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BIBLIOTHÈQUE
DES MERVEILLES
PUBLIÉE SOUS LA Dir.ECTIOX
DE M. EDOUARD CHARTON
LES
ASCENSIONS CÉLÈBRES
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PAF.IS. — IMP. S:M0N P.ACOX et COMP., r.UE u'Efil URTH, 1.
BIBLIOTHÈQUE DES MERVEILLES
LES
r ^
ASCENSIONS CELEBRES
AUX PLUS HAUTES MONTAGNES DU GLOBE
FRAGMENTS DE VOYAGES
RECUEILLIS, TRADUITS ET MIS EN ORDRE
PAR
ZURGHEll ET MARGOLLÉ
DEUXIÈME ÈniTiorv
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 59 VIGNETTES
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C"^
BOULEVARD SAINT- GERMAIN, N® 77
1869
Droits de
\jn»versaas
BIBLIOTHECA
îtaviensN^
« C'est malgré lui, sous l'appât d'une grande ré-
compense, que le superstitieux Hindou se décide à
accompagner le voyageur dans les montagnes qu'il
redoute, moins pour les dangers inconnus de l'as-
cension que pour le sacrilège qu'il croit commettre
en s'approchant du saint asile, du sanctuaire invio-
lable des dieux qu'il révère. Son trouble devient ex-
trême quand il voit dans le pic à gravir, non la mon-
tagne, mais le dieu dont elle a pris le nom ; alors ce
n'est que par le sacrifice et la prière qu'il pouri'a
apaiser la divinité profondément offensée ^ »
Un sentiment tout autre anime les relations résu-
mées dans ce volume, et montre combien la science
agrandit en nous l'idée de Dieu et contribue à déve-
* Exploration de la haute Asie, par les frères Schlagintwiit. Toin
(lu monde, n" 352.)
1
2 LES ASCEIS'SIO>S CÉLÈBRES.
lopper les forces morales qui font la puissance et la
grandeur de nos sociétés éclairées. C'est à ce point
de vue que nous nous sommes placés en choisissant
les fragments de voyages que nous devions réunir.
Ces descriptions pittoresques, ces récits attachants
des naturalistes et des voyageurs, n'ont pas été re-
cueillis seulement pour offrir aux lecteurs quelques
instants d'utile récréation. Nous avons aussi pensé
qu'on aimerait à suivre, dans leurs périlleuses ascen-
sions, les vaillants explorateurs, les savants dévoués
qui nous ont ouvert la voie vers les régions de la lu-
mière, vers la sereine contemplation de l'ordre ma-
gnifique, des lois bienfaisantes que nous révèle l'étude
de la nature, et vers le souverain Auteur de ces lois.
F. ZuRCHER, E. Margollé.
LES ALPES
Les hautes régions de l'atinosplière éveillent au plus haut degr'- noire
curiosité. Quoique nous nous efforcions par l'induction et le calcul d'en
découvrir la constitution et d'en saisir les phénomènes, elles demeurent
encore environnées pour nous de bien des mystères. Nous gravissons les mon-
tagnes, nous nous élevons en ballon, nous braquons nos télescopes sur les
cori)s célestes, et nous inventons mille instruments pour constater les
moindres effets produits par les agents physiques dans l'espace qui nous
en sépare. Les lieux élevés ont pour nous un attrait particulier. Fatigués
de rencontre!' sans cesse sur le globe la trace de l'homme et les œuvres de
ses mains, nous recherchons les régions où il n'a point encore pénétré, où
la nature reste vierge et garde la physionomie des âges géologiques qui
précédèrent le notre. Il règne sur les hauts sommets un silence, un calme
apparent, une fraîcheur et comme un parfum d'éternité qui nous rap-
prochent pour ainsi dire des conditions de l'espace infini et nous font
planer au-dessus des agitations et des misères du sol habité. La Bible
nous représente Moïse gravissant le Sinai pour y converser avec Dieu et
recevoir directement ses volontés; c'est l'image des impressions produites
sur nous par les lieux élevés. Nous nous trouvons en effet sur la cime des
monts face à face avec la Divinité ; l'homme n'étant plus là pour déi anger,
selon ses besoins et ses caprices, l'ordre primitif des choses, les lois physi-
ques nous apparaissent dans toute leur grandeur et leur généralité.
AlptiED Maurv.
ASCENSIONS AU MONT BLANC
ASCENSION DE 1787, PAR DE SAUSSURE.
L)é|>aii de Chamouiiix, — Olacifir de la Côte. — Campement au milieu des
neiges. — INuit rayonnante. — Cime du mont Blanc. — Expériences do
physique. — Le mal de montagne. — Formes bizarres des nuages dans
les vallées. — Pont d'^. neige et crevasses. — Joie du retour.
EnallantàChaniuunix, dans les premiers jours de juillet,
je rencontrai à Sallenclie le courageux Jacques Balmat,
qui venait à Genève m'annoncer ses nouveaux succès; il
était monté à la cime de la montagne avec deux autres
guides. La pluie tombait quand j'arrivai à Chamounix, et
le mauvais temps dura près de quatre semaines. Mais
j'étais décidé à attendre jusqu'à la fin de la saison plutôt
que de manquer le moment favorable.
Il vint enfin, ce moment si désiré, et je me mis en mar-
che le 1" août 1787, accompagné d'un domestique et de
dix-huit guides qui portaient nos instruments de physique
et tout l'attirail dont j'avais besoin. Mon fils aîné désirait
ardemment de m'accompagiier, mais je craignais qu'il ne
fût pas encore assez robuste et assez exercé à des courses
de ce genre. J'exigeai qu'il y renonçât. Il resta au
6 LES ASCENSIONS CÉLÈDRES.
Prieuré, où il fit avec beaucoup de soin des observations
correspondantes à celles que je faisais sur la cime.
Pour être parfaitement libre sur le choix des lieux où
je passerais les nuits, je fis porter une tente, et le premier
soir j'allai coucher sous cette tente, au sommet de la
montagne de la Côte. Cette journée est exempte de peines
et de dangers : on monte toujours sur le gazon ou sur le
roc, et l'on fait aisément la route en cinq ou six heures.
Mais de là jusqu'à la cime, on ne marche plus que sur les
glaces ou sur les neiges.
La seconde journée n'est pas la plus facile. Il faut
d'abord traverser le glacier de la Côte pour gagner le
pied d'une petite chaîne de rocs qui sont enclavés dans
les neiges du mont Blanc. Ce glacier est difficile et dan-
gereux. Il est entrecoupé de crevasses larges, profondes
et irrégulières, et souvent on ne peut les franchir que sur
des ponts de neige qui sont quelquefois très-minces et
suspendus sur les abîmes. Un de mes guides faiUit y
périr. Il était allé la veille avec deux autres pour recon-
naître le passage; heureusement ils avaient eu la précau-
tion de se lier les uns aux autres avec des cordes ; la neige
se rompit sous lui au milieu d'une large et profonde
crevasse, et il demeura suspendu entre ses deux camara-
des. Nous passâmes tout près de l'ouverture qui s'était
formée sous lui, et je frémis à la vue du danger qu'il
avait couru. Le passage de ce glacier est si difficile et si
tortueux, qu'il nous fallut trois heures pour aller du haut
de la Côte jusqu'aux premiers rocs de la chaîne isolée,
([uoiqu'il n'y ait guère plus d'un quart de lieue en ligne
droite.
Après avoir atteint ces rocs, on s'en éloigne d'abord
pour monter en serpentant dans un vallon rempli de neige
qui va du nord au sud jusqu'au pied de la plus haute
cime. Ces neiges sont coupées de loin en loin par d'énor-
mes et superbes crevasses. Leur coupe \ive et nette mon-
ASCENSIONS AU MONT BLANC. 9
re les neiges disposées par couches horizontales, et cha
;une de ces couches correspond à une année. Quelle que
ioit la largeur de ces crevasses, on ne peut nulle part en
lécouvrir le fond.
Mes guides auraient voulu passer la nuit auprès d'un
les rocs que l'on rencontre sur cette route, mais comme
es plus élevés sont encore de GOO à 700 toises plus bas
(ue la cime, je voulais m'élever davantage. Pour cela, il
allait aller camper au milieu des neiges, et c'est à quoi
'eus beaucoup de peine à déterminer mes compagnons
le voyage. Ils s'imaginaient que pendant la nuit il règne
^lans ces hautes neiges un froid absolument insupporta-
jle, et ils craignaient sérieusement d'y périr. Je leur dis
mfm que, pour moi, j'étais déterminé à y aller avec
leux d'entre eux dont j'étais sûr : que nous creuserions
)rofondément dans la neige, qu'on couvrirait cette exca-
vation avec la toile de la tente, que nous nous y renfer-
merions tous ensemble, et qu'ainsi nous ne souffririons
point du froid, quelque rigoureux qu'il pût être. Cet
arrangement les rassura et nous allâmes en avant. A
juatre heures du soir, nous atteignîmes le second des
trois grands plateaux de neige que nous avions à traver-
ser. C'est là que nous campâmes, à i ,455 toises au-dessus
du Prieuré et 1,995 au-dessus de la mer, 90 toises plus
haut que la cime du pic de Ténériffe. Nous n'allâmes pas
jusqu'au dernier plateau, parce qu'on y est exposé aux
avalanches. Le premier plateau par lequel nous venions
de passer n'en est pas non plus exempt. Nous avions tra-
versé deux de ces avalanches tombées depuis le dernier
voyage de Balmat, et dont les débris couvraient la vallée
dans toute sa largeur.
Mes guides se mirent d'abord à excaver la place dans
laquelle nous devions passer la nuit; mais ils sentirent
bien vite l'effet de la rareté de l'air (le baromètre n'était
qu'à 1 7 pouces 10 lignes). Ces bommes robustes, pour qui
10 LES ÂSCENSIOINS CÉLÈBRES.
sept OU huit heures de marche que nous venions de fair
ne sont absolument rien, n'avaient pas soulevé cinq o
six pellées de neige qu'ils se trouvaient dans l'impossib:
lité de continuer : il fallait qu'ils se relayassent d'un m(
ment à l'autre. L'un d'eux, qui était retourné en arrièr
pour prendre dans un baril de l'eau que nous avions vu
dans une crevasse, se trouva mal en y allant, revint sar
eau et passa la soirée dans les angoisses les plus pénibles
Moi-même, qui suis si accoutumé à l'air des montagne;
qui me porte mieux dans cet air que dans celui de 1
plaine, j'étais épuisé de fatigue en préparant mes instri
ments de météorologie. Ce malaise nous donnait une so
ardente et nous ne pouvions nous procurer de l'eau qu'e
faisant fondre de la neige, car l'eau que nous avions vu
en montant se trouva gelée quand on voulut y retourne]
et le petit réchaud à charbon que j'avais fait porter sei
vaitbien lentement vingt personnes altérées.
Du milieu de ce plateau, renfermé entre la dernier
cime du mont Blanc, au midi, ses hauts gradins de Vet
et le dôme du Goûté , à l'ouest , on ne voit presque qu
des neiges; elles sont pures, d'une blancheur ébloui;
saute, et sur les hautes cimes elles forment le plus singi
lier contraste avec le ciel presque noir de ces hautes rt
gions. On ne voit là aucun être vivant, aucune apparenc
de végétation : c'est le séjour du froid et du silence. Lor!
que je me représentais le docteur Paccard et Jacques Ba
mat arrivant les premiers au déclin du jour dans ces d(
serts, sans abri, sans secours, sans avoir même la ccrt
tude que les hommes pussent vivre dans les lieux où i]
prétendaient aller, et poursuivant cependant toujoui
intrépidement leur carrière, j'admirais leur force d'espr;
et leur courage.
Mes guides, toujours préoccupés de la crainte du froic
fermèrent si exactement tous les joints de la tente que j
souffris beaucoup de la chaleur et de l'air corrompu pa
ASCE^SIO>S AU MO^T BLA>"C. 11
jtre respiration. Je fus obligé de sortir dans la nuit pour
>spirer. La lune brillait du plus grand éclat au milieu
un ciel noir d'ébéne. Jupiter sortait tout rayonnant
i>si de derrière la plus haute cime à l'est du mont
la ne, et la lumière réverbérée par tout ce bassin de
oige était si éblouissante qu'on ne pouvait distinguer que
;s étoiles do la première et de la seconde grandeur. Nous
ommencions enfin à nous endormir, lorsque nous tûmes
éveillés par le bruit d'une grande avalanche qui couvrit
ne partie de la pente que nous devions gravir le lende-
lain. A la pointe du jour, le thermomètre était à 5° au-
essous de la congélation.
Nous ne partîmes que tai^d , parce qu'il fallut faire
[ondre de la neige pour le déjeuner et pour la route; elle
kait bue aussitôt que fondue, et ces gens, qui gardaient
eligieusement le vin que j'avais fait porter, me déro-
)aient continuellement l'eau que je mettais en réserve.
Nous commençâmes par monter au troisième et dernier
jlateau, puis nous tirâmes à gauche pour arriver sur le
'ocher le plus élevé, à l'est de la cime. La pente est extré-
Tiement rapide, de 59° en quelques endroits; par-
tout elle aboutit à des précipices, et la surface de la neige
Hait si dure, que ceux qui marchaient les premiers ne
pouvaient assurer leurs pas sans la rompre avec une
liache. Nous mîmes deux heures à gravir cette pente, qui
a environ 250 toises de hauteur. Parvenus au dernier
rocher, nous reprîmes à droite, à l'ouest, pour gravir la
dernière pente, dont la hauteur perpendiculaire est à peu
près de 150 toises. Cette pente n'est inclinée que de 28
à 2^*^ et ne présente aucun danger ; mais l'air y est
si rare que les forces s'épuisent avec la plus grande
promptitude; près de la cime, je ne pouvais faire que
quinze ou seize pas sans reprendre haleine; j'éprouvais
même de temps en temps un commencement de défail-
lance qui me forçait à m'asseoir, mais à mesure que la
12 LES ASCENSIONS CELEBRES.
respiration se rétablissait, je sentais renaître mes forces;
il me semblait, en me remettant en marche, que je pour-
rais monter d'une traite jusqu'au sommet de la montagne.
Tous mes guides, proportion gardée de leurs forces^
étaient dans le même état. Nous mîmes deux heures de-
puis le dernier roclier jusqu'à la cime, et il était onze
heures quand nous y parvînmes.
Mes premiers regards se portèrent sur Chamounix, où
je savais ma femme et ses deux sœurs, l'œil fixé au téles-
cope, suivant tous mes pas avec une inquiétude trop
grande sans doute, mais qui n'en était pas moins cruelle,
et j'éprouvai un sentiment bien doux et bien consolant
lorsque je vis flotter l'étendard qu'elles m'avaient promis
d'arborer au moment où, me voyant parvenu à la cime,
leurs craintes seraient au moins suspendues.
Je pus alors jouir sans regret du grand spectacle que
j'avais sous les yeux. Une légère vapeur suspendue dans
les régions inférieures de l'air me dérobait la vue des
objets les plus bas et les plus éloignés, tels que les plai-
nes de la France et de la Lombardie; mais je ne regret-
tais pas beaucoup cette perte : ce que je venais de voir
et ce que je vis avec la plus grande clarté, c'est l'ensem-
ble de toutes les hautes cimes dont je désirais depuis si
longtemps connaître l'organisation. Je n'en croyais pas
mes yeux : il me semblait que c'était un rêve, lorsque je
voyais sous mes pieds ces cimes majestueuses, ces redou-
tables aiguilles, le Midi, l'Argentière, le Géant, dont les
bases mêmes avaient été pour moi d'un accès si difficile
et si dangereux. Je saisissais leurs rapports, leur liaison,
leur structure, et un seul regard levait des doutes que
des années de travail n'avaient pu éclaircir.
Pendant ce temps-là nos guides tendaient ma tente et y
dressaient la petite table sur laquelle je devais faire mes
expériences. Mais, quand il fallut disposer mes instru-
ments, je me trouvais à chaque instant obligé d'interrom-
ASCEÎS'SIONS AU MONT BLANC. 13
)i e mon travail pour ne m'occuper que du soin de respi-
ev. Si l'on considère que le baromètre n'était là qu'à
») pouces 1 ligne et qu'ainsi l'air n'avait guère plus delà
noitié de sa densité ordinaire, on comprendra qu'il fallait
suppléer à la densité par la fréquence des inspirations.
3r, cette fréquence accélérait le mouvement du sang,
i'aulant plus que les artères n'étaient plus contre-bandées
m dehors par une pression égale à celle qu'elles éprou-
anit à l'ordinaire. Aussi avions-nous tous la fièvre.
Lorsque je demeurais parfaitement tranquille, je n'é-
[u ouvais quun peu de malaise, une légère disposition au
mal de cœur. Mais, lorsque je prenais de la peine ou
que je fixais mon attention pendant quelques moments de
suite, et surtout, lorsqu'en me baissant, je comprimais
ma poitrine, il fallait me reposer et haleter pendant deux
ou trois minutes. Mes guides éprouvaient des sensations
analogues : ils n'avaient aucun appétit, et, à la vérité, nos
vivres, qui s'étaient tous gelés en route, n'étaient pas bien
propres à l'exciter : ils ne se souciaient pas même du vin
et de l'eau-de-vie. En effet, ils avaient éprouvé que les
liqueurs fortes augmentent cette indisposition, sans doute
en accélérant encore la vitesse de la circulation. Il n'y avait
que l'eau fraîche qui fît du bien et du plaisir, et il fallut
du tenqDS et de la peine pour allumer le feu, sans lequel
nous ne pouvions en avoir.
Je restai cependant sur la cime jusqu'à trois heures et
demie, et quoique je ne perdisse pas un seul moment, je
ne pus faire dans ces quatre heures et demie toutes les
expériences que j'ai fréquemment achevées en moins de
trois heures au bord de la mer. Je fis cependant avec soin
celles qui étaient les plus essentielles.
Va\ quittant ce magnifique belvédère je vins, en trois
quai ts d'heure, au rocher qui forme l'épaule à l'est de la
cime. La descente de cette pente, dont la montée avait été
si pénible, fut facile et agréable; la neige n'était ni trop
14
LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
dure ni trop tendre, et, comme le mouvement que l'i
fait en descendant ne comprime point le diaphi'agme,
ne gèae point, la respiration, et l'on ne souffre point de
rareté de l'air. D'ailleurs, comme cette pente est larg
Le co! du Géant.
éloignée des précipices, il n'y a rien qui effraye ou retan
la marche. Mais il n'en fut pas ainsi de la descente qui, (
haut de l'épaule, conduit au plateau sur lequel nous avio]
couché. La grande rapidité de cette descente, l'écl
insoutenable du soleil, réverbéré par la neige, qui noi
donnait dans les yeux et qui faisait paraître plus terribl
les précipices qu'il éclairait sous nos pieds, la rendaie
infiniment pénible. D'ailleurs, autant la dureté de la nei<
avait rendu le matin notre marche difficile, autant !
mollesse, produite par l'ardeur du soleil, nous incomm^
dait le soir, parce que, au-dessous de sa surface ramoHii
on trouvait toujours son fond dur et glissant.
ASCENSIONS AU MONT BLANC. 15
Comme nous redoutions tous cette descente, quelques-
ins des guides, pendant que je faisais mes observations
i la cime, avaient cherché quelque autre passage ; mais
eurs recherches ayant été vaines, il fallut suivre, en des-
cendant, la route que nous avions suivie en montant,
cependant, grâce aux soins de mes guides, nous la fîmes
>ans aucun accident et cela dans moins d'une heure et
juart. Nous passâmes auprès de la place où nous avions,
inon dormi, du moins reposé la nuit précédente, et nous
30ussâmes encore une lieue plus loin , jusqu'au rocher
Drès duquel nous nous étions arrêtés en montant. Je me
iéterminai à y passer la nuit : je fis établir la tente contre
'extrémité méridionale de ce rocher, dans une situation
vraiment singuHère. C'était sur la neige, sur le bord d'une
pente très -rapide, qui descend de la vallée que domine
le dôme de Goûté, avec sa couronne de séracs ^ et qui est
terminée, au midi, par la cime du mont Blanc. Au bas de
cette pente, régnait une large et profonde crevasse, qui
nous séparait de celte vallée, et où s'engloutissait tout ce
qu'on laissait tomber des environs de notre tente.
Nous avions choisi ce poste pour éviter le danger des
avalanches; et pour que, les guides trouvant des abris
dans les fentes de ce rocher, nous ne fussions pas entassés
dans la tente, comme nous l'avions été la nuit précédente.
* On donne dans les Alpes le nom de sérac à une espèce de fromag-e
blanc et compacte, que l'on retire du petit-lait et que l'on comprime
dans des caisses rectangulaires, où il prend la forme de cubes, ou
plutôt de parallélipipèdes rectangles. Les neiges, à une grande hau-
teur, pi^ennent fréquemment celte forme lorsqu'elles se gèlent après
avoir été en partie imbibées d'eau. Elles deviennent alors extrême-
ment compactes; dans cet état, si une couche épaisse de cette neig-e
durcie se trouve sur une pente, qu'elle y vienne à glisser en masse
et qu'en glissant ainsi quelques parties de la niasse portent à faux,
leur pesanteur les force à se rompre en fragments à peu près rec-
tangulaires, dont quelques-uns ont jusqu'à 50 pieds en tout sens, et
rjui, à raison di leur homogénéité, sont aussi réguliers que si on les
eût taillés au ciseau.
'16 LES ASCENSIONS CELEBRES.
I
Je contemplai l'amas de nuages qui flottaient sous nos
pieds, au-dessus des vallées et des montagnes, moins
élevées que nous. Ces nuages, au lieu de présenter des
plaques ou des surfaces unies, comme on les voit de bas
en haut, offraient des formes extrêmement bizarres, des
tours, des châteaux, des géants, et paraissaient soulevés
par des vents verticaux, qui partaient des différents points
des pays situés au-dessous. Par-dessus tous ces nuages je
voyais l'horizon liséré d'un cordon composé de deux ban-
des : l'inférieure, d'un rouge noirâtre; la supérieure, plus
claire, et d'où semblait s'élever une flamme d'un bel
aurore, inégale, transparente et diversement nuancée.
Nous soupâmes gaiement et de très-bon appétit; après
quoi je passai sur mon matelas une excellente nuit. Ce
fnt alors seulement que je jouis du plaisir d'avoir accom-
pli ce dessein formé depuis vingt-sept ans, dans mon
premier voyage à Chamounix, en 1760; projet que j'avais
si souvent abandonné et repris, et qui était pour ma
famille un continuel sujet de souci et d'inquiétude. Cette
préoccupation avait le caractère d'une espèce de mala-
die : mes yeux ne rencontraient pas le mont Blanc que
Ton voit de tant d'endroits de nos environs, sans que
j'éprouvasse une espèce de saisissement douloureux. Au
moment oii j'y arrivai, ma satisfaction ne fut pas com-
plète; elle le fut encore moins au moment de mon départ :
je ne voyais alors que ce que je n'avais pu faire. Mais
dans le silence de la nuit, après m'ôtre bien reposé de ma
fatigue, lorsque je récapitulais les observations que j'avais
recueillies, lorsque surtout je me retraçais le magnifique
tableau des montagnes que j'emportais gravé dans ma
tête, et quenfîn je conservais l'espérance bien fondée
d'achever, sur le col du Géant, ce que je n'avais pas fait,
et que vraisemblablement on ne fera jamais sur le moni
Blanc, je goûtais une satisfaction vraie et sans mélange.
Le 4 août, quatrième jour du voyage, nous neparlîme.'
ASCENSIONS AU .MONT BLANC. 17
que vers six heures du matin. Nous arrivâmes dans une
petite heure à la cabane. Nous fûmes ensuite obhgés de
descendre une pente de neige inclinée de 46« et de
traverser une large crevasse sur un pont de neige si
mince qu'il n'avait au bord que trois pouces d'épaisseur;
un des guides, qui s'écarta un peu du milieu où la neige
était plus épaisse, enfonça une de ses jambes à faux. A
une heure de marche au-dessus de la cabane nous ren-
contrâmes des crevasses qui s'étaient ouvertes sur notre
route, et pour les éviter il falhu descendre une pente
de 50°. En entrant ensuite sur le glacier que nous
devions traverser, nous le trouvâmes changé dans ces
vingt-quatre heures au point de ne pouvoir reconnaître la
route que nous avions suivie en montant ; les crevasses
s'étaient élargies, les ponts s'étaient rompus; souvent, ne
trouvant point d'issue, nous fumes obligés de revenir sur
nos pas; plus souvent encore, il fallut nous servir de
l'échelle pour traverser des crevasses qu'il eût été impos-
sible de franchir sans son secours. Tout prés d'arriver
au bord, le pied manqua à un des guides, qui glissa jus-
qu'au bord d'une fente où il faillit tomber et où il perdit
un des piquets de ma lente. Dans ce moment d'effroi, un
énorme glaçon tomba dans une grande crevasse, avec un
h'acas qui ébranla tout le glacier. Mais enfin nous abordâ-
mes sur le roc à neuf heures et demie du matin, quittes
de toutes peines et de tout danger. Nous ne mîmes que
deux heures trois quarts de là au prieuré de Chamounix,
où j'eus la satisfaction de ramener tous mes guides par-
faitement bien portants.
Notre arrivée fut tout à la fois gaie et touchante ; tous
les parents et amis de mes guides venaient les embrasser
et les féliciter de leur retour. Ma femme, mes sœurs et mes
fils, qui avaient passé ensemble à Chamounix un temps
long et pénible, dans l'attente de celte expédition, plu-
sieurs de nos amis, qui étaient venus de Genève pour
2
18 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
assister à notre retour, exprimaient dans cet heureux
moment leur satisfaction, que les craintes qui l'avaient
précédée rendaient plus vive, plus touchante, suivant le
degré d'intérêt que nous avions inspiré.
•le passai encore le lendemain à Chamounix pour faire
quelques observations comparatives, après quoi nous
revînmes tous heureusement à Genève, d'où je revis le
mont Blanc avec un vrai plaisir, et sans éprouver ce senti-
ment de trouble et de peine qu'il me causait auparavant.
(De Saussure, Voyage dans les Alpes.)
ASCENSION DE MM. CHARLES MARTINS, BRAVAIS
ET LEPILEUR (l84,4).
'léparatifs d'une ascension scientifique. — Glaciers des Bossons. — Le cam-
pagnol des neiges. — Magnétisme terrestre. — Marie CoutteL — Tempête
de nuit. — Fatigues de l'ascension. — Description du sommet. — L'om-
bre du mont Blanc.
J'arrive à l'ascension scientifique que j'ai faite en
1844 avec mes amis Auguste Bravais, lieutenant de vais-
seau, et Auguste Lepileur, docteur en médecine. Avec le
premier, j'avais visité le Spitzberg en 1858 et 1859, pen-
dant les deux campagnes de la Recherche dans la mer
Glaciale. Il avait hiverné seul à Bossecop, en Laponie ; mais
nous avions séjourné ensemble sur leFaulhorn, en 1841,
pendant dix-huit jours, à 2,680 métrés au-dessus de la
mer; lui-même s'y était rencontré l'année suivante avec
le physicien A. Peltier, et y avait demeuré vingt-trois
jours. La comparaison des régions boréales du globe avec
les hautes régions alpines était le sujet habituel de nos
conversations. Sur le Faulhorn, nous avions fait une foule
ASCENSIONS AU MOxNT BLANC. 19
d'observations et abordé un certain nombre de problèmes
qui ne pouvaient être résolus que par une ascension et un
séjour à une plus grande hauteur; nous pensâmes au
mont Blanc.
Nous quittâmes Genève le 26 juillet. Suivant à pied
une longue charrette à quatre roues qui portait notre
matériel, nous arrivâmes à Chamounix le 28. Les prépa-
ratifs nous prirent quelques jours. Notre dessein étant de
séjourner aussi haut que possible sur le mont Blanc, nous
avions emporté de Paris une tente de campement avec ses
montants et ses piquets, des paletots en peau de chèvre,
des sacs en peau de mouton, des couvertures, etc. Nos
expériences exigeaient -de nombreux instruments de phy-
sique et de météorologie; il fallait des vivres pour trois
jours; chaque porteur ne pouvait se charger que de 1 5ki-
logrammes et de ses vivres. Or, nous avions 450 kilo-
grammes à transporter à une hauteur de 5,000 mètres
au-dessus de la vallée de Chamounix.
Notre caravane se montait à quarante-trois personnes,
dont trois guides, Michel Gouttet, Jean Mugnier et Théo-
dore Balmat, trente-cinq porteurs, dont deux jeunes gens
de la vallée, qui avaient demandé à nous accompagner.
Le 31 juillet, à sept heures et demie du matin, nous quit-
tâmes enfin Chamounix. Le temps était beau, cependant
le vent soufflait du sud-ouest, et le baromètre avait un
peu baissé; mais nos préparatifs étaient faits. Nous par-
tîmes donc sans avoir dans le temps une confiance par-
faîte, espérant toutefois une amélioration prochaine. La
longue file des porteurs s'étendait le long de la rive droite
de l'Arve, au milieu des vertes prairies. Arrivés en face
du hameau des Pèlerins, nous tournâmes à gauche. La
dernière maison du village est celle de Jacques Balmat,
le premier homme dont les pas s'imprimèrent sur la
neige encore vierge de la cime du mont Blanc, et qui périt
misérablement en 1834, dans les glaciers qui dominent
20 LES ASCENSIOiNS CÉLÈBRES.
la vallée de Sixt. En sortant des vergers qui entourent le
hameau des Pèlerins, nous entrâmes dans la forêt; elle
se compose de hauts sapins et de vieux mélèzes, aux bran-
ches desquels pendent de longs festons d'un lichen gri-
sâtre. Au printemps précédent, une énorme avalanche,
descendue de l'aiguille du Midi, avait creusé un large sil-
lon dans la forêt. Des arbres déracinés couvraient le soi
qu'ils ombrageaient auparavant, d'autres étaient rompus
par le milieu, leur cime abattue gisait à leur pied; quel-
ques-uns, seulement déchaussés, penchaient, inclinés,
vers la vallée. Ces effets sont dus autant à la pression de
Tair chassé par l'avalanche, au vent local qu'elle produit,
qu'à la neige elle-même. La caravane s'était dispersée
dans les bois; chacun choisissait son chemin.
Un étroit sentier côtoie le précipice où roule le torrent
des Pèlerins et mène à la moraine du glacier des Bossons;
alors on monte au milieu des blocs entassés qui la com-
posent, et on atteint la pierre de l'Échelle, énorme ro-
cher sous lequel on cache l'échelle dont on se sert habi-
tuellement pour traverser les crevasses du glacier. Cette
pierre est à 2,446 mètres au-dessus de la mer, à la même
hauteur que l'hospice du Saint-Bernard. C'est là que le
voyageur dit adieu à la terre. Il la quitte pour passer sur
le glacier et, jusqu'au sommet du mont Blanc, il ne
trouve plus que des rochers isolés qui surgissent comme
des îlots au milieu des champs de neiges éternelles.
Le cirque du glacier des Bossons était, comme tou-
jours, un chaos de séracs, d'aiguilles et de pyramides de
glace, au milieu desquelles plonge le mur oriental des
Grands-Mulets. Les feuillets verticaux dont se composent
ces rochers s'élèvent à des hauteurs variables, et forment
autant de gradins qui permettent de grimper sur toutes
les pointes. La roche, décomposée sous l'influence des
agents atmosphériques, s'accumule entre les feuillets.
Là végètent de jolies plantes alpines, abritées par le ro-
3
ASCENSIONS AU MONT BLAISC. '17*
cher, réchauffées par le soleil qu'il réfléchit, humectées
par la neige qui, même en été, hlanchit souvent ces ci-
mes, mais fond rapidement dès que le soleil luit pendant
deux ou trois jours. En quelques semaines elles accom-
plissent toutes les phases de leur végétation ; j'y ai re-
cueilli dix-neuf plantes phanérogames en trois ascen-
sions. M. Venance-Payot ayant ajouté cinq espèces à cette
liste, il existe vingt-quatre plantes à fleurs aux Grands-
Mulets. A ces vingt-quatre espèces phanérogames, il faut
ajouter encore vingt-six espèces de mousses, deux hépa-
tiques et trente lichens, ce qui porte à quatre-vingt-deux
le nombre total des plantes qui croissent sur ces rochers
isolés, au milieu d'une mer de glace et dépourvus en ap-
parence de toute végétation. Qui le croirait? ces plantes
servent de nourriture à un rongeur, le campagnol des
neiges, celui de tous les mammifères qui s'élève le plus
haut sur les Alpes, tandis que ses congénères sont presque
tous des habitants de la plaine.
Bravais s'était imposé la tâche de mesurer les variations
de l'intensité magnétique avec la hauteur. Pour cela, on
emploie une boussole dans laquelle une aiguille est sus-
pendue horizontalement à un fil de soie non tordu. Oji
fait osciller cette aiguille pendant une série d'intervalles
de temps parfaitement égaux, et du nombre des oscilla-
tions on conclut, après des corrections infinies et d'une
minutie extrême, à l'mtensité relative de la force magné-
tique du lieu, comparée à celle de Paris prise pour unité.
On comprend l'importance de ces mesures, qui nous dé-
voileront un jour les lois encore mvsférieuses des cou-
rants qui circulent autour du globe terrestre, aimant
colossal dont les deux pôles ne coïncident pas avec les
deux extrémités de l'axe idéal autour duquel la terre dé-
4:rit sa révolution quotidienne.
Cependant le soleil s'approchait de l'horizon; déjà j1
iuait disparu derrière les monts Vergy; les vallées de
24 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
Salleiiclie et de Chamoiinix étaient e;vti;s îonçlcmp-
dans l'ombre, tandis que les pointes granitiques voisines
semblaient incandescentes comme le fer rouge sortant du
feu ; bientôt l'aiguille de Yarens et les rochers des Fiz
s'éteignirent, l'ombre gagnait les glaciers du mont Blanc,
Ces neiges, si lumineuses un instant auparavant, prirent
la teinte terne et livide d'un cadavre ; le froid de la mort
semblait envahir ces régions avec l'obscurité et en révéler
toute l'horreur. L'aiguille du Goûté, les monts Maudits,
pâlirent successivement ; la cime du mont Blanc resta
seule éclairée pendant quelque temps encore, puis la
teinte rose qui lanimait fit place à la teinte livide, comme
si la vie l'eût abandonnée à son tour. Vers l'horizon, au- |
dessus de la mer de nuages, le ciel paraissait d'une cou-
leur vert clair, résultat de la combinaison des rayons jau-
nes du soleil avec le bleu de la voûte céleste ; les contours
des nuages isolés étaient circonscrits par un liseré orangé
du plus grand éclat. Dans ces hautes régions, il n'y a
point de crépuscule; la nuit succède brusquement au
jour. Nous nous retirâmes derrière un mur en pierres
sèches, construit devant une cavité. Nos guides étaient
groupés sur les gradins du rocher, autour de petits feux
alimentés avec du bois de genévrier rapportés par eux
des environs de la Pierre de l'Échelle. Ils entonnaient à
l'unisson des chants lents et monotones, qui empruntaient
au lieu de la scène un charme mélancolique. Peu à peu
les chants cessèrent, les feux s'éteignirent, et l'on n'en-
tendit plus rien que le bruit de quelques avalanches tom-
bées des hauteurs voisines. Bientôt la lune se leva der-
rière les monts Maudits, et, rasant, invisible pour nous,
le dôme du Goûté, elle en éclaira les neiges d'une lueur
phosphorescente des plus étranges. Quand elle se dégagea
de l'aiguille du Goûté, elle était entourée d'une auréole
verdâtre qui se détachait sur un ciel noir comme de l'en-
cre. Les étoiles scintillaient fortement. Le vent ne s'était
ASCENSIONS AU MOINT BLA.NG. 25
point apaisé, il soufflait par brusques rafales suivies d'un
instant de calme parfait. Tout nous annonçait du mauvais
temps pour le lendemain, mais personne ne songeait au
retour ; nous voulions épuiser notre chance jusqu'au bout
et ne reculer qu'au moment où il nous serait impossible
de continuer l'ascension.
Le lendemain, pendant que nous étions occupés à éga-
liser de nouveau les charges de nos porteurs, qui avaient
échangé leurs fardeaux respectifs, j'aperçus tout à coup
un vieillard, à nous inconnu, qui gravissait lentement la
pente qui conduit au Petit-Plateau ; courbé sur la neige,
s'aidant quelquefois des mains pour se maintenir, il mon-
tait lentement, mais de ce pas égal et mesuré qui dénote
un montagnard exercé. Ce vieillard, c'était Marie Couttet,
âgé de quatre-vingts ans, qui, dans sa jeunesse, avait
servi de guide à de Saussure. Jadis il était d'une agilité
qui l'avait fait surnommer le Chamois. 11 méritait ce so-
briquet : nul n'était plus intrépide. Un jour il accompa-
gnait un voyageur anglais dans une course difficile. L'An-
glais conservait cet air de flegme et d'indffférence qui
caractérise le véritable gentleman. La vue des passages
les plus scabreux ne lui arrachait ni un geste d'étonne-
ment, ni un mot qui trahît la moindre hésitation. Irrité
de ce sang-froid imperturbable, Couttet avise un pin cem-
bro qui s'avançait horizontalement au-dessus d'un escar-
pement de 500 métrés de hauteur; il marche hardiment
le long du tronc et, quand il est à Pextrémilé, il se cou-
che dessus, puis se suspend par les pieds au-dessus du
précipice. L'Anglais le regarda tranquillement, et, quand
Couttet revint auprès de lui, il lui donna une pièce d'or à
la condition qu'il ne recommencerait pas. Tel était, dans
sa jeunesse, l'homme qui nous devançait sur les pentes
inférieures du Petit-Plateau. Son intelligence s'était affai-
blie avant son corps; il croyait avoir trouvé un nouveau
chemin pour parvenir à la cime du mont Blanc, et se re-
2t) LES ASCENSIONS CELEBRES.
commandait comme guide à tous les voyageurs qui ten-
taient l'ascension. Quoique son offre fût repoussée, il le^
accompagnait en guise de volontaire jusqu'à une certaine
hauteur pour leur démontrer l'excellence du nouveau che-
min qu'il avait découvert. Connaissant la mononianie du
vieillard, nous lui avions caché soigneusement le jour de
notre départ: mais ayant su que nous étions aux Grands-
Mulets, il s'était mis en marche le soir même, avait tra-
versé le glacier et arrivait vers minuit à notre bivouac, où
il prenait place autour du feu des guides. A l'aube, il était
parti le premier pour frayer la route.
Le Grand-Plateau est un vaste cirque de neige et de
glace dont le fond est un plan relevé vers le sud. Mais
nous entrevîmes à peine la configuration des lieux. Avant
que nous pussions nous reconnaître, les nuages nous
avaient complètement enveloppés, et la neige tourbillon-
nait autour de nos têtes. 11 n'y avait pas à hésiter, il fal-
lait ou redescendre immédiatement ou dresser notre
tente. Deux porteurs, Auguste Simond et Jean Cachât,
s'offrirent pour rester avec les trois guides et nous. Les
autres jetèrent leurs fardeaux sur la neige et se précipi-
tèrent en hâte vers le Petit-Plateau ; ils s'évanouissaient
comme des ombres dans la brume, qui s'épaississait de
plus en plus. Demeurés seuls, nous commençâmes à en-
lever la neige à la profondeur de trente centimètres, dans
un espace rectangulaire de quatre mètres de long sur
deux de large; puis, guidés par un rectangle en corde
préparé d'avance, dont chaque nœud correspondait à un
des piquets de la tente, nous plantâmes dans la neige de
longues et fortes chevilles en bois dont la tête était munie
d'un crochet. Cela fait, la tente fut élevée sur la traverse
et les deux supports qui devaient la soutenir; les boucles
des cordes furent passées autour de la tête des chevilles.
La tente dressée, nous nous hâtâmes d'y mettre à l'abri
nos instruments d'abord, puis nos vivres. Bien nous en
ASCE>'SIONS AU MONT BLANC. 27
rit de nous hâter, car plusieurs bouteilles de vin laissées
|3hors ne purent être retrouvées : au bout d'une heure la
Jeige qui tombait et celle que le vent apportait les avaient
licouvertes. Sous la tente, nous avions improvisé un par-
jet avec de légères planches de sapin posées sur la neige.
os guides étaient à une extrémité et nous à l'autre. L'es-
ice était étroit; on ne pouvait se tenir debout, il fallait
lîster assis ou couché. La cuisine se trouvait au milieu.
iDtre premier soin fut de faire fondre de la neige dans
î vase échauffé par la flamme d'une lampe à esprit-de-
n, car à ces hauteurs le charbon brûle fort mal. Bravais
it l'heureuse idée de verser .cette eau sur les piquets de
tente; l'eau gela, et, au lieu d'être enfoncés dans une
3ige meuble, ces piquets furent pris dans des masses de
ace compacte. En outre, une corde fixée au boulon qui
ignait la traverse horizontale de l'un des supports verti-
lux et attachée, en guise de hauban, du côté d'où venait
vent, fut amarrée fortement à deux bâtons enfoncés
uis la neige. Ces précautions prises, nous n'avions qu'à
tendre. Toute observation était impossible, sauf celle
i baromètre dans la tente et d'un thermomètre au de-
)rs : celui-ci marquait 2^,7 au-dessous de zéro à notre
rivée ; à deux heures, il était descendu à — 4°,0; à cinq
îures, à — 5", 8. Cependant la nuit était venue, nous
ions allumé une lanterne qui, suspendue au-dessus de
)s têtes, éclairait notre petit intérieur. Les guides, eu-
sses les uns sur les autres, causaient à voix basse ou
)rmaient aussi tranquillement que dans leur lit. Le vent
doublait de violence ; il soufflait par rafales interrom-
les par ces moments de calme profond qui avaient tant
onné de Saussure lorsqu'il se trouvait au col du Géant,
ns des circonstances entièrement semblables. La tern-
ie tourbillonnait dans le vaste amphithéâtre de neige
bord duquel notre petite tente était placée. Véritable
alanche d'air, le vent paraissait tomber sur nous du
28 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
liant du mont Blanc. Alors la toile de la tente se gonfla'
comme une \oile enflée par la brise, les supports fléchii
saient et vibraient comme des cordes de violons, la tr;i
verse horizontale se courbait. Instinctivement nous soi
tenions la toile avec le dos pendant tout le temps qu
durait la rafale, car notre salut dépendait de la solidil
de cet abri protecteur; en faisant quelques pas au di
hors, nous pouvions nous former une idée de ce que noi
deviendrions s'il nous était enlevé. Jamais auparavant ,
n'avais compris comment des voyageurs pleins de vigueii
et de santé avaient péri à quelques pas de l'endroit où '.\
tourmente était venue les surprendre; je le compris (jj
jour-là. Il
Sous la tente, le froid était supportable. Le therm(
mètre oscillait entre 2° et o° au-dessus de zéro. Nos vêti;
ments en peau de chèvre et nos sacs en peau de moutoi
nous protégeaient suffisamment, quoique le poil de i
pelisse restât collé par la glace à la toile de la tent*
Pendant la nuit, le vent diminua de violence ; malhei
reusement la neige continuait à tomber, la températui
baissait toujours, et à cinq heures el demie du matin
thermomètre marquait — 12°, 1. La neige nouvelle ava
50 centimètres d'épaisseur, mais la toile de la tente n'^
était pas couverte, le vent l'avait balayée à mesure qu'el
tombait, et il continuait à chasser horizontalement .
grésil et la neige du Grand-Plateau. Le baromètre e
tenait aussi bas que la veille. Dans une éclaircie, noi
vîmes les sommets du mont Blanc, des monts Maudits (
du Dromadaire, tous terminés par une aigrette blancL
dirigée vers le nord-est ; c'était la neige que le vent c
sud-ouest chassait à travers les airs.
Monter à la cime eût été impossible : sur le Gran(
Plateau même, nous étions condamnés à l'immobiliti
Nous prîmes donc notre parti, et après avoir rangé ne
instruments dans la tente, nous en bouchâmes l'entré
ASCENSIONS AU MONT BLAKC. ^29
•ce de la neige : il était sept heures du matin, et le tlier-
omètre marquait encore ?•* au-dessous de zéro. La
îige récemment tombée ayant caché toutes les fentes et
utes les crevasses, nous nous attachâmes à la même
►rde et redescendîmes rapidement aux Grands-Mulets,
près quelques instants de repos, nous traversâmes le
acier des Bossons. L'étroit sentier qui conduit aux
erres-Poiutues, couvert par la neige fraîche, était devenu
issant et difficile. La neige était tombée plus bas encore,
squ'à l'endroit appelé les Barmes-Dessous, à 780 mètres
îulement au-dessus de Ghamounix. Notre retour rassura
•ut le monde ; le mauvais temps avait régné dans la vallée
)mme sur les sommets, et le bruit s'était répandu que
ous avions tous péri.
Le 25 août, le temps se mit tout à fait au beau ; le baro-
lètre montait d'une manière continue , le nord-ouest
)ufflait dans les régions supérieures de l'atmosphère,
ous savions que notre tente était encore debout sur le
rand-Plateau ; nous l'avions aperçue du haut du Brevent,
lais elle paraissait ensevelie dans la neige du côté du
ud-ouest, tandis que la face opposée semblait compléte-
leut dégarnie. Certains de retrouver nos instruments en
on état, nous partîmes le 27 août, à minuit et demi. La
ane éclairait notre marche; à trois heures et demie, nous
tions aux Pierres-Pointues, le ciel était d'une pureté
dmirable, quelques brumes isolées reposaient sur le col
le Balme et sur les monts Vergy. Une fraîche brise
ilescendante , la faible scintillation des étoiles , nous
i.romettaient le beau temps, Gastor et PoUux bril-
laient d'une lumière tranquille au-dessus des aiguilles
|le Charmoz.
1 Arrivés aux derniers escarpements, nous nous suivions
jle très-près, et nous avions soin que les angles formés par
los zigzags eussent une ouverture de 15*^ au moins.
^^ous enfoncions jusqu'à mi-jambe dans la neige, dont la
ij
30 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
température était toujours de — il«,0 à un décimètre d
profondeur. La raréfaction de l'air et l'épaisseur de L
neige, d'où nous étions obligés de retirer nos jambes .
chaque instant, nous forçaient à marcher lentement
tous les vingt pas, nous nous arrêtions essoufflés, et nou
sentions nos pieds douloureusement froids et près de s
congeler. Pendant nos courtes haltes, nous les frappiôn
avec un bâton pour les réchauffer. Cette partie de l'ascen
sion fut très-fatigante ; cependant un beau soleil et un ai
calme favorisèrent nos efforts ; mais, arrivés à la pente qu
sépare les Rochers-Rouges des Petits-Mulets, nous aperçu
mes tout à coup les montagnes situées au sud du mon
Rlanc, et au delà les plaines de l'Italie. Rien ne nouî
abritait plus : le vent du nord-ouest, insensible auparavant
enleva le chapeau de Mugnier, et quoique chaudemen
vêtu, je me crus subitement déshabillé, tant ce vent étai
froid et pénétrant. Obliquant à droite, nous arrivâme!,
bientôt aux Petits-Mulets, rochers de protogine situés i
^50 mètres seulement au-dessous du sommet. Nous tou
cliions au but, mais nous marchions lentement, la têti
baissée, la poitrine haletante, semblables à un convoi d(
malades. L'influence de la raréfaction de l'air se faisai
sentir d'une manière pénible : à chaque instant, la colonne
s'arrêtait. Bravais voulut savoir combien de temps il pour-
rait marcher en montant le plus vite possible ; il s'arrête
au trente-deuxième pas sans pouvoir faire un pas de plus.
Enfin, à une heure trois quarts, nous atteignîmes le somme!
tant désiré : il est formé par une arête dirigée de l'est-
nord-est au sud-sud-ouest ; cette arête n'était pas tran-
chante comme de Saussure l'avait trouvée, mais d'une
largeur de 5 à 6 mètres. Du côté du nord, elle aboutissait
à une immense pente de neige d'une inclinaison de 40 à
45*^, qui se termine au Grand-Plateau ; du côté du
midi, elle se continuait avec une petite surface plane
parallèle à l'arête, inclinée d'une dizaine de degrés et
ASCENSIONS AU MONT BL4NC. 31
large de 100 mètres environ. Celle surface se prolongeait
vers le sud ou se raltachait à une pente rapide interrom-
pue brusquement au niveau des grands escarpements de
rochers qui dominent l'Allée-Blanche. Après avoir repris
haleine, notre premier regard fut pour l'immense pano-
rama qui nous entourait : je ne le décrirai pas après de
Saussure.
La hauteur du mont Blanc ne paraît pas avoir sensible-
ment varié depuis la première mesure faite en i775
par Schuckburgh jusque dans ces derniers temps. Celle
constance a lieu d'étonner, le sommet étant formé uni-
quement de neiges et de glaces dont de Saussure estimait
l'épaisseur à 65 mètres environ. Il paraît évident que le
mont Blanc est une pyramide semblable à sa voisine
['aiguille du Midi. Les Rochers-Bouges, les Petits-Mulets,
a Tourelle, sont des pointes encore saillantes de cette
)yramide; le reste est recouvert d'une calotte déneige
|ui ne fond plus à cause de l'élévation de la montagne,
m sommet de laquelle la température de l'air est très-
'arementà zéro et presque constamment fort au-dessous.
)n se demande donc comment il se fait que l'épaisseur de
;elle calotte de neige soit invariable, et que l'altitude de
a montagne ne change pas suivant les saisons et même
luivant les années. En effet, la quantité de neige qui y
ombe, les vents qui la balayent, l'évaporation qui en
liminue l'épaisseur, la condensation des nuages qui l'aug-
nente, varient d'une année à l'autre : aussi la forme du
ommet n'esl-elle jamais la même. Que l'on compare les
lescriplions de de Saussure, de Clissold, de Marckham-
>her\vill, de Henry deTilly, de Bravais, faites successive-
nenten 1787, 1822, 1827, 1834 et 1844, et l'on verra
[ue chacun de ces voyageurs a trouvé une forme diffé-
ente, sauf le trait fondamental, une crête en dos d'âne
hrigée de l'est à l'ouest. Comment en serait-il autrement?
)es neiges tombent sur le mont Blanc, amenées par tous
32 LES ASCENSIONS CELEBRES.
les vents du compas : à peine tombées, elles sont balayées,
déplacées, emportées, si bien, que la surface de ces neiges
ressemble à celle d'un champ labouré. Môme par les plus
beaux temps, lorsque le calme le plus parfait régne dans
la plaine, une légère fumée semble s'échapper de la cime,
entraînée horizontalement par un vent violent : (fest,
disent les Savoisiens, le mont Blanc qui fume sa pipe;
signe de beau temps si la fumée est entraînée du côté du
sud. En définitive néanmoins, toutes ces causes variées
d'ablation et d'accroissement se compensent, et la hau-
teur du sommet reste la même. La nature ne procède
jamais autrement, rien n'est stable d'une manière absolue :
tout oscille, la molécule comme l'Océan. Cette oscillation
autour d'un état moyen, c'est la fixité de la vie; l'immo-
bilité, c'est la mort, et les forces générales de la nature,
qui régissent le monde inorganique comme le monde
organique, ne se reposent jamais.
Les opérations météorologiques et géodésiques étaient
à peine achevées, que le soleil s'approchait des hgnes du
Jura dans la direction de Genève; il était six heures un
quart, le thermomètre marquait, pour la température de
l'air — 11°, 8, pour celle de la neige à la surface — 17°, 6,
et — 14°,0 à deux décimètres de profondeur. Le contact]
de cette neige, même à travers nos épaisses chaussures, I
était une véritable souffrance. Cependant nous voulions
rester encore pour faire des signaux de feu visibles à la |
fois de Genève, de Lyon et de Dijon, dont les astronomes
étaient prévenus : ces signaux, vus simultanément de ces
trois villes, eussent permis de déterminer rigoureusement
leurs différences de longitude ; mais le froid était déjà si
vif que nous sentîmes qu'il eût été impossible de rester
plus longtemps sans compromettre notre vie et celle de
nos guides. Auguste Simond voulait demeurer seul pour
faire les signaux convenus ; nous refusâmes et nous fîmes
bien. Depuis, la télégraphie électrique a permis d'obtenir
AbCEKSIONS AU MO^T BLANC. 33
sans déplacement et sans peine un résultat qui eût été
jclietépeut-êtrepaiiavieoula santé d'un père de famille. Le
lépart fut résolu, et nous commencions à descendre, lors-
que nous nous arrêtâmes tout à coup devant le plus éton-
nant spectacle qu'il soit donné à l'homme de contempler.
L'ombre du mont Blanc, formant un cône immense,
s'étendait sur les blanches montagnes du Piémont; elle
s'avançait lentement vers l'horizon, et s'éleva dans l'air
au-dessus du Becca di Nonna; mais alors les ombres des
autres montagnes vinrent successivement se joindre à elle,
lî mesure que le soleil se couchait pour leur cime, et for-
mer un cortège à l'ombre du dominateur des Alpes.
Toutes, par un effet de perspective, convergeaient vers
lui; ces ombres, d'un bleu verdatre vers leur base,
étaient entourées d'une teinte pourpre très-vive qui se fon-
dait dans le rose du ciel. C'était un spectacle splendide. Un
poëte eût dit que des anges aux ailes enflammées s'incli-
naient autour du trône qui portait un Jéhovah invisible.
Les ombres avaient disparu dans le ciel, et nous étions
encore cloués à la même place, immobiles, mais non
muets d'étonnement, car notre admiration se traduisant
parles exclamations les plus variées. Seules, les aurores
boréales du nord de l'Europe peuvent donner un spectacle
d'une magnificence comparable à celle du phénomène
inattendu que personne avant nous n'avait contemplé de
la cime du mont Blanc.
Le soleil se couchait, il fallut partir. Nous nous atta-
châmes tous à une même corde, et nous nous précipi-
tâmes vers le Grand-Plateau. En passant prés des Petiis-
Mulets, je ramassai deux pierres sur la neige. Aux bulles
de verre qui les recouvraient, je reconnus plus lard que
c'étaient des fragments de rocher dispersés par la foudre
(jui tombe si souvent sur ces sommités. A partir des Petits-
Mulets, nous ne nous arrêtâmes plus, nous descendîmes
comme une avalanche, tout droit, sans choisir noire route;
Ai LES ASCENSIOISS CÉI.ÈBIŒS.
chacun était entraîné par celui qui le précédait, et Mu-
giiier, qui tenait la tète, s'élançait en sautant sur la pente,
enfonçant à chaque saut dans la neige, qui modérait suffi-
samment l'élan de ce chapelet mouvant. Arrivés au Grand-
Plateau , il fallut s'arrêter un moment pour prendre
haleine; puis, d'un pas rapide, nous arrivâmes à notre
tente à sept heures trois quarts. En cinquante-cinq mi-
nutes, nous étions descendus du sommet, élevé de 800
mètres au-dessus du Grand-Plateau. Quand nous entrâmes
dans notre tente, nous crûmes revoir le foyer domestique,
et nous y goûtâmes un repos bien mérité Néanmoins
les observations météorologiques furent continuées héroï-
quement de deux heures en deux heures pendant la
nuit.
(Charles Martins, du Spitzherg au Sahara^.)
* Nous ne saurions trop engager à lire dans ce très-intéressant et
très-instructif ouvrage les relations complètes de M. Charles Martins.
II
GLACIER DE ROSENLAUI
J. DARGAUD (1856).
Description du glacier. — Torrent de Weissbach. — Grotte de Rosenlaui.
Avalanche. — Glacier de Griiulehvlad.
Je me levai à la première aube, et je rassemblai ma
petite caravane. Tandis que ma femme revêtait son man-
teau, j'appelai nos deux porteurs et notre guide. Je laissai
mon cheval à Técurie. L'ascension ne pouvait être que
pédestre. Les porteurs, avec une sollicitude constante,
s'obstinèrent à préserver ma femme de toute fatigue, en
l'établissant sur leur chaise, afin de la mener le plus loin
possible.
Nous avons franchi le Reichenbach par un pont de bois,
et ensuite les rampes de la montagne, dans la direction
du glacier de Rosenlaui. A mesure que nous gravissions
de torrents en rochers et de rochers en torrents, le gla-
cier se dessinait et brillait de plus en plus, entre le Wel-
Ihorn, le Wetterhorn et l'EngeL Ces monts le dominent,
et, par leurs neiges, le renouvellent incessamment.
Quand nous avions gravi, nous gravissions encore. De
rocs en rocs nous avions gravi jusqu'aux nuées. Dans
l'enivrement des cimes qui m'environnaient le ciel lui-
5(3 LES ASCENSIO^'S CÉLÈBIltS.
môme ne m'étomiait pas. L'air d'en haut, l'air des astres,
me semblait être mon air natal. Illusion courte, mais
prophétique de l'homme mobile , qui , dans l'auguste
immobilité des Alpes, prend, par anticipation, possession
du monde éternel !
Les porteurs cependant avaient déposé leur chaise, à
l'injonction réitérée de ma femme. Elle souffrait trop de
leurs efforts. Elle s'est avancée à mon bras, avec tremble-
ment, au milieu de tant d'horreurs divines.
J'étais tout frémissant d'une joie profonde. Je m'imagi-
nais que l'invisible Créateur de tant de miracles allait
m'apparaître à travers les éblouissements de sa grandeur.
Le glacier a une lieue et demie de long et une demi-
lieue de large. 11 resplendit comme une vaste pierre pré-
cieuse. Sa forme penchée est celle d'un talus étincelant
et colossal, son escarpement est aussi ardu qu'un mur.
La surface du glacier n'était pas polie comme celle des
étangs et des lacs en hiver; elle était inégale, rugueuse,
creusée çà et là de puits, d'entonnoirs, sillonnée de cre-
vasses plus ou moins béantes, hérissée de ligures bizarres
en aiguilles nées de la congélation des filets d'eaux.
Tout cela était charmant, d'autant plus que les morai-
nes, sortes d'éboulements qui couvrent tantôt le milieu,
tantôt lesbords,tantôt l'extrémité des glaciers, ne gâtaient i
pas le Rosenlaui. Je n'en aperçus pas de trace.
Le Rosenlaui est bien plus qu'un fleuve, c'est un lac
dont le sein a été saisi par le froid et glacé pour toujours
avec son ondoiement. 11 a conservé la couleur bleue et il
étincelle comme le lapis. Cette couleur est multiple dans
ce lac solide, comme dans les lacs liquides. De loin, elle
estélain, argent, azur; de prés, elle est azur et turquoise;
de telle sorte, que le glacier n'est pas fait, comme je l'ai
dit, d'une seule pierre précieuse, mais de plusieurs blocs
de pierreries.
Toute mon âme était dans mes yeux sur celte mosaïque
GLACIER DE ROSEMAUI. 57
de plus d'une lieue, qui est quelquefois le champ de bataille
des éléments en fureur. Le plus souvent, elle est une glace
souverainement taillée et ciselée, que colore le soleil et
où se mirent les étoiles. Le chamois, ce daim des Alpes,
rébrèche de sa corne. J'y errais avec mon guide et sans
lui. Je mesurais le contraste de l'homme et de la nature.
Mon cœur battait violemment. Ma vie passagère s'exaltait
avec impétuosité, et j'aurais souhaité de retrouver dans
l'intense rapidité de ses explosions l'équivalent de la
durée qui lui manquait, tandis que les monts sereins repo-
saient dans une majestueuse permanence et dans une tran-
quille conscience de leur éternité. Je m'abîmais de res-
pect devant ces monts que couronne la lueur immense
des neiges, et que berce, sans les troubler jamais, le bruit
des torrents et des avalanches.
J'avançai jusqu'à la gueule écumante qui vomit le tor-
rent de Weissbach. LeWeissbach s'échappe en bouillon-
nant de la poitrine du glacier. Il se précipite comme une
décharge d'artillerie prodigieuse dans ces abîmes de
l'Erébe, sombres caveaux que le soleil rend d'azur, en les
transperçant de ses rayons plus brillants que des lampes.
Le torrent sort en un formidable jaillissement, rugit du
fond de sa cataracte, s'enroule, se déroule dans des ger-
bes bondissantes et se creuse un lit sonore jusqu'à des
gouffres incommensurables où des quartiers de roches ne
se brisent qu'après des chutes d'une minute. C'est ce tor-
rent du glacier de Rosenlaui, le AYeissbach, qui se jette
dans le Reichenbach, aux chalets de Breitennatt. Sur les
bords du Weissbach et surtout près de son embouchure,
courent de grands lierres en festons, grimpent des lianes
alpestres et bourdonnent des mouches étincelantes comme
des pétillements d'éclairs.
La grotte de Uosenlaui, dont le torrent n'est qu'un épi-
sode, renferme tout un monde de scintillements et de
rêves. Des stalactites multicolores pendent en girandoles
38 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
de dais de turquoise. Des splendeurs d'écume se jouent à
travers des lueurs de cristaux. Des marguerites d'émeraude
fleurissent sous des serres de lazulite. Les fortes rafales
des Alpes embaument de leurs odeurs ces cavernes dont
les plafonds distillent des millions de perles.
Un séjour sous ces plafonds n'est pas exempt de dan-
gers. Le génie du glacier est distrait. 11 travaille à sa
mine comme un minem" habile, et chacun de ses son-
ges est un iris dans lequel dansent les fées et les farfadets
du souterrain. Aussi, de son sépulcre, plus riant qu'un
palais, il ne veille pas toujours sur les voyageurs. Durant
une demi-heure à peu près que j'ai été sous la voûte du
glacier de Rosenlaui, les gouttes suintaient, de petits frag-
ments de mica, de la grosseur d'une noix, se détachaient.
Un bloc de glace tomba même à quelques pas de moi.
Mais que ne braverait-on pas pour de telles magnificences?
Le lendemain nous nous sommes enfoncés, à dix heu-
res, en longeant le torrent du Schwarzbach, dans la forêt
Noire de la grande Scheideck. Le Wetterhorn la surplombe
de ses sommets. Us ressemblent, au travers des sapins, à
des dômes de la Cité de Dieu. J'ai passé cette journée dans
l'intimité des plus hauts monts. J'ai marché sur leurs
glaces et sous leurs glaces. J'étais pénétré de la toute-
puissance de Celui qui s'est joué en tels jeux. Je me con-
fiais à lui, au milieu de ces beautés et de ces horreurs. Je
lui ai nommé un à un les noms de tous ceux que j'aime
sur la terre et dans le ciel. Je les lui ai recommandés
ardemment, et tout en m'accablant de sa grandeur, c'est
avec sa bonté qu'il me répondait.
Nous étions à une clairière de la forêt Noire, à une
clairière semée de blocs de rochers, presque à la crête de
la grande Scheideck, sur la frontière qui sépare les sapins
des rhododendrons. Tout à coup un bruit épouvantable a
retenti, un bruit plus terrible que le tonnerre. Notre
guide s'est écrié : « Une avalanche ! » Tout s'ébranlait
Le ^Yellerho^n.
GLACIER DE ROSENLAUI 41
devant rénorme masse qui se détachait des flancs du
Welterhoni. Mon cheval, dont je remis la bride h l'un des
porteurs, après m'être dégagé de l'étrier, entra dans une
sorte de convulsion qui dura autant que le phénomène. 11
ruisselait et il tremblait de tout son corps. Cependant
l'avalanche gronda et accéléra son éboulement. Elle rico-
(;ha de croupe en croupe avec un fracas de foudre qui se
répercutait et se multipliait dans des échos innombrables.
Son cours impétueux était comme celui d'un fleuve dont
le lit serait perpendiculaire. Elle forma ainsi, ô spectacle
sublime ! une cascade d'argent mat, un Reichenbach cin-
quante fois redoublé de volume et de vitesse, un Reichen-
bach formidable qui s'écroula en flots et en poussière,
non plus d'eau, mais de neige. Il rejaillissait à vingt pas
de nous. Rien n'était plus magnifique. Seulement ce Rei-
chenbach merveilleux s'évanouit en trois minutes, trois
minutes que je n'oublierai jamais.
La chaleur redevint extrême. Nous continuâmes notre
ascension avec des haltes d'étonnement et de plaisir.
Bientôt de l'arête de la grande Scheideck, nous découvrî-
mes la vallée de Grindehvald, le Mettenberg, l'Eiger, le
Mœnch, le Breithorn, le Blùmlisalp et une chaîne immense
de pâturages. Nous côtoyâmes tous ces grands monts de
si près, que nous les touchions.
Je me suis détourné vers le glacier supérieur de Grin-
dehvald. Il brille entre le Schreckhorn,le Wetterhorn et le
Mettenberg; il s'avance jusque dans les prairies. La Luts-
chine noire en sort. J'ai pénétré, par les étroites saillies
des moraines, dans la belle grotte du glacier. Celte grotte
est une chapelle de cristal. L'architecte divin n'a omis
ni piliers, ni colonnes, ni autel. Au fond du chœur, il a
découpé dans la glace une ogive par laquelle on aperçoit
tout un pan du ciel. La couleur de la nef, sous le soleil,
est d'une transparence inexprimable.
