin,  le  détachement  se 
remit  en  mouvement;  mais  les  obstacles  se  multipliaient 
sous  ses  pas.  Il  gagna  la  crête  rocheuse  qui  longe  la  gauche 
•lu  ravin,  et  s'éleva  peu  à  peu  aux  rc'gions  supérieures.  Le 
ciel,  assez  pur  au  matin,  se  couvrit  de  nuages  ;  vers  midi, 
il  survint  un  vent  d'ouest  qui  suscita  des  tourbillons  de 
neige  glacée  et  de  grésil.  Cette  intempérie  obligea  le  colonel 
Khodzko  a  faire  débarrasser  les  traîneaux  de  tout  ce  qu'ils 
contenaient,  à  l'exception  seulement  des  instruments.  Les 
cosaques  employés  alors  au  service  du  transport,  stimulés 
par  l'exemple  de  leur  chef,  n'en  reprirent  pas  moins 


320  LES  ASCENSIO^S  CÉLÈBRES. 

gaiement  leur  pénible  tâche,  avec  Faudace,  l'insouciaiico 
et  l'énergie  qui  caractérisent  le  soldat  russe.  1 

«  Vers  une  heure,  ils  parvinrent  à  l'extrémité  nord-est 
de  la  chaîne  de  rochers,  qui  plus  loin  se  perd  dans  un 
terrain  composé  de  menus  débris  pierreux  et  traversé  de 
côté  et  d'autre  par  des  couches  de  neige  et  de  glace.  Cette 
localité  s'étend  jusqu'au  pied  du  dernier  escarpement  de 
la  cime,  près  duquel  fut  retrouvée,  debout  et  fortement 
attachée  au  sol,  la  croix  qu'avait  plantée,  en  1845,  l'un 
des  serviteurs  de  M.  Abich.  Sur  ce  point,  les  voyageurs 
firent  une  courte  halte,  dans  l'espérance  que  la  tempête 
se  calmerait.  Leur  attente  fut  vaine.  Comme,  à  deux  heu- 
res et  demie,  le  vent  augmenta  de  violence,  et  que,  de 
plus,  un  gros  brouillard  enveloppa,  en  s'épaississant,  le 
sommet  de  la  montagne,  ils  résolurent  de  pousser  en, 
avant  afin  de  se  mettre  à  couvert  parmi  les  rochers  dej 
l'escarpement  contre  l'orage  qui  se  préparait.  Ils  gravi-j 
rent  la  pente  jusqu'à  moitié  de  sa  hauteur,  mais,  arrivés 
là,  ils  se  convainquirent  de  l'impossibilité  de  passer 
outre  le  même  jour.  Les  hommes  de  l'expédition  étaient 
harassés  et  transis  ;  la  neige  leur  fouettait  le  visage  et 
les  aveuglait;  enfin  des  coups  de  vent  continuels  gênaient 
le  passage  des  traîneaux  alourdis  par  les  instruments. 
Trouver  un  refuge  semblait  difficile.  Les  roches  abrup- 
tes s'entassaient  à  des  intervalles  si  rapprochés  ,  que 
nulle  part  elles  n'offraient  de  recoin  assez  spacieux  pour 
s'y  établir.  M.  Khodzko  se  décida,  faute  de  mieux,  à  con- 
gédier, à  cinq  heures,  une  partie  de  ses  gens,  auxquels 
il  enjoignit  de  retourner  au  camp  de  Taset-Kelessi,  où 
l'on  avait,  par  précaution,  laissé  une  tente.  Puis,  avec 
tous  les  officiers  du  détachement  et  deux  soldats,  il  oc- 
cupa, lui  sixième,  un  petit  plateau  ouvert  à  tous  les  vents. 
On  fit  quelques  préparatifs  pour  la  nuit.  Le  colonel  et  ses 
compagnons  se  pelotonnèrent  tant  bien  que  mal  les  uns 
près  des  autres,  et  se  couvrirent  d'un  tapis  et  d'une  peau 


ASCENSION  DE  L'ARARAT.  521 

qui  servait  à  garantir  les  instruments  de  la  pluie.  Il  se 
résignèrent  à  garder  cette  singulière  position  jusqu'au 
lendemain. 

«  Cependant  la  fureur  du  vent  croissait  toujours.  Dé- 
chirant parfois  Tèpais  manteau  de  nuages  qui  ceignait 
de  toutes  parts  la  montagne,  il  découvrait  subitement  à 
la  pâle  clarté  de  la  lune,  tantôt  un  coin  de  la  vallée  de 
l'Araxe,  ou  les  contours  du  petit  Ararat,  dont  la  cime 
s'abaissait  déjà  sous  les  pieds  des  spectateurs,  tantôt  les 
sombres  précipices  qui  environnaient  leur  asile  inhospi- 
talier, situé  à  une  hauteur  beaucoup  plus  considérable 
que  celle  du  mont  Blanc.  Pour  comble  du  contre-temps, 
sur  les  dix  heures  du  soir,  éclata  un  violent  orage.  Par 
la  vivacité  des  éclairs  et  la  force  du  tonnerre,  les  voya- 
geurs acquirent  bientôt  la  certitude  de  se  trouver  pris  au 
sein  même  des  nuées  électriques.  A  chaque  explosion, 
l'électricité  ne  brillait  point  dans  les  airs   en  zigzag, 
comme  à  l'ordinaire,  mais  emplissait  instantanément  l'es- 
pace d'une  lueur  éblouissante,  nuancée  de  reflets  verts, 
rouges  et  blancs.  Les  coups  de  tonnerre  suivaient  presque 
immédiatement  le  passage  des  éclairs  ;  leurs  puissants 
roulements  étaient  longtemps  et  distinctement  répétés  par 
les  échos  des  innombrables  gorges  de  la  montagne.  Vers 
minuit,  l'orage  s'apaisa,  mais  la  neige  continua  de  tom- 
ber  par  flocons.  Ceux  d'entre  les  voyageurs  qui  n'avaient 
pas  changé  de  place  en  furent  recouverts  à  une  épaisseur 
de  5  à  4  pouces.  Enfin  le  jour  vint  à  poindre  :  il  ne  ré- 
pondit pas  au  gré  de  leur  désir.  Les  cimes  s'étaient  bien 
dégagées  de  leur  enveloppe  nébuleuse,  mais,  en  revanche, 
les  flancs  du  petit  Ararat,  et  toute  la  région  basse  acces- 
sible à  l'œil,  disparaissaient  sous  un  rideau  impénétrable 
de  nuages,  qui,  vus  d'en  haut,  ressemblaient  à  une  mer 
ondoyante  et  glacée.  A  mesure  que  le  soleil  montait  à 
l'horizon,  il  se  dégageait  de  ce  milieu  des  vapeurs,  lé- 
gères au  commencement  et  pareilles  à  des  fumées,  mais 

21 


522  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

qui  plus  tard  se  condensèrent  en  brouillards  épais  et 
neigeux.  Vers  trois  heures,  le  ciel  s'éclaircit  un  peu,  le 
Tcnt  ne  perdant  rien  de  son  impétuosité.  La  situation  de 
la  troupe  devint  tellement  insupportable  qu'on  résolut  de 
continuer  l'ascension,  dans  l'espoir  de  découvrir,  au  delà 
des  rochers,  un  terrain  uni  qu'on  savait  être  conligu  au 
sommet, 

