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Full text of "Gargantua et Pantagruel"

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RABELAIS 

GARGANTUA  ET  PANTAGRUEL 


Bibliothèque  Larousse 


s 


FRANÇOIS    RABELAIS 

Gargantua    et    Pantagruel 


TOME   I 


I 

I 


Les  Oeu7jres  Je M^EBaklais  JD^  cnMed^tnc 

ou  et  cû/itenue  Ihi/totre  dcsfaiUs  heroj£uesiIe 

Gargantua  et  JeJûnJIs  PantajrueL 


FRANÇOIS    RABELAIS 
Cabinet  des  estampes.  ORAVUKE    DE    Michel    lasne,    1630 


RABELAIS^^. 

Gargantua  et  Pantagruel 


Texte  transcrit  et  annoté 
par  Henri  CLOUZOT 

Conservateur  du  Musée  Galliera. 


Une  gravure  hors  texte 


Bibliothèque     Larousse 

ij-iy,    rue    Montparnasse   —    PARIS 


V 


AVERTISSEMENT 

Y    ^  projet  de  donner  un  texte  de  Rabelais  accessible  à  tous 

I  est  loin  d'être  nouveau.  Dès  1862  Burgaud  des  Marets  et 
Ratkery,  en  tète  de  leur  excellente  édition,  avaient  émis 
cette  opinion  très  raisonnable  que  «  le  plus  grand  nombre  des 
lecteurs...  a  la  faiblesse  de  vouloir  des  livres  lisibles  >>.  Tout  en 
reproduisant  fidèlement  le  texte  des  anciennes  éditions,  ils  avaiejtt 
distingué  les  i  des  \,  lesn des  v,  et  rétabli  la  ponctuation  selon  les 
règles  modernes.  Mais  leur  Rabelais,  comme  celui  dejannet  dans 
la  Bibliothèque  elzévirienne,  exige  encore  un  effort  de  lecture 
capable  de  décourager  toute  une  catégorie  de  curieux,  suffisam- 
ment avertis  pour  goûter  les  beautés  de  notre  grand  écrivain, 
mais  pas  assez  familiarisés  avec  l'étude  des  textes  pour  lire 
couramment  un  auteur  du  xvi^  siècle.  Nous  avons  pensé  qu'on 
pouvait  aller  plus  loin  et,  tout  en  respectant  le  texte  original, 
qu'on  pouvait  le  présenter  sous  une  forme  plus  facilement  assi- 
milable, c'est-à-dire  avec  l'orthographe  moderne. 

Entendons-nous. 

On  a  vu  paraître  depuis  quelques  années  plusieurs  Rabelais 
Cil,  sous  le  prétexte  de  mettre  notre  grand  auteur  à  la  portée 
du  public,  les  éditeurs  se  sont  livrés  à  de  véritables  adaptations, 
défigurant  le  texte  avec  une  maladresse  qui  serait  touchante 
si  elle  ne  constituait  une  véritable  profanation  envers  un  des 
chefs-d'œuvre  les  plus  incontestables  de  notre  langue.  Leur 
transcription  sacrilège  ne  laisse  rien  subsister  du  dessin  pri- 
mitif. C'est  un  badigeonnage  grossier  qui  cache  jusqu'au 
moindre  trait  de  l'admirable  fresque  du  xvi'  siècle. 

Tel  n'est  pas  notre  but. 

Nous  avons  votdu,  au  moment  oîi  les  efforts  d'un  groupe  de 
savants  et  de  travailleurs,  encouragés  par  une  noble  et  généreuse 
initiative,  vont  enfin  permettre  aux  érudits  de   lire  Rabelais 


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6  --  ^  VERTISSEMENT 

dans  une  édition  critique,  où  la  philologie,  les  sciences,  la  litté- 
rature antique,  l'histoire,  le  folklore  ne  laisseront  pour  ainsi 
dire  aucun  point  dans  l'ombre,  que  les  gens  de  goût,  sans  con- 
naissances philologiques  spéciales,  puissent  lire  aussi  notre 
grand  écrivain. 

Voici  ce  que  nous  leur  apportons  : 

Notre  texte  suit  mot  pour  mot  celui  de  Rabelais,  reproduisant 
pour  le  P''  et  le  IP  livre  l'édition  de  François  Juste,  à  Lyon, 
en  1542,  pour  le  IIP  et  le  IV^  celle  de  Michel  Fezandat,  à 
Paris,  et  pour  le  V^  [posthume]  l'édition  anonyme  de  1565. 
Ce  sont  les  textes  mêmes  adoptés  par  la  savante  édition  de 
Marty-Laveaux,  publiée  chez  Lemerre  de  1868  à  i8y6.  Nous 
avons  seulement  rétabli,  dans  le  Gargantua,  les  traits  des  pre- 
mières éditions  contre  la  Sor bonne  que  Rabelais  avait  fait 
disparaître  dans  les  éditions  suivantes. 

Les  mots  de  la  langue  générale  sont  transcrits  da^is  l'ortho- 
graphe du  dictionnaire  moderne.  Ceux  de  l'ancienne  langue 
conservent  la  leur,  tout  en  subissant  eux  aussi  les  simplifica- 
tions d'une  graphie  moderne  pour  les  y,  les  oi,  les  es,  comme 
par  exemple  cestuy  que  nous  écrivons  cetui. 

Pour  les  formes  anciennes,  nous  avons  conservé  les  plus 
caractéristiques  en  donnant  en  note  le  mot  français  équivalent. 
Certes,  il  eût  mieux  valu  les  respecter  toutes,  car  notre  choix, 
comme  tous  les  choix,  est  forcément  arbitraire,  mais  il  nous  a 
été  dicté  par  le  désir  de  concilier  le  respect  de  la  langue  de 
Rabelais  avec  la  facilité  du  lecteur.  Ainsi  nous  avons  transcrit 
médecin  pour  medicin,  esprit  pour  esperit,  mais  nous  avons 
conservé  dumet  pour  duvet,  pigner  pour  peigner,  etc.,  préfé- 
rant encourir  le  reproche  d'avoir  été  trop  scrupuleux  plutôt 
que  de  tomber  dans  le  défaut  contraire . 

Pour  les  verbes,  nous  les  avons  conjugués  suivant  les  règles 
d.e  la  grammaire  moderne.  Voulzit  -voulut,  prind  -prit,  ves- 
quit  -vécut,  savant  -sachant.  Mais  nous  avons  conservé  les 
parfaits  indéfinis  :  introduit  pour  introduisit,  atteint  pour 
atteignit,  etc.,  familiers  à  Rabelais. 

Là  s'arrêtent  nos  libertés.  Nous  avons  respecté  scrupuleu- 
sement la  syntaxe,  laissant  au  féminin  des  mots  comme  arbre, 
âge,  navire,  espace,  au  masculin  des  termes  comme  atïaire. 


A  VERTISSEMENT  —  7 

étude,  enclume,  sauce,  offre,  etc.,  n'accordant  pas  les  parti- 
cipes passés  quand  Rabelais  néglige  de  le  faire,  donnant  au 
contraire  le  pluriel  aux  participes  présents  que  la  grammaire 
nous  prescrit  de  laisser  invariables,  et  conservant  le  que  où  nous 
mettrions  aujourd'hui  qui.  Cependant  nous  avons  laissé  inva- 
riable le  pronom  leur  que  Rabelais  met  le  plus  souvent  au 
pluriel,  la  forme  moderne  se  rencontrant  aussi  chez  notre 
auteur. 

Tel  qu'il  est,  notre  texte  n'arrêtera,  nous  l'espérons,  aucun 
lecteur.  Nous  avons  donné,  en  note,  au  bas  des  pages,  l'équiva- 
lent moderne  de  tous  les  mots  de  l'ancienne  langue  et  même  des 
formes  anciennes,  sans  craindre  de  répéter  la  traduction  chaque 
fois  que  le  mot  revenait  dans  le  texte.  Nous  aurions  aimé,  — 
et  le  lecteur  s'en  serait  évidemment  bien  trouvé  —  y  joindre 
quelques  lignes  d' explications  et  de  commentaires,  mais  nous 
aurions  dépassé  notre  but  qui  est  uniquement  de  donner  un 
texte  lisible  sous  un  petit  volume.  D'autres  éditions,  en  parti- 
culier l'édition  critique  de  M.  A  bel  Lefranc,  dont  nous  nous 
honorons  d'être  un  des  collaborateurs,  combleront  aisément 
cette  lacune  pour  les  érudits  qui  voudront  pénétrer  jusqu'à  la 
substaniif.que  moelle. 

En  revanche  on  trouvera  en  tète  de  notre  texte  une  vie  de 
Rabelais  mise  au  courant  des  découvertes  les  plus  récentes, 
un  résumé  chronologique  des  dates  les  plus  utiles  à  retenir, 
et  un  choix  d'opinions  empruntées  aux  écrivains  anciens  et 
modernes  sur  le  grand  Tourangeau  et  son  œuvre. 

Malheureusement,  la  nécessité  de  faire  court  nous  a  obligé 
à  opérer  quelques  coupures.  Mais  sur  ce  point  également,  il  im- 
porte de  ne  laisser  subsister  aucun  malentendu.  Nos  suppres- 
sions ne  portent  pas  sur  les  passages  «  scabreux  »  :  notre 
Rabelais  n'est  pas  une  édition  ad  usum  Delphini.  Forcé,  pour 
rentrer  dans  le  cadre  d'une  collection  destinée  à  une  grande 
diffusion,  de  sacrifier  certains  chapitres,  nous  avons  supprimé 
ceux  qui  paraissaient  les  moins  intéressants  pour  les  lec- 
teurs, tels  que  la  liste  des  jeux  de  Gargantua,  le  catalogue  des 
livres  de  la  bibliothèque  Saint-Victor,  la  nomenclature  des 
cuisiniers  de  la  Truie  ou  des  mets  des  Gastrolâtres,  les  pièces 
de  vers  et  d'autres  passages  qui  n'ajoutent  rien  à  la  gloire 


8  —  AVERTISSEMENT 

littéraire  de  Rabelais.  Nous  avons  supprimé  également  les 
prologues  :  c'est  la  seule  fois  où  nous  ayons  maudit  la  tyran- 
nie de  la  mise  en  pages. 

Quant  au  V^  livre,  nous  n'en  donnons  que  de  courts  extraits. 
Bien  que  la  question  de  son  authenticité  n'ait  rien  à  démêler 
avec  une  édition  co^nme  la  nôtre,  nous  avons  pensé  que  nous 
pouvions  en  prendre  plus  à  notre  aise  avec  un  livre  où  les  ré- 
dacteurs ont  très  certainement  utilisé  des  matériaux  trouvés 
dans  les  papiers  de  Rabelais  après  sa  mort,  7nais  où  Von  cherche 
en  vain  la  verve  du  maître,  sa  bonne  humeur  débordante,  son 
génie  du  dialogue,  aussi  bien  que  le  rythme  de  sa  phrase  et  le 
charme   de   son   abondance   verbale. 

Telle  qu'elle  est,  nous  savons  que  notre  édition  soulèvera  plus 
d'une  critique.  Nous  les  acceptons  d'avance,  en  alléguant  pour 
seule  excuse  que  nous  n'avons  eu  d'autre  but  que  d'être  utile  aux 
gens  de  goût  et  de  faire  partager  au  plus  grand  nombre  de  lec- 
teurs possible  l'arnour  sans  bornes  que  nous  inspire  l'œuvre 
géniale  du  grand  Tourangeau. 

H.  C. 


Gargantua  et  Pantagruel 


VIE  DE  RABELAIS 

LA  FANTAISIE  qui  préside  aux  prouesses  de  Gar- 
gantua et  de  Pantagruel  a  débordé  du  roman  sur 
la  vie  de  l'auteur.  Elle  l'a  fait  naître  dans  un  cabaret, 
au  bruit  des  pots  et  des  chansons,  la  même  année  que  Luther 
et  Raphaël,  en  1483. 

La  vérité  est  que  François  Rabelais  a  vu  le  jour  une 
dizaine  d'années  plus  tard,  à  Chinon,  ou  plus  probablement 
à  la  Devinière,  petite  maison  des  champs  que  sa  famille 
possédait  à  une  Heue  et  demie  de  la  ville.  Son  père,  Antoine 
Rabelais,  sénéchal  de  Lerné,  conseiller  et  avocat  au  ^ège  de 
Chinon,  suppléant  du  lieutenant  particulier,  mourut  vers  la 
fin  de  1534,  laissant,  outre  la  Devinière,  le  château  et  maison 
noble  de  Chavigny-en-Vallée  (Maine-et-Loire),  la  métairie  de 
la  Pomardière,  et  plusieurs  autres  biens  dans  les  paroisses 
de  Chinon,  de  Seuilly  et  de  Cinais  (Indre-et-Loire).  Sa 
maison  d'habitation,  en  rapport  avec  sa  fortune,  se  trouvait 
à  Chinon,  rue  de  la  Lamproie,  n"  15,  à  l'emplacement  désigné 
aujourd'hui  par  une  plaque  commémorative. 

Nous  voilà  loin  de  l'aubergiste,  et  même  de  l'apothicaire 
imaginé  par  les  biographes  ! 

Une  autre  tradition,  conforme  cette  fois  à  la  vraisemblance, 
veut  que  le  grand  Tourangeau  ait  commencé  ses  études  à 
l'abbaye  bénédictine  de  Seuilly,  voisine  de  la  Devinière,  et 


10  —  VIE  DE  RABELAIS 

les  ait  continuées  au  couvent  de  la  Baumette,  près  d'Angers, 
où  il  aurait  eu  pour  condisciples  les  frères  du  Bellay  et 
Geoffro37  d'Estissac.  Mais  le  renseignement  est  vague  et 
autant  vaut  dire  que  nous  ne  savons  rien  de  certain  sur 
les  années  d'enfance  et  de  jeunesse  de  Rabelais,  avant  1520. 
A  cette  date,  il  a  revêtu  la  robe  de  cordelier  au  couvent  de 
Fontenay-le- Comte,  commençant  à  se  faire  un  renom  d'hu- 
maniste et  d'érudit  au-dessus  de  son  âge. 

La  capitale  du  bas  Poitou  abritait  alors  un  petit  cénacle 
de  jurisconsultes  savants  qui  accueillirent  à  bras  ouverts  le 
fils  du  légiste  chinonais.  C'étaient  le  lieutenant  du  roi  Artus 
Cailler,  et  son  gendre  le  savant  André  Tiraqueau,  l'avocat 
du  roi  Jean  Brisson,  Hilaire  Goguet,  sénéchal  de  Talmond, 
Amaury  Bouchard,  lieutenant  de  la  sénéchaussée  de  Saintes. 
Sous  le  «  berceau  de  lauriers  »  du  jardin  de  Tiraqueau,  venait 
s'asseoir  aussi  Geoffroy  d'Estissac,  évêque  de  Maillezais, 
protecteur  et  mécène  de  ce  petit  monde  de  lettrés  dont  il 
conviait  les  plus  favorisés  à  son  château  de  l'Hermenault 
ou  à  son  prieuré  de  Ligugé. 

Dans  son  couvent  même,  Rabelais  trouva  un  compagnon 
d'études  et  un  mentor  dans  la  personne  de  Pierre  Amy,  zélé 
partisan  des  idées  nouvelles,  en  relations  épistolaires  avec 
l'illustre  Budé,  le  rénovateur  des  études  classiques  en 
France.  Sous  de  tels  maîtres,  son  ardeur  à  apprendre  fut  si 
dévorante  qu'on  pourrait  lui  appHquer  ce  qu'il  disait  lui- 
même  de  Pantagruel  :  «  Tel  était  son  esprit  entre  les  livres 
comme  est  le  feu  parmi  les  brandes.  »  Il  fut  bientôt  en  me- 
sure de  faire  une  traduction  du  premier  livre  d'Hérodote 
(aujourd'hui  perdue)  et  de  correspondre  avec  Budé  dans  la 
langue  de  Platon. 

La  correspondance  échangée  entre  le  savant  lecteur  de 
François  P^,  Rabelais  et  Pierre  Amy,  les  épîtres  et  préfaces 
de  Tiraqueau  et  de  Bouchard,  jettent  seules  quelque  lueur 
sur  les  années  de  «  moniage  »  du  grand  Tourangeau  entre 
1520  et  1524.  Encore  s'étendent-elles  bien  plus  complai- 
samment  en  périodes  cicéroniennes  et  en  développements 
oratoires  qu'elles  ne  contiennent  de  faits  précis. 

Cependant  deux  lettres  de  Budé  nous  apprennent  qu'un 


VIE  DE  RABELAIS  —  11 

événement  fâcheux  vint  interrompre  les  études  des  deux 
amis  à  la  fin  de  1523.  Leurs  relations  suspectes  au  dehors, 
leur  amour  des  livres,  et  surtout  des  Hvres  grecs  toujours 
soupçonnés  d'hérésie,  leur  avaient  attiré  l'animad version  de 
moines  ignorants  et  grossiers.  On  fouilla  leurs  cellules.  On 
saisit  livres  et  papiers.  Pierre  Amy,  plus  exposé,  prit  la  fuite. 
Rabelais  s'en  tira  à  meilleur  compte,  sans  doute  grâce  à  la 
protection  de  l'évêque  et  du  lieutenant  du  roi,  qui  firent 
entendre  aux  cordeliers  qu'ils  allaient  s'attirer  l'hostiUté  de 
gens  en  crédit. 

Mais  l'avertissement  ne  fut  pas  perdu.  Privé  de  la  société 
de  son  Pylade  (Amy  était  allé  chercher  refuge  dans  un 
couvent  bénédictin  près  d'Orléans),  menacé  de  nouvelles 
persécutions,  maître  François  employa  Geoffroy  d'Estissac 
à  le  tirer  de  Fontenay.  Grâce  à  cette  intervention,  on  peut  le 
croire,  le  pape  Clément  VII  l'autorisa  à  quitter  son  ordre 
et  à  revêtir  l'habit  de  Saint-Benoît.  Il  entra  au  monastère 
de  Maillezais,  dont  son  bienveillant  protecteur  était  abbé, 
et  y  resta  «  plusieurs  années  »,  sans  que  l'on  puisse  autre- 
ment préciser.  On  sait  cependant  que  le  prélat,  de  plus  en 
plus  charmé  de  son  savoir  et  de  ses  entretiens,  l'attacha  à 
sa  personne  comme  secrétaire,  en  lui  faisant  entrevoir  l'ob- 
tention d'un  bénéfice,  qui  semble  être  toujours  resté  à  l'état 
de  promesse. 

On  aimerait  à  être  mieux  renseigné  sur  ces  années,  les  plus 
belles  peut-être  de  la  vie  de  Rabelais  et  les  plus  heureuses, 
puisqu'elles  n'ont  pas  d'histoire.  On  voudrait  connaître, 
autrement  que  par  quelques  vers  de  Jean  Bouchet,  les 
réunions  de  lettrés  à  Fontaine-le- Comte  (Vienne)  où  le  bon 
Tourangeau  devisait  «  au  clair  matin  »  près  d'une  source 
limpide,  avec  le  maître  du  logis,  «  le  noble  Ardillon  »,  et 
ses  amis,  le  voyageur  Quentin,  le  cordeher  Trojan,  le  légiste 
Nicolas  Petit.  On  désirerait  surtout  un  peu  de  lumière  sur 
le  séjour  à  Ligugé,  dont  Geoffroy  d'Estissac  était  prieur, 
et  où  il  s'entourait,  comme  les  prélats  itahens  de  la  Renais- 
sance, de  toute  une  cour  d'érudits  et  de  poètes. 

Que  dura  cette  vie  charmante  dans  les  thélèmes  poitevines? 
Des  mois  ou  des  années?  Nul  ne  le  saurait  dire.  Mais  il  est 


12  —  VIE  DE  RABELAIS 

probable  que  Rabelais  mit  à  profit  ces  loisirs  exempts  de 
soucis  matériels  pour  acquérir  ce  savoir  encyclopédique  qui 
devait  faire  l'admiration  de  ses  contemporains,  et  s'initier 
à  l'étude  de  la  médecine,  sa  science  préférée.  Puis,  entraîné 
par  son  humeur  vagabonde,  il  endossa  la  soutane  de  prêtre 
séculier,  et  se  mit  à  voyager,  tantôt  exerçant  le  ministère 
sacré,. tantôt  utilisant  ses  connaissances  médicales  dans  les 
maisons  de  son  ordre.  C'est  ainsi,  sans  doute,  qu'il  visita  les 
universités  d'Angers,  de  Bourges,  d'Orléans,  et  qu'il  arriva 
à  Paris  en  1528  ou  1529,  suivre  les  leçons  de  la  Faculté  de 
médecine.  Peut-être  même,  comme  son  héros  Pantagruel, 
élit-il  domicile  à  l'hôtel  ou  collège  de  Saint-Denis,  tout  près 
des  Grands  Augustins,  dans  une  maison  spécialement  consa- 
crée aux  novices  de  l'ordre  de  Saint-Benoît  qui  poursui- 
vaient leurs  études  dans  la  capitale. 

Ce  n'est  pas  tout  à  fait  ce  qu'on  peut  appeler  jeter  le  froc 
aux  orties  !  • 

Nous  retrouvons  Rabelais  à  la  Faculté  de  médecine  de 
Montpellier,  où  il  obtient,  presque  aussitôt  son  arrivée,  le 
grade  de  bachelier  (26  octobre  1530),  et  où  il  professe  au 
printemps  suivant  un  cours  de  trois  mois  sur  les  Aphorismes 
d'Hippocrate  et  VArs  parva  de  Galien.  Il  y  était  encore  en 
octobre  1531,  ayant  passé  sans  doute  l'été  à  excursionner 
dans  le  Midi,  à  Narbonne,  à  Castres,  à  Agen,  avec,  comme 
intermède,  la  représentation  de  la  Femme  mute,  cette  farce 
joyeuse  qu'il  joua  à  Montpellier  avec  ses  amis  Ant.  Saporta, 
Guy  Bourguier,  Balthazar  Noyer,  Tolet,  Jean  Quentin, 
François  Robinet,  Jean  Perdrier. 

Quelques  mois  plus  tard,  emportant  une  réputation 
médicale  bien  établie,  il  partait  pour  Lyon  qui  allait  être 
pendant  dix  ans  le  centre  de  ses  études  et  sa  véritable  patrie 
intellectuelle. 

Libraires  et  imprimeurs  lyonnais  rivaHsaient  à  cette 
époque  avec  leurs  confrères  parisiens.  Les  Gryphe,  les  Juste, 
les  Nourry,  groupaient  autour  de  leurs  presses  toute  une 
pléiade  d'érudits  et  de  gens  de  lettres,  occupés  à  corriger 
de  savantes  éditions  grecques  et  latines,  ou  à  mettre  au 
goût  du  jour  les  monuments  de  la  vieille  httérature  nationale. 


VIE  DE  RABELAIS  —  13 

La  proximité  des  Alpes,  déversant  à  Lyon  un  flot  incessant 
d'auteurs  italiens,  en  faisait  un  centre  intellectuel  moins 
original  peut-être,  mais  à  coup  sûr  aussi  actif  que  Paris. 

Dès  ses  premiers  pas  dans  cette  cité  du  livre,  Rabelais 
est  comme  grisé.  Coup  sur  coup,  il  publie  une  édition  des 
Lettres  médicales  d'un  médecin  ferrarais  Giovanni  Manardi 
(juin  1532),  une  réimpression  des  Aphorismes  d'Hippocrate 
en  juillet,  le  Testament  de  Lucius  Cuspidius  en  septembre. 
Il  met  son  nom  sur  un  Almanach  pour  1533  et  une  Pronosti- 
cation  imitée  des  oracles  en  vogue  de  Nuremberg  ou  de 
Louvain.  Il  ne  dédaigne  même  pas,  peut-être,  de  revoir  un 
assez  piètre  livret  de  colportage  populaire  :  les  Grandes  et 
inestimables  cronicques  du  grant  et  énorme  géant  Gargantua, 
qui  met  en  scène  les  prouesses  d'un  héros  légendaire  remon- 
tant au  moins  au  xv^  siècle.  C'est  le  succès  de  ce  petit 
livre  de  colportage  dont  il  est  plus  vendu  en  deux  mois 
que  de  bibles  en  neuf  ans,  qui  l'amène  à  écrire  en  1532  les 
Horribles  et  espouvantables  faicts  et  prouesses  du  très  re- 
nommé Pantagruel,  roy  des  Dipsodes,  et,  en  1534,  la  Vie  ines- 
timable du  Grand  Gargantua,  père  de  Pantagruel. 

Les  deux  premiers  chapitres  du  roman  rabelaisien  étaient 
nés. 

L'admirable  épopée  bouffonne  ne  profita  guère  tout 
d'abord  à  son  auteur.  Le  bénéfice  des  éditions  successives, 
alla,  selon  l'usage  du  temps,  aux  imprimeurs,  et  Rabelais 
ne  connut  peut-être  même  pas  la  gloire  littéraire,  car  ni  l'un 
ni  l'autre  des  deux  livrets  ne  parut  sous  son  nom.  Sur  le 
Pantagruel  il  anagrammatisa  François  Rabelais  en  «  Alcofri- 
bas  Nasier  »,  et  sur  le  Gargantua  il  se  dit  «  abstracteur  de 
quintessence  ».  Mais,  en  revanche,  ses  publications  savantes, 
aujourd'hui  plus  sévèrement  jugées,  lui  valurent  des  résultats 
appréciables  et  immédiats. 

Grâce  à  elles,  au  mois  de  novembre  1532,  les  conseillers 
du  grand  hôpital  de  Lyon  l'attachèrent  à  leur  établissement, 
bien  qu'il  n'eût  encore  que  le  grade  de  bacheher  et  qu'il  ne 
prît  le  titre  de  docteur  que  par  un  abus  assez  général  à 
l'époque.  Il  vit  grandir  sa  réputation  de  médecin  érudit. 
Des  dissections  anatomiques  —  une  curiosité  pour  l'époque  — 


14  —  VIE  DE  RABELAIS 

lui  valurent  un  renom  de  novateur  avisé.  Quant  à  sa  qualité 
d'humaniste,  la  lettre  fameuse  qu'il  adressa  à  Erasme,  le  30 
novembre  1532,  atteste  en  quelle  estime  le  tenaient  les  plus 
grands  esprits  de  son  temps. 

Est-ce  à  cette  période  de  sa  vie  qu'il  faut  rapporter  la 
naissance  de  ce  jeune  Théodule,  de  ce  fils  mystérieux  qui 
mourut  à  deux  mois,  après  avoir  vu  des  cardinaux  romains 
incliner  leur  pourpre  sur  son  berceau?  Touchante  énigme 
posée  par  des  vers  de  Boyssonné,  docte  professeur  à  la  faculté 
de  Toulouse:  «  Lugdumim  patria,  at  pater  est  Rahelœsus,... 
Lyon  est  sa  patrie,  Rabelais  est  son  père  ;  qui  les  ignore  tous 
les  deux  ne  connaît  pas  deux  grandes  choses  en  ce  monde  !  » 

Dans  tous  les  cas,  c'est  de  ce  séjour  à  Lyon  que  date 
l'amitié  de  Rabelais  avec  Etienne  Dolet,  et  les  premiers 
témoignages  de  la  protection  des  frères  du  Bella3^  Faveur 
si  étroite,  si  longtemps  soutenue,  que  les  biographes,  pour 
l'expHquer,  l'ont  fait  remonter  à  une  camaraderie  de  collège 
au  couvent  de  la  Baumette  ! 

Au  milieu  de  janvier  1534,  Jean  du  Bellay,  évêque  de 
Paris,  envoyé  à  Rome  comme  ambassadeur  près  du  Saint- 
Siège,  attacha  le  médecin  de  l'Hôtel-Dieu  à  sa  personne  et 
l'emmena  en  Italie.  Ils  y  restèrent  deux  mois,  l'évêque  à 
négocier  sur  le  divorce  du  roi  d'Angleterre,  Rabelais  à  visi- 
ter la  ville  des  papes  avec  ses  amis  Nicolas  Leroy  et  Claude 
Chapuis,  et  à  s'enquérir  des  plantes  et  des  curiosités  natu- 
relles du  pays.  Même,  il  avait  fait  le  projet  de  composer 
une  description  complète  de  Rome,  dont  il  était  arrivé  à 
connaître  jusqu'à  la  moindre  ruelle,  quand  un  antiquaire 
milanais  le  devança.  L'ambassade  revenue  à  Lyon,  au 
miheu  de  mai,  la  Topographia  antiqucB  Ror/icB.de  Marliani 
était  prête  à  paraître.  Rabelais  dut  se  contenter  d'en  donner 
une  édition  revue  et  complétée  qui  parut  chez  Gryphe  quatre 
mois  plus  tard. 

Voilà  le  médecin  revenu  au  chevet  de  ses  malades  «  très 
précieux»,  auprès  de  qui,  disons-le  à  son  honneur,  il  s'était 
fait  régulièrement  remplacer.  Mais  une  nouvelle  absence, 
au  début  de  1535,  motivée  par  les  mesures  de  rigueur  prises 
contre  les  suspects  de  luthéranisme,  obligea  les  recteurs  de 


VIE  DE  RABELAIS  —  15 

l'hôpital  à  chercher  un  nouveau  médecin.  Le  5  mars,  après 
avoir  patienté  quelque  temps,  sur  l'assurance  que  Rabelais 
était  à  Grenoble  et  qu'il  n'allait  pas  tarder  à  regagner  Lyon, 
on  lui  donna  un  successeur. 

Maître  François  se  consola  en  repartant  au  milieu  de  l'été 
pour  l'Italie  avec  Jean  du  Bellay,  devenu  cardinal.  Il  s'arrêta 
à  Ferrare,  à  la  cour  de  la  duchesse  Renée  de  France,  où  se 
trouvaient  Clément  Marot  et  Lion  Jamet,  contraints  à  l'exil 
par  l'affaire  des  «  placards  ».  Il  visita  Florence,  émerveillé 
«  de  la  structure  du  dôme,  de  la  somptuosité  des  temples  et 
palais  magnifiques  ».  Il  reprit  surtout  à  Rome  sa  vie  d'obser- 
vateur curieux,  en  «  compagnie  de  gens  studieux,  amateurs 
de  pérégrinités  »,  comme  le  voyageur  André  Thevet  à  qui  il 
servit  de  guide  et  d'introducteur.  Un  jour  il  assistait  à 
l'entrée  d'Alexandre  de  Médicis,  une  autre  fois  la  maison 
du  pape  allait  au-devant  des  ambassadeurs  vénitiens.  A  tout 
instant  on  s'attendait  à  l'arrivée  de  Charles- Quint.  La  ville 
était  pleine  d'Espagnols.  On  abattait  éghses  et  palais  pour 
préparer  une  voie  triomphale  à  César. 