Le glacier inférieur descend des cimes du Schreckhorn,
42 I^ES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
du Finsteraaiiiorn, du Vischerliorn, entre le Meltenberg
et l'Eiger. Il lance par une fente, semblable à la bouche
d'un monstre marin, une aulre source de la Lutschine
noire, l'une des rivières les plus féroces qui se puisse
rencontrer, lorsque, gonflée et démuselée par Torage, elle
déchire ses rives et mord les roches de granit.
Le glacier inférieur du Grindelwald est moins pur que
le glacier supérieur, lequel est moins pur, à son tour, que
le glacier de Rosenlaui. Rosenlaui efface tout. Il est fait
de la candeur des anges et de la chasteté des vierges. Il
est accompli dans la grâce et la beauté.
(J.-M. Dargaud, Voyage aux Alpes.)
m
ASCENSION AU Fi N ST E R A A R H OR N
J. TYNDALL (1858).
e guide Bennen. — Beauté du soir. — L'aurore. — Danger du sommeil sur
les cimes. — Magnifique panorama. — Fissures des glaciers.
Ayant manifesté à mon arrivée à l'hôtel derEggiscbhorn
non intention de faire l'ascension du Finsteraarhorn, on
n'annonça le 2 août que le temps était favorable. Le guide
knnen, attaché à l'hôtel, était un homme de bonne mine,
îgé de 50 à 40 ans, de taille moyenne et doué d'une forte
îonstilution. 11 me parut d'un caractère ferme et décidé,
ît je voyais briller dans ses yeux le reflet d'une bonne
nature. Le propriétaire de l'hôtel, qui m'avait parlé depuis
longtemps de sa force et de son courage, achevait son
éloge en assurant que si j'étais tué en compagnie de Ben-
nen. il y aurait la perte de deux vies, car ce guide se
sacrifierait certainement pour sauver son Herr.
Je le fis appeler et lui demandai s'il voulait m'accompa-
gner seul au sommet du Finsteraarhorn. Pensant que j'au-
rais grand besoin de secours dans cette ascension, il hésita
d'abord, mais il consentit quand je m'engageai à le suivre
partout où il me guiderait sans qu'il eût besoin de m'ai-
der. Toutefois il stipula qu'il n'aurait pas une grande
44 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
charge à porter à la grotte du Faulberg, où nous devions
passer la nuit. J'y acquiesçai volontiers et deux porteursl
furent envoyés avec des couvertures, des provisions, du
bois et du foin.
Mon but scientifique était de faire une série d'observa-'
tions au sonmiet de la montagne pendant que le professeur
Ramsay en exécuterait de semblables dans la vallée du
Rhône près de Yiesch. Durant la matinée du 2, je m'occu-
pai de mes instruments et de mes arrangements avec Ram-
say. Partis à trois heures de l'après-midi, nous mar-
châmes sans nous presser avec nos deux porteurs sur la
pente de FEggischborn. Pendant quelque temps nous
eûmes la vue du sommet le plus élevé de Finsteraarhorn;
le Rotlihonr était à ses côtés, et tout près aussi POberaar-
horn dont descendait le glacier de Yiesch. Par-dessus le
contre-fort de la montagne sur laquelle nous nous trou-
vions apparaissait le sommet neigeux du Weisshorn, ayant
à sa gauche le terrible et solitaire Wetterhorn, ainsi que
le puisant Mischabel, couronné de ses nombreux pics de
neige qui jetaient une ombre allongée. Après avoirtraversé
le torrent qui sort du Mœrjelen, nous longeâmes les bords
de ce lac. Une grande masse de glace, récemment tombée
des hauteurs voisines, y flottait comme un iceberg des
mers polaires. A la limite des eaux et de la glace, je dis
adieu à Ramsay.
Au commencement de notre marche sur la glace je
remarquais que toutes les fois que nous traversions une
crevasse, Bennen me surveillait attentivement ; sa vigilance
cependant diminua bientôt, d'oià je conclus qu'il avait fini
par me juger capable d'avoir soin de moi-même. De lourds
nuages planaient dans l'atmosphère pendant notre ascen-
sion et voilaient le soleil couchant; mais, à quelque dis-j
tance de cette sombre masse de vapeur, une explosion de
lumière revêtait des couleurs aussi riches et aussi variées
que celles du spectre. Je pris cette splendide apparition
ASCENSION AU FINSTERAARIIORN. 45
comme un signe d'espérance qui écartait les craintes pro-
voquées par l'épaisse nuée.
En deux heures nous atteignîmes notre lieu de halte :
les porteurs étaient déjà arrivés et avaient allumé, dans
une grotte formée par les fentes de la montagne, un ma-
gnifique feu de bois de pin qui jetait sa lueur rouge sur
les objets environnants, mais ne dissipait qu'à demi
l'obscurité de la partie la plus reculée de l'excavation. Je
grimpai sur le rocher qui la dominait pour regarder le
ciel. Le soleil, qui avaitdéjà quitté notre horizon, continuait
à jeter des reflets de pourpresur les nuages, et on voyait en-
core un pic de neige brillant comme la flamme. Pendant
notre ascension, la Jungfrau n'avait pas laissé voir sa cime.
Maintenant elle ne la découvrait qu'en partie, tandis que
les autres pics, entièrement dégagés, découpaient leurs
belles lignes sur le ciel. Le calme était parfait; aucun cri,
aucun souffle, aucun murmure, aucun bruit ne troublait
le profond et solennel silence. Si la beauté mérite un
culte, ces glorieuses montagnes, couvertes de neige et
couronnées d'étoiles, étaient bien faites pour exciter des
sentiments d'adoration.
Après nous être levés à trois heures du matin, nous
[lescendîmes par une pente escarpée sur le glacier. Nous
abrégeâmes beaucoup la route en franchissant un contre-
fort du Faulberget nous nous trouvâmes bientôt sur le gla-
cier tributaire de Grùnhorn qui joint le tronc principal à
angle droit. La lune brillait dans un ciel sans nuages et la
Jungfrau était devant nous si pure et si belle, que la pen-
sée d'aller visiter « la Vierge » se présenta tout à coup à
aïoi. (( Essayons-nous, dis-je à Bennen, de gravir la Jung-
frau? » J'imagine que l'idée lui plut; cependant il eut la
précaution de sauvegarder sa responsabilité. « Je suis
prêt, monsieur, si vous le désirez, o Nous nous dirigeâmes
vi-rs la montagne, mais différents motifs me firent bientôt
abandonner cette fantaisie : nous ne connaissions pas
4G LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
exactement l'état des neiges et nous n'avions pas les,
échelles reconnues indispensables dans les ascensions
antérieures; enfin, le Finsteraarliorn, plus élevé que la
Jungfrau, convenait mieux pour les expériences proje-
tées.
Le jour naissait. L'orient s'illuminait et de grandes
flammes rouges couronnaient les montagnes que nous
avions devant nous. Du côté du glacier principal, notre
route suivait une vallée terminée par le col de Lotsch.
Les plus hautes montagnes de l'Oberland en forment les
côtés ; pourtant, l'impression produite était plutôt celle
d'une grâce indescriptible, que celle de la grandeur et de
la sublimité. Le soleil n'avait pas encore embrasé les
neiges de ces montagnes, mais, au fond de la vallée, le
ciel était revêtu des plus riches couleurs. Par des teintes
ciraduées l'orange foncé, le jaune d'ambre, le vert pâle,
passaient au bleu éthéré du firmament. Directement au-
dessus de la courbe neigeuse planaient des nuages de
pourpre qui donnaient plus de profondeur aux espaces
intermédiaires. 11 y avait quelque chose de sacré dans
cette scène ravissante.
Arrivé à la crête, je jetai un dernier regard vers l'im-
mense vallée et vers les merveilleuses diaprures du ciel.
Le soleil éclairait déjà les neiges de l'Aletschorn. Le
rayonnement semblait faire pénétrer un principe de vie et
d'activité dans les montagnes et les glaciers; la belle
lumière augmentait toujours d'éclat et les nuages immo-
biles, flottant autour des cimes, portaient ma pensée vers
ces religions de l'Orient qui arrêtent toute action pour y
substituer un calme immortel.
Le Finsteraarhorn était maintenant devant nous, mais
les nuages entouraient la tête du géant et la cachaient à
nos regards. Le vent, en se fixant au nord, nous fit espé-
rer qu'ils se dissiperaient dans le courant de la journée.
J'ai rarement vu un aussi beau champ de neige que celui
asge:^sion au finsteraarhorn. 49
que nous dûmes traverser pour atteindre la base de la
montagne, où nous arrivâmes à six heures. Nous y fîmes
une halte pour déposer les objets dont nous étions chargés
et prendre un peu de repos.
Le vent avait fraîchi ; nous nous trouvions à l'ombre et
le froid se faisait vivement sentir. Plaçant une bouteille
de thé et quelques provisions dans le havre-sac, des figues
et des prunes sèches dans nos poches, nous commen-
çâmes l'ascension.
Du Finsteraarhorn descendent plusieurs contre-forts
très-inclinés, séparés les uns des autres par de vastes
couloirs remplis de glace et de neige. Sur celui que nous
avions attaqué, il fallut avancer avec précaution au milieu
de roches aiguës. Nous marchâmes ensuite le long de la
neige, et, quittant la pierre, nous dûmes nous fier aux
masses de névé très-abruptes du couloir. Sur un petit
rebord je trouvai un appui suffisant pour pouvoir mesurer
l'inclinaison. La pente formait un angle de 45*^ avec
l'horizon. En travers, à une faible distance au-dessous de
moi, s'ouvrait une profonde fissure.
Le soleil éclairait maintenant les sommets qui Tavaient
d'abord caché. 11 dardait ses rayons avec une si grande
force, que nous fûmes obligés de recourir à nos voiles et
à nos lunettes de couleur. Deux ans aupaiavant, Bennen
était devenu presque aveugle à la suite d'une inflammation
causée par la réverbération de la neige, et il prenait
depuis cette époque extrêmement soin de ses yeux. Les
rochers paraissant plus praticables, nous y retournâmes ;
mais au bout de quelque temps, un nuir vertical réelle-
ment inattaquable nous arrêta. Bennen examina soigneu-
sement l'obstacle et finit par descendre vers la neige
Irès-inolinée de sa base. Le chemin me parut peu sûr,
mais je marcbai sans hésitation, en suivant la trace des
pas de mon guide.
Après être de nouveau remonté sur les rochers, nous
50 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES
entrâmes dans le couloir de gauche où le talus de neige
se trouva très-disloqué à ea partie inférieure, de sorte que
nous fûmes obligés de passer au-dessus de ses crevasses
et de ses précipices. La neige était unie et assez ferme
pour rendre nécessaire la taille des escaliers. Bennen prit
les devants : pour creuser chaque degré, il donnait un
coup de pioche, levant le pied qui était en arrière exacte-
ment au moment où l'instrument descendait, ce qui con-
stituait une sorte de mouvement rhythmé. Nous avançâmes
de cette manière jusqu'à la base de la grande pyramide
par laquelle se termine la montagne.
Un des côtés de cette pyramide s'étant écroulé, une mu-
raille à pic de quelques milliers de pieds descendait jus-
qu'au glacier du Finsteraarhorn. Un rempart de rochers
courait le long de la montagne et nous abritait du vent du
nord, qui frappait en dehors l'effrayante barrière avec le
bruit des vagues de la mer. « Maintenant, dit mon guide,
nous avons à faire notre plus rude tâche. » 11 fallut avan-
cer à travers des roches abruptes et hachées, parmi
lesquelles nous choisissions les aspérités qui parais-
saient assez solides pour supporter le poids de nos corps.
Chacun avait à songer à soi-même et je remplis à la
lettre l'engagement pris avec Bennen de ne lui demander
aucun secours. Mon appareil destiné à l'ébullition de l'eau,
pendu sur mon dos avec ma longue-vue, me causait beau-
coup d'ennui ; il était lourd et ballottait d'une manière
très-embarrassante pendant que je me glissais de roche
en roche. Bennen m'offrit bien de le prendre, mais il avait
déjàune grosse charge et j'étais résolu à porter la mienne.
Les roches alternaient assez souvent avec des pentes de
glace et de neige que nous pûmes traverser en quelques
endroits; mais, lorsque ces pentes devenaient trop roides,
nous n'avions que la ressource de nous retirer sur les
pointes de roc les plus élevées. Le rempart dont j'ai parlé
était interrompu en différents endroits par des brèches, à
ASCENSION AU FINSTERAARIIORN. 51
travers lesquelles le vent pénétrait avec un bruit ressem-
blant à des gémissements. Ces espaces vides me laissaient
apercevoir le vaste théâtre des observations d'Agassiz, la
jonction des glaciers de Lauteraar et de Finsteraar à
l'Abschwung, ainsi que la moraine médiane sur laquelle
se trouve l'hôtel des Neufchâtelois elle pavillon élevé par
M. DoUfus-Ausset, dans lequel Huxley et moi avions trouvé
abri deux ans auparavant. Bennen, impatient d'alteindrele
sommet, reconmiandait de remettre les observations au
momentoù le succès serait assuré. J'y consentis volontiers
et ne tins désormais sur ses talons. Quoique Irés-fort, il
s'arrêtait de temps en temps, appuyait la tête sur sa pioche,
et haletait comme un daim poursuivi par le chasseur. Il se
plaignait d'une soif ardente et, pour l'apaiser, nous n'avions
que ma houleille de thé; nous la partageâmes loyalement,
mon guide en faisant l'éloge autant qu'il le pouvait.
Le sommet apparaissait toujours au-dessus de nous. Le
vent du nord, de plus en plus fort, fouettait avec violence
contre les créneaux. Nous redoublions d'efforts pour mon-
ter; enfin, gagnant l'extrémité d'un rocher, Bennen s'é-
cria d'une voix de triomphe : a Le plus haut sommet ! )> Un
instant après, nous y arrivions ensemble, ayant le dôme
bleu du ciel au-dessus de nous et un monde de monta-
gnes, de nuages et de glaciers à nos pieds.
Il y a parmi les guides une opinion très-répandue, d'a-
près laquelle si vous vous endormez sur les hautes mon-
tagnes « vous dormez le sommeil qui n'a pas de réveil. »
Bennen ne paraissait pas partager cette superstition et,
avant de nous lever le matin, j'avais stipulé que je pren-
drais quelques minutes de sommeil en arrivant à la cime,
comme une compensation à la perte du reste de la nuit.
Mon premier acte, après avoir jeté un regard sur le ma-
gnifique panorama, fut donc de me prévaloir de cet ac-
cord. Après un court repos, je me relevai rafraîchi et
parfaitement alerte. Le soleil dardait avec force et j'ex-
52 LES ASCENSIOISS CÉLÈBRES.
posai mes tliermomètres à ses rayons ; mais déjà de lé-
gers voiles de vapeurs s'étaient placés devant l'astre, et
des brouillards plus denses s'étendaient au-dessus de la
vallée du Rhône. Toute possibilité d'observation simulta-
née entre Ramsay et moi étant ainsi détruite, je me con-
tentai de mettre en train mon appareil d'ébullition, qui
me donna 86^,1. Dans un endroit abrité, je plaçai un
thermomètre à rainima, dans l'espoir qu'il pourrait indi-
quer, pendant les années futures, la plus basse tempéra-
ture atteinte en hiver sur ce sommets
Il est difdcile de décrire la vue dont on jouit sur le
Finsteraarhorn. On peut, il est vrai, ranger sur une liste
les montagnes visibles, en indiquant leur hauteur et leurs
distances et en laissant à l'imagination le soin de les
hérisser de pics, de creuser une suite de précipices à côté
des neiges unies ou des glaciers déchirés et d'envelopper
de nuages les plus hauts sommets ; mais, l'imagination,
en faisant de son mieux, atteindra difficilement la réalité
et omettra mille détails qui contribuent à la grandeur de
la scène.
Qu'on se représente les formes variées des montagnes,
grandioses ou gracieuses, baignées dans la lumière dorée
ou couvertes de l'ombre des nuages ; les pics d'un blanc
pur, les corniches, les dômes et les amphithéâtres; les
fentes bleues de la glace, les neiges stratifiées ; les gla-
ciers descendant des neiges éternelles et serpentant à
travers les vallées ; la surface ondulée et brillante des
nuages inférieurs, à travers lesquels percent çà et là des
collines sombres comme des iles volcaniques au-dessus
de la mer. Qu'on ajoute aux impressions produites par
ce tableau la conscience d'une position périlleuse à une
hauteur de 14,000 pieds au-dessus de la mer, dont le
bruit du vent rappelait la voix lointaine, on comprendra
' Ce tliermomèlrc fut retrouvé en 1859; l'index marquait 32°.
ASCENSION AU FINSTERAARIIORN. 53
que tout conlribuait à rendre la scène digne du Finster-
aarliorn, du monarque des Alpes bernoises.
Mon guide dut m'averlir plusieurs fois de la nécessité
de nous remettre en route. Nous fîmes nos paquets et,
quand nous nous Irouvâmes prêts à partir, il me demanda
si nous ne nous lierions pas ensemble, ajoutant qu'il ne
le croyait pas nécessaire. En montant, nous avions été
séparés et l'idée de nous attacher ne s'était pas présentée
à mon esprit. Je crus cependant prudent d'accepter cette
proposition et nous unîmes nos destinées par une forte
corde. « Maintenant, dit.Bennen, n'ayez aucune crainte;
de quelque manière que vous vous précipitiez, je vous
retiendrai. » Plus tard, sur un autre sommet des Alpes,
je répétais ce dire à un guide très-vigoureux, qui me fit
observer que Bennen s'était trop avancé et que, dans les
passages les plus difficiles, il n'eût guère pu me retenir.
Néanmoins, une vaillante parole fortifie le cœur, et, quoi-
qu'il n'y eût en moi aucune trace du sentiment que Ben-
nen m'exhortait à bannir et que je fusse déterminé à ne
lui donner, autant que possible, aucune occasion d'es-
sayer ses forces, j'aimai son hardi langage et je le suivis
gaiement. Notre descente fut rapide et insouciante en ap-
parence, parmi des pointes isolées, des blocs épars et des
prismes verticaux de roches, où lé moindre faux pas au-
rait certainement été la cause d'un grave accident.
Quittant enfin la crête des rochers, nous marchâmes de
nouveau sur la neige. Le soleil avait fondu la croûte gla-
cée que nous avions été obligés d'entailler le matin et, à
chaque pas, nos pieds s'enfonçaient profondément ; mais
ces chutes, dirigées suivant la pente de la montagne,
nous faisaient faire de rapides progrès. La croûte était
même quelquefois assez dure pour nous permettre de
glisser en restant droits. Dans une de ces glissades, Ben-
neu lâcha pied et tomba en m'entrainant; je fis volte-face
et, enfonçant la pointe de ma hachette dans la glace, je
54 LES ASCE^SIO^S CÉLÈBIIES.
parvins à nous maintenir. Ce succès m'assura que je m'é-
tais perfectionné comme montagnard depuis mon ascen-
sion au mont Blanc. Xous descendîmes même un long
espace en nous laissant glisser sur le dos. Parvenus rapi-
dement, mais avec précaution, dans la région des cre-
vasses, nous nous arrêtâmes à l'endroit où nous avions
déposé notre vin et, après avoir secoué nos habits cou-
verts de neige, nous les fîmes sécher au soleil.
Quelques objets avaient è(è laissés à la grotte du Faul-
berg et la première intention de Bcnnen était d'y passer
pour les prendre. Mais je préférai retourner jusqu'à l'Eg-
gishorn, en traversant la glacier de Viesch. Bien que ce
glacier présentât beaucoup de fissures couvertes de neige
pour la plupart, nous détachâmes la corde et Bennen se
contenta de me recommander de bien suivre ses pas.
Trois à quatre fois il disparut à moitié, mais pour se re-
tirer assez promptement. J'enfonçai aussi une fois, et le
bruit que firent des fragments de glace tombant à une
quinzaine de pieds au-desso^us, m'apprit que je me trou-
vais à l'ouverture d'une crevasse. Mon scinde se retourna
rapidement pendant que je me dégageais; c'est le seul
moment où je vis de l'anxiété dans sa contenance : « Cer-
tainement vous n'avez pas suivi mes pas,» dit-il.
Bennen essayait à peine la glace sur laquelle nous pas-
sions ; dans la plupart des cas, on pouvait juger de sa
force par la forme et la couleur. Pendant longtemps nous
prîmes à droite du glacier, en évitant les fissures con-
stamment découvertes dans cette région, ^'ous suivîmes
les traces d'un troupeau de chamois qui, d'après mon
guide, avait grimpé du glacier sur le versant de l'Ober-
aarhorn et traversé ensuite le glacier de droite.
Nous rencontrions sur notre route de profondes cre-
vasses et bien des fois je pus encore admirer l'habileté de
Bennen. Tant(3t il me conduisait au milieu du glacier, et
tantôt sur la moraine ou le long des flancs de la monta-
ASCE>'S10N AU FI>STERAARHORN. 55
^ne. Vers la fin du jour, nous eûmes à traverser les dé-
bris d'une grande avalanche. Après avoir quitté la glace,
une heure de bonne marche nous conduisit à notre hôtel,
où je fus cordialement accueilli par I^anisay. Je pris un
bain chaud, je dînai, et un sommeil de huit heures me
permit de me lever le lendemain malin frais et vigoureux
comme si je n'avais jamais escaladé le Finsteraarhorn.
(J. Tyndall, les Glaciers des Alpes.)
lY
L'AVALANCHE DU PIC DE M ORT E R ATSCH
LE MÊME (1864).
Descente sur les glaces. — L'avalanche. — Dévouement du guide.
Recherche d'une montre.
Vers la fin de juillet 1864, me trouvant à Pontresina,
dans la haute Engadine, je fus invité par deux amis à faire
l'ascension du pic de Morteratsch. J'acceptai volontiers,
car je désirais observer la configuration générale des Alpes,
du haut de quelque point culminant du massif bernois ;
je voulais aussi m'éclairer sur le mérite des guides de
Pontresina. Nous prîmes deux de ces conducteurs avec
nous : Jeiiny, le plus réputé de tous, et Walter, le chef du
bureau des guides.
Notre plan était d'opérer l'ascension par le Rosegg et
de retourner par le glacier de Morteratsch : nous faisions
ainsi un circuit au lieu de revenir sur nos pas. Il nous
fallut huit heures environ d'une marche agréable et ré-
confortante pour atteindre le sommet du pic.
Nous y demeurâmes une heure, et là, je sentis s'enra-
ciner en moi une conviction déjà ancienne, rapportée de
mes voyages sur d'autres sommets des Alpes, à savoir :
que ces pics et ces vallées ne sont pas, comme le pense
L'AVAIA^'CIIE DU TIC DE MORTliRATSCII. 57
l'illustre président de la Société géographique, le résultat
de l'action des feux intérieurs du globe, mais que l'eau et
la glace, par leur action lente et prolongée, ont été les
vrais sculpteurs des Alpes.
Jenny est un homme massif et lourd, qui monte avec
quelque lenteur les pentes roides ; mais il est incompa-
rable par sa compétence dans les choses de montagnes.
Nous fûmes particulièrement émerveillés de la manière
dont il exécula la descente, déblayant la route, avec adresse
et courage, des obstacles que l'on rencontre dans la région
supérieure des neiges.
Nous atteignîmes ainsi l'.endroit où nous devions aban-
donner la route suivie le matin, et aussitôt nous nous
trouvâmes sur des rocs escarpés et glissants. A notre
droite, un large couloir, qui avait été jadis rempli de neige,
formait un mur de glace incliné en talus.
Nous étions tous liés ensemble dans l'ordre suivant :
Jenny en tête; je venais ensuite; puis mon ami H...,
intrépide montagnard ; derrière lui son ami L..., et enfin
le guide \Yalter. L... avait peu d'expérience : nous Tavions
placé devant Walter, afin que le moindre faux pas fut
immédiatement arrêté. Après un instant de marche sur
les rocs, Jenny se détourna et me demanda si je pensais
qu'il valût mieux continuer ou tenter le passage par le
talus de glace à notre droite.
Je fus d'avis de continuer, mais, le guide me comprit
mal et tourna vers le couloir. Je l'arrêtai avant qu'il
l'eût atteint : « Jenny, lui dis-je, savez-vous où vous al-
lez? le talus est entièrement de glace. » Il répondit : « Je
le sais, mais la glace n'est à découvert que pendant quel-
ques mètres. Je taillerai des marches dans cette partie
dangereuse, et au delà nous aurons un bon appui sur la
neige. »
11 tailla les marches, atteignit la neige, et se mit à
descendre avec beaucoup de précautions. Nous le suivions
58 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
tous en bon ordre. Peu après il s'arrêta, et, regardant les
trois derniers d'entre nous, leur recommanda d'emboîter
soigneusement les empreintes; il ajouta qu'un faux pas
pourrait détacher une avalanche. Ce mot venait à peine
d'être prononcé, que j'entendis le bruit d'une chute der-
rière moi, puis un choc, et en un clin d'œil je vis tourbil-
lonner mes deux amis et leur guide.
Je me plantai aussitôt avec force pour résister à cet as-
saut, mais, en un instant, je fus entraîné par l'irrésistible
impulsion qui emporta Jenny lui-même, et tous les cinq :
nous nous trouvâmes roulés avec une vitesse effrayante
sur le dos d'une avalanche causée par une seule glissade.
Au moment où je fus précipité, j'inclinai la tête et en-
fonçai mon bâton dans la neige mouvante, cherchant à
l'ancrer dans la glace solide. Je pus ainsi tenir ferme
pendant quelques secondes; mais, ayant rencontré un
obstacle, je fus rudement lancé en l'air, tandis que Jenny
était précipité sur moi. Tous les deux nous perdîmes nos
bâtons. Grâce à notre vitesse, nous avions franchi une
large crevasse.
Un instant je fus tout à fait étourdi, mais je me relevai
aussitôt et pus voir devant moi mes compagnons à demi
enterrés dans la neige, cahotés d'un bord à l'autre par les
ornières au milieu desquels ils passaient. Soudain je me
trouvai avec eux, littéralement roulé par un bond de l'ava-
lanche au-dessus d'une seconde crevasse. Jenny connais-
sait l'existence de cette cavité et y plongea tout droit. Cet ?
acte de bravoure devait être infructueux. I.e guide avait
pensé, à cause du poids assez respectable de son corps,
qu'en sautant dans la brèche, il exercerait sur la corde
une tension suffisante pour nous arrêter tous; mais il fui
lancé avec force hors de la fissure, tandis que la corde ,
l'avait serré à l'étouffer. |
Au-dessous de nous, maintenant, se trouvait un long
talus conduisant à une éminence, d'où le glacier descen-
Avalanche du pic de Morleratsch.
L'AVALANCHE DU PIC DE MORTERATSCH. 61
lait par une pente roide, coupée de brèches profondes,
■ers lesquelles nous étions rapidement entraînés.
Sur le front de l'avalanche, roulaient mes deux amis et
eur guide, presque enfouis par intervalles dans la neige.
•^n arrière, la couche mouvante était moins épaisse, et
enny, se redressant à chaque instant, essayait, avec une
îuergie désespérée, d'enfoncer ses pieds dans la glace.
Durant cette chute, je n'entendis que sa voix criant :
( Halte! Seigneur Jésus! halte! » Cette sorte de mémoire
condensée, que décrivent les gens qui ont failli se noyer
me fois, je l'éprouvai alors. Notre effort avait été trop
;oudain et l'excitation trop intense pour laisser place à la
erreur. Gomme l'escarpement devenait moins roide, la
/ilesse était sensiblement ralentie, et nous crûmes que
îous allions nous arrêter. Mais l'avalanche traversa l'émi-
lence dont j'ai parlé et reprit sa première vitesse. Alors
1... passa son bras autour de son ami, comme si tout
îspoir était perdu. Pour moi, j'étreignis ma ceinture et
uttaiun instant pour me détacher. Ne pouvant y parvenir,
18 concentrai toutes mes forces sur la corde, pour aider à
ralentir le mouvement. Ma participation dans le succès
fut, je le crains bien, infinitésimale. Mais le puissant
tîffort de traction développé par Jenny se fit sentir. Servi
par un léger changement d'inclinaison, il réussit à nous
arrêter tous à peu de distance des crevasses. Quelques
secondes de plus, et nous ne pouvions manquer d'y être
précipités.
Aucun de nous ne fut blessé gravement. II... sortit de
la neige le front ensanglanté, mais la lésion était superfi-
cielle. Jenny avait eu la main déchirée contre une pierre.
La pression de la corde laissait des bandes noires sur mes
bras, et tous nous éprouvions une titillation aux mains
qui persista pendant plusieurs jours. Je trouvai un bout
de ma chaîne de montre pendu à mon cou, et l'autre bout
dans ma poche; quant à la montre, elle avait disparu.
62 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
Cela se passait le 50 juillet. Deux jours plus lard, j(
descendais en Italie, où je restai dix ou douze jours. L(
16 août, j'étais de retour à Pontresina et tentais une ex]
pédilion à la recherche de l'ohjet perdu. Comme moi,
mes deux guides pensaient que la neige devait être fon-
due maintenant au-dessus de la montre. A cause du faible
pouvoir absorbant de l'or pour les rayons solaires, je pré-
sumais que si, après la chute, la cuvette s'était trouvée
en l'air, la montre avait dû rester à la surface, au lieu de
couler à fond, comme il arrive à une pierre en pareille
circonstance. De la sorte, il eût été possible, malgré ses
faibles dimensions, de l'apercevoir de loin.
Je fus accompagné au haut du glacier de Morterasch
par cinq amis dont je ne puis assez louer la contenance.
L'un d'eux, entre autres, membre du parlement, montra,
malgré ses soixante-quatre ans, un courage et un calme
admirables au milieu de passages très-difficiles.
Deux de mes compagnons seulement vinrent avec moi
sur le lieu de l'accident, mais aucun de nous ne s'aven-
tura sur la portion de glace où l'avalanche avait pris nais-
sance. Comme nous posions le pied sur les débris de cette
même avalanche, un roc du poids de plusieurs tonnes se
détacha, sous l'action du soleil, d'un talus de neige situé
au-dessus de nous, et fut précipité le long de la route que
nous avions suivie en glissant.
L'énorme pierre tomba, de ricochets en ricochets, sur
le renflement auprès duquel nous avions réussi à amortir
notre chute; mais elle bondit en l'air, et, d'un seul jet,
atteignit le glacier inférieur, soulevant autour d'elle un
nuage de poussière de neige. Quelques fragments de
corde retrouvés nous confirmèrent que nous étions vrai-
ment dans le sillon de l'avalanche, et l'investigation com-
mença.
Elle n'avait pas duré vingt minutes, lorsqu'un hurrah
de l'un des guides, — Christian-Michel, de Grindelvvald,
L'AVALANCHE DU TIC DE MOPTERATSCH. 65
— nous signala que la montre venait d'être découverte.
Vous la trouvâmes sèche, et parfaitement en état; elle
l'était maintenue à découvert, ainsi que nous l'avions
;onjecturé.
Comme je l'agit.iis à mon oreille, espérant à peine l'en-
endreme répondre, la petite créature donna à l'instant
igné de vie. Elle avait séjourné dix-huit jours au milieu
le la neige. Un tour de clef suffit à lui rendre aussitôt le
louvement. Depuis lors, elle a marché avec une régula-
ité invariable.
J. Tyindall.
ASCENSION A LA JUNGFRAU
L. AGASSIZ, E. DESOR, FORBES, HEAT, DU CIIATELLIEK
ET DE PURY (l84l).
Hans Wahren. — Glacier de l'Oberaar. — Intérieur d'un précipice.— Neije
rouge. — Glaciers de Viesch et d'Aletsch. — Les esprits du Roththal. —
Le vertige. — Passage périlleux. — Sommet de la Jungfrau. — Cortège
des grands pics. — Brouillard d'or. — Descente au clair de lune. — Lac
de Moerjelen.
Un sentier qui donne le vertige suit le bord du précipice ; on y marche
entre la vie et la mort. Deux pics menaçants ferment la roule solitaire.
Parcours sans bruit ce lieu de terreur; crains d'éveiller l'avalanche endor-
mie.
Le pont qui franchit l'effrayant abîme, nul d'entre les hommes n'eilt osé
le bâtir. Au dessous, sans pouvoir l'ébranler, le torrent écume et gronde.
Une voûte sombre semble conduire vers l'empire des morts. Mais au-
delà apparaît la riante contrée où le printemps se marie à l'automne. Ah!
que ne puis-je échapper aux peines et aux tourments de la vie en me ré-
fugiant dans cette heureuse vallée!
Quatre fleuves, dont la source est à jamais cachée, se précipitent dans
la plaine. Ils coulent vers les quatre régions du monde, le couchant et le
nord, le rnidi et le levant. A peine ces eaux bruyantes sont-elles sorties des
lianes de leurs mères, qu'elles s'enfuient au loin et disparaissent dans le
vaste Océan.
Au-dessus des multitudes humaines, les hautes cimes se dressent dans
l'azur. Là flottent les nuées filles du ciel, entourées d'une auréole. Nul té-
moin leriestre n'assiste à leurs rondes solitaires.
Sur un trône éclatant, impérissable, est assise la Reine des montagnes,
le front ceint de diamants, froide couronne qui étincelle sous les brillants
rayons du soleil. Schiller.
ASCENSION A LA JUNGFRAU. 65
Avant de nous mettre en route, je crois devoir signaler
un trait de l'un de nos guides, qui servira à faire con-
naître le caractère de ces montagnards et expliquera en
même temps la confiance illimitée que nous avions en eux.
Hans Wahren, l'ami de Jacob Leulhold, et l'un des plus
intelligents entre tous les guides de l'hospice duGrimsel,
était à notre service depuis plus d'un mois, il était, en
quelque sorte, le lieutenant de Jacob et se faisait depuis
longtemps une fête de nous conduire à la Jungfrau, car
lui et Jacob étaient les seuls qui fussent dans le secrel de
cette expédition. Mais il arriva que, la veille du départ, en
descendant avec nous à l'hospice, il fut pris d'une vio-
lente inflammation au genou, que le médecin jugea grave.
Malgré les douleurs qu'il ressentait, le pauvre homme
ne pouvait se résoudre à nous laisser partir seuls. Pen-
dant les deux jours de retard qui survinrent, son ge-
nou s'était sensiblement amélioré, à tel point que la veille
du départ, il vint en boitant nous assurer qu'il pourrait
nous accompagner, ne doutant nullement d'être guéri le
lendemain. M. Agassiz, comme on le pense bien, lui re-
fusa son consentement, en lui dépeignant tous les dangers
auxquels il s'exposait. Le malheureux Wahren n'avait
rien à objecter à ces raisons; mais le chagrin le plus
amer était peint sur sa figure, et, voyant qu'il ne pouvait
rien obtenir, il se retira dans un coin de l'appartement,
où il pleurait, pendant que ses camai'ades faisaient les
préparatifs du départ. Le lendemain, en entrant dans la
chambre des domestiques, je fus très-étonné d'y rencon-
trer noire homme, déjeunant avec les autres guides.
Comme je lui en exprimais ma surprise, il me demanda si
donc il ne lui était pas permis de nous dire adieu. Je le
remerciai de son attention, lui recommandant encore de
bien soigner son genou; Agassiz en fit autant, et nous
nous mîmes en route. Nous avions à peine fait un quart
de lieue, lorsque nous le vîmes tout à coup, au contour
66 LES ASCENSIONS CELEBRES.
d'un rocher, se mêler aux autres guides. Aussitôt tout
le monde de se récrier, en lui demandant s'il avait réel-
lement perdu la tête. Nous essayâmes encore de le dé-
tourner d'un projet que nous jugions funeste; mais,
pour toute réponse, il nous déclara qu'il avait réfléchi aux
dangers qu'il courait, et qu'il aimait mieux mourir que
ne pas être de la partie. Loin d'insister, nous nous bor-
nâmes maintenant à lui recommander la prudence, en
faisant par devers nous quelques réflexions sérieuses sur
ce qui avait dû se passer dans le cœur de cet homme,
d'ordinaire si calme et si soumis, avant qu'il prît une
pareille résolution.
Le 27 août 1841, à quatre heures du matin, nous par-
tîmes du Grimsel (1,881 métrés), nous dirigeant vers le
glacier supérieur de l'Aar, qui est séparé du glacier infé-
rieur par le massif du Zinkenstock. Nous étions au som-
met du monticule qui s'élève sur le bord de la rivière,
lorsque les premiers rayons du soleil vinrent frapper la
cime des hautes montagnes, tandis que leur base était en-
core ensevelie dans celte blancheur crépusculaire qui suit
le coucher et précède le lever du soleil. Entre toutes ces
cimes il y en avait une, au fond de l'horizon, qui brillait
d'un éclat tout particulier; elle paraissait toute en feu.
« Quelle est cette cime? » demandai-jeaux guides. Ceux-ci,
soit qu'ils l'eussent réellement cru, soient qu'ils eussent
voulu employer ce stratagème pour exalter notre ardeur,,
nous répondirent : « C'est la Jungfrau! » La société entière
en fut comme électrisée. Nous sentîmes tous notre cou-
rage grandir, et de ce moment je ne doutai plus de la
réussite.
En deux heures nous atteignîmes l'extrémité du glacier,
de rOberaar ; nous fûmes étonnés de voir que ce glacier
qui, l'année précédente, était resté stationnaire, partici-
pait cette année au mouvement progressif propre à tous
les glaciers de l'Oberland bernois. Il avait considérable-
ASCENSIO^^ A LV JUNGFRAU. 67
ment poussé ses moraines en avant, notamment sa mo-
raine terminale et sa moraine latérale gauche; celle-ci,
en empiétant sur le flanc de la vallée, en avait complète-
ment enlevé le gazon, qui était labouré et retourné comme
s'il avait été sillonné par le soc d'une charrue.
La montée nous fournit l'occasion de faire quelques ob-
servations intéressantes sur le rapport des roches polies
et moutonnées avec la surface du glacier. — Du col, nous
descendimes sur le plateau de neige qui alimente le gla-
cier de Viesch. C'est un vaste cirque de plus d'une demi-
lieue de diamètre, limité au nord par l'immense massif
du Finsteraarhorn, et cerné par dix grands pics, qui tous
portent, chez les Valaisans, le nom de Yiescherhorner, et
dont les moins élevés ont plus de 3,000 mètres d'altitude.
Ce fut au milieu de ce beau cirque que nous nous éta-
blîmes pour prendre notre dîner, dîner fiugal s'il en fut
jamais, mais que nous trouvâmes cependant délicieux,
grâce à l'appétit que nous y apportions.
Nous descendimes ensuite les champs de glace qui s'é-
tendent au sud, vers le Valais. La neige était parfaitement
homogène, sans aucune trace de roches éboulées, ni de
corps étrangers à sa surface. Les crevasses avaient à peu
près entièrement disparu, ou, si l'on en apercevait encore
quelques-unes, c'était sur les flancs de la vallée. Aussi
marchions-nous avec une entière sécurité, lorsque nous
remarquâmes, à quelque distance de nous, plusieurs pe-
tites ouvertures. Curieux d'en connaître la cause, nous
nous dirigeâmes de ce côté. Quel ne fut pas notre étonne-
ment, lorsqu'en regardant dans l'une de ces lucarnes,
qui n'avait pas plus de 0'",8 de large sur 0'",52 de long,
nous vîmes qu'elle cachait un immense précipice ! Et dans
ce précipice régnait une lumière azurée qui surpassait,
en beauté, en transparence et en douceur, tout ce que
nous avions vu jusqu'alors dans les glaciers. Que n'ai-je
reçu le talent de reproduire, dans un langage digne delà
68 ASCENSIONS CELEBRES.
nature, tout ce qu'il y avait de poésie dans cette simple
combinaison de la neige et de la lumière ! Jamais je n'a-
vais vu de spectacle plus attrayant; nos yeux en furent
tellement fascinés que nous ne nous aperçûmes pas d'a-
bord que la croûte de neige qui recouvrait ce caveau en-
chanteur n'avait, en cet endroit, que quelques centimè-
tres d'épaisseur ; cependant, je n'estime pas que nous
y ayons couru de bien grands dangers, car la neige était
fortement tassée, et le soleil ne l'avait pas encore ramol-
lie. Après avoir contemplé l'effet entraînant de ce phéno-
mène unique, nous voulûmes aussi en connaître la nature
et la cause. C'était une immense crevasse de plus de 50
mètres de large et d'une profondeur que nous évaluâmes
à 100 mètres au moins. A l'endroit où nous l'examinions,
elle n'avait d'autre ouverture que la petite lucarne dont je
viens de parler; mais, plus loin, elle correspondait aune
large crevasse ouverte du côté de la rive droite, par la-
quelle entrait la lumière, et le toit intermédiaire, en tem-
pérant le reflet des parois de neige, leur donnait une dou-
ceur et un charme indicibles. Les parois de ces caveaux,
semblables à d'immenses murs de cristal, étaient compo-
sées de couches horizontales et parallèles, de 0"",^ et
1 mètre d'épaisseur, d'une neige fortement durcie par le
tassement, mais cependant cristalline ; car elle n'avait
point encore affecté la forme grenue du névé qu'on ren-
contre plus bas. Entre ces couches de neige il y avait or-
dinairement une petite bande de glace, mais d'une glace
bulbeuse et peu compacte, quoique d'une teinte plus fon-
cée que le reste des parois. Nos ,<<uides étaient tous d'ac-
cord pour affirmer que chacune de ces couches représente
la neige tombée dans une année, et cette explication nous
parut en effet la plus naturelle. Quant aux minces bandes
de glace qui séparent les couches da-neige, elles sont sans
doute dues à l'action du soleil qu/a agi successivement
pendant un été à la surface de toutes les couches annuelles.
ASCENSION A LA JUNGFRAU. 09
En poursuivant noire route nous rencontrâmes encore
une quantité de crevasses semblables à celle que je viens
de décrire, et nous acquîmes bientôt la certitude que le sol
sur lequel nous cheminions était entièrement miné, car,
en regardant dans une crevasse ouverte, nous la voyons
ordinairement se prolonger dans l'intérieur de la masse,
bien au delà de sf s limites superficielles ; d'autres étaient
ouvertes à la surface dans toute leur longueur.
Après avoir cheminé à peu prés une heure sur les
champs de neige, nous passâmes sur le névé, où nous
rencontrâmes une quantité progidieuse de neige rouge.
Comme les petits organismes qui composent la neige
rouge sont ordinairement accumulés en plus grand nom-
bre à quelques millimétrés au-dessous de la surface, il
arrivait qu'en les foulant aux pieds, nous les rendions
d'autant plus apparents, et chaque pas que nous faisions
laissait comme une trace sanglante qu'on suivait des yeux
à une grande distance.
C'est sur la rive droite du glacier, à environ trois heu-
res du village de Viesch, que nous attendait le passage le
plus difficile. Il s'agissait de descendre une paroi de ro-
cher à peu prés verticale et trés-élevée, au pied de la-
quelle tombait une belle cascade. Le chemin était une
espèce de couloir qui présentait, çà et là, quelques légères
saillies sur lesquelles on appuyait le pied. Quand ces
points d'appui étaient insuffisants, on cherchait à s'ac-
coler de son mieux contre les parois du couloir, en s'ai-
dant du bâton, ou bien on réclamait l'assistance de l'un
des guides; mais c'était un moyen auquel l'amour-propre
se résignait difficilement. Quand nous fûmes de nouveau
sur le glacier et que nous regardâmes la descente que
nous venions de faire, il nous sembla impossible que ce
fût là le chemin que prennent ordinairement les pâtres.
Mais Jacob nous assura qu'il n'en existait pas d'autre.
Nous comprenions encore moins comment ils y transpor-
70 LES ASCENSIONS CELEBRES.
tent leurs moutons ; Jacob n'en savait rien lui-même,
mais il prétendait que c'est par là qu'on les monte. Nous
en étant plus tard informés à Viescli, on nous apprit que
c'est réellement le seul chemin des pâturages supéiieurs,
que Von hisse les moutons au moyen de cordes qu'on leur
attache aux cornes, et, à défaut de cornes, au cou. Au
reste, les pâtres eux-mêmes ne font pas souvent ce chemin.
Lorsqu'une fois les moutons y sont, on les abandonne à
eux-mêmes jusqu'en automne, et ce n'est que de temps
en temps qu'un berger s'y rend pour leur porter le sel
dont ils ont besoin.
Nous eûmes encore plusieurs fois l'occasion de consta-
ter, le lon<i du glacier de Yiesch, la manière dont le gla-
cier use et façonne ses rives. La roche prédominante est
encore ici le granit, tantôt à grains fins, tantôt à gros cris-
taux, ce qui ne l'empêche pas d'être, sur une foule de
points, aussi uni que du marbre poli. On y remarque
aussi, d'une manière très-distincle, les stries parallèles
qui constituent l'un des caractères distinctifs des polis
opérés par les glaciers.
Il était quatre heures du soir lorsque nous fîmes la
dernière halte ; c'était encore sur la rive droite du glacier
de Yiesch, en un endroit d'où l'on découvre, pour la pre-
mière fois, le fond du Valais. Nous observâmes d'ici plu-
sieurs anciennes moraines qui s'étendaient au loin sur la
rive gauche du glaciers, jusqu'à une hauteur de plusieurs
centaines de mètres au-dessus de son niveau actuel. Une
quantité de blocs erratiques sont épars à des niveaux plus
élevés encore, et semblent remonter jusqu'au sommet de
la montagne.
Il nous restait deux lieues à faire. Personne n'était très-
fatigué, quoique nous fussions sur pied depuis douze heu-
res ; mais un cri de surprise nous échappa lorsque, au
contour de la montagne, Jacob nous montra le chemin
que nous avions à suivre. C'était une pente très-escarpée,
ASCENSION A LA JIINGFRAU. 71
d'au moins 500 mètres de haut, que longeait un petit
sentier d'apparence fort peu commode. L'air désespéré
des uns, l'expression de résignation des autres, eussent
pu faire le sujet d'un charmant tableau, s'il s'était trouvé
parmi nous un artiste qui ne fût pas trop fatigué. Enfin
nous arrivâmes à six heures du soir aux chalets de Mor-
jelen, où nous devions passer la nuit et où les pâtres
nous reçurent très-cordialement.
Le lendemain, nous montâmes immédiatement sur le
glacier d'Aletsch. A l'endroit où il se coude, nous jouîmes
d'une vue magnifique dans deux directions. La Dent-
Blanche, le mont Cervin-, le mont Rose et le Strahlhorn
formaient le fond d'un tableau au sud-ouest; tandis que
devant nous, au nord, surgissaient au fond du glacier les
grandes cimes de la Jungfrau, de l'Eiger et du Monch, qui
semblaient nous inviter à la persévérance, tant elles pa-
raissaient rapprochées.
Le glacier d'Aletsch est, en général, très-uni ; c'est, de
tous les glaciers, celui qui a la plus faible inclinaison.
Nous marchâmes à peu près deux heures sur la glace
compacte, après quoi nous passâmes dans la région des
crevasses, qui est la limite entre la glace et le névé. Cette
région a près d'une lieue de large. Le névé qui lui suc-
cède est le plus beau de la Suisse. 11 commence à peu près
à la hauteur du Faulberg. On le reconnaît de loin à un
certain air de vétusté qui forme un contraste frappant
avec la blancheur étincelante des champs de neiges su-
périeurs. Il est déprimé au milieu et relevé sur les bords,
-ce qui est un caractère essentiel de tous les névés. Les
crevasses y étaient très-rares cette année, car nous n'en
rencontrâmes que quelques-unes fort étroites. Aux cliamps
de neige qui commencent avec la montée, nous fîmes, à
neuf heures et demie, la première halte, en un endroit
•que nous appelâmes le Repos, parce que le trajet qu'on
\ienl de faire et les immenses pentes qui s'élèvent en face
72 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
invitent naturellement à y prendre quelque rafraîchisse-
ment.
Nous rencontrâmes sur le premier plateau de neige des
crevasses, qui sont surtout fréquentes là où les pentes
commencent à devenir roides. Ce sont, comme celles du
névé de Viescb, des crevasses de terrassement. Nous en
vîmes encore ici qui avaient près de 50 mètres de large ;
mais, comme elles ne sont pas très-continues, elles se
laissaient d'ordinaire contourner ; ou bien elles étaient
masquées et, dans ce cas, nos guides devaient user de la
plus grande circonspection pour ne pas trop nous ex-
poser ; aussi avancions-nous bien moins vite que nous
ne l'eussions désiré, et, malgré toutes les précautions,
plusieurs d'entre nous enfoncèrent, mais sans se faire
aucun mal. Nous escaladâmes ainsi plusieurs terrasses,
et, nous dirigeant toujours à l'ouest, nous arrivâmes dans
un vaste élargissement, dominé de toute part par de
grands pics, dont le plus haut était la Jungfrau. Jacob
nous fit faire ici une seconde halte, sans doute pour re-
connaître le terrain. Quant à nous, nous ne voyions de
toute part que difficultés insurmontables. A droite, des
pentes verticales ; à gauche, des massifs de glaces qui
menaçaient de nous écraser dans leur chute ; et devant
nous la rlmaye ou grande crevasse qui paraissait infran-
chissable, tant elle était béante. Je demandai à Jacob dans
quelle direction nous allions monter ; mais il refusa de
me répondre, se contentant de nous dire que nous n'a-
vions qu'à le suivre en toute confiance, que, quant à lui,
il voyait déjà le chemin qu'il fallait prendre. Plus tard
j'ai reconnu qu'il avait raison d'éluder ma question, car
il est vraisemblable que nous ne serions jamais arrivés
si tout le monde avait voulu émettre son opinion dans les
passages difficiles.
11 était alors près de midi, la chaleur était excessive, et,
pour se rafraîchir, nos guides s'appliquaient des poignées
ASCENSION A LA JUNGFRAU. 73
do neige sur la nuque. Plusieurs d'entre nous en firent
autant, malgré les remontrances des autres qui, effrayés
d'une pareille imprudence, oubliaient que, dans ces ré-
gions élevées, l'organisme matériel, de même que la na-
ture morale, est beaucoup plus indépendant des influences
pernicieuses que dans la plaine. La réverbération de
la lumière par la neige était aussi des plus intenses et
presque insupportable. En pareille circonstance, on ne
peut guère se passer de voile, mais il a, d'un autre côté,
le grand inconvénient de rendre la marche moins sûre et
d'augmenter considérablement la chaleur du visage, en
empêchant l'air frais d'y arriver. Aussi Agassiz préféra-t-il
s'exposer à avoir la figure grillée plutôt que d'en faire
usage.
Nous nous dirigeâmes droit sur la grande rimaye, que
nous atteignîmes après avoir gravi une quatrième ter-
rasse. C'est un gouffre d'une profondeur inconnue, qui
s'ouvre sur la pente de l'avant-dernière terrasse, et pénè-
tre un peu obliquement dans le massif de neige ; en au-
cun endroit sa largeur n'est de moins de 3 mètres, en
sorte qu'il n'y avait pas moyen de la franchir sans échelle.
Avant de passer outre, nous allâmes examiner les débris
d'un éboulement, qui étaient gisants sur notre gauche, et
qui semblaient s'être détachés peu de temps auparavant,
car les empreintes qu'il avait laissées en roulant à la sur-
face de la neige étaient encore toutes fraîches. Nous vîmes
avec intérêt que les débris de cette avalanche, détachée
d'une cime dont la hauteur est de plus de 5,000 mètres,
étaient composés de couches alternées déglace bleue com-
pacte et de glace blanche ayant l'apparence de la neige
congelée. Ces diverses couches avaient deux , trois et
même quatre centimètres d'épaisseur et alternaient trois
et quatre fois dans un bloc d'un mètre cube.
Il s'agissait maintenant de passer la grande crevasse.
Notre échelle avait 8 mètres de long ; elle était par consé-
74 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
(
qiieiit plus que suffisante. Mais immédiatement au-dessus
du gouffre, la pente de la terrasse était d'une rapidité'
effrayante, sur un espace d'environ 10 mètres. Nous Féva-:
luâmes à 50°. De plus, la neige, qui jusque-là avait'
été très-incohérente et presque poudreuse, avait pris tout'
à coup une dureté excessive, au point que les guides se '
virent obligés de tailler des marches. Notre courage allait
subir la première épreuve ; Jacob et Jaun montèrent les
premiers. Quand ils furent arrivés à mi-côte de la terrasse,
ils nous envoyèrent la corde qu'ils tenaient par l'un des
bouts et qui, fixée par l'autre à l'échelle, devait nous ser-
vir de rampe. Nous arrivâmes ainsi tous sans inconvénient,
mais non sans quelques difficultés, au somn^.et de la ter-
rasse. Les guides eux-mêmes s'exagéraient peut-être un
peu les dangers de ce premier passage, car ils nous pro-
diguaient leurs directions et leur appui avec une libéralité,
que nous eussions trouvée fort superflue, sinon injurieuse, [;
quelques heures plus tard. |!
Il était deux heures lorsque nous arrivâmes au col du i
Roththnl. Ce col ressemble beaucoup à celui de l'Oberaar;
comme ce dernier, il est dominé par deux très-hautes
cimes : la Jungfrau au nord et l'extrémité du Kranzberg
au sud. Sa largeur est ici de quelques mèlres. Les brouil-
lards accumulés dans le fond du Roîhthal ne nous permi-
rent que quelques fugitifs regards dans cette vallée si sau-
vage et si déchirée, dans laquelle le peuple de nos campa-
gnes place le séjour d'une bande d'esprits turbulents, con-
nus sous le nom de Seigneurs du Roththal^.
Nous évaluâmes à environ 500 mètres la hauteur de la
dernière cime au-dessus du sol, et nous espérions la gra-
vir en moins d'une heure, malgré son excessive roideur.
Cependant nous vîmes bientôt que la montée était plus
* Hugi, dans son ouvrage sur les Alpes, cherche à rattacher ces
fables à des phénomènes électriques.
ASCENSION A LA JUNGFRAU. 75
[fficile que nous ne l'avions supposé; au lieu de neige,
ous ne rencontiâmes de toute part que de la glace com-
îcte, dans laquelle les guides étaient obligés de tailler
es marches pour nous empêcher de glisser ; aussi
avancions-nous que lentement. Nous montions depuis
ne heure, sans que le sommet se fût sensiblement rappro-
lé, lorsque nous fûmes envahis par un brouillard des
lus épais, qui permettait à peine aux derniers de distin-
Lier ceux qui étaient en tête de la colonne.
C'était précisément à l'endroit le plus escarpé de la
lontée. M. Forbes, en ayant mesuré la pente, la trouva
e 45". La glace était tellement dure et tenace que,
endaiit un moment, nous ne pûmes faire que quinze pas
11 un quart d'heure. Le froid d'ailleurs se faisait sentir
•és-vivement, à tel point qu'il y avait à craindre d'avoir
!S pieds gelés, malgré le soin que nous prenions de nous
onner autant de mouvement que possible. Voyant alors
ue notre position commençait réellement à devenir cri-
que, Agassiz demanda à Jacob s'il espérait encore nous
lire arriver au sommet. Celui-ci lui répondit avec son
aime habituel, qu'il n'en avait jamais douté, et, au cri
e Vonuarts! (En avant!) nous nous remîmes à monter
vec la même ardeur qu'au commencement. -Cependant
un des guides nous avait quittés ; il n'avait pas pu sup-
orter plus longtemps la vue des précipices qui étaient à
otre droite; et, en effet, le chemin que nous suivions
tait bien pour épouvanter tous ceux qui n'étaient pas
ûrs de leur tête ou de leurs jambes. Cette dernière arête,
ui a la forme d'une section de cône incliné et à paroi
erticale, domine à l'est les champs de neige que nous
enions de traverser et à Touest le névé du Uoththal. L'in-
linaison est cependant un peu plus forte du côté de
'ouest que du côté de l'est, caries fragments de glace
jue détachait chaque coup de hache roulaient tous dans
;ettc dernière vallée. Comme nous n'avions pas de temps
7G LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
à perdre, nous montâmes tout droit, sans faire aucui
zigzag. C'était d'ailleurs la méthode la plus ratiomielle e
la plus sûre, car, d'après les lois de la mécanique, on i
bien plus de force en s'appuyant sur la pointe des pieds
et en tournant la face contre la pente qu'en montant obli-
quement, en sorte que si, par malheur, l'un de nous avail
glissé, il n'eût pas été impossible aux autres de le retenir,
tandis qu'autrement, cela eût été très-difficile. De plus,
Jacob nous faisait marcher sur le bord de l'arête, parcei
que la glace y était en général un peu moins dure, ce qui
accélérait d'autant la montée. 11 en résultait que nous
avions constamment le précipice sous nos yeux, n'en]
étant séparés que par un toit de neige en surplomb. Plu-|'
sieurs fois, en écartant mon bâton un peu plus que deij
coutume, je le sentis traverser ce toit de neige, qui!
n'avait en certains endroits que 0°S60 d'épaisseur; et nos
regards pouvaient alors, toutes les fois que le brouillard
se dissipait momentanément, plonger verticalement pan,
le trou du bâton sur le fond du grand cirque qui était àl
nos pieds. Loin de nous dissuader de cet exercice, nos!
guides y encourageaient au contraire tous ceux qu'ils |
savaient exempts de vertige; et je crois, en effet, que'
c'était un excellent moyen de nous donner de l'assu-
rance.
Cependant les brouillards enveloppaient toujours le
sommet, nous n'avions la vue libre qu'à l'est sur l'Eiger,
le Monch et les cimes qui encaissent les glaciers de
rOberaar et de l'Unteraar. Déjà nous désespérions de
jouir du spectacle que notre imagination essayait de nous
retracer, lorsque tout à coup le voile de nuages se sou-
leva, et, comme si elle eût été touchée de notre persévé-
rance, la Jungfrau se montra à nos yeux émerveillés,
dans toute la beauté de ses formes puissantes et majes-
tueuses. Je vous laisse à penser quelle joie nous dûmes
éprouver à la vue de ce changement si inattendu ! C'est,
ASCEiSSION A LA JUN(îFRAU. 79
au reste, un peu Thistoire de la vie, si je ne me trompe.
Audaces fortuna juvat.
Après avoir monté encore quelque temps dans la même
direction, nous tournâmes brusquement à gauche, pour
gagner un endroit où la roche était à nu, traversant ainsi
la surface inclinée du demi-cône, dont la largeur est encore
ici de près de iOO mètres. Pendant cette petite traversée,
le sommet nous était resté caché ; et lorsque nous arrivâ-
mes à l'endroit rocheux, nous vîmes, comme par enchan-
tement, à quelques pas de nous, le point culminant, qui
jusque-là avait semblé nous fuir à mesure que nous mon-
tions. De treize que nous étions en partant des chalets de
Marjelen, nous allions arriver au nombre de huit, qui
étaient : MM. Agassiz, Forbes, Duchattelier et moi, accom-
pagnés de quatre guides, Jacob Leuthold, Michel Baunhol-
zer, Johannes Ablanalp et Hans Jaun , de Meyringen. La
Suisse, l'Angleterre, la France et l'Allemagne étaient
ainsi représentées dans cette ascension.
Nos regards rencontrèrent ici pour la première fois la
plaine suisse. Nous étions sur le bord occidental de la
section de cône, ayant à nos pieds le massif qui sépare les
vallées deLauterbrunnen de celle deGrindelwald. A partir
de ce moment, la scène nous parut entièrement changée;
les massifs, qui nous avaient semblé se rapetisser à
mesure que nous montions, grandissaient maintenant de
toute la hauteur que nous venions de franchir. Tout près
de l'endroit rocheux, la montagne forme un petit coude à
3 mètres au-dessous de la plus haute cime ; c'est en même
temps la limite delà glace, qui, plus haut, fait de nouveau
place à la neige ou plutôt à un névé à très-gros grains.
Nous vîmes, avec une sorte d'effroi, que l'espace qui nous
séparait du point culminant était une arête presque tran-
chante, ayant de 0'",15 à 0'",50 de large, sur une lon-
gueur d'environ 6 mètres, tandis que les pentes, à droite
et à gauche, avaient une inclinaison de 60 à 70^ —
80 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
(( Il n'y a pas moyen d'arriver là, )^ dit Agassiz; et c'était
à peu près notre avis à tous. Jacob, au contraire, préten-
dait qu'il n'y avait aucune difficulté et que nous irions
tous. Déposant alors les objets qu'il portait, il se mit en
route, passa son bâton par-dessus l'arête, de manière à
avoir celle-ci sous le bras droit, et marcha sur le flanc
oriental, en foulant, autant que possible, la neige sous ses
pieds, afin de nous faciliter la voie. Il arriva ainsi en un
instant et sans aucune difficulté au sommet. Tant d'assu-
rance et de sang-froid ranimèrent notre courage, et lors-
qu'il revint sur ses pas pour nous y conduire après lui,
personne n'osa plus refuser.
Le sommet est un très-petit espace, d'environ 0"^65 de
long, sur 0™,48 de large. Il a la forme d'un triangle, ayant
la base tournée vers la plaine suisse. Comme il n'y avait
place que pour une personne, nous y fûmes à tour de
rôle. Agassiz y monta le premier, appuyé sur le bras de
Jacob, qui le précédait. Il y resta à peu près cinq minu-
tes, et, lorsqu'il nous rejoignit, je vis qu'il était très-
agité; il m'avoua qu'en effet il ne s'était jamais senti
pareille émotion. C'était maintenant à mon tour ; je n'é-
prouvai non plus aucune difficulté à faire la traversée;
mais, lorsque je fus au sommet, je ne pus, pas plus
qu'Agassiz, me défendre d'une vive émotion en présence
de ce spectacle accablant de grandeur. Je n'y restai que
quelques minutes, assez longtemps cependant pour n'avoir
pas à craindre que le panorama de la Jungirau s'efface
jamais de ma mémoire.
Ce n'est pas le vaste champ que les yeux embrassent
qui fait le charme de ces vues de hautes montagnes. Déjà,
Tannée précédente, nous avions fait, sur le col de laStrah-
leck, l'expérience que les vues éloignées sont en général
peu distinctes. Ici, au sommet de la Jungfrau, les con-
tours des montagnes lointaines nous parurent encore bien
moins précis. Mais eussent-ils été aussi distincts que la
ASCKNSION A LA JUNGFRAU. H
ligne du Jura, vue d'une éminence de la plaine, je crois
que nos regards ne s'y seraient pas arrêtés longtemps,
tant ils étaient fascinés par le spectacle que nous offrait
notre voisinage immédiat. Devant nous était étendue la
plaine suisse, et à nos pieds s'étageaient les chaînes anté-
rieures qui, par leur uniformité apparente, semblaient
exalter encore la puissance des grands pics qui s'élevaient
presque jusqu'à notre niveau. En même temps, les vallées
de rOberland, qui, au moment de notre arrivée, étaient en-
vahies par de légers brouillards, se découvrirent eji plu-
sieurs endroits et nous permirent de contempler, en quel-
que sorte au travers des fissures, le monde inférieur.
Nous distinguions, à droite la vallée de Grindelwald; à
gauche, dans la profondeur, une immense crevasse, et au
fond de celle-ci, un filet brillant qui en suivait les dé-
tours; c'était la vallée de Lauterbrunnen avec la Luts-
chine. Mais, par-dessus tout, 1 Eiger et le Monch attiraient
notre attention. Nous avions quelque peine à nous faire à
l'idée que c'étaient là les mêmes cimes qui semblent plus
voisines du ciel que de la terre lorsqu'on les voit de la
plaine. Ici nous les contemplions de haut en bas, et leur
très-grande proximité nous permettait en quelque sorte
de les observer en détail, car nous n'en étions séparés
que par le cirque de névé d'Aletsch. A l'opposite, du côté
de l'ouest, s'élevait une autre cime moins colossale, mais
plus gracieuse; ses flancs, entièrement revêtus de neige,
lui ont valu le nom de Silberhorn (Pic argenté) ; dans la
même direction, on découvrait plusieurs autres pics éga-
lement couronnés de neige, dont le plus rapproché et le
plus élancé nous parut êti'e le Glctsclierhorn. Ces som-
mités forment le cortège immédiat de la Jungfrau, qui
s'élève comme une reine au milieu d'elles.
Au delà de l'Eiger et du Monch, dans la direction de
l'est, les massifs qui bordent les glaciers de Fmsteraar et
de Lauteraar formaient un autre groupe plus étendu et
0
82 LES ASCENSIONS CEI ÈBRES.
plus sévère que celui au milieu duquel nous nous trou-
vions placés. C'étaient les Viescherhorner, l'Oberaarhorn,
les Schreckhorner, le Berglistock, les Wetterhorner, et,
au centre, le Finsteraarliorn, la plus haute montagne de
la Suisse, qui seule, entre toutes, s'élevait au-dessus de
notre niveau, et dont les flancs abrupts et rocheux sem-
blaient défier notre ambition.