«  A  quatre  heures,  les  voyageurs  quittèrent  leur  halte, 
mais  ce  ne  fut  qu'après  avoir  dépassé  une  troisième  chaîne 
de  rochers  qu'ils  débouchèrent  sur  le  plateau  en  question. 
Ce  dernier  présente  une  pente  inclinée  de  50  degrés  au 
moins.  11  est  jonché  de  pyrites  peu  volumineuses,  qui  ex- 
halaient une  forte  odeur  de  soufre.  A  droite  s'étend  le 
ravin  qui  touche  au  Taset-Kelessi  et  aboutit  à  la  cime; 
sur  la  gauche  il  en  apparaît  un  autre,  attenant  au  glacier 
de  Makinsk  et  tout  aussi  rude  et  escarpé  que  le  premier. 
Parvenue  au  centre  du  plateau,  la  troupe  fut  forcée  de 
s'arrêter  à  900  pas  seulement  du  sommet,  la  fatigue  et  le 
vent  lui  interdisant  tout  mouvement  ultérieur.  Après  des 
efforts  incroyables  on  parvint  à  fixer  deux  tentes,  sur  un 
terrain  moins  incliné  qu'ailleurs  ;  il  offrait  cependant  une 
pente  de  50  degrés,  et  même  de  40  à  l'endroit  où  cam-  i 
paient  les  gens.  Le  détachement  conserva  ce  poste  pen- 1 
dant  trois  nuits  et  deux  jours,  du  5  au  5  août,  dans  le  i 
courant  desquels  le  vent,  accompagné  de  neige,  de  grésil 
et  de  grêle,  se  soutint  presque  sans  interruption. 

((  Le  coucher  du  soleil,  au  5  août,  fit  prévoir  le  terme  s 
de  l'orage.  En  effet,  le  6,  dès  le  matin,  le  vent  s'affaissa 
complètement  ;  toutes  les  gorges  du  grand  et  du  petit  i 
Ararat  s'éclaircirent,  et  il  ne  resta  plus  à  l'horizon  qu'une  ^ 
mince  rangée  de  nuages,  qui  couronnèrent  les  cimes  loin- 
taines du  Karabagh  et  les  gigantesques  terrasses  du  Sa- 
valan,dont  la  silhouette  se  dessinait  distinctement  à  Test. 

((  M.  Khodzko  résolut  d'employer  la 'matinée  à  l'explo 
ration  des  sommets,  ainsi  qu'à  la  recherche  d'un  empla 


I 


ASCErsSION  DE  L'ARARAT.  323 

cément  avantageux:  pour  l'établissement  de  ses  instru- 
ments et  de  son  camp.  A  huit  heures  trois  quarts,  il  se 
mit  en  marche  avec  les  Cosaques,  et  un  quart  d'heure  plus 
tard  il  prit  pied  sur  la  plate-forme  supérieure  de  la  mon- 
tagne. Trois  hauteurs  la  dominent.  Sur  deux  d'entre  elles 
on  aperçut  des  éminences  pyramidales,  formées  de  débris 
pierreux  et  surmontées  de  pieux  indicateurs;  elles  avaient 
été  érigées  par  quelques  soldats,  qui,  un  mois  auparavant, 
avaient  entrepris  volontairement  l'ascension  de  TArarat. 
Les  voyageurs  gravirent  rapidement  le  sommet  le  plus 
rapproché,  et  franchirent  ensuite  le  second,  qu'avait  visité 
Abich  en  1845.  Mais  grande  fut  leur  surprise,  lorsque, 
parvenus  à  la  cime  du  rocher,  ils  virent  se  dresser  devant 
eux  un  troisième  sommet,  incomparablement  plus  élevé 
que  les  deux  autres,  et  séparé  de  ceux-ci  par  une  large 
excavation.  Les  bords  escarpés  de  cet  enfoncement,  qui 
descendaient  à  pic,  rendirent  le  passage  difficile.  Néan- 
moins cet  obstacle  fut  vaincu  avec  le  secours  des  soldats, 
et  à  dix  heures  du  matin  (c'était  le  jour  de  la  Transfigura- 
lion)  M.  Khodzko  et  ses  compagnons  s'installèrent  sur  le 
point  culminant  du  grand  Ararat. 

«  On  procéda  tout  d'abord  à  l'érection  de  la  croix.  Dans 
l'absence  du  guide  Simon,  elle  avait  été  confiée  au  Cosa- 
que Dokhnoff.  Arrivé  au  lieu  indiqué,  cet  homme  tomba 
à  genoux,  se  prosterna  devant  le  signe  du  Rédempteur. 
et  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre  pour  le  fixer  dans  le  sol.  Cela 
fait,  les  assistants  se  groupèrent  autour  du  symbole  de  la 
domination  chrétienne,  qu'ils  venaient  d'arborer  sur  la 
icime  du  mont  biblique,  et  terminèrent  par  une  fervente 
prière  la  cérémonie,  à  laquelle  fut  présent  un  musulman, 
Noourouz-Ali,  sujet  persan,  venu  le  jour  même  du  camp 
inférieur.  Le  colonel  Khodzko  disposa  ensuite  le  départ, 
[dans  l'appréhension  que  le  vent,  qui  surgissait  derechef 
vec  violence,  ne  rendit  trop  périlleux  le  séjour  de  la 
Imontagiie.  La  descente  des  hauteurs  de  l'Ararat  exposa 


5'24  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

les  hardis  explorateurs  à  de  graves  dangers,  surtout  à 
cause  de  la  penle  rapide  et  glissante  qui  avoisine  son 
sommet: au  moindre  faux  pas  ils  risquaient  d'être  abîmés 
dans  les  neiges  du  ravin  de  Taset-Kelessi  ;  toujours,  s'ai- 
dant  du  bâton  ferré  des  Alpes,  ils  surent  éviter  les  acci- 
dents, et  regagnèrent  leur  gîte  vers  midi.  » 

{Journal  de  Saint-Pétersbourg .  —  Nou- 
velles Annales  des  voyages^  rédigées 
par  M.  Vivien  de  Saint-Martin.) 


VI 


LE    MONT    SINAi 


L'Hoieb.  —  Couvent  du  Sinaï.  —  Le  Buisson  aident.  —  Sommet  consacré 
Péninsule  sinaïtique. 


....  28  février A  midi,  nous  arrivons  au  pied  du 

groupe  de  rochers  où  se  trouve  le  Sinaï.  Ce  nom  est  ordi- 
nairement employé  pour  désigner  l'ensemble  du  massif, 
et  celui  d'Horeb  pour  désigner  le  pic  où  la  loi  fut  donnée. 

Après  un  peu  de  repos,  nous  nous  dirigeons  vers  le 
couvent,  dont  l'aspect  extérieur  n'a  rien  de  religieux.  On 
n'a  devant  soi  que  des  murailles  crénelées,  formant  un 
carré  irrégulier  de  245  pieds  de  long  sur  204  de  large,  et 
construit  en  blocs  de  granit  hauts  d'environ  un  demi-mè- 
fre,  sur  une  largeur  un  peu  plus  grande.  De  petits  bas- 
tions avertissent  les  bédouins  qu'on  pourrait  au  besoin 
repousser  leur  attaque  avec  de  l'aitillerie. 

La  grande  porte  du  couvent  est  murée  ;  on  ne  l'ouvre 
que  lorsque  le  véritable  supérieur,  l'un  des  quatre  arche- 
Têques  indépendants  de  l'Église  grecque,  vient  du  Caire, 
à  de  longs  intervalles,  honorer  les  moines  de  sa  visite. 