Puis  c'étaient  les  entrevues  diplomatiques  auxquelles  le 
cardinal  du  Bellay  le  faisait  assister,  les  démarches  en  cour 
de  Rome  pour  les  affaires  de  l'évêque  de  Maillezais,  les 
fleurs  ou  les  légumes  nouveaux  à  envoyer  à  son  protecteur 
pour  les  jardins  de  Ligugé  ou  de  l'Hermenaud.  C'étaient 
surtout  les  sollicitations  et  les  supphques  nécessitées  par  la 
régularisation  de  sa  propre  situation  monastique. 

TeUe  fut  la  vie  de  Rabelais  jusqu'au  printemps  de  1536. 
Quand  il  rentra  en  France,  il  emportait  une  absolution 
du  pape  Paul  III,  conçue  dans  les  termes  les  plus  honorables, 
avec  permission  de  pratiquer  librement  l'art  de  la  médecine, 
et  de  reprendre  l'habit  de  Saint-Benoît  dans  un  monastère 
de  l'ordre  autre  que  celui  de  Maillezais. 

Cette  clause  visait  l'abbaye  de  Saint-Maur-des-Fossés, 
dont  Jean  du  Bellay  était  abbé,  et  où  il  offrit  asile  à  son 
protégé,  sous  une  règle  religieuse  d'autant  moins  sévère  que 
le  monastère,  venant  d'être  érigé  en  collégiale,  maître 
François  devint  chanoine  prébende. 

Il  est  à  croire  qu'il  pa?«a  quelque  temps  dans  «  ce  paradis 


16  —   VIE  DE  RABELAIS 

de  salubrité,  aménité,  sérénité,  commodité,  délices  et  tous 
honnêtes  plaisirs  d'agriculture  et  de  vie  champêtre  ».  Au 
moins  le  trouve-t-on  à  Paris,  en  février  1537,  parmi  les 
convives  d'un  banquet  offert  à  Etienne  Dolet,  qui  venait 
d'être  gracié  d'une  accusation  de  meurtre.  Les  bienfaits  du 
cardinal  l'ont  mis  en  vue.  Il  prend  place  aux  côtés  de  Budé, 
de  Marot  et  des  plus  renommés  humanistes.  On  le  traite 
d'honneur  de  la  médecine.  On  va  jusqu'à  dire  qu'il  peut 
«  rappeler  les  morts  des  portes  du  tombeau  et  les  rendre 
à  la  lumière  ».  Son  habileté  dans  ses  missions  d'Italie  lui  a 
valu  le  titre  envié  de  maître  des  requêtes. 

Mais  son  humeur  changeante  reprend  vite  le  dessus.  On 
a  grand 'peine  à  suivre  sa  carrière  vagabonde.  Le  voilà  à 
Montpellier,  où  il  prend  enfin  le  grade  de  docteur  (22  mai 
1537) ,  et  où  il  invente  un  instrument  de  chirurgie,  le  glotto- 
tomon.  Au  milieu  de  l'été  il  est  à  Lyon,  et  une  correspondance 
imprudente  avec  un  personnage  de  Rome  lui  vaut  une 
fâcheuse  affaire  et  des  menaces  d'arrestation.  A  l'automne 
il  revient  à  Montpellier  faire  le  cours  obligé  «  au  grand  ordi- 
naire »,  et  expliquer  les  Pronostiques  d'Hippocrate,  devant 
un  auditoire  assidu.  En  juillet  1538  il  assiste  en  qualité  de 
maître  des  requêtes  à  l'entrevue  d'Aigues-Mortes,  entre 
François  I®^  et  Charles- Quint,  et  suit  le  roi  lorsque  la  cour 
revient  à  Lyon  en  remontant  le  Rhône. 

Puis  nous  perdons  sa  trace.  Peut-être  faut-il  placer  ici 
un  séjour  aux  îles  d'Hyères  où  il  aurait  écrit  une  partie  du 
Tiers  livre.  Peut-être  a-t-il  regagné  Montpellier  dans  le 
courant  de  1539,  car  le  13  août,  un  étudiant  de  l'Université 
le  choisit  pour  patron.  Mais,  en  1540,  nous  le  retrouvons, 
d'une  façon  certaine  et  pour  la  troisième  fois,  en  Italie. 

A  ce  voyage,  il  accompagne  en  quaUté  de  médecin  le  frère 
cadet  du  cardinal  du  BeUay,  Guillaume  de  Langey,  gouver- 
neur de  Turin  et  vice-roi  de  Piémont.  Les  lettres  du  savant 
Pellicier,  évêque  de  Montpellier  et  ambassadeur  à  Venise, 
nous  le  montrent  occupé  avec  ce  prélat  à  la  recherche  de 
manuscrits  hébraïques,  syriaques  et  grecs  pour  la  biblio- 
thèque du  roi,  et  jouissant  de  la  plus  entière  confiance  de 
son  maître.  Une  nouvelle  imprudence  de  plume,  qui  lui  fit 


VIE  DE  RABELAIS  —  17 

confier  à  un  ancien  ami,  Barnabe  de  Voré,  des  secrets  d'im- 
portance, ne  lui  aliéna  pas  cette  bienveillance,  mais  il  dut 
rentrer  en  France  au  mois  de  décembre,  pour  empêcher 
l'afïaire  d'avoir  des  suites  fâcheuses. 

Au  printemps,  il  est  de  retour  à  Turin,  dans  cette  petite 
cour  de  Français  italianisants,  où  François  Errault,  plus 
tard  garde  des  sceaux,  Guillaume  Bigot,  Claude  Massuau, 
et  surtout  Etienne  Lorens,  seigneur  de  Saint-Ayl,  sont  pour 
lui  des  amis  de  tous  les  instants.  Il  ne  quitte  le  Piémont 
qu'à  la  fin  de  l'année,  lorsque  Langey  rentre  en  France  pour 
aller  rendre  compte  de  sa  mission  à  la  cour  (novembre  1541). 

On  passe  les  Alpes,  on  s'arrête  à  Lyon.  Rabelais  remet  à 
l'imprimeur  Sébastien  Gryphe  les  Stfataghnes,  c'est-à-dire 
prouesses  et  ruses  de  guerre,  de  Guillaume  du  Bellay,  qu'il 
avait  composés  en  latin  et  que  Claude  ]Massuau  avait  mis 
en  français.  Il  surveille  en  môme  temps  chez  Juste  la  réim- 
pression des  deux  premiers  livres  de  son  roman, dont  il  sup- 
prime les  passages  qui  pouvaient  lui  attirer  les  foudres  de 
la  Sorbonne.  L'anonymat,  évidemment,  était  depuis  long- 
temps percé  :  le  médecin  tourangeau  de  1532,  devenu  main- 
tenant un  personnage  et  comme  il  le  dirait  lui  même  : 
K  Monsieur  du  Rabelais  »  jugeait  prudent  de  ménager  les 
puissances.  Faute  d'avoir  tenu  compte  de  ces  prudentes 
modifications  dans  une  édition  subreptice,  Dolet  s'attire  la 
colère  de  l'auteur,  et  sous  le  masque  de  l'imprimeur  se  voit 
traité,  par  son  ancien  ami,  avec  une  rigueur  extrême. 

Pendant  que  Langey  reste  à  Paris, 'Rabelais  va  se  reposer 
aux  environs  d'Orléans,  au  château  de  Saint-Ayl,  où  Etienne 
Lorens  lui  offre  une  plantureuse  hospitalité.  Il  lit  Platon, 
il  écrit  à  ses  amis  d'Orléans,  l'avocat  Antoine  HuUot,  l'élu 
Pailleron,  le  savant  Daniel,  sans  oublier  Claude  Framberge, 
scelleur  de  l'évêché,  pour  les  inviter  à  venir  déguster  le  vin 
du  cru  et  les  délicieux  poissons  de  la  Loire  (mars  1542). 

Cette  vie  charmante  dure  jusqu'au  mois  de  mai,  où  vient 
le  moment  de  regagner  l'ItaHe.  Plus  que  jamais  Guillaume 
du  Bellay  a  besoin  de  son  médecin  :  sa  santé  chancelante  va 
de  mal  en  pis.  En  octobre,  se  sentant  plus  gravement  atteint, 
le  «  bon  seigneur  »  demande  son  rappel,  et  le  13  novembre 

RABELAIS  —  I  S 


18  _  VIE  DE  RABELAIS 

il  dicte  son  testament  où  Rabelais  se  trouve  compris  pour 
une  rente  de  150  livres  tournois,  en  attendant  un  bénéfice 
d'un  produit  double.  Toute  la  maison  reprend  la  route  de 
France  et  passe  les  monts  en  plein  hiver.  A  Lyon,  Guillaume 
du  Bellay  refuse  de  s'arrêter,  malgré  l'avis  des  médecins,  et 
le  9  janvier  1543  il  meurt  à  Tarare  au  milieu  de  ses  fami- 
liers et  de  ses  serviteurs  consternés. 

«  Il  m'en  souvient,  écrit  Rabelais  dix  ans  plus  tard,  et 
encore  me  frissonne  et  tremble  le  cœur  dedans  sa  capsule... 
Amis,  domestiques  et  serviteurs  du  défunt  et  tous  effrayés 
se  regardaient  les  uns  les  autres  en  silence  sans  mot  dire  de 
bouche,  mais  bien  tous  pensants  et  prévoyants  en  leurs 
entendements  que  de  bref  seroit  France  privée  d'un  tant 
parfait  et  nécessaire  chevalier  à  sa  gloire  et  protection.» 

Il  fallut  ramener  le  corps.  Le  bon  Tourangeau  et  son  ami 
Etienne  Lorens  conduisirent  le  cortège  funèbre  et  arrivèrent 
à  Saint- Ayl,  le  30  janvier,  incertains  de  la  direction  à  suivre. 
L'ordre  vint  enfin  de  continuer  sur  le  Mans  où  les  obsèques 
eurent  lieu  le  5  mars  :  pendant  le  désordre  du  voyage,  un 
Allemiand  au  service  du  défunt  déroba  ses  papiers  que  Rabe- 
lais avait  renfermés  dans  les  coffres  du  bagage. 

Cette  mort,  dont  le  retentissement  fut  énorme  en  France, 
en  Italie,  et  même  en  Allemagne  où  Langey  avait  rempli 
d'importantes  missions,  privait  maître  François  d'un  puissant 
protecteur,  mais  en  même  temps  elle  lui  donnait  la  notoriété 
qui  s'attache  toujours  à  quelqu'un  qui  vient  d'être  mêlé  à 
de  grands  événements.  Cependant  l'effet  ne  s'en  fit  pas 
sentir  sur-le-champ,  car  pendant  plus  de  deux  ans  rien  ne 
nous  parle  de  Rabelais.  Tout  porte  à  croire  que,  sans  quitter 
le  service  des  du  Bellay,  il  se  rapprocha  de  ses  amis  du  Poi- 
tou, qu'il  n'avait  jamais  oubliés.  L'évêque  de  Maillezais  était 
mort  (1543),  mais  son  neveu  et  héritier  Louis  d'Estissac 
continuait  les  bons  offices  du  prélat,  et  c'est  sans  doute  à 
son  château  de  Coulonges-les-Royaux  (Deux- Sèvres)  ou  de 
la  Brosse  (Charente- Inférieure)  que  l'auteur  de  Pantagruel 
chercha  à  oubher  dans  le  calme  et  la  retraite  tant  de  tra- 
giques événements.  Il  se  mit  en  devoir  de  terminer  son 
troisième  livre. 


VIE  DE  RABELAIS  —  19 

Au  mois  de  septembre  1545  la  composition  en  était  assez 
avancée  pour  qu'il  dût  songer  à  solliciter  un  privilège  du 
roi.  Il  l'obtint  dans  les  termes  les  plus  flatteurs,  malgré 
l'opposition  de  la  Sorbonne,  réduite  au  silence  par  l'inter- 
vention de  Marguerite  de  Navarre,  et  par  la  lecture  de  son 
livre  que  fit  à  François  I^r  Pierre  Duchâtel,  évêque  de  Tulle. 
Fort  de  l'approbation  royale,  Rabelais  mit  pour  la  première 
fois  son  nom  sur  le  titre. 

Il  avait  alors  dépassé  la  cinquantaine.  Il  était  connu  comme 
médecin,  comme  diplomate,  comme  légiste,  comme  huma- 
niste et  comme  poète,  mais  ses  amis  seuls  songeaient,  et 
pour  cause,  à  le  louer  d'avoir  mis  au  monde  un  roman 
immortel.  Il  avait  enrichi  ses  imprimeurs.  La  gloire  d'avoir 
écrit  Gargantua  et  Pantagruel  ne  lui  arrivait  que  six  ans 
avant  sa  mort. 

Quand  le  Tiers  livre  parut  à  Paris,  chez  Chrestien  Wechel, 
en  1546,  Rabelais  était  sur  la  route  d'Allemagne,  fuyant  la 
réaction  qui  venait  de  se  déchaîner  et  allait  aboutir  au 
supplice  d'Etienne  Dolct.  Au  mois  d'avril  on  le  trouve  à 
Metz,  sans  doute  chez  son  fidèle  Saint- Ayl  qui  y  possédait 
une  maison  et  des  bois.  Une  place  de  médecin  stipendié  de 
la  ville,  à  120  livres  d'appointements,  lui  permet,  en  «  vivo- 
tant »  aussi  frugalement  que  possible,  de  s'entretenir  «  hon- 
nêtement »  et  de  faire  honneur  à  la  maison  dont  il  «  était 
issu  à  sa  départie  de  France  ». 

C'est  en  ces  termes  que  le  6  février  1547  il  s'adresse  au 
cardinal  du  Bellay  pour  lui  demander  des  secours.  Mais 
la  réponse  à  sa  supphque  n'a  pas  le  temps  d'arriver  qu'éclate 
comme  un  coup  de  foudre  la  mort  de  François  I^r,  boule- 
versant toutes  les  charges  de  la  cour  et  envoyant  le  cardi- 
nal à  Rome  avec  la  surintendance  des  affaires  royales. 

Rabelais  rentra-t-il  à  Paris,  comme  une  allusion  au  duel 
fameux  de  la  Chataigneraye  et  de  Jarnac  semble  l'indiquer? 
Alla-t-il  rejoindre  son  protecteur  en  Italie  et  laissa-t-il 
prudemment  la  frontière  entre  lui  et  ses  ennemis,  qui  ne 
parlaient  rien  moins  que  de  le  brûler  avec  ses  Hvres?  Cette 
dernière  conjecture  est  la  plus  plausible  :  c'est  sans  doute 
un  messager  qui  porta  à  l'imprimeur  les  premiers  chapitres 


20  —  VIE  DE  RABELAIS 

du  Quart  livre,  parus  à  Lyon   dans   les   premiers  mois  de 

1548. 

En  tout  cas,  Rabelais  était  certainement  à  Rome  avant 
le  mois  de  juin  1548,  et  il  y  était  encore  au  printemps 
suivant  lorsque  le  cardinal  donna  sa  fête  fameuse  en  l'hon- 
neur de  la  naissance  du  duc  d'Orléans,  fils  d'Henri  II  et  de 
Catherine  de  Médicis  {mars  1549).  Féerie  merveilleuse, 
composée  de  combats  sur  terre  et  sur  eau,  de  courses  de 
taureaux,  de  défilés  de  troupes,  de  tableaux  mythologiques, 
de  festins,  de  feux  d'artifice  dont  maître  François,  sans  doute 
un  des  principaux  organisateurs,  fit  imprimer  le  récit  par 
Gryphe  sous  le  titre  de  Sciomachie! 

Ce  dernier  séjour  au  delà  des  monts,  sans  doute  aussi 
fécond  pour  Rabelais  que  les  précédents,  est  celui  sur  lequel 
nous  sommes  le  moins  bien  renseignés.  Autant  dire  que  nous 
n'en  savons  rien.  Au  mois  de  novembre  1549  le  cardinal, 
qui  s'était  mis  en  route  pour  la  France,  reçoit  l'ordre  de  re- 
venir à  Rome  et  d'assister  au  conclave.  Rabelais  le  devance 
à  Paris,  rapportant  au  complet  le  manuscrit  du  Quart  livre. 

Cette  fois,  m^aître  Alcofribas  pouvait  se  croire  à  l'abri  des 
inconstances  du  sort.  Avec  son  bon  sens  aiguisé  de  finesse 
qui  lui  fit  toute  sa  vie  garder  un  pied  dans  les  deux  camps, 
il  s'était  assuré  la  protection  des  nouveaux  conseillers  du  roi 
Henri  II,  du  cardinal  de  Guise,  chef  de  la  faction  catholique, 
et  du  cardinal  de  Châtillon,  manifestement  incliné  vers  la 
Réforme.  Il  vivait  tranquille  au  château  de  Saint-Maur  où 
le  cardinal,  revenu  malade  d'Italie,  récompensait  les  soins 
de  son  médecin  en  lui  faisant  obtenir  les  cures  de  Saint- 
Christophe  du  Jambet,  au  diocèse  du  Mans,  et  de  Meudon 
(18  janvier  1550).  Le  6  août  1550,1e  roi  avait  gracieusement 
accordé  un  privilège  pour  le  Qîiart  livre,  qui  servait  sa  poli- 
tique gallicane  du  moment. 

Mais  Rabelais  ne  devait  pas,  cette  fois  plus  que  les 
autres,  échapper  à  ses  ennemis  sorbonnicoles.  Le  Quart  livre, 
le  plus  hardi  de  son  œuvre,  était  à  peine  mis  en  vente 
(28  janvier  1552)  que  la  Faculté  de  théologie  le  censurait, 
et  comme  Henri  II  dans  l'intervalle  avait  fait  sa  paix  avec 
Rome,  le  Parlement  condamna  ses  attaques  contre  la  pa- 


V HOMME  ET  L'ŒUVRE  —  21 

pauté  et  les  sacro-saintes  Décrétales.  Parmi  les  douze  juges 
qui  siégeaient  ce  jour- là,  figurait  André  Tiraqueau,  l'ami 
de  Fontenay-le-Comte,  celui  que  maître  François  appelait 
X  le  bon,  docte,  sage,  tant  humain,  tant  débonnaire  et  équi- 
table ». 

Nous  voici  à  la  fin  de  la  carrière.  L'incertitude  qui  entoure 
la  naissance  du  grand  Chinonais  enveloppe  ses  dernières 
années.  Tout  porte  à  croire  qu'elles  furent  troublées.  Malade 
(on  n'en  peut  douter  en  voyant  avec  quelle  ferveur  il  demande 
et  souhaite  la  santé  au  début  de  son  Quart  livre),  persécuté 
à  la  fois  par  les  protestants  et  la  Sorbonne,  on  ignore  où  il 
abrita  ses  derniers  jours.  Le  bruit  de  son  emprisonnement 
courut  même  parmi  ses  amis  à  la  fin  de  1552.  Le  9  janvier 
1553,  il  résigna  ses  cures,  et  le  9  avril  1553,  selon  un  épita- 
phier  manuscrit  de  l'église  Saint-Paul,  il  mourut  à  Paris, 
dans  une  maison  de  la  rue  des  Jardins. 

Le  cardinal  du  Bellay  alla  prendre  à  Rome  sa  dernière 
retraite  sans  son  compagnon  de  vingt  ans. 

L'HOMME  ET  L'ŒUVRE 

On  ne  chante  pas  impunément  les  plaisirs  de  la  table  et 
le  libre  exercice  de  toutes  les  fonctions  naturelles. 

Rabelais  était  à  peine  mort  que  Ronsard  lui  composait 
une  épitaphe  bachique  qui  allait  fixer  pour  des  siècles  sa 
physionomie  de  Silène  bouffon  : 


Jamais  le  soleil  ne  l'a  veu 

Tant  fut-il  matin  qu'il  n'eust  beu. 

Et  jamais  au  soir  la  nuit  noire, 

Tant  fut  tard,  ne  l'a  veu  sans  boire. 

Car  altéré  sans  nul  séjour 

Le  gallant  boivoit  nuit  et  jour. 

Mais  quand  Tardante  canicule 
Ramenoit   la  saison  qui  brûle. 
Demi-nus  se  troussoit  les  bras. 
Et  se  couchoit  tout  plat  à  bas 
Sur  la  jonchée,  entre  les  taces, 
Et  parmi  les  escuelles  grasses 


22  —  VIE  DE  RABELAIS 

Sans  nulle  honte  se  souillant, 
AUoit  dans  le  vin  barbouillant 
Comme  une  grenouille  en  la  fange. 

Ronsard,  qui  avait  puisé  ses  principaux  traits  dans  l'Antho- 
logie grecque  où  ils  s'appliquent  à  Anacréon,  ne  prenait  sans 
doute  pas  au  sérieux  son  amplification  poétique.  Mais  la 
carrière  de  maître  François  était  trop  mal  connue  pour  que 
la  postérité  pût  faire  la  part  de  la  vérité  dans  ce  portrait 
du  bon  biberon.  Le  tableau  s'adaptait  à  merveille  à  certains 
héros  du  roman.  Il  n'en  fallait  pas  plus  pour  qu'on  l'ap- 
pliquât à  l'auteur.  La  légende  du  Rabelais  bouffon  et  gail- 
lard était  née. 

Elle  se  développa  avec  une  rapidité  et  une  ampleur  sur- 
prenantes. Anecdotes,  traits  plaisants,  bons  mots,  se  grou- 
pèrent autour  des  rares  détails  exacts  qui  surnageaient, 
composant  pour  la  légende  une  figure  de  moine  buveur  et 
charlatan  presque  impossible  à  détruire.  On  le  représenta, 
au  couvent  de  Fontenay,  mêlant  au  vin  des  frères  des  drogues 
aphrodisiaques,  ou  à  Paris,  déguisé  d'une  robe  verte  et  d'une 
fausse  barbe,  répondant  au  chancelier  Duprat  en  autant 
de  dialectes  que  Panurge  à  Pantagruel.  On  le  figura  à  Rome, 
s'offrant,  en  guise  de  saint,  à  la  vénération  des  fidèles  et 
scandalisant  le  pape  par  de  grossières  irrévérences.  On 
l'imagina  à  Lyon  feignant  un  complot  contre  les  jours  du 
roi  pour  se  faire  arrêter  et  ramener  à  Paris  sans  bourse  délier  : 
• —  le  quart  d'heure  de  Rabelais  ! 

Les  derniers  moments,  surtout,  eurent  le  singulier  privilège 
de  multiplier  les  bons  mots.  Il  demande  à  mourir  dans  un 
froc  ou  domino  de  bénédictin,  à  cause  de  cette  parole  du 
psalmiste  :  Beati  qui  moriuntur  in  Domino.  Il  dit  en  voyant 
le  prêtre  lui  apporter  la  communion  :  «  Je  crois  voir  mon 
Dieu  tel  qu'il  entra  à  Jérusalem,  triomphant  et  porté  par 
un  âne.  »  Il  fait  ce  testament  burlesque  :  «  Je  n'ai  rien,  je 
donne  le  reste  aux  pauvres,  «et  meurt  sur  ce  mot  de  la  fin  : 
«  Tirez  le  rideau,  la  farce  est  jouée.  » 

Est-il  besoin  de  faire  remarquer  l'invraisemblance  de  cette 
légende,  en  contradiction  avec  tout  ce  que  nous  savons 


L'HOMME  ET  L'ŒUVRE  —  23 

maintenant  de  la  vie  de  Rabelais?  Est-ce  là  le  maître  des 
requêtes  du  roi,  le  protégé  de  Marguerite  de  Navarre,  le 
familier  des  princes  de  l'Église  et  des  plus  grands  seigneurs 
de  son  temps,  le  correspondant  d'Erasme,  de  Budé,  Tami 
des  Tiraqueau,  de  Bouchet,  de  Pélicier,  des  plus  graves  et 
des  plus  doctes  humanistes?  Tant  de  preuves  d'estime  et 
de  considération  ne  pouvaient  aller  à  un  histrion  buveur  et 
bouffon.  Les  contemporains  n'auraient  su  se  tromper  aussi 
grossièrement. 

Des  critiques  modernes,  en  parlant  du  grand  Tourangeau, 
sont  tombés  dans  une  erreur  contraire.  Pour  réagir  contre 
le  travestissement  bachique  de  la  Pléiade,  ils  ont  donné  à 
leur  personnage  une  figure  de  censeur  austère,  de  philosophe 
chagrin,  qui  lui  va,  faut-il  le  dire  ?  encore  moins  que  l'autre. 

Ils  en  ont  fait  un  réformateur  à  outrance,  un  démoHsseur 
du  vieux  monde,  ébranlant  de  son  rire  immense  les  piliers 
de  l'édifice  social,  un  précurseur  de  la  Révolution  française, 
annonçant  dès  le  xvi^  siècle  la  chute  de  l'ancien  régime  et 
la  Déclaration  des  droits  de  l'homme.  Janus  à  double  face, 
il  n'aurait  pris  le  masque  comique  que  pour  débiter  impu- 
nément de  dangereuses  vérités.  Il  aurait  contrefait  l'insensé 
comme  Brutus  pour  échapper  aux  tyrans,  et  semé  l'ordure 
dans  son  hvre  pour  en  dégoûter  ses  lecteurs,  à  la  façon  de 
Solon  simulant  l'ivresse. 

C'est,  avouons-le,  bien  mal  connaître  maître  Alcofribas  que 
de  prendre  son  rire  pour  un  déguisement.  La  sympathie  qu'il 
manifeste  pour  les  bons  vivants,  pour  les  repas  plantureux, 
pour  les  tours  même  les  plus  risqués  de  ses  mauvais  sujets, 
est  trop  \'ive  pour  être  feinte.  Elle  présente  un  accent  de 
sincérité  que  l'art  le  plus  consommé  serait  impuissant  à 
simuler.  Le  rire  est  le  fond  même  du  caractère  de  Rabelais. 
Son  génie,  c'est  la  belle  humeur. 

Quant  à  son  action  sociale  immédiate,  il  faut  sans  doute 
en  faire  son  deuil.  Jamais  homme  de  cette  valeur  n'exerça 
moins  d'influence  sur  les  contemporains.  Beaucoup  connais- 
saient le  médecin  et  le  savant.  Bien  peu  l'auteur  de  Gar- 
gantua et  de  Pantagruel.  Ceux  qui  savaient  que  maître 
Alcofribas  Nasier  et  le  maître  des  requêtes  du  roi  ne  faisaient 


24  —  VIE  DE  RABELAIS 

qu'un,  voyaient  dans  son  livre  un  amusement  d'honnêtes 
gens,  un  divertissement  d'après  souper.  Rabelais  n'était 
dangereux  pour  personne.  A  peine  trouvait-on  parfois  qu'il 
parlait  et  surtout  qu'il  écrivait  un  peu  trop. 

Le  moyen  de  prendre  au  sérieux  ses  réformes  !  L'auteur 
lui-même  y  croit-il  bien  quand  il  les  date  d'Utopie?  On  le 
sait  ami  de  l'ordre,  praticien  prudent,  prêchant  le  retour  à 
l'antiquité  comme  source  de  toute  science,  linguiste  savant, 
ennemi  des  nouveautés  dans  le  langage  et  dans  les  mœurs, 
champion  déclaré  de  la  httérature  du  passé,  jusque  dans  les 
pronostications  et  les  romans  de  chevalerie.  Y  a-t-il  vrai- 
ment là  de  quoi  révolutionner  un  siècle? 

Les  protestants,  remarquons-le,  ne  s'y  trompèrent  guère. 
Si  les  «  démoniacles  Cal  vins,  imposteurs  de  Genève  »  uni- 
rent leurs  invectives  contre  l'auteur  de  Pantagruel,  c'est 
qu'il  avait  refusé  de  les  suivre  dans  leur  action  réformatrice, 
qu'il  les  avait  abandonnés  en  route  pour  rester  avec  les 
modérés. 

Et  voilà  le  véritable  Rabelais  qui  nous  apparaît.  Ni 
bouffon,  ni  démohsseur,  esprit  merveilleusement  pondéré, 
comme  le  climat  de  sa  benoîte  Touraine,  avide  de  tout  savoir 
et  de  toute  science,  mais,  comme  beaucoup  de  savants, 
ami  de  son  repos  et  peu  désireux  de  compromettre  la  sécurité 
de  ses  chères  études  dans  les  luttes  politiques  et  religieuses. 
EquiHbriste  à  la  façon  d'Erasme,  il  sait,  avec  une  oppor- 
tunité que  nous  voudrions  peut-être  moins  habile,  se  con- 
ciUer  l'amitié  des  grands  dans  tous  les  partis.  Il  gouverne 
sa  barque  en  prenant  les  événements  du  bon  côté  et  les  gens 
tels  qu'ils  sont,  excellent  exemple  à  donner  à  une  époque 
où  les  flammes  du  bûcher  de  Servet  répondent  à  l'autodafé 
de  Dolet,  où  l'on  va  bientôt  s'égorger  au  nom  de  la  Réforme 
et  de  la  Ligue. 

Tel  est  l'homme,  ou  plutôt  tel  nous  pouvons  nous  le 
figurer  d'après  le  peu  que  nous  savons  de  sa  vie.  Son  œuvre, 
au  moins,  s'offre  à  nous  presque  entière  et  nous  permet 
d'embrasser  sous  toutes  ses  faces  son  admirable  talent. 

Roman  satirique  !  il  faut  bien  lui  laisser  ce  nom,  puis- 


L'HOMME  ET  L'ŒUVRE  —  25 

que  le  mot  humour  —  ne  l'a-t-on  pas  déjà  remarqué?  — 
n'existe  pais  dans  la  langue  française,  et  que  nous  avons 
peine  à  nous  imaginer  une  œuvre  où  l'auteur  aurait  accu- 
mulé les  peintures  les  plus  plaisantes  des  hommes  et  des 
choses  de  son  temps  sans  autre  but  que  de  donner  carrière 
à  son  humeur  joviale  et  à  son  plaisir  de  raconter.  Mais  le 
roman  rabelaisien  ne  connaît  ni  le  fiel  ni  la  passion.  Il  reste 
bien  au-dessous  des  attaques  virulentes  des  libres  prêcheurs 
du  xv^  siècle,  des  invectives  d'Olivier  Maillard,  des  pam- 
phlets d'Ulric  de  Hutten  et  des  protestants. 