Du côté du midi, la vue était gênée par des nuages qui
s'étaient accumulés depuis quelques heures sur la chaîne
du monte Rosa. Mais cet inconvénient se trouva plus que
compensé par un phénomène fort extraordinaire qui se
passa sous nos yeux et nous intéressa vivement. D'épais
jjrouillards s'étaient amassés sur notre gauche, dans la
direction du sud-ouest. Ils s'élevaient toujours du fond
du Ivoththal, et commençaient à s'étendre au nord, sur le
massif qui sépare cette vallée de celle de Lauterbrunnen.
Déjà nous craignions qu'ils ne nous envahissent une se-
conde fois, lorsqu'ils se limitèrent subitement, sans doute
par l'effet de quelque courant de la plaine, qui les empê-
chait de s'étendre plus loin dans cette direction. Grâce à
cette circonstance, nous nous trouvâmes tout à coup en
présence d'un mur vertical de brouillard, dont la hauteur
fut évaluée à 4,000 mètres au moins, car il pénétrait
jusqu'au fond de la vallée de Lauterbrunnen et s'élevait
de beaucoup au-dessus de nos têtes. Comme la tempéra-
ture était inférieure au point de congélation, les petites
gouttelettes de brouillard s'étaient transformées en cris-
taux de glace, et reflétaient au soleil toutes les couleurs
de l'arc-en-ciel ; on eût dit un brouillard d'or qui étincelait
autour de nons.
Il était plus de quatre heures quand nous nous remîmes
en route. C'était le moment difficile qui allait commencer.
La montée déjà avait été pénible, que serait la descente!
Aussi, je suis sûr qu'en toisant de l'œil l'immense pente
que nous allions franchir, plus d'un d'entre nous aurait
ASCENSION A LA JUNGFRAU. 83
voulu déjà être au bas. L'inclinaison était trop forte pour
que nous pussions cheminera la manière ordinaire; nous
descendîmes donc à reculons. J'avoue que les premiers
pas me donnèrent un peu d'inquiétude ; car, comme nous
n'avions pas, Agassiz et moi, de guides devant nous pour
diriger les pieds, nous étions obligés de regarder constam-
ment entre nos jambes pour trouver les marches, ce qui
faisait que la pente ne nous en paraissait que plus verti-
gineuse. Mais il nous suffit de quelques moments pour
nous aguerrir, et telle était la régularité des marches,
qu'après avoir fait quelques centaines de pas, nous pou-
vions au besoin nous en rapporter au tact de nos jambes,
et nous dispenser de regarder Fendroit où nous posions
le pied. Cependant la pente était toujours à peu
près la même, oscillant entre 40 et 45", c'est-à-dire à peu
près pareille à celle des toits de nos cathédrales gothi-
ques. Il y eut même un endroit où elle dut être de près
de 47^*. Malgré cette excessive roideur, nous ne mîmes
pas plus d'une heure à atteindre le col de Rolhthal,
car il était à peu près cinq heures quand nous y arri-
vâmes.
Il restait encore six lieues à faire pour regagner nos
chalets, en sorte que, comme nous l'avions prévu, nous
allions être dans le cas de traverser de nuit la partie la
plus crevassée du glacier. Mais personne n'avait l'air de
s'en inquiéter; au reste, la lune n'allait pas tarder à se
lever, et les nuages avaient à peu près entièrement dis-
paru de l'horizon. Nous traversâmes au pas accéléré les
trois heures de névé qui succèdent au plateau de neige;
cela se fit sans aucune difficulté, car le névé présente ici
une surface parfaitement unie, sur laquelle on marche
aussi sûrement et avec autant de facilité que sur une
grande route. A peine la nuit était-elle arrivée, que nous
vîmes la lune surgir en face de nous.
Nous étions alors à la hauteur des deux cols que j'ai
8i LES ASCENSIOISS CÉLÈBUES.
raentionnés plus haut, celui de Lôtsch, à l'ouest, et celui
qui conduit dans le névé de Viesch, à l'est. La lune était
justement dans l'axe du glacier, en sorte que tout ce
grand fleuve de glace était uniformément éclairé et reflé-
tait une lumière qui devait nous paraître d'autant plus
douce, que nous avions eu à souffrii' beaucoup de celle du
soleil pendant le jour. Les entrées des deux cols de Lôtsch
et Yiesch étaient d'un effet magique; car, comme ils sont
à angle droit avec la direction du glacier, les montagnes
qui les limitent au midi y projetaient des ombres d'une
grandeur fantastique, tandis que de gros nuages, accumu-
lés derrière l'Aletschhorn, donnaient au tableau toute la
vigueur digne d'un pareil sujet. Qu'on ajoute à cela un
calme parfait de l'atmosphère et un silence absolu autour
de nous, et l'on comprendra que nous éprouvâmes encore
un plaisir extrême à admirer ce spectacle unique, quoique
nous eussions contemplé les vues les plus grandioses dans
le cours de cette journée.
Bientôt nous entrâmes dans la région des crevasses.
Nous jugeâmes alors convenable d'avoir de nouveau re-
cours à la corde ; car, bien que le clair de lune fût très-
beau, la lumière n'était cependant pas assez intense pour
nous permettre de distinguer d'une manière précise la
vieille neige de la neige fraîche, surtout durant le pre-
mier quart d'heure de cette traversée. Aussi faisions-nous
des culbutes pour ainsi dire à tour de rôle, les guides
aussi bien que nous. Il y eut même un instant où l'on eût
pu concevoir des inquiétudes sérieuses sur l'issue de la
traversée, car, à chaque pas, on était obligé de retirer
l'un 'ou l'autre d'une crevasse. Cependant, peu à peu nous
apprîmes à éviter les crevasses couvertes de neige, et
nous nous tirâmes encore de ce mauvais pas sans avoir à
déplorer aucun accident grave.
Après avoir bien soupe, nous nous remîmes en roule
pour la dernière étape. 11 nous restait encore à peu près
ASCENSION A LA JUNCFRAF. 85
trois lieues à faire; mais, sauf les crevasses qu'il nous
fallut enjamber, la route était facile, et nous arrivâmes
presque sans nous en douter au bord du lac de Môrjelen.
Ici nous fîmes une dernière halte pour admirer un spec-
tacle magnifique. Les blocs de glace flottante qui na-
geaient à la surface de l'eau étaient d'un effet saisissant,
vus par ce beau clair de lune; en même temps, la tranche
du glacier, dans le fond, nous apparaissait comme un
immense mur de cristal; et, ce qui ajoutait encore à la
beauté de ce spectacle, c'est qu'étant arrivés justement
au moment où la lune allait passer derrière le massif qui
domine le lac, nous vîmes en un quart d'heure les effets
de lumière et les contrastes les plus variés. C'était une fin
digne d'une pareille journée.
E. Desor.
VI
ASCENSION AU GALENSTOCK
PAR MM. E. DESOB, DOLLF US-A USSET ET DANIEL DOLLFUS
(1845).
Jacob Leuthold. — Ascension sur la neige fraîche. — Chaos des Alpes.
Souvenirs. — Catastrophe. — Dévouement des guides. — Sauvetage.
Tous ceux qui ont visité l'Oberland avec un œil tant
soit peu attentif, même les touristes, ont dû remarquer,
au milieu de ces pics nombreux, si hardis, si élancés,
une montagne qui se distingue entre toutes par une forme
arrondie, représentant une imposante et magnifique cou-
pole de neige. C'est le Galenstock (3,596 mètres), qui do-
mine le beau glacier du Rhône, au point cubiiinant de la
chaîne qui sépare le Valais du canton d'Uri. J'avais plu-
sieurs fois conçu le projet d'aller l'étudier sur place. Je
m'en étais entretenu avec nos guides les plus expérimen-
tés, qui, sans combattre mes projets, n'étaient pourtant
pas disposés à les encourager, non qu'ils trouvassent la
montagne trop haute ou trop escarpée, mais à cause de
sa lorme particulière.
— Remarquez bien, me disait Jacob Leulhold, que c'est
ASCENSIO>' AU GALENSTOCK. 87
une montagne tout à fait à part. Elle a une pente de glace
non interrompue de près de 1 ,000 mètres, qu'on ne pour-
rait escalader qu'en taillant des escaliers tout le long. Au
besoin, c'est une affaire qu'on pourrait encore entre-
prendre ; mais, par une journée chaude, les escaliers
courraient risque de disparaître par la fonte avant notre
retour. Et vous savez que s'il fallait tailler des escaliers
à la descente et à reculons, ce ne serait pas chose très-
aisée.
« Il y aurait cependantun moyen d'y arriver, ajoutait-il,
après un instant de réilexion, ce serait d'entreprendre
l'affaire un jour qu'il serait tombé une forte neige pen-
dant le mois d'août ou de septembre. »
Le brave Leuthold ne devait pas avoir cette satisfaction.
Il mourut la même année, et de longtemps personne
ne parla plus du Galen stock.
En 1845, l'occasion se présenta de ressusciter le projet
d'ascension qui paraissait oublié. Un jour où nous avions
été interrompus dans le cours de nos observations par une
de ces violentes tempêtes qui se déchaînent parfois subi-
tement sur les hautes vallées, nous dûmes battre en re-
traite, et ce ne fut pas sans peine que nous atteignîmes le
Grimsel. A peine étions-nous arrivés à l'hospice, que le
temps se remit complètement. A la tempête du jour suc-
céda une soirée superbe et un calme parfait. Cependant
la neige était tombée en trop grande quantité poiu' nous
permettre de reprendre immédiatement nos études. Nous
étions réunis sur le perron du vieil hospice, déplorant
qu'elle nous empêchât de tirer parli d'un aussi beau
tenq)s, lorsque notre principal guide, celui qui avait rem-
placé Jacob Leuthold, me prit à part.
— Vous souvient-il de ce que Jacob vous disait il y a
deux ans? Ce pauvre Jacob, s'il pouvait être ici mainte-
nant !
— Eh bien, que serait-ce? lui dis-je.
88 LES ASCENSIO^■S CÉLÈBRES.
— Ce serait, me répondit-il, que nous irions de-
main...
— Et où?
— Au Galenstock.
— C'est maintenant le moment ou jamais^ ajouta-t-il ; |(
il doit y avoir au moins quelques pieds de neige là-haut ;
si nous partons d'assez bonne heure, avant que le dégel
se fasse, nous remonterons la grande paroi sans aucune
difficulté, et, quant à la descente, ce sera une magnifique ^
partie de traîneau. Qu'en pensez-vous ?
J'allai me consulter aussitôt avec MM. Dollfus père el
fils et, après quelques pourparlers, il fut décidé qu'on
tenterait l'aventure. Les instruments dont nous comptions
nous servir furent emballés séance tenante, les provisions
préparées, et M. Dullfus déploya un rouleau d'étoffes dont
il avait toujours une provision, pour tailler un drapeau
destiné à flotter au haut du Galenstock.
Le lendemain 18 août, à trois heures du matin, nous
nous acheminâmes vers le col du Grimsel. La compagnie
se composait de huit personnes, M. DuUfus-Ausset, son
fils Daniel, et moi, accompagnés de cinq guides. A quatre
heures, nous avions atteint le haut du col dont le lac des
Morts occupe le sommet. Le ciel était sans nuage, et la
chaîne du mont Rose semblait un immense brasier, tant
la coloration matinale était intense, tandis que les chaî-
nes inférieures laissaient apercevoir au-dessus de leurs
vallées ce hàle transparent que notre célèbre paysagiste
Calame a su rendre avec tant de bonheur dans le magni-
fique tableau du mont Rose, qu'on admire au musée de
Neufchâtel.
Du premier plateau nous descendîmes par une pente
assez facile, quoique escarpée, sur Ja partie supérieure
du glacier du Rhône, que nous traversâmes sans aucune
difficulté, en prenant soin pourtant de nous attacher les
uns aux autres, à cause des crevasses masquées par la
ASCENSION AU GALENSTOCK. 89
neige fraîche. Le glacier franchi, nous abordâmes immé-
diatement le massif même du Galenstock, nous dirigeant
en zigzag vers la partie la plus basse de l'arête. La neige
était gelée, de sorte qu'elle ne s'affaissait guère que de
quelques millimètres sous nos pas. Sans causer aucune
fatigue, elle offrait un point d'appui suffisant pour qu'on
se sentît en parfaite sécurité. Il n'était pas dix heures et
déjà nous avions atteint la dépression en question, que
nous avons désignée sous le nom de col de Galen. La vue
que l'on a de ce col est imposante ; elle embrasse d'un
côté la grande chaîne du Finsteraarhorn et ses profondes
vallées, de l'autre la partie supérieure de la vallée de
Realp, celle qu'on suit en montant d Andermatt à la
Furka.
Nous nous acheminâmes à onze heures vers le point
culminant, en montant une pente très-douce le long de
l'escarpement, tout en nous tenant cependant à une cer-
taine distance du bord, car nous avions remarqué que,
dans l'alignement de l'arête principale, la neige surplom-
bait en plusieurs endroits la paroi de rochers. Jamais as-
cension d'une haute cime ne s'est effectuée plus facile-
ment et plus gaiement que celle-là. On eût dit une bande
d'écoliers montant le Naye ou le Chasserai, plutôt que des
naturalistes faisant la conquête d'une sommité vierge des
Alpes. En arrivant près du point culminant, je cédai le
pas à M. DoUfus fils, voulant lui laisser la satisfaction d'y
planter le drapeau et de prendre en quelque sorte pos-
session, au nom de la science, d'un point que le pied de
l'honmie n'avait pas encore foulé.
Au point de vue pittoresque, nous eûmes l'occasion de
vérifier encore une fois une remarque que nous avions
déjà faite à plusieurs reprises. Nous restâmes convaincus
que le charme des vues de haute montagne réside bien
plutôt dans les détails des sites rapprochés, que dans l'é-
tendue du panorama que l'on a sous les yeux. Ce qui fas-
90 LES ASCENSIOISS CÉLÈBRES.
cine, c'est le sublime chaos d arêtes tranchantes, de pics
élancés, au milieu de vastes champs de neige, de voûtes
brisées, de pitons détachés , dont l'œil le plus exercé
chercherait en vain à reconstruire l'enchaînement pri-
mitif. Ce sont encore ces contrastes de lumière et d'ombre
qui ne font que mieux ressortir la puissance des reliefs.
C'était surtout cette profonde crevasse de la vallée de l'Aar,
et cette autre, non moins sombre, dans laquelle le Rhône
va prendre ses premiers ébats au sortir du glacier; c'é-
taient, sur le plateau, entre les deux vallées, ces deux
rochers arrondis, étalant au soleil leurs surfaces polies,
témoins de l'ancien séjour des glaciers. C'était, enfin,
un peu plus loin, les géants des Alpes, aux flancs roides,
aux sommets dentelés et déchirés, en partie d'anciennes
connaissances, qui rappelaient de beaux moments de notre
vie alpestre, entre autres le Schreckhorn, au sommet du-
quel on aperçoit encore la tige du drapeau que j'y avais
planté en 1842, avec mon ami Escher de la Linlh, et un
peu plus loin, à droite, les trois cimes jumelles du Wetter-
horn, que nous avions visitées ensemble l'année précé-
dente el doiit l'une, le Rosenhorn, conservait, elle aussi,
des traces de notre passage. Nous nous retrouvions, de
plus, entourés des mêmes guides qui nous avaient ac-
compagnés sur ces différents sommets, et qui ne jouis-
saient pas moins que nous de ce grand spectacle. Ils trou-
vaient surtout du charme à se remettre en mémoire et à
nous rappeler tous les incidents de nos différentes ascen-
sions, depuislaJungfrau jusqu'au Galenstock, à passer en
revue les difficultés que nous avions rencontrées, et les
dangers que nous avions pu courir sur chacune de ces
sommités.
Il était prés d'une heure quand nous nous remîmes en
route. La neige s'était considérablement ramollie sur les
pentes exposées au soleil, si bien que l'on s'y enfonçait main-
tenant jusqu'à mi-jambe. D'un autre côté, la pente n'était
ASCENSION AU GALENSTOCK. 91
pas assez forte dans la direction que nous devions suivre,
pour nous permettre de glisser. Il fallait, comme disent
les guides, « des chevaux au traîneau, » termes dont ils
se servent pour désigner les glissades qu'ils font faire à
leurs messieurs en les prenant par les jambes et courant
ainsi en bas de la pente.
Nous approchions maintenant de Tendroit où nous
avions lieu de supposer que la neige était en surplomb
au-dessus des rochers. Nous eûmes soin, pour plus de
sûreté, de suivre exactement nos traces du matin. Nous
marchions à la file, le guide Jaun en tète de la colonne.
.Je le suivais à quelques .pas, puis venait M. Dollfus fils,
après lui trois autres guides, et à quelque distance en
arriére, M. Dollfus père accompagné du cinquième guide.
Oais et heureux, nous devisions sur notre bonne chance
et sur la surprise que devait causer aux touristes et aux
guides de l'Oberland la vue d'un drapeau flottant au som-
met de la cime inaccessible du Galenstock, lorsque tout
à coup je vis une fissure se former devant moi et se pro-
pager avec la rapidité de l'éclair... J'aurai éternellement
présent à l'esprit le spectacle de ce gouffre aux parois
azurées, qui n'eut d'existence qu'un clin d'œil, le temps
qu'il faut à un pan de montagne pour s'abimer. — La
fente, qui m'avait rasé le pied gauche, avait passé entre
les jambes du guide qui me précédait. Soit instinct, soit
hasard, il s'était jeté du côté de la montagne. Pas un cri,
pas un murmure ne s'était échappé d'aucune bouche pen-
dant cette scène. Mais quand je me retournai pour inter-
roger mes compagnons, je ne vis que des figures boule-
versées. Ils n'étaient plus en nombre... A deux pas der-
rière moi, un bâton penchait sur l'abîme; celui qui le
portait avait disparu, emporté avec la partie de la mon-
tagne qui venait de s'écrouler. M. Dollfus, qui était à une
petite distance, ne comprit pas sur-le-champ la cause de
l'agitation qui était survenue. Il allait nous exhorter à
92 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
être prudents, lorsqu'il s'aperçut que la troupe n'était
plus au complet. Certes, en présence d'une découverte
pareille, l'émotion d'un père n'a besoin ni d'excuses, ni .
d'explication. Celui qui manquait était son fils. Avant
d'avoir le temps de nous reconnaître, nous nous trou-
vâmes enveloppés d'un épais nuage de neige ; c'était la
poussière de la masse éboulée, que le vent nous amenait
en tourbillons... Il me serait difficile de dire ce qui se
passa en nous dans ces circonstances. Nous nous atten-
dions à chaque instant, maintenant que le choc était
donné, à voir une autre portion du flanc de la montagne
se détacher et nous entraîner à notre tour dans le gouffre ;
mille projets et mille souvenirs vinrent à la fois assaillir
mon esprit. Et que ne devait-il pas se passer dans
l'âme de celui que nous envisagions déjà comme une
victime !
Peu à peu cependant, — il me serait impossible de dire
après combien de temps, — les tourbillons de neige com-
mencèrent à s'éclaircir un peu, de manière à nous per-
mettre de distinguer vaguement quelques contours. L'es-
poir aussi commençait à renaître en nous, quand nous
vîmes qu'il ne survenait pas de nouvelles crevasses. Je me
disposai alors à m'avancer jusqu'au bord du précipice en
m'étendant de mon long sur la neige; pour plus de sûreté,
je me passai autour du corps la ceinture dont M. Dollfus
était toujours muni, afin que les guides pussent au besoin
me ramener à la surface au cas où, par l'effet du poids de
mon corps, une autre tranche viendrait à se détacher de
la paroi de neige. Je ne dirai pas avec quelle anxiété
M: Dollfus père me suivit du regard, combien de fois il me
demanda si je n'apercevais aucune trace de son fils. D'a-
bord je ne vis rien, si ce n'est une énorme masse de neige
en mouvement, à une profondeur de plus de 1,000 mè-
tres au-dessous de moi. C'était la masse éboulée qui se
précipitait^sous forme d'avalanche dans la vallée de Gor-
A<»liAl^
"^^^^^^■BffilP'"
Ascension du Galenstock.
ASCENSION AU GALRNSTOCK. 95
sclieii, au-dessus de Réalp. Après quelques instants cepen-
dant, je crus, à travers le brouillard et à peu près per-
pendiculairement au-dessous de moi, au milieu de la traî-
née de l'avalanche, apercevoir un objet sombre. Était-ce
lui? Je n'osais encore y croire, je n'osais surtout répondre
affirmativement à toutes les questions échappées de la
bouche des guides. Bientôt cependant je n'eus plus de
doutes. C'était bien le chapeau de mon ami et le coin de
son épaule que je venais de reconnaître. Une autre ques-
tion, non moins pressante, était de savoir s'il était mort
ou vif. C'était M. Dollfus père qui m'interrogeait cette fois.
Il m'eût été bien doux, on le conçoit, de surprendre en
ce moment un signe de vie de la part de celui sur qui je
tenais les yeux fixés, et de pouvoir répondre sur-le-ch;imp
à ce père au désespoir : a Votre fils est vivant ! » Mais
comment nourrir un pareil espoir? Il me semblait qu'à
moins d'un miracle, il devait être écrasé ou étouffé par la
neige. Aussi bien, c'était déjà une sorte de miracle qu'au
lieu d'être entraîné par l'avalanche, il fût resté là, si près
du sommet, à 25 mètres au-dessous de nous. Quelques
instants plus tard je crus réellement remarquer un mou-
vement. 11 n'était donc pas mort! On comprend l'impres-
sion que cette découverte dut produire... — Mais ce que
l'on ne comprendra, ce que l'on ne croira que difficile-
ment, c'est le dévouement dont fit preuve en ce moment
l'un des guides. J'avais à peine articulé ces mots : « 11 vit ! »
lue Hans Wahren, le guide de prédilection de M. Dollfus,
se précipita du haut de l'escarpement. Nous poussâmes
lous un cri d'épouvante en le voyant disparaître. Par bon-
iieur il tomba dans la neige de l'avalanche, à 10 mètres
iu sommet, et, comme cette neige était très-molle, il s'y
3nfonça si profondément qu'il lui fut impossible de se dé-
5'ager.
Sur ces entrefaites, M. Dollfus fils avait commencé à
;e remettre de l'étourdissement que lui avait causé sa
96 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
chute. Il fit un effort pour regarder en arrière, et quand
il m'aperçut au haut de l'escarpement, sa première pensée
fut, on le conçoit, pour son père. La nouvelle que son père
était sain et sauf et qu'il n'y avait eu d'entraîné que lui,
ranima son courage. 11 allait essayer de se relever, lors-
qu'il s'aperçut qu'il n'avait plus l'usage de son bras droit.
Était-il cassé, était-il démis, c'est ce qu'il ne savait en-
core. t( Mais, démis ou cassé, c'est une bagatelle,- nous
cria4-il, du moment qu'il n'y a que moi. »
Comment se faisait-il qu'il se fût arrêté dans sa chute à
une distance du somment relativement si faible? A l'aspect
des lieux, des personnes d'un tour d'esprit un peu moins
analytique auraient vu là certainement, et non sans quel-
que apparence de raison, une dispensation spéciale de la
Providence. Le fait est que, sur cette longue pente si ab-
rupte du Galenstock, il se trouvait une tête de rocher isolée,
une sorte de petite pyramide rocheuse, contre laquelle
vint frapper la partie du massif éboulé sur laquelle se
trouvait M. Dollfus. Une portion de la neige y resta accu-
lée, et avec elle celui qu'elle avait entraîné dans sa chute.
Si celui-ci s'était trouvé sur tout autre point de ce long
massif, il aurait infailliblement été entraîné avec l'ava-
lanche et n'aurait pas tardé à disparaître dans ses pelotes
gigantesques.
Il s'agissait maintenant d'aviser aux moyens de retirer
M. Dollfus de cette position. Nous ne voyions point encore
comment nous y prendre. Ce que nous savions cependant,
sans nous être consultés, c'est que nous étions décidés à
ne pas revenir sans lui. Mais nos guides, d'ordinaire si
calmes lorsqu'il s'agit de dangers qu'ils connaissent,
étaient complètement désorientés. Il n'y avait aucun
moyen d'effectuer notre descente par l'escarpement qu'a-
vait suivi l'avalanche. Il était donc indispensable de n-
lïionter M. Dollfus. Mais entre lui et nous il y avait d'abord
une paroi verticale de 10 mètres, la tranche du névé
ASCE>;SION AU GALENSTOCK. 97
écroulé, puis une pente très-roide, représentant une hau-
teur de 15 mètres.
Pour procéder aussi méthodiquement que possible,
nous attachâmes l'un des guides à la corde et le fîmes dé-
valer 10 mètres, jusqu'à l'endroit où se trouvait son cama-
rade Wahren, qu'il aida d'abord à se dépêtrer ; après quoi
ils essayèrent de descendre les 15 autres mètres au moyen
d'un de ces tours de force dont les chasseurs de chamois
ont seuls le secret, et qui consiste à trouver exactement
l'endroit où la neige est assez tassée pour servir de sup-
port au pied.
Ils arrivèrent ainsi, à force d'adresse et de patience et
en se collant littéralemeiit contre la neige, auprès de
M. Dollfus, dont ils commencèrent par dégager le corps.
Quand ils l'eurent complètement déterré, on constata avec
douleur qu'il n'avait pas seulement le bras malade ; sa
jambe aussi était compromise au point de refuser tout
service. Le moyen de faire franchir à un homme en pareil
état une pente de 60 et sur quelques points de 70 degrés!
A la descente, c'eût été impossible, mais à la montée il y
a toujours plus de ressources. Aussi nos deux braves gens
manœuvrèrent-ils si bien, qu'ils parvinrent à amener
M. Dollfus jusqu'au haut de la contre pente. Là, ils l'atta-
chèrent à la corde et nous le hissâmes à nous, en ayant
soin de faire couler la corde sur nos bâtons, que nous avions
placés sur le bord du précipice. On employa le même pro-
cédé pour remonter les deux guides, qui arrivèrent sains
et saufs au sommet.
Plusieurs longues heures s'étaient écoulées au milieu
de cette recherche et de ces efforts pour retrouver celui
que nous avions cru perdu. Quand nous fûmes de nou-
veau tous réunis au sommet, le soleil s'était déjà sensi-
blement abaissé sur le Finsteraarhorn. iM. Dollfus était
incapable de marcher. L'un des guides le prit sur son
dos et le porta jusqu'au col de Galen. C'était là que
7
98 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
nous devions prendre quelque nourriture, parce que là
seulement nous pouvions nous croire entièrement hors de
danger.
E. Desor^
1
Matériaux pour l'étude des glaciers, recueillis par M, DoUiiis
Ausset, tome IV. Nous avons emprunté à cet excellent recueil une-
partie de nos ascensions des Alpes.
vil
CATASTROPHE DU MONT CERVIN
E. WYMPER, LORD DOUGLAS (l865).
DitTicullés de l'ascension. — Halte au sommet. — Trécautions sur la des-
cente. — Effroyable inclinaison. — Chute dans le précipice. — Rupture
de la corde. — Recherche des victimes.
Au mois de juillet \ 865, la nouvelle suivante était donnée
à un journal de Genève :
... En arrivant à Zermatt, le vendredi li au soir, nous
avons appris que le pic deMatterhorn (mont Cervin), jus-
qu'alors inaccessible, avait enfin été atteint, et, qu'avec
une lunette d'approche, on avait vu, à deux heures, des
hommes sur le sommet.
11 était en effet parti la veille une expédition pour cette
redoutable cime. Des Anglais avaient résolu de tenter en-
core une fois de gravir le géant qui surjUombe de sa pyra-
mide abrupte les hautes montagnes d'alentour, et dont la
hauteur est de 4, 48^2 mètres. Ils étaient quatre; l'un
d'eux, M. E. Wymper, avait failli payer de sa vie, il y a
deux ans, cette même ascension ; il était décidé, dit-on, à
l'accomplir ou à y trouver la mort. Trois guides, deux de
Zermatt et l'autre de Chamounix, accompagnaient ces hardis
vovniïeurs. .^f^rJ^r.^ S
BIBLIOTHECA
100 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
Tout Zernialt ne parlait quo de la grande nouvelle.
La dernière cime de la chaîne du mont Rose avait été à
son tour foulée par le pied de l'homme, et rien n'était
impossible à l'audace et au sang-froid de la race anglo-
saxonne.
Ceux qui ont visité Zermatt et vu le gigantesque pic se
dresser au-dessus de sa large base, peuvent seuls com-
prendre le péril immense de cette entreprise. Mais, dans
la joie du triomphe, on ne réfléchissait pas que tout n'était
pas encore dit, et qu'il s'agissait de redescendre les flancs
de la montagne.
Quoi qu'il en soit, une douloureuse nouvelle se répandit
le samedi matin et parvint bientôt jusqu'au Riffel, où nous
étions. Sur les sept voyageurs partis le 15 de Zermatt,
trois seulement y étaient rentrés : les autres avaient péri
en redescendant.
Nous extrayons le récit suivant de la lettre écrite au pré-
sident du Chib des Alpes, par M. Wymper, le seul des
Anglais qui ait survécu.
C'est le mercredi 12 juillet qu'accompagné de lord
Francis Douglas, je franchis le col de Saint-Théodule, dans
le but de me procurer des guides de Zermatt. Après être
sorti des neiges du côlé nord, nous contournâmes les
bases du grand glacier; puis, le glacier de Furgge passé,
je laissai ma tente, des cordes et d'autres objets dans la
petiie chapelle qui se trouve auprès du lac Noir. De là
nous descendîmes au village et j'y engageai les services
de Pierre Tauggwald, en l'autorisant à s'adjoindre un
deuxième guide.
Dans la soirée, arriva à notre hôtel le révérend Charles
Hudson et son ami M. Hadow ; tous deux me firent part
de leur intention de chercher à gravir le mont Cervin,
le lendemain au matin. Lord Douglas tomba d'accord
avec moi sur la convenance de nous réunir à nos compa-
Iriotes.
CATASTROPHE DU MONT CEUVIN. 101
Nou^ parlâmes dans ce sens à iM. Hudsoii, qui accepta
immédiatement celte proposition. Mais, avant d'admettre
M. Iladow parmi nous, j'eus soin de m'informer de ses
capacités comme marcheur; et, autant que je puis m'en
souvenir, M. ïludson me répondit que son jeune compa-
gnon avait gravi le sommet du mont Blanc en moins de
temps que la plupart des touristes; il ajouta que M. Hadow
s'était déjà distingué plusieurs fois dans les expéditions
analogues, et qu'il le considérait comme parfaitement à
même de tenter lavenlure ave nous. M. Hadow fut donc
définitivement admis.
Nous nous mîmes en quête d'autres guides. Michel
Croz était au service de M. Hadow et de M. Hudson. Ce
dernier estimait que si Pierre Tauggwald consentait à
nous accompagner, le nombre des guides serait suffi-
sant; je communiquai cette pensée à nr.s liommes, qui
l'approuvèrent.
Nous quittâmes Zermatt le jendi, à cinq heures et demie
du matin. Sur le désir exprimé par leur père, les deux fils
Tauggwald vinrent avec nous. Ils portaient des provisions
pour trois jours. Nous ne prîmes point de corde au village;
il s'en trouvait de reste dans la chapelle du lac Noir. On ne
cesse de me demander pourquoi nous n'emportâmespoint
le cordon en fil de fer inventé par M. Hudson, et qui faisait
partie de son bagage. Je ne sais que répondre. Ledit cor-
don ne fut pas même mentionné par M. Hudson, et je ne
l'ai vu qu'après la catastrophe. C'est de ma corde seule
que nous nous sommes servis. Elle se composait de
'200 pieds de la corde adoptée par le club des Alpes ; puis
de 150 pieds d'une autre espèce de corde que j'estime
être plus forte que la précédente; enfin, de 200 pieds
d'une corde plus mince et plus faible que la piemière;
celle-ci avait été employée par moi jusqu'à l'époque de
l'adoption générale de la corde du club des Alpes.
En quittant le village, notre intention était d'attaquer la
102 LES ASCENSIOîsS CÉLÈBRES.
montagne d'une façon sérieuse, et nous étions abondam-
ment pourvus de tout l'attirail dont une longue expérience
nous avait démontré la nécessité. Cependant, le premier
jour, nous ne nous proposions pas d'atteindre une très-
grande hauteur, mais seulement de nous arrêter lorsque
nous trouverions un lieu favorable à l'érection de la
tente.
Nous montâmes en conséquence très-lentement; à huit
heures, nous passions le lac Noir et suivions l'arête qui
relie le Ilornli au pic du mont Cervin proprement dit.
Avant midi, la tente était fixée, nous étions à 11,000 pieds
de hauteur; mais Croz et l'aîné des fils Tauggwald pour-
suivirent en éclaireurs, afin de gagner du temps pour le
lendemain.
Ils revinrent tout heureux de nous informer qu'ils
n'avaient point trouvé de difficultés insurmontables, et
que, si nous les avions accompagnés, nous eussions pu
gravir jusqu'au sommet et redescendre à la tente pour
le soir. Le reste de la journée se passa à considérer
la vue, à nous chauffer au soleil et à converser ; le cou-
chant fut magnifique, et tout nous promettait un très-
beau temps.
Avant la tombée delà nuit, lludson prépara le thé; je
lis le café, et chacun de nous se revêtit du sac qui, dans
les excursions alpestres, remplace le lit. Ainsi que les
Tauggwald et lord Douglas, j'occupai la tente; les autres
préférèrent rester dehors. 11 était déjà nuit close que les
précipices et les rochers répercutaient encore nos rires et
les chants des guides. Nous étions heureux, et nul de nous
n'appréhendait le moindre péril.
Avant l'aurore, nous étions debout et en marche ; le cadet
des fils Tauggwald ne vint pas plus loin. A six heures,
nous avions atteint une hauteur de 1"2, 800 pieds ; nous
décidâmes d'y faire une halte d'une demi-heure, puis Tas-
cension continua sans la moindre interruption jusqu'à dix
'^•'^BA
Le Cervin.
CATASTROPHE DU MONT CERVIN. 105
heures. A I 4,000 pieds, nous fîmes une halte. Jusqu'à ce
point nous avions gravi du côté nord et sans nous servir
de la corde.
Tantôt je tenais la tête, quelquefois c'était Hudson.
iNousétions arrivés au pied de cette partie du pi(' qui, con-
sidérée de Zermatt, semble perpendiculaire; impossible
(le poursuivre. D'un commun accord, nous gravîmes, pen-
(ianlun certain temps, par l'arête, dont une des extrémités
M' dirige vers le village, puis il fallut tourner à droite, au
nord-ouest.
Nous avions changé notre ordre de marche : Croz s'avan-
çait le premier; je le suivais, puis Hudson, lladovv, Dou-
glas, enfin Tauggwald et son fils. Ici la prudence et la len-
teur devenaient indispensables. En certains endroits, nous
ne savions guère à quoi nous accrocher. Dans les fissures
et les rugosités de la roche était incrustée une neige
durcie, et le roc lui-même était revêtu d'une mince couche
de glace. Néanmoins, un montagnard pouvait encore y
passer.
Toutefois, ici, nous découvrîmes que M. Hadow n'était
pas suffisamment familiarisé avec ce genre de labeur ; à
chaque instant il fallait venir à son secours. Nul de nous,
cependant, ne proposa de le laisser en arrière. Pour rendre
hommage à la vérité, je dois ajouter que la peine qu'il
avait à avancer ne provenait ni de fatigue, ni de faiblesse,
l'expérience seule lui faisait défaut.
M. Hudson, qui me suivait, escalada la montagne tout
entière sans qu'on dût une seule fois venir à son aide;
({uelquefois, après que Croz m'avait tendu la main pour
m'attirer à lui, je me tournais pour offrir la main à
Hudson : il la refusait toujours comme n'en ayant aucun
besoin.
Celte difficile partie de notre lâche ne fut pas de longue
durée; l'espace parcouru n'avait guère plus de 500 pieds
de hauteur; à son extrémité, l'inclinaison diminua peu à
106 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
peu : et, pour arriver à la cime même, je me détachai de la
caravane, ainsi que Croz, et c'est en courant que nous
arrivâmes au sommet du mont Gervin. Il était 1 heure 40;
nos amis nous rejoignirent dix minutes plus tard.
On m'a prié de décrire l'état personnel de chacun] lors
de son arrivée à la cime. Aucun ne semblait fatigué, et je
suis convaincu qu'aucun ne l'était. Croz se mit à rire quand
je l'interrogeai à cet égard; au fait, nous n'avions été en
route que pendant dix heures et je fis remarquer à Croz
que notre marche s'était accomplie avec lenteur.
(( Oui, me répondit-il, nous avons eu raison de ne pas
nous presser; mais j'avoue que, pour descendre, je préfé-
rerais êlre seul avec vous et un guide. »
Mes compatriotes et moi, nous discutions déjà l'emploi
de noire soirée, à notre retour au village.
La halte au sommet fut d'une heure. Je me concertai
avec Hudson sur ce qu'il y avait à faire pour la descente.
Nous tombâmes d'accord qu'il convenait de faire marcher
Croz en tête, comme étant le plus fort. Hadow le suivait.
Hudson qui, pour Ja sûreté du pied, valait un guide, vou-
lut être le troisième. Lord Douglas venait ensuite, et le
vieux Tauggwald était derrière lui. Je suggérai à Hudson
la pensée qu'il ne serait pas mal d'attacher une corde au
rocher lorsque nous arriverions à l'endroit difficile, que
nous la saisirions des deux mains, et que nous y trouve-
rions un très-efficace supplément de sécurité. 11 approuva
mon projet ; mais nous ne décidâmes point positivement
de le mettre à exécution. Tous s'attachèrent les uns aux
autres, tandis que je terminais un croquis du sommet. Ils
m'attendirent; je me reliai seulement au fils Tauggwald;
et nous allions nous remettre en route, lorsque quelqu'un
fit la remarque que nous n'avions pas laissé nos noms
dans une bouteille.
On me pria de les écrire; pendant que je m'y prêtais
commença la marche. Quelques minutes après, je les
CATASTROPHE DU MONT CERVIN. 107
rejoignis; ils se trouvaient dans l'endroit le plus difficile.
On prit les soins les plus minutieux. Un seul homme bou-
geait à la fois ; lorsqu'il avait pris son assiette, le suivant
s'avançait en silence. La distance moyenne existant entre
nous était d'à peu près 20 pieds. On n'avait point cepen-
dant attaché au roc la corde supplémentaire ; on n'en
parla point, et je ne crois pas même y avoir pensé alors.
Comme je l'ai expliqué, j'étais détaché des autres et je
les suivais ; mais, au bout d'un quart d'heure, lord Dou-
glas me pria de me rattacher au père Tauggwald, crai-
gnant, me dit-il, que s'il venait à glisser, ce dernier ne
suffît pas pour le maintenir. Je le fis immédiatement ;
c'était dix minutes avant la catastrophe, et c'est à celte
précaution, prise pour un autre, que Tauggwald doit la
vie.
Au moment de l'accident, tous étaient immobiles, je le
crois du moins ; mais je ne puis le dire avec certitude , et
les deux Tauggwald ne le peuvent pas davantage, parce
que les deux hommes marchant en tète étaient à demi ca-
chés par un épaulement du roc. Le pauvre Croz avait jeté
sa hache, et, pour donner à Hadow plus de sécurité, il lui
prenait les jambes et lui mettait les pieds, l'un après
l'autre, dans les positions qu'ils devaient occuper, et, à en
juger par les mouvements de leurs épaules, je pense que
Croz se tournait pour descendre d'un pas ou deux ; c'est
dans cet instant que M. Hadow doit avoir trébuché, puis
être tombé sur lui.
Croz poussa un cri, je le vis glisser avec la rapidité de
la flèche, suivi par Iladow ; une seconde après, Hudson
fut arraché de sa place et lord Douglas avec lui ; ce fut
l'affaire de deux secondes. Mais à l'instant même où nous
entendîmes l'exclamation de Croz, je me renversai en
arrière avec Tauggwald aussi ferme que le permettait l'ef-
froyable inclinaison du rocher.
La corde qui nous reliait était tendue, elle choc nous at-
lOS LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
teignit comme un seul homme. Nous nous maintînmes; la
corde se rompit à égale distance de Tauggwald et de Dou-
glas. Pendant deux ou trois secondes, tout au plus, nous
vîmes nos infortunés compagnons glisser sur le dos, en
étendant les mains, puis ils disparurent l'un après l'au-
tre, et tombèrent de précipice en précipice, sur le gla-
cier, 4,000 pieds plus bas!...
Catastrophe du mont Cervin.
Pendant une demi-heure, le saisissement nous rendit
immobiles. Paralysés par la terreur, les deux Tauggwald
pleuraient comme des enfants et tremblaient comme la
feuille. Descendus un peu plus bas, je demandai à voir la
corde qui s'était rompue. Hélas! à ma consternation, je
constatai que c'était la plus faible des trois. Nos malheu-
CATASTROPHE DU MONT CERYIN. 109
reux amis, s'altachant les uns aux autres pendant que je
dessinais, je n'avais pas pris garde à la corde choisie par
eux. — On a prétendu que la corde s'est cassée par suite
de sa friction sur le roc; il n'en est rien, et l'extrémité
restée en ma possession ne justifie point cette manière de
voir.
Pendant les deux heures qui suivirent, chaque instant
me sembla être le dernier de mon existence. Les Taugg-
wald étaient complètement énervés et hors d'état de
m'êlre utiles ; ils chancelaient à chaque pas. Je dois cepen-
dant ajouter qu'à peine arrivés dans une partie plus facile
de la descente, le jeune homme se mit à fumer et à man-
ger, comme si rien de funeste ne fût survenu. — Je n'ai
plus rien à dire de la descente.
Sans cesse , mais toujours en vain, je m'arrêtais pour
chercher à découvrir des traces du passage de mes infor-
nés compagnons. La nuit nous surprit quand nous nous
trouvions encore à 15,000 pieds de haut. Nous n'entrâmes
à Zermalt que le samedi, à 10 heures et demie du matin.
Dès mon arrivée, je demandai au maire d'envoyer
autant de monde que possible sur les hauteurs dominant
l'endroit où j'étais certain que" mes amis étaient tombés.
Plusieurs hommes partirent et revinrent au bout de six
heures; ils les avaient vus, mais sans pouvoir les atteindre
ce jour-là. Le lendemain nous nous mîmes en route en
suivant la direction que nous avions prise quatre jours
auparavant. Du Hornli nous descendîmes à droite de
l'arête, et, les moraines du glacier du mont Cervin esca-
ladées, nous arrivâmes sur le plateau qui termine ce
dernier, en vue de l'angle où nous savions que les corps
reposaient.
En voyant chacun de nos guides, au visage hâlé, pointer
successivement le télescope sur un certain endroit, pâlir,
puis remettre en silence l'instrument à son voisin, nous
comprîmes qu'il n'y avait plus rien à espérer. Nous appro-
110 LES ASCENSIONS CELEBRES.
châmes. Les malheureux gisaient dans l'ordre où ils s'é-
taient trouvés sur le pic ; Croz un peu en avant, Hadow
près de lui et Hudson à quelque distance en arriére; quant
à lord Douglas, impossible de le retrouver. A mon grand
étonnement, je constatai qu'ils étaient attachés avec la
corde du club ou avec la seconde corde forte, par consé-
quent, un seul fragment, celui qui existait entre Taugg-
wald et Douglas était la moins sohde de tous.
Par ordre du conseil d'État du Valais, quatre jours
après l'événement, vingt et un guides durent aller cher-
cher et ramener au village le corps de nos amis. Ces bra-
ves gens accomplirent cette tâche dangereuse avec une
intrépidité qui leur fait honneur.
Ils ne virent aucune trace du corps de lord Douglas,
vraisemblablement arrêté dans sa chute par quelque pointe
de rocher. Personne ne déplore sa perte plus profondé-
ment que moi; quoique jeune, c'était un montagnard
accompli. Pour lui, le danger n'existait pas.
Je dus rester à Zermatt jusqu'au 22 juillet pour assister
à l'enquête instituée par le gouvernement.
Telle est la triste histoire que j'avais à raconter. Une
simple glissade, ou un simple faux pas, a été la cause
d'une infortune qu'on n'oubliera jamais. J'ajouterai un
mot. Si la corde ne se fût pas rompue, vous n'auriez
pas reçu cette lettre, car nous n'eussions pas été de force à
balancer le poids de quatre hommes tombant à la lois.
M.iis je suis convaincu que nul accident ne fût arrivé
si la corde qui liait Tauggwald au dernier de nos amis
eût été roide comme celle qui rattachait ce guide à moi.
La corde est d'un grand secours, mais elle ne doit jamais
former anneau , car, si une personne tombe ou glisse, sa
chute acquiert graduellement une vitesse à laquelle il est
difficile de résister.
Edouard Wimper.
Il
LES PYRENEES
LES CAP NORD — LE PIC DE TÉNÉRIFFE
Sur les pentes méridionales des monts élevés, près de la dent deMulhacen,
vous êtes vers le soir au pied des rocs où s'arrêtent les nuages. Déjà la
lumière abandonne les vallons, et l'obscurité s'étend sur la mer qui vous
sépare du sol des Africains. En parvenant jusqu'à vous, entre les faibles
tiges de l'yeuse, les clartés du couchant colorent les sommets inaccessibles,
au-dessus des précipices dont le fond ne se distingue plus. Vous vous rap-
prochez ensuite du rivage, autant que le permet dans la nuit l'aspérité des
lieux. Mille pieds plus bas les ondes roulent et se brisent sur la grève iné-
gale. Ainsi que les familles des Immmes, les vagues expirent sans cesse;
ce mouvement change pour renaître.
Mais au milieu des monts incultes un accord plus sévère, un solennel
l'epos font oublier le temps et agrandissent la pensée. La vue pénètre dans
un monde plus sombre et plus vaste, dans l'immensité des cieux. Quelque-
fois tout reste muet auprès de vous, et il semble qu'une voix tranquille,
venue des profondeurs de l'espace, révèle un ordre plus grand, une puis-
sance plus généreuse, une beauté plus constante.
Séxancocr. — Rêveries.
Le cirque de Gavarnie
LE PIC DU MIDI
R. DE MIRBEL
Vallée de Baréges. — Le lac d'Oncet.
Contemplation.
Fleurs et arbustes.
Nous attendions avec une sorte d'impatience que les
neiges eussent abandonné les pentes du Pic du Midi de
liigorre pour tenter un voyage vers celte montagne célè-
bre. Déjà Bamond s'en était approché au commencement
de juillet, mais il avait trouvé le chemin impraticable, et
il n'avait point été au delà du lac d'Oncet. Depuis cett^
114 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
époque jusqu'au 22, à peine le soleil avait-il été de loin en
loin couvert de faibles nuages : ses feux, concentrés dans
les vallées, embrasaient l'atmosphère. Il demeurait vain-
queur des frimas; aucun obstacle ne devait plus nous
arrêter.
Nous formâmes une société de treize ou quatorze per-
sonnes, et nous partîmes à quatre heures du matin. La
majeure partie de mes compagnons de voyage avait pris
des chevaux pour gagner le pied du pic. Quant à moi,
j'allais à pied, selon ma coutume, portant sur mon dos la
boîte de fer-blanc qui me servait à renfermer les plantes
que je rencontrais. J'étais armé d'un long bâton ferré, et
je m'étais muni de souliers à crampons.
Nous suivîmes la vallée de Baréges, le long du Bastan,
et nous gagnâmes les pentes du Tourmalet. A sa base
s'ouvre, vers le nord, une petite vallée latérale de la-
quelle sort un ruisseau qui va joindre ses eaux tranquilles
à celles du Hastan impétueux. La vallée de Baréges adou-
cit un peu ici la rudesse de ses pentes menaçantes; son
sol, moins aride, se couvre de verdure, et ses prairies
sont émaillées de fleurs. L'asphodèle rameuse, dont la
tige et les feuilles sont d'un vert éclatant et les fleurs
blanches striées de rose, y était abondamment répandue;
elle élevait sa tête au-dessus de fleurs plus modestes et
non moins belles. La véronique saxalile, cramponnant sa
tige ligneuse aux rochers qui perçaient la prairie de leurs
pointes aiguës, semblait vouloir les cacher au voyageur.
Ses jolies fleurs, d'un bleu foncé, surmontées de deux
anthères blanches, la faisaient reconnaître de loin. Nous
rencontrions aussi la gentiane à fleurs jaunes et le plantain
des Alpes.
La vallée qui conduit au pic s'arrête au lac d'Oncet, où
nous nous arrêtâmes pour déjeuner. Ceux qui n'ont point
parcouru les montagnes ne sauraient se faire une idée du
plaisir que l'on ressent à faire un frugal repas, auprès
LE l'IC DU MIDI. 117
d'une eau limpide, après une longue et pénible course, il
semble que cet air vif et pur vous ramène aux institutions
naturelles. On croirait, à voir le montagnard, qu'en abor-
dant ce climat nouveau il a pris une nouvelle âme.
Les bords du lac étaient ornés de la violette biflore dont
les fleurs dorées se mariaient avec le vert ardent de la
prairie ; cà et là on apercevait, à la déclivité des côtes, la
jaune arnica qui tenait sa tête pencbée sur le lac, et déjà
la lauréole odorante parait les environs des précipices de
ses tiges rampantes couvertes de fleurs roses, et embau-
mait l'air de son parfum.
A l'ouest du lac, s'élevaient perpendiculairement de
liantes montagnes dont le pied s'enfonçait sous les eaux;
au nord, le roc n'était pas praticable, mais il s'abaissait
vers l'est et laissait voir les bases du Pic du Midi. C'était
ce chemin que nous devions prendre ; la pente en était
douce et facile.
Le soleil dorait déjà le sommet des montagnes et nous
avertissait de nous remettre en marche. Nous partîmes
laissant au bord du lac un de nos guides pour garder nos
chevaux, et nous nous acheminâmes lentement vers la
cime du pic. La raréfaction de l'air, l'état de la végétation,
le silence de la nature, la solitude de ces lieux, tout nous
annonçait l'approche des hautes régions. Un gazon sec,
âpre et ghssant, tapissait le rocher; quelques plantes
alpestres étaient répandues çà et là. Au milieu d'elles se
faisaient remarquer la gentiane printanière et la gentiane
acuale, ces deux compagnes inséparables, qui, nées à la
même latitude; parcourent les mêmes régions, habitent le
bord des eaux ou l'aride rocher, les terres grasses et pro-
fondes ou le mont qui en est dépourvu. Quelquefois aussi
de jolies touffes de silènes récréaient la vue, et près
d'elles le drasa à fleur gris de lin étalait son feuillage déli-
cat. Plus loin, au milieu des éboulements et des débris,
monuments de la toute-puissance du temps, croissaient
1)8 LES ASCEîsSIOKS CÉLÈBRES.
dans les interstices des pierres quelques pâles fleurs qui
trouvaient la vie au sein même de la destruction, et autour
desquelles volaient de brillants papillons.
Après une heure et demie de marche, nous arrivâmes
au sommet du pic. Les vapeurs de la nuit s'étaient dissi-
pées, le ciel était serein, le soleil resplendissait. La chaîne
entière des Pyrénées s'ouvrait en amphithéâtre devant
nous. Sur la droite s'élevait Néouvielle, roc granitique
couronné de neiges éternelles ; à gauche, la brèche de
Roland, la tour de Marboré et le mont Perdu, dont la cime
lointaine surpassait toutes les autres. En jetant les yeux
du côté opposé , nous découvrions une plaine immense
dont les limites vaporeuses se confondaient avec l'hori-
zon. Nous embrassions à la fois ces monts, ces précipices,
ces glaciers, ces neiges antiques, ces lacs aériens, immen-
ses et silencieux ateliers de la nature, et ces chamfis fer-
tiles que les torrents apaisés arrosent de leurs eaux fécon-
dantes. Les cimes, qui naguère n'étaient pour moi qu'un
inutile chaos et le résultat des bizarres caprices d'une
nature aveugle, m'apparaissaient maintenant comme l'œu-
vre sublime d'une main bienfaisante. Je promenais mes
regards sur ce monde merveilleux dont mon imagination
pouvait à peine mesurer l'étendue, et dont la contempla-
lion remplissait mon âme d'enthousiasme.
Quelques fleurs décoraient le plateau. Le muflier des
Pyrénées insérait ses racines menues dans les fentes du
roc, et le bleu clair de ses fleurs faisait ressortir le bleu
pourpré de la saxifrage. A côté s'épanouissait la corolle
dorée du pavôi alpestre. Les précipices abritaient cette
belle saxifrage, rare ornement des montagnes, dont la
fleur, d'une blancheur éclatante, rivahse avec l'éclat des
neiges
B. DE MlRBEL.
II
ASCENSION A LA BRÈCHE DE ROLAND
B. DE MIRBEL. — J. PASQUIEK.
Vallée deGavarnie. — Route hardie.— Pont de Sia. — La Peyrade. — Amiihi-
théâtre et cascade deGavarnie. — Sentier à pic, — Les bergers. — Troupe
d'isards. — Les glaciers. — Un contrebandier. — La brèche.
.le n'aurais pas entrepris une telle expédition si je
n'eusse trouvé dans M. Jules Pasquier un homme fait pour
partager ces travaux et plein de zèle pour connaître les
secrets de la nature. Il avait admiré les beautés qu'offre le
Pic du Midi, mais son âme ardente n'était pas rassasiée.
Il savait qu'au milieu des neiges et des glaciers, quel-
ques hommes intrépides s'étaient h^ayé une route jusqu'au
sommet de la chaîne des Pyrénées, et c'en était a.ssez
pour piquer son émulation et lui faire mépriser les dan
gers.
Nous partîmes de Baréges le 8 août 1797, à six heures
du matin. En arrivant à Luz, nous prîmes un guide et
nous continuâmes notre route vers la vallée de Gavarnie.
Ce n'est qu'en tremblant que l'on y pénétre. Tout y est
grand, magnifique, sublime, et l'homme, entouré de
monuments augustes , reconnaît sa faiblesse et la toute-
puissance d'une main souveraine. Telle fut ma première
120 LES ASCE>S10>'S CELÈDUES,
pensée lorsque je pénétrai dans la vallée; la seconde fut
plus satisfaisante pour mon amour-propre. Je ne pus voir
sans admiration, sans orgueil, ce chemin suspendu sur le
bord d'un épouvantable précipice, que le bruit du Gave
rend plus effrayant encore. Ces! ici que l'homme a déployé
à la fois l'intelligence dans les conceptions, la force et
l'adresse dans les travaux, la persévérance dans l'exécu-
tion. La vallée monte du nord au sud. A l'est et à l'ouest
s'élèvent d'âpres rochers formés de bancs calcaires incli-
nés de la perpendiculaire au sud, et courant de l'orient à
l'occident. Souvent le roc, s'élevant du fond des eaux vers-
le ciel, ne présente qu'un mur qui semble défier les efforts
humains ; souvent aussi il est plus incliné, et n'en devient
que plus difficile à traverser, à cause des longues pentes
formées de débris schisteux, de pierres détachées des
hautes sommités et de ten es mouvantes toujours prêtes à
rouler vers les bas-fonds. C'est là cependant que l'on est
parvenu à construire un chemin sûr, commode, et assez
large pour rassurer le cavalier le plus timide. On ne voit
point sans étonnement cette route s'élever avec la monta-
gne, s'abaisser avec elle, l'esquiver ici, la ressaisir là.
passer d'une rive à l'autre, se soutenir en voûte sur le
torrent, et s'ouvrir un passage à travers les rochers de nos
plaines jusqu'aux plaines espagnoles. Si la hardiesse de
ces travaux devient Tohjet de la curiosité du voyageur, la
variété des sites, leur originalité, l'attachent encore da-
vantage. La vallée présente partout des aspects différents..
Les tapis verdoyants qui ornent le riche bassin de Luz se
prolongent assez avant dans la montagne. Jetés avec né-
gligence sur des pentes doucement inclinées que couronne
une végétation vigoureuse et qu'embellissent de pittores-
ques chaumières , ils semblent annoncer la vallée de
ïempé. Tout à coup les gazons disparaissent; à ces croupes
arrondies succèdent des roches aiguës, les arbres vigou-
reux font place à des troncs déchirés par le temps et les
ASCENSION k LA BRÈCHE DE ROLAND. I'21
trimas, qui penchent sur le précipice. Le Gave, resserré
entre les rochers, mugit, s'élève, bouillonne et retombe
sur lui-même; les bruyantes cascades se précipitent
de tous côtés, et le roc menaçant pend sur la tête du
voyageur.
Quand je vis cette vallée pour la première fois, il me
^emblait marcher de merveille en merveille ; mais, ce qui
me frappa le plus fut la vue du pont de Sia. Quelque temps
avant d'y arriver, les bords du Gave revêtent des formes
moins rudes; ses eaux ralentissent leur cours, elles se
(rainent au travers de gros pâturages, sous des arbres qui
l 'lient leurs branches en cerceau et les dérobent au regard.
\ peine a-l-on fait un quart de lieue, qu'un bruit sourd se
lait entendre, et bientôt, comme par enchantement, on se
trouve sur le pont qui, jusqu'alors, était resté caché. Il est
orné de guirlandes de lierre : ses culées sont appuyées sur
11' roc et le Gave roule ses eaux à plus de cent pieds au-
dessous de l'arche. A gauche, la montagne reprend son
aspect sourcilleux; à droite, au contraire, elle conserve
ses formes gracieuses. Sur le devant du tableau on aper-
roit le torrent qui, pressé entre les parois des rochers,
- élève peu à peu, tombe avec bruit quand le terrain ne
lui prête plus d'appui, et soudain redevenu tranquille,
( ontinue lentement son cours.
Nous arrivâmes bientôt à Gèdres. Ce village est situé au
(lied du Coumélie, roc granitique qui est le point de divi-
sion de la vallée de Héas et de la vallée de Gavarnie.
Plus nous approchions du terme de notre voyage
ri plus les aspects devenaient imposants. Les formes
i)izarres et tourmentées avaient fait place aux contours
i:raves et mesurés, et les couleurs vives et tranchantes à
dos teintes douces et uniformes qui confondaient les som-
mets aériens avec l'azur du ciel.
Nous vimes, en passant, la belle cascade de Saousa qui
.tombe en pluie fine dans le Gave et que l'on prendrait pour
122 LES ASCENSIONS CELEBRES.
une gaze légère agitée parles vents. Plus loin est l'affreuse
solitude de la Peyrade, dont on ne saurait se faire une
idée qu'après l'avoir vue. Représentez-vous une montagne
dont les sommets brisés se sont écroulés les uns sur les
autres, accumulant jusqu'au fond de la vallée des quar-
tiers de roc dont la grandeur étonne l'œil et fatigue l'ima-
gination. Les restes de la cime qui éprouva celte épouvan-
table secousse menacent depuis des siècles d'ensevelir
ces immenses débris sous des débris nouveaux. Des blocs
énormes se sont précipités les premiers dans le torrent,
arrêtant les moindres masses , empilées les unes par-
dessus les autres. Ces blocs sont séparés par de grands
interstices, dont l'ingénieur a profilé pour construire la
route. c
Il n'était que deux heures lorsque nous arrivâmes à
Gavarnie. Nous n'étions pas fatigués, et nous nous diri-
geâmes vers la vallée d'Ossau, pour mettre à profit la soi-
rée. Cette vallée se divise en plusieurs branches ; nous
choisîmes celle qui conduit au lac des Espessières. — Au
bord du lac paissaient de jeunes chevaux, que l'on envoie
dans les montagnes pendant la belle saison. Effrayés par
notre approche, ils montèrent brusquement sur les pen-
tes et franchirent avec légèreté les sommets escarpés où
ils semblaient nous défier de les joindre. Nous parvînmes
à les attirer dans la plaine en leur montrant quelques poi-
gnées de sel. Tandis que nous étions encore occupés à les
caresser, le Marboré et la brèche de Roland se couvrirent
de nuages; un violent coup de tonnerre retentit dans la
montagne, et les chevaux effrayés s'échappèrent de nos ;
mains. Tremblants pour le succès de notre entreprise, ;
nous reprîmes la route de Gavarnie. Mais bientôt le ciel
s'éclaircit les nuées se dissipèrent, le soleil couchant l
colora les cimes d'un vif incarnat et Farc-en-ciel les cei-
gnit de ses brillantes couleurs. :
Nous reprîmes notre ascension à quatre heures du ma- •
ASCENSION A LA DRÈCIIE DE ROLAND. 123
lin, conduits par un guide excellent, le nommé Rondo,
que nous envoyait un ami. Vers cinq heures nous commen-
'vânies à découvrir les sommets du Marboré. On les pren-
drait de loin pour des tours, tant leurs formes sont régu-
lières. Après trois quarts d'heure de marche, nous nous
trouvâmes en face de l'amphithéâtre de Gavarnie, dont la
majesté est au-dessus de toute description. Au premier
coup d'œil, on serait tenté de le prendre pour l'ouvrage
des hommes, à cause d'une régularité peu commune dans
les grands travaux de la nature. Mais la hardiesse du des-
sin, la richesse des-formes, la masse énorme des blocs
superposés, la magnificence d'une architecture à la fois
élégante et simple, et surtout l'abondance et la variété de
contours dans les différentes parties, vous instruisent,
alors même que Ton remarque l'admirable symétrie de
l'ensemble, de la présence d'un agent supérieur. D'im-
menses assises, plus reculées à mesure que les monts
s'élèvent, forment des gradins couverts de neiges et de
glaciers d'où tombent de nombreuses cascades. Sur la
gauche de l'amphithéâtre, un impétueux torrent s'élance
des montagnes, frappe dans sa chute un avancement du
roc, et de là rejaillit dans le cirque. Cette magnifique
cascade, mesurée géométriquement par Reboul, est élevée
de 1,266 pieds. On serait tenté de mettre ce fait en doute,
si le savant mathématicien qui l'affirme n'inspirait une
entière confiance. Presque tous les étrangers qui visitent
Gavarnie croient exagérer en donnant trois à quatre cents
pieds à sa cascade. La plupart d'entre eux, il est vrai, n'ont
jamais voyagé dans les montagnes, et ne considèrent pas
que chafpie objet particulier s'efface devant l'imposante
grandeur de l'ensemble. Ce lieu célèbre olfre peut-être ce
qu'il y a de plus étonnant dans la structure des montagnes.
Il présente au naturaliste de grands problèmes à résoudre,
de nouveaux systèmes à établir ; au peintre un ensemble
sublime où se trouvent réunies la grâce et la vigueur dans
124 LES ASGENSIO>"S CÉLÈBRES.
les formes, la vivacité et la richesse dans le coloris, l'har-
monie et l'unité dans toutes les parties.
Le soleil dorait déjà le sommet des tours du Marboré,
lorsque nous prîmes la route de la brèche de Roland.
Rondo marchait le premier; il frayait la route. M. Pas-
quier le suivait, et moi j'étais tantôt devant, tantôt der-
rière, ramassant des plantes ou examinant la structure du
roc. J'avais dit à Lagunier, notre guide de Luz, de ne point
s'écarter, afin de me venir en aide au besoin. Il fallait
gravir les rochers en face de la cascade. Nous nous avan-
çâmes par un chemin dont l'inclinaison était effrayante.
Formé par la chute de pierres arrondies et mouvantes, il
était appliqué le long du rocher à pic, contre lequel nous
nous serrions, et côtoyait un épouvantable précipice. Telle
fut la route que nous eûmes à suivre pendant une demi-
heure. Une autre s'offrit bientôt, plus dangereuse encore.
L'intrépide Rondo s'avança le premier. Le rocher était
exactement perpendiculaire ; toutes les parties de notre
corps étaient appliquées contre; nous placions la pointe du
pied sur de petits avancements formés par la dégradation
des couches , et nous nous soutenions en accrochant nos
mains aux avancements supérieurs. Cette attitude pénible
devenait presque insupportable lorsque Rondo était obligé
de s'arrêter devant de nouveaux obstacles. Alors, chacun
de nous, se roidissant contre le roc qui le repoussait en
arrière, restait suspendu sur de faibles appuis, ayant sous
lui un précipice de plus de 2,000 toises de profondeur.
Heureusement cette situation ne dura pas longtemps.
Nous arrivâmes bientôt sur un plateau délicieux, où nous
trouvâmes un troupeau nombreux de brebis et de chèvres
gardé par des bergers espagnols. Ils faisaient leur>premier
repas. Leur chien vint au-devant de nous et semblait, par
ses caresses, nous inviter à y prendre part. Nous acceptâ-
mes avec reconnaissance le lait qui nous était cordiale-
ment offert.
La brèche de Roland.
ASCENSION A LA BRÈCHE DE ROLAND. 1'27
A quelques pas de là nous traversâmes une petite vallée
de neige, et nous aperçûmes bientôt la brèche de Roland,
qui nous était cachée depuis longtemps par les sommités
situées entre elle et nous. Nous en étions séparés par de
grands glaciers, et nul passage ne se présentait pour les
éviter. Lagunier, également effrayé des dangers qu'il
venait de courir et des obstacles qu'il lui restait à vain-
cre, nous déclara nettement qu'il ne ferait pas un pas de
plus. Nous ne crûmes pas devoir le presser de nous sui-
vre, pensant qu'il nous serait plutôt une charge qu'un
secours.