Fondé,  dit-on,  l'an  527,  par  l'empereur  .lustinien  et 
son  épouse  Théodose,  sur  l'emplacement  d'une  tour  élevée 


326  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

par  l'impératrice  Hélène,  ce  monastère  fut  protégé,  au 
siècle  suivant,  par  Mahomet  lui-même  qui  mêla  une  grande 
partie  du  christianisme  à  sa  doctrine  nouvelle.  En  1403, 
un  traité  conclu  entre  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Jérusalem 
et  le  Soudan  d'Egypte,  mentionna  parmi  les  droits  à  pré- 
lever sur  les  pèlerins  de  la  terre  sainte,  ce  qu'on  pouvait 
percevoir  sur  les  visiteurs  du  couvent  du  mont  Sinai. 
Vers  cette  époque,  les  bâtiments  furent  réparés  et  agran- 
dis. Il  y  avait  alors  au  Sinaï  beaucoup  d'autres  monas- 
tères, «  aimés  de  Dieu  et  dignes  de  tout  honneur,  »  selon 
ce  que  dit  l'empereur  Marcien  dans  une  lettre.  Le  général 
Kléber,  lors  de  son  passage,  a  fait  relever  quelques  par- 
ties des  murailles  du  couvent. 

Nous  sommes  impatients  de  pénétrer  à  l'intérieur.  Le 
long  du  mur  pend  une  corde  qui  tombe  d'une  poterne. 
iNotre  guide  s'appelle  Mouça.  Les  bédouins  et  les  voyageurs 
donnent  toujours  ce  nom  de  Moïse  au  portier  du  couvent, 
quel  qu'il  soit. 

Un  moine  paraît  au  haut  de  la  poterne  ;  nous  attachons 
à  la  corde  notre  lettre  de  recommandation.  Après  une 
demi-heure  d'attente,  on  nous  introduit,  non  plus  comme 
on  aurait  fait  autrefois,  c'est-à-dire  en  nous  hissant  dans 
un  anneau  de  corde  ou  dans  un  panier  jusqu'à  la  poterne, 
mais  par  une  petite  porte  de  côté,  basse  et  bardée  de  fer. 
L'appareil  des  verrous  et  des  serrures  est  formidable. 
Ces  précautions  ne  sont  bonnes  qu'à  dissuader  de  pauvres 
bédouins  de  l'idée  d'une  invasion.  Une  douzaine  de  nos 
soldats  prendraient  d'assaut  cette  forteresse  en  un  quart 
d'heure. 

Le  supérieur  vient  à  notre  rencontre,  et  se  met  à  notre 
disposition  pour  tout  ce  qui  peut  nous  être  agréable  :  l'u- 
tile, nous  lavons  sous  la  tente.  Il  nous  conduit  dans 
toutes  les  parties  du  couvent.  Cet  intérieur  est  un  amas 
confus  de  constructions  irrégulières,  disposées  sans  ordre, 
sur  les  différents  plans  d'un  terrain  inégal  et  accidenté. 


■^i' '!'!i:^i!!!i'|!!'i!-':"'iii!i;ii,;iiiiiii 


LE  MONT  SINAi.  529 

A  travers  un  labyrinthe  de  petits  passages,  de  corridors, 
de  cours,  nous  visitons  des  cellules  communiquant  avec 
des  galeries  extérieures  en  bois,  des  cbambrettes  modes- 
tement meublées  et  réservées  aux  étrangers,  des  celliers, 
des  ateliers,  de  petites  fabriques  pour  les  choses  néces- 
saires à  l'existence  des  religieux  et  à  l'entretien  du  cou- 
vent ;  la  grande  église  dédiée  à  sainte  Catherine,  vingt- 
quatre  chapelles,  et,  ce  qui  nous  étonna  le  plus,  une 
I  ancienne  mosquée  qui  s'élève  au  milieu  de  l'enceinte;  le 
'  supérieur  nous  dit  qu'on  l'a  élevée  pour  l'usage  des  Ara- 
bes employés  dans  le  couvent  ;  probablement  aussi  ce  fut 
une  concession  obligée  à  l'autorité  musulmane  ;  c'est 
une  sorte  de  palladium  contre  les  tribus  de  la  presqu'île 
sinaïtique.  Extérieurement,  l'église  est  plus  que  modeste; 
à  l'intérieur  elle  est  richement  décorée.  Elle  est  divisée 
en  trois  nefs,  séparées  par  des  colonnes  de  granit,  qui 
supportent  un  plafond  de  bois  peint  et  semé  d'étoiles  d'or. 
Le  sanctuaire  est  fermé  par  une  boiserie  sculptée  et 
dorée  ;  l'autel,  en  marqueterie  d'écaillé  et  de  nacre,  est 
chargé  d'œuvres  d'orfèvrerie  offertes  par  de  riches 
croyants  ;  le  siège  de  l'évêque  est  en  bois  sculpté  et  doré; 
le  pavé  est  fait  de  marbre,  de  serpentin  et  de  granit.  Le 
supérieur  nous  fait  remarquer  quelques  peintures  byzan- 
tines, les  médailles  des  fondateurs,  Théodose  et  Hélène, 
à  l'abside  une  mosaïque  représentant  Moïse,  jeune,  beau, 
imberbe,  à  genoux  devant  le  buisson  ardent,  et,  dans  une 
autre  scène,  recevant  des  mains  de  Dieu  les  tables  de  la 
loi.  La  place  même  où  était  le  buisson  se  trouve,  dit-on, 
à  gauche  du  mailre-autel  ;  on  Ta  enfermée  dans  une  cha- 
;  pelle  où  l'on  ne  peut  entrer  qu'après  avoir  ôté  ses  chaus- 
sures ;  non,  sans  doute,  comme  on  le  répète  souvent,  par 
imitation  d'une  coutume  musulmane,  mais  en  mémoire 
de  ces  paroles  du  Seigneur  à  Moïse,  lorsqu'il  l'appela  du 
milieu  du  buisson  :  «  Otez  les  souliers  de  vos  pieds,  parce 
que  le  lieu  où  vous  êtes  est  une  terre  sainte.  » 


330  LES  ASCEPsSIONS  CZi.ÈBRES. 

Celte  église  est  sous  l'invocation  de  sainte  Catherine, 
dont  le  tombeau,  orné  et  entouré  de  lampes  et  de  cierges 
toujours  allumés,  attire  un  grand  nombre  de  pèlerins.     I 

Dans  la  bibliothèque,  on  nous  laisse  entrevoir  plutôt  que' 
voir  des  manuscrits  grecs  et  arabes,  au  nombre,  dit-on, 
d'environ  1,500.  On  nous  permet  de  regarder  de  plus 
près  l'évangéliaire  de  l'empereur  Théodose  et  un  psautier; 
qui  aurait  appartenu  à  sainte  Catherine.  Il 

Nous  nous  promenons  dans  le  jardin  qui  est  tout  eii 
fleur;  sa  verdure,  au  milieu  des  rochers  arides  qui  nou& 
entourent,  est  d'un  effet  charmant  :  il  nous  rappelle  nos 
vergers  aux  beaux  jours  de  mai  et  de  juin.  Les  arbres  sont 
blancs  et  roses.  Les  amandiers,  les  figuiers,  les  oliviers, 
la  vigne,  les  pêchers,  les  poiriers  surtout,  produisent, 
nous  assurent  les  moines,  d'excellents  fruits. 

2  mars.  Monté  au  Sinaï  où  Djebel-Mouça  (mont  dC 
Moïse)  à  huit  heures.  Notre  excursion  dure  cinq  heuresJj 
On  sort  par  les  jardins,  au  sud  du  couvent,  et  l'on  s'engage 
dans  des  sentiers  où  des  gradins  sont  creusés  dans  h 
roche.  On  passe  entre  le  mont  des  Juifs  et  le  mont  Iloreb;i 
on  arrive  à  une  fontaine,  puis  à  une  chapelle  dédiée  à  la 
Vierge,  et  enfin  à  un  petit  plateau  où  l'on  se  repose  sous 
un  cyprès,  près  d'une  source  d'eau  pure.  Plus  haut,  on 
nous  montre  les  débris  d'une  chapelle  autrefois  c(uistruit€ 
dans  un  enfoncement  que  l'on  croit  être  la  grotte  où  se 
réfugia  Élie  poursuivi  par  Jézabel. 