Bienheureux,  a-t-on  dit,  le  pays  qui  serait  gouverné  par 
des  géants  comme  Gargantua  et  Pantagruel  !  Les  plaideurs, 
pourrait-on  ajouter,  qui  auraient  affaire  à  Perrin  Dandin,  et 
même  à  cette  âme  simple  et  candide  de  Bridoye,  ne  seraient 
pas  non  plus  bien  à  plaindre,  tant  Rabelais  a' tracé  avec 
bonhomie  ces  figures  de  la  petite  judicature  à  laquelle 
appartenait  son  père. 

Les  moines?  Certes  il  les  fustige  de  temps  à  autre  avec  une 
vivacité  où  l'on  devine  quelque  rancune  personnelle.  Mais 
ne  sent-on  pas  au  fond  qu'il  leur  garde  une  sympathie 
involontaire?  Ne  restent-ils  pas  pour  lui  les  «  béats  pères  »? 
Ne  fait-il  pas  cause  commune  avec  eux  contre  les  femmes? 
Ne  garde-t-il  pas  une  complaisante  indulgence  pour  leurs 
grasses  plaisanteries,  leur  paresse,  leur  gourmandise?  Ne 
fait- il  pas  surtout  de  frère  Jean  son  héros  préféré,  l'âme  et 
la  joie  du  roman? 

Même  pour  la  papauté  —  exception  faite  de  Vile  sonnante 
qui  comme  l'épisode  des  Chats  fourrés  ne  nous  est  certaine- 
ment pas  parvenue  dans  sa  rédaction  définitive —  Rabelais 
ne  peut  en  vouloir  beaucoup  à  cette  cour  romaine  où  il  a 
puisé  des  souvenirs  inoubliables.  S'il  condamne  en  bon 
gallican,  et  sans  doute  d'accord  avec  le  roi,  la  simonie,  le 
trafic  des  indulgences,  l'abus  des  dispenses,  c'est  presque 
de  la  tendresse  qu'il  montre  pour  ces  «  bons  christians  » 
de  papimanie  et  pour  le  père  Hypothadée. 

Le  roman  rabelaisien  est  donc  mieux  qu'une  satire,  c'est 
une  œuvre  humaine,  sans  système  ni  parti  pris.  Maître 
François  peint  les  hommes  et  les  choses  de  son  temps,  à  peu 


26  —  VIE  DE  RABELAIS 

près  tels  qu'ils  se  présentent.  Sans  doute  il  en  exagère  plai- 
samment les  côtés  ridicules  :  il  faut  bien  rire,  c'est  le  propre 
de  l'homme.  Mais  tout  ce  qu'il  écrit,  il  l'a  vu.  C'est  de 
l'observation  vécue. 

Voyez  ses  héros!  Où  trouver  des  figures  plus  vivantes, 
plus  humaines  que  Panurge,  frère  Jean,  tous  les  amis  du 
sage  Pantagruel?  Les  personnages  épisodiques  eux-mêmes, 
qui  n'apparaissent  que  dans  une  anecdote,  une  historiette, 
an  trait,  laissent  cependant  en  nous  des  silhouettes  ineffa- 
çables. On  sent  qu'ils  ont  existé,  que  l'auteur  les  a  connus, 
qu'il  s'est  attablé  avec  eux,  qu'il  les  a  fait  causer  comme 
Molière  les  siens,  qu'il  les  a  fait  passer  tout  vifs  dans  sa 
comédie  avec  leurs  moindres  particularités  de  mise,  d'allure 
ou  de  langage.  Il  n'est  pas  jusqu'au  lieu  de  l'action  qui  ne 
soit  réel.  Ici,  c'est  Paris,  la  vieille  cité  du  moyen  âge  avec 
ses  rues  illustrées  par  les  exploits  de  Villon  et  de  ses  co- 
quillards  ;  là,  la  benoîte  Touraine,  le  Chinonais  avec  la  De- 
vinière  et  la  petite  vallée  de  la  Vède  où  s'est  passée  son 
enfance  ;  ailleurs  c'est  Poitiers,  Orléans,  Bourges,  vingt 
autres  villes  que  son  humeur  vagabonde,  lui  a  fait  connaître. 
Même  quand  le  caprice  l'emporte  dans  des  pays  imagi- 
naires, il  emprunte  des  éléments  réels  à  la  géographie  de 
son  temps,  et  compose,  avec  de  l'observation  et  de  la  cou- 
leur locale,  ses  tableaux  les  plus  fantaisistes. 

Sans  doute,  sur  cette  trame  soHde,  Rabelais  a  semé  les 
dessins  les  plus  inattendus.  Il  a  ajouté  à  ses  portraits  l'em- 
preinte de  son  puissant  génie,  mais  n'y  cherchez  ni  sym- 
bole ni  sens  abscons.  On  ne  fonde  pas,  a-t-on  dit  très 
justement,  une  doctrine  et  une  satire  sociale  quand  on 
n'emploie  à  écrire  «  autre  temps  que  celui  qui  était  établi 
à  prendre  sa  réfection  corporelle,  savoir  est,  beuvant  et 
mangeant  ». 

Voilà  la  vérité.  C'est  Rabelais  qui  nous  en  instruit.  Il  a 
dicté  Gargantua  et  Pantagruel,  —  exception  faite  pour  le 
Tiers  livre  —  non  pas  en  mangeant  et  en  buvant  —  gar- 
dons-nous de  prendre  une  boutade  à  la  lettre,  —  mais  en 
laissant  courir  Hbrement  son  imagination  et  sa  fantaisie, 
changeant  le  lieu  de  la  scène  sans  nous  en  avertir,  oubliant 


U HOMME  ET  V ŒUVRE  —  27 

dans  un  livre  ce  qu'il  avait  annoncé  dans  l'autre,  commen- 
çant un  chapitre  par  des  facéties  de  songe-creux,  et,  tout 
à  coup,  se  laissant  entraîner  aux  plus  hautes  et  plus  graves 
émotions. 

Non.  La  merveilleuse  et  burlesque  épopée  ne  sent  pas 
l'huile.  C'est  l'inspiration  heureuse  d'un  génie  en  belle 
humeur  qui  s'est  laissé  aller  à  écrire  comme  il  parlait  avec 
ses  amis.  Mettez  en  regard  les  publications  savantes,  les  dédi- 
caces, les  lettres,  les  poésies,  cette  Sciomachie  d'allm-e  offi- 
cielle, ces  morceaux  travaillés  sur  lesquels  il  comptait  peut- 
être  pour  passer  à  la  postérité.  Tout  paraît  terne,  sec, 
ennuyeux  à  périr.  C'est  une  éclipse. 

Il  y  a  bien,  il  est  vrai,  les  citations,  qui  entretiennent  cette 
illusion  de  patiente  élaboration.  Quelle  multitude  d'auteurs 
cités!  L'antiquité  latine  et  grecque,  l'Ecriture  sainte,  les 
Pères  de  l'Eglise,  tout  y  passe  avec  l'indication  du  livre, 
du  chapitre,  du  passage  !  L'érudition  paraît  immense,  déme- 
surée et  elle  l'est  en  réalité.  Mais  regardez  de  près.  Vous 
verrez  que  souvent  Rabelais  ne  fait  pas  ses  recherches  lui- 
même  et  qu'il  puise  tout  simplement  ses  citations  dans 
les  polygraphes  anciens  ou  les  humanistes  contemporains. 
S'agit-il  de  conter  l'histoire  du  fou  et  du  rôtisseur?  Il  in- 
voque Jo.  André,  un  rescrit  papal,  le  Panormitain,  Barbatia 
et  Jason.  Il  n'oublie  que  de  citer  Tiraqueau  à  qui  il  a  em- 
prunté toutes  ses  références.  Veut-il  discuter  la  légitimité 
d'un  enfant  né  après  la  mort  du  père?  Il  fait  appel  à  Hip- 
pocrate,  Pline,  Plante,  Varron,  Censorinus,  Aristote,  Aulu- 
Gelle,  mais  il  ne  nous  dit  pas  que  c'est  ce  dernier  auteur 
qui  lui  a  fourni  tout  son  bagage  de  science. 

Et  ce  sont  là  les  moindres  emprunts  que  Rabelais  se 
permette.  On  a  écrit  des  volumes  pour  faire  la  hste  de  tout 
ce  qu'on  a  cru  lui  voir  emprunter  à  autrui.  U  Utopie  de 
Thomas  Morus,  l'Histoire  macaronique  de  Folengo,  le  Songe 
de  Polyphile  de  Colonna,  les  Adages  d'Erasme,  Villon,  la 
Farce  de  Pathelin,  les  nouvellistes  itahens,  les  fabhaux  fran- 
çais, les  romans  de  chevalerie  :  il  puise  partout.  Non  con- 
tent de  s'inspirer  de  ses  devanciers  et  de  leur  emprunter  leurs 
inventions,  il  insère    même  dans  son  œuvre  des  passages 


28  —  VIE  DE  RABELAIS 

textuellement  reproduits  de  Geoffroy  Tory,  du  poète  Crétin, 
de  Mellin  de  Saint-Gelais.  Si  l'on  ne  tenait  compte  des  ha- 
bitudes du  xvi^  siècle,  on  ferait  de  Rabelais  le  plus  au- 
dacieux ou  le  plus  inconscient  des  plagiaires. 

Mais  si  notre  grand  écrivain,  comme  beaucoup  de  ses  con- 
temporains, a  été  moins  préoccupé  de  trouver  du  nouveau 
que  de  dire  en  meilleurs  termes  ce  que  d'autres  avaient  dit 
déjà  avant  lui,  il  faut  avouer  que  son  génie  l'a  merveilleu- 
sement servi.  Tous  ses  emprunts  se  fondent  dans  l'ampleur 
du  récit.  On  dirait  qu'en  passant  dans  son  œuvre,  ils  de- 
viennent originaux.  Il  se  les  est  si  bien  appropriés,  il  les  a 
si  bien  faits  siens,  que  tous  ces  aliments  divers  sont  «  trans- 
mués en  sang  précieux  ». 

"  Tel  un  grand  fleuve,  dit  M.  Brunetière  après  Michelet,  ce 
fleuve  de  Loire  dans  les  paysages  duquel  il  a  toujours  aimé 
revivre  les  impressions  de  sa  jeunesse  :  ni  les  obstacles  n'en 
arrêtent  où  n'en  détournent  le  cours;  il  se  grossit,  en  coulant, 
du  tribut  des  eaux  de  la  montagne  ou  de  la  plaine  ;  ses 
affluents,  l'un  après  l'autre,  viennent  perdre  en  lui  jusqu'au 
souvenir  de  leur  source  natale,  et  ni  les  sables,  ni  les  débris 
qu'il  emporte  à  la  mer  ne  réussissent  à  troubler  la  limpidité 
de  son  flot...  Ainsi  de  Rabelais  !  La  continuité  de  son  récit 
n'en  a  de  comparable  ou  d'égale  que  la  largeur  et  la  rapidité. 
Ses  énormités  même  s'y  noient.  Et  non  seulement  ce  qu'il 
imite,  il  n'a  pas  besoin  de  le  dénaturer  pour  se  l'approprier, 
mais  on  dirait  de  ses  modèles  qu'ils  sont  nés  ses  tributaires, 
parce  qu'il  est  poète,  c'est-à-dire  parce  qu'il  y  a  quelque  chose 
en  lui  d'antérieur  à  ses  emprunts.  » 

Poète  !  Le  mot  semble  étrange  appHqué  à  l'auteur  de 
Gargantua  et  de  Pantagruel,  et  pourtant  nulle  qualifica- 
tion ne  lui  convient  mieux.  Celui  qui  fut  un  si  piètre  ver- 
sificateur, fut  un  admirable  poète  en  prose,  et  c'est  ce 
qui  lui  assure  dans  la  Httérature  une  place  que  son  talent 
de  conteur  n'aurait  peut-être  pas  suffi  à  rendre  incompa- 
rable. 

Voyez  l'œuvre!  n'a-t-elle  pas  comme  une  allure  de  poème 
épique  ?  Ses  hvres,  qu'on  a  pu  appeler  des  chants,  célèbrent 
des  batailles,  des  festins,  des  voyages  sur  mer.   Le  mer- 


L'HOMME  ET  L'ŒUVRE  —  29 

veilleux  y  apparaît  à  chaque  pas.  A  l'exemple  des  anciens 
dont  il  est  le  disciple,  il  divinise  les  forces  naturelles,  la 
santé,  l'équilibre  du  corps  et  de  l'âme,  l'énergie  de  l'action, 
la  capacité  illimitée  du  boire  et  du  manger,  sans  séparer  ce 
qui  est  noble  de  ce  qui  est  bas,  ce  qui  est  l'esprit  de  ce  qui 
est  l'ordure,  pas  plus  que  ne  le  fait  la  nature,  ignorante  de 
toute  fausse  pudeur.  Créateur  de  mythes,  il  met  sur  pied 
des  héros  démesurés,  fantastiques,  nourris  d'un  vague  idéal 
de  justice  et  de  bonté,  de  force  surnaturelle  et  bienfaisante, 
comme  les  personnages  de  la  Légende  des  siècles.  Il  détruit 
des  géants  et  des  monstres.  Il  élève  les  murs  de  Thélème 
contre  les  hypocrites,  cagots,  sorbonnâtres,  précepteurs  sco- 
lastiques. 

Et  tout  autant  que  l'idée,  la  poésie  transfigure  l'expression 
de  Rabelais.  Il  a  le  don  de  penser  par  images  :  son  style  est 
en  comparaisons,  en  peintures.  Un  seul  chapitre  de  Gargan- 
tua, a-t-on  dit,  contient  plus  de  métaphores  que  tout  un 
recueil  de  Marot  ou  l'œuvre  entière  de  Jean  Bouchet,  et 
toutes  ces  im.ages,  surprenantes  de  justesse  et  d'originalité, 
ont  à  leur  service  la  plus  incroyable  fécondité  verbale,  un 
vocabulaire  d'une  richesse  inouïe.  Tout  y  entre,  latin,  grec, 
hébreu,  italien,  espagnol,  écossais,  anglais,  patois  locaux, 
nomenclature  des  sciences,  termes  de  métiers.  Il  appelle 
même  l'argot  et  le  vieux  fonds  gaulois  du  moyen  âge  à  son 
secours.  Quand  les  mots  lui  manquent,  il  en  forge  de  nou- 
veaux, et  ces  derniers  venus  sont  si  bien  frappés,  si  carac- 
téristiques, qu'ils  entrent  tout  vifs  dans  la  langue  fran- 
çaise. 

C'est  tout  cela  qui  fait  l'immortalité  de  l'œuvre.  Humeur 
gauloise,  gaîté  inépuisable,  observation  profonde  du  cœur 
humain,  réalisme  admirable,  richesse  incomparable  de  l'ex- 
pression, toutes  ces  quahtés,  dont  une  seule  suffirait  à  faire 
la  gloire  d'un  auteur,  sont  réunies  dans  le  roman  rabelai- 
sien. Certes,  plus  d'un  trait  s'est  émoussé,  plus  d'un  bon 
mot  a  vieilli.  Ce  qui  fit  le  charme  de  plusieurs  générations 
nous  laisse  parfois  indifférents.  Mais  notre  admiration  n'en 
est  pas  amoindrie.  Comme  tous  les  chefs-d'œuvre,  le  livre 
de  Rabelais  continue  à  vivre  de  sa  vie  propre  ;  il  nous  appa- 


30  —  VIE  DE  RABELAIS 

raît  aujourd'hui  dépouillé  des  exagérations  et  des  rêveries 
dont  l'avaient  entouré  les  commentateurs  anciens,  brillant 
d'une  nouvelle  jeunesse,  transfiguré  au  feu  d'une  poésie  plus 
large  et  plus  humaine*. 

Henri  CLOUZOT. 


Dates. 


1505 
1520 


CHRONOLOGIE 


1495  (?)      Naissance  de  François  Rabelais  à  la  Devinière,près  de  Chinon. 

Synchronismes.  —  Naissance  de  Marguerite  de  Navarre,  1492  ;  naissance 
de  Clément  Marot,  1495  ;  victoire  de  Fomoue,  1495  ;  mort  de  Charles  VIII, 
1498. 


I         Education  à  l'abbaye  de  Seuilly  et  noviciat  à  la  Baumette  (?). 

Sync.  —  Thomas  Monis,  l'Utopie,  15 16  ;  avènement  de  François  I«», 
victoire  de  Marignan,  1515  ;  Charles-Quint  empereur,  15 19  ;  Folengo. 
Histoire  macaronique,  1520  ;  Budé.  De  Contemptu  rerum  fortuitarum  {Pàn- 
tagruélisrae),  1520. 

1520  )         Séjour  au  couvent  des  Cordeliers  de  Fontenay-le-Comte  ;  corres- 
1324  \  pondance  avec  Budé. 

Sync.  —  Entrevue  du  Camp  du  drap  d'or,  1520  ;  Luther  devant  la  diète 
de  Worms,  1521  ;  trahison  du  connétable  de  Bourbon,  1523. 

1525  )         Séjour  à  l'abbaye  bénédictine  de  Maillezais  et  à  Ligugé,  auprès 

1528  \  de  Geoffroy  d'Estissac. 

Sync.  —  Naissance  de  Ronsard  ;  exploration  de  Verazzano  en  Nouvelle- 
Ecosse,  1524;  bataille  de  Pavie,  captivité  de  François  !«»,  1525;  prise  de 
Rome  par  les  Impériaux,  1527  ;  Lescot  fait  les  plans  du  Louvre,  1528 

^^^^  I  Etudes  médicales  à  Paris,  au  collège  de  Saint-Denis  (?), 

Sync. — Edition  du  Roman  de  la  Rose,  par  Marot;  supplice  de  Berquin; 
traité  de  Cambrai,  1529  ;  fondation  du  Collège  de  France,  1530. 

1530,  i«'nov.  \  Rabelais  est  reçu  bachelier  à  Montpellier  et  y  professe  "ur 

1531,  24  juin  S     Galien  et  Hippocrate. 

Syne.  —  Marguerite  de  Navarre,  Mirouer  de  Vâme  pécheresse  ;  mort  is 
Louise  de  Savoie,  mère  de  François  l",  1531. 


I.  Beaucoup  des  opinions  de  cette  Introduction  ont  déjà  été  émises  par  des  criti- 
ques tels  que  Brunetière,  Gebhart,  Stapfer,  Abel  Lefranc.  Nous  nous  -xcusons  de  ne 
pas  les  citer.  Leur  nom  eût  reparu  à  chaque  Ligne. 


CHRONOLOGIE  —  31 

Dates. 

1532  Arrivée  à  Lyon,  publications  savantes  (juin  à  sept.)  ;  achevé 

d'imprimer  des  i/orfîôZf's  et  espoxivantahles  faicîs  et  prouesses... 
de  Pantagruel  (cet.);  iettre  à  Erasme  (30  nov.)  ;  nomination 
à  l'Hôtel-Dieu  de  Lyon. 

Sync.  —  R.  Estienne.  Thésaurus  Ungv.CB  latina  ;  Calvin.  De  la  Clémence 
1532. 
1533»  23  octobre.  Condamnation  de  Pantagruel  par  la  Faculté  de  théologie. 
Syne.  —  Naissance  de  Montaigne;  mariage  du  Dauphin  et  de  Catherine 
de  Médicis,  1^33. 

1534,  fév.  et  mars.     Premier  voyage  à  Rome  avec  Jean  du  Bellay  ;  publica- 
tion de  la  Vie  inestimable  du  Grand  Gargantua  (oct.). 

Syra.  —  Schisme  d'Angleterre,  mort  du  pape  Clément  VII,  placards 
contre  la  messe  affichés  à  Paris,  1534. 

Ï535,  mars.     Rabelais  perd  sa  place  à  l'Hôtel-Dieu  de  Lyon  ;  départ  pour 
Rome  avec  Jean  du  Bellay  (juillet). 

Sync.  —  Exil  de  Clément  Marot  ;  édit  de  tolérance  ;  découverte  du  Ca- 
nada par  Cartier,  1535. 

1536.  17  janvier.    Bulle  d'absolution  donnée  par  Paul  III  ;  retour  en  France 

(avril). 

Sync.  —  Mort  d'Erasme  ;  invasion  de  la  Provence  par  Charles-Quint, 
1536. 

1537.  fév.     Rabelais  assiste  à  Paris  au  banquet  de  Dolet  ;  licence  à  Montpel- 

lier (3  avril), doctorat  (22  mai)  ;  cours  sur  Hippocrate  (18  oct.). 
Sync.  —  Dolet.  Commentariorum  lingues  laiinœ  tonii  duo  (1536-1538)  ; 
mariage  de  Jacques  d'Ecosse  avec  Madeleine  de  France,  1537, 

1538.  avril.     Rabelais  assiste  à  l'entrevue  d'Aigues-Mortes  en  qualité  de 

maître  de  i-ç^quétes. 
Sync.  —  Bonaventure  des  Périers,  Cymbalum  mundi,  1538. 

1540,  juillet.         Séjour  à  Turin    avec    Guillaume    du   Bellay  ;    Rabelais, 

accusé  de  divulguer  des  secrets  d'Etat,  rentre  en  France  pour 
se  justifier  (déc). 

Sync,  —  Charles-Quint  à  Paris  ;  mort  de  Budé  ;  arrivée  de  Cellini  en 
France,  1540. 

1541,  mars.    Retour  à  la  cour  de  Turin  ;  départ  pour  la  France  et  passage 

à  Lyon  (nov.). 

Sync.  —  Calvin.  Institution  chrétienne  ;  expédition  de  Charles-Quint 
contre  Alger,  1541  ;  cours  d'André  Vésale  à  Pavie  (1540-1544). 

1542  Nouvelle  édition  des  deux  premiers  livres  ;  séjour  au  château  de 

Saint-Ay  (mars)  ;  retour  en  Piémont  (mai  à  décembre). 
Syne.  —  Persécutions  contre  les  luthériens  ;  concile  de  Trente,  1542. 

1543,  9  janvier.     Rabelais  assiste  à  la  mort  de  Guillaume  du  Bellay,  à 
Tarare,  près  de  Lyon,  et  à  ses  obsèques  au  Mans,  (5  mars). 

Sync.  —  Mort  d'Holbein  ;  alliance  entre  Charles-Quint  et  Henri  VIII, 
1543  ;  mort  de  Clément  Marot  à  Turin  ;  invasion  de  la  Champagne  par 
les  Impériaux,  1544. 


.^2  —  CHRONOLOGIE 

Dates. 

1545»  19  sept.     Privilège  accordé  par  François  I"  au  Tiers  livre. 

Sync.  —  Le.  Maçon.  Traduction  française  de  Boccace  ;  massacre  des 
vaudois  à  Mérindol  et  Cabrièies,  1545.. 

1546,  janv.     Publication  du  Tiers  livre;  séjour  de  Rabelais  à  Metz  comn^e 

médecin  de  l'Hôtel-Dieu  (mars). 

Sync.  —  Tiraqueau.  De  legibus  connubialibus  (nouv.  éd.)  ;  mort  dfe  Lu- 
ther ;  supplice  de  Dolet  ;  Michel-Ange  reprend  la  construction  de  Saint- 
Pierre  de  Rome,  1546. 

1547,  6  fév.     Lettre  au  cardinal  du  Bellay  ;    départ  de    l'Hôtel-Dieu  de 

Metz  (10  avril). 

Sync.  —  Mort  d'Henri  VIII;  mort  de  François  I«';  édit  contre  les  blas- 
phémateurs ;  Noël  du  Fail,  Propos  tustiques  ;  Martin  et  J.  Goujon,  tra- 
duction de  Vitruve,  i547> 

1548,  janv.     Publication  à  Lyon  des  onze  premiers  chapitres  du  Quart  livre; 

départ  pour  Rome  avec  le  cardinal  du  Bellay  (juin). 

Sync.  —  Du  Fail,  Baliverneries  ;  mariage  d'Antoine  de  Bourbon  et  de 
Jeanne  d'Albret  ;  révolte  en  Guyenne,  1548. 

1549,  14  mars.     Fêtes    de  la  Sciomachie,   à   Rome  ;   retour  probable   en 

France  (novembre). 

Sync.  —  J.  du  Bellay,  Def/ence  et  illustration  de  la  langue  française  ; 
mort  de  Marguerite  de  Navarre;  mort  du  pape  Paul  III,  1349. 

1550»  19  juillet.     Retour  en  France  du  cardinal  du  Bellay  ;  privilège  ac- 
cordé  par  Henri  II  au  Quart  livre  (6  août). 

Sync,  —  Ronsard,  Premières  odes  ;  construction  de  la  fontaine  des 
Innocents  par  J.  Goujon,  1550. 

1551,  janv.     Rabelais  reçoit  du  cardinal  du  Bellay  les  cures  de  Meudon  et 

de  Saint -Christophe  du  Jambet. 

Sync.  —  Guerre  contre  le  pape;  édit  de  Châteaubriant  contre  les  héré- 
tiques, 1551. 

1552,  28  janv.     Achevé  d'imprimer  du  Quart  livre,  à  Paris;  condamnation 

par  le  Parlement  (i*'  mars). 
Sync.  —  Prise  de  Metz  par  Henri  II,  1552. 

1553,  9  janv.     Résignation  des  cures;  mort  de  Rabelais  (9  avril). 

Sync.  —  Mort  d'Edouard  VI  d'Angleterre,  1553. 


OPINIONS  ET  JUGEMENTS  SUR  RABELAIS 


La  Bruyère.  D«  o«-  Marot  et  Rabelais  sont  inexcusables  d'a- 

vrages    dô     l  esprit,  •  '    ^>       -,  -,  ,  ,      . . 

1687,  voir  seme  1  ordure   dans  leurs  écrits  :  tous 

deux  avaient  assez  de  génie  et  de  naturel 
pour  pouvoir  s'en  passer,  même  à  l'égard  de  ceux  qui  cherchent 
moins  à  admirer  qu'à  rire  dans  un  auteur.  Rabelais  surtout 
est  incompréhensible  :  son  livre  est  une  énigme,  quoi  qu'on 
veuille  dire,  inexplicable  :  c'est  une  chimère,  c'est  le  visage 
d'une  belle  femme  avec  des  pieds  et  une  queue  de  serpent 
ou  de  quelque  autre  bête  plus  difforme  :  c'est  un  monstrueux 
assemblage  d'une  morale  fine  et  ingénieuse  et  d'une  sale  cor- 
ruption. Où  il  est  mauvais,  il  passe  bien  loin  au  delà  du  pire, 
c'est  le  charme  de  la  canaille  :  où  il  est  bon,  il  va  jusques  à 
Texquis  et  à  l'excellent,  il  peut  être  le  mets  des  plus  délicats. 

Notre  curé  de  Meudon,  dans  son  extrava- 

VOLTAïaE,  Letlre    sur  j.       .     •    ■    j    n-     i  i       i-  /  •. 

Pope,  1726.  gant  et  inintelligible  livre,   a  répandu  une 

extrême  gaieté  et  une...  grande  imperti- 
nence ;  il  a  prodigué  l'érudition,  les  ordures  et  l'ennui.  Un  bon 
conte  de  deux  pages  est  acheté  par  des  volumes  de  sottises  : 
il  n'y  a  que  quelques  personnes  d'un  goût  bizarre  qui  se  piquent 
d'entendre  et  d'estimer  tout  cet  ouvrage.  Le  reste  de  la  nation 
rit  des  plaisanteries  de  Rabelais  et  méprise  le  livre.  On  le 
regarde  comme  le  premier  des  bouffons  :  on  est  fâché  qu'un 
homme  qui  avait  tant  d'esprit  en  ait  fait  un  si  misérable  usage  : 
c'est  un  philosophe  ivre  qui  n'a  écrit  que  dans  le  temps  de  son 
ivresse. 

Voltaire,    Lettre    à  J'ai  relu...   quelques  chapitres  de  Rabe- 

1760.     "  '      lais,  comme  le  combat  de  frère  Jean  des  En- 

tommeures  et  la  tenue  du  conseil  de  Picro- 
chole  (je  les  sais  pourtant  presque  par  cœur)  ;  mais,  je  les  ai 
relus  avec  un  très  grand  plaisir,  parce  que  c'est  la  peinture  dn 
monde  la  plus  vive.  Ce  n'est  pas  que  je  mette  Rabelais  à  côté 


34  —  OPINIONS  ET  JUGEMENTS 

d'Horace  ;  mais  si  Horace  est  le  premier  des  faiseurs  de  bonnes 
épîtres,  Rabelais,  quand  il  est  bon,  est  le  premier  des  bons 
bouffons.  Il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  deux  hommes  de  ce  métier 
dans  une  nation  :  mais  il  faut  qu'il  y  en  ait  un.  Je  me  repens 
d'avoir  dit  autrefois  trop  de  mal  de  lui. 


Chateaubriand,  Mé-  Cinq   OU   six   écrivains   Ont  suffi  aux  be- 

moir  es  d' outre-tombe,  .  l^^>^•  iji 

livre  IX,  1822.  soms  et  a  laliment  de  la   pensée  ;    ces    gé- 

nies mères  semblent  avoir  enfanté  et  allaité 
tous  les  autres.  Homère  a  fécondé  l'antiquité  ;  Eschyle,  Sophocle, 
Euripide,  Aristophane,  Horace,  Virgile  sont  ses  fils.  Dante  a 
engendré  l'Italie  moderne  depuis  Pétrarque  jusqu'au  Tasse. 
Rabelais  a  créé  les  lettres  françaises  :  Montaigne,  La  Fontaine, 
MoUère,  viennent  de  sa  descendance... 