Nous nous avançâmes dans une nouvelle vallée de
neige, beaucoup plus grande que la première et d'un
aspect ravissant. Au nord, le Taillon élève ses couches
perpendiculaires à une hauteur prodigieuse. Au midi, les
premiers gradins du mur de la brèche sont également à
découvert; mais à l'ouest, le brillant tapis de neige,
d'une blancheur éblouissante, suit mollement les sinuosi-
tés du roc, s'abaisse et se rehausse avec lui, se replie de
cent manières et monte lentement vers la région des
glaces éternelles, où une teinte bleuâtre altère sa blan-
cheur.
Tandis que nous admirions la magique beauté de ces
lieux, une troupe d'isards, le cou droit, la tête haute, le
nez au vent, le pied ferme et sûr, s'élança d'un rocher
voisin, sarrèta sur les neiges, étonnée de notre présence,
et, tout à coup, avec la rapidité de l'éclair, franchit la
plaine glacée, sauta de roc en roc, de sommet en sommet,
paraissant et disparaissant à nos yeux vingt fois en un
moment, pour s'arrêter enfin, tranquille et calme sur la
crête escarpée du Taillon.
Après avoir marché quelque temps dans la vallée de
neige, nous nous dirigeâmes vers les glaciers qui étaient
à notre gauche. Un contrebandier espagnol nous accom-
pagnait. Plus accoutumé que nous à ce genre de marche,
VIS - LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
ii franchissait avec rapidité les premières bandes des gla-
ciers, et déjà nous avait laissés loin derrière lui, quand la
glace s'ouvrant sous ses pieds, il y enfonça en poussant un
cri perçant. Nous le crûmes perdu et courûmes pour lui
porter secours s'il en était temps encore. Il s'était forte-
ment cramponné aux parois du glacier et restait suspendu
sur le gouffre, lorsque M. Pasquier arriva. Nous l'aidâmes
à se dégager, mais non sans faire de sérieuses réflexions
sur les dangers que pouvait nous faire courir la plus légère
imprudence. Rondo était plein d'attention pour nous, il
creusait la glace avec un marteau et y formait des pas qui
nous devenaient à chaque instant plus utiles, la glace
prenant toujours plus de consistance et résistantdéjà à la
pointe ferrée de nos bâtons. Nous marchions silencieuse-
ment, regardant l'endroit où nous posions le pied, et
jetant les yeux de temps en temps sur le gouffre où le
plus léger accident nous eût précipités, et sur le trajet
qu'il nous restait à faire. Cette pénible ascension dura
près d'un quart d'heure pendant lequel, aux plus péril-
leux passages, nous ne pûmes nous défendre d'un fris-
sonnement de crainte bientôt réprimé.
Nous touchons enfin au but de notre voyage; les préci-
pices sont loin de nous, et si nous gardons encore le sou-
venir des dangers courus, c'est pour mieux jouir de
notre sécurité, c'est pour attacher un plus grand prix au
spectacle sublime qui s'offre à nos regards.
Un mur immense s'élève entre la France et l'Espagne ;
il est formé, comme le Marboré, de couches perpendi-
culaires et d'assises horizontales. Une brèche coupée à
angle droit est la porte de communication des deux pays.
Placé sur le seuil de ce magnifique portail, on distingue,
au levant et au couchant, la barrière insurmontable éle-
vée par la nature entre les deux peuples, et l'on aper-
çoit, au nord et au midi, les terres soumises à leur do-
mination.
ASCENSION A LA BRÈCHE DE ROLAND. 129
11 était près d'une heure lorsque nous quittâmes la
brèche. Nous descendîmes les glaciers avec précaution,
et sortîmes sans accident de ces dangereuses régions.
Le soir même, à dix heures, nous étions de retour à
Baréges.
(B. DE MiRBEL, Extrait dnn voyage inédit.)
m
ASCENSIONS AU MONT PERDU
RAHOND.
Cimes sublimes, de quelles pures et bienfaisantes jouissances ne formez-
vous pas le principe! Quelles marques vives et éloquentes ne donnez-vous,
pas de la petitesse de ces idoles que le luxe met en honneur parmi les
hommes, lorsque vous étalez devant eux l'immensité de vos points de vue
et les masses sévères de vos éternelles pyramides, et que l'on aperçoit, du
haut de vos sommets, les fumées des grandes villes s'élevant çà et là du
milieu des provinces qui rampent à vos pieds ! Quel architecte imiterait
jamais votre magnificence, et où existerait-il des trésors qui la puissent
payer? Tous les peuples, se donnant rendez-vous au travail, ne bâtiraient
seulement pas une tour à la hauteur de la plus humble d'entre vous. Les
nations antiques, vous mettante part du reste du monde, vous considéraient
comme la seule demeure digne des dieux ; et il semble, en effet, que vos
pics, à demi perdus dans les nuages, soient autant de signaux qui sortent
de la terre pour enseigner aux hommes le chemin des cieux. Il n'y avait
que la nature qui fût capable de rompre la monotonie de notre globe par
des édifices tels que vous ; et sans nous demander aucun effort, elle nous
a ouvert d'elle-même les portes de vos vallées, comme si elle avait plaisir
à appeler les hommes dans ces temples qu'elle a bâtis, où elle a inspiré
aux premiers hôtes de la terie l'idée de sacrifier à rÉternel, et dans les-
quels elle ne cesse de nous découvrir de plus en plus vivement des mer-
veilles de puissance et de beauté.
Jean Reynaud. — Terre et Ciel.
Vallée d'Estaubé. — Les pasteurs.— Les glaciers. — Périlleuse ascension et
chute. — Apparition du mont Perdu. — Vallée de Béousse.
Nous partîmes de Baréges le 25 thermidor de l'an V,
correspondant au 1 1 août 1797, précisément dix ans après
ASCENSION AU MONT PERDU. 151
mon voyage aux montagnes Maudites, et vingt après mon
premier voyage dans les Alpes suisses. Qu'on me pardonne
de rappeler des époques dont la mémoire m'est chère :
elles m'ont laissé des souvenirs dont aucune idée impor-
tune ne vient troubler le charme. Nous étions nombreux
cette fois. La Peyrouse était suivi de son fils, d'un de ses
élèves, le citoyen Frizac de Toulouse, et du citoyen Fer-
rière, jardinier de l'École centrale de cette ville. J'étais
accompagné de Mirbel et de Pasquier, qui venaient défaire
le voyage de la brèche de Roland, et de Corbiu et Massey
de Tarbes, tous deux mes élèves, et dont le dernier surtout
sera souvent mentionné avec éloge dans l'énumération que
je publierai des plantes des hautes Pyrénées.
Descendus dans le bassin de Luz, nous enfilâmes ce
grand chemin des curieux et des observateurs, cette val-
lée de Gèvres si justement vantée, mais tant de fois décrite
qu'il est presque superflu d'en mentionner encore les sin-
gularités. On connaît ses précipices et ses cascades, et la
hardiesse de la route qui en parcourt les escarpements. On
sait de quels matériaux sont construits ces murs, le long
desquels on marche suspendu sur un abîme.
Nous montâmes de Coumélie par un sentier tortueux et
pourtant assez rapide, qui conduit les troupeaux de Cè-
dres sur les pâturages de sa région moyenne. — Une foule
de granges sont répandues sur ces riches herbages; elles
forment trois hameaux dépendant de Héas, Gèdres et
Gavarnie. Nous n'y trouvâmes qu'un petit nombre d'habi-
tants et de troupeaux, qui, à cette époque, sont encore
dans les hautes montagnes.
Nous passâmes la nuit dans une grange, inquiétés par
l'incertitude du temps. Cependant lèvent du sud, qui avait
chargé le Marboré des nuages de l'Espagne, finit par céder
au vent du nord qui arrivait chargé des nuages de France.
Ceux-là sont toujours élevés et enveloppent les cimes;
ceux-ci sont toujours bas et rampants dans les fonds. Ils
132 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
inondèrent peu à peu les vallées que nous dominions, for-
mant une mer immense que perçaient comme des écueils
les sommités au niveau desquelles nous étions parvenus.
J'espérai une belle journée.
La meilleure partie de la nuit fut employée à me
pourvoir de guides. J'avais amené de Baréges les deux
hommes en qui j'ai le plus de confiance, mon Laurens,
qui ne me quitte guère, et Antoine Mouré, qui le supplée
quelquefois. Ce sont des montagnards à toute épreuve,
mais les lieux que nous devions parcourir leur 'étaient
aussi étrangers qu'à moi. Je fus donc cherchera Héas un
chasseur d'isards qui m'avait été vanté pour la connais-
sance qu'il avait, disait-on, du mont Perdu : le fait est
qu'il n'en savait guère plus que nous. Je lui adjoignis en-
core deux habitants du Coumélie, qui me servirent beau-
coup mieux, quoiqu'ils n'en sussent pas davantage; et dès
le point du jour nous prîmes la route de la vallée d'Es-
taubé, marchant toujours sur les pâturages du Coumélie,
qui s'y fondent presque de plain pied.
A peine on tourne de l'orient vers le midi, qu'on est
arrêté par l'imposant aspect des vallées de Iléas et d'Es-
taubé, ceintes de montagnes énormes quoiqu'en partie
secondaires, et dont les formes également grandes et sim-
ples contrastent singulièrement avec le hideux désordre
des cornéennes ruineuses et des granits démembrés qu'on
a laissés derrière soi. D'ici, le mont Perdu laisse aperce-
voir sa cime. Elle est fort apparente, et néanmoins peu
remarquable pour ceux qui ne la cherchent pas. C'est un
cône très-oblique et très-obtus, tout resplendissant de nei-
ges éternelles, et qui se montre au-dessus des hautes mu-
railles de la vaUée d'Estaubé. Je l'indiquai à mes jeunes
compagnons, qui, en la voyant si nettement, se croyaient
déjà au terme du voyage. Or, il ne nous fallait pas moins
de quatre heures de marche pour atteindre seulement le
pied du mur ; et ce mur, qu'il s'agissait de tourner et peut-
ASCE^'SION AU MOKT PERDU. 153
être de gravir, j'en mesurais d'im œil inquiet les roides
escarpements.
Cependant nous entrions dans la vallée d'Estaubé et
nous contemplions en silence ses tranquilles solitudes.
C'est à la fois le calme des hautes régions et des terrains
secondaires. Des montagnes qui paraîtraient déjà considé-
rables quand môme on n'aurait pas d'égard à l'élévation
de leur base, étonnent encore par une simplicité de formes
qu'elles n'affectent communément que sur la lisière des
grandes cbaînes, et au voisinage des lieux où elles dégé-
nèrent en humbles colonnes. Les masses, largement mo-
delées, offrent ces contours coulants mais fiers qu'aucun
accident bizarre ne fait sortir des Hmites du beau. Tout
s'élève on s'abaisse suivant de justes proportions. Rien ne
trouble l'harmonie d'un dessin dont la sévérité modèi'e
la hardiesse ; et une couleur transparente et pure, un gris
clair légèrement animé de rose, sympathisant également
avec la lumière et l'ombre dont il adoucit le contraste,
accompagne dans l'azur du ciel des cimes qui en ont revêtu
d'avance les teintes éthérées.
Peu de débris et surtout très-peu de ruines récentes. La
végétation s'avance avec sécurité jusqu'au pied des escar-
pements. Çà et là quelques vieux blocs dont la végétation
s'est aussi emparée. Une petite rivière, qui plus bas
deviendra torrent, circule paisiblement sur un lit de ro-
che où le gazon dessine ses rivages. Là, le sorbier des
oiseaux ombrage le sceau de Salomon, rare dans nos mon-
tagnes, mais qui acquiert ici des dimensions peu ordinai-
res à son espèce. Sur les versants des montagnes latérales,
on voit le pin rouge qui y défie la cognée. Tous les blocs
sont ornés des panaches flottants de la superbe saxifrage
à longues feuilles. Dans les terrains incultes, c'est tant(jt
la carline des Pyrénées, tantôt le beau panicaut décrit par
Couin, et qui passe quelquefois ici de l'améthyste au
cramoisi. Sur les gazons, ce sont les deux carlines distin-
\U LES ASCENSIONS CÉLÈBUKS.
guées par Âllioni et Villars, et dont la seconde, décrite
sous le nom de carline à feuilles d'acanthe, se fait con-
stamment remarquer par la couleur dorée de sa couronne
calicinale.
Rien de brillant, rien de somptueux comme un gazon
que chamarrent l'or et l'argent de ces deux carlines.
Mais, ce que ne peuvent faire concevoir ni les énuméra-
tions botaniques, ni les descriptions, c'est la nuance du
tapis qui enrichit cette superbe broderie. Si Ton appelle
vertes les prairies de la plaine, comment qualifier ces
pelouses, près de qui la verdure même des vallées infé-
rieures a je ne sais quoi de cru et de faux?
Nous avancions toujours, et peu à peu tout finit par
s'abaisser devant les murailles d'Estaubé, qui semblaient
se rehausser à chaque pas que nous faisions pour nous
élever vers elles. Déjà nous distinguions de beaux glaciers
au bas des champs de neige dont elles sont bigarrées. En-
fin, après quatre heures de marche, nous nous trouvâmes
au-dessous du glacier intermédiaire, et nous nous arrêtâ-
mes pour considérer ces murailles qui s'élançaient jus-
qu'aux cieux. Le lieu où nous nous trouvions est le plus
haut où séjournent les bergers. On donne le nom decouï-
las à ces stations passagères, et celle-ci s'appelle le couïla
de VAbassat-dessiis. Nous y rencontrâmes deux pasteurs
espagnols, du nombre de ceux qui louent les pâturages
les plus élevés de nos Pyrénées, pour y conduire leurs
troupeaux voyageurs. Ces deux hommes étaient étendus à
côté d'une hutte de pierres sèches, qui n'avait que les
dimensions nécessaires pour les contenir assis ou cou-
chés. C'est tout ce qu'il faut à des nomades plus qu'à
demi sauvages qui n'habitent cette âpre région que durant
quelques jours de la belle saison ; ailleurs même ils se
passent de celte commodité, et, pourvu qu'ils trouvent
un abri sous quelque roche surplombée, ils n'ont garde de
rien construire.
ASCENSION AU MOîsT PERDU. 155
Deux hommes de celle sorle, deux habitués des envi-
rons du monl Perdu, nous seniblèrenl la plus heureuse
des rencontres aux approches de celte montagne : c'était
à qui les interrogerait. Mais des pasteurs n'ont que faire au
séjour des neiges éternelles et leurs réponses me satisfai-
saient médiocrement, quand un contrebandier de leur
nation vint les joindre. Celui-ci était une autorité. Obligé
de fuir sans cesse les routes battues et de se confier au ha-
sard des plus dangereux sentiers, il devait avoir vu le mont
Perdu de plus près, et, en effet, il avait bien autre chose
à nous dire. Tandis que la grande question s'agitait entre
ces Espagnols et nos guides, nous prenions un peu de
repos et je combinais mon plan à ma manière. Le résuif at
unanime de la consultation fut qu'il fallait passer le port
de Pinède, descendre dans la vallée de Béousseet remon-
ter à droite par des rochers fort roides qu'on disait toute-
fois praticables. Mais, monter encore deux heures pour
descendre une heure, et gravir ces rochers qui en de-
vaient consumer quatre ou cinq, c'était se mettre en pré-
sence du mont Perdu au moment où il faudrait le quitter.
J'avais considéré le glacier au-dessous duquel nous nous
trouvions; il était encore couvert de neige, et ces neiges
devaient le rendre accessible; l'inclinaison était forte,
mais elle ne me semblait pas insurmontable; le glacier
conduisait à une brèche qui paraissait s'ouvrir en face du
monl Perdu. Je déclarai que j'étais résolu à risquer l'a-
venture. Ce procédé parut extravagant aux bergers. Ils
avouaient bien que ces neiges étaient quelquefois pratica-
bles, mais ils ne croyaient pas qu'elles le fussent actuelle-
ment que des taches grisâtres indiquaient la surface du
glacier. Le contrebandier fut d'abord le seul qui applaudit
à ma résolution. Mon fidèle Laurens s'y rangea ensuite,
après de mûres réflexions. Tous les autres souriaient, et
nos guides locaux étaient précisément les plus incrédules
tît les moins déterminés. Il fallut mettre un terme à ces
136 LES ASCEÎsSIO^S CELEBRES.
incertitudes : j'affirmai que je monterais le glacier avec
quiconque voudrait me suivre ; l'opiniâtreté ne manque
jamais de décider Tirrésolution; on me suivit. Quant au
contrebandier, il s'était déjà mis en devoir de faire hon-
neur à son avis, et bientôt nous le perdîmes de vue.
... Nous nous élevâmes directement vers l'embouchure
du glacier, par des pentes assez roides, mais gazonnées,
qui paraissaient débarrassées depuis peu de temps des
neiges dont elles sont couvertes sept ou huit mois de l'an-
née. Ce gazon était à son printemps et déployait tout le
luxe de la floraison alpestre.
Cependant nous approchions des murailles, et les moin-
dres objets acquéraient des dimensions démesurées. Nous
atteignîmes enfin les débris que verse la montagne et qui
forment la moraine du glacier. Il fallut mettre le pied sur la
neige et envisager de front le menaçant couloir au haut
duquel nous devions trouver le mont Perdu. Au premier
abord, ce n'était qu'un jeu; la neige avait une bonne con-
sistance et une médiocre inclinaison; on s'y élança avec
toute la confiance que donne l'inexpérience des monta-
gnes. Mais nous n'avions pas fait cinquante pas que l'in-
clinaison augmenta ; et on la voyait augmenter sans cesse.
On regardait au-dessus de sa tête, et l'inclinaison augmen-
tait toujours. La marche se ralentissait; on s'arrêtait, on
se consultait. Je vis que La Peyrouse restait en arrière. Je
lui fis essayer les crampons que j'emploie et que les élèves
avaient adoptés à mon exemple : ce sont ceux dont Saus-
sure faisait usage dans les voyages les plus périlleux. Mais
ce secours lui était aussi étranger que les lieux qui obli-
gent d'y avoir recours. Rien à son âge ne pouvait suppléer
à l'habitude des montagnes. Je le conjurai de ne pas me
charger de la responsabilité de son salut ; il consentit à
nous abandonner, et nous nous séparâmes au moment où
je comptais le plus sur le concours de ses lumières.
Je le laissai donc au bas du glacier avec mon brave
ASCENSION AU MONT PERDU. 137
Aiitoiiio, que j'avais attaché à son service, et ils s'assirent
sur une roche d'où ils nous virent continuer lentement
notre route. Nous n'avions pas marché un quart d'iieure,
({ue la neige durcit au point de ne plus recevoir l'impres-
sion du pied. Il fallut songer à assurer nos pas, en les tra-
çant d'avance à l'aide de marteaux. Nous nous disposâmes
donc en file, marchant tour à tour et du même pied dans
les trous que creusaient les trois premiers de la colonne,
travail où le jardinier Ferrière se distinguait par une ar-
deur qui contrastait singulièrement avec le sang-froid de
nos montagnards. Durant la première heure tout alla feien.
Nous évitions soigneusement la partie découverte des gla-
ciers, et au moyen de nomhreux zigzags, prudemment
dirigés, nous éludions l'inclinaison d'une pente qui variait
de 55 à 40 degrés, quand tout à coup nous aperçûmes un
liomme éperdu qui se collait contre un rocher d'où il
nous appelait à son aide. C'était notre contrebandier. Son
histoire était écrite sur la neige où nous distinguions une
longue traînée. Le malheureux s'était aventuré sans cram-
pon, sans hache, sans aucun des moyens de sûreté que
les gens de son métier ne manquent jamais de prendre; il
avait glissé plus de deux cents pas pour s'être trop appro-
ché du rocher. Une fois lancé, il était inconcevable qu'il
eût réussi à s'arrêter. Nous aurions voulu voler à son
secours : il fallut nous y traîner. Nous le recueillîmes en-
fin, et nous le plaçâmes dans nos rangs. Il avait perdu son
chai)eau, sa veste, sa pacotille ; il avait fait une perte bien
plus considérable : il avait perdu son bâton qui l'avait
devancé dans le précipice, et que nous ne pouvions lui
rendre. Le reste était épars autour de nous, et nous eûmes
bientôt recouvré la veste et le petit paquet de marcbandi-
ses. Mais le chapeau était arrêté dans une position péiil-
leuse ; il nous coûta un bon quart d'heure de travail, quoi-
qu'il ne fût pas à vingt pas. En vain le pauvre homme était
au milieu de nous : il ne pouvait se remettre. Notre assu-
138 LES ASCENSIONS CELEBRES.
rance agissait moins sur lui que son inquiétude sur mes
compagnons. Je voyais déjà sur le visage d'un couple
d'entre eux les signes d'une frayeur dont je redoutais les
suites. A chaque pas on me demandait de mesurer l'incli-
naison du glacier : elle allait à 60 degrés. Il fut question
de changer de route et d'essayer les rochers qui bordaient
la glace. Ce n'était point mon avis, mais l'inquiétude crois-
sait. Deux fois nous prîmes terre, et nos deux guides du
Couméhe tentèrent l'escalade. Chaque fois ils furent con-
traints de redescendre. Il fallut toujours retourner à la
neige, où, au moyen de notre manœuvre, il n'y avait réel-
lement rien à craindre que le découragement. Le glacier
était ici à sa plus forte inclinaison, mais aussi nous étions
à notre dernier effort. Au-dessus, la pente s'adoucissait
visiblement, et la glace se cachait sous des neiges d'un
blanc pur qui indiquaient le sommet de la crête, en se
découpant sur le bleu foncé du ciel. Il ne fut plus question
que de triompher d'un obstacle au delà duquel l'imagina-
tion nous montrait la cime du mont Perdu. On rassemble
tout ce qu'on a de forces. On s'anime, on s'excite mutuel-
lement. A chaque pas que l'on fait, on voit baisser les
hautes limites du vallon. La brèche qui nous avait été
longtemps cachée par la saillie du glacier, reparaît sous
de gigantesques proportions, et déjà l'on sentie vent froid
qui débouche par sa large ouverture. On se hâte, on s'é-
lance, on atteint hors d'haleine le but désiré. Un cri de jo e
annonce le changement de scèue : un morne silence lui
succède à l'aspect d'un nouveau monde, des profondeurs
qui nous en séparent, des glaciers qui le ceignent et du
nuage qui le couvre ; spectacle affreux et sublime dont
toutes nos facultés sont accablées ! Un instant indivisible
l'avait développé dans toute sa majesté, et plusieurs
instants ne suffisaient pas pour lui coordonner nos sens.
« Voilà le mont Perdu ! voilà le mont Perdu ! » se disait-on
l'un à l'autre, et cependant personne ne le démêlait en-
Le mont Perdu.
ASCENSION AU MONT PERDU. 141
core dans ce chaos de rochers, de neiges et de vapeurs
C'est le Dieu dont la présence est sentie plutôt qu'aperçue,
et qui se manifeste dans tout ce qui l'environne avant de
se révéler lui-même.
Et ce n'était pas sans raison qu'on voyait partout le
mont Perdu : tout ici lui appartient, tout en fait partie,
même la crête où nous étions parvenus, et qui n'est sépa-
rée delà cime principale que par l'affaissement ou l'éro-
sion d'une partie de ses flancs. Cette cime était devant
nous, un peu à gauche, blanche, mais ombrée de gris, et
fuyant dans le sein d'une brume épaisse qui circulait len-
tement autour d'elle. A droite se détachait le Cylindre,
plus sombre que le nuage, plus menaçant que le mont
Perdu lui-même, dressé sur son énorme piédestal au ni-
veau duquel nous étions placés, et si prés de nous qu'on
semblait le toucher de la main. En vain je l'avais vu cent
fois de loin : son apparition n'en était que plus fantasti-
que. Toujours invisible pour moi de toutes les stations
intermédiaires, il était subitement devenu un colosse qu'a-
grandissait encore à mes yeux le souvenir de sa première
apparence. Cette figure de tour tronquée qui rappelle des
dimensions connues, contrastant avec des proportions
auxquelles rien n'est comparable, sa situation, sa couleur,
sa proximité, la vapeur dont il était environné, tout con-
courait à faire de cet énorme rocher l'objet le plus ex-
traordinaire du tableau. C'était vers lui que les regards
étaient sans cesse ramenés; c'était lui que les guides s'ob-
stinaient à nommer le mont Perdu.
Mais ce qui était encore plus imprévu, s'il se peut, que
ces étranges aspects, ce qu'aucune vue antérieure n'avait
préparé, ce qu'on ne saurait considérer que du haut de
l'observatoire où nous nous étions portés, c'est l'indes-
criptible apparence du majestueux support de ces deux
sommités. Taillé du même ciseau qui a façonné les étages
du Marboré, il présente une suite de gradins tantôt drapés
142 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
de neige, tantôt hérissés de glaciers qui débordent et se
versent les uns sur les autres en larges et immobiles cas-
cades, jusques aux bords d'un lac dont la surface encore
glacée, mais déjà dégagée de neiges, brillait d'un éclat
sombre qui rehaussait l'éblouissante blancheur de ses
rives.
Ce lac, l'aire désolée où il repose, l'amas de glaces qui
le borde au midi, les noires murailles qui le surmontent,
le Cylindre et le mont Perdu s'élançant dans un ciel ora-
geux, et cette enceinte escarpée, nue, déchirée, d'un des
créneaux de laquelle nous contemplions ce que les Pyré-
nées ont de plus imposant et de plus affreux ; tout échap- ^
pait à la fois à toute comparaison; rien ne nous offrait un
module auquel nous pussions rapporter les dimensions de
l'ensemble, et nous étions réduits à une vague estimation
des hauteurs et des distances, si le hasard ne nous avait
fourni un objet de grandeur déterminée dans une troupe
d'isards qui erraient sur la glace du lac et se désaltéraient
dans ses crevasses. Au premier cri ils s'enfuirent en bon-
dissant vers les crêtes, nous laissant seuls désormais dans
ces vastes déserts dont ils avaient mesuré pour nous l'é-
tendue.
11 était temps de combiner ce qu'il convenait de faire
pour en visiter les parties abordables. Je n'avais pas tardé
à reconnaître que la route des cimes nous était fermée par
le désordre de leurs glaces et l'escarpement de leurs
flancs. Les isards mêmes les avaient évités dans leur fuite,
quoique ce fût le chemin le plus court pour se soustraire
à nos regards, et ils avaient parcouru le lac dans toute sa
longueur, pour se réfugier sur les hauteurs plus accessi-
bles qui séparent le Cylindre de la région du Marboré.
Mais nous pouvions descendre dans le bassin. La pente,
quoique extrêmement rapide, était absolument sans dan-
ger. Une fois au niveau du lac, sa surface glacée nous ou-
vrait toutes les communications, et rien ne nous empê-
ASCENSION AU MONT PERDU. 143
cliait de suivre la route des isards jusqu'à la crête occi-
dentale qui nous portait au pied du Cylindre et sur les
derniers gradins du mont Perdu. Il fallait songer en même
temps au retour; il était midi, et l'état du ciel annonçait
un prochain changement de temps. Si nous consumions
ici le reste de la journée, nous n'avions plus le choix de la
retraite, et notre seule ressource était de reprendre le
vallon de neige que nous venions de monter. Mais ceux de
nos compagnons qui avaient frémi des périls de l'ascen-
sion, ne pouvaient être exposés sans imprudence au péri
bien plus réel de la descente. Au défaut de chemins plus
commodes, il leur fallait des dangers moins prévus. Je
me rappelais Tescarpement de la vallée de Béousse : les
bergers espagnols le regardaient comme la route natu-
relle du lac. D'après leurs indications, cet escarpement
communiquait avec le revers du port de Pinède. C'était un
long détour, il est vrai, et pour le suivre il fallait renon-
cer dés à présent à toute entreprise nouvelle ; mais, d'un
autre côté, le contrebandier m'assurait que ces rochers
étaient fort praticables, et il allait en parcourir lui-même
une partie pour se rendre dans la vallée de Fanlo. Je pou-
vais donc remonter au lac le lendemain par cette même
route, et peut-être amener La Peyrouse dans ces lieux
extraordinaires où je l'avais déjà regretté tant de fois,
le me décide aussitôt à l'informer de ma marche. Je lui
=;cris de passer sur-le-champ le port de Pinède, et de nous
attendre au fond de la vallée de Béousse, dans une masure
que je lui désigne d'après le rapport du contrebandier; je
le préviens du dessein que j'ai formé de remonter le len-
demain au lac, et de l'espérance que j'ai conçue de l'y
amener ; je charge de mon billet un des guides du Cou-
mélie, qui se décide à lui porter par le vallon de neige,
au bas duijuel il devait être encore. Le départ de mon
courrier ne fut pas l'épisode le moins émouvant du voyage.
1 fallait le voir rampant sur la neige, s'aidant des mains.
144 LES ASCEÎsSlONS CÉLÈBULS.
s' allongeant avec précaution pour poser le pied dans les
traces que nous avions imprimées. Toutes ces lenteurs
n'étaient pas de bon augure pour le succès de l'ambas-
sade. L'événement justifia le présage : c'était encore en
vain que j'avais espéré amener La Peyrouse au mont
Perdu.
Cependant je donnai un dernier regard aux rochers de
la brèche, et la prédilection de mes compagnons pour les
plantes attira mon attention sur le petit nombre des vé-
gétaux qui résistent aux âpres hivers d'une région élevée
de 5,000 mètres au moins au-dessus du niveau de la mer. ^
L'exposition septentrionale ne nous avait offert qu'une,
plante, mais c'était la renoncule glaciale,- si rare aux Py-
rénées que je n'en avais encore rencontré que deux indivi-
dus au sommet de Néouvielle, et qu'il avait fallu en en-
voyer un à La Peyrouse pour le persuader qu'elle y
existait. Là, elle était abondante et superbe, mais suspen-.
due à des rochers si escarpés, suspendus eux-mêmes sur
un si redoutable précipice, que, pour l'atteindre, ce n'é-
tait pas trop de tout le zèle de la science. Mirbel et Pas-
quier s'y accrochèrent les premiers. Leur exemple encou-
ragea les autres : on n'avait pas encore franchi un aussi
mauvais pas, et aucun n'avait été franchi d'aussi bonne
grâce.
.... Du sein du lac s'élance une bande de rochers qui y
forme un long promontoire. La figure de cette bande indi-
quait une pai faite similitude entre sa structure et celle des
bases du Cylindre : elle m'offrait donc un objet de compa-
raison qui devait lever tous mes doules.
J-e descendis promptement. Le lac était couvert d'une
glace épaisse dont il me fut aisé de franchir les crevasses,
et j'atteignis bientôt le promontoire. Je trouvai sa roche
divisée en assises horizontales, comme les gradins duMar-
boré, comme les murs de la brèche de Roland, comme le
Cylindre et sa plate-forme. Mais ces assises étaient-elles
ASCENSION AU MONT PERDU. 145
des tranches ou des couches? Le premier coup de marteau
rèsokit la question : c'étaient des tranches, et les couches
étaient verticales. J'allais frapper un second coup dans le
vif de la pierre, quand j'aperçois à sa surface une saillie
rougeâtre ; je regarde de plus près; je reconnais un tron-
çon de polypier. Je regarde encore, et je vois la valve
supérieure d'une huître, puis des fragments d'un madré-
pore, puis d'autres zoophytes brisés que je n'ai pu déter-
miner. . . Je m'écrie, j'appelle mes compagnons, je les ras-
semble sur ces rochers tout empâtés des débris du règne
organique. Je leur montre ces vénérables restes qui ac-
quièrent dans les flancs du mont Perdu une importance
toute particulière. On se répand sur le promontoire ; on
arrache à l'envi tout ce qui se distingue de la substance
de la pierre, et travaillant moi-même avec une ardeur
nouvelle, au milieu de ces ardents travailleurs, je jouis-
sais d'un bonheur que personne ne peut partager avec
moi : celui d'avoir ouvert un si beau champ d'observations
à des successeurs qui peut-être y trouveront un jour ce
que l'état actuel de nos connaissances ne nous permet pas
de voir.
Mais, si c'était un satisfaisant spectacle que les élèves
de deux naissantes écoles en possession d'une contrée
dont les savants allaient nous envier la découverte ; si je
ne pouvais voir sans émotion ces jeunes gens puiser dans
un premier succès la passion des recherches et la soif du
savoir; eux-mêmes subissaient de leur côté l'influence des
lieux, et se livraient à des transports qui tenaient du dé-
lire. Restons ici, me disaient-ils ; demain, peut-être, nous
réussirons à gravir la cime du mont Perdu... Mais le froid
de la nuit?... Qu'est-ce qu'une nuit devant une pareille es-
pérance?... Mais des vivres?... On saura s'en passer : fati-
gues, craintes, dangers, tout était oublié; combinaisons,
prévoyance, tout était en défaut. Ces glaces n'avaient plus
rien d'effrayant; l'épaisse nuée qui ceignait les sommets
10
146 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
n'avait plus rien de sinistre, quand tout à coup, du sein
même de ce nuage part une détonation formidable que
multiplient les échos du désert. Les plus déterminés en
pâlirent ; on croit voir éclater l'orage sur ces affreuses
solitudes dont il va fermer les issues : ce n'était pourtant
qu'une lavange qui avait roulé sur les gradins supérieurs
de la montagne; mais l'impression était faite et l'on ne
songea plus qu'à partir.
A peine nous eûmes dépassé le lac que nous nous
trouvâmes au bord d'un précipice dont aucun autre ne
peut donner l'idée. 11 semblait que la terre se dérobât tout
à coup sous nos pieds. De quelque côté que nos regards
se portassent, ce n'était qu'escarpements à pic et que mu-
railles debout. Â gauche les montagnes d'Estaubé, à droite
le mont Perdu, plongeant ensemble à une profondeur im-
mense, fournissaient deux longues chaînes parallèles, for-
mées des mêmes roches, taillées sur le même modèle, et
resserrant entre des boulevards énormes la vallée de
Béousse, que nous dominions comme du haut des airs et
qui fuyait devant nous à perte de vue.
Mais qu'elle était ravissante, cette vallée, au milieu de
la formidable enceinte dont les rochers la défendent et
dont les glaces la fécondent ! Riche du luxe de la nature
et belle de sa sauvage beauté, c'est la terre aux premiers
jours de sa naissance et avant que l'homme l'eût asservie
à la cuhure. J'y cherche en vain les traces de fréquentation
qui devraient annoncer la route d'un fort ; le sentier,
l'hospice échappent à la vue; les habitants se cachent, les
passagers fuient devant cette nature que les uns n'ont pu
soumettre, que les autres n'osent contempler, et le der-
nier qui l'aborde peut se croire le premier qui l'a'it abor-
dée. Il faut voir ces prairies sans troupeaux, ces ombrages
que l'on n'a pas plantés, ces forêts, vierges encore, ces
haies de buis dont personne n'a tracé les contours, et ce
torrent, né du mont Perdu, la Cinca, fière de son origine,
ASGF.ÎSSION AU MONT PERDU. 147
inipéluouse, indomptée, dessinant son cours incertain au
fond de cette longue tranchée où les ruines qui l'accom-
pagnent retiennent la verdure à une respectueuse distance.
Le regard, entraîné à la suite, s'égare avec elle dans la
déserte étendue qu'elle parcout sans obstacle et presque
sans témoin. Elle fuit, et l'on ne peut la quitter ; l'œil
cherche aux limites de l'horizon le dernier scintillement
de ses flots ; l'oreille attentive recueille le dernier mur-
mure que ranime le passage du vent. Elle échappe enfin
à tous les sens dans les profondes vallées qui la condui-
sent, et l'imagination la poursuit encore jusque sur les
rivages lointains où l'Èhre reçoit les eaux dont nous tou-
chons ici les sources éternelles... Mais quel est donc le
charme secret de ces déserts? Quel sentiment involontaire,
profond, impérieux, m'arrête dans ces lieux où mes pa-
reils n'ont pas établi leur empire? Quel penchant irrésis-
tible y ramène sans cesse ma pensée et mes pas, m'y re-
tient et amuse ma fantaisie du vain désir d'y bâtir ma
cabane et d'y cacher ma famille? Qu'est-ce que la civi-
lisation, si elle laisse en nos cœurs l'impérissable re-
gret de notre première indépendance? Qu'est-ce que la
société, si l'homme qu'elle a façonné à son gré, qu'elle
s'est attaché par tous les liens de l'habitude et du be-
soin , ne pent échapper un instant à la foule qui le com-
prime sans donner une larme à la nécessité qui l'y re-
plonge?...
LES ASCE>SIO>S CELEBRES.
SECONDE ASCENSION AU MONT PERDU
Le guide Rondo. — Ascension du glacier. — Passage sur la crête.
Précipices. — Escalade. — Magique tableau.
Je repris la route du mont Perdu le 22 fruclidor (7 sep-
tembre). La Peyrouse avait quitlé Baréges. Je n'eus pour
compagnons que les citoyens Mil bel et Pasquier, qui
avaient fait leurs preuves d'adresse et de résolution d^ns
le premier voyage, et le citoyen Dralet, juge au tribunal
d'Auch, agriculteur distingué, ami de l'hisloire naturelle,
et de la société duquel j'eus bien lieu de me louer. Quoi-
que étranger aux montagnes, il y conserva une rare pré-
sence d'esprit, et je lui dois la plus belle observation que
le voyage nous ait fournie. Nous prîmes à Baréges deux
hommes, l'un, mon guide de confiance, l'honnête Laurens,
qui s'était conduit dans le premier voyage avec son habi-
leté ordinaire ; l'autre, que nous reçûmes à l'essai, ne
sera plus tenté, je pense, de se remettre à pareille épreuve;
celle-ci faillit lui être deux fois funeste. C'était pourtant
un homme vigoureux et adroit dans les rochers; mais il
n'avait nulle expérience des glaces de Ja région supé-
rieure. Arrivé à Gédres, je m'assurai en outre de mon ami
Rondo, l'un des hommes les plus lestes et les plus aven-
tureux du pays. Les mauvais pas du Marboré sont ses
grands chemins. Il n'y a pas un montagnard aussi fami-
liarisé avec les neiges de toutes les saisons. Un pareil ren-
fort était indispensable pour une expédition qui devait
être bien autrement périlleuse que la précédente, et je
dois à Iiondo le témoignage que, dans cette circonstance,
il se surpassa lui-même.
Pour gagner du temps et employer utilement toute la
ASCE^■SION AU MONT PERDU. 149
journée du lendemain, il fallait passer la nuit le plus près
du mont Perdu qu'il était possible. Nous avions donc ré-
solu d'aller coucher au fond de l'Estaubé, dans la hutte
de VAbassat-dessus, et j'avais pris mes mesures pour y
arriver de bonne heure. Nous étions munis de couver-
tures ; je fis porter une bonne provision de bois, et à
peine ces précautions étaient-elles suffisantes pour nous
défendre du froid que nous devions éprouver à cette hau-
teur et dans une saison aussi avancée.
Cette fois nous ne montâmes pas le Coumélie par sa
face antérieure. Je voulais revoir ses pentes orientales.
Nous passâmes donc par la vallée de Héas pour y gagner
le Passet des Glouriettes qui s'élève directement jusqu'à
la vallée d'Estaubé. A mesure que nous montions, nous
trouvions dans la fraîcheur de Tair et la sérénité du ciel
de nouvelles assurances de la constance du temps ; mais
aussi, à chaque pas, nous laissions derrière nous quel-
qu'une des plantes de l'été. L'automne nous attendait sur
les hauteurs et nous annonçait Tliiver que nous trouve-
rions sur les cimes.
Nous arrivâmes à la cabane avant le coucher du soleil.
Elle était vide : ses possesseurs avaient déserté des pâtu-
rages déjà flétris parles gelées de la nuit. Je pris posses-
sion du gîte, et, dans le calme d'une belle soirée, je me
livrai sans distraction à l'élude des montagnes dont nous
étions environnés.
La nuit fut sereine et très- froide. Nous la pas-
sâmes autour d'un grand feu, bien enveloppés de nos
couvertures. Dès le point du jour, nous étions sur la
route de la brèche. Le sol que nous foulions, la structure
des couches, nous avertirent bientôt que nous touchions
les bases du mont Perdu. Là, tout l'annonce déjà et porte
l'empreinte de sa majesté. Les murailles sortant d'un
amas immense de débris et déneige, s'élancent jusqu'aux
nues et semblent décrire un arc de cercle dont chaque
159 LES ASGEINSIONS CELEBRES.
extrémité est flanquée d'un large glacier. De ces glaciers,
le plus haut est placé dans une niche au voisinage du port
de Pinède ; le plus vaste et le plus heau est au côté op-
posé ; il se prolonge vers la brèche d'Allanz et correspond
à ceux que l'on voit de Gavarnie sur ce corps avancé du
Marboré qui y porte le nom de mont Perdu. Au milieu du
cirque, deux rampes comblées de neige et de glace s'élè-
vent jusqu'au haut des murailles ; l'une est absolument
inaccessible, c'est la plus occidentale, et au bas de celle-ci
deux grands rochers coniques sont placés comme des
bornes qu'il n'est pas permis d'outre-passer. L'autre
rampe, plus large et moins rapide, est celle que j'abordais
pour la seconde fois : elle a aussi sa borne et c'est même
la plus remarquable par sa forme et la plus imposante
par son volume ; mais celle-là n'arrêtera plus quiconque
ne compte pas avec le danger pour voir le mont Perdu
sous le plus frappant de ses aspects.
Nous approchions de celte rampe, et depuis longtemps
je considérais le glacier avec quelque souci. 11 avait beau-
coup changé depuis mon premier voyage. Plus de neige :
sa surface était toute nue et n'offrait pas un point où le
pied pût laisser son empreinte. Le milieu s'était excavé.
Deux grandes crevasses le parcouraient du haut en bas;
et, vers les deux tiers de sa hauteur, je remarquais une
dépression transversale qui augmentait considérablement
l'inclinaison de la partie supérieure. Nous ne pûmes
même l'aborder de front : il s'était escarpé à l'exlrémilé
et n'offrait que des coupes nettes, percées de l'ouverture
de ses crevasses. Il fallut le prendre de côté, et, dès les
premiers pas, nous reconnûmes qu'à la moindre incli-
naison il était déjà dangereux. Les crampons n'y mor-
daient pas, et nos bâtons ferrés, appuyés de toutes nos
forces, y laissaient à peine la trace de leur pointe. Au
reste, nous nous étions munis de bons instruments pour
fendre la glace, et dès lors on fut obligé de les mettre en
ASCEISSION AU MONT PERDU. 151
œuvre. Mais le travail était des plus rudes, et nous n'a-
vions pas seulement la liberté de le diriger à notre gré.
Le glacier se creusait en gouttière : au milieu, on le
voyait tout criblé de crevasses et de trous ; il fallait s'en
éloigner sans cependant se rapprocher des bords qui se
redressaient au voisinage des rochers; nous étions donc
réduits à gravir presqu'en ligne droite entre les deux
écueils que nous avions à éviter. C'était une échelle de
glace à monter ; point de zigzags à tracer, rien qui dissi-
mulât rinclinaison ; et l'inclinaison augmentait sans cesse
comme le précipice s'approfondissait toujours.
Nous marchâmes plus de deux heures dans cette posi-
tion, et nous n'avions fait encore que le moins difficile.
Nous approchions de la bosse que le glacier formait au-
dessus de la dépression dont j'ai parlé. Celle bosse, on ne
savait par où la prendre, et nous étions au terme de nos
expédients. Rondo proposa de la tourner en montant sur
le bord que nous avions si soigneusement évité. 11 faut
savoir ce que c'était que ce bord. C'était une arête en
tranchant de couteau, séparée du roclier par un large
intervalle qui s'ouvrait en entonnoir dans la cavité du gla-
cier. Cette proposition qui, une heure plus tôt, nous au-
rait paru dérisoire, était en ce moment la seule qui nous
offrît un moyen de sortir honorablement de notre péril-
leuse aventure. Une douzaine de degrés que nous tail-
lâmes presque à pic nous portèrent sur ce bord, qu'il
fallut écrêter avant d'y poser le pied, et sonder à grands
coups pour s'assurer qu'il était capable de nous porter.
En sondant et en écrôtant toujours, nous réussîmes à faire
treize pas en vingt minutes, montant en équilibre sur
une ligne glissante, le précipice derrière et des deux cô-
tés. Une pareille position et surtout une pareille lenteur
étaient bien propres à refroidir le courage. Cependant,
après ces treize pas, il fallut s'arrêter et délibérer encore.
Le guide novice que nous avions amené de Ba-
152 LES ASCE>'SIO>'S CEI ÈBRES.
ré^es déclara que la tète lui tournait et cfifil était au
moment de se précipiter. Il se trouvait sur les devants :
il fallut le mettre entre nous, et Ton comprend ce que
cette opération avait de dangereux et de difficile sur une
ligne sans largeur et qui était exactement la ligne géomé-
trique. Le mouvement que cela occasionna fit tomber du
sac de mon Laurens ma lunette et ma boussole. Elles rou-
lèrent ensemble dans le creux qui nous séparait du ro-
cher. Le brave Rondo voulut y descendre ; j'essayai en
vain de l'en dissuader. Nous étions munis de cordes sur
lesquelles il fondait son espérance. Il se gbssa dans la
fente et pénétra dans les cavernes antérieures où il trouva
la boussole. Nous lui jetâmes la corde ; il s'en ceignit, et
il fallut l'extraire avec effort d'un étranglement où son
poids l'avait fait rouler en descendant. Le froid extrême
de ces cavités ne lui avait pas permis de s'arrêter à cher-
cher la lunette. Mon Laurens prétendit y descendre à son
tour. Nous l'en tirâmes de même ; et certes, ceux qui
prêtaient secours n'étaient pas dans une position moins
critique que ceux qui le recevaient. Il ne rapporta rien ;
j'avais perdu une excellente lunette, mais nous avions
trouvé dans l'action une nouvelle confiance en nos forces,
et nous fîmes encore une trentaine de pas sur la crête^
prenant à peine le loisir de l'ébrècher.
Cependant, à chaque instant cette crête nous exposait
à de nouveaux hasards. Deux fois nous fûmes arrêtés par
des saillies du rocher qui se projetaient en avant et nous
barraient le chemin. On ne pouvait ni monter ni descen-
dre ; il fallait se plier autour de ces saillies, au risque de
perdre l'équilibre et de se précipiter. Bientôt il fut tout à
fait impossible de passer outre, et nous n'eûmes plus
dautre refuge que ces mêmes rochers qui, la première
fois, avaient paru inaccessibles. Us sont, il est vrai, taillés
en degrés par les coupes croisées des couches et des tran-
ches , mais pour concevoir la disposition de ces degrés^
ASCENSION AU MOiNT PERDU. 153
[qu'on se figure d'abord une rampe d'escalier dont les
'marches seraient presque toujours plus hautes que larges,
jet qu'on aurait redressée de façon que l'angle d'inclinaison
[eût augmenté d'un tiers; qu'on ajoute ensuite à cette idée
[celle de toutes les irrégularités et de toutes les dégrada-
tions que peut occasionner un pareil redressement dans
une pareille structure ; l'incertilude où nous étions de ce
que nous trouverions plus haut, la prévention que devait
lexciter l'infructueuse tentative des guides du Coumélie,
|et l'on jugera de quel œil nous regardions la dernière
[ressource qui nous restait. Ce fut là pourtant qu'il fallut
se hisser de gradin en gradin. Le premier y était poussé
par le second, et, une fois accroché, il lui prêtait la main
à son tour. Les risques étaient au moins égaux, si même le
désavantage n'était du côté des derniers. Ceux qui gravis-
saient en avant ne pouvaient faire un faux pas qui ne com-
promît le reste de la troupe, ni ébranler un quartier de
pierre qui ne volât sur la tête des autres. Je fus moi-même
blessé assez fortement par un de ces débris contre lequel
je ne pus que me roidir, puisque ma position ne me per-
mettait pas de l'éviter. Celte dernière escalade dura plus
d'une heure, et ce que nous courûmes de dangers dans
ce voyage apprendra à quiconque voudra aborder le mont
Perdu par cette route, qu'elle n'est praticable qu'au gros
de Tété, et tandis que les glaciers sont encore couverts
|de neige. Un mois auparavant, nous n'avions pas employé
jdeux heures à la montée, et ce n'avait été qu'un jeu pour
ceux qui avaient la moindre expérience des montagnes.
Aujourd'hui elle en exigea cinq, et dans ces cinq heures,
pas une minute où nous n'eussions couru risque de la vie.
Nous approchions enfin du sommet de la crête ; il ne
restait plus qu'un petit nombre de degrés à monter ; et
le redressement des couches en adoucit déjà la pente.
Je regardai mes compagnons ; aucun n'avait donné des
signes de crainte, mais aucun ne donnait des signes de
154 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
il
joie. Une sorte de tristesse, produite par une longue'
anxiété, laissait à peine concevoir ce que le mont Perdu
nous préparait de dédommagements. Après tant de plans
inclinés, de rochers si droits, de glaces si perfides, nous
ne sentions d'autre besoin que celui d'un peu de terrain
plat où le pied pût se poser sans délibération ; mais ce
terrain, nous ne le touchions pas encore que déjà la
scène change et que tout est oublié. Du haut des rocliers,
nous considérons avec une muette surprise le majestueux
spectacle qui nous attendait au passage de la brèche.
Nous ne le connaissions pas ; nous ne l'avions jamais
vu ; nous n'avions nulle idée de l'éclat incomparable qu'il
recevait d'un beau jour. La première fois le rideau n'a-
vait été que soulevé ; le crêpe suspendu aux cimes ré-
pandait le deuil sur les objets mêmes quM ne couvrait
pas. Aujourd'hui, rien de voilé, rien que le soleil n'éclai-
rât de sa lumière la plus vive ; le lac, complètement dé-
gelé, réfléchissait un ciel d'azur ; les glaciers étince-
laient et la cime du mont Perdu, toute resplendissante
de célestes clartés, semblait ne plus appartenir à la terre.
En vain j'essayerais de peindre la magique apparence de
ce tableau. Le dessin et la teinte sont également étran-
gers à tout ce qui frappe habituellement nos regards.
En vain je tenterais de décrire ce que son apparition a
d'inopiné, d'étonnant, de fantastique, au moment où le
rideau s'abaisse, où la porte s'ouvre, où l'on louche enfin
le seuil du gigantesque édifice. Les mots se traînent loin
d'une sensation plus rapide que la pensée, on n'en croit
pas ses yeux ; on cherche autour de soi un appui, des
comparaisons : tout s'y refuse à la fois ; un monde finit,
un autre commence ; un monde régi par les lois d'une
autre existence. Quel repos dans celte vaste enceinte où
les siècles passent d'un pied plus léger qu'ici-bas les an-
nées ! Quel silence sur ces hauteurs où un son, quel qu'il
soit, est la redoutable annonce d'un grand et rare phéno-
ASCENSION AU MONT PERDU. 155
lèiio ! Quel calme dans l'air et quelle sérénité dans le ciel
ui nous inondait de clartés ! Tout était d'accord, l'air,
3 ciel, la terre et les eaux : tout semblait se recueillir en
résence du soleil et recevoir son regard dans un immo-
ile respect.
I En comparant l'imposante symétrie du cirque au dé-
ordre hideux qu'il offrait lorsqu'une brume épaisse se
rainait autour de ses degrés, nous reconnaissions à peine
es lieux que nous avions parcourus. Ce n'était plus la
ourde masse du Cylindre qui fixait exclusivement les
legards. La transparence de l'air rectifiait les apparences
[u'avait brouillées l'interposition de la nue ; la cime prin-
ipale était rentrée dans ses droits ; elle ramenait à l'unilé
outes les parties de cet immense chaos. Jamais rien de
areil ne s'était offert à mes yeux. J'ai vu les hautes Alpes ;
e les ai vues dans ma première jeunesse, à cet âge où
'on voit tout plus beau et plus grand que nature ; mais,
e que je n'y ai pas vu, c'est la livrée des sommets les
•lus élevés revêtue par une montagne secondaire. Ces
ormes simples et graves, ces coupes nettes et hardies,
es rochers si entiers et si sains dont les larges assises
'alignent en murailles, se courbent en amphithéâtre, se
jaçonnent en gradins, s'élancent en tour où la main des
ijéants semble avoir appliqué l'apomb et le cordeau, voilà
j;e que personne n'a rencontré au séjour des glaces éter-
jieiles, voilà ce qu'on chercherait en vain dans les monta-
|;nes primitives dont les flancs déchirés s'allongent en
)ointes aiguës, et dont la base se cache sous des mon-
ceaux de débris. Quiconque s'est rassasié de leurs hor-
•eurs, trouvera encore ici des aspects étranges et iiou-
oaux. Du mont Blanc même il faut venir au mont Perdu :
piand on a vu la première des montagnes granatiques,
l reste à voir encore la première des montagnes cal-
caires.
(Ramond, Voyages au mont Perdu.)
IV
ASCENSIONS AU CAP NORD
CHARLES MARTINS. — LOUIS ÉNAULT.
Aspect du cap. — Belle prairie. — Plantes alpines. — Le plateau. — Grani
spectacle. — L'océan Glacial. — Le soleil de minuit.
... En sortant du détroit de Havoe, nous passâmes prèi
d'une île un peu élevée, la verte Masoe, autrefois habitée,
maintenant déserte, et nous allâmes coucher le soir dani
une petite baie de l'île, appelée Giestvaer, où demeuren
un pauvre marchand et quelques pêcheurs. Nous y pas
sâmes une partie de la nuit, et repartîmes le lendemaii
pour le cap Nord. Nous découvrîmes bientôt les Stappen
noirs écueils qui s'élèvent comme des tours au miliei
des flots. De nombreux oiseaux de mer, des mouettes
des goélands, volaient à l'entour.
Cependant le vent fraîchissait et soulevait les vagues de
l'océan Glacial ; cette mer houleuse et tourmentée nouî
annonçait le voisinage de ce promontoire redouté du na-
vigateur, qu'on appelle le cap Nord, et qu'on pourrai!
aussi appeler le cap des Tempêtes. En effet, dansées pa-
rages, jamais la mer n'est tranquille , même dans les
jours les plus calmes, car les houles de tous les gros
temps de 1 Atlantique, de la mer Glaciale et de la mer
ASCENSION AU CAP NORD. 157
)laiiche viennent expirer au pied de celte jetée, qui s'a-
aiice dans l'Océan entre les vastes continents de l'Amé-
iqiie et de l'Asie septentrionale. Le vent contraire nous
orçait de louvoyer, et longtemps nous eûmes sous les
,(Mix le spectacle imposant et sévère de cette masse de
ochers. Allongée comme une proue de navire, elle sem-
)lt^ aller au-devant des flots impuissants de la mer, qui
>e brisent contre elle depuis l'origine des âges. Enfin,
lous courûmes une dernière bordée, et vînmes mouiller
i l'est du cap Nord, dans une petite baie à laquelle sa
(oime a fait donner le nom de baie de la Corne, ou
Hurnwig.
C-ombien je fus agréablement surpris, en descendant
terre, de me trouver au milieu de la plus riche prairie
subalpine qu'il fût possible de voir! L'herbe haute et touf-
fue me venait aux genoux, et je rencontrais à l'extrémité
de l'Europe les plantes que j'avais admirées si souvent
dans les Alpes de la Suisse ; c'étaient elles, aussi vigou-
reuses, aussi brillantes et plus grandes que dans leurs
montagnes. A droite, se dressait la masse imposante du
cap Nord, noire, escarpée, inaccessible. Devant nous, une
pente roide, mais verdoyante, permettait d'atteindre au
sommet, en contournant la base du promontoire. Je re-
cueillais avec ardeur toutes les plantes qui s'offraient à ma
vue : il me semblait qu'elles avaient un intérêt particulier,
puisqu'elles étaient pour ainsi dire les plus robustes et
les plus aventureuses d'entre leurs sœurs européennes.
Je nie plaisais à retrouver parmi elles des plantes des
environs de Paris; elles me semblaient dépaysées comme
moi sur ce noir rocher battu par les flots. J'étais tenté de
leur demander pourquoi elles avaient quitté les bords
dos champs cultivés et les ombrages paisibles du bois de
Meudon, où elles reçoivent les hommages des botanistes
parisiens, pour vivre tristement parmi des étrangères,
car les plantes alpines étaient en majorité. Au haut de la
158 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
pente, je me trouvai sur un plateau nu, dépouillé, par
semé de flaques d'eau. Au loin, à perte de vue, se dérou
lent des plans successifs, de grandes ondulations de ter|
rains uniformes, peu accidentés, séparés par des baies e
des bas-fonds marécageux : tout est froid , immobile
désolé. Tandis que le calme régnait dans la belle prairie
que j'ai décrite, un vent du nord furieux balayait le pla-
teau du Cap et nous empêchait presque de marcher. Nouai
avançâmes néanmoins et parvînmes jusqu'à l'extrémité.!
Jamais je n'oublierai la sombre grandeur du spectacle
qui s'offrait à mes yeux. Devant nous s'étendait l'océan.
Glacial, dont les limites sont au pôle, s'agitant au-dessous-
d'une épaisse couche de nuages qui semblaient peser sur
lui ; à gauche, une pointe de terre longue et basse bordéi
d'écume; à droite, quelques îlots sans nom. Quand je me
penchais sur le bord du précipice qui termine le cap, je
voyais la mer se briser au pied de l'escarpement, à une
profondeur de 1,000 pieds au-dessous de moi. De celte
hauteur les lames énormes venues en ligne droite du
Groenland, du Spitzberg, ou de la Nouvelle-Zemble, ne
formaient, en se brisant, qu'un simple liséré d'écume,
comme feraient les rides d'un petit lac poussées douce-
ment vers le rivage par un léger souffle de vent.
Le sommet le plus élevé du cap Nord est, d'après mes
observations, à 508 mètres au-dessus de la mer; il est
surmonté d'un petit rocher sur lequel les voyageurs gra-
vent leur nom. J'y las avec respect celui de Parrot, célèbre
par ses voyages dans les Alpes, l'Ararat et le Caucase.
Même ce dernier rocher n'est pas dépourvu de toute vé-
gétation : de petites flaques circulaires de parmélies et
d'ombilicaires noires comme la roche s'étaient attachées
à elle, et une mousse microscopique se cachait dans les
fentes. Sur le plateau il y avait encore quelques plantes
souffreteuses, dépouillées par les vents, couchées sur le
sol, ou cherchant Ain arbre derrièieles phs du terrain
ASCENSIOiN AU CAP NORD. 101
qui pouvaiont les abriter contre les rafales continuelles
qui balayent le cap Nord.
(Charles Martins, du Spitzberg au Sahara.)
Le cap Nord est à 12 ou 15 milles du fiord de Giestvar.
Nous franchîmes cette courte distance par un temps
assez calme : usant de la rame bien plus que de la voile.
Nous avions à gauche la pleine mer ; à droite la côte de
l'île. Toute cette côte est semblable à une haute muraille,
formée de couches perpendiculaires : à la base, des bri-
sants et des écueils; au sommet, une crête au fil droit,
parfois dentelée de pointes aiguës. Au milieu de ce bou-
levard de rochers, nous aperçûmes de loin une grande
tour carrée faisant saillie et flanquée de bastions épais :
c'était le cap Nord,
Au lieu de prendre terre immédiatement, nous pous-
sâmes une pointe au large, à un quart de mille, pour
mieux saisir l'effet d'ensemble. La masse énorme s'élève
à pic du sein de la mer, sombre, morne, hautaine, inabor-
dable. Immobile comme l'arc-boutant d'un monde, solide
comme le contre-fort d'un continent, elle révèle au pre-
mier regard l'idée d'une inébranlable puissance. L'Europe
est en paix derrière cette sentinelle avancée qui la défend
contre les flots et les tempêtes de la mer Glaciale,
Nous doublâmes la pointe, et nous pénétrâmes dans
une seconde baie, très-petite, creusée et arrondie par la
nature au sein même de la montagne. Le cap versait sur
nous son ombre immense. Autour de la baie, une enceinte
de rochers semi-circulaire dessine nettement ses contours.
Tantôt ces rochers noircis s'émiettent comme des laves
qu'un choc aurait broyées au sortir du cratère; tantôt
11
162 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
ils se partagent d'eux-mêmes en larges lames comme
des feuilles d'ardoise ou des tables de marbre. Entre la
mer et ces rochers, une couche de terre végétale se re-
couvre de gazon et de fleurs ; ce sont les andromèdes et
les renoncules glaciales, le petit œillet des bois, le géra-
nium sauvage, l'angélique et le Vergiss-mein-nicht qui
semble éclore en ces parages lointains comme pour rap-
peler un souvenir à l'âme oublieuse. Sur les pierres, entre
les fleurs et les gazons, un petit ruisseau d'argent scin-
tille et murmure.
Nous commençâmes bientôt l'ascension du cap.
Le cap Nord est une montagne d'environ 1,000 pieds
de hauteur, coupée à pic du côté de la mer, et de toute
part presque inaccessible. Les pentes sont toujours escar-
pées et roides, souvent rendues glissantes par des bandes
de mousse humide et courte, serrée, élastique, et repous-
sant d'elle-même le pied, qui ne rencontre aucun appui;
d'autres fois il faut franchir des amas de pierres roulantes,
qui se détachent dès qu'on les touche, ou bien encore des
masses de rochers âpres, qu'il faut gravir comme par
escalade. Çà et là, dans les anfractuosités qui retiennent
im peu de terre végétale, les bouleaux nains essayent de
lever leur tête éplorée, et bientôt retombent sur le sol,
où ils se tordent, végètent, rampent et meurent. Parfois, à
quelque distance, la mouette, perchée sur une pointe de
rocher, nous regardait de son œil clair et perçant, et,
rassurée par notre air pacifique, continuait son rêve, sans
même tourner vers nous sa tête immobile. Les corbeaux
croassant rasaient le sol en noirs tourbillons, tandis que,
dans le ciel éthéré, les aigles et les faucons décrivaient des
orbes immenses.
Enfin, nous atteignîmes la dernière cime, plateau en
terrasse couvert d'un humus jaunâtre, que se disputent
des mousses et des lichens, et où, sur des couches de granit
sombre, étincelle la blancheur du quartz.
ASCENSION AU CAl> NOUD. 105
Quand je me sentis sur cette dernière pointe du vieux
continent européen, j'éprouvai une des plus profondes
émotions de ma vie de voyageur...
11 était minuitun quart. Le soleil étaittout entier au-dessus
de l'horizon. C'est à peine si le bord inférieur de son disque
effleurait la crête des flots empourprés. Là, l'astre infati-
gable fournit une carrière de quatre mois sans repos, avant
d'aller tomber dans la mer. Seulement, il ne paraît pas
suivre sa marche accoutumée. Au lieu de tracer sur nos
têtes un arc lumineux, dont une pointe s'appuierait à
Torient et l'autre à l'occident, il glisse doucement sur la
courbe insensible d'une ellipse démesurément allongée.
Du reste, la lumière n'est pas la même à toute heure ;
ses nuances varient selon la position de l'astre qui la pro-
duit. Si le soleil de midi lance, comme chez nous, des
rayons ardents, si, vers dix heures, son disque oblique se
plonge dans des flots de pourpre qui teignent la moitié du
ciel; souvent, à minuit, quand il effleure la ligne de l'ho-
rizon, sa lumière, décomposée par un prisme invisible,
hésite et se dégrade dans les demi-tons verdâtres et jaunes
d'une gamme peu étendue, mais infiniment variée. Les
objets revêtent alors des teintes fantastiques, et, quelle
que soit la clarté de l'atmosphère, on sent pourtant que
ce n'est pas là le jour véritable de l'action et du mouve-
ment. Parfois, pendant ce long jour, la lune se rencontre
dans le ciel avec le soleil, chacun de ces astres régnant
sur une partie de l'horizon. A mesure que le soleil s'avance
dans sa gloire, tout ruisselant d'or et de feu, la lune, tou-
jours belle dans sa pâleur rosée, s'enî'uit et se laisse voir
à travers le voile nacré des nuages.
Nous passâmes une grande partie de la nuit sur le sommet
du cap, chacun de nous se livrant à ses réflexions et
respectant le silence et la rêverie de ses compagnans.
Parfois le cap Nord, impassible témoin, assiste
à ces grandes colères de la nature qui bouleversent la face
166
LES ASGE^■Slu:^S CÉLÈBRES.
du globe. Les vents du nord et du nord-ouest, qui se por-
tent du pôle vers l'équateur, se précipitent impétueuse-
ment, en causant sur leur passage des commotions ter-
ribles. — Soulevées en montagnes liquides, les vagues,
que le vent chasse devant lui, assaillent le cap de tous
les côtés à la fois, brisant leur fureur contre le granit
immobile.
Nous n'avons point connu ces spectacles d'une horreur
subUme, el, quand le souvenir du cap Nord nous revient,
comme la première fois nous le voyons toujours par une
belle nuit d'été, sereine et sans ténèbres, projetant sa
grande ombre sur les flots empourprés; devant nous, à
l'infini, s'étend la mer immobile, et si, le long de l'écueil,
soulevée en ride légère, quelque vague suspend à ses
flancs de granit une irange d'écume, bientôt elle retombe
apaisée à ses pieds, et s'endort avec un faible et doux
murmure.