Sur  le  sommet  du  Sinaï,  on  voit  les  ruines  d'une  cha 
pelle  et  d'une  mosquée,  toutes  deux  consacrées  à  Moïse 

C'est  de  là  queMahomet,  suivant  la  tradition  musulmane 
fut  enlevé  au  ciel.  Son  chameau  a  laissé  sur  le  rochei' 
l'empreinte  d'un  de  ses  pieds. 

Quelle  que  soit  la  croyance  ou  la  conviction  philoso^ 
phique  du  voyageur,  il  est  à  plaindre  s'il  reste  froid  sui 
cet  étroit  plateau   consacré  par  de  si  grands  souvenirs 
tandis  que  son  regard  erre  parmi  ces  Alpes  nues,  au  mi 


LE  MONT  SINAÏ.  531 

;lieu  du  silence  le  plus  solennel  où  la  pensée  de  l'homme 
[puisse  s'élever  librement  de  la  terre  aux  deux. 
I    (Excursion  au  mont    Sinaï,  par  MM.  Bida  et  Georges 
Hachette.  —  Tour  du  Monde .) 

Le  mont  Sinaï,  masse  imposante  de  rochers  graniti- 
ques, au  pied  duquel  est  le  couvent  de  Sainte-Catherine, 
5'éléve   au-dessus   d'une  chaîne    de  montagnes  que  les 
arabes  appellent  Djebel-Mouça,  et  dont  on  ne  peut  faire 
le  tour  qu'au  moyen  de  plusieurs  journées  de  marche. 
]ette  chaîne  est  en  partie  composée  de  grès.  On  y  trouve 
plusieurs  vallées  fertiles,  dans  lesquelles  sont  des  jardins 
3lantés  de  vignes,  de  poiriers,  de  dattiers  et  d'autres  ex- 
îellenls  fruits  que  l'on  transporte  au  Caire,  et  qu'on  y 
/end  très-cher.  Mais,  en  général,  la  péninsule  entre  les 
ieux  golfes  d'Aïlah  et  de  Suez  présente  aux  voyageurs  le 
pectacle  d'une  effrayante  stérilité.  La  rose  de  Jéricho,  la 
ioloquinte,  l'apocyn  aiment  ce  sol  aride.  Divers  arbres 
)uissonneux  y  viennent  aussi  ;  tels  sont  Y  acacia  gummifera 
)u  l'épine  d'Egypte,  qui  fournit  la  gomme  arabique,  sub- 
itance  qui,  au  besoin,  peut  servir  de  nourriture  ;  le  tama- 
'inier  qui,  dans  les  mois  de  juin  et  de  juillet,  laisse  tran- 
spirer un  suc  doux  et  aromatique  nommé  encore  elmana^ 
il  qui  est  la  manne  de  Moïse;   enfin  le  ban  ou   balanus 
nyrepsica,  dont  les  fruits  donnent  une  huile  recherchée; 
e    câprier ,    le   laurier-rose  ,  le   citronnier    et    divers 
mires  arbustes,    formant    çà  et   là  une  touffe  de  ver- 
lure  au    milieu   des  rochers  noirâtres  de  granité  ,   de 
aspe,  de  syénite,  et  des  plaines  couvertes  de  sables,  de 
Dierres  à  fusil  et  de  cailloux  roulés.  Les  Arabes  peu  nom- 
jreiix  qui  errent  dans  ce  désert  paraissent  vivre  d'absti- 
lence.  Il  y  a  pourtant  beaucoup  de  gazelles  et  d'autres 
sortes  de  gibier.  Les  côtes  de  celte  presqu'île  sont  bordées 
ie  récifs  et  de  corail,  et  couvertes  de  pétrifications. 

(Maltebrux,  Précis  de  la  Géographie  universelle.) 


VII 


LE    MONT    ATHOS 


Ombre  de  la  montagne.  —  Canal  de  Xerxès.  —  Les  cénobites.  —  Moiiaslèiej 
du  mont  Athos.  —Couvent  d'Aghia-Labia. —  Kariès. —  L'école  bvzantinej' 


Le  mont  Athos  est  situé  au  sud  de  la  Macédoine,  entn 
les  golfes  de  Contessa  et  de  Monte-Santo,  à  l'extrémité  d( 
la  presqu'île  Chalcidique,  qui  ne  se  rattache  au  continen 
que  par  un  isthme  d'un  mille  et  demi  de  large.  Le  poin 
culminant  de  celte  montagne,  qui  a  8  myriamélres  d( 
long  et  18  de  circonférence,  s'élève  à  1,950  mètres  au 
dessus  du  niveau  de  la  mer,  et  l'omhre  qu'elle  projett' 
s'étend  à  une  distance  considérable  ;  au  soleil  couchan 
même,  elle  traverse  l'Archipel  et  atteint  les  rivages  di 
Troie,  s'il  faut  en  croire  Chevalier,  l'auteur  du  meilleu' 
ouvrage  qu'on  ait  écrit  sur  la  Troade.  Ce  n'est  cependant' 
ni  par  sa  hauteur,  ni  par  sa  masse  imposante,  que  l'Atho 
est  surtout  remarquable.  Ce  qui  signale  particuliéremen 
cette  montagne  à  la  curiosité  des  voyageurs,  c'est  sa  po 
pulation  de  5  à  6,030  âmes,  entièrement  composée  d. 
moines.  Ce  qui  la  désigne  à  l'attention  de  l'artiste,  c'es 
la  singulière  destinée  de  ses  couvents,  où  l'art  byzantii 
eut  jadis  son  berceau,  où  il  trouve  aujourd'hui  son  der 
nier  refuge. 

Quelques  noms  de  villes,  Vranopolis,  Diuna,  Olophyxo; 


LE  MONT  ATIIOS.  353 

ît  Cléonès,  voilà  à  peu  près  tout  ce  que  l'antiquité  nous  a 
aissé  sur  le  mont  Athos.  A  l'extrémité  du  cap  étaient  les 
3romontoires  Nymphée  et  Acrothoon.  Les  souvenirs histo- 
4ques  n'ont  guères  plus  d'importance.  Nous  savons  que, 
lorsque  Xerxès  voulut  envahir  la  Grèce,  il  fit  creuser  un 
canal  à  travers  l'isthme  qui  lie  la  presqu'île  au  continent, 
pour  ouvrir  un  passage  à  sa  flotte.  On  connaît  aussi  le 
projet  extravagant  du  sculpteur  grec  Dinocrate,  qui  pro- 
posa à  Alexandre  de  donner  au  mont  Alhos  la  forme  d'une 
statue  tenant  une  ville  dans  ses  mains. 

Pendant  les  siècles  qui  suivirent  Tavénement  du  Christ 
et  la  prédication  de  l'Évangile,  les  persécutions  forcèrent 
un  grand  nombre  de  chrétiens  à  se  retirer  dans  les  dé- 
serts. Si  quelques-uns  se  présentèrent  résolument  au  mar- 
tyre, d'autres,  moins  confiants  dans  leurs  propres  forces, 
préféraient  fuir  la  lutte  et  aller,  à  l'imitation  des  disciples 
de  saint  Jean,  pratiquer  loin  du  monde  la  vie  austère  des 
cénobites.  C'est  ainsi  que  des  milliers  de  chrétiens  peu- 
plèrent les  solitudes  de  l'Egypte,  de  la  Thébaïde  et  de  la 
Syrie.  C'est  probablement  à  la  même  époque  qu'un  certain 
nombre  de  ces  proscrits  du  monde  païen  dut  chercher  un 
refuge  sur  le  mont  Athos,  dont  la  forme  péninsulaire  et 
les  pentes  abruptes  leur  offraient  un  asile  assuré.  Plus 
tard,  Constantin  ayant  donné  la  paix  à  l'Église  et  trans- 
porté le  siège  de  l'empire  àByzance,  le  voisinage  de  cette 
ville  dut  avoir  quelque  influence  sur  la  population  du  mont 
I  Athos.  Le  nombre  des  solitaires  augmenta,  et  leurs  res- 
sources s'accrurent.  Malheureusement  il  n'existe  pas  de 
documents  sur  ces  époques  éloignées,  et  l'on  se  trouve, 
pour  la  plupart  des  couvents,  réduit  à  des  conjectures. 