On  renie  souvent  ces  maîtres  suprêmes  :  on  se  révolte  contre 
eux  ;  on  compte  leurs  défauts  ;  on  les  accuse  d'ennui,  de  lon- 
gueur, de  bizarrerie,  de  mauvais  goût,  en  les  volant  et  en  se 
parant  de  leurs  dépouilles  ;  mais  on  se  débat  en  vain  sous  leur 
joug.  Tout  tient  de  leurs  couleurs  :  partout  s'impriment  leurs 
traces  ;  ils  inventent  des  mots  et  des  noms  qui  vont  grossir 
le  vocabulaire  général  des  peuples  ;  leurs  expressions  deviennent 
proverbes,  leurs  personnages  fictifs  se  changent  en  personnages 
réels,  lesquels  ont  hoirs  et  lignées.  Ils  ouvrent  des  horizons 
d'où  jaillissent  des  faisceaux  de  lumière  ;  ils  sèment  des  idées, 
germes  de  mille  autres  ;  ils  fournissent  des  imaginations,  des 
sujets,  des  styles  à  tous  les  arts  ;  leurs  œuvres  sont  les  mines 
et  les  entrailles  de  l'esprit  humain. 


Rabelais    ne    voulait    que    jeter    à    Fa- 
Sainte-Beuve,  Cause-  1  •  , ,         ,  -,  .     ■>>  ^ 

ries  du  lundi,  185a      vance  quelques  idées  de  grand  sens  et  d  a- 

propos  dans  un  rire  immense  :  ne  lui  en 
demandez  pas  davantage.  Il  y  a  de  tout  dans  son  hvre,  et  chaque 
admirateur  peut  se  flatter  d'y  découvrk  ce  qui  est  le  plus 
analogue  à  son  propre  esprit.  Mais  aussi  il  s'y  voit  assez  de 
parties  tout  à  fait  comiques  et  franchement  réjouissantes 
pour  justifier  son  renom  et  sa  gloire  devant  tous.  Le  reste  est 
contestable,  équivoque,  sujet  à  controverse  et  à  commentaire. 
Les  lecteurs  qui  sont  de  bonne  foi  avoueront  qu'ils  ont  peine 
à  mordre  à  ces  endroits-là,  et  même  à  les  entendre.  Ce  qui  est 
incontestablement  admirable,  c'est  la  forme  du  langage,  l'am- 
pleur et  la  richesse  des  tours,  le  jet  abondant  et  intarissable 


OPINIONS  ET  JUGEMENTS  —  35 

de  la  parole.  Son  français  sans  doute,  malgré  les  moqueries 
qu'il  fait  des  latinisants  et  des  grécisants  d'alors,  est  encore 
bien  rempli  et  comme  farci  des  langues  anciennes,  mais  il  l'est 
par  une  sorte  de  nourriture  intérieure,  sans  que  cela  lui  semble 
étranger,  et  tout,  dans  sa  bouche,  prend  l'aisance  du  naturel, 
de  la  familiarité  et  du  génie. 

MicHELET,  Histoire  de  u  n'a  rien  emprunté  qu'au  peuple,  aux 

France,  XV I^  siècle,  .    .„  x      j-x-  ti      j    -4-  ^  .   ^         , 

la  Réforme,  1855.         Vieilles    traditions.    Il    doit    aussi    quelque 

chose  au  peuple  des  écoles,  aux  traditions 

d'étudiants.  Il   s'en    sert,  s'en  joue  et  s'en  moque.  Tout  cela 

vient  à  travers  son  œuvre  profonde  et  calculée,  comme  des 

rires  d'enfants,  des  chants  de  berceau,  de  nourrice. 

Navigateur  hardi  sur  la  profonde  mer  qui  engloutit  les 
anciens  dieux,  il  va  à  la  recherche  du  grand  Peut-être.  Il  cher- 
chera longtemps.  Le  câble  étant  coupé  et  l'adieu  dit  à  la  Légende, 
ne  voulant  s'arrêter  qu'au  vrai,  au  raisonnable,  il  avance 
lentement,  en  chassant  les  chimères.  Mais  les  sciences  surgissent, 
éclairent  sa  voie,  lui  donnent  les  lueurs  de  la  Foi  profonde. 
Copernic  y  sera  plus  tard,  et  Galilée.  Mais  déjà  l'Amérique 
et  les  îles  nouvelles,  déjà  les  puissances  chimiques  tirées  des 
végétaux,  déjà  le  mouvement  du  sang,  la  circulation  de  la  vie, 
la  mutualité  et  la  solidarité  des  fonctions,  éclatent  dans  le  Pan- 
tagruel en  pages  sublimes,  qui  sous  forme  légère,  et  souvent 
ironique,  n'en  sont  pas  moins  les  chants  religieux  de  la  Renais- 
sance. 

Victor   Hugo,  Wii-  Rabelais  médecin  et  curé  tâte  le  pouls  à 

liam^  Shakespeare,  j^  papauté.  Il  hoche  la  tête  et  il  éclate  de 
rire.  Est-ce  parce  qu'il  a  trouvé  la  vie  ? 
Non,  c'est  parce  qu'il  a  senti  la  mort.  Cela  expire  en  effet. 
Pendant  que  Luther  réforme,  Rabelais  bafoue.  Lequel  va  le 
mieux  au  but  !  Rabelais  bafoue  le  moine,  bafoue  l'évêque, 
bafoue  le  pape  ;  rire  fait  d'un  râle.  Ce  grelot  sonne  le  tocsin. 
Eh  bien  !  quoi?  J'ai  cru  que  c'était  une  ripaille,  c'est  une  agonie  ; 
on  peut  se  tromper  de  hoquet.  Rions  tout  de  même.  La  mort 
est  à  table.  La  dernière  goutte  trinque  avec  le  dernier  soupir. 
Une  agonie  en  goguette,  c'est  superbe.  L'intestin  côlon  est  roi. 
Tout  ce  vieux  monde  festoie  et  crève.  Et  Rabelais  intronise 
une  dynastie  de  ventres  :  Grandgou&ier,  Pantagruel  et  Gar- 
gantua. Rabelais  est  l'Eschyle  de  la  mangeaille,  "ce  qui  est 
grand  quand  on  songe  que  manger  c'est  dévorer.   Il  y  a  du 


36  —  BIBLIOGRAPHIE 

gouffre  dans  le  goinfre.  Mangez  donc,  maîtres,  et  buvez,  et 
finissez.  Vivre  est  une  chanson  dont  mourir  est  le  refrain. 
D'autres  creusent  sous  le  genre  humain  dépravé  des  cachots 
redoutables  ;  en  fait  de  souterrain  ce  grand  Rabelais  se  contente 
de  la  cave.  Cet  univers  que  Dante  mettait  dans  l'enfer,  Rabelais 
le  fait  tenir  dans  une  futaille.  Son  livre  n'est  pas  autre  chose. 
Les  sept  cercles  d'Alighieri  bondent  et  enserrent  cette  tonne 
prodigieuse.  Regardez  le  dedans  de  la  futaille  monstre,  vous 
les  y  revoyez.  Dans  Rabelais  ils  s'intitulent  :  Paresse,  Orgueil, 
Envie,  Avarice,  Colère,  Luxure,  Gourmandise  ;  et  c'est  ainsi 
que  tout  à  coup,  vous  vous  retrouvez  avec  le  rieur  redoutable, 
où?  dans  l'église.  Ces  sept  péchés,  c'est  le  prône  de  ce  curé. 
Rabelais  est  prêtre  ;  correction  bien  ordonnée  commence  par 
soi-même  ;  c'est  donc  sur  le  clergé  qu'il  frappe  d'abord.  Ce 
que  c'est  que  d'être  de  la  maison  !  La  papauté  meurt  d'indi- 
gestion. Rabelais  lui  fait  une  farce.  Farce  de  titan.  La  joie 
pantagruélique  n'est  pas  moins  grandiose  que  la  gaîté  jupité- 
rienne.  Mâchoire  contre  mâchoire,  la  mâchoire  monarchique 
et  sacerdotale  mange  ;  la  mâchoire  rabelaisienne  rit.  Quiconque 
a  lu  Rabelais  a  devant  les  yeux  à  jamais  cette  confrontation 
sévère,  le  masque  de  la  Théocratie  regardée  fixement  par  le 
masque  de  la  Comédie. 


BIBLIOGRAPHIE 

PREMIÈRES  ÉDITIONS 

Les  horribles  et  espouvantables  faicts  et  prouesses  du  très  renommé  Panta- 
gruel, roy  des  Dipsodes,fils  du  grant  géant  Gargantua,  composez  nouvellement 
par  maisire  Alcofrybas  Nasier.  Lyon,  1532.  —  La  vie  inestimable  du  grand 
Gargantua,  père  de  Pantagruel,  jadis  composée  par  Vabstracteur  de  quinte  es- 
sence. Lyon,  1534.  —  Pantagruel  et  Gargantua.  Lyon,  1537. — Pantagruel  et 
Gargantua.  Lyon,  1542.  —  Tiers  livre  des  faicts  et  dicts  héroïques  du  noble 
Pantagruel,  composez  par  M.  Franc.  Rabelais,  docteur  en  médtcine  et  cal- 
loler  des  Isles  Hières.  Paris,  1546.  —  Les  Trots  livres.  Lyon,  s.  d.  —  Les 
Trois  livres.  Valence,  1547.  —  Le  Quart  livre  des  faicts  et  dicts  héroï- 
ques du  noble  Pantagruel,  composé  par  M.  François  Rabelais,  docteur  en 
médtcine  et  calloîer  des  Isles  Hières  (onze  premiers  chapitres).  Lyon,  1548. 
—  Le  Quart  livre  des  faicts  et  dicts  héroïques  du  bon  Pantagruel,  composé 


BIBLIOGRAPHIE  —  37 

par  M.  François  Rabelais,  docteur  en  médicine.  Paris,  1552.  —  Les  Quatre 

livres,  1553.  —  Vlsle  sonnante,  par  M.  Fra}tçois  Rabelais en  laquelle 

est  continuée  la  navigation  faicte  par  Pantagruel  et  autres  officiers  (seize  cha- 
pitres du  cinquième  livre).  1562.  —  Le  Cinquiesme  et  dernier  livre  des  faicts 
et  dicts  héroïques  du  bon  Pantagruel,  composé  par  M.  François  Rabelais^ 
docteur  en  médicine,  1564.  —  Les  Cinq  livres,  1565. 


PRINCIPALES    EDITIONS 


Le  Duchat  et  La  Monnoye,  171 1»  5  vol.  ;  —  Le  Duchat  et  Motteux, 
1741,  3  vol.;  —  Esmangard  et  Johanneau  (édition  variorum),  1823-1826, 
9  vol.  ;  —  Burgaud  des  Marets  et  Rathery,  1857,  2  vol,  ;  —  P.  Jannet,  1867, 
6  vol.  ;  —  Montaiglon  et  Lacour,  1868, 3  vol.  ;  —  Marty-Lavcaux,  1868-1903, 
6  vol. 

TRADUCTIONS 


Anglaise  :  W.  F.  Smith,  Londres,  1893,  2  vol.  ;  —  Allemande  :  G.  Régis, 
Leipzig,  1832-41,  2  vol. 


OUVRAGES    RELATIFS  A  RABELAIS 


Abel  (C).  Rabelais,  médecin  stipendié  de  la  cité  de  Metz,  Metz,  1870.  — 
Albénas  (G.  d').  Les  portraits  de  Rabelais,  Montpellier,  1880.  — Bourrilly. 
Rabelais,  sa  vie  et  son  œuvre,  d'après  des  travaux  récents.  Revue  d'histoiie 
moderne,  1905.  — Brémond  fD'^).  Rabelais  médecin,  Paris,  1879.  —  Brunet. 
Recherches  sur  les  éditions  originales  de  Rabelais,  1852.  —  Brunetière  (F.). 
Histoire  de  la  littérature  française  classique,  I,  Paris,  1904.  —  Cartier. 
Numismatique  de  Rabelais.  Revue  de  numismatique,  XIL  —  Colletet. 
Vie  de  Rabelats,  Genève,  1867.  —  Delaruelle.  Ce  que  Rabelais  doit  à 
Erasme  et  à  Budé.  Revue  hist.  littér.  XI,  1904.  —  Fleury.  Rabelais  et  ses 
œuvres,  Paris,  1877.  —  Gebhart  (E.).  Rabelais,  la  Renaissance  et  la  Réforme, 
Paris,  1877.  —  Gordon  (R,).  François  Rabelais  et  la  Faculté  de  Médecine  de 
Montpellier,  Montpellier,  1876.  —  Heulhard  (A.).  Rabelais,  ses  voyages  en 
Italie,  son  exil  à  Metz,  Paris,  1891.  —  Le  Double  (Dr).  Rabelais  anatom^te 
et  physiologiste,  Paris,  1899.  —  Lefranc  (Abel).L«  navigations  dePantagrucl, 
Paris,  1904.  —  Lenormant.  Rabelais  et  V architecture  de  la  Renaissance,  Pari?, 
1840.  —  Millet  (R.).  Rabelais,  Paris,  1892.  —  Plattard.  Uœuvre  de  Rabelais, 
Paris,  1910.  —  Plan.  Bibliographie  rabelaisienne,  Paris,  1904.  —  Re- 
villout.  Les  promoteurs  de  la  Renaissance  à  Monipellier.  Société  archcol. 
de  Montpellier,  série  II,  vol.  11,  1902.  —  Sébillot  (Paul).  Garganitui  dans 
les  Tradiiicits  populaires,  Paris,  18S3.  —  Stapfer.  Rabelais,  sa  persowve,  son 
génie^  a  son  œuvre,  Paris,  1889.  —  Thuasne.  Etudes  sur  Rabelais,  Paris, 
1904.  —  Tilley.   François  Rabelais,  Londres,   1907. 

La  Reou<  des  Etudes  Rabelatsiennes  (dix  volumes,  1903-1913,  et  tables 
générales),  travaux  importants  sur  Rabelais  et  son  temps,  par  MM.  A.  Le- 
franc, Clouzot,  Boulenger,  Plattard,  Bourrilly,  Barat,  Marcel  Schwob,  Va- 
ganay,  Barbîer  fils,  Smith,  Toldo,  Dor\t(aux,  Emile  Picot,  Scbneegani., 
Tilley,  Sainéan,  etc.. 


ICONOGRAPHIE 


On  ne  connaît  aucun  portrait  contemporain  de 
Rabelais.  Le  type  le  plus  ancien,  reproduit  sur 
une  médaille  de  la  fin  du  xvi*  siècle  conservée 
dans  la  collection  Ric'iebé,  et  sur  le  petit  por- 
trait de  la  Chronologie  Collée  gravé  par  Léonard 
Gaultier  vers  1605,  représente  l'illustre  écrivain 
en  bonnet  et  en  robe  de  docteur,  la  figure  pleine 
de  dignité,  les  yeux  vifs,  la  bouche  spirituelle, 
entourée  d'une  barbe  assez  fournie.  Ce  type  a  été 
adopté  par  les  gravures  de  Michel  Lasne  (vers 
1630)  et  de  Montcomet  (vers  1650).  On  le  re- 
trouve dans  le  portrait  peint  au  xvii*  siècle  du 
musée  de  Châteauroux,  et  dans  celui  du  musée 
de  Versailles,  qui  appartenait  avant  1694  au  mé 
decin  du  duc  d'Orléans,  Claude  Deshais  Gendron. 
Tous  les  autres  portraits  peints,  signalés  par  les 
commentateurs  du  xvii*  siècle,  à  Meudon,  à  Pa- 
ris, au  Mans,  à  Nancy,  semblent  perdus. 

Un  portrait,  datant  vraisemblablement  de  la 
même  époque  et  conservé  à  la  Faculté  de  méde- 
cine de   Montpellier,  paraît  avoir   été  remplacé 
par  une  tête  de  fantaisie.  Celui  de  la  bibliothèque  de  Genève  offrirait  de 
sérieuses  garanties  d'authenticité,  s'il  n'était  détérioré  par  de  nombreux 
repeints. 

Un  autre  type  de  moine  bouffon  et  bambocheur  a  donné  naissance  au  ta- 
bleau n»  3166  du  musée  de  Versailles.  Il  a  été  gravé  par  Sarrabat  au  début 
du  xviii®  et,  comme  il  répondait  mieux  à  la  légende  du  joyeux  curé  de 
Meudon,  c'est  celui  que  les  illustrateurs  ont  adopté  de  préférence  jus- 
qu'à nos  jours.  Il  va  sans  dire  que  nous  ne  l'avons  pas  choisi  pour  notre 
frontispice. 

Pas  plus  que  les  tableaux,  les  bustes  anciens  n'ont  survécu.  Il  en  existe 
un  moderne  de  Gatteaux,  à  Versailles,  et  un  autre  de  Robert,  sur  la  fa- 
çade du  Louvre.  Statues  modernes  à  Chinon  et  à  Tours. 


POJ(n(ATT 

de  ta  Chronologie  Collée 


Anhfn't  UTTpHiS-^T^    jf^rfM^'*^  ^rruMtryr^' Ja^CH^ 


AuTooitA.»HE    02    RABELAIS 

(Vacuité   de    Médecine 
de  Montpellier.) 


GARGANTVA 


ArAGH  xrxH 


LA  VIE 

INESTIMA. 

BLEDVGRAND 
Gargantua,  pcrc  de 
Pancagruel,  iadîsc5« 
pofèe  par  JL'abfîras 
dcur  de  quîcc  dslcc* 

Ximt  plein  àc 


i«.DXXXV. 

ÎDdmebe  (Tonfoif. 


TITRE  DE  l'Édition  de  François 

JUSTE,    A   LYON   (l535)- 


GARGANTUA 
ET    PANTAGRUEL 

LIVRE  PREMIER 

La  vie  très  horrifique  du  grand  GARGANTUA, 

père  de  PANTAGRUEL,  jadis  composée  par 

M.  Alcofribas,  abstracteur  de  quinte  essence. 

Livre  plein  de  pantagrviélisme. 


COMMENT  GARGANTUA  FUT  ONZE  MOIS  PORTÉ  ON^  VENTRE 
DE  SA  MÈRE. 

GRANDGOUsiER  était  boii  raillard^  en  son  temps,  ai- 
mant à  boire  net  autant  qu'homme  qui  pour  lors  fût 
au  monde,  et  mangeait  volontiers  salé.  A  cette  fin, 
avait  ordinairement  bonne  munition  de  jambons  de  Mayence 
et  de  Bayonne,  force  langues  de  bœuf  fumées,  abondance  d'an- 
douilles  en  la  saison  et  bœuf  salé  à  la  moutarde,  renfort  de 
boutargues  ',  provision  de  saucisses,  non  de  Bologne,  car  il  crai- 
gnait li  boucon*  de  Lombard,  mais  de  Bigorre,  de  Longaunay, 
de  la  Brenne  et  de  Rouergue.  En  son  âge  virile,  épousa  Garga- 
melle,  fille  du  roi  des  Parpaillos,  belle  gouge»  et  de  bonne 
trogne,  et  faisaient  eux  deux  souvent  ensemble  la  bête  à  deux 
dos,  joyeusement  se  frottants  leur  lard,  tant  qu'elle  engrossa 
d'un  beau  fils,  et  le  porta  jusques  à  l'onzième  mois. 


Plaisant  compère.  —  3.  Œufs  de  mulet  sécliês.  —  4'.  Le  poison.  —  5.  Fin< 


42  —  LIVRE  I 

Car  autant,  voire  davantage,  peuvent  les  femmes  ventre 
porter,  mêmement  quand  c'est  quelque  chef-d'œuvre  et  per- 
sonnage que  doive  en  son  temps  faire  grandes  prouesses,  comme 
dit  Homère  que  l'enfant  duquel  Neptune  engrossa  la  nymphe, 
naquit  l'an  après  révolu  :  ce  fut  le  douzième  mois.  Car  (comme 
dit  A,  Celle,  lib.  III)  ce  long  temps  convenait  à  la  majesté 
de  Neptune,  afin  qu'en  icelui  l'enfant  fût  formé  à  perfection. 
A  pareille  raison,  Jupiter  fit  durer  xlviii  heures  la  nuit 
qu'il  coucha  avec  Alcmène,  car  en  moins  de  temps  n'eût-il  pu 
forger  Hercules,  qui  nettoya  le  monde  de  monstres  et  tyrans. 

Messieurs  les  anciens  Pantagruéiistes  ont  conformé*  ce  que 
je  dis,  et  ont  déclaré  non  seulement  possible,  mais  aussi  légitime, 
l'enfant  né  de  femme  l'onzième  mois  après  la  mort  de  son  mari. 

Hippocrates,  lib.  de  Alimento,  Pline,  lib.  VII,  cap.v.  Plante, 
in  Cisiellaria,  Marcus  Varro  en  la  satire  inscrite  le  Testament, 
alléguant  l'autorité  d'Aristotèles  à  ce  propos,  Censorinus,  lib.  de 
Die  natali,  Aristotèles,  lib.  VII,  cap.  m  et  iv  de  Nat.  animalium, 
GelUus,  li.  III,  cap.  xvi,  Servius,  in  Egl.  exposant  ce  mètre  ^ 
de  Virgile  :  «  Matri  longa  decem,  etc.  »,  et  mille  autres  fols,  le 
nombre  desquels  a  été  par  les  légistes  accru  :  //.  de  suis  et  legit. 
l.  intestato  ^  fi.,  et  in  Autent.  de  Restitut.  et  ea  qucB  parit  in  xi 
mense.  D'abondant*  en  ont  chafïouré*  leur  robidilardique » 
loi  Gallus,  ff.  de  lib.  et  posthu.,  et  l.  septimo  ff.  de  Stai.  homi.  et 
quelques  autres  que  pour  le  présent  dire  n'ose.  Moyennant 
lesquelles  lois,  les  femmes  veuves  peuvent  franchement  jouer 
du  serre-croupière  à  tous  en  vis  et  toutes  restes  e,  deux  mois  après 
le  trépas  de  leurs  maris. 

Je  vous  prie  par  grâce,  vous  autres  mes  bons  averlans  ">,  si 
d'icelles  en  trouvez  que  vaillent  le  débraguetter,  montez  dessus 
et  me  les  amenez.  Car  si  au  troisième  mois  elles  engrossent,  leur 
fruit  sera  héritier  du  défunt,  et  la  grosse  *  connue  poussent  har- 
diment outre,  et  vogue  la  galée»  puisque  la  panse  est  pleine  ! 
Comme  Julie,  fille  de  l'empereur  Octavian,  ne  s'abandonnait 
à  ses  taboureurs  **>  sinon  quand  elle  se  sentait  grosse,  à  la 
forme  que  la  navire  ne  reçoit  son  pilote  que  premièrement 
ne  soit  calfatée  et  chargée. 

Et  si  personne  les  blâme  de  soi  faire  rataconniculer  ^^  ainsi 
sur  leur  grosse»  vu  que  les  bêtes  sur  leurs  ventrées  n'endurent 


1.  Parlé  conformément  à.  —  2.  Vers.  —  3.  Au  surplus.  —  4.  Barbouillé.  —  5-  (Ad- 
jectif forgé  par  Rabelais  avec  le  nom  du  rat  Rodilardus  :  Ronge-lard).  —  6.  A  tous  déâs 
et  en  risquant  tout  {ternues  de  jeu).  — 7.  Garnements.  —  8.  Grossesse. —  9.  Galère. 
—  10.  Tambourineurs.  —  11.  Rapetasser. 


GARGANTUA  —  43 

jamais  le  mâle  masculant,  elles  répondront  que  ce  sont  bêtes, 
mais  elles  sont  femmes,  bien  entendantes  les  beaux  et  joyeux 
menus  droits  de  superfétation,  comme  jadis  répondit  Populie, 
selon  le  rapport  de  Macrobe,  lib.  II,  Saturnal. 

Si  le  diavol  *  ne  veut  qu'elles  engrossent,  il  faudra  tordre  le 
douzil  2,  et  bouche  close. 

COMMENT  GARGAMELLE,  ÉTANT  GROSSE  DE  GARGANTUA, 
MANGEA  GRAND  PLANTÉ^  DE  TRIPES. 

L'occasion  et  manière  comment  Gargamelle  enfanta  fut 
telle,  et  si  ne  le  croyez,  le  fondement  vous  escappe  *.  Le 
fondement  lui  escappait  une  après-dînée,  le  m®  jour  de  février, 
par  trop  avoir  mangé  de  gaudebillaux.  Gaudebillaux  sont 
grasses  tripes  de  coiraux.  Coiraoïx  sont  bœufs  engraissés  à 
la  crèche  et  prés  guimaux.  Prés  guimaux  sont  qui  portent 
herbe  deux  fois  l'an.  D'iceux  gras  bœufs  avaient  fait  tuer 
trois  cent  soixante-sept  mille  et  quatorze  pour  être  à  mardi- 
gras  salés,  afin  qu'en  la  prime  vère5,ils  eussent  bœuf  de  saison 
à  tas,  pour,  au  commencement  des  repas,  faire  commémoration 
de  salures  et  mieux  entrer  en  vin. 

Les  tripes  furent  copieuses,  comme  entendez,  et  tant  friandes 
étaient  que  chacun  en  léchait  ses  doigts.  Mais  la  grande  diablerie 
à  quatre  personnages  était  bien  en  ce  que  possible  n'était  lon- 
guement les  réserver,  car  elles  fussent  pourries,  ce  qui  semblait 
indécent.  Dont  «fut  conclu  qu'ils  les  bâfreraient  sans  rien  y  per- 
dre. A  ce  faire  convièrent  tons  les  citadins  de  Sinais,  de  Seillé, 
de  la  Roche-Clermaud,  de  Vaugaudray,  sans  laisser  arrière  le 
Coudray,  Montpensier,  le  Gué  de  Vède,  et  autres  voisins,  tous 
bons  buveurs,  bons  compagnons  et  beaux  joueurs  de  quille  là. 
Le  bonhomme  Grandgousier  y  prenait  plaisir  bien  grand  et 
commandait  que  tout  allât  par  écuelles.  Disait  toutefois  à  sa 
femme  qu'elle  en  mangeât  le  moins,  vu  qu'elle  approchait  de 
son  terme  et  que  cette  tripaille  n'était  viande  moult  louable  : 
<f  Celui,  disait-il,  a  grande  envie  de  mâcher  merde,  qui  d'icelle 
l3  sac  mange.  ;>  Nonobstant  ,C3S  remontrances,  elle  en  mangea 
Edizc  muids,  deux  bussarts?  et  oix  tupixiE^.  C  bsile  matière 
féoale  qui  devait  boursoufler  en  elle  î 

Après  dîner,  tous  allèrent  pêle-mêle  à  la  Saulsaie,  et  là,  sur 

I.  Diable.  —  2.  Fausset.  —  3.  Abondance.  —  4.  Échappe.  —  5.  Au  printemps.  — 
6.  D'où.  —  7.  Ibnneaux.  —  8.  Pots. 


44  —  LIVRE  1 

l'herbe  drue,  dansèrent  au  son  des  joyeux  flageolets  et  douces 
cornemuses,  tant  baudement*  que  c'était  passe-temps  céleste 
les  voir  ainsi  soi  rigoler. 

LES  PROPOS  DES  BIEN-IVRES. 

Puis  entrèrent  en  propos  de  réciner»  on»  propre  lieu. 
Lors  flacons  d'aller,  jambons  de  trotter,  gobelets  de  voler, 
breusses*  de  tinter. 
«  Tire. 

—  Baille. 

—  Tourne. 

—  Brouille». 

—  Boute  6  à  moi  sans  eau  ;  ainsi,  mon  ami. 

—  Fouette-moi  ce  verre  galantement. 

—  Produis-moi  du  clairet,  verre  pleurant. 

—  Trêves  de  soif. 

—  Ha  !  fausse  fièvre,  ne  t'en  iras-tu  pas? 

—  Par  ma  fi  !  ma  commère,  je  ne  peux  entrer  en  bette  '. 

—  Vous  êtes  morfondue,  m'amie? 

—  Voire. 

—  Ventre  Saint-Quenet,  parlons  de  boire. 

—  Je  ne  bois  qu'à  mes  heures,  comme  la  mule  du  pape. 

—  Je  ne  bois  qu'en  mon  bréviaire,  comme  un  beau  père  gardien. 

—  Qui  fut  premier,  soif  ou  beuverie? 

—  Soif,  car  qui  eût  bu  sans  soif  durant  le  temps  d'innocence  ? 

—  Beuverie,  car  privatio  prœsupponit  habitum.  Je  suis  clerc  : 
Fœcundi  calices  quem  non  fecere  disertum? 

—  Nous  autres  innocents  ne  buvons  que  trop  sans  soif. 

—  Non  moi,  pécheur,  sans  soif,  et  sinon  présente,  pour  le 
moins  future,  la  prévenant  comme  entendez.  Je  bois  pour  la 
soif  à  venir. 

—  Je  bois  éternellement.  Ce  m'est  éternité  de  beuverie  et 
beuverie  d'éternité. 

—  Chantons,  buvons  ;  un  motet  entonnons. 

—  Où  est  mon  entonnoir  ? 

—  Quoi  ?  je  ne  bois  que  par  procuration  ! 

—  Mouillez-vDus  pour  sécher,  ou  vous  séchez  pour  mouiller  ? 

—  Je  n'entends  point  la  théorique  ;  de  la  pratique  je 
m'aide  quelque   peu. 


r.  Joyeus«mfnt.  —  z.  Faire  collation. —  J.  kn.  —  ^.  Brocs.  —  5.  Mélange. —  6.  Mets. 
7.  Boisson. 


GARGANTUA  —  45 

—  Hâte! 

—  Je  mouille,  j'humecte,  je  bois,  et  tout  de  peur  de  mourir. 

—  Buvez  toujours,   vous  ne  mourrez  jamais. 

—  Si  je  ne  bois,  je  suis  à  sec,  me  voilà  mort.  Mon  âme  s'en- 
ira  en  quelque  grenouillère.  En  sec  jamais  l'âme  n'habite. 

—  Sommeliers,  ô  créateurs  de  nouvelles  formes,  rendez-moi 
■AO  non  buvant  buvant. 

—  Pérennité  d'arrosement  par  ces  nerveux  et  secs  boj^aux. 

—  Pour  néant  boit  qui  ne  s'en  sent. 

—  Cetui  entre  dedans  les  veines,  la  pissotière  n'y  aura  rien. 

—  Je  laverais  volontiers  les  tripes  de  ce  veau  que  j'ai  ce 
matin  habillé. 

—  J'ai  bien  saburré  *   mon  estomac. 