(LomsÉNA.\]LT, laNorwége.)
Le cap >'ord (île de Lotoden).
LE PIC DE TENERIFFE
BERTHELOT.
Gorges d'Oucanca. — Le cratère, — Source de la Picdra. — Amas de laves.
— Sommet du Teyde. — Vue de Ténériffe. — Océan de nuages.
Ce fut le 8 juillet que je résolus de gravir jusqu'au
pic de Teyde, plus particulièrement connu, en Europe,
sous le nom de pic de Ténériffe. J'avais l'intention d'y par-
venir par les pentes méridionales; je savais qu'avant moi
aucun voyageur n'avait tenté de le faire de ce côté, car
les sentiers qui y conduisent sont presque impraticables;
mais je pouvais rencontrer par là quelques plantes échap-
pées aux savantes recherches de Broussonnet et de Ch.
Smith, et celte seule espérance balançait tous les obsta-
cles. Je me trouvais, à celte époque, à Chasna, village situé
dans une position des plus pittoresques, au sud du Teyde,
et à 1,416 mètres d'élévation au-dessus du niveau de
l'Océan, quoiqu'il ne soit guère éloigné que de trois lieues
de la côte méridionale de l'île. J'en partis à cinq heures
du matin avec M. Mac-Gregor, alors consul d'Angleterre
aux Canaries, et deux guides qui nous accompagnaient.
Après deux heures de marches, nous arrivâmes à la base
des montagnes centrales. Les pins des Canaries, qui cou-
168 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
vraient presque tous les terrains que nous avions traversés,
commencèrent à devenir plus rares ; à mesure que nous
avancions dans la gorge d'Oucanca, ces beaux arbres dispa-
rurent insensiblement et furent remplacés par des genêts
visqueux. Oucanca est un endroit qui mérite d'être vu :
une éruption volcanique, accompagnée sans doute de vio-
lentes commotions, en bouleversant jadis la base des mon-
tagnes centrales, donna naissance à la gorge qui existe
aujourd'hui. Le cratère principal, qu'il est facile de recon-
naître, vomit un torrent de lave vitrifiée qui inonda les
alentours et suivit son cours vers la côte, en parcourant
un espace de plus de deux lieues. Le désordre de ce site
sauvage est encore augmenté par d'énormes rochers qui
paraissent s'être détachés des hauteurs voisines.
Au sortir des gorges d'Oucanca, nous continuâmes à
gravir la montagne que nous avions en face : les genêts
blancs, dont nous avions déjà rencontré quelques buissons
près du cratère, se montrèrent alors en plus grand nombre,
et s'étendirent bientôt en une zone de végétation qui
domine exclusivement autour des bases du pic.
La station où nous étions parvenus s'appelle degollada
de Oucanca. Le Teyde était en face de nous, nous comptions
déjà les torrents de lave noire qui sillonnent ses pentes, et
nous découvrions toutes les montagnes centrales de Téné-
riffe, car ce n'est que de ce point qu'on peut embrasser
d'un seul regard l'ensemble de ce groupe de. sommités
volcaniques. Cette vue est des plus imposantes, et aucune
description ne pourrait en donner une idée assez juste.
Les montagnes des Canadas, qui peut-être formèrent dans
d'autres temps une chaîne entièrement circulaire, offrent
aujourd'hui deux grands passages dont les abords boule-
versés indiquent assez les causes violentes qui les produi-
sirent; les hautes crêtes s'élèvent à plus de 5,000 mètres
au-dessus du niveau de l'Océan; tout l'espace renfermé
par la ligne de circonvallation de ces monts trachytiques
LE PIC DE TÉNÉRIFFE. ICO
couslituo un cratère immense, d'une origine primordiale
jL'Ialivement au pic lui-même, que le géologue Escolar
appelait el hijo de las Canadas (le fds des Canadas). C'est
à peu près du milieu de ce cratère elliptique , dont le plus
uiand diamètre est d'environ 5 lieues, que s'élance le
Tcyde, encore fmiiant au-dessus de ce sol bouleversé. Le
va^te circuit qui l'entoure est désigné à Ténèriffe sous le
nom de gorges du pic [Canadas del Teyde, ou simplement
(jinadas).
Le sentier qui conduit à la degoUada d'Oucanca, dans
\c fond des gorges, est des plus scabreux; la contre-pente
de la montagne est presque à pic, et présente, dans plu-
sieurs endroits, des précipices de plus de 500 mètres de
rhute. Lorsque nous descendions dans l'intérieur des
'.anadas, nous pouvions à peine concevoir comment nous
y parviendrions; mais enfin nous y arrivâmes. Le sol de
• es gorges est à 2,750 mètres au-dessus du niveau de la
111 'r, et la cime du Teyde s'élève à 985 mètres au-dessus
du sol. Nous avions, d'un côté, les vastes penles du grand
cône, et de l'autre la chaîne des montagnes d'où nous
étions descendus, et dont la coupe presque perpendicu-
laire servait jadis de parois à cet immense cratère de sou-
lèvement. Quel étonnant spectacle! et si l'imagination se
transporte dans les siècles de tourmente géologique où
ce volcan épouvantable était dans toute son activité, on ne
concevra pas sans effroi un gouffre enflammé de plus de
0 lieues de circonférence et de 500 mètres de profon-
deur! Alors seulement on pourra se faire une idée de l'état
de fermentation de cette époque d'incandescence, et la
formation du Teyde au milieu de ce gouffre ne paraîtra
plus qu'un effet secondaire.
Après avoir admiré ces grands accidents volcaniques,
et avant de nous avancer davantage vers la base du Teyde,
nous fûmes nous reposer à la source de la Piedra, car
nous étions suffoqués par la chaleur. Dans cette région
lîO LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
élevée, l'air est toujours calme et diaphane, le ciel toujours
d'un azur éclatant, et la plus légère nuée ne vient jamais
en rompre l'uniformité. L'intensité des rayons solaires
dans ces gorges, leur réverbération sur les nappes de tuf
blanc, leur éblouissante scintillation sur tous les débris de
ponce et d'obsidienne qui couvrent le sol, sont autant de
causes qui produisent une haute température. De là on
domine les nuages; aussi, point de ces brumes bienfai-
santes qui, dans les lieux plus bas, viennent rafraîchir
l'atmosphère, humecter la terre et vivifier la végétation.
L'habitant des plaines, qui traverse cette zone, en ressent
bientôt l'influence ; l'extrême sécheresse de l'air resserre
ses pores, arrête sa transpiration et gerce son épiderme;
une soif immodérée le tourmente sans cesse, et souvent il
cherche en vain la source cachée qui ne doit l'étancher
qu'un instant. C'est vainement encore que, pour fuir lar-
deur du soleil, il tente de se réfugier sous les buissons de
genêts ou à l'ombre de quelque roche ; la terre est partout
brûlante, partout la chaleur est insupportable, partout
régne ce calme qui le désespère, et il est bientôt forcé
de quitter ces abris où aucun courant d'air ne se fait
sentir.
La source de la Piedra fournit une eau d'une fraîcheur
délicieuse; les chèvres qu'on laisse errer dans ces gorges,
et les abeilles dont les ruches sont placées dans le voisi-
nage, viennent s'y désaltérer; une multitude de genêts
blancs croissent aux alentours ; cet utile arbuste est l'or-
nement des Canadas, les chèvres broutent ses tiges, tandis
que les abeilles butinent sans cesse sur ses fleurs parfu-
mées. Ainsi, dans les lieux les plus arides, la nature semble
avoir pourvu a tous les besoins. Sans le genêt, qu'elle a
si abondamment répandu dans cette vallée, comment pour-
raient subsister ces troupeaux et ces essaims précieux qui
forment pour les habitants du midi de Ténériffe une des
branches les plus importantes de l'économie rurale?
f
LE PIC DE TÉNÉRIFFE. 173
Nous continuâmes alors notre route par le défilé de
Canada hlanca; nos guides nous firent traverser ensuite
:iin torrent de lave que nous avions à notre droite, puis
entrer dans un autre que nous laissâmes bientôt pour
passer dans un troisième. On appelle mal pais (mauvais
pays), tous ces espaces envahis par les éruptions. A mesure
que nous avancions, les obstacles devenaient plus insur-
montables; à chaque instant il nous fallait gravir des tas
rie scories, des amas d'obsidiennes qui interceptaient tous
les passages. Nous marchions depuis plus de deux heures
sur ce sol infernal, quand nos guides, qui s'étaient déjà
arrêtés plusieurs fois pour- se consulter, nous parurent
incertains sur la route qu'ils devaient suivre ; bientôt l'un
d'eux vint nous déclarer que nous nous étions égarés et
que nous devions renoncer à notre entreprise. Nous ne
fûmes pas de son avis; nous étions trop avancés pour
retourner en arrière ; mais il fallait sortir de ce mauvais
pas, caria nuit s'approchait. L'endroit où nos ignorants
conducteurs nous avaient conduits était désespérant : des
laves entassées en blocs nous entouraient de toute part ;
plus loin elles paraissaient s'être répandues en nappe;
'nous ne savions de quel côté nous diriger. Cependant, à
tout hasard et à force de bras, nous parvînmes à frayer
un sentier au malheureux cheval qui portait nos provi-
sions, et qui manqua périr dix fois dans ce trajet.
Nous étions harassés de fatigue lorsque nous arrivâmes
à la base d'une montagne de ponces adossée au pic. Au
sortir des ponces, nos chaussures étaient en lambeaux
mais nous étions déjà parvenus sur une des pentes du
Teyde et nous reprîmes courage. Je reconnus les lieux,
c'était le sentier que j'avais suivi en 1825,- lors de ma
première expédition. Certains alors de ne plus nous égarer,
nous nous dirigeâmes hardiment vers la Estancia, où nous
arrivâmes enfin, à neuf heures, par un beau clair de lune.
Malgré la hauteur de cette station , nous en trouvâmes la
17 i LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
température très-supportable ; nous respirions un air des '
plus purs; seulement, quelques légères rafales du vent
du nord nous apportaient le parfum des genêts. Nos
gens, à peine arrivés, mirent à contribution tous les
buissons des alentours; un immense bûcher s'alluma,
et ils se disposèrent à faire rôtir une malheureuse chèvre
qu'ils avaient tuée dans les Canadas. Bientôt après le
souper, ils se groupèrent autour du foyer, et chacun s'en-
dormit dans son coin. Quant à moi, je ne pus en faire
autant, la marche forcée de la journée m'avait trop
échauffé le sang, et dans cet état d'irritation on dort mal,
surtout sur les rochers. Le spectacle que j'avais sous les
yeux avait, du reste, trop d'attrait pour moi; la sérénité
du ciel, la solitude du lieu, les formes bizarres des ro-
chers entassés autour de notre bivouac, ces grandes
ombres qui voilaient les gorges dont nous étions enfin
sortis, formaient un tableau imposant.
Il était trois heures du matin lorsque nous abandon-
nâmes notre bivouac pour nous avancer vers la pointe du
pic. Le sentier que nous suivîmes d'abord, quoique très-
incliné, est pourtant assez praticable ; mais en approchant
de V Altavista , le désordre du sol devient épouvantable
par l'encombrement des matières que le volcan a vomies,
et l'on ne peut marcher avec trop de précaution au milieu
de tant de crevasses et d'aspérités. Après avoirs franchi ce
mal pais del Teyde, comme l'appelaient nos guides, on
arrive sur l'assise de la Rambleta. Tout semble indiquer
dans cet endroit un cratère antérieur à celui du sommet
du pic, car c'est de là que débordèrent les nombreux
torrents de lave qui ont inondé les Canadas. Le Teyde
aura eu des-alternatives de repos, et ce fut probablement!
après une d'elles qu'une nouvelle éruption produisit le pic.
Ce chapiteau volcanique, qui a recouvert l'ancien gouffre,
s'élève en effet au milieu de la Rambleta. Maintenant il
couronne la montagne, et les échancrures de sa cime que
LE PIC DE TENÉRIFFE. 175
nous apercevions au-dessous de nous, étaient éclairées
par les premiers rayons du soleil levant. Des exhalaisons
sulfureuses commençaient déjà à se faire sentir, nous
touchions au terme de notre entreprise ; mais il nous res-
tait à gravir les pentes de ce petit cône, dont la hauteur
est de 146 mètres. Les ponces et les débris de scories
rendent cette montée des plus fatigantes; cependant, après
nous être reposés plusieurs fois pour reprendre haleine,
nous alteignimes enfin le sommet.
La vue dont on jouit de cette élévation est tout à fait
grandiose; il me serait impossible de vous en donner une
idée bien exacte, et vous rendre raison des impressions
que produit ce spectacle sublime me serait plus difficile
encore. On éprouve à la fois une espèce de vertige et
i'extase, on est muet d'admiration. De ce point culminant
que les éruptions lancèrent à 5,715 mètres au-dessus du
niveau de la mer, nos regards embrassaient les sept îles;
\ l'orient, les hautes cimes de Ganaria perçaient à travers
es nuages que le soleil dorait de ses feux ; plus loin^ nous
[découvrions Lancerote et Fortaventure ; à l'occident,
'ombre du Teyde s'étendait en un immense triangle
Jusque sur Gomere, et non loin se montraient Palma et
l'ile de Fer. Nous avions au-dessous de nous Ténériffe,
livec le circuit de ses côtes, les divers enchaînements de
!»es montagnes, ses plateaux et ses vallées pittoresques.
jVos regards errèrent longtemps sur cette multitude de
:reux et de relèvements qu'indiquait le jeu des ombres;
lous aurions voulu deviner toutes les localités et recon-
laître chaque accident, mais ce panorama était trop
'loigné de nous pour qu'il fût possible de bien en saisir
ous les délails ; ce n était plus qu'un plan en rehef; nous
le pouvions assez apprécier et les hauteurs et les dis-
ances, car de là les collines mêmes semblaient s'être
iffaissées sous le Teyde. Nous étions enivrés d'admiration
levant l'immensité de ce tableau; mais la scène changea
170 LES ASCEÎN'SIOiSS CELEBRES.
bientôt d'aspect. A mesure que le soleil s'avançait dans sa
course, les vapeurs s'élevaient de toutes parts, l'on voyait
peu à peu flotter leur masses condensées, et des nuées
blanchâtres se former sur les lieux où une plus grande
réunion de végétaux attirait et reproduisait sans cesse de
nouveaux brouillards. Ce fut ainsi que se couvrit insensi-
blement toute la surface de l'île au-dessus de laquelle nous
dominâmes alors comme sur un océan dé nuages.
(Berthelot, Bulletin de la Société de géographie.)
•III
LES ANDES
Quand le souvenir des grands aspects de la nature qui nri'ont le plus im-
pressionné vient à s'emparer de moi, je pense souvent à la mer des tro-
piques vue par une nuit tiède et sereine, lorsque la blanche lumière des
étoiles exemptes de scintillation, mais rayonnant doucement comme des
planètes, s'étend à la surface des flots onduleux. Ou bien je me représente
les vallées boisées des Cordillères. Là, des palmiers élancés, perçant la
sombre voûte de feuillar^e des arbres moins élevés, forment de longues
colonnades et supportent une forêt au-dessus de la forêt. Quelquefois je
me transporte en imagination sur le pic de Tènériffe. Une mer de nuages
sépare le sommet de la mowtagne des parties basses de l'île; tout à coup
les courants d'air ascendants déterminent une rupture dans la couche
brumeuse, et -le voyageur, placé au bord du cratère, aperçoit par une
échappée les coteaux couverts de vignes qui environnent Orotava, et les
jardins d'orangers qui bordent la côte. Dans ces aspects, ce n'est plus le
sentiment de cette vie universelle dont l'action lente, mais intime, pénètre
la nature, qui captive notre attention ; c'est le caractère pittoresque du
paysage, le concert des nuages, de la mer et des contours du rivage qui se
confondent dans la vapeur embaumée du matin ; c'est la beauté dt s for-
mes végétales groupées harmonieusement entre elles.
Dans un beau paysage, l'incommensurable, le terrible môme deviennent
une source de jouissance. L'imagination complète par ses créations le ta-
bleau inachevé que les sens ont esquissé pour les yeux de l'esprit, et suit
pas à pas toutes les fluctuations morales de l'observateur; elle change
12
a chaque instant la direction de ses idées. Jouet de ses illusions, il croit
recevoir du monde extérieur les impressions dont la source est en lui-l
même.
Après une longue navigation, quand le voyageur pose pour la première
fois le pied sur une terre desjtropiques, il reconnaît avec attendrissement,
à l'aspect des premières falaises, les roches de son pays natal. En retrou-
vant sur un autre continent les formations géologiques de l'Europe, il
acquiert la conviction que la structure de la vieille croûte du globe est
indépendante des climats. Mais ces rochers de la patrie sont ornés d'une
végétation exotique. L'habitant du nord se voit entouré de végétaux aux
formes étranges et d'une nature qu'il ne connaît pas. Écrasé par la gran-
deur de la puissance organique sous le ciel des tropiques, il fait un retour
sur lui-même et admire la puissance d'assimilation de l'esprit lui-même.
Il lui semble d'abord que le tranquille paysage de la patrie parle un lan-
gage plus doux et plus intime, comme le dialecte de son village. Il se
trouve isolé au milieu de ce luxe exubérant de la végétation; mais il sent
en même temps que tout ce qui vit ne saurait lui être étranger, et le pays
des palmiers devient bientôt le sien; car un lien secret relie entre elles
toutes les formes delà nature vivante. Nous en avons le sentiment, quoi-
qu'il ne revête point le caractère d'une notion distincte, et notre imagi-
nation agrandit et ennoblit toutes ces formes exotiques en les comparant
ta celles qui entourent notre berceau. Ainsi, ces sentiments mal définis,
l'ensemble de nos sensations et les déductions du raisonnement amènent
tous les hommes, quel que soit le degré de leur développement intellec-
tuel, à cette conviction profonde, qu'un lien commun réunit sous la même
loi tous les êtres si variés qui composent la nature vivante.
(A. DE HUMBOLDT. — COStnOS.)
Cascade dans les Cordillères
PASSAGE DES CORDILLÈRES DU PEROU
A. DE HUMBOLDT.
Château enchanté du Gualgayoc. - Les paramos. -Vallée de Caxamarca.--
Colonnades de porphyre. — Vue de l'océan Pacilique.
Nous demeurâmes dix-sept jours dans la vallée chaude
du Maraùoii supérieur ou fleuve des Amazones. Pour se
rendre de là au bord de l'océan Pacifique, on gravit, la
chaîne des Andes au point où elle est coupée par l'équaleur
mac,niétique, entre Micuipampa et Caxamarca. En conti-
180 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
nuant à monter on arrive aux fameuses mines d'argent
de Chota; de là on commence à descendre, sauf quelques
interruptions, dans la dépression du Pérou, en passant
par l'ancienne Caxamarca, qui fut, il y a trois cents ans,
le théâtre le plus sanglant de la conquête espagnole, puis
par Aroma et Gangamarca. Ici, comme presque partout
dans la chaîne des Andes et dans les montagnes mexi-
caines, les plus grandes élévations sont pittoresquement
caractérisées par des saillies rocheuses de porphyre et
de trachyte ; les masses de porphyre sont de préférence
fendues en puissantes colonnes. Ces roches donnent à la
chaîne tantôt une apparence déchiquetée, tantôt la forme
d'un dôme. Elles ont ici coupé la formation calcaire, qui,
en deçà et au delà de l'équateur, dans le nouveau monde,
prend une extension si énorme, et appartient, suivant
les belles recherches de Léopold de Buch , au terrain
crayeux. Entre Guombos et Montan, à 12,000 pieds au-
dessus de la mer, nous trouvâmes des coquilles fossiles
pélasgiques.
En quittant Montan , métairie solitaire , entourée de
troupeaux de lamas, nous continuâmes, vers le sud, à
monter la pente orientale des Cordillères, et nous attei-
gnîmes un plateau où la montagne argentine de Gualgayoc,
centre des fameuses mines de Chota, offrit, à la nuit
tombante, un aspect étrange. Le Cerro de Gualgayoc,
séparé du mont calcaire Cormolatsche par une vallée
profonde, est un roc isolé de pierre cornéenne, traversé
par d'innombrables filons d'argent la plupart convergents,
trés-abrupts, et taillés presque à pic au nord et à Touest.
Les galeries les plus élevées sont à 1,446 pieds au-dessus
du niveau du Socabon de Espinachi. Le contour de la
montagne est interrompu par d'innombrables pointes
turriformes et pyramidales. Aussi le sommet porte-t-il le
nom de las Puntas. Cette situation contraste de la manière
la plus frappante avec le « doux aspect » que le mineur
Passace des Cordillères du Pérou.
PASSAGE DES CORDILLÈRES DU PÉROU. 185
trouve habituellement aux contrées qui abondent en mé-
taux. « Notre montagne, disait un riche propriétaire de
mines chez lequel nous fîmes une halte, est là comme un
château enchanté. » Le Gualgayoc est percé en tous sens
jusqu'à la cime par plusieurs centaines de galeries. La
roche siliceuse même offre des fentes naturelles, à travers
lesquelles un observateur, placé au pied de la montagne,
aperçoit la voûte céleste, qui, à cette hauteur, est d'un
bleu très-foncé. Le peuple donne à ces fentes le nom de
fenêtres, las ventanillas de Gualgayoc. On nous montra sur
les parois trachy tiques du volcan de Pichincha des fenêtres
semblables. Les nombreuses cabanes et les maisonnettes
des mineurs, suspendues comme des nids au penchant du
Gualgayoc, là où le sol permettait d'établir une habitation,
ajoutent encore à la singularité du tableau. Les ouvriers,
chargés de hottes , vont par des sentiers périlleux , es-
carpés, porter les minerais jusqu'aux lieux où ils les
soumettent au procédé d'amalgamation.
Le chemin étroit de Micuipampa à Caxamarca, antique
ville des Incas, est à peine praticable pour les mulets. Cette
ville se nommait primitivement Kazamarca, c'est-à-dire
ville glaciale. Le chemin nous conduisit , cinq ou six
heures durant, par une rangée de paramos^, où nous
fumes presque continuellement exposés à la fureur des
* Par le mot paramo on désigne, dans les colonies espagnoles, les
contrées montueuses qui sont de 1,800 à 2,200 toises an-dessus du ni-
veau de la mer, et où règne un climat âpre et brumeux. Dans les
paramos éleVés, on voit chaque jour, plusieurs heures durant, tomber
de la grêle et de la pluie fine, qui rafraîchissent les plantes des
montagnes; ce n'est pas qu'il y ait dans les hautes régions un manque
absolu de vapeur d'eau, mais cela arrive à cause de la précipitation
fréejuente de cette vapeur, précipitation que déterminent les change-
ments brusques survenus dans les courants d'air et dans la tension
électrique. Les arbres y sont rabougris, disposés en ombelle, mais
ornés dun vrai feuillage, toujours vert, sur des branches noueuses-
Ce sont pour la plupart des arbrisseaux alpestres à grandes fleurs
-et à feuilles de laurier, ou myrtiformes-
184 LES ASCEINSIOINS CÉLÈBRES.
ouragans et à ces grêlons à \ive arête si communs dans
la chaîne des Andes. La route se maintient presque con-
stamment entre 9 à 10,000 pieds de hauteur. Elle fut
pour moi l'occasion d'une observation magnétique d'un
intérêt universel ; elle me servit à déterminer le point où
l'inclinaison boréale de l'aiguille aimantée passe à l'incli-
naison australe, par conséquent l'endroit où le voyageur
coupe l'équateur magnétique.
Arrivé enfin à la dernière de ces solitudes montagneuses,
le paramo de Yanaguanga, on plonge avec joie le regard
dans la fertile vallée de Caxamarca. C'est une vue ravis-
sante; la vallée, au fond de laquelle serpente une petite
rivière, est un plateau ovale, de 6 à 7 milles carrés. Cette
vallée ressemble au plateau de Bogota, et probablement,
comme celui-ci, c'est l'ancien lit d'un lac. Il ne manque
que la fable du magicien Botscliica ou Idacanzas, et du
grand prêtre d'Irica, qui ouvrit aux eaux de Tequendama
une voie à travers les rochers. Caxamarca est de 600 pieds
plus élevée que Santa-Fé-de-Bogota, conséquemment aussi
élevée que la ville de Quito ; mais protégée tout alentour
par des montagnes, Caxamarca jouit d'un climat plus
doux. Le sol est extrêmement fertile, rempli de champs et
de jardins, ornés d'allées de saules, de variétés de datura
à grandes fleurs rouges, blanches et jaunes, de mimosa eX
de beaux arbres quinuar. Dans la pampa de Caxamarca
le froment rapporte, en moyenne, quinze à vingt fois sa
semence. Mais quelquefois l'espoir d'une riche moisson
est anéanti par les gelées nocturnes. Ces gelées, prove-
nant de ce que la chaleur, sous un ciel serein, rayonne vers
les couches minces d'une atmosphère sèche, atténuée, ne
sont pas sensibles dans les demeures abritées.
Nous restâmes cinq jours dans la ville. La quantité de mu-
lets qu'exigeait le transport de nos collections, et le choix
des guides qui devaient nous conduire à travers la chaîne
des Andes jusqu'à l'entrée du long et étroit désert du Pérou
PASSAGE DES CORDILLÈRES DU PEROU. 185
(desierto de Sechura) , retardèrent notre départ. Le passage
des Cordillères se fit du nord-est au sud-ouest. A peine
a-t-on quitté le délicieux plateau de Caxamarca, que pen-
dant une montée de 9,600 pieds on est frappé d'étonne-
ment à l'aspect de deux cimes de porphyre, l'Aroma et le
Canturaga, séjour favori du puissant vautour connu sous
le nom de condor. Ces cimes se composent de colonnes
de 5 à 7 pans, hautes de 55 à 40 pieds, en partie articulées
et courbées. Le cerro Aroma est surtout pittoresque : par
la distribution des colonnades superposées, souvent con-
vergentes, il ressemble à un édifice à deux étages, sur-
monté d'une masse rocheuse compacte, en guise de dôme.
Ces éruptions de porphyre et de trachyte caractérisent
singulièrement la crête des Cordillères , et donnent à
cette chaîne une physionomie toute différente des Alpes
de la Suisse, des Pyrénées et de l'Altaï sibérien.
De Canturaga et Arona on descend en zigzag une pente
de rochers escarpés, et après 6,000 pieds de descente on
arrive dans la vallée étroite de la Madeleine, dont le sol
est cependant encore à 4,000 pieds au-dessus de la mer.
En sortant de cette vallée nous eûmes à gravir pendant
deux heures et demie une pente rocheuse de 4,800 pieds,
située en face des groupes porpliyritiques de l'Alto de
Aroma. Nous éprouvâmes un changement de climat d'au-
tant plus sensible que nous avions été sur cette pente
souvent enveloppés d'un brouillard glacé.
Après avoir erré dix- huit mois dans Lintérieur des
montagnes, nous eûmes le désir bien naturel de jouir de
l'aspect libre de la mer; ce désir avait été alimenté
encore par des illusions auxquelles nous étions souvent
entraînés. De la cime du volcan de Pichincha, d'où la vue
s'étend par-dessus les forêts épaisses de la Provincia de
las Esmeraldas, on ne distingue plus nettement Ihorizon
de la mer, à cause de la trop grande distance du littoral
au point où l'on est placé. Le regard plonge de là dans le
186 LES ASCENSIO'S CÉLÈBRES.
vide, comme du haut d'un aérostat. On croit entrevoir,
mais on ne distingue plus rien. Quand nous eûmes atteint,
entre Loxa et Guancabamba, le paramo de Guamani, où
gisent épars les débris de beaucoup d'édifices d'Incas,
les muletiers assurèrent que nous apercevions la mer, au
delà de la plaine, au delà des dépressions de Piura et de
Lambajèque ; mais un brouillard épais voilait la plaine
et le littoral voisin. Nous vîmes seulement des masses de
rochers de formes bizarres surgir et disparaître tour à
tour, comme des îles, au-dessus d'une mer de brume
ondoyante: spectacle pareil à celui dont nous avions joui
sur le pic de Ténériffe. Nous eûmes à subir à peu près les
mêmes illusions au passage de Guangamarca dans les
Andes. Pendant que nous nous élevions, poussés par l'es-
pérance, vers le puissant col de la montagne, les guides,
qui n'étaient pas tout à fait sûrs de leur chemin, nous
promettaient d'heure en heure l'accomplissement de nos
vœux. La couche de brouillard qui nous enveloppait
paraissait par intervalles se dissiper ; mais bienlôt la vue
était de nouveau bornée par quelque saillie de rochers
menaçants.
Le désir que l'on a de voir certains objets ne dépend
pas seulement, il s'en faut, de leur grandeur, de leur
beauté ou de leur importance : il s'y mêle, dans chaque
homme, accidentellement à beaucoup d'impressions de
la jeunesse, une vieille prédilection pour certains travaux,
le penchant pour les choses lointaines et pour une vie
agitée. Des difficultés en apparence insurmontables leur
prêtent un charme nouveau. Le voyageur jouit d'avance
du moment où il verra la Croix du Sud, les nuées de Ma-
gellan, qui tournent autour du pôle austral, la neige du
Ghimborazo, la colonne de fumée des volcans de Quito,
un bois de fougères en arbres, le calme de l'Océan. Les
jours de ces impressions ineffaçables, si vivement désirées,
font époque dans la vie d'un homme. Ces choses se sen-
PASSAGE DES CORDILLÈRES DU TEROU. 187
tent et ne se raisonnent pas. Le désir de contempler l'océan
Pacifique du haut de la chaîne des Andes est ravivé par
un souvenir d'enfance, par le récit de l'expédition hardie
de Vasco Punex de Balboa, de cet homme heureux, qui,
suivi de François Pizarro, fut le premier des Européens à
apercevoir, des hauteurs de Quarequa, sur l'isthme de
Panama, la partie orientale de l'océan Pacifique. On ne
pourrait certes pas appeler pittoresques les bords de ro-
seaux de la mer Caspienne, là où je les vis pour la pre-
mière fois, au delta et à l'embouchure du Volga; et ce-
pendant leur aspect me réjouissait, parce que, dans ma
première jeunesse, j'aimais tant à contempler sîir les
cartes la forme de cettemer intérieure de l'Asie. C'est
ainsi que des impressions de l'enfance ou des souvenirs
accidentels de la vie peuvent plus tard déterminer des
entreprises sérieuses et devenir le mobile de travaux
scientifiques.
Après avoir franchi bien des ondulations du sol, nous
atteignîmes enfin le point le plus élevé de l'Alto de Guan-
gamarca. La voûte céleste longtemps voilée s'éclaircit
soudain : une forte brise du sud-ouest dissipa le brouil-
lard. L'azur foncé de l'air atténué des montagnes perçait
entre les flocons serrés des plus hauts nuages. Toute la
pente occidentale des Cordillères prés de Chorillos et de
Cascas, couverte d'énormes blocs de quartz de 12 à
■14 pieds de longueur, les plaines de Chala et de
Molinos jusqu'au rivage prés de Truxillo, gisaient là comme
sous nos yeux. Nous aperçûmes alors pour la première
fois l'océan Pacifique; nous l'aperçûmes distinctement,
reflétant près du littoral beaucoup de lumière, et recu-
lant les bornes de l'horizon dans un vague lointain.
(A. DE HuMBOLDT, Tahleuiix de la nature.)
II
EXCURSION A LA CIME DE LA SILLA
A. DE HUMLOLDT.
Embrasement des savanes. — Zones d'arbustes odoriférants. — Belles
fleurs. — Géographie des plantes. — Pronostics du temps. — Énorme
précipice. — Solitudes du nouveau monde. — Scène nocturne.
J'ai séjourné deux mois à Caracas. Nous habitions,
M. Bonpland et moi, une grande maison presque isolée,
dans la partie la plus élevée de la ville. Du haut d'une 1
galerie, nous pouvions découvrir à la fois le sommet de
la Silla, la crête dentelée du Galipano et la vallée riante
de Guayre, dont la riche culture contraste avec le sombre
rideau des montagnes d'alentour. C'était la saison des
sécheresses. Pour améliorer les pâturages, on met le feu
aux savanes et aux gazons qui couvrent les rochers les plus
escarpés. Ces vastes embrasements, vus de loin, produi-
sent des effets de lumière surprenants. Partout où les
savanes, en suivant les ondulations des pentes rocheuses,
ont rempli les sillons creusés par les eaux, les terrains
enflammés se présentent, par une nuit obscure, comme
des courants de laves suspendus sur le vallon. Leur lu-
mière, vive mais tranquille, prend une teinte rougeâtre
lorsque le vent qui descend de la Silla accumule les traî-
EXCURSION A LA CIME DE LA SILLA. 189
nées de vapeurs dans les basses régions. D'autres fois, et
ce spectacle est le plus imposant, ces bandes lumineuses,
enveloppées de nuages épais, ne paraissent que par inter-
valles à travers des éclaircies. A mesure que les nuages
montent, une vive clarté se répand sur leurs bords. Ces
phénomènes divers, si communs sous les tropiques, ga-
gnent d'intérêt par la forme des montagnes, la disposi-
tion des pentes et la hauteur des savanes couvertes de
graminées alpines.
Dans une contrée qui offre des aspects si ravissants, à
une époque où, malgré les tentatives d'un mouvement
populaire, la plupart des habitants ne dirigeaient leurs
pensées que sur des objets d'un intérêt physique, la ferti-
hté de Tannée, les longues sécheresses, le conflit des vents
de Petare et de Gatia, je croyais devoir trouver beaucoup
de personnes connaissant à fond les hautes montagnes
d'alentour. Mon attente ne fut point remplie ; nous ne
pûmes découvrir à Caracas un seul homme qui fût allé
au sommet de la Silla. Les chasseurs ne s'élèvent pas si
haut sur la croupe des montagnes, et on ne voyage guère
dans ce pays pour chercher des plantes alpines, pour exa-
miner des roches ou pour porter un baromètre sur des
lieux élevés. Accoutumé à une vie uniforme et casanière,
on redoute la fatigue et les changements brusques de
climat ; on dirait que l'on ne vit pas pour jouir de la vie,
mais uniquement pour la prolonger.
En examinant, avec une lunette, les pentes rapides de
la montagne et la forme des deux pics qui la terminent,
nous avions pu apprécier les difficultés que nous aurions
à vaincre pour parvenir^au sommet. Des angles de hauteur
pris avec le sextant, à la Trinidad, m'avaient fait juger
que ce sommet devait être moins élevé au-dessus du ni-
veau de la mer que la grande place de la ville de Quito.
Cette évaluation ne s'accordait guère avec les idées des
habitants de la vallée. Les montagnes qui dominent de
190 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
grandes villes acquièrent, par cela même, dans les deux
continents, une célébrité extraordinaire. Longtemps avantj
qu'on les ait mesurées d'une manière précise, les savants
du pays leur assignent une hauteur dont il n'est pas permis
de douter sans blesser un préjugé national.
Le capitaine général nous fit donner des guides. C'étaient
des noirs qui connaissaient un peu le sentier qui conduit
vers les côtes par la crête des montagnes, près du pic oc-
cidental de la Silla. Ce sentier est fréquenté par les con-
trebandiers; mais ni ces guides, ni les hommes les plus
expérimentés de la milice, employés à poursuivre les con-
trebandiers dans des lieux si sauvages, n'avaient été sur
le pic oriental qui forme le sommet le plus élevé. Pendant
tout le mois de décembre, la montagne, dont les angles
de hauteur me faisaient connaître le jeu des réfractions
terresti^es, n'avait paru que cinq fois sans nuages. Gomme
dans cette saison deux jours sereins se succèdent rarement,
on nous avait conseillé pour notre excursion moins un
temps clair qu'une époque où les nuages se soutiennent à
peu de hauteur, et où l'on peut espérer qu'après avoir
traversé la première couche de vapeurs uniformément ré-
pandues, on entrera dans un air sec et transparent. Nous
passâmes la nuit du 2 janvier dans VEstancia de Gallegos,
plantation de caféiers, près de laquelle, dans un ravin
richement ombragé, la petite rivière de Chacaïto forme
de belles cascades en descendant des montagnes. La nuit
était assez claire ; et quoique, la veille d'un voyage pénible,
nous eussions désiré jouir de quelque repos, nous passâ-
mes la nuit, M. Bonpland et moi, à attendre trois occulta-
tions des satellites de Jupiter.
Après avoir observé, avant le lever du soleil, l'intensité
des forces magnétiques au pied de la montagne, nous nous
mîmes en marche à cinq heures du matin, accompagnés
d'esclaves qui portaient nos instruments. Nous étions
dix-huit personnes qui marchaient à la suite les unes des
EXCURSION A LA CIME DE LA SILIA. 195
autres par un sentier étroit. Ce sentier est tracé sur une
pente rapide, couverte de gazon. On tâche d'abord de
gagner le sommet d'une colline qui, vers le sud-ouest^
forme comme un promontoire de la Silla. Elle tient au
corps même de la montagne par une digue étroite, que
les pâtres désignent par un nom trés-caractéristique, celui
de la porte ou puerta de la Silla. Nous y arrivâmes vers
sept heures. La matinée était belle et fraîche ; le ciel,
jusque-là, paraissait favoriser notre excursion. Je vis le
thermomètre se soutenir un peu au-dessous de 14". Le
baromètre m'indiquait que nous étions déjà à 1 ,535 mètres
d'élévation au-dessus du niveau de la mer, c'est-à-dire
prés de 156 mètres plus haut qu'à la Venta, où l'on jouit
d'une vue si magnifique sur les côtes. Nos guides pensaient
qu'il faudrait encore six heures pour parvenir au sommet
de la Silla.
Nous traversâmes une digue étroite de rochers couverts
de gazon qui nous conduisait à la croupe de la grande
montagne. La vue plonge sur les deux vallons, qui sont
plutôt des crevasses remplies d'une végétalion épaisse.
A droite, on aperçoit le ravin qui descend entre les deux
pics vers la ferme de Munoz ; à gauche, on domine la cre-
vasse de Chacaïto, dont les eaux abondantes jaillissent
près de la ferme de Gallego. On entend le bruit des cas-
cades sans voir le torrent, qui reste caché sous l'ombrage
touffu des erythrina, des clusla et des figuiers de l'Inde.
Rien n'est plus pittoresque, sous une zone où tant de vé-
gétaux ont des feuilles grandes, luisantes et coriaces, que
l'aspect du sommet des arbres placés à une grande pro-
fondeur, et éclairés par les rayons presque perpendicu-
laires du soleil.
Depuis la puerta, la montée devenait toujours plus ra-
pide. Il fallait jeter le corps fortement en avant pour pou-,
voir avancer. Une longue sécheresse avait rendu le gazon
très-glissant. Nous aurions désiré avoir des crampons ou
15
194 LES ASCE^'SIO^S CÉLÈBRES.
des bâtons ferrés. Cette montée, plus fatigante que péril-
leuse, découragea les personnes qui nous avaient accom-
pagnés depuis la ville et qui n'étaient pas accoutumées à
gravir les montagnes. Nous perdîmes beaucoup de temps
à les attendre et nous ne résolûmes de continuer seuls
notre route que lorsque nous les vîmes redescendre. Le
temps commençait à se couvrir. Déjà, du bocage humide
qui au-dessous de nous bordait la région des savanes al-
pines, la brume sortait comme de la fumée en filets
minces. On aurait dit un incendie qui se manifestait à la
fois sur plusieurs points de la forêt. Peu à peu ces traînées
de vapeurs s'accumulaient; et détachées du sol, poussées
par la brise du matin, elles rasaient, comme un nuage
léger, la croupe arrondie des montagnes.
Après quatre heures de marche par les savanes, nous
entrâmes dans un bocage formé d'arbustes et d'arbres
plus élevés. Ce bocage s'appelle el Pejual, sans doute à
cause delà grande abondance du Pejua, plante à feuilles
trés-odoriférantes. La pente de la montagne devenait
plus douce et nous avions un plaisir indicible à examiner
les végétaux de cette région. Nulle part peut-être on ne
trouve réunies sur un petit espace de terrain des produc-
tions si belles et si remarquables sous le rapport de la
géographie des plantes. A 2,000 mètres d'élévation, les
savanes de la Silla aboutissent à une zone d'arbustes qui,
par leur port, leurs branches tortueuses, la dureté de
leurs feuilles, la grandeur et la beauté de leurs fleurs
pourprées, rappellent ce que, dans la cordillère des
Andes, on désigne par le nom de végétation des paramos.
C'est là que se montre la famille des roses des Alpes, les
thibaudia, les andromènes, les vaccinium et ces bejaria à
feuilles résineuses, que nous avons pkisieurs fois com-
parés aux rhododendrons des Alpes d'Europe.
Lors même que la nature ne produit pas les mêmes
espèces sous des climats analogues, soit dans les plaines
EXCURSION A LA CIME DE LA SILLA. 195
SOUS des parallèles isothermes, soit sur des plateaux dont
la température approche de celle des lieux plus voisins
des pôles, on observe cependant une ressemblance frap-
pante de port et de physionomie dans la végétation des
régions les plus éloignées. Ce phénomène est un des
plus curieux que présente l'histoire des formes organiques.
Je dis l'histoire, car la raison a beau interdire à l'homme
les hypothèses sur l'origine des choses, nous n'en sommes
pas moins tourmentés de ces problèmes insolubles de la
distribution des êtres. Une graminée de la Suisse végète
sur les rochers granitiques du détroit de Magellan. La
Nouvelle-Hollande nourrit plus de quarante plantes pha-
nérogrames de l'Europe, et le plus grand nombre des
végétaux qui sont identiques dans les zones tempérées des
deux hémisphères, manquent entièrement dans la région
intermédiaire. Une violette à feuilles velues, qui termine
pour ainsi dire la zone des phanérogames sur le volcan
de Ténériffe, et que longtemps on a crue propre à cette
île, se montre 300 lieues plus au nord près du sommet
neigeux des Pyrénées. Des graminées et des cypéracées
de l'Allemagne, de l'Arabie et du Sénégal, ont été recon-
nues parmi les plantes que M. Bonpland et moi avons re-
cueillies sur les plateaux froids du Mexique, le long des
rives brûlantes de l'Orénoque, et dans l'hémisphère aus-
tral sur le dos des Andes de Quito. Comment concevoir
les migrations des plantes à travers des régions d'un
climat si différent, et qui sont aujourd'hui couvertes par
l'Océan? Comment les germes des êtres organiques, qui
se ressemblent par leur port et même par leur structure
interne, se sont-ils développés à d'inégales distances des
pôles et de la surface des mers, partout où des lieux si
distants offrent quelque analogie de température ? Malgré
l'influence de la pression que l'air et l'extinction plus ou
moins grande de la lumière exercent sur les fonctions vi-
tales des plantes, c'est pourtant la chaleur inégalement
196 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
distribuée entre les différentes parties de l'année, que
l'on doit considérer comme le stimulus le plus puissant
delà végétation.
On dit qu'une montagne est assez élevée pour entrer
dans la région des rhododendrons et des bejarias, comme
on dit depuis longtemps qu'une montagne atteint la limite
des neiges perpétuelles. En se servant de cette expression,
on suppose tacitement que, sous l'influence de certaines
températures, certaines formes végétales doivent néces-
sairement se développer. Une telle supposition n'est pas
rigoureuse dans toute sa généralité. Les pins du Mexique
manquent sur les Cordillères du Pérou. La Silla de Caracas
n'est pas couverte de ces chênes qui, dans la Nouvelle-
Grenade, végètent à la même hauteur.
L'identité des formes indique une analogie des climats;
mais, sous des climats analogues, les espèces peuvent
être singulièrement diversifiées.
Dans le petit bocage qui couronne la Silla, le bejaria
ledifolia n'a que 3 à 4 pieds de haut. Le tronc est divisé,
dès sa base, en un grand nombre de rameaux fragiles et
presque verticillés. Les feuilles sont ovales, lancéolées,
glauques en dessous et roulées vers les bords. Toute la
plante est couverte de poils longs et visqueux ; elle a une
odeur résineuse très-agréable. Les abeilles visitent ses
belles fleurs pourprées, qui sont très-abondantes, comme
dans toutes les espèces alpestres, et qui, bien épanouies,
ont souvent près d'un pouce de large.
Nous nous arrêtâmes longtemps à examiner les belles plan-
tes duPejual. Le ciel devint plus sombre. Le thermomètre
baissa jusqu'au-dessous de ll^ C'est une température à
laquelle, sous cette zone, on commence à souffrir du froid.
En quittant le bocage d'arbustes alpestres, on se trouve
de nouveau dans une savane. Nous gravîmes une partie du
dôme occidental pour descendre dans l'enfoncement de la
Selle, vallée qui sépare les deux sommets de la Silla.
EXCURSION A LA CIME DE LA SILLA. 407
C'est là que nous eûmes de grandes difficultés à vaincre
à cause de la force delà végétation. Pour frayer un che-
mina travers cette forêt, les nègres nous devançaient avec
leurs coutelas ou machettes. Nous nous dirigions toujours
du côté du pic oriental, qui était de temps en temps visi-
ble par une clairière. Soudain nous nous trouvâmes en-
veloppés dans une brume épaisse; la boussole seule
pouvait nous guider; mais en avançant vers le nord nous
risquâmes à chaque pas de nous trouver au bord de l'é-
norme mur de rochers qui descend presque perpendicu-
lairement à 2,000 métrés de profondeur vers la mer. 11
fallut s'arrêter ; entourés de nuages qui rasaient la terre,
nous commençâmes à douter si nous pourrions atteindre
le pic avant l'entrée de la nuit. Heureusement les nègres
qui portaient l'eau et les provisions nous avaient rejoints,
et nous résolûmes de prendre quelque nourriture.
Je fis, au milieu de la brume, l'expérience de l'élec-
tromètre de Volta. Quoique trés-rapproché des héliconia
réunis en un bois épais, j'obtins des signes d'électricité
atmosphérique très-sensibles. Elle passa souvent du po-
sitif au négatif en changeant d'intensité à chaque instant.
Ces variations et le conflit de plusieurs petits courants d'air
qui divisaient la brume et la transformaient en nuages à
contours déterminés, me parurent des pronostics infail-
libles d'un changement de temps. Il n'était que deux
heures après midi. Nous conçûmes de nouveau quelque
espoir de pouvoir atteindre le sommet oriental de la Silla
avant le coucher du soleil, et de redescendre dans le val-
lon qui sépare les deux pics. C'e4 là que nous comptions
passer la nuit, en allumant un grand feu et en faisant
construire par les nègres une cabane avec les feuilles
larges et minces de l'heliconia. Nous renvoyâmes la moi-
tié de nos gens, en leur enjoignant devenir le lendemain
matin à notre rencontre avec des provisions.
A peine avions-nous pris ces dispositions, que le vent
198 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
d'est commença à souffler avec impétuosité du côté de la
mer. Le thermomètre s'éleva jusqu'à 12^5. C'était sans
doute un \ent ascendant qui, en faisant hausser la tem-
pérature, dissolvait les vapeurs. En moins de deux minutes
les nuages disparurent et les dômes de la Silla se mon-
trèrent à nos yeux. Pour atteindre le pic le plus élevé, il
faut se rapprocher autant que possible de l'énorme escar-
pement qui descend vers les côtes. Le gneiss avait con-
servé jusqu'ici sa texture lamelleuse et sa direction primi-
tive; mais là où nous gravîmes le sommet de la Silla, il
passe au granit. Le mica, plus rare, y est plus inégalement
réparti. On ne trouve plus de grenats, mais quelques cris-
taux isolés d'amphibole.
Nous mîmes trois quarts d'heure pour parvenir à la
cime de la pyramide. Cette partie du chemin n'est pas
périlleuse, pourvu qu'on examine bien la solidité des
blocs de rochers sur lesquels on pose le pied. Le granit
superposé au gneiss n'offre pas une séparation régulière
en bancs ; il est divisé par des fentes qui se coupent
souvent à angles droits. Des blocs prismatiques sortent
obliquement de terre, et se présentent au bord du pré-
cipice comme d'énormes poutres suspendues au-dessus
de l'abîme.
Arrivés au sommet, nous jouîmes, mais pendant peu de
minutes seulement, de toute la sérénité du ciel. Nos re-
gards plongeaient à la fois, vers le nord sur la mer, vers
le midi sur la vallée de Caracas. La vue embrasse une
étendue de mer de 36 lieues de rayon.
Ceux dont les sens se troublent à là vue des profondeuis
doivent se tenir au centre du petit plateau qui surmonte
le dôme oriental de la Silla. La montagne n'est pas très-
remarquable par sa hauteur, qui est presque de '200 mè-
tres moindre que le Canigou ; mais elle se distingue de
toutes les montagnes par l'énorme précipice qu'elle offre
du côté de la mer. La côte ne forme qu'une lisière étroite
EXCURSION A LA CIME DE LA SILLA. 199
SOUS ce mur de rochers qui semble presque perpendicu-
laire.
Eu embrassant d'un coup d'œil ce vaste paysage, on
regrette à peine de ne pas voir les solitudes du nouveau
monde embellies de l'image des temps passés. Partout
où, sous la zone torride, la terre, hérissée de montagnes
et jonchée de végétaux, a conservé ces traits primitifs,
l'homme ne se présente plus comme le centre de la créa-
tion. Loin de dompter les éléments, il ne tend qu'à se
soustraire à leur empire. Les changements que les sau-
vages ont faits depuis des siècles à la surface du globe,
disparaissent auprès de ceux que produisent, en quelques
heures, l'action des feux souterrains, les débordements
des grands fleuves, l'impétuosité des tempêtes. C'est la
lutte des éléments entre eux qui caractérise dans le nou-
veau continent le spectacle de la nature. Un pays sans
population se présente à l'habitant de l'Europe cultivée
comme une cité délaissée par ses habitants. En Amérique,
lorsqu'on a vécu pendant plusieurs années dans les forêts
des basses régions, ou sur le dos des Cordillères ; lorsqu'on
a vu des pays étendus comme la France, ne renfermer
qu'un petit nombre de cabanes éparses, une vaste solitude
n'effraye plus l'imagination. On s'habitue à l'idée d'un
monde qui ne nourrit que des plantes et des animaux, où
l'homme sauvage n'a jamais fait entendre le cri de l'allé-
gresse ou les accents plaintifs de la douleur.
Nous ne pûmes profiter longtemps des avantages
qu'offre la position de la Silla, qui domine sur toutes les
cimes d'alentour. Tandis que nous examinions avec une
lunette la partie de la mer dont l'horizon était bien ter-
miné, et la chaîne des monts d'Ocumare, derrière laquelle
commence le monde inconnu de l'Orénoque et de TAma-
zone, une brume épaisse s'éleva des plaines vers les hautes
régions. Elle remplissait d'abord le fond de la vallée de
Caracas. Les vapeurs, éclairées d'en haut, offraient une
200 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
teinte uniforme, d'un blanc laiteux. La vallée paraissait
couverte d'eau ; on eût dit un bras de mer, dont les mon-
tagnes voisines formaient le rivage escarpé.
L'inclinaison de l'aiguille aimantée était à la Silla d'un
degré moindre qu'à la ville de Caracas. En réunissant les
observations que j'ai faites, par un temps calme et dans
des circonstances très-favorables, soit sur les montagnes,
soit le long des côtes voisines, on croirait, au premier
abord, reconnaître, dans cette partie du globe, une cer-
taine influence des bauteurs sur l'inclinaison de l'aiguille
et sur l'intensité des forces magnétiques ; mais il faut re-
marquer que l'inclinaison à Caracas est singulièrement plus
grande qu'on ne devrait le supposer d'après la position de la
"ville, et que les pbénomènes magnétiques sont modifiés
par la proximité de certaines roches qui forment autant
décentres particuliers, ou petits systèmes d'attraction.
11 était quatre heures et demie du soir lorsque nous
eûmes fini nos observations. Satisfaits de l'heureux succès
de notre voyage, nous oubliâmes qu'il pouvait être dan-
gereux de descendre dans l'obscurité sur des pentes
escarpées, couvertes d'un gazon ras et glissant. La brume
nous dérobait la vue de la vallée ; mais nous distin-
guions la double colHne de la Puerta, qui paraissait,
comme font toujours les objets placés presque perpendi-
culairement au-dessous de nous, dans une proximité
extraordinaire. Nous abandonnâmes le projet de passer
la nuit entre les deux pitons de la Silla; et, après avoir
retrouvé le sentier que nous nous étions frayé en montant
à travers le bois touffu d'heliconia, nous parvînmes au
Pejual, qui est la région des arbustes odoriférants et rési-
neux, La beauté des bejaria, leurs branches couvertes de
grandes fleurs pourprées , attiraient de nouveau toute
notre attention. Lorsque dans ces climats on recueille des
plantes pour faire des herbiers, on est d'autant plus diffi-
cile sur le choix, que le luxe de la végétation est plus
EXCURSION A LA CIME DE LA SILLA. 201
grand. On rejette les branches qu'on vient de couper,
parce qu'elles paraissent moins belles que les branches
qu'on n'a pu atteindre. Surchargé de plantes en quittant
le bocage, on regrette encore de n'avoir pas fait une plus
riche moisson. Nous nous arrêtâmes si longtemps au Pe-
jual, que la nuit nous surprit à l'entrée dans la savane, à
plus de 1,800 métrés de hauteur.
Comme entre les tropiques le crépuscule est presque
nul, on passe subitement de la plus grande clarté du jour
dans les ténèbres, La lune était sur l'horizon ; son disque
était couvert de temps en temps par de gros nuages que
chassait un vent froid et impétueux. Les pentes rapides,
revêtues d'herbes jaunes et sèches, tantôt paraissaient
dans l'ombre, tantôt, subitement éclairées, ressemblaient
à des précipices dont l'œil mesurait la profondeur. Nous
marchâmes en longue file ; on tâchait de s'aider des
mains pour ne pas rouler en tombant. Les guides qui
portaient nos instruments nous abandonnaient peu à peu
pour coucher dans la montagne. Parmi ceux qui étaient
restés, j'admirais l'adresse d'un nègre congo, qui portait
sur sa tête une grande boussole d'inchnaison ; il la tenait
constamment en équilibre, malgré l'extrême déclivité des
rochers. La brume avait disparu peu à peu dans le fond
de la vallée. Les lumières éparses que nous vîmes au-
dessous de nous causèrent une double illusion. Les escar-
pements semblaient encore plus dangereux qu'ils ne le
sont ; et, pendant six heures de descente continuelle, nous
nous crûmes également près des fermes placées au pied
de la Silla. Nous entendîmes très-distinctement la voix des
hommes et les sons aigus des guitares. En général, le son
se propage si bien de bas en haut que, dans un ballon
aérostatique, à 6,000 mètres de hauteur, on entend quel-
quefois l'aboiement des chiens K
fïny-Lussac, dans son ascension du 16 septembre 1805.
202 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
Nous n'arrivâmes qu'à dix heures du soir au fond de
la vallée, harassés de fatigue et de soif. Nous avions
marché presque sans interruption pendant quinze heures :
la plante de nos pieds était déchirée par les aspérités d'un
sol pierreux et par le chaume dur et sec des graminées.
Il avait fallu quitter nos bottes, dont les semelles étaient
devenues trop glissantes, sur des-pentes qui, dépourvues
de broussailles ou d'herbes ligneuses, ne peuvent offrir
aucun appui aux mains, ou diminuer le danger de la des-
cente en marchant pieds nus. Pour raccourcir le chemin,
on nous conduisit de la Puerta de la Silla à la ferme de
Gallegos par un sentier qui mène à un réservoir d'eau.
Cette dernière descente, la plus rapide de toutes, nous
rapprocha du ravin de Ghacaïto. Le bruit des cascades
donnait à cette scène nocturne un caractère grand et sau-
vage.
Nous passâmes la nuit au pied de la Silla; nos amis de
Caracas avaient pu nous distinguer, par des lunettes, sur
le sommet du pic oriental. On s'intéressait au récit de
nos fatigues, mais on n'était pas content d'une mesure
qui ne donne pas môme à la Silla l'élévation de la plus
haute cime des Pyrénées. Comment blâmer cet intérêt
national qui s'attache aux monuments de la nature, là où
les monuments de l'art ne sont rien? comment s'étonner
que les habitants de Quito et de Riobamba, qui s'enorgueil-
lissent depuis des siècles de la hauteur du Chimborazo,
se défient de ces mesures qui élèvent les montagnes de
l'Himalaya, dans l'Inde, au-dessus de tous les colosses des
Cordillères ?
(A. DE HuwBOLDT, Voîjages aux régions éqidnoxales du
yiouveau continent.)
ÏIÏ
ASCENSION AU CHIMBORAZO
BOUSSINGAULT.
Plateau de Hiobamba.— Formation des nuages. — Fatigues de l'ascen
sien. — Avalanches de pierres. — Le silence. — Passages dangereux. —
L'enfer de glace. — Raréfaction de l'air. — Le colonel Hall.
Riobamba est peut-être le plus singulier diorama de
l'univers. La ville n'a rien de remarquable en elle-même;
elle est placée sur un des plateaux arides si communs dans
les Andes, et qui ont tous, à cette grande élévation, un
aspect hivernal caractéristique, qui imprime au voyageur
une certaine sensation de tristesse. Sans doute c'est que
pour y parvenir on passe d'abord par les sites les plus
pittoresques, et c'est toujours à regret que l'on quitte le
climat des tropiques pour les frimas du nord.
De la maison que j'habitais, je pouvais relever le Capac-
Urcu, le Tunguragna, le Cubillé, le Carguairazo, et enfin
au nord le Chimborazo; puis encore plusieurs autres
montagnes célèbres des paramos qui, sans avoir l'hon-
neur des neiges éternelles, n'en sont pas moins dignes de
riiilérêt du géologue.
C'est un sujet continuel d'observations variées que ce
vaste amphithéâtre qui limite de toutes parts l'horizon
p
204 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
de Riobamba. Il est curieux d'observer l'aspect de ces
glaciers aux différentes heures du jour, de voir leur hau-
teur apparente varier d'un moment à l'autre par Teffet
des réfractions atmosphériques. Avec quel intérêt ne
voit-on pas aussi se produire, dans un espace aussi cir-
conscrit, tous les grands phénomènes de la météorologie?
Ici, c'est un de ces nuages, immenses en largeur, que
Saussure a si bien définis par le nom de nuage parasite,
qui vient s'attacher à la partie moyenne d'un cône de
trachyte ; il y adhère; le vent qui souffle ne peut rien sur
lui. Bientôt la foudre éclate au milieu de cette masse de
vapeur; de la grêle mêlée de pluie inonde la base de la
montagne, tandis que son sommet neigeux, que l'orage
n'a pu atteindre, est vivement éclairé par le soleil. Plus
loin, c'est une cime élancée de glace resplendissante de
lumière; elle se dessine nettement sur l'azur du ciel, on
en distingue tous les contours, tous les accidents; l'atmo-
sphère est d'une pureté remarquable, et cependant cette
cime de neige se couvre d'un nuage qui semble émaner
de son sein : on croirait en voir sortir de la fumée. Ce
nuage n'offre déjà plus qu'une légère vapeur, il disparaît
bientôt ; mais bientôt aussi il se reproduit pour disparaître
encore. Cette formation intermittente des nuages est un
phénomène très-fréquent sur les sommets des montagnes
couvertes de neige ; on l'observe principalement dans les
temps sereins, toujours quelques heures après la culmi-
nation du soleil. Dans ces conditions, les glaciers peuvent
être comparés à des condensateurs lancés vers les hautes
régions de l'atmosphère, pour dessécher l'air en le refroi-
dissant, et ramener ainsi à la surface de la terre l'eau qui
s'y trouve contenue à l'état de vapeur.
Ces plateaux entourés de glaciers présentent quelquefois
aspect le plus lugubre, quand un vent soutenu y apporte
l'air humide des régions chaudes. Les montagnes devien-
nent invisibles, l'horizon est masqué par une ligne de
ASCENSION AU CHIMBORAZO. 205
nuages qui semblent toucher la terre. Le jour est froid et
humide, cette masse de vapeur étant presque impéné-
trable à^la lumière solaire. C'est un long crépuscule, le
seul que l'on connaisse entre les tropiques, car sous la
zone équatoriale la nuit succède subitement au jour : on
dirait que le soleil s'éteint en se couchant.
Je ne pouvais mieux terminer mes recherches sur les
trachytes des Cordillères que par une étude spéciale du
Chimborazo. Pour l'étudier il suffisait, à la vérité, de
s'approcher de sa base ; mais ce qui me fit franchir la
limite des neiges, ce qui détermina mon ascension, ce fut
l'espoir d'obtenir la température moyenne d'une station
extrêmement élevée. Et, bien que cet espoir ait été frustré,
mon excursion^ je l'espère, ne restera pas néanmoins sans
utilité pour la science.
Mon ami, le colonel Hall, qui m'avait déjà accompagné
sur l'Antisana et le Cotopaxi, voulut bien encore s'ad-
joindre à moi pour cette expédition, afin d'augmenter les
nombreuses données qu'il possédait déjà sur la topogra-
phie de la province de Quito, et continuer ses recherches
sur la géographie des plantes.
De Riobamba, le Chimborazo présente deux pentes
d'une inclinaison très-différente. L'une, celle qui regarde
l'Arenal, est très-abrupte, et l'on voit sortir de dessous la
glace de nombreux pics de trachyte; l'autre, qui descend
vers le site appelé Chillapullu, non loin de Mocha, est au
•contraire peu inclinée, mais d'une étendue considérable.
Après avoir bien examiné les environs de la montagne, ce
fut par celte pente que nous résolûmes de l'attaquer. Le
14 décembre 1831, nous allâmes prendre gite dans la
métairie du Chimborazo, où nous trouvâmes de la paille
sèche pour coucher et quelques peaux de moutons pour
nous garantir du froid. La métairie se trouve à 5,800 mè-
tres de hauteur; les nuits y sont fraîches, et son séjour
est d'autant plus désagréable, que le bois v est fort rare.
206 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
nous étions déjà dans cette région des graminées que l'on
traverse avant d'arriver à la limite des neiges perpétuelles;
c'est là que finit la végétation ligneuse.
Le 15, à sept heures du matin, nous nous mîmes en
route guidés par un Indien de la métairie. Nous suivîmes,
en le remontant, un ruisseau encaissé entre deux murs de
trachyte dont les eaux descendaient du glacier; bientôt
nous quittâmes cette crevasse pour nous diriger vers
Mocha, en longeant la base du Chimborazo. Nous nous
élevions insensiblement ; nos mulets marchaient avec
peine et difficulté au milieu des débris de roches qui sont
accumulés au pied de la montagne. La pente devenait
très-rapide, le sol était meuble et les mulets s'arrêtaient
presque à chaque pas pour faire une longue pause; ils
n'obéissaient plus à l'éperon. La respiration de ces ani-
maux était précipitée, haletante. Nous étions alors préci-
sément à la hauteur du mont Blanc, car le baromètre
indiqua une élévation de 4,808 mètres au-dessus du niveau
de la mer.
Après nous être couvert le visage avec des masques de
taffetas léger, afin de nous préserver des accidents que
nous avions ressentis sur l'Antisana, nous commençâmes
à gravir une arête qui aboutit à un point déjà très-élevé
du glacier. 11 était midi. Nous montions lentement, et, à
mesure que nous nous engagions sur la neige, la difficulté
de respirer en marchant se faisait de plus en plus sentir ;
nous rétablissions aisément nos forces en nous arrêtant,
sans toutefois nous asseoir, tous les huit ou dix pas. En
continuant à nous élever, nous éprouvâmes beaucoup de
fatigue par le peu de consistance d'un sol neigeux qui
s'affaissait sans cesse sous nos pas et dans lequel nous
enfoncions quelquefois jusqu'à la ceinture. Malgré tous
nos efforts, nous fûmes bientôt convaincus de l'impossi-
bilité d'avancer; en effet, un peu au delà la neige meuble
avait plus de 4 pieds de profondeur. Nous allâmes nous
l'I'lV'i'illllII
ASCE>'SION AU CHIMBORAZO. '209
reposer sur un bloc de Irachyle qui ressemblait à une île
au milieu d'une mer de neige. La hauteur observée était
de 5, H 5 métrés, de sorte qu'après beaucoup de fatigues
nous nous étions seulement élevés de 507 métrés au-dessus
du point où nous avions mis pied à terre.
A six heures, nous étions de retour à la métairie. Le
temps avait été magnifique ; jamais le Chimborazo ne nous
parut aussi majestueux, mais après notre course infruc-
tueuse, nous ne pouvions le regarder sans un sentiment
de dépit. Nous résolûmes de tenter l'ascension par le côté
abrupt, c'est-à-dire par la pente qui regardait l'Arenal.
Nous savions que c'était par ce côté que M. de Humboldt
s'était élevé sur cette montagne; on nous avait bien
montré à Riobamba le point où il était parvenu, mais il
nous fut impossible d'obtenir des renseignements exacts
sur la route qu'il avait suivie pour y arriver. Les Indiens
qui avaient accompagné cet intrépide voyageur n'exis-
taient plus.