Les  couvents  du  mont  Athos,  appelé  aussi  Agion-Oros 
ou  montagne  sainte,  sont  aujourd'hui  au  nombre  de  23, 
disposés  tout  autour  de  la  montagne  et  à  peu  de  distance 
de  la  mer.  On  en  compte  il  sur  le  versant  oriental.  Parmi 
ces  monastères,  les  plus  anciens  de  l'Athos,  on  remarque 


334  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 

en  première  ligne  Aghia-Labra  ou  le  saint  monastèreJ 
Valopedi,  Ivirôn  et  Xilandare,  Aghia-Labra  est  situé  sui 
le  sommet  du  cap  de  Monte-Sanlo,  appelé  par  les  ancienJ 
Acrothoon.  Ce  couvent,  qui  aujourd'hui  contient  quatW 
cents  moines  environ,  a  été  fondé  par  saint  Athanase  ven 
le  commencement  du  quatrième  siècle  ;  il  doit  à  cette  ori 
gine  reculée  une  considération  toute  particulière,  commt 
l'indique  du  reste  sa  dénomination.  —  Sur  le  versant  od 
cidental,  les  couvents  sont  tous  d'une  date  plus  récente 
et  sont  loin  par  conséquent  de  présenter  le  même  intérêt 
que  ceux  du  versant  oriental. 

Entre  ces  deux  versants,  au  point  culminant  de  la  njon- 
tagne,  s'élève  la  petite  église  de  la  Métamorphose  ou  Trans^ 
figuration.  Outre  ces  couvents  on  trouve  encore  sur  l'Atho^ 
une  ville  et  quelques  villages.  Au  centre  de  la  presqu'île 
est  situé  le  prôtaton  ou  métropole  de  l'Âthos,  Kariès.  Cette 
ville,  entièrement  peuplée  de  moines,  renferme  une  po- 
pulation d'environ  1,000  à  1,200  âmes. 

Depuis  mon  arrivée  en  Grèce,  mon  vif  désir  de  visiter^ 
l'Athos  s'était  encore  accru  à  la  vue  du  monastère  San-Luca! 
sur  le  Parnasse,  où  j'avais  trouvé  des  restes  de  fresques 
fort  remarquables.  On  peut  se  rendre  au  mont  Athos  par 
Salonique  ou  plus  directement  par  mer;  c'est  ce  derniei^l 
moyen  que  je  dus  employer.  M.  le  contre-amiral  TurpinI 
voulut  bien,  sur  la  recommandation  de  notre  représentant 
à  Athènes,  M.  Piscatory,  mettre  à  ma  disposition  le  brick^ 
VArguSy  alors  en  station  au  Pirée.  A  la  nouvelle  de  monj 
départ,  plusieurs  artistes  demandèrent  la  permission  de' 
m'accompagner  :  ils  l'obtinrent  facilement  de  la  bienveil- 
lance éclairée  de  M.  Piscatory,  mais  au  moment  de  quitter 
Athènes,  on  leur  fit,  des  privations  qui  les  attendaient,  un( 
tableau  si  effrayant,  que  je  finis  par  me  trouver  seul  à^ 
persévérer  dans  mon  entreprise.  , 

Je  partis  donc,   accompagné  d'un  drogman.  Le  vent  il 
était  favorable,  et  nous  fûmes  bientôt  loin  du  Pirée.  Le! 


LE     ONT  ATHOS.  535 

rick  s'arrêta  au  cap  Sunium.  Le  temple  de  Minerve  est 
itué  sur  la  cime  du  cap  qui  s'élève  à  pic  au-dessus  de 
i  mer.  11  en  reste  neuf  colonnes  sur  la  longueur,  et  trois 
utres  entourent  un  pilier  d'angle  de  la  façade  qui  est 
)urnée  vers  l'est.  Le  temple  est  d'ordre  dorique  et  en 
larbre  gris.  Il  fallait  la  vue  perçante  des  marins  grecs 
our  apercevoir,  comme  l'assure  Pausanias,  à  cette  distance 
e  6  myriamètres  environ,  la  lance  de  la  statue  de  Minerve 
ui  dominait  autrefois  l'acropole  d'Athènes. 

Nous  doublâmes  l'île  d'Andros  et  la  pointe  de  l'Eubèe, 
ont  la  riche  végétation  contraste  avec  la  pittoresque  ari- 
ité  des  sites  qui  l'entourent.  Le  lendemain,  nous  étions 
1  vue  des  îles  d'Ipsara  et  de  Scio  ;  on  apercevait  égale- 
tent  l'île  de  Saint-Estrate.  La  vue  mieux  exercée  des 
larins  parvenait  même  à  découvrir  l'Athos.  Ma  pensée  se 
îporte  avec  plaisir  vers  les  soirées  passées  sur  la  dunette, 
j  milieu  de  cette  belle  nature.  Le  pilote  nous  racontait 
1  tremblant  l'histoire  du  Vrakopoula,  espèce  de  vampire 
Dnt  on  ne  peut  se  délivrer  qu'en  lui  perçant  le  cœur  à 
linuit,  au  moment  où  il  sort  de  sa  tombe.  Il  nous  disait 
issi  qu'à  Milo,  sa  patrie,  on  voyait  toutes  les  nuits  trois 
ntômes  blancs  qui  se  promenaient  sur  la  grève  et  atti- 
rent le  pêcheur  attardé  :  je  me  retrouvais  en  pleine  anti- 
aité  en  l'entendant  appeler  ces  ombres  Sirène. 

Le  troisième  jour  après  notre  départ  d'Athènes,  l'Athos 
ait  devant  nous.  On  apercevait  les  couvents,  petits 
)ints  blancs  disséminés  comme  une  ceinture  de  forts 
îtachés. 

A  peine  débarqué,  je  me  dirigeai  vers  un  sentier  presque 
ouvert  d'aubépines  en  fleur  et  de  caroubiers,  qui  me  con- 
lisit,  après  un  quart  d'heure  de  montée,  au  couvent 
Aghia-Labra. 

....  L'église  du  couvent  d'Aghia-Labra  nous  offre,  sous 

rapport  de  la  peinture,  im  des  spécimens  les  plus 
ilhentiques  et  les  plus  complets  de  l'art  que  nous  ayons 


336  LES  ASCENSIONS  CÉLÈBRES. 


\ 


essayé  de  définir.  La  coupole  est  occupée  tout  entière  par 
l'image  colossale  du  Christ,  représenté  sous  les  traits 
augustes  et  purs  que  les  peintres  de  la  Renaissance  ont 
adoptés.  Son  teint  est  couleur  de  blé,  selon  leur  expression. 
11  enseigne  d'une  main  l'Évangile,  qu'il  tient  de  l'autre 
sur  son  cœur.  Il  a  les  cheveux  blonds,  mais  la  barbe  esl 
noircie  ainsi  que  les  sourcils,  ce  qui  donne  à  ses  yeux  à 
demi  fermés  la  puissance  et  la  douceur  en  même  temps. 
Les  peintres  de  l'école  byzantine  proportionnent  la  gran- 
deur des  figures  à  l'importance  du  rôle  qu'ils  attribueni 
aux  personnages  représentés  :  ainsi  les  saints  augmentent 
de  taille  à  mesure  qu'ils  sont  placés  plus  près  du  Christ 
et  celui-ci  les  dépasse  tellement  qu'on  ne  voit  jamais  qut 
son  buste. 