—  Si  le  papier  de  mes  cédules  buvait  aussi  bien  que  je 
fais,  mes  créditeurs  auraient  bien  leur  vin  quand  on  viendrait 
à  la  formule  d'exhiber. 

—  Cette  main  vous  gâte  le  nez. 

—  O  quants  *  autres  y  entreront,  avant  que  cetui-ci  en  sorte  ! 

—  Boire  à  si  petit  gué,  c'est  pour  rompre  son  poitrail. 

—  Ceci  s'appelle  pipée  à  flacons. 

—  Quelle  différence  est  entre  bouteille  et  flacon  ? 

—  Grande,  car  bouteille  est  fermée  à  bouchon  et  flacon 
à  vis. 

—  De  belles  !  Nos  pères  burent  bien  et  vidèrent  les  pots. 

—  C'est  bien  chié,  chanté,  buvons  ! 

—  Voulez-vous  rien  mander  à  la  rivière  ? 

—  Cetui-ci  va  laver  les  tripes. 

—  Je  ne  bois  en  plus  qu'une  éponge. 

—  Je  bois  comme  un  templier. 

—  Et  je  tanquam  sponsus. 

—  Et  moi  sicut  terra  sine  aqua. 

—  Un  S5monyme  de  jambon  ? 

—  C'est  un  compulsoire  de  buvettes. 

—  C'est  un  poulain.  Par  le  poulain,  on  descend  le  vin  en 
cave,  par  le  jambon  en  l'estomac. 

—  Or  çà,  à  boire,  boire  çà  ! 

—  Il  n'y  a  point  charge.  Respice  personam,  pone  pro  duos 
bus  non  est  in  usu. 

—  Si  je  montais  aussi  bien  comme  j'avale",  je  fusse  piéça* 
haut  en  l'air. 


I.  Lesté.  —  2.  Combien  de,  —  3.  Je  descends  (jeu  de  mots),  —  4.  Depuis  longtemps. 


46  —  LIVRE  I 

—  Ainsi  se  fit  Jacques  Cœur  riche. 

—  Ainsi  profitent  bois  en  friche. 

—  Ainsi  conquêta  Bacchus  l'Inde. 

—  Ainsi  philosophie  Mélinde. 

—  Petite    pluie    abat    grand    vent. 

—  Longues   buvettes   rompent   le   tonnerre. 

—  Mais  si  ma  couille  pissait  telle  urine,  la   voudriez-vous 
bien  sucer  ? 

—  Je    retiens    après. 

—  Page,  baille  ;  je  t'insinue  ma  nomination  en  mon  tour. 

—  Hume,  Guillot  !  Encores  y  en  a  il  un  pot. 

—  Je  me  porte  pour  appelant  de  soif  comme  d'abus.  Page, 
relève  mon  appel  en  forme. 

—  Cette  rognure  !  Je  soûlais  jadis  boire  tout  ;  maintenant, 
je  n'y  laisse  rien, 

—  Ne  nous  hâtons  pas  et  amassons  bien  tout. 

—  Voici  tripes  de  jeu  et  gaudebillaux  d'envi  *. 

—  De  ce  fauveau  *  à  la  raie  noire. 

—  O,  pour  Dieu  I  étrillons-le  à  profit  de  ménage. 

—  Buvez,  ou  je  vous... 

—  Non,  non  I 

—  Buvez,  je  vous  en  prie. 

—  Les  passereaux  ne  mangent  sinon   qu'on    leur   tape  les 
queues.  Je  ne  bois  sinon  qu'on  me  flatte. 

—  Lagona  edatera  *  ! 

—  Il  n'y    a  rabouillère  ♦  en  tout  mon  corps  où  cetui  vin  ne 
furette  la  soif. 

—  Cetui-ci  me  la  fouette  bien. 

—  Cetui-ci  me  la  bannira  du  tout. 

—  Cornons  ici,  à  son  de  flacons  et  bouteilles,  que  quiconque 
aura  perdu  la  soif  n'ait  à  la  chercher  céans. 

—  Longs  clystères  de  beuverie  l'ont  fait  vider  hors  le  logis. 

—  Le  grand  Dieu  fit  les  planètes,  et  nous  faisons  les  plats 
nets. 

—  J'ai  la  parole  de  Dieu  en  bouche  :  Sitiot 

— •  La  pierre  dite  à^pecxoç  s  n'est  plus  inextinguible  que  la 
soif  de  ma  paternité, 

—  L'appétit  vient  en  mangeant,  disait  Angest  on«  Mans; 
la  soif  s'en  va  en  buvant. 


I.  De  relance  (au  jeu).  —  2.  Bœuf  à  poil  fauve.  —  3.  Compagnon,  à  boire!  (en  basque;.  - 
—  4.  Terrier.  —  5.  Incombustible  (trtmoliU  des  minéralogistes)   —  6.  Au.  \ 


GARGANTUA  —  47 

—  Remède  contre  la  soif  ? 

—  Il  est  contraire  à  celui  qui  est  contre  morsure  de  chien  : 
courez  toujours  après  le  chien,  jamais  ne  vous  mordra;  buvez 
toujours  avant  la  soif,  et  jamais  ne  vous  adviendra. 

—  Je  vous  y  prends,  je  vous  réveille. 

—  Sommelier  éternel,  garde -nous  de  somme.  Argus  avait 
cent  yeux  pour  voir  ;  cent  mains  faut  à  un  sommelier,  comme 
avait   Briareus,    pour   infatigablement   verser. 

—  Mouillons,  hé  !  il  fait  beau  sécher. 

—  Du  blanc.  Verse  tout,  verse,  de  par  le  diable  !  verse  de- 
çà, tout  plein.  La  langue  me  pèle. 

—  Lans,  tringue  *  ! 

—  A  toi,  çompain^,  de  hait,  de  hait'  î 

—  Là,   là,   là   I   c'est  morfiaillé  ♦,   cela. 

—  O  lacryma  Christi  !  C'est  de  la  Devinière,  c'est  vin  pi- 
neau. 

—  O  le  gentil  vin  blanc  !  et,  par  mon  âme,  ce  n'est  que  vin 
de  taffetas. 

—  Hen,  hen,  il  est  à  une  oreille,  bien  drapé  et  de  bonne 
laine. 

—  Mon  compagnon,  courage  ! 

—  Pour  ce  jeu,  nous  ne  volerons  *  pas,  car  j'ai  fait  un  levé  c. 

—  Ex  hoc,  in  hoc.  Il  n'y  a  point  d'enchantement  ;  chacun  de 
vous  l'a  vu.  J'y  suis  maître  passé. 

—  A  brum,  à  brum,  je  suis  prêtre  Macé. 

—  O   les   buveurs  ! 

—  O  les  altérés  ! 

—  Page,  mon  ami,  emplis  ici  et  couronne  le  vin,  je  te  prie. 
A  la  cardinale.  Natura  abhorrei  vacuum.  Diriez-vous  qu'une 
mouche  y  eût  bu  ? 

—  A  la  mode  de  Bretagne  ! 

—  Net,  net,  à  ce  piot. 

—  Avalez,  ce  sont  herbes.  » 


COMMENT  GARGANTUA  NAQUIT  EN  FAÇON  BIEN  ÉTRANGE. 

Eux   tenants   ces  menus    propos  de  beuverie,   Gargamelle 
commença  se  porter  mal  du  bas  ;    dont-  Grandgousier  se  leva 


I.  Camarade,  trinque  !    (en  bas  allemand).  —  2.  Compagnon.  —  3.  De  bon  cœur  ! 
4.  Bâfré.  —  5.  Nous  ne  ferons  pas  la  vole.  —  6.  Une  levée  de  cartes  (et  de  coude). 


48  —  LIVRE  I 

dessus  l'herbe  et  la  réconfortait  honnêtement,  pensant  que  ce 
fût  mal  d'enfant,  et  lui  disant  qu'elle  s'était  là  herbée  sous  la 
Saulsaie,  et  qu'en  bref  elle  ferait  pieds  neufs.  Par  ce,  lui  conve- 
nait prendre  courage  nouveau,  au  nouvel  avènement  de  son 
poupon,  et,  encore  que  la  douleur  lui  fût  quelque  peu  en  fâche- 
rie, toutefois  que  icelle  serait  brève,  et  la  joie,  qui  tôt  succé- 
derait, lui  tollirait  *  tout  cet  ennui,  en  sorte  que  seulement  ne 
lui  en  resterait  la  souvenance  : 

«  Je  le  prouve,  disait-il.  Notre  Sauveur  dit  en  l'Evangile 
Joannïs  XVI  :  «La  femme  qu'est  à  l'heure  de  son  enfantement 
a  tristesse,  mais  lorsqu'elle  a  enfanté,  elle  n'a  souvenir  aucun 
de  son  angoisse. 

—  Ha  !  dit-elle,  vous  dites  bien  et  aime  beaucoup  mieux 
ouïr  tels  propos  de  l'Evangile,  et  mieux  m'en  trouve  que  de 
ouïr  la  vie  de  sainte  Marguerite  ou  quelque  autre  cafarderie. 

—  Courage  de  brebis,  disait-il.  Dépêchez-vous  de  cetui-ci 
et  bientôt  en  faisons  un  autre. 

—  Ha  !  dit-elle,  tant  vous  parlez  à  votre  aise,  vous  autres 
hommes  !  Bien,  de  par  Dieu,  je  me  parf orcerai 2,  puisqu'il 
vous  plaît.  Mais  plût  à  Dieu  que  vous  l'eussiez  coupé  ! 

—  Quoi  ?  dit  Grandgousier. 

—  Ha  !  dit-elle,  que  vous  êtes  bon  homme  !  Vous  l'entendez 
bien. 

—  Mon  membre  ?  dit-il.  Sang  de  les  cabres*  !  si  bon  vous 
semble,  faites  apporter  un  couteau. 

—  Ha  !  dit-elle,  à  Dieu  ne  plaise  !  Dieu  me  le  pardonne,  je 
ne  le  dis  de  bon  cœur,  et,  pour  ma  parole,  n'en  faites  ne  plus  ne 
moins.  Mais  j'aurai  prou  *  d'affaires  aujourd'hui,  si  Dieu  ne 
m'aide,  et  tout  par  votre  membre,  que  vous  fussiez  bien  aise  ! 

—  Courage,  courage  !  dit-il.  Ne  vous  souciez  au  reste,  et 
laissez  faire  aux  quatre  bœufs  de  devant.  Je  m'en  vais  boire 
encore  quelque  veguade  s.  Si  cependant  vous  survenait  quelque 
mal,  je  me  tiendrai  près  :  huchant  en  paume «,  je  me  rendrai 
à  vous.  » 

Peu  de  temps  après,  elle  commença  à  soupirer,  lamenter  et 
crier.  Soudain  vinrent  à  tas  sages-femmes  de  tous  côtés,  et, 
la  tâtant  par  le  bas,  trouvèrent  quelques  pellauderies  '  assez 
de  mauvais   goût,    et    pensaient   que   ce  fut  l'enfant  ;    mais 


I.  Oterait.  —  2.  M'efforcerai.  —  3.  Sang  des  chèvres!  (en  gascon). —  4.  Beaucoup.  — 
5.  Coup  (en  gascon).  —  6.  En  faisant  un  porte-voix  de  vos  mains.  —  7.  Morceaux 
de  peau. 


GARGANTUA  —  49 

c'était  le  fondement  qui  lui  escappait,  à  la  mollification* 
du  droit  intestin,  lequel  vous  appelez  le  boyau  culier,  par 
trop  avoir  mangé  des  tripes,  comme  nous  avons  déclaré  ci- 
dessus. 

Dont  une  orde  vieille  de  la  compagnie,  laquelle  avait  répu- 
tation d'être  grande  médecine,  et  là  était  venue  de  Brisepaille 
d'auprès  Saint-Genou,  devant  soixante  ans,  lui  fit  un  restrinc- 
tif  si  horrible  que  tous  ses  larrys  '  tant  furent  oppilés  »  et  res- 
serrés qu'à  grande  peine  avec  les  dents  vous  les  eussiez  élargis, 
qui  est  chose  bien  horrible  à  penser,  mêmement  que  le  diable, 
à  la  messe  de  saint  Martin,  écrivant  le  caquet  de  deux  galoises  *, 
à  belles  dents  allongea  son  parchemin. 

Par  cet  inconvénient  furent  au  dessus  relâchés  les  cotylédons 
de  la  matrice,  par  lesquels  sursauta  l'enfant,  et  entra  en  la 
veine  creuse,  et  gravant  s  par  le  diaphragme  jusques  au-dessus 
des  épaules,  où  la  dite  veine  se  part  «  en  deux,  prit  son  chemin 
à  gauche  et  sortit  par  l'oreille  senestre.  Soudain  qu'il  fut  né,  ne 
cria  comme  les  autres  enfants  :  «  Mies  !  mies  !  »  ;  mais,  à 
haute  voix,  s'écriait  :  «  A  boire,  à  boire,  à  boire  !  »  comme 
invitant  tout  le  monde  à  boire,  si  bien  qu'il  fut  ouï  de  tout  le 
pays  de  Beusse  et  de  Bibarois. 

Je  me  doute  que  ne  croyez  assurément  cette  étrange  nati- 
vité. Si  ne  le  croyez,  je  ne  m'en  soucie,  mais  un  homme  de  bien, 
un  homme  de  bon  sens,  croit  toujours  ce  qu'on  lui  dit,  et  qu'il 
trouve  par  écrit.  Ne  dit  pas  Salomon,  Proverbium  XIV  :  In- 
nocens  crédit  omni  verbo,  etc.?  Et  saint  Paul,  prime  Corinthio. 
XIII  :  Charitas  omnia  crédit  ?  Pourquoi  ne  le  croiriez-vous  ? 
Pour  ce,  dites  vous,  qu'il  n'y  a  nulle  apparence.  Je  vous  dis 
que,  pour  cette  seule  cause,  vous  le  devez  croire  en  foi  par- 
faite, car  les  sorbonistes  disent  que  foi  est  argument  des  choses 
de  nulle  apparence. 

Est-ce  contre  notre  loi,  notre  foi,  contre  raison,  contre  la 
Sainte  Ecriture  ?  De  ma  part  je  ne  trouve  rien  écrit  es  bibles 
saintes  qui  soit  contre  cela.  Mais  si  le  vouloir  de  Dieu  tel  eût 
été,  diriez-vous  qu'il  ne  l'eût  pu  faire  ?  Ha  !  pour  grâce,  n'em- 
burelucoquez  '  jamais  vos  esprits  de  ces  vaines  pensées,  car 
je  vous  dis  qu'à  Dieu  rien  n'est  impossible,  et,  s'il  voulait, 
les  femmes  auraient  dorénavant  ainsi  leurs  enfants  par  l'oreille. 

Bacchus  ne  fut-il  pas  engendré  par  la  cuisse  de  Jupiter  ? 


I.  Au  rattachement. —  2.  Sphincters.  —  3.  Obstrués.  —  4.  Galantes.  —  5.  Gravissant 
■  6.  Se  sépare.  —  7.  N'embrouillez. 


50  —  LIVRE  I 

Roquetaillade  naquit-il  pas  du  talon  de  sa  mère  ?  Croque- 
mouche,  de  la  pantoufle  de  sa  nourrice  ?  Minerve  naquit-elle 
pas  du  cerveau  par  l'oreille  de  Jupiter  ?  Adonis,  par  l'écorce 
d'un  arbre  de  myrrhe  ?  Castor  et  Pollux,  de  la  coque  d'un 
œuf  pont  1  et  éclos  par  Léda  ? 

Mais  vous  seriez  bien  davantage  ébahis  et  étonnés  si  je  vous 
exposais  présentement  tout  le  chapitre  de  Pline,  auquel  parle 
des  enfantements  étranges  et  contre  nature,  et  toutefois  je  ne 
suis  point  menteur  tant  assuré  comme  il  a  été.  Lisez  le  sep- 
tième de  sa  Naturelle  Histoire,  capi.  III,  et  ne  m'en  tabustez^ 
plus   l'entendement. 


COMMENT  LE  NOM  FUT  IMPOSE  A  GARGANTUA,  ET 
COMMENT  IL  HUMAIT  LE  PIOT. 

Le  bonhomme  Grandgousier,  buvant  et  se  rigolant  avec  les 
autres,  entendit  le  cri  horrible  que  son  fils  avait  fait  entrant 
en  lumière  de  ce  monde,  quand  il  bramait  demandant  :  «  A 
boire,  à  boire,  à  boire  !  »,  dont  il  dit  :  «  Que  grand  tu  as  siipple 
le  gosier).  »  Ce  que  oyants,  les  assistants  dirent  que  vraiment 
il  devait  avoir  par  ce  le  nom  Gargantua,  puisque  telle  avait 
été  la  première  parole  de  son  père  à  sa  naissance,  à  l'imitation 
et  exemple  des  anciens  Hébreux.  A  quoi  fut  condescendu  par 
icelui  et  plut  très  bien  à  sa  mère.  Et  pour  l'apaiser,  lui  donnèrent 
à  boire  à  tire  larigot,  et  fut  porté  sur  les  fonts,  et  là  baptisé, 
comme  est  la  coutume  des  bons  christiens. 

Et  lui  furent  ordonnées  dix  et  sept  mille  neuf  cents  treize 
vaches  de  Pautille  et  de  Bréhémond,  pour  l'allaiter  ordinai- 
rement. Car  de  trouver  nourrice  suffisante  n'était  possible  en 
tout  le  pays,  considéré  la  grande  quantité  de  lait  requis  pour 
icelui  alimenter,  combien  qu'aucuns  docteurs  scotistes  ^  aient 
affirmé  que  sa  mère  l'allaita,  et  qu'elle  pouvait  traire  de  ses 
mamelles  quatorze  cents  deux  pipes  neuf  potées  de  lait  pour 
chacune  fois,  ce  que  n'est  vraisemblable,  et  a  été  la  proposi- 
tion déclarée  par  Sorbonne  mammallement  ♦  scandaleuse,  des 
pitoyables  s  oreilles  offensive,   et  sentant  de  loin  hérésie. 

En  cet  état  passa  jusques  à  un  an  et  dix  mois,  onquel  « 
temps,  par  le  conseil  des  médecins,  on  commença  le  porter, 


I.  Pondu.    —  2.  Tarabustez.  — 3.  Disciple  de  DunsScot.  —  4.  Par  rapport  aux  mamelles 
(adverbe  forgé  par  Rabelais.)  —  5.  Pieuses.  —  6.  Auquel. 


GARGANTUA  —  51 

et  fut  faite  une  belle  charrette  à  bœufs  par  l'invention  de  Jean 
Deniau.  Dedans  icelle  on  le  promenait  par  ci  par  là,  joyeuse- 
ment, et  le  faisait  bon  voir,  car  il  portait  bonne  trogne  et 
avait  presque  dix  et  huit  mentons,  et  ne  criait  que  bien  peu  ; 
mais  il  se  conchiait  à  toutes  heures,  car  il  était  merveilleuse- 
ment flegmatique  des  fesses,  tant  de  sa  complexion  naturelle 
que  de  la  disposition  accidentale  qui  lui  était  advenue  par 
trop  humer  de  purée  septembrale.  Et  n'en  humait  goutte  sans 
cause,  car  s'il  advenait  qu'il  fût  dépit,  courroucé,  fâché  ou 
marri,  s'il  trépignait,  s'il  pleurait,  s'il  criait,  lui  apportant 
à  boire  l'on  le  remettait  en  nature,  et  soudain  demeurait  coi 
et   joyeux. 

Une  de  ses  gouvernantes  ^m'a  dit,  jurant  sa  fi  *,  que  de  ce 
faire  il  était  tant  coutumier,  qu'au  seul  son  des  pintes  et  fla- 
cons, il  entrait  en  extase,  comme  s'il  goûtait  les  joies  de  para- 
dis. En  sorte  qu'elles,  considérants  cette  complexion  divine, 
pour  le  réjouir  au  matin,  faisaient  devant  lui  sonner  des  verres 
avec  un  couteau,  ou  des  flacons  avec  leur  toupon  2,  ou  des 
pintes  avec  leur  couvercle,  auquel  son  il  s'égayait,  il  tressail- 
lait, et  lui  même  se  bressait  '  en  dodelinant  de  la  tête,  mono- 
cordisant  *   des  doigts  et  barytonnant  du  cul. 


DE  L'ADOLESCENCE  DE   GARGANTUA. 

Gargantua,  depuis  les  trois  jusques  à  cinq  ans,  fut  nourri 
et  institué  en  toute  discipline  convenante,  par  le  commande- 
ment de  son  père,  et  celui  temps  passa  comme  les  petits  enfants 
du  pays  :  c'est  à  savoir  à  boire,  manger  et  dormir  ;  à  manger, 
dormir  et  boire  ;  à  dormir,  boire  et  manger. 

Toujours  se  vautrait  par  les  fanges,  se  mascaraits  le  nez, 
se  chafïourait^  le  visage,  aculait'  ses  souliers,  bâillait  souvent 
aux  mouches  et  courait  volontiers  après  les  parpaillons  *,  des- 
quels son  père  tenait  l'empire.  Il  pissait  sur  ses  souliers,  il  chiait 
en  sa  chemise,  il  se  mouchait  à  ses  manches,  il  morvait  dedans 
sa  soupe,  et  patrouillait  par  tous  heux,et  buvait  en  sapantoufle, 
et  se  frottait  ordinairement  le  ventre  d'un  panier.  Ses  dents 
aiguisait  d'un  sabot,  ses  mains  lavait  de  potage,  se  peignait 
d'un  gobelet,  s'asseyait  entre  deux  selles  le  cul  à  terre,  se  cou- 


I.  Sa   foi.  —  2.  Bouchon.  —  3.  Berçait. —  4.  Pinçant  du  monocorde.—  5.  Se  noircis» 
sait.  —  5.  Se  barbouillait.  —  7.  Éculait.  —  8.  Papillons. 


52  —  LIVRE  I 

vrait  d'un  sac  mouillé,  buvait  en  mangeant  sa  soupe,  mangeait 
sa  fouace  sans  pain,  mordait  en  riant,  riait  en  mordant,  souvent 
crachait  on*  bassin,  pétait  dégraisse,  pissait  contre  le  soleil,  se 
cachait  en  l'eau  pour  la  pluie,  battait  à  froid,  songeait  creux, 
faisait  le  sucré,  écorchait  le  renard,  disait  la  patenôtre  du  singe, 
retournait  à  ses  moutons,  tournait  les  truies  au  foin,  battait  le 
chien  devant  le  lion,  mettait  la  charrette  devant  les  bœufs,  se 
grattait  où  ne  lui  démangeait  point,  tirait  les  vers  du  nez,  trop 
embrassait  et  peu  étreignait,  mangeait  son  pain  blanc  le  pre- 
mier, ferrait  les  cigales,  se  chatouillait  pour  se  faire  rire,  ruait  ' 
très  bien  en  cuisine,  faisait  gerbe  de  feurre  '  aux  dieux,  faisait 
chanter  Magnifical  à  matines  et  le  trouvait  bien  à  propos, 
mangeait  choux  et  chiait  poirée,  connaissait  mouches  en  lait, 
faisait  perdre  les  pieds  aux  mouches,  ratissait  le  papier,  chaffou- 
rait*  le  parchemin,  gagnait  au  pied,  tirait  au  chevrotin  s,  comp- 
tait sans  son  hôte,  battait  les  buissons  sans  prendre  les  oisillons, 
croyait  que  nues  fussent  pailles  ^  d'airain  et  que  vessies  fussent 
lanternes,  tirait  d'un  sac  deux  moutures,  faisait  de  l'âne  pour 
avoir  du  bren  ',  de  son  poing  faisait  un  maillet,  prenait  les  grues 
du  premier  saut,  ne  voulait  que  maille  à  maille  on  fit  les  hauber- 
geons  *,  de  cheval  donné  toujours  regardait  en  la  gueule,  sau- 
tait du  coq  à  l'âne,  mettait  entre  deux  vertes  une  mûre,  faisait 
de  la  terre  le  fossé,  gardait  la  lune  des  loups,  si  les  nues  tom- 
baient espérait  prendre  les  allouettes  toutes  rôties,  faisait  de 
nécessité  vertu,  faisait  de  tel  pain  soupe,  se  souciait  aussi  peu  des 
rais  9  comme  des  tondus,  tous  les  matins  écorchait  le  renard. 
Les  petits  chiens  de  son  père  mangeaient  en  son  écuelle  ;  lui  de 
même  mangeait  avec  eux.  Il  leur  mordait  les  oreilles,  ils  lui 
grafinaient  *<>  le  nez  ;  il  leur  soufflait  au  cul,  ils  lui  léchaient 
les  badigoinces**. 

Et  sabez  quoi,  billots  **  ?  Que  mau  de  pipe  vous  bire  "  !  ce 
petit  paillard  toujours  tâtonnait  ses  gouvernantes  c'en  dessus 
dessous,  c'en  devant  derrière, harri  bourriquet,  et  déjà  commen- 
çait exercer  sa  braguette,  laquelle  un  chacun  jour  ses  gouver- 
nantes ornaient  de  beaux  bouquets,  de  beaux  rubans,  de  belles 
fleurs,  de  beaux  flocquars  **,  et  passaient  leur  temps  à  la  faire 
revenir  entre  leurs  mains,  comme  un  magdaléon  d'entrait  *^ 


X.  Au.  —  2.  Se  ruait.  —  3.  Paille.  —  4.  Barbouillait.  —  5.  Outre  en  peau  de  chèvre. 
—  6.  Poêles. —  7.  Son. —  8.  Cottes  de  mailles. — 9.  Rasés.  —  10,  Egratignaient. — 
II.  Babines.  —  12.  Savez-vous  quoi,  garçons  ?  (en  gascon).  —  13.  Que  le  mal  du  tonneau 
(l'ivresse)  vous  tourmente! —  14.  Flocs.  —  15.  Magdaléon  d'emplâtre  (médicamen* 
roulé  eu  cylindre). 


GARGANTUA  —  53 

puis  s'esclaffaient  de  rire  quand  elle  levait  les  oreilles,  comme  si  le 
jeu  leur  eût  plu.  L'une  la  nommait  ma  petite  dille  *,  l'autre 
ma  pine  ^,  l'autre  ma  branche  de  corail,  l'autre  mon  bondon, 
mon  bouchon,  mon  vibrequin,  mon  poussoir,  ma  tarière,  ma 
pendilloche  ^,  mon  rude  ébat  raide  et  bas,  mon  dressoir,  ma 
petite  andouille  vermeille,  ma  petite  couille  bredouille  : 
«  Elle  est  à  moi,  disait  l'une. 

—  C'est  la  mienne,  disait  l'autre. 

—  Moi,  disait  l'autre,  n'y  aurai-je  rien  ?  Par  ma  foi,  je  la 
couperai  donc. 

—  Ha  !  couper  !  disait  l'autre,  vous  lui  feriez  mal,  madame  ; 
coupez-vous  la  chose  aux  enfants  ?  Il  serait  Monsieur  sans 
queue.  » 

Et  pour  s'ébattre  comme  les  petits  enfants  du  pays,  lui  firent 
un  beau  virolet  ♦  des  ailes  d'un  moulin  à  vent  de  Mirebalais. 


DES  CHEVAUX  FACTICES  DE   GARGANTUA. 

Puis,  afin  que  toute  sa  vie  fût  bon  chevaucheur,  l'on  lui  fit 
un  beau  grand  cheval  de  bois,  lequel  il  faisait  penader  »,  sauter, 
voltiger,  ruer  et  danser  tout  ensemble,  aller  le  pas,  le  trot,  l'en- 
trepas,  le  galop,  les  ambles,  l'aubin  e,  le  traquenard,  le  camelin  ' 
et  l'onagrier  ».  Et  lui  faisait  changer  de  poil  (comme  les  moines 
de  courtibaux  9,  selon  les  fêtes)  de  bai-brun,  d'alezan,  de  gris 
pommelé,  de  poil  de  rat,  de  cerf,  de  rouan,  de  vache,  de  zencle  *°, 
de  pecile  **,  de  pie,  de  leuce  ^-. 

Lui-même,  d'une  grosse  traîne  *'  fit  un  cheval  pour  la  chasse, 
un  autre  d'un  fût  de  pressoir,  à  tous  les  jours,  et,  d'un  grand 
chêne,  une  mule  avec  la  housse  pour  la  chambre.  Encore  en 
eut-il  dix  ou  douze  à  relais,  et  sept  pour  la  poste,  et  tous  mettait 
coucher  auprès  de  soi. 

Un  jour,  le  seigneur  de  Painensac  visita  son  père  en  gros  train 
et  apparat,  auquel  jour  l'étaient  semblablement  venus  voir  le 
duc  de  Fancrepas  et  le  comte  de  Mouillevent.  Par  ma  foi  !  le 
logis  fut  un  peu  étroit  pour  tant  de  gens,  et  singuUèrement  les 
étables.  Donc  le  maître  d'hôtel  et  fourrier  dudit  seigneur  de 
Painensac,  pour  savoir  si  ailleurs  eïi  la  maison  étaient  étables 


I.  Fausset.  —  2.  Pomme  de  pin.  —  3.  Pendeloque.  —  4.  Jouet  en  fonne  de  petit 
moulin.  —  5.  Gambader.  —  6.  Sorte  d'amble.  —  7.  Allure  du  cbameà'a.  —  8.  Allure 
de  l'onagre.  —  g.  Dadlmîi tiques.  «—  ïo.  Tacheté  de  m^qiJes  de  formé  de  faucille.  — 
ir.  Bigarré.  —   12.  Blanc.  —  13.  Train. 


54  —  LIVRE  I 

vacques  *,  s'adressèrent  à  Gargantua,  j  eune  garçonnet,  lui  deman- 
dants secrètement  où  étaient  les  étables  des  grands  chevaux, 
pensants  que  volontiers  les  enfants  décèlent  tout. 

Lors  il  le-s  mena  par  les  grands  degrés  du  château,  passant  par 
la  seconde  salle  en  une  grande  galerie,  par  laquelle  entrèrent  en 
une  grosse  tour,  et  eux  montants  par  d'autres  degrés,  dit  le 
fourrier  au  maître  d'hôtel  : 

«  Cet  enfant  nous  abuse,  car  les  étables  ne  sont  jamais  au 
haut  de  la  maison. 