A sept heures, le lendemain, nous prenions la route de
l'Arenal. Le ciel était d'une pureté remarquable. A l'est,
nous apercevions le fameux volcan de Sangay, placé dans
la province de Macas, et que près d'un siècle auparavant,
la Cond aminé avait vu dans un état d'incandescence per-
manent. A mesure que nous avancions, le terrain s'élevait
d'une manière sensible. En général, les plateaux trachy-
tiques qui supportent les pics isolés dont les Andes sont
comme hérissées se relèvent peu à peu vers la base de ces
mêmes pics. Les crevasses nombreuses et profondes qui
.sillonnent ces plateaux semblent toutes partir d'un centre
commun ; elles se rétrécissent en même temps qu'elles
s'éloignent de ce centre. On ne saurait mieux les comparer
qu'aux fentes que l'on remarque à la surface d'un verre
étoile.
Nous étions à 4,945 mètres de hauteur quand nous
mimes pied à terre. Le terrain était devenu tout à fait
14
210 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
impraticable aux mulets; ces animaux cherchaient d'ail-
leurs à nous faire comprendre avec leur instinct vrai-
ment extraordinaire la lassitude qu'ils éprouvaient; leurs
oreilles, ordinairement si droites et si attentives, étaient
entièrement abattues, et pendant les haltes fréquentes
qu'ils faisaient pour respirer, ils ne cessaient de regarder
vers la plaine. Peu d'écuyers ont probablement conduit
leur monture à une semblable élévation, et pour arriver à
dos de mulets, sur un sol mouvant, au delà de la limite
des neiges, il fallait peut-être avoir fait plusieurs années
d'équitation dans les Andes.
Après avoir examiné la localité dans laquelle. nous étions
placés, nous reconnûmes que pour gagner une arête qui
montait vers le sommet du Chimborazo , nous devions
d'abord gravir une pente excessivement rapide qui se
présentait devant nous. Elle était formée en grande partie
de blocs de roche de toutes grandeurs disposés en talus;
çà et là ces fragments trachytiques étaient recouverts par
des nappes de glace plus ou moins étendues, et sur plu-
sieurs points on pouvait clairement apercevoir que ces
débris de roche reposaient sur de la neige durcie ; ils
provenaient par conséquent des éboulements récents qui
avaient lieu dans la partie supérieure de la montagne. Ces
éboulements sont fréquents, et au milieu des glaciers des
Cordillères, ce qu'on a le plus à redouter, ce sont des
avalanches dans lesquelles il entre réellement plus de
pierres que de neige.
A onze heures, nous achevions de traverser une nappe
de glace assez étendue sur laquelle il nous avait fallu faire
des entailles pour assurer nos pas. Ce passage ne s'était
pas fait sans danger; une glissade nous eût coûté la vie.
Nous entrâmes de nouveau sur des débris de trachyte;
c'était pour nous la terre ferme, et dés lors il nous fut
permis de nous élever un peu plus rapidement. Nous
marchions en file, moi d'abord, puis le colonel Hall, mon
ASCE>'SION' AU CIlIMBOr.AZO. 211
nègre venait ensuite; il suivait exactement mes pas, afin
de ne pas compromettre la sûreté des instruments qui lui
étaient confiés, ^'ous gardions un silence absolu pendant
la marche, l'expérience m'ayant enseigné que rien n'exté-
nuait autant qu'une conversation soutenue à cette hau-
teur, et pendant nos haltes, si nous échangions quelques
paroles , c'était presque à voix basse. C'est en grande
partie à cette précaution que j'attribue l'état de santé
dont j'ai constamment joui pendant mes ascensions sur
les volcans. Cette précaution salutaire, je l'imposais, pour
ainsi dire, d'une manière despotique à ceux qui m'accom-
pagnaient, et sur l'Anlisana, un Indien, pour l'avoir né-
gligée en appelant de toute la force de ses poumons le
colonel Hall qui s'était égaré pendant que nous traversions
un nuage, fut atteint de vertige et eut un commencement
d'hémorrhagie.
Bientôt nous eûmes atteint l'arête que nous devions
suivre. Celte arête n'était pas telle que nous l'avions jugée
dans le lointain ; elle ne portait à la vérité que très-peu
de neige, mais elle présentait des escarpements difficiles
à escalader.il fallut faire des efforts inouïs ; et la gymnas-
tique est pénible dans ces régions aériennes. Enfin nous
arrivâmes au pied d'un mur de trachyte coupé à pic,
qui avait plusieurs centaines de mètres de hauteur. Il y
eut un moment visible de découragement dans l'expédition,
quand le baromètre nous eut appris que nous étions seu-
lement à 5,680 mètres d'élévation. C'était peu pour nous,
car ce n'était pas même la hauteur à laquelle nous nous
étions placés sur le Cotopaxi. D'ailleurs M. de Hnmboldt
avait gravi plus haut sur le Chimborazo, et nous voulions
au moins atteindre la station à laquelle s'était arrêté ce
savant voyageur. Les explorateurs de montagne, lorsqu'ils
sont découragés, sont toujours fort disposés à s'asseoir;
c'est ce que nous fîmes à la station de la Pena-Colorada
(Roche-Rouge). C'était le premier repos assis que nous
2V1 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
nous permettions ; nous avions tous une soif excessive,
aussi notre première occupation fut de sucer des ^laçons
pour nous désaltérer.
Il était midi trois quarts, et cependant nous ressentions
un froid assez vif; le thermomètre était descendu à0°,4.
Nous nous trouvâmes alors enveloppés d'un nuage. Lors-
qu'il fut dissipé, nous examinâmes notre situation : en
regardant la Roche-Rouge, nous avions à droite un abîme
épouvantable; à gauche, versl'Arenal, on distinguait un
rocher avancé qui ressemblait à un belvédère; il était
important d'y parvenir, afin de reconnaître s'il était pos-
sible de tourner la Roche-Rouge, et de voir en même
temps s'il était permis de monter encore. L'accès de ce
belvédère était scabreux, j'y parvins cependant avec l'aide
de nos deux compagnons. Je reconnus alors que si nous
parvenions à gravir une surface de neige très-inclinée,
qui s'appuyait sur une face de la Roche-Rouge opposée au
côté par lequel nous l'avions abordée, nous pourrions at-
teindre une élévation plus considérable. Pour se faire une
idée assez nette de la topographie du Chimborazo, qu'on
se figure un immense rocher soutenu de tous côtés par
des arcs-boutants. Les arêtes sont les arcs-boutants qui,
de la plaine, semblent s'appuyer sur cet énorme bloc pour
Tétayer.
Avant d'entreprendre ce passage dangereux, j'ordonnai
à mon nègre d'aller essayer la neige ; elle était d'une con-
sistance convenable. Hall et le nègre réussirent à tourner
le pied de la position que j'occupais ; je me joignis à eux
lorsqu'ils furent assez solidement établis pour me rece-
voir, car pour les rejoindre il fallut descendre en glissant
environ 25 pieds de glace. Au moment de nous remettre
en route, une pierre se détacha du haut de la montagne
et vint tomber tout près du colonel Hall. Il chancela et fut
renversé; je le crus blessé, et je ne fus rassuré que lors-
que je le vis se relever et examiner avec sa loupe l'échan-
ASCENSIO>' AU CIiniBORAZO. 2lô
tillon de rocher qui s'était si brutalement soumis à noire
investigation; ce malencontreux trachyte était identique à
celui sur lequel nous marchions.
Nous avancions avec précaution ; à droite nous pouvions
nous appuyer sur le rocher: à gauche, la pente était ef-
frayante, et avant de nous engager en avant, nous com-
mençâmes par bien nous familiariser avec le précipice;
c'est une précaution qu'on ne doit jamais négliger dans
les montagnes, toutes les fois que l'on doit passer un en-
droit dangereux. Saussure l'a dit depuis longtemps, mais
on ne saurait trop le répéter, et dans mes courses aven-
tureuses sur le sommet -des Andes, je n'ai jamais perdu de
vue ce sage précepte.
Nous commencions déjà à ressentir plus que nous ne
lavions jamais éprouvé l'effet de la raréfaction de l'air;
nous étions forcés de nous arrêter tous les deux ou trois
pas, et souvent même de nous coucher pendant quelques
secondes. Une fois assis, nous nous remettions à l'instant
même; notre souffrance n'avait lieu que pendant le mou-
vement. La neige présenta bientôt une circonstance qui
rendit notre marche aussi lente que dangereuse : il n'y
avait guère que o oui pouces déneige molle; au-dessous
se trouvait une glace très-dure et glissante; nous fûmes
obligés de faire des entailles dans cette glace. Le nèt^re
allait (^n avant pour pratiquer les échelons ; ce travail l'é-
puisait en un moment; en voulant passer en avant pour
le relever, je glissai, quand heureusement pour moi je fus
retenu avec force par Hall et mon nègre ; pendant un
instant nous courûmes tous trois un danger imminent. Cet
incident nous fit hésiter un moment: mais prenant un
nouveau courage, nous résolûmes d'aller en avant; la
neige devint plus favorable, nous fîmes un dernier effort,
et à une heure trois quarts nous étions sur l'arête si dé-
sirée. Là, nous fûmes convaincus qu'il était impossible de
faire plus ; nous nous trouvions au pied d'un prisme de
214 LES ASCENSIONS CELÈDRES.
trachyte dont la base supérieure, recouverte d'une cou-
pole déneige, forme le sommet du Chimborazo.
L'arête sur laquelle nous étions parvenus avait seule-
ment quelques pieds de largeur. De toutes parts nous étions
environnés de précipices, nos alentours offraient les acci-
dents les plus bizarres. La couleur foncée de la roche
contrastait de la manière la plus tranchée avec la blan-
cheur éblouissante de la neige. De longues stalagmites de
glace paraissaient suspendues sur nos têtes : on eût dit
une magnifique cascade qui venait de se geler : le temps
était admirable; on apercevait seulement quelques petits
nuages à l'ouest; l'air était d'un calme parfait, notre vue
embrassait une étendue immense; la situation était nou-
velle et nous éprouvions une satisfaction des plus vives.
Nous étions à 6,004 mètres de hauteur absolue ; c'est,
je crois, la plus grande hauteur à laquelle les hommes se
soient encore élevés sur les montagnes.
Après quelques instants de repos, nous nous trouvâmes
entièrement remisdenos fatigues; aucun de nous n'éprouva
les accidents qu'ont ressentis la plupart des personnes qui
se sont élevées sur les hautes montagnes. Trois quarts
d'heure après notre arrivée, mon pouls, comme celui du
colonel Hall, battait 106 pulsations dans une minute ;
nous avions soif, nous étions évidemment sous une légère
influence fébrile, mais cet état n'était nullement pénible.
La gaieté de mon ami était expansive, il ne cessait de dire
les choses les plus piquantes, tout occupé qu'il était à
dessiner ce qu'il appelait « Lenfer de glace » qui nous
environnait. L'intensité du son me parut atténuée d'une
manière remarquable ; la voix de mes compagnons était
tellement modifiée, que dans toute autre circonstance il
m'eût été impossible de la reconnaître. Le peu de bruit
que produisaient les coups de marteau que je donnais sur
la roche nous causait aussi beaucoup d'étonnement. La
raréfaction de l'airproduit généralement chez les personnes
ASCENSION AU CHDIBORAZO. 215
qui gravissent les hautes montagnes des effets très-mar-
qués. Sur la cime du mont Blanc, Saussure sentit mi
malaise, une disposition au mal de cœur; ses guides, qui
cependant étaient tous habitants de Chamounix, éprou-
vèrent la même sensation. Cet étal de malaise augmentait
encore lors(}u'il prenait un peu de mouvement, ou qu'il
fixait son attention en observant ses instruments. Les
premiers Espagnols qui s'élevèrent sur les hautes monta-
gnes de l'Amérique, furent atteints, au rapport d'Acosta,
de nausées et de maux d'entrailles. Bouguer eut plusieurs
hémorrhagies dans les Cordillères de Quito ; le même ac-
cident arriva sur le mont Rose à M. Zumstein ; enfin, sur
le Chimborazo, MM. de lîumboldtetBonpland, lors de leur
<iscension du 25 juin 1802, ressentirent des envies de
vomir, et le sang sortit de leurs lèvres et de leurs gen-
cives. Quant à nous, nous avions, à la vérité, éprouvé de
la difficulté à respirer, une lassitude extrême pendant que
nous nous élevions, mais ces inconvénients cessèrent avec
le mouvement. Une fois en repos, nous croyions être
dans notre état normal ; peut-être faut-il attribuer la
cause de notre insensibilité aux effets de l'air raréfié, à
noire séjour prolongé dans les villes élevées des Andes.
Quand on a vu le mouvement qui a lieu dans les villes
comme Bogota, Micuipanpa, Potosi, etc., qui atteignent
2,600 à 4,000 mètres de hauteur; quand on a été témoin
de la force et de la prodigieuse agilité des toréadors dans
ini combat de taureaux de Quito, élevé de 5,000 mètres;
quand on a vu, enfin, des femmes jeunes et délicates se
livrer à la danse pendant des nuits entières dans des loca-
lités presque aussi élevées que le mont Blanc, là où le
célèbre Saussure trouvait à peine assez de force pour
consulter ses instruments, et où ses vigoureux montagnards
tombaienten défaillance en creusant un trou dans la neige ;
si j'ajoute encore qu'un combat célèbre, celui de Pichin-
cha, s'est donné à une hauteur peu différente de celle du
216 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
mont Blanc, on m'accordera, je pense, que l'homme peut
s'accoutumer à respirer l'air raréfié des plus hautes mon-
tagnes.
Pendant que nous étions occupés à faire nos observa-
tions sur le Chimborazo, le temps s'était maintenu do
toute beauté; le soleil était assez chaud pour nous incom-
moder légèrement. Vers trois heures, nous aperçûmes
quelques nuages qui se formaient en bas, dans la plaine;
le tonnerre gronda bientôt en dessous de notre station;
le bruit était peu intense, mais il était prolongé; nous
pensâmes d'abord que c'était un bramido ou rugissement
souterrain. Des nuages obscurs ne tardèrent pas à entou-
rer la base de la montagne; ils s'élevaient vers nous avec
lenteur: nous n'avions pas de temps àperdre, car il fallait
passer les mauvais pas avant d'êtie envahis, autrement
nous eussions couru les plus grands dangers. Une chute
abondante de neige, ou une gelée qui eût rendu le chemin
glissanl, suffisaient pour empêcher notre retour, et nous
n'avions aucune provision pour séjourner sur le glacier.
La descente fut pénible. Après nous être abaissés de
300 à 400 mètres, nous pénétrâmes dans les nuages en
y entrant par la partie supérieure ; un peu plus bas, il
commença à tomber du grésil qui refroidit considérable-
ment l'air, et au moment où nous retrouvâmes l'Indien
qui gardait nos mulets, le nuage lança sur nous une grêle
assez grosse pour nous faire éprouver une sensation dou-
loureuse, lorsqu'elle nous atteignait sur les mains ou dans
la figure.
A mesure que nous descendions, une pluie glaciale se
mêlait à la grêle. La nuit nous surprit en chemin; il était
huit heures quand nous rentrâmes dans la métairie.
Les observations que j'ai pu recueillir pendant cette
excursion tendent toutes à confirmer mes idées sur la
nature des montagnes trachytiques qui forment la crête
des Cordillères; car j'ai vu se répéter sur le Chimborazo
ASCENSION AU CIIIMBORÂZO. 217
tous les faits que j'ai déjà signalés eu traitant des volcans
de l'Equateur. Il est évidemment lui-même un volcan éteint.
Comme le Cotopaxi, l'Antisana, le Tunguragua, et, en
général, les montagnes qui hérissent les plateaux des
Andes, la masse du Ghimborazo est formée par l'accumu-
lation de débris trachyliques, amoncelés sans aucun ordre.
Ces fragments, d'un volume souvent énorme, ont été sou-
levés à l'état solide ; leurs angles sont toujours tranchants;
rien n'indique qu'il y ait eu fusion, ou même un simple
état de mollesse. Nulle part, dans aucun des volcans de
l'Equateur, on n'observe rien qui puisse faire présumer
une coulée de lave ; il n'est jamais sorti de ces cratères
que des déjections boueuses, des fluides élastiques, ou des
blocs incandescents de trachyte plus ou moins solide, et
qui souvent ont été lancés à des distances considérables.
Le 23 décembre, dans l'après-midi, je quittai Riobamba,
en me dirigeant sur Guayaquil, où je devais m'embarquer
pour visiter la côte du Pérou. Ce fut en vue du Chimborazo
que je me séparai du colonel Hall. Pendant mon séjour
dans la province de Quito, j'avais joui de sa confiance et
de son amitié; sn connaissance parfaite des localités
m'avait été de la plus grande utilité, et j'avais trouvé en
lui un excellent et infatigable compagnon de voyage ;
tous deux enfin, nous avions servi pendant longtemps la
cause de l'indépendance. Nos adieux furent touchants :
quelque chose semblaitnous dire que nous devions plus nous
revoir. Ce funeste pressentiment n'était que trop fondé.
Quelques mois après, mon malheureux ami fut assassiné
dans une rue de Quito.
(Boussi.NGAui.T, Voyages aux volcans de VÉquateur.)
IV
DECOUVERTE D'UN ANCIEN VOLCAN
H. DE SAUSSURE.
Végétation tropicale. — Sol volcanique. — Soufrière. — Curieux phéno-
mène. — Geyser. — La marmite de Rubezahl.
Vous avez bien voulu me demander la communi-
cation de quelques détails touchant mon voyage au Mexique,
mais jusqu'à ce jour il ne m'a pas encore été possible de
commencer la rédaction de mes observations sur la géo-
graphie de cet intéressant pays. Je me bornerai donc
aujourd'hui à vous parler de la découverte d'un ancien
volcan éteint qui renferme de remarquables curiosités,
dignes d'attirer l'attention du géographe autant que celle
du géologue. En vous parlant de la découverte de cette
grande montagne, je ne prétends pas qu'elle n'ait encore
été visitée par personne, car les habitants du district envi-
ronnant la connaissent fort bien, mais aucun voyageur
n'a jamais soupçonné son existence, et les habitants mêmes
des villes du Mexique sont à son sujet dans l'ignorance la
plus complète.
Au sud-ouest de la vallée du Mexico, s'étend la verte pro-
vince de Michoucan, qui passe avec raison pour le jardin
DÉCOUVERTE D'UN ANCIEN VOLCAN. 219
du Mexique, et qui réunit les avantages d'un sol accidenté,
sillonné par un grand nombre de cours d'eau, et d'un cli-
mat tempéré. Lorsque le voyageur débouche dans ces vertes
prairies, après avoir longtemps parcouru les plaines sablon-
neuses de l'Anahuac et les marais du bassin de Mexico, il
éprouve un ravissement particulier à la vue de ces collines
boisées entre lesquelles s'étendent de verdoyantes prairies,
des rivières à l'onde pure et fraîche, et des lacs enchan-
teurs du sein desquels s'élèvent des îles couvertes d'une
riche végétation. Dans d'autres districts de ce fertile pays,
des montagnes d'un aspect rude et sauvage recèlent dans
leurs entrailles ces veinesde métaux précieux qui, de nos
jours, sont restées la seule richesse des républiques espa-
gnoles. Le plus florissant de ces districts est celui d'An-
gangeo, situé sur les confins de l'État de Mexico. Je quittai
cette localité le 6 août 1855 et me dirigeai à l'ouest vers
le village deTaximaroa. J'avais reçu quelques vagues indi-
cations sur l'existence dans cette région d'une grande
montagne portant le nom de San Andres, mais j'eus quel-
que peine à trouver un guide pour m'y conduire.
Tous les volcans du Mexique sont d'un accès facile. La
pente de leurs flancs est tellement douce, qu'on les gravit
à cheval jusqu'à une hauteur considérable; mais toujours
ils sont envahis par d'immenses forêts qui masquent l'ho-
rizon et le sommet de la montagne. Partout le rayon visuel
est arrêté parles troncs des arbres séculaires qui semblent
se disputer le sol, ou qui gisent et s'entassent en immenses
monceaux de pourriture, où toute une nature vivante se
meut à l'abri des regards du passant. Cette végétation
vigoureuse et gigantesque, fruit d'une nature tropicale
éminemment fertile, excite pendant longtemps l'imagina-
tion du voyageur, puis elle finit par fatiguer, et sa mono-
tonie remplit l'âme d'ennui et de tristesse. Ici cependant
l'unilormité est rompue par de grandes clairières, dont le
sol horizontal me paraît avoir appartenu à une série de
220 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
petits lacs desséchés. La montagne de San Andres a en
effet un développement très-considérable. Ses pans ne
sont pas uniformément inclinés, mais ils sont coupés de
plaines, de mamelons et de collines placés sur la montagne
elle-même. Ce vaste ensemble offre un massif de dômes et
de croupes, séparés par des plaines et des vallons, et
s'élève graduellement par étages jusqu'au dernier plateau^
du niveau duquel surgit le rocher arrondi qui forme la
cime la plus élevée.
L'étroit sentier qui conduit du village de Jaripea au lieu
d'exploitation du soufre, serpente à travers ces forêts
impénétrables, tantôt traversant les marécages des pla-
teaux, tantôt s'enfonçant dans des ravins où les pas les
plus difficiles créaient à nos montures un danger de tous
les moments. Le sol de la montagne est tout entier com-
posé d'un trachyte bleuâtre, traversé lui même par une
infinité de filons d'obsidienne d'une grande largeur, à tel
point qu'en bien des endroits, hommes et chevaux mar-
chent littéralement sur du verre. Toutes les plaines avoi-
sinantes offrent aussi le même caractère, et sont en outre
inondées de débordements basaltiques qui ont fait érup-
tion par une multitude de fentes dont le sol a été criblé
durant les nombreux cataclysmes qu'ont amenés d'inces-
santes secousses volcaniques.
Après plusieurs heures de marche, nous débouchâmes
subitement dans un amphithéâtre rocailleux où le plus
curieuxspectacle s'offrit à nos yeux. Au fond de cette espèce
d'entonnoir, l'on voit un étang circulaire de plus de
100 mètres de largeur, rempli d'une eau trouble et bouil-
lante, d'où s'échappe un nuage de vapeur chargé de gaz
méphitiques. Toutes les parois de l'amphithéâtre sont des
rochers dépourvus de terre végétale, ramollis et blanchis
par les vapeurs sulfureuses dont l'atmosphère de ce
gouffre est chargée. Sur ces rochers se dessinent des au-
réoles jaunes et rouges qui témoignent de l'action inces-
Jel de vapeur sur le San AndresJ (Mexique).
DÉCOUVERTE D'UN ANCIEN VOLCAN. 225^
saute du soufre, et une végétation languissante surplombe
de tous côtés leurs bords taillés à pic. Cette lutte entre une
végétation envahissante et les émanations pernicieuses
qui la refoulent, a quelque chose de triste qui rend plus
sauvage encore l'aspect de ces lieux désolés. La mare
d'eau chaude qui en occupe le fond, à en juger par l'in-
cHnaison de ses bords, paraît être d'une assez grande
profondeur. C'est de son sein que l'on retire continuelle-
ment le soufre mêlé de boue dont on se sert pour la fa-
brication des poudres, après l'avoir purifié par la fusion.
Quelques huttes de terre et un petit bâtiment d'exploita-
tion ont été construits pour servir à ces travaux, et s'élè-
vent à une distance de la lagune où l'on se ressent moins
des mofettes ; mais telle est encore l'influence des vapeurs
sulfureuses à cett^ distance, qu'elle transforme la terre
argileuse dont les maisons sont bâties en sulfates divers,
principalement en alun, au point de les faire écrouler pé-
riodiquement. Ce phénomène est l'un des plus curieux
qu'il soit possible d'observer.
Nous consacrâmes le reste de la journée à explorer
diverses parties de la montagne, et guidés par deux In-
diens, nous pénétrâmes dans une vallée élevée, en nous
frayant une route à coups de hache à travers l'épaisseur
de la forêt dont la végétation extraordinaire dépasse ici
en majesté et en vigueur tout ce que j'ai vu sur les mon-
tagnes du Mexique. Le sol est jonché de troncs gigan-
tesques qui s'entassent pêle-mêle sous l'épais feuillage
des arbres vivants, et lorsqu'on cherche à les franchir en
s'appuyant sur leur écorce, ils s'affaissent aussitôt et tom-
bent en poussière, en vous entraînant dans leur chute au
fond d'un fourré de fougères et de plantes diverses, où
vous restez comme enseveli entre des montagnes de bois
vermoulu.
Depuis une demi-heure environ, notre* attention était
attirée par un bruit étrange, assez semblable à celui d'une
224 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
cataracte lointaine, lorsque nous aperçûmes une grande
colonne de vapeur blanche, projetant avec violence ses
flocons moutonnés par-dessus la cime des sapins qui cou-
vrent les flancs de la vallée.
En atteignant le lieu d'où partait ce bruit, nous fûmes
saisis de la grandeur du spectacle qu'il nous présenta.
Devant nous s'élevait une pente blanchie qui semblait
couverte de porcelaine. Au sommet se trouve un puits de
2 mètres d'ouverture, d'où s'échappe avec un sifflement
horrible un immense jet de vapeur qui s'élève dans les
airs à une hauteur considérable.
En même temps un flot d'eau bouillante déborde de
l'ouverture et s'écoule en plusieurs ruisseaux vers le fond
de la vallée. Ce grand phénomène ne saurait être comparé
qu'à celui des geysers d'Islande, et ici comme là-bas, ses
résultats sont les mêmes. Les eaux en s'écoulant déposent
une grande quantité de silice et forment aux environs ces
rochers blancs dont je compare la substance à celle de la
porcelaine. Toutes les pierres que ces eaux humectent
sont en voie d'accroissement. Leur surface est molle comme
une espèce de pâte, et se solidifie ensuite pour former une
sorte d'opale compacte.
Le San Andres renferme encore d'autres curiosités. Non
loin du jet de vapeur, et dans la même vallée, l'on voit
jaillir une autre source chaude, au milieu de divers petits
bassins qui semblent taillés de main d'homme. Mais celle-ci
n'offre guère d'autre intérêt que celui d'une simple source
thermale, si ce n'est la haute température de ses eaux,
qui atteint près de 100^.
Nous continuâmes à cheminer à travers les bois, tou-
jours guidés par nos Indiens, en nous élevant graduelle-
ment sur les flancs de la vallée, mais sans sortir du rayon
d'une demi-heue. Subitement nous vîmes s'ouvrir devant
nous un gouffre dont les bords argileux coupés à pic me-
nacèrent de s'ébouler sous nos pas. Dans la profondeur de
DÉCOUVERTE D'UN ANCIEN VOLCAN. 225
c.Q trou, nous vîmes une mare d'eau bourbeuse, agitée par
une violente ébullition. Son niveau s'abaissait, puis s'éle-
vait en immenses boursouflures qui éclataient en jetant
de tous côtés des flots d'écume. Des sapins que l'éboule-
ment des bords avait entraînés s'étaient abattus dans cet
entonnoir, et agités par les flots brûlants d'une vase grise,
ils subissaient une véritable coction , allant et venant
comme un légume dans une marmite d'eau bouillante. La
soudaineté de ce spectacle le rend encore plus effrayant ;
nous reculâmes saisis de terreur à la pensée que la terre
pourrait manquer sous nos pas et que la moindre impru-
dence nous précipiterait dans ce gouffre, où une mort
affreuse deviendrait inévitable.
Nous ne pûmes nous empêcher de comparer cette mer-
veille pittoresque à certaines scènes féeriques que Tima-
gination du moyen âge a enfantées. Si au lieu d'être placée
au sein des déserts de l'Amérique, la montagne que nous
décrivions s'élevait sur les bords dn Rhin, elle eût ajouté
plus d'une légende aux traditions gothiques de TAllema-
gne. La marmite de Uubezahl n'est-elle pas réalisée dans
cette chaudière de la montagne où cuisent les arbres de
forêt, et cet enfer-là, animé par les sorcières de Macbeth,
ne formerait-il pas un tableau parfait?
Il est probable que le San Andres recèle encore d'autres
objets dignes d'attention, mais les forêts impénétrables
qui le couvrent en entier empêchent le voyageur de l'ex-
plorer à son aise. Dans une autre excursion que je fis plus
tard au delà de la fabrique de soufre, je vis une vaste clai-
rière dont le sol est occupé par un lac d'eau amére, ali-
menté sans doute par des sources souterraines. Rien n'est
plus triste que ces lieux isolés, cette nappe d'eau saumâtre,
bordée tout alentour par les arbres séculaires de la forêt
silencieuse et monotone, que les cerfs, les aras et les per-
roquets ne parviennent pas à animer. C'est là que, saisi
d'un violent accès de fièvre je devins incapable de pousser
15
256
LES ASCEN^lOîsS CÉLÈDRES.
plus loin l'exploralion du San Andres. Je déplorai d'autant
plus ce contre-temps, qu'il me mit dans l'impossibilité de
visiter le piton de la montagne que les habitants du pays
désignent sous le nom de Cerro Grande, et dont l'altitude
dépasse sensiblement la limite de la végétation arbores-
cente. On prétend ^nême qu'il n'est pas dépourvu de nei-
ges persistantes : mais les renseignements que le voyageur
peut obtenir des naturels sont trop vagues pour qu'il
puisse leur accorder une grande confiance.
(Lettre de M. H. de Saussure à M. de la Roquette, —
Bulletin de la Société de géographie.)
Pont tiaiis les Cordillères.
IV
L'HIMALAYA — L'ARCHIPEL INDIEN
LE TAURUS ET LE LIBAN
Quiconque n'a point ))ratiqii('' les montagnes de premier ordre se l'ur-
niera difficilement une juste idée de ce qui dédommage des fatigues que
l'on y éprouve et des dangers que l'on y court. Il se (igurera encore moins
que ces fatigues mêmes n'y sont pas sans plaisirs, et que ces dangers ont
des charmes; et il ne pourra s'expliquer l'attrait (jui y ramène sans cesse
celui qui les connaît, s'il ne se rapj)elle que l'homme, par sa nature, aime
à vaincre des obstacles ; que son caractère le porte à chercher des périls,
et surtout des aventures; que c'est une propriété des montagnes de con-
tenir dans le moindre espace et de présenter dans le moindre temps le^
aspects de régions diverses, les phénomènes de climats ditl'èrents; de rap-
procher des événements que sépareraient de longs intervalles; d'alimenter
avec profusion cette avidité de sentir et do connaître, passion primitive et
inextinguible de l'homme, ({ui naii de sa perfectibilité et la développe.
Bamond.
Sur rilimalaya.
LES SOURCES OU GANGE
J.-A. IlODGSON.
Gaiigolri. — Tremblement de terre. —Campagne de neige. — Avalaiidies.
— Eboulemcnls. — Pics majestueux. — Paysage extraordinaire. — Source
du Gange.
Etant parvenu à observer le cours du Gange dans les
montagnes de l'IIimalaya, jusqu'à un éloignenient con-
sidérable au delà de Gangotri, c'est-à-dire jusqu'à l'en-
droit oîi sa source est cacliée par des masses éternelles de
250 LES ASCENSIO^'S CÉLÈBRES.
neige, j'espère que le journal de ce voyage méritera l'ap-
probation de la Société asiatique.
Nous avions fait le tour de l'éperon de la montagne,
lorsque nous eûmes le bel aspect du pic Mianri. Dans
l'éloignement, les masses de la montagne de Rudr-Hima-
laya s'élevaient les unes au-dessus des autres, et étaient
surmontées du pic Dudgi qui est très-élevé, et dont la
neige pure réfléchissait un éclat éblouissant à la lumière
du soleil. Ici le sentier est un peu meilleur. Tout au bas,
et à une grande profondeur, le fleuve roule son écume
dans un lit de rochers très-étroit. Au delà de Gangotri, on
voit un gros pic d'une forme singulière. Une cascade se
précipite au milieu d'une grande étendue de neige, qui
descend presque depuis le sommet jusqu'au lit du fleuve.
Nous montâmes au-dessus d'un torrent qui roulait du haut
d'un rocher de granit. Les rochers entre lesquels coule
le fleuve avec rapidité sont d'un granit clair. Ici les cèdres
sont petits et trapus. Sur le bord du Gange, à droite on
voit Gangotri, petit temple consacré à Ganga-Maï et à
Bhagiradii.
Aujourd'hui ce sentier est tout à fait mauvais, quoiqu'il
n'aille jamais longtemps en montant. La vue qui s'étend
sur les pics que l'on voit de tous côtés a quelque chose
de sublime et de sauvage en même temps. Les rochers
sont d'un granit plus clair qu'à l'ordinaire, et parsemés
de taches noires et brillantes de la nature du spath. Près
de Gangotri, le fleuve s'élargit. Le temple est construit en
pierres et renferme des idoles de Bhagirat'hi, de Ganga, etc.
Il est situé sur un quartier de rocher élevé sur la rive
droite d'environ 20 pieds au-dessus de l'eau, et que l'on
nomme Bhagiratlii-Slta. Dans le voisinage on trouve aussi
un bâtiment grossier en bois, destiné à recevoir les étran-
gers. Plus loin, en suivant le fleuve, on voit quelques plai-
Gangolri Himalaya)
LES SOURCES DU GANGE. 255
nos couvertes de terre où il croît des cèdres; mais, en gé-
néral, on ne voit partout que des blocs de rochers qui se
sont détachés des montagnes environnantes.
Fatigués de la pénible marche de la journée, nous étions
livrés au sommeil, lorsque, entre dix et onze heures du
soir, nous fûmes réveillés par des secousses de tremble-
ment de terre. Nous sortîmes avec précipitation de notre
lente et fûmes témoins des effets du tremblement, pen-
dant lequel nous sentîmes toute l'horreur de notre situa-
tion. Notre tente se trouvait entre des masses énormes de
rochers dont quelques-uns avaient plus de 100 pieds de
diamètre, et qui probablement avaient été jetés là par des
tremblements de terre précédents. La scène qui nous envi-
ronnait, éclairée par la triste lueur de la lune, était
réellement effrovable. A la seconde secousse, les rochers
roulèrent de tous côtés du haut du pic dans le lit du
fleuve. Le bruit affreux causé par ce roulement est au-
dessus de toute description, et ne s'effacera jamais de ma
mémoire. Lorsque le bruit des blocs qui se précipitaient
dans le voisinage eut cessé, nous entendions encore au
loin des bruits semblables. Nous regardions avec frayeur
les rochers qui étaient au-dessus de nos têtes, dans la
crainte que le premier coup qui viendrait en détachât
quelques fragments sous lesquels nous serions infaillible-
ment écrasés ; mais la Providence voulut qu'il n'y eût
plus de secousses pendant cette nuit. Ce tremblement de
terre s'était fait ressentir avec violence dans toute la con-
trée des montagnes et dans les provinces du nord-ouest
de rindostan.
Le 27, et le lendemain, nous éprouvâmes encore de
légères secousses. Malgré notre désir de quitter le plus
tôt possible ces dangereuses contrées , nous résolûmes,
puisque nous étions venus jusqu'ici , de suivre le cours
du fleuve aussi loin que nous pourrions. En conséquence,
nous partîmes, le 29 mai, dans l'espérance d'arriver le
234 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
jour même à la source. Les deux brahmes de Gangotri ne
pouvaient nous donner aucun renseignement sur son
éloignement, car ils n'avaient jamais été au delà de cet
endroit, et ils nous assurèrent que personne n'avait fait
cette tentative, à l'exception de Munschi, qui, à ce qu'il
parait par les Recherches asiatiques, s'était avancé quelques
lieues plus loin. M. James Frazer est le premier Européen
qui soit allé à Gangotri en 1815.
Après nous être traînés entre des débris de rochers et
des avalanches nouvellement tombées, nous montâmes le
long d'une campagne de neige qui couvre le fleuve, et
qui a environ 30 pieds d'épaisseur. Au delà, où le lit
redevient visible, il est encombré d'énormes rochers qui
y ont été précipités. Des deux côtés du chemin s'élèvent,
sans discontinuation, de hauts rochers en forme de mu-
railles. Nous arrivâmes encore au milieu d'énormes débris
des avalanches récentes. Une de ces avalanches, épaisse
de 500 pieds, était en travers sur le fleuve et profondé-
ment gelée. Près de là on voit les éclats d'une grande
chute de montagne. Le fleuve est rétréci par les rochers
et forme une suite de cataractes; le chemin devient très-
difficile. Vers le haut sont des pics élevés en forme de
tours. Bientôt après nous arrivâmes à un endroit où les
eaux du fleuve, changées en écutne, se précipitent en
forme de cascade d'une plaine de neige. Nous passâmes
au-dessus, et arrivâmes ensuite à un torrent qui sort
d'une caverne située à gauche. Ici le Gange serpente à
droite autour d'un grand pic de neige ; à gauche sont des
rochers escarpés. En cet endroit nous jugeâmes que la
source du fleuve devait être plus éloignée que nous ne
l'avions cru, et nous finies venir une petite tente de Gan-
gotri.
A gauche nous étions toujours accompagnés d'un rideau
de rochers ; à droite , nous avions des pics de neige dont
nous jugeâmes que les sommets étaient à 6,000 pieds
LES SOURCES DU GANGE. 235
au-dessus de nos tètes. Nous passâmes de nouveau le
fleuve, auprès de quelques chutes de montagnes, en sau-
tant de rochers en rochers. La ligne générale de neige
n'était pas élevée de plus de 200 pieds au-dessus de nous.
A droite, le côté de la montagne s'était écroulé.
Au delà de la rive gauche du fleuve et au bord, on voit
quelques bouleaux et de petits pins avec de longues
pointes; les cèdres ont disparu. Comme cet endroit était
pour nous le plus convenable et le plus sûr que nous
pussions trouver, nous y fîmes halte. La masse des eaux
du fleuve ayant beaucoup diminué, nous espérions arriver
le lendemain à sa source. La marche était très-pénible, à
cause des débris de rochers qui tombent journellement
dans cette saison, par la fonte des neiges. Les voyageurs
doivent avoir l'attention de se rendre vers midi dans un
lieu sûr s'ils ne veulent pas s'exposer au danger d'être
écrasés. Il faisait en cet endroit un très-grand froid, et il
gela toute la nuit; mais nous ne manquions pas de bois
de bouleau pour faire du feu. La terre était spongieuse et
couverte de pierres. Souvent le silence de la nuit était
interrompu par la chute des avalanches.
Le 30 mai, au lever du soleil, nous nous mîmes en
marche à travers une campagne de neige. Un large
torrent, sur les bords duquel pendaient des glaçons,
s'avance avec rapidité vers le Gange. Nous montâmes une
avalanche gelée , qui cachait le fleuve, dont le lit devient
plus large. Entre les rochers, on voit de gros morceaux
de glace suspendus. Nous passâmes une petite rivière
qui coule à gauche. Le chemin était rude et rocailleux.
A gauche s'élèvent des roclies de granit, et, à droite, des
pics de neige de 7,000 à 8,000 pieds. Ici le lit du fleuve
est large de plus de 400 brasses. Nous nous trouvions
alors au delà de la ligne où les arbres peuvent croître,
et nous avions derrière nous les derniers pins. A la vé-
rité, nous rencontrâmes encore des bouleaux, mais ils
230 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
ne formaient que de gros buissons. Devant nous brillai
la majestueuse montagne de neige à trois sommets , obje
le plus beau que puisse voir Tœil de l'homme. Gomme ce
pics avaient été inconnus jusqu'alors, et que par consé
quent on ne leur avait point donné de noms , nous fîme
usage du privilège des navigateurs , et les appelâme
Saint-George, Saint-Patrice et Saint-André. En avançan
encore plus loin, nous découvrîmes, entre Saint-Georgi
et Saint-Patrice, un autre pic moins élevé, que nou:
nommâmes Saint-David. Nous donnâmes à toutes les cimet
ensemble le nom de Quatre-Saints. Le fleuve reçoit un^
cataracte de 12 pieds de haut, et plusieurs autres plm
petites. La pente de son lit est très-considérable, et il es]
parsemé de blocs de granit blancs, jaunes et rouges. L(
chemin devient extrêmement difficile. A gauche on voit de^
débris de montagnes.
Un sentier très-abrupt conduit à des masses de rocher:
écroulés. Gomme le côté gauche de la montagne est tombt
en partie très-récemment, l'endroit est fort dangereux
Les sommets, qui sont déchirés, ont au moins 4,000 pied^
de haut; des blocs de rochers menacent encore et tombeni
en effet souvent. Jamais je n'ai vu une ruine si dange-
reuse. Elle a plus d'un demi-mille de largeur. Gliacun
s'empresse de s'éloigner de cet endroit effrayant. Le^
ruptures des rochers étaient si fraîches, que je pensai
qu'elles avaient été occasionnées par le dernier tremble-
ment de terre, car nous avions entendu un grand fracas
de ce côté. i
La place où nous nous arrêtâmes était si sûre qu'aucuifc
débris ne pouvait nous y atteindre. L'aspect du pic, dont
nous étions alors très-près, est au-dessus de toute descrip-
tion. Les Quatre-Saints sont sur le dernier plan de la vallée
de neige, sur la droite de laquelle s'élève d'une manière
gigantesque un pic magnifique couvert de neige et de
glaces brillantes. Nous lui donnâmes le nom de Moim.
LES SOUKCES DU GANGE. 237
.a vallée de neige, sous laquelle le fleuve est caché, paraît
rès-étendue, et nous attendîmes le jour pour la mieux
îonnaître.
Nous nous trouvâmes à 150 pieds environ au delà du
it du fleuve. Pendant le jour le soleil a beaucoup de force,
)arce que les pics réfléchissent ses rayons; mais lorsqu'il
;e cache derrière les montagnes, il fait froid et il gèle
)endant toute la nuit. — Partout où l'on voit des plateaux
ians le voisinage des grands pics de neige, ils paraissent
ians une position presque horizontale comme je l'avais
remarqué l'année dernière sur le sommet du pic qui est
m delà du Setlej. La couleur des rochers sur les Quatre-
^aints paraît être un jaune clair mêlé de brun et de noir.
jC pic Saint-George , d'après mes mesures, est élevé au-
iessus de la mer de 22,240 pieds, et celui de Saint-Patrice
le 22,585 pieds.
Depuis Gangotri, nous n'avions pris qu'un petit nombre
i'hommes pour nous accompagner, mais ici nous ren-
*foyâmes tous ceux dont nous pouvions absolument nous
Dasser, afin d'avoir une provision de blé suffisante pen-
dant quelques jours, si nous réussissions à passer ces
nasses de neige qui étaient devant nous. Après avoir pris
toutes nos mesures , nous eûmes le temps d'examiner
avec étonnement la scène extraordinaire qui nous envi-
ronnait.
L'éclat éblouissant de la neige élait relevé par son
contraste avec le bleu foncé du ciel , qu'il faut attribuer
à la raréfaction de l'air. Pendant la nuit les étoiles
brillaient d'un éclat que l'on ne remarque point dans
une atmosphère épaisse. Elles s'élevaient au-dessus des
sommets de neige, et leur lumière apparaissait avec la
rapidité d'un éclair. Tout autour de nous s'élevaient des
pics gigantesques. Il régnait un silence effrayant qui n'é-
tait interrompu que par le bruit de la chute des avalan-
ches. Nulle part nos yeux ne rencontrèrent les objets que
238 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
l'on voit ordinairement dans les contrées habitées par les
hommes. Au clair de la lune, tout paraissait morne, sau
vage, effrayant; un païen pourrait croire que c'est ici le
séjour des démons.
Pour se faire une idée de la vue imposante d'un de ces
pics de neige, il faut penser que son sommet nous appa-
raissait, dans un éloignement de 5 milles, sous un angle
très-ouvert qui portait son élévation à plus de 8,000 pieds
au-dessus de l'endroit où nous étions, et que le même pic,
vu des contrées les plus éloignées de l'indostan , sous un
angle très-faible, cause déjà un grand étonnement. Qu'on
juge combien il doit augmenter encore lorsqu'on voit,
d'un seul regard, depuis le pied jusqu'au sommet, celte
masse énorme couverte de neige I Peu d'hommes peuvent
supporter cette vue.
Le M mai, le long du fleuve, au delà de ses bords, à
droite, nous vîmes des montagnes, tantôt de rochers,
tantôt de neige. Le chemin nous conduisait vers le bas du
lit. Un spectacle trés-étonnant se présenta devant nous. Le
Gange sortait sous une voûte très-basse au pied du grand
lit de neige. A gauche et à droite, le fleuve est borné par
des rochers; mais au-devant, au delà de la voûte, s'élève
une masse de neige gelée de 580 pieds d'épaisseur, formée
depuis plusieurs siècles, et tout à fait perpendiculaire. Ses
morceaux isolés sont épais de plusieurs pieds, et chacun
d'eux appartient à une avalanche particulière. Du bord
supérieur de ce singulier mur de neige, et immédiatement
au-dessus de l'ouverture d'où sort le fleuve, pendent de
gros morceaux de glaces grises, formés par les gouttes
d'eau qui touibent lorsque la neige se fond, car vers midi
les rayons du soleil ont beaucoup de force. Le brahme de
Gangotri qui nous accompagnait n'avait jamais entendu
dire qu'il existât un endroit tel que celui-ci, et il ignorait
que personne y eût jamais pénétré. Cependant il paraît
que ceci ne doit s'entendre que des temps modernes, du
.
LES SOURCES DU GAISGE. 230
moins je ne connais aucun endroit auquel le nom de
Mufle (le vache convienne mieux qu'à celte source mer-
veilleuse, et ce nom suppose que successivement la curio-
sité des Indous avait pénétré jusque-là. Autour de nous
des blocs de neige se précipitaient, de sorte que nous
eûmes à peine le temps d'achever nos observations. Nous
saluâmes avec nos cors de chasse la source du Gange, et
nous montâmes à gauche le lit de neige qui s'y trou-
vait.
Cette grande campagne de neige s'étend dans une
largeur de 2 milles 1/2, et remplit tout l'espace entre le
pied du sommet à droite et à gauche. La vue s'étendait
devant nous jusqu'à 6 métrés de distance. Là, elle est
bornée à gauche par le pied des Quatre-Saints, et à droite
par la vallée qui est derrière Moira. Le pied de la der-
nière parait être situé encore plus haut que celui des
Quatre-Saints, et la campagne de neige monte jusqu'à un
endroit où elle paraît finir en forme de crête.
(J.-A. HoDGsoN, Journal des voyages. — Extrait
des Asiatic Besearches.)
11
ASCENSION AU G U N U N G-T AL A N G (S U M AT R A)
Vue du cratère. — Lac de soufre. — Nuit d'orage. — Magnifique spectacle.
On désigne à Sumatra sous le nom de Sœlassie le volcan
actif dont le sommet est à o,000 mètres au-dessus de la
mer et qui était en éruption au mois d'octobre 1845.
Plusieurs Hollandais ne craignirent pas d'y faire une ascen-
sion pendant cette période ; nous extrayons les passages
suivants du récit fait par l'un d'eux.
En allant de Solok à Mocara Pamy, nous avions aperçu
de temps en temps, du haut des collines, des colonnes de
fumée qui s'élevaient du Sœlassie. Plus d'une fois cette
vue avait fait naître en nous le désir de visiter cette mon-
tagne. M. le contrôleur van der Yen nous ayant parfaite-
ment accueillis, nous lui exprimâmes notre intention, qui
fut aussitôt approuvée. Il s'occupa lui-même des prépa-
ratifs, et dés la lendemain, 21 octobre, nous étions à cheval
à cinq heures du matin.
A peine en route depuis un quart d'heure, nous rencon-
trâmes un profond ravin couvert de cailloux roulés qui
rendirent le chemin si dangereux, qu'il nous fallut des-
ASCENSION AU GUNUNG-TALA^'G. 2U
cendre et conduire nos chevaux à la main. Nous traver-
sâmes un petit pont en bambou sans parapet, et, après
avoir gravi une pente assez roide, nous fûmes récompensés
de nos peines par une vue magnifique. On apercevait dans
le lointain le Sœlassie qui continuait à lancer ses colonnes
de fumée.
Près de Batol-Bandjak, où nous nous arrêtâmes, on voyait
en abondance des cailloux trachytiques. Les habitants nous
firent visiter plusieurs sources thermales dans les environs.
Leur eau était amère et sulfureuse.
Le soir nous atteignîmes Batol-Bedjandjang au pied même
du volcan. Nous nous remîmes en marche à cinq heures
du matin par une brume et une pluie fine fort désagréa-
bles. Le thermomètre marquait 20°. Il nous fallut gravir
successivement trois arêtes assez rapides , longues de
200 mètres chacune. Au haut du dernier contre-fort, la
vue s'étendait sur un plateau couvert d'une riche végéta-
tion d'arbres et d'arbustes, à l'extrémité duquel nous
attendait une nouvelle ascension de 400 mètres environ.
Le sol, composé d'un mélange de terre sulfureuse et de
parties calcaires, était devenu chaud : çà et là s'élevaient
de petits nuages de fumée du fond des crevasses.
Il était onze heures quand nous prîmes un moment de
repos au bas du sommet le plus élevé, qui nous dominait
encore d'à peu près 100 mètres. Quoique déjà une forte
odeur de soufre nous eût annoncé le voisinage du cratère
et la fin de notre voyage, l'activité du volcan devenait ici
beaucoup plus évidente. Au milieu des blocs de lave
ancienne qui nous environnaient , la végétation avait
diminué, les broussailles étaient desséchées et les troncs
d'arbres noircis et brûlés. Nous franchîmes rapidement la
distance qui nous restait à gravir, et nous ai'rivûmes à une
crevasse située entre les deux sommets, sur l'un desquels
le cratère s'offrait à nos yeux dans toute sa grandeur impo-
sante ,
16
242 LES ASCEISSIONS CÉLÈBRES.
Quel majestueux spectacle! Devant nous s'ouvrait le
cratère où l'activité volcanique se développait depuis des
siècles et plus loin celui qui se trouvait en éruption. Il appa-
raissait comme un lac de formation récente environné de
flammes et de nuages de fumée. Le morne silence qui
régnait autour de nous n'était interrompu que par le bruit
souterrain des décharges volcaniques.
Au sud-ouest, à environ 120 mètres du sommet, se trouve
le foyer en activité. Le bord occidental est formé par une
muraille verticale à travers laquelle s'échappe une partie
de la lave. Du côté du sud, une crête inclinée se perd dans
des profondeurs que l'œil ne peut pénétrer. Aussi loin
que s'étend le regard, on aperçoit des crevasses d'où
s'échappent quelques nuages de fumée.
Pour contempler le lac de plus prés, nous descendons
le long des pentes en nous aidant autant des mains que des
pieds, en ne quittant un bloc de rochers qu'après nous être
affermi sur un autre. Nous sommes témoins de l'activité
intérieure et nous entendons un bruit continu qui res-
semble assez à celui des roues d'un grand nombre de
bateaux à vapeur en mouvement.
M. van der Yen courut ici le plus grand danger, car
s'étant avancé tout près d'une ouverture, la lave chaude
encore céda sous ses pieds ; heureusement elle reposait
sur une masse déjà durcie, ce qui lui donna le temps de
se rejeter en arrière. La chaleur ne nous permit pas de
rester longtemps dans le cratère; nous dûmes l'abandon-
ner en hâte pour visiter le pelit lac de soufre qui se
trouve au-dessus de l'arête sur laquelle nous étions mon-
tés. Ce lac, de forme arrondie, a environ 50 mètres de
diamètre.
Trois d'entre nous descendirent le long d'une paroi
presque verticale, d'environ 7 mètres de hauteur, jusqu'à
un amas d'eau bouillante. En s'appuyant d'une main aux
crevasses, ils purent de l'autre en puiser quelques cuillc-
8
ASCEÎN'SIOiN AU GUNUNG-TALANG. '24:)
rées ; mais la forte odeur de soufre qu'elle dégageait les
força à remonter promptement.
Nous traversâmes de nouveau le plateau pour revenir au
point où nous avions commencé notre examen et nous
dûmes nous occuper à préparer un gîte convenable pour
la nuit. Vers dix heures du soir, nous étions enveloppés
de nos manteaux et nous cherchions à nous livrer au som-
meil sur nos lits de pierre, quand la pluie recommença
avec une extrême violence. Les nuages qui couvraient le
le ciel de leurs éclairs se succédaient sans relâche. Trois
fois notre tente faillit être enlevée. L'eau ruisselait sur
nous et nous grelottions.de froid. Lèvent avait éteint nos
lumières. A la lueur des éclairs nous parvînmes cependant
après beaucoup d'efforts à consolider notre tente, et nous
pûmes sous son faible abri attendre le jour.
Nous venions de lutter pendant des heures entières
contre les éléments déchaînés et leur fureur pouvait se
prolonger ; ce fut donc pour nous un grand plaisir de
voir au matin un ciel pur et sans nuages, avant de nous
mettre en route pour le retour. Nous descendîmes par le
versant oriental, dont les pentes étaient moins dange-
reuses, jusqu'au fond du cratère éteint, pour remonter
par le côté opposé jusqu'au second sommet, d'où nous
pûmes jouir d'un spectacle magnifique sur les collines et
les vallées, les lacs, les rivières et les îles qui s'étalaient
sous nos yeux.
{NoîiveUes Annales des voyages. )
ASCENSION AU PETER-BOTTE (ILE MAURICE)
Tradition. — Audace et sang-froid, — Curieux préparatifs. — Conquête
du piton.
Pendant longtemps le mont Peter-Botte a défié les en-
thousiastes, et sa tête ronde et chauve, fréquemment
cachée dans les brouillards, est demeurée inaccessible à
l'audace des voyageurs. La tradition raconte cependant
qu'un homme, celui dont elle porte le nom, l'avait gravie
sans aucun secours. Parvenu, dit-on, à l'étranglement
supérieur du piton, qu'on appelle le col, il avait accroché,
au moyen d'une flèche armée d'une longue ficelle, un
cordage assez fort pour pouvoir s'y soutenir; mais ce
malheureux, au retour de son expédition, fut précipité dans
les ravins qui bordent la montagne, et son cadavre ne put
être retrouvé.
Malgré tous les essais qui ont été tentés, il ne paraît
point que personne ait jamais exécuté complètement
l'ascension périlleuse du Peter-Botte jusqu'au mois de
septembre 1852.
La montagne du Peter-Botte est le point le plus élevé
de l'une des chaînes de l'île Maurice. De son sommet, situé
à 827 métrés au-dessus du niveau de la mer et qui se
ASCENSION AU PETER-BOTTE. 247
distingue d'une grande distance, partent différentes arêtes
interrompues par des brisures. Déjà, en 1851, l'ingénieur
Lloyd était parvenu jusqu'auprès du col, où il avait dressé
une échelle contre la face perpendiculaire du rocher.
Bien qu'elle ne s'élevât pas à la moitié de la hauteur de
l'escarpement, il jugea cependant possible de surmonter
ce premier obstacle, et en conséquence l'année suivante il
recommença son expédition, accompagné de plusieurs offi-
ciers, entre autres du lieutenant Taylor, qui en a inséré
le récit dans le journal de la Société de géographie de
Londres.
Les hardis explorateurs se mirent enroule le 7 septembre.
Après avoir traversé un ravin qui se trouve à la partie infé-
rieure du piton, ils ne tardèrent pas à arriver au point où
M. Lloyd avait laissé l'échellerannée précédente. Ils se trou-
vaient alors sur une arête large tout au plus de 2 mètres,
qui d'un côté dominait une gorge couverte de bois, et de
l'autre se terminait à pic par un escarpement élevé d'en-
viron 500 mètres au-dessus de la plaine. Une des extré-
mités de cette arête se terminait aussi par un précipice
d'une égale profondeu'r; l'autre s'adossait contre la mon-
tagne, et là se relevait en serpentant, semblable à une
lame de couteau brisée çà et là par diverses anfractuosités.
Arrivée à l'étranglement supérieur, elle se raccordait avec!
un rebord étroit qui ceignait le col de la montagne, et sur
lequel paraissait posée, dans tout son orgueil, la tête dédai-
gneuse du Peter-Bolte.
Les voyageurs se mirent à l'œuvre; ils redressèrent
l'échelle de l'année précédente, dont ils piquèrent le pied
dans une saillie. Alors un nègre de M. Lloyd monta jusqu'au
sommet, et là, se fiant avec audace à son adresse et à son
sang-froid, il grimpa le long du rocher perpendiculaire,
s'accrochant à la manière des singes, avec ses mains et
ses pieds, à la moindre aspérité qui, si elle eut cédé sous
l'effort de son poids, le précipitait dans l'abîme. Bientôt
248 LES ASCEKSIONS CELEBRES.
il fut au sommet, et poussant un hiirrah! s'écria : « Tout
va bien ! » 11 amarra solidement un cordage qu'il avait
apporté, et sur lequel se hissèrent les quatre autres per-
sonnes. Celles-ci gagnèrent ainsi l'étranglement supérieur,
tantôt sur leurs genoux et tantôt à cheval sur le sommet
de Tarête, pouvant, comme le dit le lieutenant Taylor,
précipiter à la fois leur soulier gauche dans le ravin boisé.,
et leur soulier droit dans la plaine qui baigne l'autre flanc
de la montagne.
La tète du piton est, comme nous l'avons dit, formée
par un énorme rocher d'environ 2 mètres de haut, qui
déborde par sa renflure au-dessus de sa base ; le rebord
qui ceint l'étranglement est large d'environ 2 mètres,
d'une pente assez douce, et terminé partout par le pré-
cipice, excepté à l'endroit par lequel les voyageurs avaient
monté.
Comment franchir cette tête et son renflement? — Heu-
reusement une de ces faces, bien que débordant sa base,
s'élève perpendiculairement sur le prolongement du
précipice inférieur, au lieu de le dépasser comme les
autres ; et pour comble de bonheur, elle correspond pré-
cisément au point par où les voyageurs étaient arrivés.
Cela étant reconnu, ceux-ci établirent avec la partie infé-
rieure de la montagne une communication à l'aide d'un
cordage mis en double, et hissèrent ainsi le matériel de
leur expédition : une échelle portative, des cordages sup-
plémentaires, un levier, etc.
On avait préparé des flèches de fer, attachées à l'extrémité
d'une corde; la difficulté consistait à les lancer par-dessus
la tête du Peter-Botte, puisque celle-ci débordait la base
sur laquelle se trouvaient les voyageurs. M. Lloyd s'étant
fait attacher autour du corps une forte corde, dont l'extré-
mité demeurait entre les mains de ses. compagnons, passa
de l'autre côté de la montagne; et là, armé du fusil où
était la flèche,, s'inclinant sur l'abîme, soutenu par la corde
Le Peter-Botte. (Ile Maurice.)
ASCENSION AU PETER-BOTTE. 251
qui lui ceignait les reins, ses pieds formant arc-boutant
contre le tranchant du précipice, il fit feu. La ilèche manqua
deux fois ; il eut recours alors à une pierre attachée à une
corde et la balançant diagonalement, comme une fronde,
il essaya de la faire passer par-dessus le rocher. Vain
espoir! Le désappointement s'emparait des voyageurs,
quand, à un dernier essai, une folle brise s'étant levée
pendant une minute, repoussa la pierre sur le roc, et la
fit retomber à l'autre bord. Des échelles sont aussitôt dis-
posées et assujetties, un bon^càble sert de rampe, et l'in-
génieur Lloyd se hisse le premier au haut du roc, en pous-
sant des cris de joie et des hurrahs. Tous les autres le
suivent, et le pavillon anglais, se déployant avec grâce
sur la tête du Peter-Botte vaincu, est aussitôt salué par la
frégate mouillée dans la rade, et par le feu de la batterie
de terre. « Nous nous saisîmes alors d'une bouteille de bon
vin, dit le lieutenant Taylor, et, debout sur le haut du
rocher, nous baptisâmes le pic du nom du roi Guillaume,
en buvant à la santé de Sa Majesté, et saluant le pavillon
par de vives acclamations, o
(Magasin pittoresque.)
IV
LE TAURUS CILICIEN (BULGH AR-D AGH )
ELISÉE RECLUS.
Beauté du printemps. — Chaîne du Bulghar-Dagh. — Forêts de cèdres. —
L'Appe des bergers. — Le Metdesis. — La fleur de lumière.
L'aspect du Bulghar-Dagh diffère singiiUèrement sui-
Yant les saisons. En automne, époque malheureusement
choisie par le plus grand nomhre des voyageurs, la nature
a déjà vécu sa vie rapide et fugitive, et, brûlée par les
chaleurs, elle se prépare au long sommeil de l'hiver. Les
champs qui bordent le rivage sont jaunis comme la paille,
on ne voit plus que de minces bandes de verdure le long
des rivières et des marigots; môme les colUnes qui s'é-
lèvent au-dessus de l'étroite plaine semblent cacher leurs
arbustes sous un immense voile gris. Au delà s'étend, il
est vrai, sur les flancs des montagnes la zone vert sombre
des conifères ; mais les grandes cimes sont recouvertes
de pâtis desséchés ; toute la végétation est flétrie, jus-
qu'aux herbes arrosées par l'eau des neiges. On dirait
qu'un incendie a passé sur cette chaîne de montagnes,
belle seulement par la hardiesse et la sévérité de ses con-
tours. Mais le voyageur qui contemple le Bulghar-Dagh
LE TAURUS CILIGIEN 253
dans la saison joyeuse du printemps ou bien au commen-
cement de l'été n'a pas sous les yeux une Arabie Pétrée,
il voit un paradis merveilleux de fraîcheur et de beauté
exposé dans toute sa splendeur au soleil du midi. Une
plaine trés-étroite du côté de l'ouest, assez large dans la
direction de Tarse, étend à la base des hauteurs sa vé-
gétation luxuriante interrompue çà là par un damier de
champs cultivés ; au delà s'élèvent les premières collines
qui tranchent avec la verdure de la plaine par leurs es-
carpements crayeux, mais dont les cimes sont ombragées
de quelques bouquets d'arbres. Plus haut les contre-forts
des montagnes dressent leurs promontoires hérissés de
dents d'un rouge d'ocre, et ravinés par des fissures pro-
fondes. Les pentes qui flanquent ces contre-forts sont
revêtues de vastes forêts de cèdres, de sapins et de gené-
vriers. Une lisière, souvent indistincte à l'œil nu, mais
que le télescope révèle dans toute sa netteté, sépare cette
zone de forêts des pâturages couleur d'émeraude qui
étalent dans tous les vallons leur fraîche écharpe de ver-
dure tachetée de neiges éblouissantes. Plus haut encore
s'élèvent en tours les pics du Bulghar-Dagh, semblables
à de gigantesques cristaux noirâtres séparés les uns des
autres par des lamelles d'argent. La chaîne entière forme
comme un immense cône dont la base est baignée par la
mer d'azur, et dont la cime va se perdre dans l'atmo-
sphère non moins azurée que les flots.
M. Kotschy, qui avait déjà gravi en 1836 la plus haute
cime du Bulghar-Dagh en compagnie de Russegger, vou-
lut la gravir une seconde fois en 1856. Plein d'amiration
pour cette fière montagne, Russegger lui avait donné le
nom d'Allah-Tepessi, ou montagne de Dieu ; mais le véri-
table nom sous lequel on la connaît dans le pays est
Metdesis. On peut l'atteindre de Gullek par la vallée qui
se prolonge à l'ouest du village. Dans aucune partie de
la Syrie ou de l'Anatolie, même sur les pentes du Liban,
254 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
011 ne trouve de forêts de cèdres aussi belles que celles
qui recouvrent les versants de cette vallée, jusqu'à plus
de 2,000 mètres d'altitude. Plusieurs milliers de cèdres
admirables croissent en groupes d'une incomparable
beauté au-dessus de la mer ondulée des pins, des sapins
et des genévriers. Malheureusement, en dépit des sévères
défenses du pacha, les pâtres ont pris l'babitude d'allu-
mer les broussailles des hautes montagnes, et souvent ces
incendies se propagent jusque dans les forêts. Pendant
la nuit, ces conflagrations ressemblent à un fleuve de
llammes roulant ses vagues le long des pentes ; le jour
elles voilent les monts de leur sombre fumée, et bientôt
on ne voit plus que des troncs noircis, là où s'élevaient
naguère des arbres au splendide ombrage.
Au-dessus de la zone des cèdres, on entre dans celle
des broussailles, zone qui remplace celle de nos pâtura-
ges d'Europe. Dans le Taurus cilicien, excepté sur le bord
des sources, on ne trouve que rarement des pentes gazon-
nées ; jusqu'au pied des rochers arides et des flaques de
neige croissent des plantes ligneuses et des arbrisseaux
au feuillage d'un beau vert. A une hauteur où sur nos
montagnes s'étend la surface uniformément grise des pâ-
tis, des touffes de fleurs aux vives couleurs émaillent le sol,
introduisant ainsi dans ces régions une variété et un éclat
dont nos Alpes ne peuvent nous donner une idée.