Au  bas  de  la  coupole  sont  représentés  des  archanges j 
debout,  vêtus  de  dalmatiques  d'or  et  tenant  à  la  main  d(| 
grands  sceptres  surmontés  de  l'image  du  Christ.  Les  bril 
lantes  couleurs  de  leurs  costumes  sont  rehaussées  par  h 
fond  noir  sur  lequel  ils  se  détachent.  Leur  attitude  respirt 
une  majesté  calme.  Au-dessus  d'eux,  on  aperçoit  de  petits 
anges  qui,  comme  de  purs  esprits,  semblent,  en  se  rap 
prochant  du  Christ,  placé  au  centre,  se  dégager  de  plu! 
en  plus  de  la  matière.  Les  anges  n'empruntent  à  îa  formi 
humaine  que  la  tête  ;  le  corps  est  remplacé  par  des  ailei 
en  plus  ou  moins  grand  nombre.  On  dirait  des  flamme 
nageant  dans  l'azur  du  ciel,  et  c'est  au  milieu  de  ces  asté 
roïdes  qu'apparaît,  sur  fond  d'or,  l'image  du  Christ,  ira 
mense  et  dominant  toute  l'église.  Quelque  part  qu'on  prie 
on  a  sur  soi  l'œil  de  Dieu. 

Les  pendentifs  représentent  les  quatre  évangélistes  écri 
vant  sous  la  dictée  d'un  apôtre.  Le  reste  de  l'église  es 
couvert  de  sujets  tirés  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Teste 
ment.  Dans  les  deux  bras  de  la  croix  sont  figurés  les  saint 
de  l'école  militante  et  ceux  qui  protégèrent  le  christia 
nisme  naissant.  Ils  sont  tous  debout  et  de  face,  n'avar 


LE  MOM  ATllOS.  557 

entre  eux  aucun  lien  de  composition,  et  se  délaclicnt  sur 
un  fond  noir.  Cette  disposition  est  la  même  pour  tous  les 
autres  couvents,  où,  conformément  aux  règles  immuables 
de  l'art  byzantin,  on  retrouve  les  mêmes  sujets  traités  de 
la  même  manière  et  les  mêmes  personnages  dans  les 
mêmes  poses. 

Vers  le  bas  de  la  grande  nef  à  gauche,  une  peinture, 
accompagnée  d'une  inscription  presque  illisible,  paraît 
représenter  un  des  princes  français  qui  se  fixèrent  en 
Grèce  à  leur  retour  des  croisades.  Le  prince  a  la  coiffure 
des  rois  mérovingiens,  et  porte  une  dalmatique  ornée  de 
tleurs  de  lis  ainsi  que  sa  couroinie.  11  tient  dans  les  mains 
la  façade  d'une  église  qu'il  avait  probablement  fait  ériger 
à  ses  frais.  11  a  devant  lui  son  fils  qui  porte  le  même  cos- 
tume. C'est,  à  mon  sens,  un  des  plus  curieux  vestiges  du 
passage  de  nos  ancêtres  en  Orient,  et  un  des  monuments 
les  plus  intéressants  de  notre  glorieux  passé. 

Sous  le  portique  extérieur  sont  figurés  dans  l'attitude 
delà  prière  les  ascètes  ou  anachorètes,  qui,  à  l'imitation 
des  pères  du  désert,  habitent  les  grottes  delà  montagne, 
où  ils  vivent  dans  la  réclusion  la  plus  absolue.  Ces  solitaires, 
réduits  par  le  jeûne  presque  à  l'état  de  squelettes,  n'ont 
pour  tout  vêtement  qu'une  ceinture  de  feuilles.  La  barbe 
se  termine  en  pointe  et  descend  jusqu'à  la  cheville.  A  côté 
de  ces  figures  on  peut  lire  une  légende  ainsi  conçue  : 
Voilà  quelle  fut  la  vie  des  ascètes!  C'est  l'idéal  de  la  vie 
ascétique,  en  effet,  que  le  peintre  a  renfermé  dans  ces 
étroites  limites.  L'art  même  n'est  guère  pour  les  ascètes 
que  l'expression  de  celte  vie,  dont  l'effrayanle  austérité 
se  reflète  dans  les  peintures  qu'ils  vont  exécuter  de  couvent 
en  couvent.  Les  mêmes  ermites  sculptent  de  petites  croix 
de  bois,  chefs-d'œuvre  de  patience,  qui  conservent  encoi  e 
le  caractère  de  leurs  anciennes  fresques. 

Les  caloyers  attribuent   les  peintures  si  remarquables 
qui  décorent  l'église  d'Aghia-Labra  à  un  moine  nommé 

22 


538  LES  ASCEINSIONS  CÉLÈBRES. 

Manuel  Panselinos;  ils  ignorent  à  quelle  époque  vivail 
cet  artiste.  Les  figures  sont  exécutées  à  fresque  par  petites 
liachures,  assez  fines  pour  disparaître  à  distance.  Les- 
tons  sont  très-pâles  et  n'ont  nullement  la  prétention  de 
lutter  avec  la  réalité.  Le  tout  est  plutôt  colorié  que  peint. 

....  J'avais  hâte  de  visiter  les  autres  parties  de  la  mon- 
tagne, et  un  plus  long  séjour  à  Aghia-Labra  ne  m'eût  rien 
appris.  Je  quittai  donc  ce  couvent.  En  prenant  le  chemin 
de  Kariès,  on  aperçoit  plusieurs  tours  ruinées.  Cette  par- 
tie de  la  montagne  est  trés-boisée  et  contient  du  gibier  à 
profusion,  luxe  inutile,  car  les  moines,  je  l'ai  dit,  ne 
chassent  pas.  Plus  loin,  on  traverse  un  pont  à  demi  ruiné, 
et  l'on  arrive  à  un  ermitage,  où  se  rendent  chaque  jour 
de  nouveaux  cénobites,  et  que  l'agrément  du  site  semble  i 
destiner  à  servir  quelque  jour  d'emplacement  à  un  nou- 
veau couvent. 

Continuant  mon  pèlerinage  sans  m'arrêter  aux  couvents 
de  Caracallon  et  de  Philotéhon,  qui  n'offrent  rien  de  re- 
marquable, j'arrivai  par  des  sentiers  abruptes  au  couvent 
d'Ivirôn.  Les  bâtiments  qui  le  composent  sont  un  peu 
moins  confusément  groupés  que  ceux  des  autres  monas- 
tères. Une  seule  porte  qu'on  ferme  le  soir,  de  peur  d'atta- 
que ou  de  surprise,  donne  accès  dans  le  cloître.  En  entrant, 
on  trouve  des  magasins  où  les  religieux  vendent  des 
images  grossièrement  imprimées  qui  leur  viennent  de 
Kariès,  divers  ustensiles  fabriqués  dans  les  couvents,  des 
amulettes  de  corne  et  de  cuivre,  les  premières  ciselées  au 
couteau,  les  secondes  frappées  au  coin;  des  vêtements  de 
caloyers  et  des  tuniques  taillées  sur  des  tissus  d'écorce 
d'arl3re  venus  de  Constantinople,  des  voiles  également  de 
fabrique  turque,  brodés  par  les  moines  avec  une  adresse 
merveilleuse  et  destinés  au  service  de  l'autel. 