—  C'est,  dit  le  maître  d'hôtel,  mal  entendu  à  vous,  car  je  sais 
des  lieux,  à  Lyon,  à  la  Basmette  ^,  à  Chinon  et  ailleurs,  où 
les  étables  sont  au  plus  haut  du  logis  :  ainsi  peut-être  que  der- 
rière y  a  issue  au  montoir.  Mais  je  le  demanderai  plus  assuré- 
ment. » 

Lors  demanda  à  Gargantua  : 

«  Mon  petit  mignon,  où  nous  menez-vous  ? 

—  A  retable,  dit-il,  de  mes  grands  chevaux.  Nous  y  sommes 
tantôt  :  montons  seulement  ces  échelons.  » 

Puis,  les  passant  par  une  autre  grande  salle,  les  mena  en  sa 
chambre,  et,  retirant  la  porte  : 

«  Voici,  dit-ii,  les  étables  que  demandez  ;  voilà  mon  genêt, 
voilà  mon  guildin  ^,  mon  lavedan  ♦,  mon  traquenard  s,  »  et, 
les  chargeant  d'un  gros  levier  :  «  Je  vous  donne,  dit-il,  ce  frison, 
je  l'ai  eu  de  Francfort,  mais  il  sera  vôtre  ;  il  est  bon  petit  cheva- 
let, et  de  grand'peine  ;  avec  un  tiercelet  ^  d'autour,  demie  dou- 
zaine d'espagnols  '  et  deux  lévriers,  vous  voilà  roi  des  perdrix 
et  lièvres  pour  tout  cet  hiver. 

—  Par  saint  Jean,  dirent-ils,  nous  en  sommes  bien  !  A  cette 
heure  avons-nous  le  moine. 

—  Je  le  vous  nie,  dit-il  ;  il  ne  fut,  trois  jours  a  céans.  » 
Devinez  ici  duquel  des  deux  ils  avaient  plus  matière,  ou  de 

soi  cacher  pour  leur  honte,  ou  de  rire  pour  le  passe-temps  ? 
Eux  en  ce  pas  descendants  tous  confus,  il  demanda  : 
«  Voulez-vous  une  aubelière  «  ?  ^ 

—  Qu'est-ce  ?  dirent-ils. 

—  Ce  sont,  répondit-il,  cinq  étrons  pour  vous  faire  une 
muselière. 

—  Pour  ce  jour  d'hm,  dit  le  maitre  d'hôtel,  si  nous  sommes 


I.  Vacantes.  —  2.  La  Baumette.  —  3.  Hongre.  — •  4.  De  Lavedan,  en  Bigorre.  — 
5.  Cheval  allant  le  traquenard.  —  6.  Mâle.  — 7.  Epa;;iieuls.  —  8.  Mot  de  rmveauoii 
de  Gargantua. 


GARGANTUA  —  55 

rôtis,  jà  au  feu  ne  brûlerons,  car  nous  sommes  lardés  à  point,  en 
mon  avis.  O  petit  mignon,  tu  nous  a  baillé  foin  en  corne  :  je  te 
verrai  quelque  jour  pape. 

—  Je  l'entends,  dit-il,  ainsi  ;  mais  lors  vous  serez  papillon, 
et  ce  gentil  papegai  *  sera  un  papelard  tout  fait. 

—  Voire,  voire,  dit  le  fourrier. 

—  Mais,  dit  Gargantua,  devinez  combien  y  a  de  points  d'ai- 
guille en  la  chemise  de  ma  mère  ? 

—  Seize,  dit  le  fourrier. 

—  Vous,  dit  Gargantua,  ne  dites  l'évangile,  car  il  y  en  a  sens 
devant  et  sens  derrière,  et  les  comptâtes  trop  mal. 

—  Quand  ?  dit  le  fourrier. 

—  Alors,  dit  Gargantua,  qu'on  fit  de  votre  nez  une  dille  ^ 
pour  tirer  un  muid  de  merde,  et  de  votre  gorge  un  entonnoir, 
pour  la  mettre  en  autre  vaisseau,  car  les  fonds  étaient  éventés, 

—  Gordien  !  dit  le  maître  d'hôtel,  nous  avons  trouvé  un  cau- 
seur. Monsieur  le  jaseur.  Dieu  vous  gard'  de  mal,  tant  vous  avez 
la  bouche  fraîche.  » 

Ainsi  descendants  à  grand  hâte,  sous  l'arceau  des  degrés  lais- 
sèrent tomber  le  gros  levier  qu'il  leur  avait  chargé,  dont  dit 
Gargantua  : 

«  Que  diantre  !  vous  êtes  mauvais  chevaucheurs.  Votre  cour- 
taud vous  faut  *  au  besoin.  S'il  vous  fallait  aller  d'ici  à  Cahusac, 
qu'aimeriez-vous  mieux,  ou  chevaucher  un  oison,  ou  mener  une 
truie  en  laisse  ? 

—  J'aimerais  mieux  boire,  »  dit  le  fourrier. 

Et,  ce  disant,  entrèrent  en  la  salle  basse  où  était  toute  la 
brigade,  et,  racontants  cette  nouvelle  histoire,  les  firent  rire 
comme  un  tas  de  mouches. 


COMMENT  GRANDGOUSJER  CONNUT  L'ESPRIT  MERVEILLEUX 
DE   GARGANTUA   A   L'INVENTION  D'UN  TORCHECUL. 

Sur  la  fin  de  la  quinte  année,  Grandgousier  retournant  de  la 

défaite  de^  Canariens,  visita  son  f.ls  Gargantua,  Là  fut  réjoui 
comme  ua  tel  père  pouvait  être,  voyant  un  sieir  tel  enfant,  et, 
le  baisant  et  accolant,  l'interrogeait  de  petits  propos  puérils  en 
diverses  sortes.  Et  but  d'autant  avec  lui  et  ses  gouvernantes, 
esquelles  par  grand  soin  demandait,  entre  autres  cas,  si  elles 


I.  Penroquet,  —  2.  FâUsàci.  —  3.  Manque. 


56  —  LIVRE  I 

l'avaient  tenu  blanc  et  net.  A  ce  Gargantua  fit  réponse  qu'il 
y  avait  donné  tel  ordre  qu'en  tout  le  pays  n'était  garçon  plus  net 
que  lui. 

«  Comment  cela  ?  dit  Grangousier. 

—  J'ai,  répondit  Gargantua,  par  longue  et  curieuse  expé- 
rience, inventé  un  moyen  de  me  torcher  le  cul,  le  plus  royal, 
le  plus  seigneurial,  le  plus  excellent,  le  plus  expédient  que 
jamais  fut  vu. 

—  Quel  ?  dit  Grandgousier. 

—  Comme  vous  le  raconterai,  dit  Gargantua,  présentement. 
«  Je  me  torchai  une  fois  d'un  cachelet  *  de  velours  d'une 

damoiselle,  et  le  trouvai  bon,  car  la  mollice  '  de  sa  soie  me  cau- 
sait au  fondement  une  volupté  bien  grande.  Une  autre  fois  d'un 
chaperon  d'icelle,  et  fut  de  même.  Une  autre  fois  d'un  cache-cou. 
Une  autre  fois  des  oreillettes  de  satin  cramoisi,  mais  la  dorure 
d'un  tas  de  sphères  de  merde  qui  y  étaient  m'écorchèrent  tout 
le  derrière.  Que  le  feu  saint  Antoine  arde  le  boyau  culier  de 
l'orfèvre  qui  les  fit  et  de  la  damoiselle  qui  les  portait  ! 

«  Ce  mal  passa  me  torchant  d'un  bonnet  de  page,  bien  em- 
plumé  à  la  Suisse. 

«  Puis,  fiantant  derrière  un  buisson,  trouvai  un  chat  de  Mars, 
d'icelui  me  torchai  ;  mais  ses  griffes  m'exulcérèrent  tout  le 
périnée.  De  ce  me  guéris  au  lendemain,  me  torchant  des  gants 
de  ma  mère,  bien  parfumés  de  maujoint  ». 

«  Puis  me  torchai  de  sauge,  de  fenouil,  d'aneth,  de  marjo- 
laine, de  roses,  de  feuilles  de  courles  ♦,  de  choux,  de  bettes,  de 
pampre,  de  guimauves,  de  verbasce  »  (qui  est  écarlate  de  cul), 
de  laitues  et  de  feuilles  d'épinards,  —  le  tout  me  fit  grand  bien 
à  ma  jambe,  — de  mercuriale,  de  persiguière  «,  d'orties,  de  con- 
solide, mais  j'en  eus  la  caquesangue  '  de  Lombard,  dont  fus 
guéri  me  torchant  de  ma  braguette. 

«  Puis  me  torchai  aux  Jinceiils  »,  à  la  couverture,  aux  ri- 
deaux, d'un  coussin,  d'un  tapis,  d'un  vert  »,  d'une  mappe  ^^ 
d'une  serviette,  d'un  mouchenez,  d'un  peignoir.  En  tout 
je  trouvai  de  plaisir  plus  que  n'ont  les  rogneux  quand  on  les 
étrille. 

—  Voire,  mais,  dit  Grandgousier,  lequel  torchecul  trouvas-tu 
meilleur  ? 


I.  Cache-nez  (sottô  da  denii-niasq^ve}.  —  ;?.  Moll«3ôe.  -•  3.  Mal  j'oint  (parties  sexuelles 
de  la  feznoié,  jeu  dô  ttjoîs  avec  benjoid  :  bien  joint).  —  4.  Courges.  —  5-  Bouillon  blanc. 
—  6.  Persicair»^.  —  7.  Flux  de  sanff.  -^  8.  Draps.  —  9.  Tapis  vert.  —  10.  Torchon. 


GARGANTUA  —  57 

—  J'y  étais,  dit  Gargantua,  et  bientôt  en  saurez  le  tu  autem. 
Je  me  torchai  de  foin,  de  paille,  de  bauduffe  i,  de  bourre,  de 
laine,  de  papier.  Mais 

Toujours  laisse  aux  couillons  émorche  * 
Qui  son  ord  cul  de  papier  torche. 

—  Quoi,  dit  Grandgousier,  mon  petit  couillon,  as-tu  pris  au 
pot,  vu  que  tu  rimes  déjà  ? 

—  Oui-da,  répondit  Gargantua,  mon  roi,  je  rime  tant  et  plus, 
et,  en  rimant,  souvent  m'enrime  '. 

«  Écoutez  que  dit  notre  retrait  *  aux  fianteurs 

Cliiard, 

Foirart, 

Pétart, 

Brenous, 

Tou  lard 

Chappart  ^ 

S'épart  ^ 

Sur  nous. 

Ordous, 

Merdous, 

Egous  ' 
Le  feu  de  saint  Antoiac  fard  ^, 

Si  tous 

Tes  trous 

Éclous  » 
Ne  torche  avant  ton  départ, 

«  En  voulez-vous  davantage  ? 

—  Oui-da,  répondit  Grandgousier. 

—  Adonc,  dit  Gargantua  : 

Rondeau  ' 

£n  cbiant  l'autre  hier  senti 
La  gabelle  lo  qu'à  mon  cul  dois  ; 
L'odeur  fut  autre  que  cuidois  : 
j'en  fu=;  du  tout  empuanti 


I,  D'étoupe(?).—  2.hmoxc&.—  s.M'eorhume.  — ^.Licux  d'aisaoces,  — 5.Qui  s  échappe. 
—  6.  Se  disperse.  —  7.  Qui  égouties.  —  8.  Arde,    brûle.  —  9.  Eclos,  ouverts.  —  10.  La 

redevance. 


58  —  LIVRE  1 

O  si  quelqu'un  eût  consenti 
M'amener  une  qu'attendois 
En  chiant  ! 

Car  je  lui  eusse  assimenti  ' 
Son  trou  d'urine  à  mon  lourdois  *  ; 
Cependant  eût  avec  ses  doigts, 
Mon  trou  de  merde  garanti. 
En  chiant  ! 

«  Or,  dites  maintenant  que  je  n'y  sais  rien.  Par  la  mer  Dé', 
je  ne  les  ai  fait  mie  ;  mais  les  oyant  réciter  à  dame  grand  que 
voyez  ci,  les  ai  retenus  en  la  gibecière  de  ma  mémoire. 

—  Retournons,  dit  Grandgousier,  à  notre  propos. 

—  Quel  ?  dit  Gargantua,  chier  ? 

—  Non,  dit  Grandgousier,  mais  torcher  le  cul. 

—  Mais,  dit  Gargantua,  voulez-vous  payer  un  bussart*  de 
vin  breton  si  je  vous  fais  quinaut  en  ce  propos  ? 

—  Oui,  vraiment,  dit  Grandgousier. 

—  Il  n'est,  dit  Gargantua,  point  besoin  torcher  le  cul,  sinon 
qu'il  y  ait  ordure.  Ordure  n'y  peut  être,  si  on  n'a  chié  :  chier 
donc  nous  faut  devant  que  le  cul  torcher. 

—  O  !  dit  Grandgousier,  que  tu  as  bon  sens,  petit  garçonnet  ! 
Ces  premiers  jours,  je  te  ferai  passer  docteur  en  Sorbonne,  par 
Dieu  !  car  tu  as  de  raison  plus  que  d'âge. 

«  Or  poursuis  ce  propos  torcheculatif,  je  t'en  prie,  et,  par 
ma  barbe,  pour  un  bussart  tu  auras  soixante  pipes,  j'entends 
de  ce  bon  vin  breton,  lequel  point  ne  croît  en  Bretagne,  mais  en 
ce  bon  pays  de  Verron. 

—  Je  me  torchai  après,  dit  Gargantua,  d'un  couvre-chef,  d'un 
oreiller,  d'une  pantoufle,  d'une  gibecière,  d'un  panier  —  mais  ô 
le  malplaisant  torchecul  !  —  puis  d'un  chapeau.  Et  notez  que  des 
chapeaux  les  uns  sont  ras,  les  autres  à  poil,  les  autres  veloutés, 
les  autres  taffetassés,  les  autres  satinisés.  Le  meilleur  de  tous  est 
celui  de  poil,  car  il  fait  très  bonne  abstersion  de  la  matière 
fécale. 

o:  Pai5  me  torchai  d'une  poule,  d*un  coq,  d'un  poulet, 
d3  la  peau  d'un  veau,  d'un  lièvre,  d'un  pigeon,  d'un  cormo- 
ran, d'un  sac  d'avocat,  d'une  barbute",  d'une  coifîe,  d'un 
leurre  ^. 


I.  Assaisonne.  —  2.  Ma  façon  rustique.—  3.  Par  la  mère  de  Dieu  !  —  4.  Tonneau. 
Capuchon.  —  ô.  (Forme  d'oiseau  en  cuir  rouge,  pour  rappeler  le  faucon). 


GARGANTUA  —  59 

«  Mais,  concluant,  je  dis  et  maintiens  qu'il  n'y  a  tel  torchecul 
que  d'un  oison  bien  dumeté*,  pourvu  qu'on  lui  tienne  la  tête 
entre  les  jambes.  Et  m'en  croyez  sur  mon  honneur,  car  vous 
sentez  au  trou  du  cul  une  volupté  mirifique,  tant  par  la  douceur 
d'icelui  dumet  que  par  la  chaleur  tempérée  de  l'oison,  laquelle 
facilement  est  communiquée  au  boyau  culier  et  autres  intestins, 
jusques  à  venir  à  la  région  du  cœur  et  du  cerveau. 

«  Et  ne  pensez  que  la  béatitude  des  héros  et  semi-dieux,  qui 
sont  par  les  Champs  Elyséens,  soit  en  leur  asphodèle,  ou  am- 
broisie, ou  nectar,  comme  disent  ces  vieilles  ici.  Elle  est,  selon 
mon  opinion,  en  ce  qu'ils  se  torchent  le  cul  d'un  oison,  et  telle 
est  l'opinion  de  maître  Jean  d'Ecosse  *.  » 


COMMENT  GARGANTUA  FUT  INSTITUÉ  PAR   UN 
THÉOLOGIEN  EN  LETTRES  LATINES. 


Ces  propos  entendus,  le  bonhomme  Grandgousier  fut  ravi  en 
admiration,  considérant  le  haut  sens  et  merveilleux  entende- 
ment de  son  fils  Gargantua,  et  dit  à  ses  gouvernantes  : 

«  Philippe,  roi  de  Macédone,  connut  le  bon  sens  de  son  fils 
Alexandre  à  manier  dextrement  un  cheval,  car  ledit  cheval 
était  si  terrible  et  effréné  que  nul  n'osait  monter  dessus, 
parce  qu'à  tous  ses  chevaucheurs  il  baillait  la  saccade,  à  l'un 
rompant  le  cou,  à  l'autre  les  jambes,  à  l'autre  la  cervelle,  à 
l'autre  les  mandibules.  Ce  que  considérant  Alexandre  en  l'hip- 
podrome (qui  était  le  lieu  où  l'on  promenait  et  voltigeait  ^  les 
chevaux),  avisa  que  la  fureur  du  cheval  ne  venait  que  de  frayeur 
qu'il  prenait  à  son  ombre,  dont,  montant  dessus,  le  fit  courir 
encontre  le  soleil,  si  que  l'ombre  tombait  par  derrière,  et,  par 
ce  moyen,  rendit  le  cheval  doux  à  son  vouloir,  A  quoi  connut 
son  père  le  divin  entendement  qui  en  lui  était,  et  le  fit  très  bien 
endoctriner  par  Aristotèles,  qui  pour  lors  était  estimé  sur  tous 
philosophes  de  Grèce. 

«  Mais  je  vous  dis  qu'en  ce  seul  propos,  que  j'ai  présentement 
devant  vous  tenu  à  mon  nîs  Gargantua,  je  connais  que  son  enten- 
dement participe  de  quelque  divinité,  tant  je  le  vois  aigu, 
subtil,  profond  et  serein,  et  parviendra  à  degré  souveram  de 
sapience,  s'il  est  bien  institué.  Pour  tant,  je  veux  le  bailler  à 


I.  Duveté.  —  2.  Duns  Scoc.  —  3.  Faisait  voltiger. 


60  —  LIVRE  I 

quelque  homme  savant  pour  l'endoctriner  selon  sa  capacité, 
et  n'y  veux  rien  épargner.  » 

De  fait,  l'on  lui  enseigna  un  grand  docteur  en  théologie, 
nommé  maître  Thubal  Holopherne,  qui  lui  apprit  sa  charte*,  si 
bien  qu'il  la  disait  par  cœur  au  rebours,  et  y  fut  cinq  ans  et  trois 
mois.  Puis  lui  lut  le  Donat,  le  Facet,  Theodolet  et  Alanus  in  Para- 
bolis,  et  y  fut  treize  ans,  six  mois  et  deux  semaines. 

Mais  notez  que,  cependant,  il  lui  apprenait  à  écrire  gothique- 
ment,  et  écrivait  tous  ses  livres,  car  l'art  d'impression  n'était 
encore  en  usage. 

Et  portait  ordinairement  un  gros  écritoire,  pesant  plus  de 
sept  mille  quintaux,  duquel  le  galimart  ^  était  aussi  gros  et 
grand  que  les  gros  piliers  d'Enay,et  le  cornet  y  pendait  à  grosses 
chaînes  de  fer,  à  la  capacité  d'un  tonneau  de  marchandise. 

Puis  lui  lut  de  Modis  signijicandi,  avec  les  comments  ^  de 
Hurtebise,  de  Fasquin,  de  Tropditeux,  de  Gualehaul,  de  Jean 
le  Veau,  de  Billonio,  Brelinguandus,  et  un  tas  d'autres  :  et  y  fut 
plus  de  dix-huit  ans  et  onze  mois.  Et  le  sut  si  bien  qu'au  cou- 
pelaud  *  il  le  rendait  par  cœur  à  revers,  et  prouvait  sur  ses  doigts, 
à  sa  mère,  que  de  modis  significandi  non  erai  scientia. 

Puis  lui  lut  le  Compost,  où  il  fut  bien  seize  ans  et  deux  mois, 
lorsque  son  dit  précepteur  mourut  : 

Et  fut  l'an  mil  quatre  cents  vingt, 
De  la  vérole  qui  lui  vint. 

Après  en  eut  un  autre  vieux  tousseux,  nommé  maître 
Jobelin  Bridé,  qui  lui  lut  Hugutio,  Hébrard  Grecisme,  le  Doc- 
trinal, les  Pars,  le  Quid  est,  le  Supplementum,  Marmotret, 
de  Moribus  in  mensa  servandis,  Seneca,  de  Quatuor  virtutibus 
cardinalihus,  Passavantus  ctim  commento,  et  Dormi  secure 
pour  les  fêtes,  et  quelques  autres  de  semblable  farine,  à  la 
lecture  desquels  il  devint  aussi  sage  qu'onques  puis  ^  ne  fournâ- 
mes-nous  ^. 

COMMENT  GARGANTUA  FUT  MIS  SOUS  AUTRES 
PÉDAGOGUES. 

A  TANT  ^  son  père  aperçut  que  vraiment  il  étudiait  très  bien 
et  y  mettait  tout  son  temps,  toutefois  qu'en  rien  ne  profitait. 


I.  Abécédaire.—  2.  Etui  à  pluar». —  3.  Commentaires.  —  4.  A  la  coupelle,  à  l'épreuve. 
—  5,  Jamais  depuis.  —  6.  Mîmes  au  four.  —  7-  Alors. 


GARGANTUA  —  61 

et,  que  pis  est,  en  devenait  fou,  niais,  tout  rêveux  et 
rassoté  ^. 

De  quoi  se  complaignant  à  don  Philippe  des  Marays,  vice-roi 
de  Papeligosse,  entendit  que  mieux  lui  vaudrait  rien  n'apprendre 
que  tels  livres,  sous  tels  précepteurs,  apprendre,  car  leur  savoir 
n'était  que  bêterie,  et  leur  sapience  n'était  que  moufles  *,  abâtar- 
dis ant  les  bons  et  nobles  esprits  et  corrompant  toute  fleur  de 
jeunesse. 

«  Qu'ainsi  soit,  prenez,  dit-il,  quelqu'un  de  ces  jeunes  gens 
du  temps  présent,  qui  ait  seulement  étudié  deux  ans.  En  cas 
qu'il  n'ait  meilleur  jugement,  meilleures  paroles,  meilleur  propos 
que  votre  fils,  et  meilleur  entretien  et  honnêteté  entre  le  monde, 
réputez-moi  à  jamais  un  taille-bacon ^  de  la  Brenne.  » 

Ce  que  à  Grandgousier  plut  très  bien,  et  commanda  qu'ainsi 
fût  fait. 

Au  soir,  en  soupant,  ledit  des  Marays  introduit  un  sien  jeune 
page  de  Villegongis,  nommé  Eudémon,  tant  bien  testonné*, 
tant  bien  tiré,  tant  bien  épousseté,  tant  honnête  en  son  maintien 
que  trop  mieux  ressemblait  quelque  petit  angelot  qu'un  homme. 
Puis  dit  à  Grandgousier  : 

«  Voyez-vous  ce  jeune  enfant  ?  il  n'a  encore  douze  ans. 
Voyons,  si  bon  vous  semble,  quelle  différence  y  a  entre  le  savoir 
de  vos  rêveurs  matéologiens  ^  du  temps  jadis  et  les  jeunes  gens 
de  maintenant.  » 

L'essai  plat  à  Grandgousier,  et  commanda  que  le  page  pro- 
posât. Alors  Eudémon,  demandant  congé  de  ce  faire  audit  vice- 
roi  son  maître,  le  bonnet  au  poing,  la  face  ouverte,  la  bouche 
vermeille,  les  yeux  assurés,  et  le  regard  assis  sur  Gargantua  avec 
modestie  juvénile,  se  tint  sur  ses  pieds  et  commença  le  louer  et 
magnifier,  premièrement  de  sa  vertu  et  bonnes  mœurs,  seconde- 
ment de  son  savoir,  tiercement  de  sa  noblesse,  quartement  de 
sa  beauté  coi*porelle,  et,  pour  le  quint  ^,  doucement  l'exhortait 
à  révérer  son  père  en  toute  observance  ',  lequel  tant  s'étudiait 
à  bien  le  faire  instruire  ;  enfin  le  priait  qu'il  le  voulût  retenir 
pour  le  moindre  de  ses  serviteurs,  car  autre  don  pour  le  présent 
ne  requérait  des  cieux,  sinon  qu'il  lui  fût  fait  grâce  de  lui  com- 
plaire en  quelque  service  agréable. 

Le  tout  fut  par  icelui  proféré  avec  gestes  tant  propres,  pro- 
nonciation tant  distincte,  voix  tant  éloquente,  et  langage  tant 


I.  Sot,  assoté.  —  2.  Mitaines.  —  3.  Tranche-lard,  vaurien.—  4.  CoiSé. —  5.  Diseurs  de 
billevesées. —  6.  Cinquièmement.  —  7.  Considération. 


62  —  LIVRE  I 

?  orné  et  bien  latin,  que  mieux  ressemblait  unGracchus,  unCicéron 
ou  un  Emilius  du  temps  passé  qu'un  jouvenceau  de  ce  siècle. 
Mais  toute  la  contenance  de  Gargantua  fut  qu'il  se  prit  à  pleurer 
comme  une  vache,  et  se  cachait  le  visage  de  son  bonnet,  et  ne  fut 
possible  de  tirer  de  lui  une  parole,  non  plus  qu'un  pet  d'un  âne 
mort. 

Dont  son  père  fut  tant  courroucé  qu'il  voulut  occire  maître 
Jobelin.  Mais  ledit  des  Marays  l'en  garda  par  belle  remon- 
trance qu'il  lui  fit,  en  manière  que  fut  son  ire  *  rnodérée. 
Puis  commanda  qu'il  fût  payé  de  ses  gages,  et  qu'on  le  fît 
bien  chopiner  théologalement  ;  ce  fait,  qu'il  allât  à  tous  les 
diables  : 

«  Au  moins,  disait-il,  pour  le  jourd'hui,  ne  coûtera- t-il  guère 
à  son  hôte,  si  d'aventure  il  mourait  ainsi,  saoul  comme  un 
Anglais.  » 

Maître  Jobelin  parti  de  la  maison,  consulta  Grandgousier 
avec  le  vice-roi  quel  précepteur  l'on  lui  pourrait  bailler,  et  fut 
avisé  entre  eux  qu'à  cet  office  serait  mis  Ponocrates,  pédagogue 
d'Eudémon,  et  que  tous  ensemble  iraient  à  Paris  pour  con- 
naître quel  était  l'étude  des  jouvenceaux  de  France  pour  icelui 
temps. 


COMMENT  GARGANTUA  FUT  ENVOYÉ  A  PARIS,  ET  DE  UÊ- 
NORME  JUMENT  QUI  LE  PORTA,  ET  COMMENT  ELLE 
DÉFIT  LES  MOUCHES  BOVINES  DE  LA  BEAU  CE. 


En  cette  même  saison,  Fayoles,  quart  *  roi  de  Numidie,  envoya 
du  pays  d'Afrique  à  Grandgousier  une  jument  la  plus  énorme  et 
la  plus  grande  que  fut  onques  vue,  et  la  plus  monstrueuse 
(comme  assez  savez  qu'Afrique  apporte  toujours  quelque 
chose  de  nouveau),  car  elle  était  grande  comme  six  oriflans  ^, 
et  avait  les  pieds  fendus  en  doigts  comme  le  cheval  de  Jules 
César,  les  oreilles  ainsi  pendantes  comme  les  chèvres  de  Langue- 
goth  *,  et  une  petite  corne  au  cul.  Au  reste,  avait  poil  d'alezan 
toustade  5,  entreillisé  de  grises  pommelettes.  Mais  sur  tout 
avait  la  queue  horrible,  car  elle  était,  poi  plus  poi  moins  ^,  grosse 


I.  Colère.  —  2.  Quatrième.  —  3.  Éléphants.  —  4.  Languedoc.  --  5,  Brûlé.  —  6.  Peu 
plus  peu  moins. 


GARGANTUA  —  63 

comme  la  pile  Saint-Mars  auprès  de  Langés,  et  ainsi  carrée,  avec 
les  brancards  *  ni  plus  ni  moins  ennicrochés  -  que  sont  les  épis 
au  blé. 

Si  de  ce  vous  émerveillez,  émerveillez-vous  davantage  de  la 
queue  des  béliers  de  Scythie,  qui  pesait  plus  de  trente 
livres,  et  des  moutons  de  Surie  ^,  esquels  faut  (si  Tenaud  dit 
vrai)  affûter  *  une  charrette  on  ^  cul  pour  la  porter,  tant  elle  est 
longue  et  pesante.  Vous  ne  l'avez  pas  telle,  vous  autres  paillards 
de  plat  pays  ! 

Et  fut  amenée  par  mer  en  trois  caraques  et  un  brigantin, 
jusques  au  port  d'Olonne  en  Talmondais.  Lorsque  Grand- 
gousier  la  vit  : 

«  Voici,  dit-il,  bien  le  cas  pour  porter  mon  fils  à  Paris,  Or 
çà,  de  par  Dieu,  tout  ira  bien.  Il  sera  grand  clerc  on  temps  ad- 
venir. Si  n'étaient  messieurs  les  bêtes,  nous  vivrions  comme 
clercs.  » 

Au  lendemain,  après  boire  (comme  entendez),  prirent  chemin 
Gargantua,  son  précepteur  Ponocrates  et  ses  gens,  ensemble 
eux^  Eudémon,  le  jeune  page.  Et  parce  que  c'était  en  temps  serein 
et  bien  attrempé  ',  son  père  lui  fit  faire  des  bottes  fauves  :  Babin 
les  nomme  brodequins.  Ainsi  joyeusement  passèrent  leur  grand 
chemin  et  toujours  grand'chère,  jusques  au-dessus  d'Orléans. 
Auquel  lieu  était  une  ample  forêt,  de  la  longueur  de  trente  et 
cinq  lieues,  et  de  largeur  dix  et  sept,  ou  environ.  Icelle  était 
horriblement  fertile  et  copieuse  en  mouches  bovines  et  frelons, 
de  sorte  que  c'était  une  vraie  briganderie  pour  les  pauvres 
juments,  ânes  et  chevaux.  Mais  la  jument  de  Gargantua  vengea 
honnêtement  tous  les  outrages  en  icelle  perpétrées  sur  les  bêtes 
de  son  espèce,  par  un  tour  duquel  ne  se  doutaient  mie,  car 
soudain  qu'ils  furent  entrés  en  ladite  forêt  et  que  les  frelons  lui 
eurent  livré  l'assaut,  elle  dégaina  sa  queue,  et  si  bien  s'escar- 
mouchant  les  émoucha  qu'elle  en  abattit  tout  le  bois,  A  tort,  à 
travers,  deçà,  delà,  par  ci,  par  là,  de  long,  de  large,  dessus,  des- 
sous, abattait  bois  comme  un  faucheur  fait  d'herbes.  En  sorte 
que,  depuis,  n'y  eut  ni  bois  ni  frelons,  mais  fut  tout  le  pays 
réduit  en  campagne. 