L'ascension du Metdesis ressemble à celle de la plupart
des grandes montagnes neigeuses -, il faut longer le bord
des précipices, s'engager dans des couloirs effrayants en
apparence, s'aider des mains pour escalader les escar-
pements les plus abrupts, sonder la neige avant d'y poser
le pied. Lorsqu'on gravit directement, comme le lit Uus-
segger en 1856, on trouve l'ascension très-pénible; mais
on évite beaucoup de fatigues en faisant un détour par
l'est et en gravissant d'abord la cime du Tcliubanhuju, ou
l'appel des bergers, montagne ainsi nommée parce que
Les ''ovixos (lu Tai
LE TAURUS CILICIEN. 257
les jeunes pâtres, arrivés au sommet, ne manquent jamais
(le pousser des cris pour annoncer leur triomphe à leurs
camarades laissés eu béis à la garde des troupeaux. Sur le
versant septentrional du Tchubanhuju, on remarque au
milieu d'un champ de neige une vaste étendue de glace
qui pourrait faiie croire à l'existence d'un glacier analo-
logne à ceux des Alpes, mais ces masses transparentes et
bleuâtres sont dues à l'action d'une source considérable,
qui pendant les froides nuits fond les neiges sur tout son
parcours ; ces neiges fondues se transforment en glace.
Le sommet du Metdesis, haut de 5,500 métrés, domine
un horizon très-étendu, « un panorama d'une beauté di-
vine, » dit Russegger. On voit d'abord tous les grands
pics de la chaîne dont on occupe le point culminant : à
l'ouest, le Dchoisin et le Balmak ; à Test, le Tchubanhuju,
le llarpalik, le Kochau, tontes cimes de 5,200 mètres,
couvertes de neige sur le versant exposé au vent du nord,
et montrant leurs rochers de couleur sombre sur les pen-
tes tournées vers le midi. Du côté du nord, le penchant
du Metdesis est brusquement interrompu par un effi'oyable
précipice dont la vue donne le vertige ; un champ de nei-
ges étci'uelles semé de pierres énormes remplit une haute
vallée, bornée au nord par une crête parallèle à la grande
chaîne, et se redressant pour former l'Okuskedyk, pic de
5,000 mètres. Par une échancrure de cette crête et par-
<lessus la crête elle-même, le regard s'étend librement sur
les vastes plaines de la Caramanie, sur les collines boi-
sées et les plateaux dénudés <!es environs d'Erenli. Les
taches de couleur sombre éparses comme des îles indi-
quent les vergers et les jardins; très-rapprochées les unes
des autres dans la direction du nord, elles forment une
espèce d'aichipel. C'est là qu'habite la population indus-
tiieuse dOite-Door. Au delà, tout à fait à l'horizon,
miroitent vaguement les eaux de deux grands lacs et bril-
lent connue une étincelle les neiges de l'Erdchich, la plus
17
'2Î)8 LES ASCEINSIOiNS CELEBRES.
haute cime de l'Asie mineure. Plus dislinctement appa-
raissent les deux chaînes escarpées de llassan-Dagh et de
Karadji-Dagh. Vers le nord-est, on voit d'abord un chaos
de montagnes de toutes les formes et de toutes les cou-
leurs, les unes plates, les autres pyramidales ou en ai-
guilles, jaunes d'ocre, noires, blanchâtres ou rouges de
brique ; ce sont les contre-forts du Bul^^har-Dagh, où l'on
exploite les riches mines argentifères de Bulghar-Maaden.
Au delà de cette région se dressent d'autres montagnes,
nombreuses comme les vagues de la mer : l'Apich-Dagh,
aussi élevé que le Metdesis, les sommets de l'Allah-Dagh,
et d'autres chaînes encore, se montrent l'une derrière
l'autre. Vers le sud, la vue ressemble à celle de Gullek-
Gala, mais elle est infiniment plus grandiose ; on ne voit
pas seulement les chaînes inférieures, la plaine de Tarse
et la bleue Méditerranée, mais on domine tous les pics
secondaires, l'Utusch-Deppe aux trois pointes, le Ketsie-
bele à la verte plaie-forme, le Kargoli et ses lacs environ-
nés de neige. On plonge du regard dans toutes les vallées,
revêtues de leurs forêts de cèdres, et de tous les côtés on
peut suivre dans leur développement les derniers rem-
parts du Bulghar-Dagh s'allongeant sur le sol de la plaine
comme les racines d'un gigantesque chêne. Les rivages
de la mer, le golfe d'Alexandrette, la côte de Syrie jusqu'à
Latakieh, se dessinent aussi distinctement que les côtes
de la Sicile vues du sommet de l'Etna ; sur le lointain mi-
roir des eaux, des contours entrevus à travers la brume
indiquent les montagnes de l'ile de Chypre.
De cet immense observatoire du iMetdesis, le voyageur
qui veut séjourner quelques semaines dans les vallées du
Bulghar-Dagh peut d'un coup d'œil choisir ses buts de
promenades et d'excursions : à l'est, c'est la vallée de
Gusguta, avec ses noires forêts, ses prairies couvertes de
fleurs et ses abondantes sources d'eau limpide ; à quelques
lieues plus loin, c'est la vallée de Seihoun, le Sarus des
LK TAURLS CILICIEN. 250
anciens, avec ses vieux châteaux, ses cascades, ses bos-
quets d'orangers ; au sud-est, non loin de Mersina, c'est
la vallée d'Ellisoluk, ou d'Ichmé, avec ses eaux thermales
qui jaillissent au milieu d'un bosquet de lauriers-roses. Si
Ton veut traverser la chaîne de montagnes par l'un des
deux cols qui donnent accès sur le versant septentrional,
Gejek-Deppe et le col de Kochan, on peut atteindre, en
suivant un chemin hardiment tracé sur le flauc des préci-
pices, les mines de plomb argentifère de Bulghar-]\Jaaden,
exploitées depuis 1842 par une centaine de Grecs indus-
trieux. De ce charmant village moderne, on descend dans
la vallée paradisiaque d'Al-Chodcha aux innombrables
vergers. C'est dans celte vallée, disent les indigènes, que
croît la plante merveilleuse dont la fleur brille comme
une étincelle pendant la nuit. Les brebis et les bestiaux qui
broutent cette plante-fée mâchent de l'or, et biei. tôt leurs
dents se recouvrent de feuilles légères du précieux métal.
Les voyageurs assez licureux pour rencontrer la fleur de
lumière la cueillent avec soin, et presque aussitôt après
ils voient à leurs pieds une autre plante, dont les racines
sont attachées à des lingots d'or. « Puissiez-vous trouver
la fleur de lumière! » disent les Persans aux voyageurs.
M.Kotschy, cependant, grand botaniste s'il en fut, n'a pu,
malgré toutes ses recherches, découvrir dans le Bulghar-
Dagh celte plante au\ fleurs lumineuses.
(Elisée Pieclus, Paysages du Taurus cilicien. — lievue
germanique.)
LE MONT LIBAN
Cime du Sannine. — Scènes pittoresques. — Éboulements. — Influence de
la liberté. — Les cèdres. — Village d'Éden.
Le Liban, dont le nom doit s'étendre à la chaîne du
Kesraouan et du pays des Druzes, présente tout le spec-
tacle des grandes montagnes. On y trouve à chaque pas
ces scènes où la nature déploie, tantôt de l'agrément ou
de la grandeur, tantôt de la bizarrerie, toujours de la
variété. Arrive-t-on par la mer, et descend-on sur le ri-
vage, la hauteur et la rapidité de ce rempart, qui semble
fermer la terre, le gigantesque des masses qui s'élancent
dans les nues, inspirent l'étonnement et le respect. Si l'ob-
servateur curieux se transporte ensuite jusqu'à ces som-
mets qui bornaient sa vue^ l'immensité de l'espace qu'il
découvre devient un autre sujet de son admiration : mais
pour jouir entièrement de la majesté de ce spectacle, il
faut se placer sur la cime même du Liban ou du Sannine.
Là, de toutes parts, s'étend un horizon sans bornes; là,
par un temps clair, la vue s'égare et sur le désert qui con-
tine au golfe Persique, et sur la mer qui baigne l'Europe :
l'âme croit embrasser le monde. Tantôt les regards, er-
LE iMONT LIBAN. 261
rants sur la chaîne successive des montagnes, portent
l'esprit, en un clin d'œil, d'Antioche à Jérusalem; tantôt,
se rapprochant de ce qui les environne, ils sondent la
lointaine profondeur du rivage. Enfin, l'attention, fixée
par des objets distincts, examine avec détail les rochers,
les bois, les torrents, les coteaux, les villages et les villes.
On prend un plaisir secret à trouver petits ces objets qu'on
a vus si grands. On regarde avec complaisance la vallée
couverte de nuées orageuses, et l'on sourit d'entendre
sous ses pas ce tonnerre qui gronda si longtemps sur sa
tête ; on aime à voir à ses pieds ces sommets, jadis mena-
çants, devenus dans leur abaissement semblables aux sil-
lons d'un champ, ou au gradins d'un aniphithéâtre ; on
est flatté d'être devenu le point le plus élevé de tant de
choses, et un sentiment d'orgueil les fait regarder avec
plus de complaisance.
Lorsque le voyageur parcourt l'intérieur de ces mon-
tagnes, l'aspérité des chemins, la rapidité des pentes, la
profondeur des précipices commencent par l'effrayer.
Bientôt l'adresse des mulets qui le portent le rassure, et
il chemine à son aise à travers les incidents pittoresques
qui se succèdent pour le distraire. Là, comme dans les
Alpes, il marche des journées entières pour arriver dans
un lieu qui, dés le départ, est en vue ; il tourne, il des-
cend; il côtoie, il grimpe; et dans ce changement perpé-
tuel de sites, on dirait qu'un pouvoir magique varie à cha-
que pas les décorations de la scène. Tantôt ce sont des
villages près de glisser sur des pentes rapides, et tellement
disposés que les terrasses d'un rang de maisons servent
de rue au rang qui les domine. Tantôt c'est un couvent
placé sur un cône isolé, comme 'Marchâiâ dans la vallée
du Tigre. Ici, un rocher percé par un torrent est devenu
une arcade naturelle, comme à Nalir-el-Leben. Cette
arcade a plus de 160 pieds de long sur 85 de large, et
près de 200 pieds d'élévation au-dessus du torrent. Là,
262 LES ASCEÎsSIONS CEIÈBUES.
un autre rocher taillé à pic ressemble à une haute mu-
raille; souvent, sur les coteaux, les bancs de pierres,
dépouillés et isolés par les eaux, ressemblent à des ruines
que l'art aurait disposées. En plusieurs lieux, les eaux,
trouvant des couches inclinées, ont miné la terre inter-
médiaire, et formé des cavernes, comme à NaJir-el-Kelb,
près d'Antoura : ailleurs elles se sont pratiqué des cours
souterrains, où coulent des ruisseaux pendant une partie
de Tannée, comme à Mar-Eliâs-el-Roinn, et à Mar-Eanna;
quelquefois ces incideuts pittoresques sont devenus tra-
giques. On a vu, par des dégels et des tremblements de
terre, des rochers perdre leur équilibre, se renverser sur
les maisons voisines, et en écraser les haljitants; il y a
environ vingt ans qu'un accident semblable ensevelit,
prés de Mardjordjôs, un village qui n'a laissé aucune
trace. Plus récemment et prés du même lieu, le terrain
d'un coteau chargé de mûriers et de vignes s'est détaché
par un dégel subit, et glissant sur le talus du roc qui le
portait, est venu, semblable à un vaisseau qu'on lance du
chantier, s'établir tout d'une pièce dans la vallée inférieure.
11 semblerait que ces accidents dussent jeter du dégoût
sur l'habitation de ces montagnes : mais, outre qu'ils sont
rares, ils sont compensés par un avantage qui rend leur
séjour préférable à celui des plus riches plaines; je veux
dire par la sécurité contre les vexations des Turcs. Cette
sécurité a paru un bien si précieux aux habitants, qu'ils
ont déployé dans ces rochers une industrie que l'on cher-
cherait vainement ailleurs : à force d'art et de travail, ils
ont contraint un sol rocailleux à devenir fertile. Tantôt,
pour profiter des eaux, il les conduisent par mille détours
sur les pentes, ou ils les arrêtent dans les vallons par des
chaussées ; tantôt ils soutiennent les terres prêtes à s'é-
crouler, par des terrasses et des murailles. Presque toutes
les montagnes ainsi travaillées présentent l'aspect d'un
escalier ou d'un amphithéâtre, dont chaque gradin est
LE MONT LIBAN. 265
un rang de vignes ou de mûriers. J'en ai compté sur une
même pente jusqu'à cent et cent vingt, depuis le fond du
vallon jusqu'au faîte de la colline ; j'oubliais alors que
j'étais en Turquie, ou si je me le rappelais, c'était pour
sentir plus vivement combien est puissante l'influence
même la plus légère de la liberté.
(VoL>EY, Voyage en Egypte et en Syrie.)
Après le pays des Ansarieli, le mont Liban com-
mence à élever dans les .nues ses cimes, qu'ombragent
encore quelques cèdres, et qu'ornent mille plantes rares ;
l'anlhyUis y étale ses grappes «le fleurs pourprées; l'œillet
du Liban, l'amaryllis des montagnes, le lis blanc et le lis
orangé, mêlant l'éclat de leurs couleurs au vert des pru-
niers rampants. Les neiges mêmes sont bordées de fleurs.
Les profonds ravins de ces montagnes sont sillonnés par
un grand nombre d'enux courantes qui jaillissent de toutes
parts avec une exti'ème abondance. Les neiges en cou-
vrent perpétuellement les vallons les plus élevés. L'eau,
la fraîcheur, la bonté du terrain dans les vallées, entre-
tiennent ici une éternelle verdure; mais que seraient ces
dons naturels, si la liberté ne protégeait pas les travaux
des habitants? C'est à une industrie plus libre que celle
des autres Syriens que les montagnes du Liban doivent
ces murs qui, s'élevant en terrasses, soutiennent les terres
fertiles, ces vignobles plantés avec art, ces champs de
blé soigneusement labourés, ces bosquets de cotonniers,
d'oliviers et de mûriers, qui, semés de toutes parts parmi
des rochers escarpés, rappellent la puissance de l'homme.
La vigne produit ici des grappes énormes, dont chaque
raisin a la grosseur d'une prune. Les chèvres et les écu-
reuils, les perdrix et les sauterelles paraissaient les races
animales les plus nombreuses ; les uns et les autres tom-
266 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
beiit souvent sous la serre de l'aigle et sous la griffe de la
panthèie.
Les cèdres du Liban méritent toujours d'être visités par
le voyageur. Pour arriver sur le sommet qu'ils ombragent,
on traverse la vaste plaine appelée El-Sahhel, couverte de
villages maronites et de plantations de mûriers, d'oliviers
et de figuiers. En cinq heures on traverse la plaine, puis
l'on franchit la montagne pour arriver au village d'Eclen.
]*endant qu'on la traverse, on suit une l'oute au milieu de
rochers nus où la végétation se borne à quelques pins ou
à quelques sycomores dispersés çà et là. Une source abon-
dante, formée par la fonte des neiges, sort d'une grotte
située au pied du mont Liban, et se partage en plusieurs
ruisseaux qui arrosent le chemin des cèdres. Après trois
heures de marche, on aperçoit plusieurs villages maronites
assis sur d'énormes masses de rochers dépourvus de végé-
tation. Les pierres répandues sur le sol en empêchent la
culture. Enfin, après neuf heures de marche, depuis l'ex-
trémité de la plaine d'El-Sahhel, on arrive au village d'Éden.
Sa situation pittoresque, la vue de la plaine et de la mer,
ses vergers remplis d'arbres fruitiers, les sources qui ser-
pentent de tous côtés, l'air embaumé qu'on y respire, justi-
fient le nom qu'il porte : selon l'opinion des Arabes, c'est
dans cet endroit délicieux que Dieu plaça le paradis ter-
restre.
C'est à trois lieues de ce village que se trouve la plan-
tation de cèdres ; on y arrive à travers des sentiers cou-
verts de rochers. Ils occupent une région élevée où le
thermomètre de Réaumur descend à iO degrés au-dessus
de zéro, tandis qu il est à 30 dans la plaine. Le parfum des
cèdres se fait sentira quelque distance : sur une plate-forme
on voit une centaine de ces arbres dont quelques-uns ont
quinze à vingt pieds de circonférence, mais c'est par
l'étendue de leurs branches toujours vertes, plutôt que
par leur hauteur et leur grosseur, qu'ils sont surtout
LE MOKT LIBAN. 267
l'cmarquables. Cette plantation, la seule qui rappelle les
antiques forêts qui ont fourni des matériaux au temple de
Salomon, est placée sous la protection du patriarche de
la nation maronite : ce prélat vient chaque année, le jour
de la Transfiguration, célébrer une messe sur un autel en
bois de cèdre placé au pied du plus majestueux de ces
arbres, dont la sombre verdure forme un singulier con-
itraste avec Taridilé du sol qui les environne.
(Malte-Brun, Précis delà Géographie universelle.)
VI
LA VIE ANIMALE DANS LES ZONES ALPESTRES
Les choucas. — Le lagopède. — Insectes des hautes régions. — Le réveil.
Ce sont naturellement les oiseaux qui représentent la
poptilation des plus hautes altitudes. Dans les Andes le
condor, dans les Alpes l'aigle et le vautour peuvent planei*'
au-dessus des cimes les plus gigantesques. Ces animaux,
organisés pour les plus longs voyages, sont les grands
voiliers de l'océan atmosphérique, de même que les sternes
et les pétrels sont les grands voiliers de l'Atlantique. Le,
choucas, cette espèce de corbeau d'un noir intense, qui a;
le bec jaune et les pattes d'un rouge vif, n'atteint pas de
si grandes élévations dans l'atmosphère, mais il est par
excellence l'oiseau des hautes cimes, celui de la région
des neiges et des pitons stériles. On le rencontre au som-
met du montPiose et au col du Géant, à plus de 5,500 mè-
tres. Réunis par bandes dans les anfractuosités des mon-
tagnes, voltigeant le long des escarpements les plus
abruptes, les choucas font entendre leurs bruyants croas-
sements. Tout ce qui se dresse dans les airs et nous
communique le vertige a pour ces oiseaux un attrait par-
LA VIE ANIMALE DANS LES ZONES ALPESTRES. 269
ticulier, sapins gigantesques, clochers, vieilles tours, cré-
neaux de châteaux forts dominant les vallées, pinacles de
cathédrales, pics isolés dont les escarpements plongent
au fond d'effrayants précipices, aiguilles nues et dentelées,
voilà leurs demeures de prédilection ; c'est à ces hauteurs
qu'ils étahlissent leur nichée. Véritahles cénobites de l'air,
condamnés comme ceux de la Thébaïde au régime le plus
frugal et le plus austère, ils se plaisent dans la solitude et
semblent d'autant plus satisfaits qu'un plus grand espace
les sépare de l'homme.
Il est des oiseaux plus gracieux qui résident aussi dans
la région des frimas et en animent quelque peu l'immo-
bile et triste paysage. Le pinson de neige affectionne telle-
ment cette froide patrie qu'il descend rarement jusqu'à
la zone des bois. Vaccenteiir des Alpes le suit à ces grandes
élévations ; il préfère la région pierreuse et stérile qui sé-
pare la zone de la végétation de celle des neiges perpé-
tuelles : les uns et les autres s'avancent parfois à la pour-
suite des insectes jusqu'à 5,400 ou 5,500 métrés de
haut.
La terre a ses oiseaux comme l'air. Certaines espèces
ne se servent de leurs ailes que quelques instants, et quand
la marche leur devient tout à fait impossible; tels sont les
gaUinacés. La région des neiges a son espèce propre,
comme elle a ses passereaux caractéristiques. Le lagopède
ou poule de neige se rencontre en Islande comme en
Suisse. Il s'élève bien au-dessus des frimas perpétuels et
reste cantonné à ces grandes altitudes. En hiver, son
plumage prend l'aspect des frimas au milieu desquels il
vit. La neige lui est tellement nécessaire, qu'aux appro-
ches de l'été il remonte assez haut pour la trouver ; il y
niche, il s'y roule avec délices: il y creuse des trous pour
se mettre à l'abri du vont, la seule incommodité qu il
redoute dans sa glaciale demeure. Quelques lichens, des
graines apportées par les airs suffisent à sa nourri-
270 LES ASCEPsSlONS CÉLÈDRES.
ture ; il fait la chasse aux insectes, dont il nourrit ses
poussins.
Les insectes sont en effet les seuls animaux qui pullulent
encore dans ces régions déshéritées : c'est une nouvelle
analogie avec les contrées polaires. Dans la zone tempérée,
les coléoptères se présentent en plus grand nombre et
avec une plus grande variété que dans les régions voisines
de l'Equateur. Dans les contrées subarctiques, les insectes,
pendant les courtes semaines de l'été, se montrent en
grand Jiombre. C'est également la classe des coléoptères
qui prédomine dans les hautes régions des Alpes ; ils at-
teignent sur le versant méridional 5,000 mètres, et
2,400 sur le versant opposé. On les découvre dans les
trous, les petites anfractuosités; ce sont presque constam-
ment des espèces carnassières, car à une si grande altitude
la nourriture végétale fait défaut. Leurs ailes sont si
courtes qu'ils semblent en être complètement dépourvus;
on dirai! que la nature a voulu les mettre à l'abri des
grands courants d'air qui les entraîneraient infailliblement
dans la navigation atmosphérique, si leurs voiles n'eussent
été en quelque sorte carguées. En effet, on rencontre
quelquefois d'autres insectes, des névroptères et des pa-
pillons, que les vents enlèvent jusqu'à ces hauteurs, et qui
vont se perdre au milieu des neiges. Les névés, les mers
de glace sont couvertes de victimes qui ont ainsi péri.
Cependant il est certaines espèces qui bravent la région
des frimas et s'élèvent librement jusqu'à des hauteurs
de 4,000 ou 5,000 mètres. M. J. D. Hooker a observé des
papillons au mont Momay, à une altitude de plus de
5,400 mètres; mais en aperçoit-on plus haut, ce sont des
naufragés que le vent pousse malgré eux. Les arachnides,
qui se rapprochent à tant d'égards de la classe des in-
sectes, ont aussi le privilège de résister à la froide tem-
pérature des montagnes. Un insecte des Alpes presque
microscopique, le desoria glacialis, habite exclusivement
LA VIE AîsIMÂLE DA?sS LES ZO^ES ALPESTRES. 271
le voisinage des glaciers. Mais on dirait que la tristesse de
U'ur séjour se réfléchit dans l'aspect de tous ces petits
animaux : ils ne présentent plus la variété de teintes qui
les caractérise ailleurs ; ils affectent tous une couleur
noire ou sombre qui dissimule de prime abord leur pré-
sence dans les trous où ils se blottissent. A ces hauteurs,
les habitudes des insectes se modifient selon les localités
où ils vivent. M. P. Lioy, qui a tracé un aperçu philoso-
phique des lois auxquelles obéit la nature organique et
dont elle est la mobile manifestation, remarque que des
insectes nocturnes dans les contrées de plaine deviennent
diurnes dans les régions montagneuses. C'est qu'en effet
les hautes régions reproduisent à certains égards les con-
ditions des lieux bas pendant la nuit; elles gardent, môme
après le lever du soleil, la fraîcheur et l'ombre que le soir
donne seul dans les plaines.
Tel est le tableau de la vie animale dans ces zones al-
pestres ou la faune se réduit graduellement pour ne plus
laisser place qu'à la solitude et à la désolation; Au delà
du dernier étage de la végétation, au delà de l'ex-
trême région qu'atteignent les insectes et les mammi-
fères, tout devient silencieux et inhabité; toutefois l'air
est encore plein d'infusoires, d'animalcules microscopi-
ques, que le vent soulève comme de la poussière, et qui
sont répandus dans l'atmosphère jusqu'à une hauteur in-
connue. Ce sont des germes nageant dans l'espace, qui
attendent pour se fixer et devenir le point de départ d'une
faune nouvelle, l'apparition d'un autre soulèvement, d'un
nouvel exhaussement du globe.
Ainsi, le règne animal ne disparaît pas sans avoir pour
ainsi dire épuisé toutes les organisations encore compa-
tibles avec l'état du sol, de plus en plus refroidi et ap-
pauvri, avec celui de l'atmosphère, deplusen plus raréfiée.
Les oiseaux occupent comme les avant-postes delà grande
armée d'êtres de toute espèce qui défend la montagne cou-
272
ASCENSIONS CÉLÈBRES.
tre l'invasion delà mort. Les rapaces forment en quelque
sorte les éclaireurs. Les passereaux, les grimpeurs et quel-
ques gallicanes se rapprochent plus du gros de l'armée;
ils aiment à se tenir dans la région intermédiaire entr
celle des forêts et celle dos neiges perpétuelles.
ACEÈ K
Le Condor.
Les derniers sapins, les derniers buissons sont commi
des échauguettes d'où ils observent l'atmosphère, prêts ;
descendre aux étages inférieurs si le temps menace, pro
fitant de la moindre éclaircie, du plus léger adouciss;^
ment de la froidure pour s'élancer plus liant. Dans cet!
région moyenne, on n'entend pas sans doute les harmo
LA VIE ANIMALE DANS LES ZONhS ALPESTRES. 275
nieux accords de la fauvette ou du rossignol, mais le
chant des espèces montagnardes respire encore la joie et
le plaisir de vivre. M. de Tschudi nous trace en quelques
lignes un délicieux 'tableau de l'existence des oiseaux dans
la montagne. Je le traduis ici librement :
« Un peu avant que le ciel ne se colore des premiers
feux du matin, avant même qu'un léger souffle de l'air
n'annonce l'approche du jour, quand les étoiles scin-
tillent encore au firmament, ce sont les oiseaux qui don-
nent le signal du réveil de la nature. Un léger bruisse-
ment se produit le long des sapins, c'est une sorte de rou-
coulement dont les notes deviennent de plus en plus ac-
centuées, dont le mouvement s'accélère par degrés, et qui
finit par se transformer en un caquetage harmonieux,
montant et descendant de branche en branche, comme
l'archet du musicien passe des cordes les plus graves aux
plus aiguës ; puis un bruit plus éclatant retentit tout à coup :
les voix d'abord timides entonnent chacune leurs airs ca
ractéristiques ; chaque espèce fait entendre son cri, son
sifflement plus ou moins perçant. Le doux et mélancolique
nocturne a cessé; c'est une aubade que la gent ailée donne
au soleil qui vient réchauffer son humide demeure. »
... Nous voudrions vivre un instant de cette exislence
aérienne dans cette zone intermédiaire, assez verte encore
pour qu'on y trouve un abri contre les ardeurs du jour et
le froid des imits, assez éclaircie pour que l'œil puisse dé-
couvrir le magnifique panorama des montagnes et plonger
avec délices dans le firmament; mais l'homme a été moins
favorisé à cet égard que les oiseaux; il n'a pas été orga-
nisé comme eux pour s'élever dans l'atmosphère en tra-
versant des couches d'une densité différente. Heureusement
la difficulté que nous éprouvons à supporter une ascension
rapide et continue n'implique pas une incompatibilité
absolue des hautes régions avec la vie humaine. On s'accli-
mate aux grandes hauteurs... La ville de Quito, placée à
48
274 LES ASCENSIOîsS CÉLÈBRES.
y, 908 mètres au-dessus du niveau de la mer, renferme
une nombreuse population qui ne paraît pas souffrir de
cette altitude. Une autre ville des Andes, Potosi, est à
4,160 mètres, et contint jadis plus de cent mille âmes.
Après que Saussure fut resté quinze jours au sommet des
Alpes, son pouls reprit son mouvement normal, et Bous-
singault, après un séjour prolongé dans les villes des
Andes, put aisément supporter la basse pression de la
cime du Chimborazo. 11 y a donc des précautions à prendie
si l'on veut impunément se transporter dans ces liautes
régions, où, une lois établis dans les conditions convena-
bles, il nous devient possible de vivre : il ne s'agit que
d'babituer graduellement notre économie aux cliange-
ments barométriques de l'atmosplière.
(A. Maury, le Monch alpestre. — Rev. des Deux Mondes.)
PÈLERINAGES — TRADITIONS ET LEGENDES
Le Brocken.
ASCENSION AU BROCKEN
Seml)lablc au vautour qui reposant son aile sur les pesantes nuées du
malin épie sa proie, que ma chanson plane dans les airs!...
Que vois-je à l'écart ? Sa trace se perd dans le hallicr sombre ; derrière
lui les buissons relèvent leurs brandies, la solitude l'engloutit.
Ah ! comment guérir les douleurs de celui pour qui le baume est devenu
un poison, qui, dans les flots de l'amour, s'est abreuvé de misanthropie?
Méprisé des hommes, qu'il méprise à son tour, il dévore secrètement son
mépris propre dans un égo:sme insatiable.
S'il est sur la lyre, ô père de l'amour, des sons accessibles à ^on oreille,
apaise son cœur ! Découvre à son regard les mille sources qui jaillissent
dans le désert auprès de l'homme altéré.
A la lueur de ton flambeau, lu l'éclairés, la nuit, dans les rudes sen-
tiers; avec l'aurore aux mille couleurs, tu souris à son àme; avec la (u-
'278 LES ASCENSIONS CÉLÈCRES
rieuse tempête, tu l'emportes sur les hauteurs: les torrents de l'hiver se
précipitent du rocher et répondent à ses chants ; — elle devient pour lui
l'autel de la plus tendre reconnaissince, la tête neigeuse du sommet re-
douté que les peuples crédules ont couronnée de rondes fantastiques.
Goethe.
L'autel de la Sorcière. — Le spectre du Brocken. — L'hôtellerie. — Le
sabbat. — Lécende de l'Usensteiu. — Lever de soleil.
Le Brocken est le nom de la principale montagne de la
chaîne pittoresque du Hartz, dans le royaume de Hanovre.
De son sommet, élevé d'environ 5,500 pieds au-dessus du
niveau de la mer, on découvre une plaine de 70 lieues
d'étendue , occupant presque la vingtième partie de
l'Europe, et dont la population est. de plus de 5 millions
d'habitants.
Dès les époques historiques les plus reculées, le Brocken
a été le théâtre du merveilleux. On voit encore sur son
sommet des blocs de granit désignés sous le nom de siège
et d'autel de la Sorcière; une source d'eau limpide s'ap-
pelle la fontaine magique, et l'anémone du Brocken est,
pour le peuple, la fleur des fées. On peut présumer que
ces dénominations doivent leur origine au culte de la
grande idole que les Saxons adoraient en secret au sommet
du Brocken, lorsque le christianisme était déjà dominant
dans la plaine. Comme le lieu oi!i se célébrait ce culte
doit avoir été trés-fiéquenté, il n'est pas douteux que le
spectre, qui aujourd'hui le hante si h^équemment au lever
du soleiP, ne se soit montré également à ces époques
reculées. Aussi, la tradition dit-elle que ce spectre avait
sa part des tributs de la superstition.
... Si tous ceux qui voient habituellement le Brocken
désirent ne pas quitter ce monde sans être monté au moins
* Les Météores, p. 44. (Bibliothèque des merveilles.)
Le BioclvCM. — riuleau des Sorcières.
ASCENSIO^' AU BROCKE.N. 281
une fois sur ce colosse, si Ions les autres Allemands qui,
>ans l'avoir à l'horizon, en ont entendu parler, aspi-
rent d'autant plus à jouir du spectacle célèbre que les
vastes plaines qu'ils habitent rendent leur imagination
moins capable de leur représenter aucune image analogue,
vous concevrez quelle aCfluence il doit y avoir sur la mon-
tagne dans la belle saison. Ce n'est guère cependant que
depuis les premières années de ce siècle que la mode s'est
établie en Allemagne de visiter le Brocken. 11 semble qu'il
ait fallu toutes les exagérations du dix huitième siècle en
laveur de la nature, pour intéresser convenablement les
hommes à ses beautés. Jusqu'alors, outre les bûcherons,
(•n aurait à peine compté quelques rares voyageurs assez
zélés pour avoir tenté une difficile ascension. Vers la fin
du dernier siècle, le nombre des curieux augmentant, le
comte de Verni:;erode, dont la principauté repose sur les
flancs de la montagne et en embrasse tout le sommet,
prenant en pitié ceux qui se trouvaient assaillis par le
mauvais temps sur ces hauteurs, et en considération de
«eux qui souhaitaient passer la nuit dans cette partie de
son petit empire, afin d'assister au magnifique spectacle
(lu lever et du coucher du soleil, y fit construire une hô-
tellerie. Elle fut inaugurée le 10 septembre 1800. Un des
serviteui's de la maison du comte , un excellent homme
dont se souviennent assurément tous ceux qui sont montés
de son vivant sur le Brocken, fut installé à cette hauteur
de 5,500 pieds comme aubergiste, avec la singulière
condition d'y demeurer constannnent, même l'hiver, sans
doute afin qu'il fût dit que la bienfaisante sollicitude du
prince ne faisait défaut en ces lieux en aucun temps. Ce
brave honnne se faisait effectivement enterrer tous les
ans, avec sa femme et sa fille, dans la neige qui s'accu-
mulait souvent jusqu'au faîte de son toit, n'ayant pour
res|»irer et voir le ciel qu'une petite tour paitant du
milieu de la maison. Il a ainsi passé trente-trois années
'282 LES ASCENSIO^'S CÉLÈBRES.
en pleine sérénité. Il était comme habitué à régner du
regard sur toute rAllemagne. PernicUez-moi ce souvenir
pour une âme simple et honnête. Le contraste enire cette
bonhomie patriarcale et la majesté si souvent orageuse
de la montagne, a quelque chose de doux et qui repose.
Quand je montai au Brocken pour la première fois , tout
jeune homme, j'y arrivai à onze heures du soir, à demi
perdu, transi par la neige et la bise; les chiens, répon-
dant à mes cris, signalèrent de loin mon approche, et le
père Gerlach courut à ma rencontre avec une lanterne
et de l'eau-de-vie. Le lendemain, quand je partis, il voulut
descendre avec moi jusque dans les forêts, et il avait les
yeux pleins de larmes; j'étais sans doute le dernier visi-
teur qu'il devait voir avant son ensevelissement, déjà
menaçant, dans la neige. Cette année je ne l'ai plus re-
trouvé, et je l'ai regretté. Son nom demeurera attaché à
l'histoire de la montagne.
Le Brocken est désormais un besoin pour nos popula-
tions de la basse Allemagne. Elles se plaisent à contempler
de là cette patrie germanique si morcelée et défigurée
pour quiconque ne la regarde pas d'un peu haut. Les
étudiants surtout y abondent. Il y a des universités tout
autour: Marbourg, Gœttingue, léna, Leipzig, Halle,
Berlin, et l'ascension au Brocken est comme le complé-
ment obligé des exercices scolaires.
Ce n'est pas seulement par le spectacle que l'on dé-
couvre de son sommet, mais par le caractère même de la
nature dans ses rocs et ses sapins que le Brocken se re-
commande aux poètes. C'est là que pendant longtemps,
s'il faut en croire la tradition, se donnaient rendez-vous
pour le sabbat toutes les sorcières de l'Allemagne. On
prétend même que le diable en personne a fait tomber la
grêle de rochers qui couvre toute la coupole de la mon-
tagne.
Depuis quelques années on a singulièrement facilité
ASCENSION AU BROCKEN. 285
l'ascension de la montagne. Je vous ai dit avec quelles
difficultés j'y étais autrefois monté. Pour le comprendre,
il faut savoir que le Brocken n'est pas une montagne; c'est,
à la lettre, un tas de pierre?. Il est probable que, dans
l'origine, il se composait de hautes aiguilles de granit,
comme on en voit encore quelques-unes dans d'autres
parties du Ilartz. Ces aiguilles, minées par l'action lente
du temps, se sont divisées peu à peu en blocs énormes qui
se sont éboulés et accumulés autour des bases ; si bien
que, finalement, il n'est plus resté de l'édifice primitif
que des ruines. C'est au milieu de ces blocs que prennent
naissance les sapins ; les eaux filtrent et grondent par-
dessous, et à chaque instant, dès que l'on quitte les
sentiers préparés , on risque de tomber dans quelque
fondrière à demi recouverte par la mousse et les grandes
herbes. Du reste pas un précipice, je dirais presque pas
un ravin. C'est un monstre accroupi, sur le gros dos rond
duquel l'homme grimpe tranquillement. Cette fois j'y suis
monté, non point à pied, non point à mulet, non point en
chaise à porteur; j'y suis monté en chaise de poste. On a
pratiqué une excellente route aussi sûre que l'allée sablée
d'un parc; sans un danger, sans une difficulté, sans un
ressaut, et moyennant un péage fort modéré chacun est
libre d'en profiter. Je ne pouvais en croire mes yeux, me
voyant ainsi dans ma voilure, mon postillon hanovrien
fouettant et donnant du cor sur cette cime où j'avais payé
si cher ma première escalade. Ajoutez à cela que j'étais
arrivé dans la journée de Dresde à Harzburg, au pied du
Bi'ocken, après avoir fait de la sorte une centaine de lieues
on chemin de fei\
284 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
LE HEXENTANZPLAT2 — L'ILSENSTEIN
C'est au milieu d'un site désert et sauvage, parmi l'amas
de roches nues et sombres où serpente la Bode, que jadis,
chaque année, pendant la nuit du i^'' mai, toutes les
sorcières du Nord venaient tenir leur sabbat solennel. Le
lieu était bien choisi, et peu de personnes devaient avoir
l'indiscrétion d'aller troubler leur rendez-vous. Dans notre
siècle de lumière, même en plein jour, sous l'azur d'un
beau ciel et les joyeux rayons dun soleil d'été, ces sil-
houettes de masses informes, inégales, bizarres, arrêtent
le sourire sur les lèvres des voyageurs , et lui donnent à
penser que, si peu superstitieux que l'on soit, on éprou-
verait une singulière émotion à se trouver seul , vers
minuit, sur quelque aspérité ou dans quelque pli noir de
cette convulsion de la nature qui a l'air d'une tempête
pétrifiée. Que l'on suppose, pour renforcer l'effet, des
nuages épais se traînant sur les cimes, quelques éclairs
pâles, de sourds grondements, et il manquera peu de con-
ditions favorables à qui voudra s'assurer qu'il est bien, à
toute heure, le maître de son système nerveux.
C'est sur le Rexentanzplatz que Gœthe a placé la scène
du Sabbat [la Nuit de Walpûrgis) dans le drame de Faust:
(( ... Comme étrangement reluit à travers les abîmes
une lueur boréale et crépusculaire qui pénètre jusque
dans les profondeurs du gouffre I Là monte une vapeur,
plus loin filent des exhalaisons malsaines. Ici, à travers
un voile de brouillard, flambe une ardente clarté, tantôt
se déroulant comuie un léger fil, tantôt jaillissant comme
une source vive. Ici, elle serpente avec mille veines à tra-
ASCEKSION AU BROCKEN. 285
vers la vallée; et plus loin, dans une gorge étroite, elle
se ramasse tout d'un coup. Près de nous tombe une pluie
d'étincelles qui couvrent le sol d'une poussière d'or ; mais
regarde là, dans toute sa hauteur, la muraille de rochers
s'enflamme.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
« Le Seigneur Mammon n'éclaire-t-il pas magnifique-
ment son palais pour la fête? »
On grimpe aujourd'hui 3ssez aisément sur le plateau
des Sorcières, grâce à un escalier de onze cents marches.
On est là ])resque vis-à-vis des rochers de granit de là Ros-
selrappe (fer à cheval). D'uii côté on domine l'âpre vallée
de la Bode, de l'autre une vaste plaine vers l'ouest.
L'ilsenstein, comme la plupart des montagnes duHarz,
est isolé et termine la chaîne de montagnes qui se dirige
à l'est, vers les plateaux de la Thuringe. Il est en face du
Brocken. C'est un immense bloc de granit qui se dresse
à pic à plus de 100 mètres au-dessus de la vallée où coule
la petite rivière l'Use, en formant une innombrable quan-
tité de cascades qui charment par leur aspect riant au mi-
lieu de ce paysage sévère.
D'après la tradition, il y avait au sommet de l'ilsenstein
un palais encbanté, habité par un roi du Harz, appelé
à|llsan; il avait une fille d'une beauté remarqua])le, nom-
mée lise. Une méchante fée fit périr par jalousie cette
charmante princesse. On la voit encore quelquefois, disent
'"Iles gens crédules, se baigner dans la rivière qui porte
son nom. Si elle rencontre un voyageur, elle le con-
duit à rintérieur de la montagne, où elle le comble de
richesses. Peut-être le sens de la légende est-il que cette
montagne renferme, comme le Bammelsberg, des mines
précieuses. On arrive au sommet par un sentier escarpé
qui passe au travers de blocs de rochers dénudés, aux
Tonnes les plus singulières.
286 LES ASCENSIOISS CÉLÈBRES.
De l'Ilsenstein, on arrive au sommet du Brocken par un
chemin facile et pittoresque. Cette montagne, but ordi-
naire des excursions dans le llarz, est jugée différemment
par les personnes qui en font l'ascension. Comme au
Righi, l'espoir ordinaire des touristes, c'est de voir un
lever de soleil ; mais si un ciel pur est favorable à ce
spectacle, il est aussi des moments où l'imprévu sert par-
faitement le voyageur. Partis la veille d'Ilsenburg par un
très-mauvais temps, nous eûmes le lendemain le bonheur
d'assister à un de ces spectacles curieux qui laissent une
impression bien plus forte que celle de voir à ses pieds
un panorama d'une grande étendue. Les nuages qui s'é-
taient amoncelés dans la vallée en une masse compacte
et lourde, ressemblaient à une mer formée d'immenses
vagues immobiles ; des courants électriques traversaient
de temps en temps ces nuées, mais sans produire le moin-
dre bruit. A ce moment le soleil se leva, et par un con-
traste étrange, éclaira d'une teinte rougeâtre la partie
supérieure de la montagne sur laquelle nous nous trou-
vions, sans rien communiquer de cette vive lumière à la
masse des nuages qui conservèrent leur teinte plombée :
il semblait que tous les rayons lumineux vinssent un à un
se briser et se décomposer à leur surface. L'effet était
magique : on aurait dit deux mondes tout différents l'un
de l'autre, la terre vue de quelque planète supérieure.
Pour décrire avec fidélité ce que nous éprouvions en ce
moment, il eût fallu le génie d'un Dante ou d'un Milton.
(Magasin pittoresque.)
II
ASCENSION AU PARNASSE
0 Parnasse! maintenant je te confemple, non avec les veux insensés d'un
rêveur, non dans le fabuleux paysage d'un poënie, mais je te vois avec ton
Tinnleau de neige et sous ton ciel natal, l'élever dans toute la pompe sau-
nage de la majesté des montagi;es. Ne t'étonne pas que j'essaye de chanter
;n la présence; et moi aussi, moi le plus humilie des pèlerins qui t'ont
'isité, je voudrais en passant éveiller tes échos, quoique nulle Muse sur ta
time ne déploie aujourd'hui ses ailes.
Que de fois j'ai rêvé de toi ! car, qui ignore Ion nom glorieux, celui-là
:St étranger à ce que l'iiomme a de plus divin. Cl maintenant que tu rs là
ous mes yeux, je rougis de l'offrir en hommage d'aussi faibles accents.
}uand je rappelle à ma mémoire Je collège illustre de tes anciens adora-
eurs, je tremble et n'ai plus que la force de iléchir le genou. Au lieu
l'élever ma voix et de tenter un inutile essor, je le contemple sous ton pa-
illon de nua.es, dans l'extase d'une joie silencieuse, en pensant qu'à la
in je te vois.
Plus heureux que tant de pcëtes illustres que le destin enclia na dans
iir lointaine patrie, foulerais-je sans émotion cette terre sacrée que d'au-
ïires idolâtrent sans la connaître? Quoique Apollon ne visite plus sa grotie,
t que le séjour des Muses en soit aujourd'hui le tombeau, je ne sais quel
oux génie régne encore en ces lieux, soupire dans la brise, habite le si-
ence des cavernes, et glisse d'un pied léger sur celte onde mélodieuse.
Dyp.o.x.
Delphes. — Lantre Gorycien. — I.a Sibylle. — Source de Castalie.
Les Phédriades. — Castri.
Castri est le nom d'un misérable village perché sur un
oc comme le nid d'un oiseau de proie ; c'est aussi le
288 LES ASCENSIONS CÉLÈDRES.
nom quo porte aujoiird'jiui l'emplacement de Delphes,
l'antique sanctuaire d'Apollon.
A peu de distance d'Arakkovah, en montant par des
chemins où le Klephte seul peut s'aventurer sans frémir,
on arrive à des excavations pratiquées dans le rocher et
consacrées autrefois au dieu Pan et à la nymphe Gorycia.
Une longue inscription, toute détériorée, indique l'antre
Gorycien, dont l'accès était praticable aux chevaux du
temps de Pausanias. Ce dernier atteste n'avoir jamais vu
une grolte plus spacieuse, ni plus belle ; aujourd'hui les
eaux et les éboulements en ont comblé une bonne partie.
C'est à l'antre Gorycien que les Tliyades, prêtresses d'A-
thènes, se donnaient rendez-vous à une époque de l'année,
appelant à elles les femmes de la Phocide et les femmes
étrangères que la dévotion amenait à Delphes. S'animant
ensuite, au moyen de pratiques mystérieuses, d'un esprit
qui les rendait folles, elles franchissaient, fortifiées par
leur exaltation, les sentiers les plus impraticables et attei-
gnaient la cime la plus élevée du Parnasse. Là, perdues
dans les nuages, elles se livraient, en l'honneur d'Apollon,
à d'étranges fureurs.
Quelques débris de sarcophages en marbre , cachéî
sous les vignes qui couvrent de ce côté le penchant pier
reux et rapide du vallon ; une chambre souterraine dans
laquelle il est aisé de pénétrer ; l'empreinte des gonds e
des clous énormes d'une porte sur le rocher, porte qu
fermait, dit-on, un chemin secret conduisant au trépiei
de la sibylle; quelques petites colonnes soutenant le ves
tibule extérieur d'une église indigente ; un mur de sou
bassement que l'on regarde comme indiquant la place di
temple d'Apollon dont il aurait fait partie, et sur lequfi
on peut lire une inscription bien conservée, rappelant le
décrets rendus en l'honneur des bienfaiteurs du tempk
les noms de plusieurs architectes employés à le construii
ou à l'agrandir, et l'affranchissement d'un esclave par s
ASCENSION AU PARNASSE. 289
consécration au dieu ; enfin, tout le long de l'unique sen-
tier qui parcourt le vallon, des niches plus ou moins
grandes taillées dans le roc, et dans lesquelles parfois
l'image d'une madone a remplacé les riches offrandes des
païens : c'est là tout ce qui rappelle l'existence de la su-
perbe Delphes. Plus de temples, ni de statues couvertes
d'or et luisant au soleil ; plus de danses, plus de jeux,
plus de processions solennelles, ni de peuples assemblés;
plus d'amphictyons réglant les destinées de la Grèce ; plus
de conquérants avides d'arracher au ciel le secret de leur
avenir ; plus de philosophes s'inclinant devant la devise
la plus sage et la plus vraie qu'ait enfantée le génie du
paganisme : Connais-toi toi-même.
Tout a disparu, comme le lendemain d'une fêle les
splendides échafaudages, la musique, les danses et le
peuple qui cherchait la joie. La pâle et triste sibylle sem-
ble seule habiter ces lieux sombres et déserts. En un rêve
facilement enfanté par l'imagination, on la voit passer,
malheureuse de sa gloire et de sa science involontaire
conduite par d'inflexibles pontifes qui la forcent à s'asseoir
sur le trépied fatal où le dieu l'attend avec ses fureurs,
son délire, ses tourments et ses obscurs mensonges. Ce
souvenir est le seul qui frappe vivement l'esprit quand on
s'arrête à Delphes. Partout des abîmes entr'ouverts et des
gouffres béants, des échos qui retentissent, des rochers
noircis comme si le feu les avait brûlés : tel était et tel
est encore le vallon de Delphes. Si les richesses et les ma-
; gnificences destinées à voiler de terribles mystères ont dis-
paru, la nature est restée la même. Aujourd'hui, comme
autrefois, le Phocéen qui vient rêver, chercher de l'om-
bre ou cueillir des fleurs, doit passer sur le revers opposé
du Parnasse pour trouver les vertes et harmonieuses forêts
de Daulis. Quelques oliviers croissent dans le creux du
vallon, au sortir duquel ils deviennent plus abondants et
forment dans la plaine un grand bois qui s'étend jusqu'au
2fW) LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
golfe. La nuit, si vous vous éveillez, vous entendez lèvent
qui vient sans cesse de la mer et qui se brise contre les
anfractuosités des rochers en poussant de lugubres gémis-
sements ; et cependant, à quelques pas de là, dans la baie
et sur !e rivage de Crissa, le même vent chante ou soupire,
doux et mélancolique. A Delphes, il devient un sourd
grondement, une plainte prolongée qui remplit l'âme de
tristesse et vous fait craindre, quand vous l'écoutez, que
l'antique oracle n'ait recouvré la parole pour vous révéler
l'avenir que vous réserve peut-être le destin.
(E. Yemekiz, Voyage en Grèce.)
Les Grecs avaient placé la demeure des Muses, c'est-à-
dire la source de l'inspiration poétique, aussi bien que la
demeure des dieux, sur les hauts sommets, là où la terre
semble toucher au ciel. Les xMuses habitaient l'Olympe, le
mont Piérius, l'Hélicon, et surtout le Parnasse.
Le Parnasse est une des plus belles montagnes de la
Grèce ; sur ses cimes couvertes de neige marchaient dans
leur pureté les Muses chastes. Les sommets du Parnasse
sont souvent enveloppés de nuages. Qui a vu Liakoura*
sans voile? dit lord Byron. Celte particularité convenait à
la destination que la mythologie antique avait attribuée à
la sainte montagne. La création poétique est un mystère,
il lui sied de s'envelopper de mystérieux nuages.
Chez les Grecs, toutes les inspirations étaient sœurs ; le
Parnasse consacrait l'alliance de l'enthousiasme poétique
et de l'enthousiasme religieux. Tandis que les Thyades y
célébraient leurs danses qu'animaient les fureurs de Bac-
chus, la Pythie, assise sur le trépied, aspirait les émana-
tions fatidiques de la montagne. Apollon y avait son tem
* Nom moderne de l'une des cimes du Parnasse.
il'»'
ASCt:^SION au I'ARNasse. 295
pic à la place duquel existe à celle heure un laurier,
image de l'iuspiration qui ne meurt pas. Les Muses s'y
baignaient dans la source de Castalie, qui coule encore,
et dont l'eau remarquablement pure et légère est un char-
mant symbole de la liinpide poésie des Grecs. Ingénieux
à saisir les convenances naturelles des lieux avec les idées
qui devaient expi inier les fables attachées à ces lieux, les
anciens avaient placé le temple d'Apollon au pied des ro-
ches à pic appelées les Brillantes (Phédriades), qui réflé-
chissent encore aujourd'hui avec tant de puissance les
flèches du dieu, roni' eux le dieu de la lumière et de la
chuleur était le dieu des vers; ils lui avaient consacré une
cime escarpée et presque inaccessible. La perfection de
l'art est un sommet lumineux et ardent que nul sentier ne
gravit, et auquel on ne s'élève que par l'essor d'un vol
divin.
Au-dessus de l'emplacement de l'ancienne Delphes
s'élève le double sommet si souvent invoqué par les poètes.
Il domine la grotte très -pittoresque d'où s'échappe la
fontaine de Castalie. M. Urichs fait observer que certains
poètes latins, tels qu'Ovide et Lucain, qui n'étaient pas
venus à Delphes, semblent croire que les deux sommets
au pied desquels la ville était bâtie forment le point
culminant du Parnasse, tandis que le Parnasse n'a réelle-
ment qu'une cime, et cela est vrai dans tous les sens, au
moins du Parnasse antique.
Un soir, à Drachmani, me trouvant au pied du Parnasse
et suivant de l'œil les vautours qui planaient sur les
flancs, je vins à me rappeler ce vers fameux :
C'est en vain qu'an Parnasse un téméraire auteur...
Il me fallut un effort inouï de réflexion pour me con-
vaincre que celle fière montagne qui se dressait là
devanf moi, baignant dans les teintes violettes du soir
'294 LES ASGE>'SIOiSS CÉLÈBRES.
ses rochers ses sapins, ses abîmes, c'était le Parnasse de
Boileaii.
Eli revanche, le Parnasse tel qu'il était devant mes
yeux, je le trouvais dans les poêles anciens et surtout
chez Euripide. En contemplant les rochers qui resplen-
dissaient si vivement au soleil du Midi, je n'e-timais pas
trop forte l'expression du poëte dans les Phéniciennes :
« 0 roche étincelante de feu! ô splendeur à double som-
met ! )^
(J.J. Ampère, la Poésie grecque en Grèce.)
.... La route du monastère de Saint- Luc à Delphes
tourne le long des flancs du Kirphis ou Xero-Vouni, dans
ses embranchements avec le Parnasse ou Liakoura. Une
demi-heure après avoir monté, on rencontre une petite
chapelle située, de la manière la plus délicieuse, tout
auprès d'une fontaine d'eau vive ombragée de platanes. 11
y avait probablement là autrefois une station religieuse
pour les pèlerins qui se rendaient à Delphes, car le
chemin semble suivre la route antique. Une fuis qu'on a
tourné ces ravins de la chaîne du Kirphis on aperçoit
l'entrée de la gorge profonde qui dominait la vieille
Delphes. Tout à l'entrée de cette gorge, bien haut dans la
montagne, sur les dernières limites du terrain cultivé et
au pied de ces cônes de neige qui donnent une physio-
nomie imposante au front sourcilleux du Liakoura, ap-
paraît comme une vigie attentive, le bourg d'Arachova.
Quelques noires forêts de pins semblent posées auprès du
rivage de cette sorte de glacier comme une digue destinée
à arrêter l'invasion des neiges. A l'autre extrémité de
cette gorge , bien haut aussi , au pied de rochers de
porphyre, est le village de Castri, bâti sur les ruines
de Delphes.
Il faut encore deux heures d'une bonne marche de
ASCE>"SION AU PARNASSE. 295
x'iieval pour tourner toutes les collines et les remonter
jusqu'à Castri, que Ton conserve presque toujours en
vue; mais à mesure qu'on s'en approche la vue devient à
chaque pas plus belle. Dans les parties inférieures des
collines on traverse de courtes vallées bien plantées et bien
arrosées en suivant de l'œil la fraîche vallée du Plistus,
Dés qu'on est parvenu sur le haut des collines, on aperçoit
la baie de Salona, le golfe de Corinthe et, dans le lointain,
les montagnes du Péloponnèse. En se rapprochant un peu
plus, la mer se dérobe derrière les cimes du Kirphis et on
se trouve dans une enceinte de hautes montagnes et comme
isolé du reste du monde.. Ce devait être un beau spectacle
que d'apercevoir de là, aux jours solennels, les proces-
sions antiques se déployer à la fois des deux côtés opposés,
arrivant par mer à Crissa et par terre du côté d'Arachova.
Dès les premiers pas sur ce sol sacré on passe à travers
des tombeaux. Les uns avaient été érigés sur cette partie
de la route, comme un chrétien des anciens jours eût fait
ériger le sien près de Jérusalem ou dans la vallée de
Josaphat; les autres ont été entraînés dans la chute des
rochers supérieurs, dont les énormes fragments gisent
dispersés alentour. Il n'a pas fallu moins, pour les préci-
piter, qu'un des violents tremblements de terre si fré-
quents ici.
Les tombeaux vont toujours se continuant jusqu'au
monastère de Saint-Elie. A quelques pas du monastère
coule une petite rivière qui sort de la fontaine Castalie,
placée un peu plus au-dessus, à droite de la route. Un tor-
rent descend du Parnasse par une fissure entre deux pics
escarpés, le pic Nauplia et celui d'IIyampeia, d'où fut,
dit-on, précipité le fabuhsle Esope par les habitants de
Delphes. Parvenu à l'extrémité de cette fissure étroite,
le torrent est recueilli dans un court passage voûté et
s'écoule dans un bassin carré, creusé par la nature même
dans le rocher, mais agrandi un peu de main d'Iiomme.
296 LES ASCENSIONS CÉLÈBR .
Ce bassin, qui a environ 50 pieds de longueur sur 10 de
largeur, renferme la célèbre fontaine de Caslalie. Au-des-
sous de la fontaine, sur le flanc d'un roclier d'une hauteur
perpendiculaire de plus de 100 pieds, sont creusées trois
niches. Celle du milieu, qui est la plus grande, renfermait
probablement une statue d'Apollon, et les deux autres les
statues du dieu Pan et de la nymphe Caslalie. Une qua-
trième niche, placée à droite, et fermée par une petite
enceinte de murs est transformée en une chapelle dédiée à
saint Jean, qui aura sans doute succédé à VHcroûm^ con-
sacré à Antinous. La religion chrétienne a par toute la
Grèce établi ses autels sur les lieux mêmes sanctifiés par
le respect antique, et le sentiment religieux du nouveau
culte s'est trouvé fortifié du respect religieux longtemps
porté au culte ancien. Assise sur une roche au murmure
de ce torrent, au bord de la fontaine Caslalie, que deux
rochers formidables resserrent d'un côté, tandis que
l'autre s'ouvre sur une vallée profonde, véritable solitude
fermée de tous côtés par des montagnes, je pouvais con-
cevoir sans peine l'impression du respect religieux qui
devait saisir l'imagination des visiteurs et les disposer à
recevoir les décisions de l'oracle.
(J.-A. BucHON , la Grèce continentale et la Morée.)
^ Pclit temple élevé parles Gi'ecs en Ihonneur des liéros déifiés.
\
II
LE PIC D'ADAM
Le pied du Bouddha. — Vertige. — Cérémonies religieuses. — Les pèlerins.
Le pic d'Adam est situé dans l'intérieur de Tîle de
Ceylan, à environ 15 lieues de la rade de Colombo. Sa
forme caractéristique le fait aisément reconnaître. C'est
un pèlerinage sacré et méritoire que de gravir ce cône
escarpé, élevé au-dessus du niveau de la mer de 2,420 mè-
tres; au terme de l'ascension se trouve l'empreinte du
pied du Bouddha, qui, suivant les livres bouddhistes,
avant de monter au ciel, jeta, du sommet de cette mon-
tagne , un dernier salut aux humains , et marqua son
dernier pas sur la terre d'une trace ineffaçable. Mais les
musulmans, qui, longtemps avant nous, trafiquèrent dans
rinde, ont changé les personnages de cette fable, et du
pied du Bouddha, ils ont fait celui du premier père,
Adam; ils ajoutent qu'avant de monter en paradis, Adam
demeura sur cette cime à pleurer ses péchés jusqu'à ce
que Dieu lui en eût fait remise.
Le pèlerinage ne peut avoir lieu que pendant la saison
sèche, de janvier en avriL L'ascension est difficile, fati-
298 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
gante et périlleuse ; ce qui n'empêche pas que des milliers
de Gliingalais, vieillards, femmes et enfants, ne viennent
faire leurs dévotions devant l'empreinte sacrée. Le roc, en
certains endroits, est tellement à pic, qu'on ne pourrait le
gravir sans l'aide des chaînes de fer qui y sont attachées.
La partie inférieure s'avance parfois au-dessus de la base
de la montagne, et l'œil du voyageur aperçoit la vallée
au-dessous de lui à plusieurs milliers de pieds. Il arrive
fréquemment à quelque malheureux suspendu sur ce
précipice d'être saisi de vertiges, de perdre la tête et de
lâcher la chaîne; il tombe et se brise en pièces.
Le sommet du mont est terminé par une plate-forme
de 70 pieds de long sur 22 de large, entourée d'une petite
muraille de pierre haute de 5 pieds; le point culminant
de cet enclos est un rocher situé au milieu, et dépassant
de 6 à 7 pieds le sol environnant ; c'est là qu'est le pas
sacré, Çri-Pada, objet de la vénération des sectateurs du
Bouddha. L'empreinte est profonde , longue d'environ
5 pieds sur 2 1/2 de large; elle est ornée d'un rebord
en cuivre enrichi de pierreries, et surmontée d'un toit
tendu d'étoffes de couleur ; tout le rocher est couvert de
fleurs qui lui donnent un air de fête.
Un peu plus bas que l'empreinte, sur le même rocher,
il y a une niche en maçonnerie dédiée à Samen, divinité
gardienne de la montagne; dans l'enclos, une petite hutte
sei t de demeure au prêtre officiant. Sur la partie est de la
montagne, à côté du parapet, on admire un bosquet de
rhododendrons que les naturels regardent comme sacré
et comme ayant été planté par Samen aussitôt après le
départ du Bouddha; ils ajoutent que cet arbuste ne se
trouve en aucun autre point de File ; mais Davy eut occa-
sion de reconnaître qu'il est commun sur les plus hautes
montagnes de l'intéri'eur de Ceylan. i
Pendant que ce voyageur était sur le sommet du pic,
il vit arriver une compagnie de pèlerins , hommes et
LE PIC D'ADAM. 301
femmes, parés de leurs plus beaux habits. Le prêtre, en
robe jaune, debout devant l'empreinte sacrée, leur récita
à haute voix, sentence par sentence, les articles de foi de
leui- religion et les devoirs qu'elle prescrit. Durant cette
oraison ils étaient à genoux ou pieusement inclinés, les
mains jointes.
Une scène d'épanchement et de tendresse suivit l'orai-
.son; les femmes présentaient avec respect leurs hommages
à leurs maris, les enfants à leurs pères, et les amis s'em-
brassèrent. Une vieille femme commença à faire ses saints
à un vénérable vieillard, en versant des larmes et se
prosternant à ses pieds; puis d'autres personnes moins
âgées l'imitèrent ; enfin il se saluèrent tous les uns
les autres, et échangèrent des feuilles de bétel. Le but
de cette cérémonie est de resserrer les liens d'amitié et de
famille.
Nous ajouterons à cette notice extraite d'une description
de l'ile de Ceylan par le major Davy, quelques détails
empruntés à l'ouvrage du major Forbes, que son séjour
de onze ans à Ceylan a mis à même de parcourir l'ile en
tous sens, et de la connaître sous tous les rapports.
En gravissant la montagne du côté de Katnapoura, on
arrive, après quatre heures de marche, à Djillemallé ;
ensuite on monte encore pendant la distance de quatre
milles et demi avant d'atteindre Palabadoulla, dernier
point habité sur ce versant ; au-dessus, le chemin com-
mence à devenir très-dangereux, surtout à cause des
précipices que le feuillage épais et les troncs d'arbres
cachent souvent aux regards des voyageurs. La différence
de la température est très-sensible; la route n'est plus
formée que par des lits de torrents à sec; dans la saison
des pluies (avril et mai) lorsque les torrents descendent
302 LES ASCENSIONS CELEBRES. |
des montagnes, un grand nombre de pèlerins, ne pouvant
plus ni avancer ni reculer, ni trouver de refuge, périssent;
misérablement. A quatre milles de Palabadoulla, à peu
prés h la même distance du pic, est situé Diabctmé. A cet
endroit on jouit d'une vue magnifique; les trois quarts
d'un vaste cercle présentent à l'œil du voyageur toutes les
variétés et toutes les teintes du plus riche paysage. Aux
arbres d'un beau feuillage vert qui dominent dans cette
immense forêt se mêlent des arbrisseaux aux teintes rou-
geâtres, brunes, vert clair et vert pâle. A l'est se dresse
le pic Samanala (pic d'Adam), et c'est à peine si à cette
distance on peut encore distinguer le petit temple qui en
couronne le sommet. On s'arrête à Diabetmé pour re-
prendre haleine, et en montant toujours on arrive au
torrent appelé Sitaganga (rivière froide), où les pèlerim
se baignent, plongent, font leurs ablutions et changeni
leurs vêtements de voyage pour en revêtir de plus beau?
en l'honneur du saint dont ils vont honorer le monument
Plus loin, on passe sous un roc nommé Diviyagalla où l'or
fait voir l'empreinte du pied d'un tigre d'énorme gran
deur, qui est le héros d'une légende. A un mille de là, oi
voit le tombeau d'un saint mahométan. La pente devien
ensuite plus rapide; deux ou trois chaînes en fer, scelléei
aux rochers ou aux gros arbres, aident le voyageur fatigui
à gravir le sommet que des arbres touffus dérobaien
quelques instants auparavant à ses yeux.
Au centre est un bloc de granit, haut de neuf mètres
sur lequel se trouve l'empreinte sacrée. Les bouddhiste
revendiquent ce monument en l'honneur de Gautam;
Bouddha, le fondateur du culte le plus répandu sur 1
terre. Les légendes ayant cours dans l'île de Ceylan attri
buent l'empreinte aux quatre différents Bouddbas ou sage
qui auraient successivement choisi pour le lieu de leur
pieuses méditations un point de la terre si propre à élevé
la pensée au-dessus des choses de ce monde. Parmi ce
LE PIC D'ADAM. 503
î'oiiddhas il y en eut un, Samana (Lachmana), frère et
oinpagnon de Ràma, héros indien, fameux par son expé-
lition dans l'île de Ceylan; et c'est de Inique le pic a
i reçu le nom de Samanala. Dans cette hypothèse, le Gau-
tama Bouddha n'y serait venu qu'après les trois autres.