....  Kariès  est  situé  au  centre  de  l'Athos  et  domine  une 
vallée  très-boisée.  L'aspect  de  cette  ville  est  celui  d'une 
réunion  de  maisons  de  plaisance  turque.  Sa  population 


LE  MONT  ATIIOS.  7>7A) 

est  d'environ  1,000  habitants,  Les  vingt-trois  couvents  de 
l'Athos  envoient  chacun,  pour  les  représenter  au  prôtaton 
de  Kariès,  un  sénateur  ou  cpistate,  qui  est  ordinairement 
le  dernier  icjonmenos  ^  sorti  de  ses  fonctions.  Chaque  sé- 
nateur habite  une  maison  particulière.  Ses  fonctions  ne 
durent  qu'un  an.  C'est  parmi  eux  qu'est  choisi  chaque 
année  celui  qui  doit  présider  la  république.  Le  grand 
conseil  administre  les  revenus  des  couvents  et  applique 
les  peines  disciplinaires  qu'encourent  les  moines  en 
transgressant  les  statuts.  C'est  aussi  à  Kariés  que  réside 
l'agha  qui  représente  le  gouvernement  turc. 

L'aspect  de  Kariès  est  fort  curieux.  La  ville  est  divisée 
en  plusieurs  rues  presque  entièrement  occupées  par  des 
boutiques  sombres  dont  les  devantures  sont  très-basses. 
Les  objets  qu'on  y  vend  sont  imporlés  de  Salonique.  On  y 
trouve  toute  sorte  d'ustensiles  en  bois  sculpté,  des  paner 
ghia  (madones)  et  des  saints  en  corne  ciselée.  Il  y  a  aussi 
à  Kariès  une  imprimerie  où  l'on  exécute  des  gravures  in- 
formes représentant  exclusivement  des  sujets  religieux  ou 
des  vues  de  couvents  qui  n'ont  aucun  rapport,  même 
éloigné,  avec  ce  qu'elles  ont  la  prétention  de  reproduire. 

L'absence  totale  des  femmes,  commune  à  toutes  les 
parties  du  mont  Athos,  devient  à  Kariés  plus  caractéris- 
tique par  le  mouvement  d'une  population  agglomérée, 
où  l'on  ne  voit  partout  que  des  caloyers,  marchands,  ache- 
teurs et  promeneurs.  Kariés  offre  le  spectacle  unique  en 
Europe  d'une  ville  de  moines  exerçant  à  eux  seuls  tous 
les  travaux  de  la  vie  civile.  De  distance  en  distance  on 
trouve,  dans  les  rues,  des  bancs  de  bois  sur  lesquels  les 
religieux  viennent  s'asseoir  les  jambes  croisées,  et  causer 
en  roulant  dans  leurs  doigts  de  longs  chapelets  de  nacre. 

...  J'avais  visité  les  parties  les  plus  curieuses  de  l'Athos, 
et  il  ne  me  restait  plus  qu'à  rejoindre  le  commandant  de 


I 


*  Supérieur 


540  LES  ASCENSIONS  CÉLÈDRES. 

V Argus,  qui  m'attendail  pour  remettre  à  la  voile.  Une 
barque  vint  me  prendre  pour  me  transporter  vers  la  par- 
tie de  l'isthme  près  de  laquelle  mouillait  le  brick.  Un  in- 
cident qui  suivit  d'assez  près  notre  départ,  vint  me  prou- 
ver que  la  population  de  l'Athos  n'est  pas  exclusivement 
composée  de  moines  pacifiques.  Nous  étions  embarqués 
depuis  quelques  heures  et  nous  longions  la  côte,  lorsque, 
vers  minuit,  nous  fûmes  silencieusement  accostés  par 
une  barque  dont  les  rameurs  s'apprêtaient  à  entrer  dans 
la  nôtre  ;  la  vue  de  nos  armes  les  fit  battre  en  retraite,  et 
nous  en  fûmes  quittes  pour  une  violente  secousse  ;  un 
bruit  de  rames  qui  témoignait  d'une  fuite  rapide  répondit 
seul  à  nos  questions.  Notre  appareil  militaire  déconcer- 
tait-il des  projets  hostiles  ou  écartait-il  simplement  des 
curieux?  Je  ne  sais,  mais  la  première  hypothèse  me  paraît 
plus  probable.  Depuis  la  conquête  turque,  en  effet,  les 
pirates  n'ont  jamais  cessé  d'infester  ces  parages. 

Au  soleil  levant,  nous  nous  trouvions  près  de  l'endroit 
le  plus  resserré  de  la  presqu'île,  où  Xerxès  avait  fait  creu- 
ser un  canal  dont  on  voit  encore  les  traces.  Je  traversai 
l'isthme.  J'arrivai  au  lieu  dit  les  Portes  de  Cassandre^  où  nous 
allumâmes  du  feu  :  c'était  le  signal  convenu.  Une  embarca- 
tion vint  nous  prendre,  et  nous  cinglâmes  vers  Athènes. 

Cette  visite  aux  couvents  de  l'Athos  m'avait  permis  de 
saisir  plus  nettement  les  phases  diverses  de  l'école  byzan- 
tine et  son  influence  réelle  sur  les  destinées  de  l'art.  Venue 
à  une  époque  où  le  genre  humain,  abandonnant  des  tra- 
ditions épuisées,  cherchait  à  traduire  dans  la  langue  du 
passé  les  sentiments  nouveaux  qui  allaient  dicter  la  loi  de 
l'avenir,  l'école  byzantine  a  rendu  au  christianisme  et  à 
l'art  qui  en  fut  l'expression,  les  plus  éminents  services. 
Tant  que  l'héritage  intellectuel  de  l'antiquité  fut  à  sa  dis- 
position, l'art  byzantin  transforma  à  son  usage  les  éléments' 
qu'il  put  lui  emprunter.  Il  atteignit  ainsi  son  apogée  vers 
le  troisième  siècle  et  s'y  maintint  jusqu'au  septième  ;  la 


Ll^  11 OM  ATllOS. 


3il 


protection  des  empereurs  de  Coiistantinople  en  hâta  les 
progrès   et  les  soutint  dans  son    essor.  Fléchissant,  aux 
siècles  qui  suivirent,   sous   les  invasions   des  barbares, 
obscurci  et  dénaturé  dans  sa  partie  technique  pendant  la 
nuit  intellectuelle  où  fut  plongée  l'Europe,    cet  art  sur- 
vécut néanmoins,   et  l'école  conserva  des  traditions  qui, 
transmises  plus  taid  aux  nations  de  l'Occident,  devaient, 
dans  des  circonstances  plus  favorables,  recevoir  de  ma- 
gnifiques développements.  Cet  honneur  suffit  à  sa  gloire; 
mais  là  s'arrêtent  les  services  qu'elle  a  pu  rendre.  L'in- 
fluence prolongée  de  cet  art  de  transition,  renfermé  dans 
des  principes  d'une  intlexibililé  dogmatique,  eût  fini  par 
étouffer  l'art  plus  élevé  et  plus  complet  appelé  à  le  rem- 
placer. Il  manquait  à  l'école  byzantine  un  principe  aussi 
indispensnble  au  développement  intellectuel  de  l'homme 
qu'à  son   développement  moral,  la  liberté.  Ce  principe, 
l'ait  chrétien  le  reçut  de  l'Italie,  et  puisa  dés  lors  une  vie 
merveilleuse  dans  le  concours  de  toutes  les  forces  indivi- 
duelles, de  toutes  les  inspirations  spontanées. 

(Dominique  Papety,  les  Couvents  deVAthos.  —  Uevue 
des  Deux  Mondes.) 


Le  mont  Alhos. 


EXCELSIOR! 