Quoi  voyant  Gargantua,  y  prit  plaisir  bien  grand,  sans  autre- 
ment s'en  vanter,  et  dit  à  ses  gens  :  «  Je  trouve  beau  ce,  »  dont 
fut  depuis  appelé  ce  pays  la  Beauce.  Mais  tout  leur  déjeuner  fut 


I.  Branches.  —  2.  En  forme  d'anicroche.  —  3.  Syrie.  —  4.    Ajuster.  —  5.  Au.  — 
fi.   Avec  eux.  —  7.  Tempéré. 


64  —  LIVRE  I 

par  bailler,  en  mémoire  de  quoi,  encore  de  présent,  les  gentils- 
hommes de  Beauce  déjeunent  de  bailler,  et  s'en  trouvent  fort 
bien  et  n'en  crachent  que  mieux. 

Finalement  arrivèrent  à  Paris,  auquel  lieu  se  rafraîchit  deux 
ou  trois  jours,  faisant  chère  lie  avec  ses  gens,  et  s'enquêtant 
quels  gens  savants  étaient  pour  lors  en  la  ville  et  quel  vin  on 
y  buvait. 


COMMENT  GARGANTUA  PAYA  SA  BIENVENUE  ES  PARI- 
SIENS, ET  COMMENT  IL  PRIT  LES  GROSSES  CLOCHES  DE 
L'EGLISE  NOTRE-DAME. 


Quelques  jours  après  qu'ils  se  furent  rafraîchis,  il  visita  la 
ville,  et  fut  vu  de  tout  le  monde  en  grande  admiration,  car  le 
peuple  de  Paris  est  tant  sot,  tant  badaud  et  tant  inepte  de 
nature,  qu'un  bateleur,  un  porteur  de  rogatons  ^  un  mulet 
avec  ses  C3^mbales  ^,  un  vielleur  au  milieu  d'un  carrefour,  as- 
semblera plus  de  gens  que  ne  ferait  un  bon  prêcheur  évangéli- 
que.  Et  tant  molestement  *  le  poursuivirent  qu'il  fut  contraint 
soi  reposer  sur  les  tours  de  l'église  Notre-Dame,  auquel 
lieu  étant,  et  voyant  tant  de  gens  à  l'entour  de  soi,  dit  claire- 
ment : 

«  Je  crois  que  ces  maroufles  veulent  que  je  leur  paye  ici  ma 
bienvenue  et  mon  proficiat  ♦.  C'est  raison.  Je  leur  vais  donner  le 
vin,  mais  ce  ne  sera  que  par  ris.  » 

Lors,  en  souriant,  détacha  sa  belle  braguette,  et,  tirant  sa 
mentule  en  l'air,  les  compissa  si  aigrement  qu'il  en  noya  deux 
cents  soixante  mille  quatre  cents  dix  et  huit,  sans  les  femmes 
et  petits  enfants. 

Quelque  nombre  d'iceux  évada  ^  ce  pissefort  à  légèreté  des 
pieds,  et  quand  furent  au  plus  haut  de  l'Université,  suants, 
toussants,  crachants  et  hors  d'haleine,  commencèrent  à  renier 
et  jurer,  les  uns  en  colère,  les  autres  par  ris  :  «  Carimari,  Cari- 
mara  !  Par  sainte  Mamie,  nous  sommes  baignés  par  ris,  »  dont 
fut  depuis  la  ville  nommée  Paris,  laquelle  auparavant  on  appe- 
lait Leucèce,  comme  dit  Strabo,  lib.  IV,  c'est-à-dire  en  grec 
Blanchette,  pour  les  blanches  cuisses  des  dames  dudit  lieu.  Et 
par  autant  qu'à  cette  nouvelle  imposition  du  nom  tous  les  assis- 


I.  Reliques.  — 2.  Sonnettes.  — 3.  Importunéraeat. —  4.  Droit  d'entrée.—  5.  Echappa  à. 


GARGANTUA  —  65 

tants  jurèrent  chacun  les  saints  de  sa  paroisse,  les  Parisiens, 
qui  sont  faits  de  toutes  gens  et  toutes  pièces,  sont  par  nature 
et  bons  jureurs  et  bons  juristes,  et  quelque  peu  outrecuidés*, 
dont  estime  Joaninus  de  Barranco,  lihro  de  Copiositate  reveren- 
tiarum,  que  sont  dits  Parrhésiens  en  grécisme  ',  c'est-à-dire 
fiers  en  parler. 

Ce  fait,  considéra  les  grosses  cloches  qui  étaient  es  dites  tours, 
et  les  fit  sonner  bien  harmonieusement.  Ce  que  faisant  lui  vint 
en  pensée  qu'elles  serviraient  bien  de  campanes  »  au  col  de  sa 
j  ument,  laquelle  il  voulait  renvoyer  à  son  père,  toute  chargée  de 
fromages  de  Brie  et  de  harengs  frais.  De  fait,  les  emporta  en  son 
logis. 

Cependant  vint  un  commandeur  jambonnier*  de  saint  Antoine, 
pour  faire  sa  quête  suille  ^,  lequel,  pour  se  faire  entendre  de  loin 
et  faire  trembler  le  lard  au  charnier,  les  voulut  emporter  furti- 
vement, mais  par  honnêteté  les  laissa,  non  parce  qu'elles  étaient 
trop  chaudes,  mais  parce  qu'elles  étaient  quelque  peu  trop 
pesantes  à  la  portée.  Cil  ^  ne  fut  pas  celui  de  Bourg,  car  il  est 
trop  de  mes  amis. 

Toute  la  ville  fut  émue  en  sédition,  comme  vous  savez  qu'à 
ce  ils  sont  tant  faciles  que  les  nations  étranges  ^  s'ébahissent 
de  la  patience  des  rois  de  France,  lesquels  autrement  par  bonne 
justice  ne  les  refrènent,  vus  les  inconvénients  qui  en  sortent 
de  jour  en  jour.  Plût  à  Dieu  que  je  susse  l'ofîicine  en  laquelle 
sont  forgés  ces  schismes  et  monopoles  *,  pour  les  mettre  en  évi- 
dence es  confréries  de  ma  paroisse  !  Croyez  que  le  lieu  auquel 
convint  *  le  peuple,  tout  folfré  ^^  et  habaUné  ^^  fut  Sorbonne, 
où  lors  était,  maintenant  n'est  plus,  l'oracle  de  Lutèce.  Là 
fut  proposé  le  cas,  et  remontré  l'inconvénient  des  cloches  trans- 
portées. 

Après  avoir  bien  ergoté  pro  et  contra,  fut  conclu  en  harali- 
pton  que  l'on  enverrait  le  plus  vieux  et  suffisant  de  la  Fa- 
culté vers  Gargantua,  pour  lui  remontrer  l'horrible  in- 
convénient de  la  perte  d'icelles  cloches,  et  nonobstant 
la  remontrance  d'aucuns  de  l'Université,  qui  alléguaient 
que  cette  charge  mieux  corapétait  à  un  orateur  qu'à  un 
théologien,  fut  à  cet  affaire  élu  notre  maître  Janotus  de 
Bragmardo. 


I.  Outrecuidants.  —  2.  Langue  grecque.  —  3.  Clochettes.  —  4.  Quêteur  de  jambons. 

—  5.  De  cochon.  —  6.  Celui-là.—  7.  Etrangères,  —  8.  Séditions.  — 9.  Se  rassembla. 

—  10.  Affolé.  —  II.  Bouleversé. 

FABKI,Ali  —  5 


LIVRE  I 


COMMENT  JANOTUS  DE   BRAGMARDO   FUT  ENVOYÉ   POUR 
RECOUVRER  DE  GARGANTUA  LES  GROSSES  CLOCHES. 

Maître  Janotus,  tondu  à  lacésarine,  vêtu  de  son  lyripipion* 
théologal,  et  bien  antidote  l'estomac  de  coudignac  de  four  '  et 
eau  bénite  de  cave,  se  transporta  au  logis  de  Gargantua,  tou- 
chant devant  soi  trois  vedeaux  '  à  rouge  museau,  et  traînant 
après  cinq  ou  six  maîtres  inertes,  bien  crottés  à  profit  de  mé- 
nage. A  l'entrée  les  rencontra  Ponocrates,  et  eut  frayeur  en  soi, 
les  voyant  ainsi  déguisés,  et  pensait  que  fussent  quelques  mas- 
ques hors  du  sens.  Puis  s'enquêta  à  quelqu'un  desdits  maîtres 
inertes  de  la  bande  que  quérait  cette  momerie  ♦.  Il  lui  fut  ré- 
pondu qu'ils  dem^andaient  les  cloches  leur  être  rendues. 

Soudain  ce  propos  entendu,  Ponocrates  courut  dire  les  nou- 
velles à  Gargantua,  afin  qu'il  fût  prêt  de  la  réponse  et  délibérât 
sur-le-champ  ce  qu'était  de  faire.  Gargantua,  admonesté  du 
cas,  appela  à  part  Ponocrates,  son  précepteur,  Philotomie,  son 
maître  d'hôtel.  Gymnaste,  son  écuyer,  et  Eudémon,  et  sommai- 
rement conféra  avec  eux  sur  ce  qu'était  tant  à  faire  qu'à  répon- 
dre. Tous  furent  d'avis  qu'on  les  menât  au  retrait  du  gobelet  *, 
et  là  on  les  fit  boire  théologalement,  et,  afin  que  ce  tousseux 
n'entrât  en  vaine  gloire  pour  à  sa  requête  avoir  rendu  les  cloches, 
l'on  mandât,  cependant  qu'il  chopinerait,  quérir  le  prévôt  de  la 
ville,  le  recteur  de  la  Faculté,  le  vicaire  de  i'éghse,  esquels, 
devant  que  le  théologien  eût  proposé  sa  commission,  l'on  déli- 
vrerait les  cloches.  Après  ce,  iceux  présents,  l'on  ouïrait  sa  belle 
harangue.  Ce  que  fut  fait,  et,  les  susdits  arrivés,  le  théologien 
fût  en  pleine  salle  introduit  et  commença  ainsi  que  s'ensuit,  en 
toussant. 


LA  HARANGUE  DE  MAITRE  JANOTUS  DE  BRA  GMARDO  FAITE 
A   GARGANTUA  POUR  RECOUVRER  LES  CLOCHES. 

«  Ehen,  hen,  hen  !  Mna  dies,  monsieur,  mna  dûs,  et  vobis, 
messieurs.  Ce  ne  serait  que  bon  que  nous  rendissiez  nos  cloches, 
car  elles  nous  font  bien  besoin.  Hen,  hen,  hasch  !  Nous  en  avions 


I.  Chaperon.  —  2.  Cotîgnac  de  four  (c'est-à-dire:  de  pain).—  3.  Veaax  (Jeu  de  mots 
avec  bedeaux).  —  4.  Mascarade.  —  5.  L'office, 


GARGANTUA  -^  67 

bien  autrefois  refusé  de  bon  argent  de  ceux  de  Londres  en  Cahors, 
si  avions-nous  de  ceux  de  Bordeaux  en  Brie,  que  les  voulaient 
acheter  pour  la  substantifîque  qualité  de  la  complexion  élémen- 
taire qu'est  intronifiquée  en  la  terrestérité  de  leur  nature  quiddi- 
tative,  pour  extranéiser  *  les  halos  *  et  les  turbines  '  sur  nos 
vignes,  vraiment  non  pas  nôtres,  mais  d'ici  auprès,  car  si  nous 
perdons  le  piot,  nous  perdons  tout,  et  sens  et  loi. 

«  Si  vous  nous  les  rendez  à  ma  requête,  j'y  gagnerai  six  pans* 
de  saucisses  et  une  bonne  paire  de  chausses  qui  me  feront  grand 
bien  à  mes  jambes,  ou  ils  ne  me  tiendront  pas  promesse.  Ho  ! 
par  Dieu,  Domine,  une  paire  de  chausses  est  bon,  et  vïr  sapiens 
non  abhorrebii  eam.  Ha  !  ha  !  Il  n'a  pas  paire  de  chausses  qui 
veut.  Je  le  sais  bien,  quant  est  de  moi.  Avisez,  Domine  :  il  y 
a  dix-huit  jours  que  je  suis  à  matagraboiiser  ^  cette  belle 
harangue.  Reddite  quœ  sunt  Cœsaris  CcBsari,  et  quœ  sunt  Dci  Deo. 
Ibi  jacet  lepus.  Par  ma  foi.  Domine,  si  voulez  souper  avec  moi 
in  caméra,  par  le  corps  Dieu  !  charitatis,  nos  faciemits  bonum 
chérubin.  Ego  occidi  unum  porcum,  et  ego  habet  bon  vino.  Mais 
de  bon  vin  on  ne  peut  faire  mauvais  latin.  Or  sus,  de  parte  Dei, 
date  nobis  clochas  nostras.  Tenez,  je  vous  donne  de  par  la  Faculté 
un  sermones  de  uiino, que^,  utinam, vous  nous  baillez  nos  cloches. 
Vultis  eiiam  pardonos  ?  Par  diem,  vos  habebitis  et  nihil  paya- 
bitis. 

«O  monsieur!  Domine,  clochi  dona  minor  nobis.  Dea."^,  est  bonum 
urbis.  Tout  le  monde  s'en  sert.  Si  votre  jument  s'en  trouve  bien, 
aussi  fait  notre  Faculté,  qucB  comparata  est  jumentis  insipientibus, 
et  similis  facta  est  eis,  Psalmo  nescio  quo  —  si  l'avais-je  bien  coté 
en  mon  paperat*  — et  est  unum  bonum  Achilles.  Hen,  hen,  ehen, 
hasch  ! 

«  Ça  je  vous  prouve  que  me  les  devez  bailler.  Ego  sic 
argumentoY.  Omnis  clocha  clochabilis  in  clocherio  clochando  clo- 
chans  clochativo  clochare  facit  clochabilitev  clochantes.  Parisius 
habet  clochas.  Ergo  gluc.  Ha,  ha,  ha,  c'est  parlé  cela  !  Il  est  in 
tertio  primœ,  en  Darii  ou  ailleurs.  Par  mon  âme,  j'ai  vu  le  temps 
que  je  faisais  diables  d'arguer.  Mais  de  présent  je  ne  fais  plus 
que  rêver,  et  ne  me  faut  plus  dorénavant  que  bon  vin,  bon  lit, 
le  dos  au  feu,  le  ventre  à  table  et  écuelle  bien  profonde.  Hé, 
Z)amî«<9,  je  vous  prie,  in  nomine  Patris  et  Filii  et  Spiritus  sancti, 
amen,  que  vous  rendez  nos  cloches,  et  Dieu  vous  gard'  de  mal 

I.  Écarter.  —  2.  Les  pluies:  (par  extension).  —  3.  Trombes.  —  4.  Empans  (terme  de 
mesure).  —  5.  Ressasser.  —  6.  Pourvu  que.  —  7.  Vraiment.  —  8.  Ma  paperasse. 


68  —  LIVRE  1 

et  Notre-Dame  de  Santé,  qui  vivit  et  régnât  per  omnia  secula 
seculorum,  amen.  Hen  he  hasch,  asch,  grenhenhasch  ! 

«  Venim  enim  vero,  quando  qiiidem,  duhio  procul,  edepol, 
qiioniam,  ita,  cevie,  meus  Deus  fidus,  une  ville  sans  cloches  est 
comme  un  aveugle  sans  bâton,  un  âne  sans  croupière,  et  une 
vache  sans  cymbales*.  Jusques  à  ce  que  nous  les  ayez  rendues, 
nous  ne  cesserons  de  crier  après  vous  comme  un  aveugle  qui  a 
perdu  son  bâton,  de  brailler  comme  un  âne  sans  croupière,  et 
de  bramer  comme  une  vache  sans  cymbales.  Un  quidam  lati- 
nisateur,  demeurant  près  l'Hôtel-Dieu,  dit  une  fois,  alléguant 
l'autorité  d'un  Taponnus  (je  faux  ^,  c'était  Pontanus,  poète 
séculier)  qu'il  désirait  qu'elles  fussent  de  plume  et  le  batail  • 
fût  d'une  queue  de  renard,  pour  ce  qu'elles  lui  engendraient 
la  chronique  aux  tripes  du  cerveau  quand  il  composait  ses  vers 
carminif ormes.  Mais,  nac  petetin  petetac,  ticque,  torche,  lorgne, 
il  fut  déclaré  hérétique  :  nous  les  faisons  comme  de  cire.  Et  plus 
n'en  dit  le  déposant.  Valete  et  plaudite.  Calepinus  recensui.n 


COMMENT    LE     THEOLOGIEN     EMPORTA     SON     DRAP,     ET 
COMMENT  IL  EUT  PROCÈS  AVEC  LES  SORBONISTES. 


Le  théologien  n'eut  sitôt  achevé  que  Ponocrates  et  Eudémon 
s'esclaffèrent  de  rire  tant  profondément  qu'en  Guidèrent 
rendre  l'âme  à  Dieu,  ne  plus  ne  moins  que  Crassus,  voyant  un 
âne  couillard  qui  mangeait  des  chardons,  et  comme  Philémon, 
voyant  un  âne  qui  mangeait  des  figues  qu'on  avait  apprêté 
pour  le  dîner,  mourut  de  force  de  rire.  Ensemble  ♦  eux,  commença 
rire  maître  Janotus,  à  qui  mieux  mieux,  tant  que  les  larmes  leur 
venaient  es  yeux,  par  la  véhémente  concussion  ^  de  la  substance- 
du  cerveau,  à  laquelle  furent  exprimées  ces  humidités  lacry- 
males, et  transcoulées  jouxte  les  nerfs  optiques.  En  quoi  par 
eux  était  Démocrite  héraclitisant,  et  Heraclite  démocritisant 
représenté. 

Ces  ris  du  tout  sédés  **,  consulta  Gargantua  avec  ses  gens  sur 
ce  qu'était  de  faire.  Là  fut  Ponocrates  d'avis  qu'on  fit  reboire 
ce  bel  orateur,  et,  vu  qu'il  leur  avait  donné  de  passe- temps  et 
plus  fait  rire  que  n'eût   Songecreux,  qu'on  lui  baillât  les  dix 

I.  Sonnailles.  —  2.  Je  fais  erreur.  —  3  Battant.  —  4.  Avec.  —  5.  Ebranlement.  — 
6.  Apaisés, 


GARGANTUA  ~  69 

pans  de  saucisse  mentionnés  en  la  joyeuse  harangue,  avec  une 
paire  de  chausses,  trois  cents  de  gros  bois  de  moule*,  vingt  et 
cinq  muids  de  vin,  un  ht  à  triple  couche  de  plume  ansérine  *,  et 
une  écuelle  bien  capable  '  et  profonde,  lesquelles  disait  être  à 
sa  vieillesse  nécessaires. 

Le  tout  fut  fait  ainsi  qu'avait  été  déUbéré,  excepté  que  Gar- 
gantua, doutant  qu'on  ne  trouvât  à  l'heure  chausses  commodes 
pour  ses  jambes,  doutant  aussi  de  quelle  façon  mieux  duiraient  * 
audit  orateur,  ou  à  la  martingale,  qui  est  un  pont-levis  de  cul 
pour  plus  aisément  fianter,  ou  à  la  marinière,  pour  mieux  sou- 
lager les  rognons,  ou  à  la  Suisse,  pour  tenir  chaude  la  bedon- 
daine,  ou  à  queue  de  merlus  »,  de  peur  d'échauffer  les  reins, 
lui  fit  livrer  sept  aunes  de  drap  noir,  et  trois  de  blanchet  pour 
la  doublure.  Le  bois  fut  porté  par  les  gagne-deniers  ;  les  maîtres 
es  arts  portèrent  les  saucisses  et  écuelles.  Maître  Janot  voulut 
porter  le  drap. 

Un  desdits  maîtres,  nommé  maître  Jousse  Baudouille,  lui 
remontrait  que  ce  n'était  honnête  ni  décent  à  l'état  théologal, 
et  qu'il  le  baillât  à  quelqu'un  d'entre  eux  : 

«  Ah  !  dit  Janotus,  baudet,  baudet,  tu  ne  conclus  point  in 
modo  et  figura.  Voilà  de  quoi  servent  les  suppositions  et  parva 
îogicalia.  Panus  pro  qito  supponit  ? 

—  Confuse,  dit  Baudouille,  et  disivihuiive. 

—  Je  ne  te  demande  pas,  dit  Janotus,  baudet,  ^wo  modo  sup- 
ponit, mais  pro  quo.  C'est,  baudet,  pro  tibiis  meis,  et  pour  ce 
le  porterai- je  egomet,  sicut  suppositum  portât  adposiium.  » 

Ainsi  l'emporta  en  tapinois,  comme  fit  Patelin  son  drap. 
Le  bon  fut  quand  le  tousseux,  glorieusement,  en  plein  acte  de 
Sorbonne,  requit  ses  chausses  et  saucisses,  car  péremptoirement 
lui  furent  déniés,  par  autant  qu'il  les  avait  eu  de  Gargantua, 
selon  les  informations  sur  ce  faites.  Il  leur  remontra  que  c'avait 
été  de  gratis,  et  de  sa  libéralité,  par  laquelle  ils  n'étaient  mie 
absous  de  leurs  promesses.  Ce  nonobstant,  lui  fut  répondu  qu'il 
se  contentât  de  raison  et  qu'autre  bribe  n'en  aurait  : 

—  «  Raison  ?  dit  Janotus,  nous  n'en  usons  point  céans. 
Traîtres  malheureux,  vous  ne  valez  rien.  La  terre  ne  porte  gens 
plus  méchants  que  vous  êtes,  je  le  sais  bien.  Ne  clochez  «  pas 
devant  les  boiteux  :  j'ai  exercé  la  méchanceté  avec  vous.  Par 
la  rate  Dieu  I  j'avertirai  le  roi  des  énormes  abus  qui  sont  forgés 


I.  (Andenije  mesure).  —  2.  D'oie.  —  3.  De  belle  capacité.  —  4.  Conviendraient. 
5.  Merluches,  morues.  —  6.  Claudiquez. 


70  —  LIVRE  I 

céans  et  par  vos  mains  et  menées,  et  que  je  sois  ladre,  s'il  ne 
vous  fait  tous  vifs  brûler  comme  bougres,  traîtres,  hérétiques 
et  séducteurs,  ennemis  de  Dieu  et  de  vertu.  » 

A  ces  mots,  prirent  articles  contre  lui  :  lui,  de  l'autre  c-ôté,  les 
ôt  ajourner.  Somme,  le  procès  fut  retenu  par  la  cour, et  y  est 
encore.  Les  Sorbonicoles,  sur  ce  point,  iirent  vœu  de  ne  soi  dé- 
crotter ;  maître  Janot,  avec  ses  adhérents,  fit  vœu  de  ne  se  mou- 
cher, jusques  à  ce  qu'en  fût  dit  par  arrêt  définitif. 

Par  ces  vœux,  sont  jusques  à  présent  demeurés  et  crotteux  et 
morveux,  car  la  cour  n'a  encore  bien  grabelé*  toutes  les  pièces. 
L'arrêt  sera  donné  es  prochaines  calendes  grecques,  c'est-à-dire 
jamais,  comme  vous  savez  qu'ils  font  plus  que  nature  et  contre 
leurs  articles  propres.  Les  articles  de  Paris  chantent  que  Dieu 
seul  peut  faire  choses  infinies.  Nature  rien  ne  fait  immortel,  car 
elle  met  fin  et  période  à  toutes  choses  par  elle  produites  — 
car  omnia  oria  cadunt,  etc.,  —  mais  ces  avaleurs  de  frimas  font 
les  procès  devant  eux  pendants  et  infinis  et  immortels.  Ce  que 
faisants,  ont  donné  lieu  et  vérifié  le  dit  de  Chilon  Lacédémo- 
nien,  consacre  en  Delphes,  disant  Misère  être  compagne  de 
Procès,  et  gens  plaidoyants  misérables,  car  plus  tôt  ont  fin  de 
leur  vie  que  de  leur  droit  prétendu. 


L'ÉTUDE   DE    GARGANTUA   SELON  LA    DISCIPLINE  DE   SES 
PROFESSEURS  SORBONAGRES. 


Les  premiers  jours  ainsi  passés  et  les  cloches  remises  en  leur 
lieu,  les  citoyens  de  Paris,  par  reconnaissance  de  cette  honnêteté, 
s'ofirirent  d'entretenir  et  nourrir  sa  jument  tant  qu'il  lui  plai- 
rait —  ce  que  Gargantua  prit  bien  à  gré,  —  et  l'envoyèrent 
vivre  en  la  forêt  deBière.Je  crois  qu'elle  n'y  soit  plus  maintenant. 

Ce  fait,  voulut  de  tout  son  sens  étudier  à  la  discrétion  de 
Ponocrates.  Mais  icelui,  pour  le  commencement,  ordonna  qu'il 
ferait  à  sa  manière  accoutumée,  afin  d'entendre  par  quel  moyen, 
en  si  long  temps,  ses  antiques  précepteurs  l'avaient  rendu  tant 
fat,  niais  et  ignorant.  Il  dispensait  donc  son  temps  en  telle  façon 
que,  ordinairement,  il  s'éveillait  entre  huit  et  neuf  heures,  fût 
-jCur  ou  non  ;  ainsi  l'avaient  ordonné  ses  régents  théologiques, 
alléguants  ce  que  dit  David  :  vanum  est  vobis  anic  lucem  surgere. 

i.  Épluché. 


GARGANTUA  —  71 

Puis  se  gambayait  *,  penadait  *,  et  paillardait  *  panni  le  lit 
quelque  temps,  poiu:  mieux  esbaudir  ses  esprits  animaux,  et 
s'habillait  selon  la  saison,  mais  volontiers  portait-il  une  grande 
et  longue  robe  de  grosse  frise,  fourrée  de  renards  ;  après  se  pei- 
gnait du  peigne  d'Almain,  c'était  des  quatre  doigts  et  le  pouce, 
car  ses  précepteurs  disaient  que  soi  autrement  peigner,  laver  et 
nettoyer  était  perdre  temps  en  ce  monde.  f 

Puis  fiantait,  pissait,  rendait  sa  gorge,  rotait,  pétait,  bâillait, 
crachait,  toussait,  sanglotait,  éternuait  et  se  morvait  en  archi- 
diacre, et  déjeunait  pour  abattre  la  rosée  et  mauvais  air  :  belles 
tripes  frites,  belles  carbonnades,  beaux  jambons,  belles  cabi- 
rotades  *,  et  force  soupes  de  prime  '.  Ponocrates  lui  remontrait 
que  tant  soudain  ne  devait  repaître  au  partir  du  lit,  sans  avoir 
premièrement  fait  quelque  exercice.  Gargantua  répondit  : 

«  Quoi  ?  N'ai-je  fait  suffisant  exercice  ?  Je  me  suis  vautré  six 
ou  sept  tours  parmi  le  lit  devant  que  me  lever.  N'est-ce  assez  ? 
Le  pape  Alexandre  ainsi  faisait  par  Je  conseil  de  son  médecin 
juif,  et  vécut  jusques  à  la  mort,  en  dépit  des  envieux.  Mes  pre- 
miers maîtres  m'y  ont  accoutumé, disants  que  le  déjeuner  faisait 
bonne  mémoire  ;  pourtant  y  buvaient  les  premiers.  Je  m'en 
trouve  fort  bien,  et  n'en  dîne  que  mieux.  Et  me  disait  maître 
Tubal,  qui  fut  premier  de  sa  hcence  à  Paris,  que  ce  n'est  tout 
l'avantage  de  courir  bien  tôt,  mais  bien  de  partir  de  bonne  heure; 
aussi  n'est-ce  la  santé  totale  de  notre  humanité  boire  à  tas, 
à  tas,  à  tas,  comme  canes,  mais  oui  bien  de  boire  matin  ;  unde 
versus  : 

Lever  matin  n'est  point  bonheur  ; 
Boire  matin  est  le  meilleur. 

Après  avoir  bien  à  point  déjeuné,  allait  à  l'église,  et  lui  por- 
tait-on, dedans  un  grand  panier,  un  gros  bréviaire  empantouflé^, 
pesant,  tant  en  graisse  qu'en  fermoirs  et  parchemin,  poi  plus 
poi  moins  '',  onze  quintaux  six  livres.  Là  oyait*  vingt  et  six  ou 
trente  messes.  Ce  pendant  venait  son  diseur  d'heures  en  place, 
empaletoqué  ^  comme  une  dupe^'*,  et  très  bien  antidote  son 
haleine  à  force  sirop  vignolat**.  Avec  icelui  ma-rmonnait  toutes 
ses  kyrielles,  et  tant  curieusement*'  les  épluchait  qu'il  n'en  tom- 
bait un  seul  grain  en  terre.  Au  partir  de  l'église,  on  lui  amenait. 


I.  Garabillait.  —  2.  Gambadait.  —  3,  Se  roulait  sur  la  paillaîse.  —  4.  Grillades  de  che- 
vreau.—  5.  De  premier  matin. —  6,  Enveloppé  comme  dans  une  panloufle.  —  7.  Peu 
plus  peu  moins.  — .  8.  Euteadait.  —  9.  Enfermé  dans  son  paletot.  —  10.  Huppe.  — 
II.  De  ■•■ngae.  —  42.  Sci^neusooent. 


72  —  LIVRE  I 

sur  une  traîne  *  à  bœufs,  un  farat  *  de  patenôtres  de  Saint- 
Claude,  aussi  grosses  chacune  qu'est  le  moule  d'un  bonnet  ', 
et,  se  pormenant  par  les  cloîtres,  galeries  ou  jardin,  en  disait 
plus  que  seize  ermites. 