{Magasin pittoresque . )
IV
ASCENSION DE L'ELBROUZ
Ton cnine divin fui d'être bon, de diminuer par tes leçons la somi
des misères humaines, d'apprendre à l'homme comment on puise des l'or-
ces dans son àme. Bien que le ciel ait arrêté ton œuvre, tu nous as légué
ce grand enseignement dans ton énergie patiente et la lésistance de ion
esprit invincible ; tu es pour les mortels le signe de leur puissance et de
leur destin. Comme toi, l'homme est en partie divin, onde trouble dont la
source est si pure!... A tous les maux l'âme humaine peut opposer une
conscience intime et profonde, qui dans les tortures la récompense ; elle
peut défier les triomphes et faire de la mort une victoire.
BvKON, Promélhée.
Chaîne du Caucase. — Prométhée. — Légende. — Ascension.
.... La brume qui, depuis notre départ d'Odessa, n'avait
cessé de jeter un voile épais sur l'horizon, s'étant dissipée,
nous découvrîmes de Yékateinogiad toute la chaîne dti
Caucase. Je ne sais comment décrire l'impression que ce
magnifique spectacle me fit éprouver.
Ce boulevard de la nature entre les nations de l'Europe
et de l'Asie forme à la vue deux suites de montagnes pa-
rallèles ; la plus haute, au sud, est désignée par les
Tscherkesses sous le Tom de Koitnlj, dénomination qui
embrasse toute leur étendue depuis le Mquinwari ou le
ASCENSION DE L'ELBROUZ. 505
Kasbeli des Dusses jusqu'à l'Elbrouz, connu égalenfienl des
géographes sous le nom tartare de Minghitaw. Cette mon-
tagne majestueuse^ encore couverte des premières neiges,
semblait à elle seule un monde de montagnes; sa tête
blanche et radieuse s'élevait dans les cieux, taudis que les
sommets pâles et innombrables des monta<(nes qui l'en-
tourent s'étendaient à l'horizon en se perdant au milieu
de l'immensité des nuages.
. Des masses énormes et grossières de rochers noirs
composent, au nord> la chaîne la plus basse, nommée
communément en tscherkesse Koucliha. Leurs fronts
obscurs, faisant ressortir la blancheur éblouissante des
sommets qui les dominent, formaient, avec ces derniers,
un contraste admirable.
L'Elbrouz, sur lequel la mythologie attache Prométhée
et que les Tscherkesses appellent Ouachliamaka, monta-
gne miraculeuse ou sainte, parce que, suivant leurs tra-
ditions, ce fut sur sa cime que l'arche de Noé s'arrêta
d'abord pour être ensuite poussée sur l'Ararat, a conservé
une partie de ses titres fabuleux. Les montagnards pré-
tendent qu'elle est fréquentée par des esprits malins et
des démons. Ils racontent également que l'on voit encore
sur le sommet le moins élevé de l'Elbrouz les os d'un
énorme géant que la colère divine a condamné à y être
éternellement exposé.
La tradition, tout absurde qu'elle paraisse, servit, en
'1817, de prétexte au général-major, prince Eristow, pour
pénétrer dans Tintérieur de la première chaîne beaucoup
plus avant qu'on ne l'avait fait jusqu'alors. Il entrepi'it
celle expédition avec deux cents liommes et une pièce
d'artillerie légère ; mais il avait sans doute mal choisi
son temps pour voir les restes du colosse, car, à peine
• La hauteur de rEll)rouz, suivant les ol)servations de M. AVicli-
newsky, est de 10,700 pieds.
20
50G LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
avancé dans les sinuosités de la montagne, un vent de
nord-est en arracha avec furie une terrible avalanche, qui
engloutit tout le détachement, lui et deux ou trois soldats
exceptés. Les montagnards, qui n'avaient toléré cette ex-
pédition que dans la persuasion qu'elle avait pour but de
donner une sépulture charitable au géant, considérèrent
cet accident comme une vengeance des esprits chargés de
conserver ses mystérieuses reliques, comme une preuve
que la sentence qui les condamnait à blanchir à jamais
sur ces rochers ne pouvait être révoquée.
De toutes ces traditions, il était resté parmi les Tscher-
kesses cette conviction que l'on ne pouvait arriver à la
cime de l'Elbrouz sans une permission particulière de
Dieu. Cependant une nouvelle expédition, entreprise de-
puis, dans le cours de l'année 1829, sous le commande-
ment du général Emmanuel, est venue leur montrer la
puissance de la volonté humaine.
Composée d'une commission d'académiciens , dirigée
par M. Kuppfer et protégée par une escorte de 600 hom-
mes d'infanterie, de 550 cosaques et de deux pièces de
canons, l'expédition, dont je me plais à constater ici les
résultats intéressants, partit, le 18 juin, des eaux therma-
les de Konstanlinogorsk, et arriva au pied de l'Elbrouz le
8 juillet, sans avoir rencontré d'autres difficultés que
l'escarpement des montées et des descentes, et le peu de
largeur des sentiers tracés le long des flancs des mon-
tagnes.
Favorisés par un beau temps, les académiciens commen-
cèrent, le 9, l'exécution de leur entreprise, escortés de
quelques Tscherkesses et de volontaires ; dans cette pre-
mière journée, ils n'atteignirent que la limite des neiges.
Le 10, à trois heures du matin, ils continuèrent leur ascen-
sion; mais, vers les neuf heures, la neige fondant et s'en-
fonçant sous leurs pas, ils s'arrêtèrent après avoir gravi
plus de la moitié de la montagne. Les spectateurs croyaient
ASCENSION DE L'ELBROUZ. 309
déjà que le but })rincipai de l'expédiliou était iniuqné,
lorsqu'une lieure après, un seul homme parut au delà des
rochers derrière lesquels se tenaient les membres de la
commission scientifique. Il s'avança d'un pas ferme et
mesuré vers la cime de rEll)rouz, qu'il atteignit à la on-
zième heure du jour. Ce hardi voyageur, que l'on avait
pris d'abord pour un des académiciens, était simplement
un Tscherkesse contrefait et boiteux.
(Cn. Bki.anger, Voyage aux Indes par le nord de
r Europe. )
ASCENSION DE L'ARARAT
Première tentative. — Arrivée au sommet. — Traces volcaniques. — ^'oé
— Expédition scientifique. — Halte de nuit. — Violent orage. — Cam-
pement. — Cime du grand Ararat.
... Le '25 avril, de grand matin, nous partîmes d'Ou-
chagan ; nous descendîmes l'escarpement d'un ravin au
Tond duquel coule l'Asterek, que nous traversâmes sur un
})ont remarquable par l'élégance de son architecture. En-
suite il fallut remonter un chemin très-rapide, tracé sur
des rochers volcaniques, qui me parurent avoir fourni les
matériaux du pont. On ne peut se faire aucune idée des
difficultés que nos chevaux éprouvèrent à gravir cette
montée: vingt fois le mien fut près de s'abattre et de
m'entraîner dans la ri\iére. Enfin, nous parvînmes au
sommet sans accident et nous nous trouvâmes dans une
plaine couverte de débris volcaniques, d'armoise et d'eu-
phorbe. De celle plainenous apercevionstrès-distinctement
les cimes neigeuses del'Ararat, que son extrême élévation
semblait rapprocher de nous, bien qu'il fût encore à plus
de douze lieues de la route. Ce colosse de l'Arménie se
présente sous la foi me de deux pyramides; l'une, moins
ASCENSION DE L'ARARÂT. 511
•levée, se termine en cône aigu ; l'autre, tronquée au som-
met, offre l'aspect d'un cratère éteint.
Les géographes sont restés partagés d'opinion sur la
hauteur de ce mont célèbre, jusqu'en 1829, époque à la-
quelle M. le professeur Parrot, de Dorpat, a résolu celte
question. Dès que l'Ararat eut été conquis par les armes
russes, M. Parrot forma le projet de faire à ses propres
frais une visite à cette montagne célèbre, consacrée par
nos livres saints comme le second berceau de l'humanité.
C'est au milieu de mars 1829 qu'eut lieu son départ. Lais-
sons parler le voyageur lui-même dans les lettres adressées
à son père :
« CoiiVenf Saint-Grégoire, sur le penchant inférieur de l'Ararat,
2-2 septembre 1829.
« Nous partîmes le l^'" septembre de Tiflis ; nous arri-
vâmes, toujours en nivelant notre route, au monastère
d'Etchmiadzin le 8 de ce mois. Nous partîmes le 10 ; nous
traversâmes l'Aras, couchâmes, la nuit, en plein air, et
arrivâmes le 11 au soir ici.
« A notre première tentative d'ascension de l'Ararat,
faite àl'est de la montagne, nous arrivâmes à 2,166 toises
au-dessus du niveau de l'Océan ; mais, parvenus à cette hau-
teur , nous vîmes évidemment qu'il serait impossible
d'atteindre le sommet de ce côté, à raison de la roideur
delà pente de glace que nous avions à parcourir. Je suivis
en conséquence, quelques jours plus tard, le conseil d'un
paysan, de faire un essai du côté N. 0., accompagné de
îilM. Behagel et Shleman, élèves de Tuniversitè, du brave
diacre Abojan, de deux soldats d'infanterie, d'un cosaque
et de cinq habitants du village. Nous atteignîmes, le pre-
mier jour, la limite des neiges permanentes, où nous pas-
312 LES ASCENSIONS CELEBRES.
sûmes la nuit auprès d'un feu debivouac. Nous partîmes^
au point du jour, pour le sommet, espérant l'atteindre
vers midi; mais à cette heure, nous n'étions parvenus
qu'à la hauteur de 2,400 toises. Comme il me paraissait
que nous avions encore une hauteur de plus de 500 toises
à gravir par une marche toujours ralentie, et de plus,
voyant des nuages et des brumes s'avancer vers la mon-
tagne, et qui, vers le soir, la couvrirent de neige, je me
trouvai forcé de redescendre. »
« Couvent Sainl-Grégoîre, 28 septembre.
« Je me hâte de t'annoncer que l'ascension complète de
l'Ararat m'a réussi. C'était la troisième tentative, que
j'entrepris le 25 de ce mois, accompagné du robuste et
intrépide Abojan, de cinq paysans et de deux soldats russes.
Nous arrivâmes le 27 à trois heures après midi à la cime.
Les di.ficultés étaient nombreuses, et je dois peut-être le
succès entier à l'ardeur des deux soldats et d'un des cinq
paysans, les quatre autres n'ayant pu nous suivre. Dés le
premier pas que nous fîmes sur la neige glacée jusqu'au
sommet, nous dûmes nous former, pas à pas, à la hache,
des marches pour y asseoir le pied, lesquelles nous furent
bien plus nécessaires pour la descente que pour la montée ;
car le coup d'œil, plongeant de cette hauteur sur ces sur-
faces immenses et escarpées de glaces luisantes, entre-
coupées de précipices profonds et obscurs, a réellement
quelque chose d'imposant , même pour celui qui est
aguerri à ces entreprises. Cette fois-ci, comme à la se-
conde tentative, le temps nous favorisa complètement.
Nous avons passé la nuit au milieu de ces frimas, dans
une atmosphère si tranquille et si sereine, que je sentais
ASCENSION DE L'ARARAT. 515
à peine le froid, qui est exlrênieinent sensible à ces grau
des hauteurs. La lune même prit soin de guider nos pas
incertains sur le cône de glace, lorsque, après le coucher
du soleil, je me li'ouvais encore bien au-dessus de la région
des neiges permanentes. Le baromètre donnait environ
2,700 toises pour la hauteur au-dessus du niveau de
l'Océan. »
Quoique M. Parrol n'ait pas trouvé de cratère de forme
ordinaire, et qu'il soit difficile de prendre pour tel une
! énorme crevasse qui coupe la montagne au côté nord-
ouest, on ne peut douter de son origine volcanique. De
toute part, depuis la ligne des neige's jusqu'à douze lieues
à la ronde, l'Ararat et la plaine n'offrent à l'œil que des
laves. Ce fait, et la situation à une égale distance de la
|mer Noire et de la mer Caspienne, doivent le faire con-
sidérer comme un volcan méditerranéen, l'un des plus
anciens et des plus considérables de l'Asie.
Partout, dans cette contrée, et principalement aux envi-
rons de l'Ararat, les noms d'une multitude d'endroits font
allusion au passage de Noé. Ainsi, selon les habitants, le
nom de la petite province d' Arno'iod/i , située à l'orient de
l'Ararat, a pour étymologie des mots dont le sens est :
auprès du pied de Noé. Us supposent que le patriarche
s'arrêta dans ce canton. Le nom d'Agorhi, bourg de la
même province, est selon eux dérivé des mots, il sema la
vigne, parce qu'en descendant de l'Ararat Noé y planta
un cep.
(Ch. Bélanger, Voyage aux Indes).
Depuis qu'en l'année 3160 du monde, la famille du
patriarche rénovateur du genre humain foula le sommet
514 LES ASCENSIONS CÉLÈBRlîS.
de l'Ararat et le sanctifia par le premier holocauste, offer!
en reconnaissance de sa merveilleuse conservation, l'his-
toire des siècles passés ne nous a transmis le souveniij
d'aucun effort fait par les hommes pour s'élever vers k
herceau de leurs aïeux. Je me trompe, une tradition légen-
daire, respectable comme tout ce qui porte le cachet d^
^l'antiquité, raconte qu'aux premiers siècles, après l'intro-
duction du christianisme en Arménie, un pauvre moin(
essaya par trois fois d'aller prier sur le mont sacré, fu
trois fois reporté par les anges à son point de départ, e;
reçut l'ordre de bûtir là une chapelle détruite avec le vilj
loge d'Agorhi, lors de la catastrophe du 20 juin 1840. |
Depuis lors, les populations chrétiennes de ces contrée|,
commencèrent à regarder comme impie, comme impos
sibl(% toute tentative ayant pour but ce que les ange;,
avaient, dit-on, expressément défendu de réitérer. im/;ie (
ni la Bible, ni TÉvang^ile, ni aucune décision dogmatique
des Pères, ne l'ont proclamé; impossible : la raison ni h
science, la théorie ni l'observation des faits, n'admetten
ici une semblable qualification. Rien de logique, d(
rationnel, nest absolument inaccessible à l'intelligence d<
l'homme, parce qu'elle tient de l'infini : ce que nous appe
Ions impossibilité n'est que relatif à des circonstances d(
temps, de lieu, de personnes, circonstances qui varient
se déplacent et reculent, chaque jour et sous nos yeux
Est-ce à dh^e que nous prétendions déifier l'ûme humaine
Non, nous savons que la verge ne s'élèvera point contre l;
main qui la tient, ni l'argile contre les doigts qui la façon
nent ; mais nous savons aussi que la création entière es
livrée à nos explorations et à nos besoins. C'est ainsi, pou
citer quelques exemples, que de puissants calculs non
ont conquis naguère les sphères célestes les plus reculées
que les mystères des hiéroglyphes et des étranges écii
tures de la Babylonie ont été percés et éclaircis dans 1
première moitié de ce siècle, qu'aujourd'hui le mond
ASCENSION DE L'ARAiUT. 515
ivilisé jouit avec reconnaissance des merveilles de la
apeur et de lélectiicilé : merveilles que repoussait encore
manimement la génération précédente.
Les hauteurs ont un immense attrait pour l'homme ;
l's obstacles qui les défendent contre son audace ne font
jue stimuler et redoubler son ardeur. Sur une h^êle
lacelle, jouet de courants invisibles, il faut qu'il aille
tudier, au sein des nuages, les phénomènes atmosphé-
'iques, agents puissants de la vie et de la destruction,
aintenant, il est vrai, il est encore entraîné au hasard
)ar une force qui le domine : mais le temps viendra où
^ette force rebelle aura cédé et subi lascendant d'une
"lavante industrie.
A l'heure qu'il est, les plus hautes cimes du monde
îonnu ont reçu l'empreinte des pas de l'homme. Le Chim-
)orazo, l'Himalaya, le mont Perdu, la Jungfrau, le mont
îlanc, rappellent l'audace heureuse des llumboldt, des
kmon, des Saussure. Dans le Caucase, à côté des noms
Uustres à d'autres litres du général Emmanuel, du maré-
chal Paskévitch et du prince Woronzoff, la science signa-
era ceux de MM. Kupffer et Lenz, Parrot, KoHnati et Abich,
|ue d'extrêmes difficultés n'ont pas empêchés d'aller exé-
Hiter leurs o])érations scientifiques sur l'Elbrouz, sur le
(azbek et sur l'Ara rat.
Pour ne parler que cette dernière montagne, elle occupe
a seconde place dans l'ordre de hauteur, dans toute la
ieutenance du Caucase, car elle s'élève à 16,955 pieds
•fuiglais; l'Elbrouz à 18,495, et le Kazbek à 16,525 pieds.
Ilrournefort, au dix-huiliéme siècle, ne put arriver qu'aux
ifleux tiers de l'Ararat. M. Parrot, professeur de Dorpat,
5Jm gravit les pentes sans succès, les 12 et 18 septem-
: )re 1829, et en atteignit enfin le pic le plus élevé, le
•27 septembre de la même année.
ij Aujourd'hui soixante personnes ont concouru à l'expé-
f iition, conçue sur un vaste plan ayant pour but, ainsi que
316 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
M. Abich en avait cxpiiiné le désir après son ascension, i
de s'établir pour un {)lus long temps à la cime de l'Ararat, \
afin d'y exécuter les opérations les plus délicates de la|
science moderne, au moyen d'instruments de précision. !
Voici la relation oKicielle et sommaire de cette savante 1
campagne.
« Un projet spécial approuvé par le commandant enL
chef du coi'ps du Caucase, avait arrêté d'avance l'ensemble
des travaux qui devaient èlre exécutés dans le courant de,
l'année 1850, sur le territoire de Transcaucasie. Confor-
mément à ce projet, il fut décidé d'effectuer l'ascension
du grand Ararat
« Le '29 juillet, on alla camper sur le grand Ararat,
à 7 verii^tes de distance de la source de Sardar-Boulaky
et à proximité de la région des neiges, dont les limites
s'étaient singulièrement abaissées cette année. Après
avoir reçu un dernier transport de charbon et de vivres,
le colonel Khodzko se décida à commencer sa marche le
4" août.
« La jonrnée s'étant annoncée par un temps magnifique,
on procéda sans retard à l'emballage des instruments. Les
bagages des personnes qui devaient prendre part à l'ascen-
sion furent chargés à dos de cheval, et le camp levé à :
six heures du matin. Au début, les bêles de somme avan-
cèrent sans peine sur la neige qui couvrait le sol; mais
bientôt l'escarpement extraordinaire des pentes les fit
broncher et s'abat! re sous leurs charges, de manière que
l'on se vit obligé de les abandonner. Les effets furent
aussitôt passés sur quatre traîneaux préparés à l'avance
dans la prévision de l'incident. Les soldats du détache-
ment s'y attelèrent et se mirent à les tirer à bras. Ils con-
tinuèi'ent ainsi leur route, en s'égayant mutuellement et
s'excitant à la besogne.
« Le colonel Khodzko, malgré les difficultés de la situa-
tion, se tenait constamment auprès des traîneaux, tandis
iil'Ji|i!![tiilli|||!i||[li|r"!v':iin|['|"!'i![|i!|i:[;i[l!il(l[l||iii:ii|i
ASCENSION DE L'ARARAT. 319
que les membres inoccupés de rexpédition côtoyaient les
rochers qui bordent la gauche du l'avin, dont on suivait
la direction. En tête de la colomie marchait un nommé
Simon, Arménien, qui, en 1845, avait servi de guide à
M. Abich. 11 portait une croix qu'on se proposait d'ar-
borer au sommet de l'Ararat.
« Souvent contraint à des retards forcés par la lenteur
avec laquelle s'opérait le transport des bagages, le déta-
chement parvint cependant, vers les deux heures de
l'après-midi, à la première brèche qu'offre de ce côté la
crête rocailleuse de la montagne. A trois heures, il fran-
chit le ravin en se portant sur sa droite, où il fut rejoint
par M. Khodzko. Il atteignit encore au delà, et fit halte
sous l'énorme rocher de Taset-Kelessi qui constitue en
quelque sorte le gradin inférieur de la cime. Ici, la décli-
vité prononcée du sol, et le peu de place qui s'y trouvait
à l'abri des neiges, rendirent l'établissement d'un camp
fort malaisé. Néanmoins, grâce au zèle des soldais, le
terrain fut déblayé, et la petite troupe put disposer sa
couchée. Elle attendit le lever du soleil avec d'autant plus
d'impatience, que des nuages s'étaient amoncelés à l'en-
tour du sommet et des arêtes aiguës du Taset-Kelessi, et
que le bruit du tonnerre, joint à la lueur des éclairs, trou-
blait incessamment le repos de la nuit,
0 Le 2 août, à six heures du matin, le détachement se
remit en mouvement; mais les obstacles se multipliaient
sous ses pas. Il gagna la crête rocheuse qui longe la gauche
•lu ravin, et s'éleva peu à peu aux rc'gions supérieures. Le
ciel, assez pur au matin, se couvrit de nuages ; vers midi,
il survint un vent d'ouest qui suscita des tourbillons de
neige glacée et de grésil. Cette intempérie obligea le colonel
Khodzko a faire débarrasser les traîneaux de tout ce qu'ils
contenaient, à l'exception seulement des instruments. Les
cosaques employés alors au service du transport, stimulés
par l'exemple de leur chef, n'en reprirent pas moins
320 LES ASCENSIO^S CÉLÈBRES.
gaiement leur pénible tâche, avec Faudace, l'insouciaiico
et l'énergie qui caractérisent le soldat russe. 1
« Vers une heure, ils parvinrent à l'extrémité nord-est
de la chaîne de rochers, qui plus loin se perd dans un
terrain composé de menus débris pierreux et traversé de
côté et d'autre par des couches de neige et de glace. Cette
localité s'étend jusqu'au pied du dernier escarpement de
la cime, près duquel fut retrouvée, debout et fortement
attachée au sol, la croix qu'avait plantée, en 1845, l'un
des serviteurs de M. Abich. Sur ce point, les voyageurs
firent une courte halte, dans l'espérance que la tempête
se calmerait. Leur attente fut vaine. Comme, à deux heu-
res et demie, le vent augmenta de violence, et que, de
plus, un gros brouillard enveloppa, en s'épaississant, le
sommet de la montagne, ils résolurent de pousser en,
avant afin de se mettre à couvert parmi les rochers dej
l'escarpement contre l'orage qui se préparait. Ils gravi-j
rent la pente jusqu'à moitié de sa hauteur, mais, arrivés
là, ils se convainquirent de l'impossibilité de passer
outre le même jour. Les hommes de l'expédition étaient
harassés et transis ; la neige leur fouettait le visage et
les aveuglait; enfin des coups de vent continuels gênaient
le passage des traîneaux alourdis par les instruments.
Trouver un refuge semblait difficile. Les roches abrup-
tes s'entassaient à des intervalles si rapprochés , que
nulle part elles n'offraient de recoin assez spacieux pour
s'y établir. M. Khodzko se décida, faute de mieux, à con-
gédier, à cinq heures, une partie de ses gens, auxquels
il enjoignit de retourner au camp de Taset-Kelessi, où
l'on avait, par précaution, laissé une tente. Puis, avec
tous les officiers du détachement et deux soldats, il oc-
cupa, lui sixième, un petit plateau ouvert à tous les vents.
On fit quelques préparatifs pour la nuit. Le colonel et ses
compagnons se pelotonnèrent tant bien que mal les uns
près des autres, et se couvrirent d'un tapis et d'une peau
ASCENSION DE L'ARARAT. 521
qui servait à garantir les instruments de la pluie. Il se
résignèrent à garder cette singulière position jusqu'au
lendemain.
« Cependant la fureur du vent croissait toujours. Dé-
chirant parfois Tèpais manteau de nuages qui ceignait
de toutes parts la montagne, il découvrait subitement à
la pâle clarté de la lune, tantôt un coin de la vallée de
l'Araxe, ou les contours du petit Ararat, dont la cime
s'abaissait déjà sous les pieds des spectateurs, tantôt les
sombres précipices qui environnaient leur asile inhospi-
talier, situé à une hauteur beaucoup plus considérable
que celle du mont Blanc. Pour comble du contre-temps,
sur les dix heures du soir, éclata un violent orage. Par
la vivacité des éclairs et la force du tonnerre, les voya-
geurs acquirent bientôt la certitude de se trouver pris au
sein même des nuées électriques. A chaque explosion,
l'électricité ne brillait point dans les airs en zigzag,
comme à l'ordinaire, mais emplissait instantanément l'es-
pace d'une lueur éblouissante, nuancée de reflets verts,
rouges et blancs. Les coups de tonnerre suivaient presque
immédiatement le passage des éclairs ; leurs puissants
roulements étaient longtemps et distinctement répétés par
les échos des innombrables gorges de la montagne. Vers
minuit, l'orage s'apaisa, mais la neige continua de tom-
ber par flocons. Ceux d'entre les voyageurs qui n'avaient
pas changé de place en furent recouverts à une épaisseur
de 5 à 4 pouces. Enfin le jour vint à poindre : il ne ré-
pondit pas au gré de leur désir. Les cimes s'étaient bien
dégagées de leur enveloppe nébuleuse, mais, en revanche,
les flancs du petit Ararat, et toute la région basse acces-
sible à l'œil, disparaissaient sous un rideau impénétrable
de nuages, qui, vus d'en haut, ressemblaient à une mer
ondoyante et glacée. A mesure que le soleil montait à
l'horizon, il se dégageait de ce milieu des vapeurs, lé-
gères au commencement et pareilles à des fumées, mais
21
522 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
qui plus tard se condensèrent en brouillards épais et
neigeux. Vers trois heures, le ciel s'éclaircit un peu, le
Tcnt ne perdant rien de son impétuosité. La situation de
la troupe devint tellement insupportable qu'on résolut de
continuer l'ascension, dans l'espoir de découvrir, au delà
des rochers, un terrain uni qu'on savait être conligu au
sommet,
« A quatre heures, les voyageurs quittèrent leur halte,
mais ce ne fut qu'après avoir dépassé une troisième chaîne
de rochers qu'ils débouchèrent sur le plateau en question.
Ce dernier présente une pente inclinée de 50 degrés au
moins. 11 est jonché de pyrites peu volumineuses, qui ex-
halaient une forte odeur de soufre. A droite s'étend le
ravin qui touche au Taset-Kelessi et aboutit à la cime;
sur la gauche il en apparaît un autre, attenant au glacier
de Makinsk et tout aussi rude et escarpé que le premier.
Parvenue au centre du plateau, la troupe fut forcée de
s'arrêter à 900 pas seulement du sommet, la fatigue et le
vent lui interdisant tout mouvement ultérieur. Après des
efforts incroyables on parvint à fixer deux tentes, sur un
terrain moins incliné qu'ailleurs ; il offrait cependant une
pente de 50 degrés, et même de 40 à l'endroit où cam- i
paient les gens. Le détachement conserva ce poste pen- 1
dant trois nuits et deux jours, du 5 au 5 août, dans le i
courant desquels le vent, accompagné de neige, de grésil
et de grêle, se soutint presque sans interruption.
(( Le coucher du soleil, au 5 août, fit prévoir le terme s
de l'orage. En effet, le 6, dès le matin, le vent s'affaissa
complètement ; toutes les gorges du grand et du petit i
Ararat s'éclaircirent, et il ne resta plus à l'horizon qu'une ^
mince rangée de nuages, qui couronnèrent les cimes loin-
taines du Karabagh et les gigantesques terrasses du Sa-
valan,dont la silhouette se dessinait distinctement à Test.
(( M. Khodzko résolut d'employer la 'matinée à l'explo
ration des sommets, ainsi qu'à la recherche d'un empla
I
ASCErsSION DE L'ARARAT. 323
cément avantageux: pour l'établissement de ses instru-
ments et de son camp. A huit heures trois quarts, il se
mit en marche avec les Cosaques, et un quart d'heure plus
tard il prit pied sur la plate-forme supérieure de la mon-
tagne. Trois hauteurs la dominent. Sur deux d'entre elles
on aperçut des éminences pyramidales, formées de débris
pierreux et surmontées de pieux indicateurs; elles avaient
été érigées par quelques soldats, qui, un mois auparavant,
avaient entrepris volontairement l'ascension de TArarat.
Les voyageurs gravirent rapidement le sommet le plus
rapproché, et franchirent ensuite le second, qu'avait visité
Abich en 1845. Mais grande fut leur surprise, lorsque,
parvenus à la cime du rocher, ils virent se dresser devant
eux un troisième sommet, incomparablement plus élevé
que les deux autres, et séparé de ceux-ci par une large
excavation. Les bords escarpés de cet enfoncement, qui
descendaient à pic, rendirent le passage difficile. Néan-
moins cet obstacle fut vaincu avec le secours des soldats,
et à dix heures du matin (c'était le jour de la Transfigura-
lion) M. Khodzko et ses compagnons s'installèrent sur le
point culminant du grand Ararat.
« On procéda tout d'abord à l'érection de la croix. Dans
l'absence du guide Simon, elle avait été confiée au Cosa-
que Dokhnoff. Arrivé au lieu indiqué, cet homme tomba
à genoux, se prosterna devant le signe du Rédempteur.
et se mit aussitôt à l'œuvre pour le fixer dans le sol. Cela
fait, les assistants se groupèrent autour du symbole de la
domination chrétienne, qu'ils venaient d'arborer sur la
icime du mont biblique, et terminèrent par une fervente
prière la cérémonie, à laquelle fut présent un musulman,
Noourouz-Ali, sujet persan, venu le jour même du camp
inférieur. Le colonel Khodzko disposa ensuite le départ,
[dans l'appréhension que le vent, qui surgissait derechef
vec violence, ne rendit trop périlleux le séjour de la
Imontagiie. La descente des hauteurs de l'Ararat exposa
5'24 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
les hardis explorateurs à de graves dangers, surtout à
cause de la penle rapide et glissante qui avoisine son
sommet: au moindre faux pas ils risquaient d'être abîmés
dans les neiges du ravin de Taset-Kelessi ; toujours, s'ai-
dant du bâton ferré des Alpes, ils surent éviter les acci-
dents, et regagnèrent leur gîte vers midi. »
{Journal de Saint-Pétersbourg . — Nou-
velles Annales des voyages^ rédigées
par M. Vivien de Saint-Martin.)
VI
LE MONT SINAi
L'Hoieb. — Couvent du Sinaï. — Le Buisson aident. — Sommet consacré
Péninsule sinaïtique.
.... 28 février A midi, nous arrivons au pied du
groupe de rochers où se trouve le Sinaï. Ce nom est ordi-
nairement employé pour désigner l'ensemble du massif,
et celui d'Horeb pour désigner le pic où la loi fut donnée.
Après un peu de repos, nous nous dirigeons vers le
couvent, dont l'aspect extérieur n'a rien de religieux. On
n'a devant soi que des murailles crénelées, formant un
carré irrégulier de 245 pieds de long sur 204 de large, et
construit en blocs de granit hauts d'environ un demi-mè-
fre, sur une largeur un peu plus grande. De petits bas-
tions avertissent les bédouins qu'on pourrait au besoin
repousser leur attaque avec de l'aitillerie.
La grande porte du couvent est murée ; on ne l'ouvre
que lorsque le véritable supérieur, l'un des quatre arche-
Têques indépendants de l'Église grecque, vient du Caire,
à de longs intervalles, honorer les moines de sa visite.
Fondé, dit-on, l'an 527, par l'empereur .lustinien et
son épouse Théodose, sur l'emplacement d'une tour élevée
326 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
par l'impératrice Hélène, ce monastère fut protégé, au
siècle suivant, par Mahomet lui-même qui mêla une grande
partie du christianisme à sa doctrine nouvelle. En 1403,
un traité conclu entre l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem
et le Soudan d'Egypte, mentionna parmi les droits à pré-
lever sur les pèlerins de la terre sainte, ce qu'on pouvait
percevoir sur les visiteurs du couvent du mont Sinai.
Vers cette époque, les bâtiments furent réparés et agran-
dis. Il y avait alors au Sinaï beaucoup d'autres monas-
tères, « aimés de Dieu et dignes de tout honneur, » selon
ce que dit l'empereur Marcien dans une lettre. Le général
Kléber, lors de son passage, a fait relever quelques par-
ties des murailles du couvent.
Nous sommes impatients de pénétrer à l'intérieur. Le
long du mur pend une corde qui tombe d'une poterne.
iNotre guide s'appelle Mouça. Les bédouins et les voyageurs
donnent toujours ce nom de Moïse au portier du couvent,
quel qu'il soit.
Un moine paraît au haut de la poterne ; nous attachons
à la corde notre lettre de recommandation. Après une
demi-heure d'attente, on nous introduit, non plus comme
on aurait fait autrefois, c'est-à-dire en nous hissant dans
un anneau de corde ou dans un panier jusqu'à la poterne,
mais par une petite porte de côté, basse et bardée de fer.
L'appareil des verrous et des serrures est formidable.
Ces précautions ne sont bonnes qu'à dissuader de pauvres
bédouins de l'idée d'une invasion. Une douzaine de nos
soldats prendraient d'assaut cette forteresse en un quart
d'heure.
Le supérieur vient à notre rencontre, et se met à notre
disposition pour tout ce qui peut nous être agréable : l'u-
tile, nous lavons sous la tente. Il nous conduit dans
toutes les parties du couvent. Cet intérieur est un amas
confus de constructions irrégulières, disposées sans ordre,
sur les différents plans d'un terrain inégal et accidenté.
■^i' '!'!i:^i!!!i'|!!'i!-':"'iii!i;ii,;iiiiiii
LE MONT SINAi. 529
A travers un labyrinthe de petits passages, de corridors,
de cours, nous visitons des cellules communiquant avec
des galeries extérieures en bois, des cbambrettes modes-
tement meublées et réservées aux étrangers, des celliers,
des ateliers, de petites fabriques pour les choses néces-
saires à l'existence des religieux et à l'entretien du cou-
vent ; la grande église dédiée à sainte Catherine, vingt-
quatre chapelles, et, ce qui nous étonna le plus, une
I ancienne mosquée qui s'élève au milieu de l'enceinte; le
' supérieur nous dit qu'on l'a élevée pour l'usage des Ara-
bes employés dans le couvent ; probablement aussi ce fut
une concession obligée à l'autorité musulmane ; c'est
une sorte de palladium contre les tribus de la presqu'île
sinaïtique. Extérieurement, l'église est plus que modeste;
à l'intérieur elle est richement décorée. Elle est divisée
en trois nefs, séparées par des colonnes de granit, qui
supportent un plafond de bois peint et semé d'étoiles d'or.
Le sanctuaire est fermé par une boiserie sculptée et
dorée ; l'autel, en marqueterie d'écaillé et de nacre, est
chargé d'œuvres d'orfèvrerie offertes par de riches
croyants ; le siège de l'évêque est en bois sculpté et doré;
le pavé est fait de marbre, de serpentin et de granit. Le
supérieur nous fait remarquer quelques peintures byzan-
tines, les médailles des fondateurs, Théodose et Hélène,
à l'abside une mosaïque représentant Moïse, jeune, beau,
imberbe, à genoux devant le buisson ardent, et, dans une
autre scène, recevant des mains de Dieu les tables de la
loi. La place même où était le buisson se trouve, dit-on,
à gauche du mailre-autel ; on Ta enfermée dans une cha-
; pelle où l'on ne peut entrer qu'après avoir ôté ses chaus-
sures ; non, sans doute, comme on le répète souvent, par
imitation d'une coutume musulmane, mais en mémoire
de ces paroles du Seigneur à Moïse, lorsqu'il l'appela du
milieu du buisson : « Otez les souliers de vos pieds, parce
que le lieu où vous êtes est une terre sainte. »
330 LES ASCEPsSIONS CZi.ÈBRES.
Celte église est sous l'invocation de sainte Catherine,
dont le tombeau, orné et entouré de lampes et de cierges
toujours allumés, attire un grand nombre de pèlerins. I
Dans la bibliothèque, on nous laisse entrevoir plutôt que'
voir des manuscrits grecs et arabes, au nombre, dit-on,
d'environ 1,500. On nous permet de regarder de plus
près l'évangéliaire de l'empereur Théodose et un psautier;
qui aurait appartenu à sainte Catherine. Il
Nous nous promenons dans le jardin qui est tout eii
fleur; sa verdure, au milieu des rochers arides qui nou&
entourent, est d'un effet charmant : il nous rappelle nos
vergers aux beaux jours de mai et de juin. Les arbres sont
blancs et roses. Les amandiers, les figuiers, les oliviers,
la vigne, les pêchers, les poiriers surtout, produisent,
nous assurent les moines, d'excellents fruits.
2 mars. Monté au Sinaï où Djebel-Mouça (mont dC
Moïse) à huit heures. Notre excursion dure cinq heuresJj
On sort par les jardins, au sud du couvent, et l'on s'engage
dans des sentiers où des gradins sont creusés dans h
roche. On passe entre le mont des Juifs et le mont Iloreb;i
on arrive à une fontaine, puis à une chapelle dédiée à la
Vierge, et enfin à un petit plateau où l'on se repose sous
un cyprès, près d'une source d'eau pure. Plus haut, on
nous montre les débris d'une chapelle autrefois c(uistruit€
dans un enfoncement que l'on croit être la grotte où se
réfugia Élie poursuivi par Jézabel.
Sur le sommet du Sinaï, on voit les ruines d'une cha
pelle et d'une mosquée, toutes deux consacrées à Moïse
C'est de là queMahomet, suivant la tradition musulmane
fut enlevé au ciel. Son chameau a laissé sur le rochei'
l'empreinte d'un de ses pieds.
Quelle que soit la croyance ou la conviction philoso^
phique du voyageur, il est à plaindre s'il reste froid sui
cet étroit plateau consacré par de si grands souvenirs
tandis que son regard erre parmi ces Alpes nues, au mi
LE MONT SINAÏ. 531
;lieu du silence le plus solennel où la pensée de l'homme
[puisse s'élever librement de la terre aux deux.
I (Excursion au mont Sinaï, par MM. Bida et Georges
Hachette. — Tour du Monde .)
Le mont Sinaï, masse imposante de rochers graniti-
ques, au pied duquel est le couvent de Sainte-Catherine,
5'éléve au-dessus d'une chaîne de montagnes que les
arabes appellent Djebel-Mouça, et dont on ne peut faire
le tour qu'au moyen de plusieurs journées de marche.
]ette chaîne est en partie composée de grès. On y trouve
plusieurs vallées fertiles, dans lesquelles sont des jardins
3lantés de vignes, de poiriers, de dattiers et d'autres ex-
îellenls fruits que l'on transporte au Caire, et qu'on y
/end très-cher. Mais, en général, la péninsule entre les
ieux golfes d'Aïlah et de Suez présente aux voyageurs le
pectacle d'une effrayante stérilité. La rose de Jéricho, la
ioloquinte, l'apocyn aiment ce sol aride. Divers arbres
)uissonneux y viennent aussi ; tels sont Y acacia gummifera
)u l'épine d'Egypte, qui fournit la gomme arabique, sub-
itance qui, au besoin, peut servir de nourriture ; le tama-
'inier qui, dans les mois de juin et de juillet, laisse tran-
spirer un suc doux et aromatique nommé encore elmana^
il qui est la manne de Moïse; enfin le ban ou balanus
nyrepsica, dont les fruits donnent une huile recherchée;
e câprier , le laurier-rose , le citronnier et divers
mires arbustes, formant çà et là une touffe de ver-
lure au milieu des rochers noirâtres de granité , de
aspe, de syénite, et des plaines couvertes de sables, de
Dierres à fusil et de cailloux roulés. Les Arabes peu nom-
jreiix qui errent dans ce désert paraissent vivre d'absti-
lence. Il y a pourtant beaucoup de gazelles et d'autres
sortes de gibier. Les côtes de celte presqu'île sont bordées
ie récifs et de corail, et couvertes de pétrifications.
(Maltebrux, Précis de la Géographie universelle.)
VII
LE MONT ATHOS
Ombre de la montagne. — Canal de Xerxès. — Les cénobites. — Moiiaslèiej
du mont Athos. —Couvent d'Aghia-Labia. — Kariès. — L'école bvzantinej'
Le mont Athos est situé au sud de la Macédoine, entn
les golfes de Contessa et de Monte-Santo, à l'extrémité d(
la presqu'île Chalcidique, qui ne se rattache au continen
que par un isthme d'un mille et demi de large. Le poin
culminant de celte montagne, qui a 8 myriamélres d(
long et 18 de circonférence, s'élève à 1,950 mètres au
dessus du niveau de la mer, et l'omhre qu'elle projett'
s'étend à une distance considérable ; au soleil couchan
même, elle traverse l'Archipel et atteint les rivages di
Troie, s'il faut en croire Chevalier, l'auteur du meilleu'
ouvrage qu'on ait écrit sur la Troade. Ce n'est cependant'
ni par sa hauteur, ni par sa masse imposante, que l'Atho
est surtout remarquable. Ce qui signale particuliéremen
cette montagne à la curiosité des voyageurs, c'est sa po
pulation de 5 à 6,030 âmes, entièrement composée d.
moines. Ce qui la désigne à l'attention de l'artiste, c'es
la singulière destinée de ses couvents, où l'art byzantii
eut jadis son berceau, où il trouve aujourd'hui son der
nier refuge.
Quelques noms de villes, Vranopolis, Diuna, Olophyxo;
LE MONT ATIIOS. 353
ît Cléonès, voilà à peu près tout ce que l'antiquité nous a
aissé sur le mont Athos. A l'extrémité du cap étaient les
3romontoires Nymphée et Acrothoon. Les souvenirs histo-
4ques n'ont guères plus d'importance. Nous savons que,
lorsque Xerxès voulut envahir la Grèce, il fit creuser un
canal à travers l'isthme qui lie la presqu'île au continent,
pour ouvrir un passage à sa flotte. On connaît aussi le
projet extravagant du sculpteur grec Dinocrate, qui pro-
posa à Alexandre de donner au mont Alhos la forme d'une
statue tenant une ville dans ses mains.
Pendant les siècles qui suivirent Tavénement du Christ
et la prédication de l'Évangile, les persécutions forcèrent
un grand nombre de chrétiens à se retirer dans les dé-
serts. Si quelques-uns se présentèrent résolument au mar-
tyre, d'autres, moins confiants dans leurs propres forces,
préféraient fuir la lutte et aller, à l'imitation des disciples
de saint Jean, pratiquer loin du monde la vie austère des
cénobites. C'est ainsi que des milliers de chrétiens peu-
plèrent les solitudes de l'Egypte, de la Thébaïde et de la
Syrie. C'est probablement à la même époque qu'un certain
nombre de ces proscrits du monde païen dut chercher un
refuge sur le mont Athos, dont la forme péninsulaire et
les pentes abruptes leur offraient un asile assuré. Plus
tard, Constantin ayant donné la paix à l'Église et trans-
porté le siège de l'empire àByzance, le voisinage de cette
ville dut avoir quelque influence sur la population du mont
I Athos. Le nombre des solitaires augmenta, et leurs res-
sources s'accrurent. Malheureusement il n'existe pas de
documents sur ces époques éloignées, et l'on se trouve,
pour la plupart des couvents, réduit à des conjectures.
Les couvents du mont Athos, appelé aussi Agion-Oros
ou montagne sainte, sont aujourd'hui au nombre de 23,
disposés tout autour de la montagne et à peu de distance
de la mer. On en compte il sur le versant oriental. Parmi
ces monastères, les plus anciens de l'Athos, on remarque
334 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
en première ligne Aghia-Labra ou le saint monastèreJ
Valopedi, Ivirôn et Xilandare, Aghia-Labra est situé sui
le sommet du cap de Monte-Sanlo, appelé par les ancienJ
Acrothoon. Ce couvent, qui aujourd'hui contient quatW
cents moines environ, a été fondé par saint Athanase ven
le commencement du quatrième siècle ; il doit à cette ori
gine reculée une considération toute particulière, commt
l'indique du reste sa dénomination. — Sur le versant od
cidental, les couvents sont tous d'une date plus récente
et sont loin par conséquent de présenter le même intérêt
que ceux du versant oriental.
Entre ces deux versants, au point culminant de la njon-
tagne, s'élève la petite église de la Métamorphose ou Trans^
figuration. Outre ces couvents on trouve encore sur l'Atho^
une ville et quelques villages. Au centre de la presqu'île
est situé le prôtaton ou métropole de l'Âthos, Kariès. Cette
ville, entièrement peuplée de moines, renferme une po-
pulation d'environ 1,000 à 1,200 âmes.
Depuis mon arrivée en Grèce, mon vif désir de visiter^
l'Athos s'était encore accru à la vue du monastère San-Luca!
sur le Parnasse, où j'avais trouvé des restes de fresques
fort remarquables. On peut se rendre au mont Athos par
Salonique ou plus directement par mer; c'est ce derniei^l
moyen que je dus employer. M. le contre-amiral TurpinI
voulut bien, sur la recommandation de notre représentant
à Athènes, M. Piscatory, mettre à ma disposition le brick^
VArguSy alors en station au Pirée. A la nouvelle de monj
départ, plusieurs artistes demandèrent la permission de'
m'accompagner : ils l'obtinrent facilement de la bienveil-
lance éclairée de M. Piscatory, mais au moment de quitter
Athènes, on leur fit, des privations qui les attendaient, un(
tableau si effrayant, que je finis par me trouver seul à^
persévérer dans mon entreprise. ,
Je partis donc, accompagné d'un drogman. Le vent il
était favorable, et nous fûmes bientôt loin du Pirée. Le!
LE ONT ATHOS. 535
rick s'arrêta au cap Sunium. Le temple de Minerve est
itué sur la cime du cap qui s'élève à pic au-dessus de
i mer. 11 en reste neuf colonnes sur la longueur, et trois
utres entourent un pilier d'angle de la façade qui est
)urnée vers l'est. Le temple est d'ordre dorique et en
larbre gris. Il fallait la vue perçante des marins grecs
our apercevoir, comme l'assure Pausanias, à cette distance
e 6 myriamètres environ, la lance de la statue de Minerve
ui dominait autrefois l'acropole d'Athènes.
Nous doublâmes l'île d'Andros et la pointe de l'Eubèe,
ont la riche végétation contraste avec la pittoresque ari-
ité des sites qui l'entourent. Le lendemain, nous étions
1 vue des îles d'Ipsara et de Scio ; on apercevait égale-
tent l'île de Saint-Estrate. La vue mieux exercée des
larins parvenait même à découvrir l'Athos. Ma pensée se
îporte avec plaisir vers les soirées passées sur la dunette,
j milieu de cette belle nature. Le pilote nous racontait
1 tremblant l'histoire du Vrakopoula, espèce de vampire
Dnt on ne peut se délivrer qu'en lui perçant le cœur à
linuit, au moment où il sort de sa tombe. Il nous disait
issi qu'à Milo, sa patrie, on voyait toutes les nuits trois
ntômes blancs qui se promenaient sur la grève et atti-
rent le pêcheur attardé : je me retrouvais en pleine anti-
aité en l'entendant appeler ces ombres Sirène.
Le troisième jour après notre départ d'Athènes, l'Athos
ait devant nous. On apercevait les couvents, petits
)ints blancs disséminés comme une ceinture de forts
îtachés.
A peine débarqué, je me dirigeai vers un sentier presque
ouvert d'aubépines en fleur et de caroubiers, qui me con-
lisit, après un quart d'heure de montée, au couvent
Aghia-Labra.
.... L'église du couvent d'Aghia-Labra nous offre, sous
rapport de la peinture, im des spécimens les plus
ilhentiques et les plus complets de l'art que nous ayons
336 LES ASCENSIONS CÉLÈBRES.
\
essayé de définir. La coupole est occupée tout entière par
l'image colossale du Christ, représenté sous les traits
augustes et purs que les peintres de la Renaissance ont
adoptés. Son teint est couleur de blé, selon leur expression.
11 enseigne d'une main l'Évangile, qu'il tient de l'autre
sur son cœur. Il a les cheveux blonds, mais la barbe esl
noircie ainsi que les sourcils, ce qui donne à ses yeux à
demi fermés la puissance et la douceur en même temps.
Les peintres de l'école byzantine proportionnent la gran-
deur des figures à l'importance du rôle qu'ils attribueni
aux personnages représentés : ainsi les saints augmentent
de taille à mesure qu'ils sont placés plus près du Christ
et celui-ci les dépasse tellement qu'on ne voit jamais qut
son buste.
Au bas de la coupole sont représentés des archanges j
debout, vêtus de dalmatiques d'or et tenant à la main d(|
grands sceptres surmontés de l'image du Christ. Les bril
lantes couleurs de leurs costumes sont rehaussées par h
fond noir sur lequel ils se détachent. Leur attitude respirt
une majesté calme. Au-dessus d'eux, on aperçoit de petits
anges qui, comme de purs esprits, semblent, en se rap
prochant du Christ, placé au centre, se dégager de plu!
en plus de la matière. Les anges n'empruntent à îa formi
humaine que la tête ; le corps est remplacé par des ailei
en plus ou moins grand nombre. On dirait des flamme
nageant dans l'azur du ciel, et c'est au milieu de ces asté
roïdes qu'apparaît, sur fond d'or, l'image du Christ, ira
mense et dominant toute l'église. Quelque part qu'on prie
on a sur soi l'œil de Dieu.
Les pendentifs représentent les quatre évangélistes écri
vant sous la dictée d'un apôtre. Le reste de l'église es
couvert de sujets tirés de l'Ancien et du Nouveau Teste
ment. Dans les deux bras de la croix sont figurés les saint
de l'école militante et ceux qui protégèrent le christia
nisme naissant. Ils sont tous debout et de face, n'avar
LE MOM ATllOS. 557
entre eux aucun lien de composition, et se délaclicnt sur
un fond noir. Cette disposition est la même pour tous les
autres couvents, où, conformément aux règles immuables
de l'art byzantin, on retrouve les mêmes sujets traités de
la même manière et les mêmes personnages dans les
mêmes poses.
Vers le bas de la grande nef à gauche, une peinture,
accompagnée d'une inscription presque illisible, paraît
représenter un des princes français qui se fixèrent en
Grèce à leur retour des croisades. Le prince a la coiffure
des rois mérovingiens, et porte une dalmatique ornée de
tleurs de lis ainsi que sa couroinie. 11 tient dans les mains
la façade d'une église qu'il avait probablement fait ériger
à ses frais. 11 a devant lui son fils qui porte le même cos-
tume. C'est, à mon sens, un des plus curieux vestiges du
passage de nos ancêtres en Orient, et un des monuments
les plus intéressants de notre glorieux passé.
Sous le portique extérieur sont figurés dans l'attitude
delà prière les ascètes ou anachorètes, qui, à l'imitation
des pères du désert, habitent les grottes delà montagne,
où ils vivent dans la réclusion la plus absolue. Ces solitaires,
réduits par le jeûne presque à l'état de squelettes, n'ont
pour tout vêtement qu'une ceinture de feuilles. La barbe
se termine en pointe et descend jusqu'à la cheville. A côté
de ces figures on peut lire une légende ainsi conçue :
Voilà quelle fut la vie des ascètes! C'est l'idéal de la vie
ascétique, en effet, que le peintre a renfermé dans ces
étroites limites. L'art même n'est guère pour les ascètes
que l'expression de celte vie, dont l'effrayanle austérité
se reflète dans les peintures qu'ils vont exécuter de couvent
en couvent. Les mêmes ermites sculptent de petites croix
de bois, chefs-d'œuvre de patience, qui conservent encoi e
le caractère de leurs anciennes fresques.
Les caloyers attribuent les peintures si remarquables
qui décorent l'église d'Aghia-Labra à un moine nommé
22
538 LES ASCEINSIONS CÉLÈBRES.
Manuel Panselinos; ils ignorent à quelle époque vivail
cet artiste. Les figures sont exécutées à fresque par petites
liachures, assez fines pour disparaître à distance. Les-
tons sont très-pâles et n'ont nullement la prétention de
lutter avec la réalité. Le tout est plutôt colorié que peint.
.... J'avais hâte de visiter les autres parties de la mon-
tagne, et un plus long séjour à Aghia-Labra ne m'eût rien
appris. Je quittai donc ce couvent. En prenant le chemin
de Kariès, on aperçoit plusieurs tours ruinées. Cette par-
tie de la montagne est trés-boisée et contient du gibier à
profusion, luxe inutile, car les moines, je l'ai dit, ne
chassent pas. Plus loin, on traverse un pont à demi ruiné,
et l'on arrive à un ermitage, où se rendent chaque jour
de nouveaux cénobites, et que l'agrément du site semble i
destiner à servir quelque jour d'emplacement à un nou-
veau couvent.
Continuant mon pèlerinage sans m'arrêter aux couvents
de Caracallon et de Philotéhon, qui n'offrent rien de re-
marquable, j'arrivai par des sentiers abruptes au couvent
d'Ivirôn. Les bâtiments qui le composent sont un peu
moins confusément groupés que ceux des autres monas-
tères. Une seule porte qu'on ferme le soir, de peur d'atta-
que ou de surprise, donne accès dans le cloître. En entrant,
on trouve des magasins où les religieux vendent des
images grossièrement imprimées qui leur viennent de
Kariès, divers ustensiles fabriqués dans les couvents, des
amulettes de corne et de cuivre, les premières ciselées au
couteau, les secondes frappées au coin; des vêtements de
caloyers et des tuniques taillées sur des tissus d'écorce
d'arl3re venus de Constantinople, des voiles également de
fabrique turque, brodés par les moines avec une adresse
merveilleuse et destinés au service de l'autel.
.... Kariès est situé au centre de l'Athos et domine une
vallée très-boisée. L'aspect de cette ville est celui d'une
réunion de maisons de plaisance turque. Sa population
LE MONT ATIIOS. 7>7A)
est d'environ 1,000 habitants, Les vingt-trois couvents de
l'Athos envoient chacun, pour les représenter au prôtaton
de Kariès, un sénateur ou cpistate, qui est ordinairement
le dernier icjonmenos ^ sorti de ses fonctions. Chaque sé-
nateur habite une maison particulière. Ses fonctions ne
durent qu'un an. C'est parmi eux qu'est choisi chaque
année celui qui doit présider la république. Le grand
conseil administre les revenus des couvents et applique
les peines disciplinaires qu'encourent les moines en
transgressant les statuts. C'est aussi à Kariés que réside
l'agha qui représente le gouvernement turc.
L'aspect de Kariès est fort curieux. La ville est divisée
en plusieurs rues presque entièrement occupées par des
boutiques sombres dont les devantures sont très-basses.
Les objets qu'on y vend sont imporlés de Salonique. On y
trouve toute sorte d'ustensiles en bois sculpté, des paner
ghia (madones) et des saints en corne ciselée. Il y a aussi
à Kariès une imprimerie où l'on exécute des gravures in-
formes représentant exclusivement des sujets religieux ou
des vues de couvents qui n'ont aucun rapport, même
éloigné, avec ce qu'elles ont la prétention de reproduire.
L'absence totale des femmes, commune à toutes les
parties du mont Athos, devient à Kariés plus caractéris-
tique par le mouvement d'une population agglomérée,
où l'on ne voit partout que des caloyers, marchands, ache-
teurs et promeneurs. Kariés offre le spectacle unique en
Europe d'une ville de moines exerçant à eux seuls tous
les travaux de la vie civile. De distance en distance on
trouve, dans les rues, des bancs de bois sur lesquels les
religieux viennent s'asseoir les jambes croisées, et causer
en roulant dans leurs doigts de longs chapelets de nacre.
... J'avais visité les parties les plus curieuses de l'Athos,
et il ne me restait plus qu'à rejoindre le commandant de
I
* Supérieur
540 LES ASCENSIONS CÉLÈDRES.
V Argus, qui m'attendail pour remettre à la voile. Une
barque vint me prendre pour me transporter vers la par-
tie de l'isthme près de laquelle mouillait le brick. Un in-
cident qui suivit d'assez près notre départ, vint me prou-
ver que la population de l'Athos n'est pas exclusivement
composée de moines pacifiques. Nous étions embarqués
depuis quelques heures et nous longions la côte, lorsque,
vers minuit, nous fûmes silencieusement accostés par
une barque dont les rameurs s'apprêtaient à entrer dans
la nôtre ; la vue de nos armes les fit battre en retraite, et
nous en fûmes quittes pour une violente secousse ; un
bruit de rames qui témoignait d'une fuite rapide répondit
seul à nos questions. Notre appareil militaire déconcer-
tait-il des projets hostiles ou écartait-il simplement des
curieux? Je ne sais, mais la première hypothèse me paraît
plus probable. Depuis la conquête turque, en effet, les
pirates n'ont jamais cessé d'infester ces parages.
Au soleil levant, nous nous trouvions près de l'endroit
le plus resserré de la presqu'île, où Xerxès avait fait creu-
ser un canal dont on voit encore les traces. Je traversai
l'isthme. J'arrivai au lieu dit les Portes de Cassandre^ où nous
allumâmes du feu : c'était le signal convenu. Une embarca-
tion vint nous prendre, et nous cinglâmes vers Athènes.
Cette visite aux couvents de l'Athos m'avait permis de
saisir plus nettement les phases diverses de l'école byzan-
tine et son influence réelle sur les destinées de l'art. Venue
à une époque où le genre humain, abandonnant des tra-
ditions épuisées, cherchait à traduire dans la langue du
passé les sentiments nouveaux qui allaient dicter la loi de
l'avenir, l'école byzantine a rendu au christianisme et à
l'art qui en fut l'expression, les plus éminents services.
Tant que l'héritage intellectuel de l'antiquité fut à sa dis-
position, l'art byzantin transforma à son usage les éléments'
qu'il put lui emprunter. Il atteignit ainsi son apogée vers
le troisième siècle et s'y maintint jusqu'au septième ; la
Ll^ 11 OM ATllOS.
3il
protection des empereurs de Coiistantinople en hâta les
progrès et les soutint dans son essor. Fléchissant, aux
siècles qui suivirent, sous les invasions des barbares,
obscurci et dénaturé dans sa partie technique pendant la
nuit intellectuelle où fut plongée l'Europe, cet art sur-
vécut néanmoins, et l'école conserva des traditions qui,
transmises plus taid aux nations de l'Occident, devaient,
dans des circonstances plus favorables, recevoir de ma-
gnifiques développements. Cet honneur suffit à sa gloire;
mais là s'arrêtent les services qu'elle a pu rendre. L'in-
fluence prolongée de cet art de transition, renfermé dans
des principes d'une intlexibililé dogmatique, eût fini par
étouffer l'art plus élevé et plus complet appelé à le rem-
placer. Il manquait à l'école byzantine un principe aussi
indispensnble au développement intellectuel de l'homme
qu'à son développement moral, la liberté. Ce principe,
l'ait chrétien le reçut de l'Italie, et puisa dés lors une vie
merveilleuse dans le concours de toutes les forces indivi-
duelles, de toutes les inspirations spontanées.
(Dominique Papety, les Couvents deVAthos. — Uevue
des Deux Mondes.)
Le mont Alhos.
EXCELSIOR!
Les ombres de la nuit tombent et rapidement s'élendenl;à travers un
liameau alpestre, passe un bel adolescent, à travers neiges et glaces, une
bannière déployée à la main, et sur la bannière on lit cette étrange
devise : Exceisior! (Plus baut!)
Som])re est son front, mais l'épèe sortant du fourreau n'a pas plus d'é-
<lat que son œil, et pareille au clairon résonne sa voix, sa voix interprète
«l'une langue inconnue : Exceisior!
Devant d'heureuses demeures, il passe, et voit flamboyer sur l'àtre la
douce et chaude lumière du feu de la vallée; devant lui s'élèvent mena-
çants les grands glaciers comme de gigantesques spectres. — Quel gémis-
sement lui échappe?... Exceisior !
« Ne tente point le passage, lui dit le vieillard, le noir orage gronde
déjà, entends mugir le large et profond torrent; » et celte voix de clairon
répond : Exceisior!
« Ob î reste ici, murmure la jeune fille, et sur mon sein repose ta tête
chargée d'ennui! » Une larme voile l'éclat de son œil bleu, et en soupi-
rant il dit encore : Exceisior!
« Prends garde aux grandes branches du sapin foudroyé, prends garde
à l'avalanche terrible! » du vieillard ce fut le dernier adieu. Une voix
lointaine du haut de la montagne répond : Exceisior!...
A l'aube, tandis que les pieux moines du Saint-bernard chantent la
prière accoutumée, une voix retentit, éveillant l'air ému: Exceisior!
\ demi enseveli par la neige, un voyageur est découvert; sa main serre
lin drapeau, le drapeau à la devise mystique : Exceisior!
Là, dans le froid et terne crépuscule, là, élendu sans vie, il repose,
encore si beau!... Mais du fond des cieux, pure et lointaine, une voix des-
cend, elle tombe comme tombe une étoile : Exceisior!...
IL LoNOFELLOW.
KIN.
TîABLE DES GRAYURES
Ascension au mont Blanc ' ^
Le col du Géant l*
L'aiguille du Midi 21
Vue du Wetterhorn «50
Le Finsteraarkorn ^^
Avalanche du pic de Morteratscli ^*J
Le Jungfrau ^^
Ascension au Galenstock ^"^^
Le mont Cervin 1^<^
Catastrophe du mont Cervin 108
Le cirque de Gavarnie H3
Le pic .Midi H5
La brèche de Roland 125
Le mont Perdu 1^9
Le cap Nord. 1^7
Le cap Nord (aspect des côtes, îles Margeroië] 105
Le cap Nord (îles de Lcloden.) 166
Le pic de Ténériffe • Hl
Cascade dans les Cordillères 174
Passage des Cordillères du Pérou. 181
La Sillo de Carocas 101
Le Cliimhorazo 207
Jet de vapeur sur le San Andres (Mexique] 221
Pont des Cordillères ' 226
TABLE DES GRAVURES.
25. Sur l'Himalaya 'H^
26. Gongoirie (Himalaya) 251
27. lie de Sumatra (le Sœlassiei 243
28. Le Peter-Botle (île Maurice^ 249
29. Les gorges du Taurus.- 255
50. Le mont Liban (cascade de INalir-cl-LcbciV' 263
31. Le Condor .' 27'2
32. Le Brocken 271
35. Le Brocken (plateau des Sorcières) 'i7Ç
34. Le Parnasse 32Z
35. Le pic d'Adam 335
36. L'Elbrouz . 341
37. Le mont Ararat ^<^'
58. Le mont Sinaï ^27
39. Le mont Athos • ■ ^^^
i
TABLE DES MATIÈRES
I. Les Alpes.
Ascension au mont Blanc (De Saussure^ . 5
Ascension au mont Blanc (Charles Martins) 18
Glacier de Boscnlaui (J.-M. Dargaud) , ... 35
Ascension au Finsteraarhorn (I. Tyndall) 43
L'avalanche du pic de Morteratsch (J. Tyndall) 56
Ascension à la Jungfrau (E. Desor) 64
Ascension au Galentstock (E. Desor) 86
Catastrophe du mont Cervin (Ed. Whympei; i)9
II. Les Pyrénées. — Le cap Nohd, — Le pic de Ténékiffe.
Le \)'\z du Midi B. de Mirbel; 113
Ascension à la brèche de Roland (B. de .Mirbel, J. Pasquier). . . 119
Ascensions au mont Perdu (Hamond). 150
Ascensions au cap Nord (Charles Martins, L. Enault^ 156
I Le pic de Ténéril'fe ^Berthelot) 107
346 TABLE DES MATIÈKES.
III. Les Andes.
Passage des Cordillères du Pérou (A. de Hiimboldt; 171
Excursion a la cime de la Silla 'A. de llumboldt) 18>1
Ascension au Cliimborazo (Boussingault) 20Z
Découverte d'un ancien volcan (IL. de Saussurel 2\t
IV. L'Himalaya. — L'Archipel indien. — Le Taurus et le Liban.
Les hautes cimes.
Les sources du Gange ^A. Ilodgson^ 219
Ascension au Gunnung Talang' '^^40
Ascension au Petcr-Botle '24G
Le Taurus cicilien Elisée lîeclus"! loi
Le mont Liban (Volney, Malte-Brun). 2(i0
La vie animale dans les zones alpestres 2G8
V. Pèlerinages. — Traditions et Légendes.
Ascension au Rrocken 277
Ascension au Parnasse (Yemeniz, J.-J. Ampère, J.-A. Buchon'. , 2X7
Le pic d'Adam . 287
Ascension de l'Elbrouz (Ch. Bélanger^ 504
Ascension de l'Ararat (Perrot, Cli. Bélanger) ."10
Le binai (Bida et G. Hachette, Malte-Brun) 525
Le mont Athos (Dom. Papety' <')32
Table des gravures ô'u>
PARIS. — IMP. SIMO.N RAÇON ET COMP., HUE u'eRFLII TII, 1.
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Pages 09, 100 et 110, au Uni (Je Wymper, Jise:. Wliymper
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Université d'Ottawa
Echéance
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Date Due