Les  ombres  de  la  nuit  tombent  et  rapidement  s'élendenl;à  travers  un 
liameau  alpestre,  passe  un  bel  adolescent,  à  travers  neiges  et  glaces,  une 
bannière  déployée  à  la  main,  et  sur  la  bannière  on  lit  cette  étrange 
devise  :  Exceisior!  (Plus  baut!) 

Som])re  est  son  front,  mais  l'épèe  sortant  du  fourreau  n'a  pas  plus  d'é- 
<lat  que  son  œil,  et  pareille  au  clairon  résonne  sa  voix,  sa  voix  interprète 
«l'une  langue  inconnue  :  Exceisior! 

Devant  d'heureuses  demeures,  il  passe,  et  voit  flamboyer  sur  l'àtre  la 
douce  et  chaude  lumière  du  feu  de  la  vallée;  devant  lui  s'élèvent  mena- 
çants les  grands  glaciers  comme  de  gigantesques  spectres.  —  Quel  gémis- 
sement lui  échappe?...  Exceisior  ! 

«  Ne  tente  point  le  passage,  lui  dit  le  vieillard,  le  noir  orage  gronde 
déjà,  entends  mugir  le  large  et  profond  torrent;  »  et  celte  voix  de  clairon 
répond  :  Exceisior! 

«  Ob  î  reste  ici,  murmure  la  jeune  fille,  et  sur  mon  sein  repose  ta  tête 
chargée  d'ennui!  »  Une  larme  voile  l'éclat  de  son  œil  bleu,  et  en  soupi- 
rant il  dit  encore  :  Exceisior! 

«  Prends  garde  aux  grandes  branches  du  sapin  foudroyé,  prends  garde 
à  l'avalanche  terrible!  »  du  vieillard  ce  fut  le  dernier  adieu.  Une  voix 
lointaine  du  haut  de  la  montagne  répond  :  Exceisior!... 

A  l'aube,  tandis  que  les  pieux  moines  du  Saint-bernard  chantent  la 
prière  accoutumée,  une  voix  retentit,  éveillant  l'air  ému:  Exceisior! 

\  demi  enseveli  par  la  neige,  un  voyageur  est  découvert;  sa  main  serre 
lin  drapeau,  le  drapeau  à  la  devise  mystique  :  Exceisior! 

Là,  dans  le  froid  et  terne  crépuscule,  là,  élendu  sans  vie,  il  repose, 
encore  si  beau!...  Mais  du  fond  des  cieux,  pure  et  lointaine,  une  voix  des- 
cend, elle  tombe  comme  tombe  une  étoile  :  Exceisior!... 

IL  LoNOFELLOW. 


KIN. 


TîABLE  DES  GRAYURES 


Ascension  au  mont  Blanc '  ^ 

Le  col  du  Géant l* 

L'aiguille  du  Midi 21 

Vue  du  Wetterhorn «50 

Le  Finsteraarkorn ^^ 

Avalanche  du  pic  de  Morteratscli ^*J 

Le  Jungfrau ^^ 

Ascension  au  Galenstock ^"^^ 

Le  mont  Cervin 1^<^ 

Catastrophe  du  mont  Cervin 108 

Le  cirque  de  Gavarnie H3 

Le  pic  .Midi H5 

La  brèche  de  Roland 125 

Le  mont  Perdu 1^9 

Le  cap  Nord. 1^7 

Le  cap  Nord  (aspect  des  côtes,  îles  Margeroië] 105 

Le  cap  Nord  (îles  de  Lcloden.) 166 

Le  pic  de  Ténériffe •  Hl 

Cascade  dans  les  Cordillères 174 

Passage  des  Cordillères  du  Pérou. 181 

La  Sillo  de  Carocas 101 

Le  Cliimhorazo 207 

Jet  de  vapeur  sur  le  San  Andres  (Mexique] 221 

Pont  des  Cordillères ' 226 


TABLE  DES  GRAVURES. 

25.  Sur  l'Himalaya 'H^ 

26.  Gongoirie  (Himalaya) 251 

27.  lie  de  Sumatra  (le  Sœlassiei 243 

28.  Le  Peter-Botle  (île  Maurice^ 249 

29.  Les  gorges  du  Taurus.- 255 

50.  Le  mont  Liban  (cascade  de  INalir-cl-LcbciV' 263 

31.  Le  Condor .' 27'2 

32.  Le  Brocken 271 

35.  Le  Brocken  (plateau  des  Sorcières) 'i7Ç 

34.  Le  Parnasse 32Z 

35.  Le  pic  d'Adam 335 

36.  L'Elbrouz .  341 

37.  Le  mont  Ararat ^<^' 

58.  Le  mont  Sinaï ^27 

39.  Le  mont  Athos •    ■  ^^^ 


i 


TABLE  DES  MATIÈRES 


I.  Les  Alpes. 


Ascension  au  mont  Blanc  (De  Saussure^ .  5 

Ascension  au  mont  Blanc  (Charles  Martins) 18 

Glacier  de  Boscnlaui  (J.-M.  Dargaud) ,       ...  35 

Ascension  au  Finsteraarhorn  (I.  Tyndall) 43 

L'avalanche  du  pic  de  Morteratsch   (J.  Tyndall) 56 

Ascension  à  la  Jungfrau  (E.  Desor) 64 

Ascension  au  Galentstock  (E.  Desor) 86 

Catastrophe  du  mont  Cervin  (Ed.  Whympei; i)9 


II.  Les  Pyrénées.  —  Le  cap  Nohd,  —  Le  pic  de  Ténékiffe. 


Le  \)'\z  du  Midi    B.  de  Mirbel; 113 

Ascension  à  la  brèche  de  Roland  (B.  de  .Mirbel,  J.  Pasquier).   .   .  119 

Ascensions  au  mont  Perdu  (Hamond). 150 

Ascensions  au  cap  Nord  (Charles  Martins,  L.  Enault^ 156 

I  Le  pic  de  Ténéril'fe  ^Berthelot) 107 


346  TABLE  DES  MATIÈKES. 


III.  Les  Andes. 

Passage  des  Cordillères  du  Pérou  (A.  de  Hiimboldt; 171 

Excursion  a  la  cime  de  la  Silla  'A.  de  llumboldt) 18>1 

Ascension  au  Cliimborazo  (Boussingault) 20Z 

Découverte  d'un  ancien  volcan  (IL.  de  Saussurel 2\t 


IV.  L'Himalaya.  —  L'Archipel  indien.  —  Le  Taurus  et  le  Liban. 
Les  hautes  cimes. 


Les  sources  du  Gange  ^A.  Ilodgson^ 219 

Ascension  au  Gunnung   Talang' '^^40 

Ascension  au  Petcr-Botle '24G 

Le  Taurus  cicilien    Elisée  lîeclus"! loi 

Le  mont  Liban  (Volney,  Malte-Brun). 2(i0 

La  vie  animale  dans  les  zones  alpestres 2G8 


V.  Pèlerinages.  —  Traditions  et  Légendes. 

Ascension  au  Rrocken 277 

Ascension  au  Parnasse  (Yemeniz,  J.-J.  Ampère,  J.-A.  Buchon'.  ,  2X7 

Le  pic  d'Adam .  287 

Ascension  de  l'Elbrouz  (Ch.  Bélanger^ 504 

Ascension  de  l'Ararat  (Perrot,  Cli.  Bélanger) ."10 

Le  binai  (Bida  et  G.  Hachette,  Malte-Brun) 525 

Le  mont  Athos  (Dom.  Papety' <')32 

Table  des  gravures ô'u> 


PARIS.    —  IMP.    SIMO.N   RAÇON   ET   COMP.,    HUE   u'eRFLII TII,    1. 


ERRATA 


Pages  09,  100  et  110,  au  Uni  (Je  Wymper,  Jise:.  Wliymper 


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La  BlbZJjOthê.quQ, 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


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University  of  Ot1 
Date  Due