Puis  étudiait  quelque  méchante  demie  heure,  les  yeux  assis 
dessus  son  livre  ;  mais,  comme  dit  le  Comique,  son  âme  était  en 
la  cuisine. 

Pissant  donc  plein  urinai,  s'asseyait  à  table,  et  parce  qu'il 
était  naturellement  flegmatique,  commençait  son  repas  par  quel- 
ques douzaines  de  jambons,  de  langues  de  bœuf  fumées,  de 
boutargues*,  d'andouilles,  et  tels  autres  avant-coureurs  de  vin. 
Cependant  quatre  de  ses  gens  lui  jetaient  en  la  bouche  l'un  après 
l'autre,  continûment,  moutarde  à  pleines  palerées  ^  ;  puis  buvait 
un  horrifique  trait  de  vin  blanc  pour  lui  soulager  les  rognons. 
Après,  mangeait,  selon  la  saison,  viandes  à  son  appétit,  et  lors 
cessait  de  manger  quand  le  ventre  lui  tirait.  A  boire  n'avait 
point  fin  ni  canon  ^,  car  il  disait  que  les  mètes'  et  bornes  de  boire 
étaient  quand,  la  personne  buvant,  le  liège  de  ses  pantoufles 
enflait  en  haut  d'un  demi  pied. 


LES  JEUX  DE  GARGANTUA. 

Puis  tout  lourdement  grignotant  d'un  transon  *  de  grâces,  se 
lavait  les  mains  de  vin  frais,  s'écurait  les  dents  avec  un  pied  de 
porc,  et  devisait  joyeusement  avec  ses  gens.  Puis,  le  vert^ 
étendu,  l'on  déployait  force  cartes,  force  dés,  et  renfort  de  ta- 
bliers *^.. 

Après  avoir  bien  joué,  sassé  ",  passé  et  beluté  *3  temps, 
convenait  boire  quelque  peu  —  c'étaient  onze  peguads  *'  pour 
homme,  —  et  soudain  après  banqueter,  c'était  sur  un  beau  banc 
ou  en  beau  plein  lit  s'étendre  et  dormir  deux  ou  trois  heures, 
sans  mal  penser  ni  mal  dire.  Lui,  éveillé,  secouait  un  j^eu  les 
oreilles.  Cependant  était  apporté  vin  frais  ;  là  buvait  mieux  que 
jamais.  Ponocrates  lui  remontrait  que  c'était  mauvaise  diète** 
ainsi  boire  après  dormir  :  ^<  C'est,  répondit  Gargantua,  la  vraie 
vie  des  Pères,  car  de  ma  nature  ie  dors  salé,  et  h  dormir  m'a 
valu  autant  de  jambcïi.  ^ 


I.  Traio.  —  2.  Tas.  —  3.  La  tête.  —  4.  Œufs  de  muleta  séchés.  —  5.  Pelletées.  — 
6.  Règle.  —  7.  Limites.  —  8.  Tronçon,  tranche.  —  g.  Tapis  vert. —  lo.  Jeux  de  tables  (da- 
mier, trictrac).  —  lï.  Passé  au  sas.  —  12.  Ta.misô.  —  13.  (Mesure  de  huit  eetiers). — 
14.  R.'giaiP. 


GARGANTUA  —  73 

Puis  commençait  étudier  quelque  peu,  et  patenôtres  en  avant, 
pour  lesquelles  mieux  en  forme  expédier  montait  sur  une  vieille 
mule,  laquelle  avait  servi  neuf  rois.  Ainsi  marmottant  de  la 
bouche  et  dodelinant  de  la  tête,  allait  voir  prendre  quelque 
connil  *  aux  filets. 

Au  retour,  se  transportait  en  la  cuisine  pour  savoir  quel  rôt 
était  en  broche.  Et  soupait  très  bien,  par  ma  conscience  !  et 
volontiers  conviait  quelques  buveurs  de  ses  voisins,  avec  les- 
quels, buvant  d'autant  *,  contaient  des  vieux  jusques  es  nou- 
veaux. 

Entre  autres,  avait  pour  domestiques  les  seigneurs  du  Fou,  de 
Gourville,  de  Grignault  et  de  Marigny.  Après  souper,  venaient 
en  place  les  beaux  évangiles  de  bois,  c'est-à-dire  force  tabliers  ', 
ou  le  beau  flux  ♦,  un,  deux,  trois,  ou  à  toutes  restes  ^  pour  abré- 
ger, ou  bien  allaient  voir  les  garces  d'entour,  et  petits  banquets 
parmi,  collations  et  arrière-collations.  Puis  dormait  sans  débrider 
jusques  au  lendemain  huit  heureSi 


COMMENT   GARGANTUA   FUT  INSTITUÉ  PAR  PONOCRATES 
EN  TELLE  DISCIPLINE  QU  IL  NE  PERDAIT  HEURE  DU  JOUR. 


Quand  Ponocrates  connut  la  vicieuse  manière  de  vivre  de 
Gargantua,  délibéra  autrement  l'instituer  en  lettres  ;  mais,  pour 
les  premiers  jours,  le  toléra,  considérant  que  nature  n'endure 
mutations  soudaines  sans  grande  violence. 

Pour  donc  mieux  son  œuvre  commencer,  supplia  un  savant 
médecin  de  celui  temps,  nommé  maître  Théodore,  à  ce  qu'il 
considérât  si  possible  était  remettre  Gargantua  en  meilleure 
voie.  Lequel  le  purgea  canoniquement  avec  ellébore  d'Anticyre, 
et,  par  ce  médicament,  lui  nettoya  toute  l'altération  et  perverse 
habitude  du  cerveau.  Par  ce  moyen  aussi,  Ponocrates  lui  fit 
oublier  tout  ce  qu'il  avait  appris  sous  ses  antiques  précepteurs, 
comme  faisait  Thimoté  à  ses  disciples,  qui  avaient  été  instruits 
sous  autres  musiciens. 

Pour  mieux  ce  faire,  l'introduisait  es  compagnies  des  gens 
savants  que  là  étaient,  à  rémulaticn  desquels  lui  cmt  l'esprit  et 
le  désir  d'étudier  autrement  et  se  faire  valoir. 

I.  Lapin.  —  2.  En  se  faisant  raison.  —  3.  Damiers,  trictrac.  —  4.  (JeQ  de  cartes).  — 
5.  Eq  risquant  tout. 


74  —  LIVRE  I 

Après,  en  tel  train  d'étude  le  mit  qu'il  ne  perdait  heure  quel- 
conque du  jour  :  ains  *  tout  son  temps  consommait  en  lettres 
et  honnête  savoir.  S'éveillait  donc  Gargantua  environ  quatre 
heures  du  matin.  Cependant  qu'on  le  frottait,  lui  était  lue  quel- 
que pagine  '  de  la  divine  Écriture,  hautement  et  clairement, 
avec  prononciation  compétente  à  la  matière,  et  à  ce  était  com- 
mis un  jeune  page,  natif  de  Basché,  nommé  Anagnostes.  Selon  le 
propos  et  argument  de  cette  leçon,  sou  ventes  fois  s'adonnait  à 
révérer,  adorer,  prier  et  supplier  le  bon  Dieu,  duquel  la  lecture 
montrait  la  majesté  et  jugements  merveilleux. 

Puis  allait  es  lieux  secrets  faire  excrétion  des  digestions 
naturelles.  Là  son  précepteur  répétait  ce  qu'avait  été  lu,  lui 
exposant  les  points  plus  obscurs  et  difficiles.  Eux  retournants, 
considéraient  l'état  du  ciel,  si  tel  était  comme  l'avaient  noté  au 
soir  précédent,  et  ^  quels  signes  entrait  le  soleil,*  aussi  la  lune, 
pour  icelle  journée. 

Ce  fait,  était  habillé,  peigné,  testonné  ♦,  accoutré  et  parfumé, 
durant  lequel  temps  on  lui  répétait  les  leçons  du  jour  d'avant. 
Lui-même  les  disait  par  cœur  et  y  fondait  quelques  cas  pratiques 
et  concernants  l'état  humain,  lesquels  ils  étendaient  aucunes 
fois  jusque  deux  ou  trois  heures,  mais  ordinairement  cessaient 
lorsqu'il  était  du  tout  habillé.  Puis  par  trois  bonnes  heures  lui 
était  faite  kcture. 

Ce  fait,  issaient  '  hors,  toujours  conférants  des  propos  de  la 
lecture,  et  se  déportaient  ^  en  Bracque,  ou  es  prés,  et  jouaient 
à  la  balle,  à  la  paume,  à  la  pile  trigone  ',  galantement  s'exerçants 
les  corps  comme  ils  avaient  les  âmes  auparavant  exercé.  Tout 
leur  jeu  n'était  qu'en  liberté,  car  ils  laissaient  la  partie  quand 
leur  plaisait,  et  cessaient  ordinairement  lorsque  suaient  parmi 
le  corps,  ou  étaient  autrement  las.  Adonc  étaient  très  bien 
essuyés  et  frottés,  changeaient  de  chemise,  et,  doucement  se 
promenants,  allaient  voir  si  le  dîner  était  prêt.  Là  attendants, 
récitaient  clairement  et  éloquentement  «  quelques  sentences 
retenues  de  la  leçon. 

Cependant  Monsieur  l'Appétit  venait,  et  par  bonne  opportu- 
nité s'asseyaient  à  table.  Au  commencement  du  repas,  était  lue 
quelque  histoire  plaisante  des  anciennes  prouesses,  Jusques  à  ce 
qu'il  eût  pris  son  vin.  Lors,  si  bon  semblait,  on  continuait  la 


I,  Mais.  —    2.  Page.  —  3.   (Sous-entcndez  :  en).   —  4.  Coiffé.  —  5.    îscrtaient.  — 
6,    Se    divertissaient.    —    ;.    \    la    balle    en    triangle    (à    trois  jottiurs).  —   8.  Elo- 

quemment. 


GARGANTUA  —  75 

lecture,  ou  commençaient  à  deviser  joyeusement  ensemble, 
parlants,  pour  les  premiers  mois,  de  la  vertu,  propriété,  efficace  * 
et  nature  de  tout  ce  que  leur  était  servi  à  table  :  du  pain,  du  vin, 
de  l'eau,  du  sel,  des  viandes,  poissons,  fruits,  herbes,  racines,  et 
de  l'apprêt  d'icelles.Ce  que  faisant,  apprit  en  peu  de  temps  tous 
les  passages  à  ce  compétants  en  Pline, Athénée,  Dioscorides, 
Julius  Pollux,  Galien,  Porphyre,  Oppian,  Poiybe,  Héliodore, 
Aristotèles,  Elian  et  autres.  Iceux  propos  tenus,  faisaient  sou- 
vent, pour  plus  être  assurés,  apporter  les  livres  susdits  à  table. 
Et  si  bien  et  entièrement  retint  en  sa  mémoire  les  choses  dites, 
que,  pour  lors,  n'était  médecin  qui  en  sut  à  la  moitié  tant  comme 
il  faisait.  Après,  devisaient  des  leçons  lues  au  matin,  et,  parache- 
vant leur  repas  par  quelque  confection  de  cotoniat  ^,  s'écurait 
les  dents  avec  un  trou  ^  de  lentisque,  se  lavait  les  mains  et  les 
yeux  de  belle  eau  fraîche,  et  rendaient  grâces  à  Dieu  par  quelques 
beaux  cantiques  faits  à  la  louange  de  la  munificence  et  béni- 
gnité divine. 

Ce  fait,  on  apportait  des  cartes,  non  pour  jouer,  mais  pour 
y  apprendre  mille  petites  gentillesses  et  inventions  nouvelles, 
lesquelles  toutes  issaient  ♦  d'arithmétique.  En  ce  moyen  entra 
en  affection  d'icelle  science  numérale,  et,  tous  les  jours  après 
dîner  et  souper,  y  passait  temps  aussi  plaisantement  qu'il  soûlait  ^ 
es  dès  ou  es  cartes.  A  tant  ^  sut  d'icelle  et  théorique  et  pratique, 
si  bien  que  Tunstal,  Anglais  qui  en  avait  amplement  écrit, 
confessa  que  vraiment,  en  comparaison  de  lui,  il  n'y  entendait 
que  le  haut  allemand. 

Et  non  seulement  d'icelle,  mais  des  autres  sciences  mathé- 
matiques comme  géométrie,  astronomie  et  musique;  car,  atten- 
dants la  concoction  et  digestion  de  son  past  ',  ils  faisaient  mille 
joyeux  instruments  et  figures  géométriques,  et  de  même  pra- 
tiquaient les  canons  astronomiques.  Après  s'esbaudissaient  à 
chanter  musicalement  à  quatre  et  cinq  parties,  ou  sur  un  thème, 
à  plaisir  de  gorge.  Au  regard  des  instruments  de  musique,  il 
apprit  jouer  du  lue  *,  de  l'épinette,  de  la  harpe,  de  la  fUite  d'al- 
lemand et  à  neuf  trous,  de  la  viole  et  de  la  sacquebutte  9. 

Cette  heure  ainsi  employée,  la  digestion  parachevée,  se  pur- 
geait des  excréments  naturels  ;  puis  se  remettait  à  son  étude 
principal  par  trois  heures  ou  davantage,  tant  à  répéter  la  lecture 


I.  Efficacité.  —  2.  Confituie  de  cotignac.  —  3.  Tionc.  —  4.  Sortaient.  —  5.  Avait 
l'habitude.  —  6.  Par  suite.  —  7.  Repas.  —  8.  Luih.  —  9.  (Sorte  d'instrument  de  cui- 
\Te.) 


76  —  LIVRE  I 

matutinale  qu'à  poursuivre  le  livre  entrepris,  qu'aussi  à  écrire 
et  bien  traire  *  et  former  les  antiques  et  romaines  lettres. 

Ce  fait,  issaient^  hors  leur  hôtel,  avec  eux  un  jeune  gentil- 
homme de  Touraine  nommé  l'écuyer  Gymnaste,  lequel  lui  mon- 
trait l'art  de  chevalerie.  Changeant  donc  de  vêtements,  montait 
sur  un  coursier,  sur  un  roussin,  sur  un  genêt,  sur  un  cheval 
barbe,  cheval  léger,  et  lui  donnait  cent  carrières  ^,  le  faisait 
voltiger  en  l'air,  franchir  le  fossé,  sauter  le  palis  ♦,  court  tourner 
en  un  cercle,  tant  à  dextre  comme  à  senestre.  Là  rompait, 
non  la  lance,  car  c'est  la  plus  grande  rêverie  du  monde  dire  : 
«  J'ai  rompu  dix  lances  en  tournoi  ou  en  bataille,  »  un  charpen- 
tier le  ferait  bien  ;  mais  louable  gloire  est  d'une  lance  avoir 
rompu  dix  de  ses  ennemis.  De  sa  lance  donc,  acérée,  verte  et 
raide,  rompait  un  huis  *,  enfonçait  un  harnais  ^,  aculait  '  une 
arbre,  enclavait  ^  un  anneau,  enlevait  une  selle  d'armes,  un 
haubert,  un  gantelet.  Le  tout  faisait  armé  de  pied  en  cap. 

Au  regard  de  fanfai-er  •  et  faire  les  petits  popismes*<>  sur  un 
cheval,  nul  ne  le  fit  mieux  que  lui.  Le  voltigeur  de  Ferrare  n'était 
qu'un  singe  en  comparaison.  Singulièrement  **  était  appris  à  sau- 
ter hâtivement  d'un  cheval  sur  l'autre  sans  prendre  terre,  et 
nommait-on  ces  chevaux  désultoires  **,  et  de  chacun  côté,  la  lance 
au  poing,  monter  sans  estriviers  *'  et,  sans  bride,  guider  le  che- 
val à  son  plaisir,  car  telles  choses  servent  à  discipline  militaire. 

Un  autre  jour  s'exerçait  à  la  hache,  laquelle  tant  bien  cou- 
lait, tant  vertement  de  tous  pics  **  resserrait,  tant  souplement 
avalait*^  en  taille  ronde  ^^  qu'il  fut  passé  chevalier  d'armes  en 
campagne,  et  en  tous  essais. 

Puis  branlait  la  pique,  saquait  *'  de  l'épée  à  deux  mains, 
de  l'épée  bâtarde,  de  l'espagnole,  de  la  dague  et  du  poignard  ; 
armé,  non  armé,  au  bouclier,  à  la  cape,  à  la  rondelle  *». 

Courait  le  cerf,  le  chevreuil,  l'ours,  le  daim,  le  sanglier,  le 
lièvre,  la  perdrix,  le  faisan,  l'outarde.  Jouait  à  la  grosse  balle, 
et  la  faisait  bondir  en  l'air  autant  du  pied  que  du  poing. 

Luttait,  courait,  sautait,  non  à  trois  pas  un  saut,  non  à  cloche 
pied,  non  au  saut  d'allemand,  car,  disait  Gymnaste,  tels  sauts 
sont  inutiles  et  de  nul  bien  eu  guerre;  mais  d'un  saut  perçait  ^^ 
un  fossé,  volait  sur  une  haie^  montait  six  pas  encontre  uns 


I.  Tracer.  —  a.  Sortaient.  — -  3.  Lui  faisait  parcourir  cent  fois  la  carrière.  —  4.  La  palis- 
sade. —  5.  Porte.  —  6.  Armure.  —  7.  Mettait  bas.  —  8.  Enfilait.  —  9.  Faire  exécuter 
des  exercices  à  la  voix.  —  10.  Appels  de  langue  pour  exciter  le  cheval.  —  11.  Paiticuliè- 
rement. —  12.  Desultorit  (latinisme).  —  13.  Etriers.—  14.  Coups  de  pointe. —  is-Descen- 
dait.  —  16.  Coups  de  taiU©  en  cercle.  — 17.  Tirait.  —  18,  Rondache.  —  19.  Traversait. 


GARGANTUA  —  77 

muraille,  et  rampait  en  cette  façon  à  une  fenêtre  de  la  hauteur 
d'une  lance. 

Nageait  en  parfonde  *  eau,  à  l'endroit,  à  l'envers,  de  côté, 
de  tout  le  corps,  des  seuls  pieds,  une  main  en  l'air,  en  laquelle 
tenant  un  livre  transpassait  toute  la  rivière  de  Seine  sans  icelui 
mouiller,  et  tirant  par  les  dents  son  manteau  comme  faisait 
Jules  César  ;  puis  d'une  main  entrait  par  grande  force  en 
bateau,  d' icelui  se  jetait  derechef  en  l'eau  la  tête  première  ; 
sondait  le  parfond  ^,  creusait  les  rochers,  plongeait  es  abîmes 
et  gouffres.  Puis  icelui  bateau  tournait,  gouvernait,  menait  hâti- 
vement, lentement,  à  fil  d'eau,  contre  cours,  le  retenait  en 
pleine  écluse,  d'une  main  le  guidait,  de  l'autre  s'escrimait  avec 
un  grand  aviron,  tendait  le  vêle  ^,  montait  au  mât  par  les  traits  *, 
courait  sur  les  brancards  ^,  ajustait  la  boussole,  contreventait 
les  boulines  ^,  bandait  le  gouvernail. 

Issant  de  l'eau,  raidement  montait  encontre  la  montagne,  et 
dévalait  aussi  franchement,  gravait  "^  es  arbres  comme  un  chat, 
sautait  de  l'une  en  l'autre  comme  un  écurieux  *,  abattait  les 
gros  rameaux  comme  un  autre  Milo  ;  avec  deux  poignards  acérés 
et  deux  poinçons  éprouvés,  montait  au  haut  d'une  maison  comme 
un  rat,  descendait  puis  du  haut  en  bas  en  telle  composition  des 
membres  que  de  la  chute  n'était  aucunement  grevé  ^.  Jetait 
le  dard,  la  barre,  la  pierre,  la  javeline,  l'épieu,  la  hallebarde, 
enfonçait i<>  l'arc,  bandait  es  reins  les  fortes  arbalètes  de  passe, 
visait  de  l'arquebuse  à  l'œil,  affûtait  le  canon,  tirait  à  la  butte, 
au  papegai,  du  bas  en  mont,  d'amont  en  val,  devant,  de  côté, 
en  arrière  comme  les  Parthes. 

On  lui  attachait  un  câble  en  quelque  haute  tour,  pendant  en 
terre  :  par  icelui  avec  deux  mains  montait,  puis  dévalait  si 
raidement  et  si  assurément  que  plus  ne  pourriez  parmi  un  pré 
bien  égalé.  On  lui  mettait  une  grosse  perche  appuyée  à  deux 
arbres  ;  à  icelle  se  pendait  par  les  mains,  et  d'icelle  allait  et 
venait,  sans  des  pieds  à  rien  toucher,  qu'à  grande  course  on  ne 
l'eût  pu  aconcevoir  ^^ 

Et  pour  s'exercer  le  thorax  et  poumon,  criait  comme  tous  les 
diables.  Je  l'ouïs  une  fois  appelant  Eudémon  depuis  la  porte 
Saint- Victor  jusques  à  Montmartre.  Stentor  n'eut  onques  telle 
voix  à  la  bataille  de  Troie. 


I.  Profonde,  —  2.  Les  eaux  profondes.  —  3.  La  voile.  —  4.  Les  cordages,  —  5.  Les 
vergues.  —  6.  Mettait  les  amures  à  contre-vent.  —  7.  Grimpait.  —  8.  Ecureuil.  — 
9.  Blessé.  —  10.  Tirait  à  fond.  —  11.  Atteindre. 


78  —  LIVRE  I 

Et,  pour  galentir  *  les  nerfs,  on  lui  avait  fait  deux  grosses 
saumonés  2  de  plomb,  chacune  du  poids  de  huit  mille  sept  cents 
quintaux,  lesquelles  il  nommait  haltères.  Icelles  prenait  de  terre 
en  chacune  main,  et  les  élevait  en  l'air  au-dessus  de  la  tête,  et 
les  tenait  ainsi,  sans  soi  remuer,  trois  quarts  d'heure  et  davan- 
tage, qu'était  une  force  inimitable. 

Jouait  aux  barres  avec  les  plus  forts,  et  quand  le  point  adve- 
nait, se  tenait  sur  ses  pieds  tant  raidement  qu'il  s'abandonnait 
es  plus  aventureux,  en  cas  qu'ils  le  fissent  mouvoir  de  sa  place, 
comme  j  adis  faisait  Milo,  à  l'imitation  duquel  aussi  tenait  une  pom- 
me de  grenade  en  sa  main  et  la  donnait  à  qui  lui  pourrait  ôter. 

Le  temps  ainsi  employé,  lui  frotté,  nettoyé  et  rafraîchi  d'ha- 
billements, tout  doucement  retournait,  et,  passants  par 
quelques  près  ou  autres  lieux  herbus,  visitaient  les  arbres  et 
plantes,  les  conférants  avec  les  livres  des  anciens  qui  en  ont 
écrit,  comme  Théophraste,  Dioscorides,  Marinus,  Pline,  Nican- 
der,  Macer  et  Galien,  et  en  emportaient  leurs  pleines  mains  au 
logis,  desquelles  avait  la  charge  un  jeune  page  nommé  Rhizo- 
tome,  ensemble  des  marrochons  ',  des  pioches,  serfouettes, 
bêches,  tranches  ♦  et  autres  instruments  requis  à  bien  arbo- 
riser  s. 

Eux  arrivés  au  logis,  cependant  qu'on  apprêtait  le  souper, 
répétaient  quelques  passages  de  ce  qu'avait  été  lu  et  s'asseyaient 
à  table.  Notez  ici  que  son  dîner  était  sobre  et  frugal,  car  tant 
seulement  mangeait  pour  refréner  les  abois  de  l'estomac  ;  mais 
le  souper  était  copieux  et  large,  car  tant  en  prenait  que  lui  était 
de  besoin  à  soi  entretenir  et  nourrir,  ce  qu'est  la  vraie  diète  ^ 
prescrite  par  l'art  de  bonne  et  sûre  médecine,  quoiqu'un  tas  de 
badauds  médecins,  herselés  "^  en  l'officine  des  Arabes,  conseil- 
lent le  contraire. 

Durant  icelui  repas  était  continuée  la  leçon  du  dîner  tant  que 
bon  semblait  :  le  reste  était  consommé  en  bons  propos,  tous  let- 
trés et  utiles.  Après  grâces  rendues,  s'adonnaient  à  chanter  musi- 
calement, à  jouer  d'instruments  harmonieux,  ou  de  ces  petits 
passe-temps  qu'on  fait  es  cartes,  es  dés  et  gobelets,  et  là  de- 
meuraient faisants  grand'chère,  et  s'ébaudissants  aucunes  fois 
jusques  à  l'heure  de  dormir  ;  quelque  fois  allaient  visiter  les 
compagnies  de  gens  lettrés,  ou  de  gens  qui  eussent  vu  pays 
étranges  *. 

I.  Fortifier.  —  2.  Deux  gros  saumons.  —  3.  Houes .  —  4.  Tranchoirs.  —  5.  Herboriser. 
—  6.  Régime.  —  7,  Harcelés.  —  8.  Etrangers. 


GARGANTUA  —  79 

En  pleine  nuit,  devant  que  soi  retirer,  allaient  au  lieu  de  leur 
îogis  le  plus  découvert  voir  la  face  du  ciel,  et  là  notaient  les 
comètes,  si  aucunes  étaient,  les  figures,  situations,  aspects,  oppo- 
sitions et  conjonctions  des  astres. 

Puis,  avec  son  précepteur,  récapitulait  brièvement,  à  la  mode 
des  Pythagoriques,  tout  ce  qu'il  avait  lu,  vu,  su,  fait  et  entendu 
au  décours*  de  toute  la  journée. 

Si  priaient  Dieu  le  créateur,  en  l'adorant  et  ratifiant  leur  foi 
envers  lui,  et  le  glorifiant  de  sa  bonté  immense,  et,  lui  rendants 
grâce  de  tout  le  temps  passé,  se  recommandaient  à  sa  divine  clé- 
nence  pour  tout  l'avenir.  Ce  fait  entraient  en  leur  repos. 


COMMENT  GARGANTUA  EMPLOYAIT  LE  TEMPS  QUAND  L'AIR 
ÉTAIT  PLUVIEUX. 


S'il  advenait  que  l'air  fût  pluvieux  et  intempéré,  tout  letemps 
d'avant-dîner  était  employé  comme  de  coutume,  excepté  qu'il 
faisait  allumer  un  beau  et  clair  feu  pour  corriger  l'intempérie  de 
l'air.  Mais  après  dîner,  en  lieu  des  exercitations  -,  ils  demeu- 
raient en  la  maison,  et  par  manière  d'apothérapie  ^  s'ébattaient 
à  botteler  du  foin,  à  fendre  et  scier  du  bois,  et  à  battre  les  gerbes 
en  la  grange.  Puis  étudiaient  en  l'art  de  peinture  et  sculpture, 
ou  révoquaient  en  usage  l'antique  jeu  des  taies  ♦  ainsi  qu'en  a 
écrit  Leonicus  et  comme  y  joue  notre  bon  ami  Lascaris.  En  y 
jouant,  récolaient  les  passages  des  auteurs  anciens  esquels 
est  faite  mention  ou  prise  quelque  métaphore  sur  icelui  jeu. 

Semblablement,  ou  allaient  voir  comment  on  tirait  les  mé- 
taux, ou  comment  on  fondait  l'artillerie,  ou  allaient  voir  les 
lapidaires,  orfèvres  et  tailleurs  de  pierreries,  ou  les  alchimis- 
tes et  monnayeurs,  ou  les  hautelissiers  ^,  les  tissotiers  ^,  les 
veloutiers  ',  les  horlogers,  miralliers  *,  imprimeurs,  organis- 
tes ^,  teinturiers,  et  autres  telles  sortes  d'ouvriers,  et  par- 
tout donnants  le  vin,  apprenaient  et  considéraient  l'industrie 
et  invention  des  métiers. 

Allaient  ouïr  les  leçons  publiques,  les  actes  solennels,  les  répé- 
titions, les  déclamations,  les  plaidoyers  des  gentils  avocats,  les 
concions  ^^  des  prêcheurs  évangéliques. 


I,  Cours.  —  2.  Exercices. —  3.  Hygiène. —  4.  Osselets.—  5.  Tapissiers  en  haute  lisse. 
—  6.  Tisserands.  —  7.  Fabricants  de  velours.  —  8.  Miroitiers.  —  9.  Facteurs  d'orgues,  — 
10.  Harangues. 


80  —  LIVRE  I 

Passait  par  les  salles  et  lieux  ordonnés  pour  rescrime,  et 
là,  contre  les  maîtres,  essayait  de  tous  bâtons  ^  et  leur 
montrait  par  évidence  qu'autant,  voire  plus,  en  savait 
qu'iceux. 

Et  au  lieu  d'arboriser  2,  visitaient  les  boutiques  des  dro- 
gueurs  ',  herbiers  *  et  apothicaires,  et  soigneusement  considé- 
raient les  fruits,  racines,  feuilles,  gommes,  semences,  axonges 
pérégrines  ^,  ensemble  aussi  comment  on  les  adultérait.  Allait 
voir  les  bateleurs,  tréjectaires  ^  et  thériacleurs  ■^,  et  considérait 
leurs  gestes,  leurs  ruses,  leurs  soubresauts  et  beau  parler,  sin- 
gulièrement »  de  ceux  de  Chaunys  en  Picardie,  car  ils  sont  de 
nature  grands  jaseurs  et  beaux  bailleurs  de  balivernes  en  matière 
de  singes  verts. 

Eux  retournés  pour  souper,  mangeaient  plus  sobrement 
que  es  autres  jours,  et  viandes  '  plus  dessiccatives  et  exté- 
nuantes, afin  que  l'intempérie  humide  de  l'air,  communiquée 
au  corps  par  nécessaire  confinité^",  fût  par  ce  moyen  corrigée, 
et  ne  leur  fût  incommode  par  ne  soi  être  exercités  **  comme 
avaient  de  coutume. 

Ainsi  fut  gouverné  Gargantua,  et  continuait  ce  procès  ^^  de 
jour  en  jour,  profitant  comme  entendez  que  peut  faire  un  jeune 
homme,  selon  son  âge,  de  bon  sens,  en  tel  exercice  ainsi  conti- 
nué, lequel,  combien  que  semblât  pour  le  commencement 
difi&cile,  en  la  continuation  tant  doux  fut,  léger  et  délectable, 
que  mieux  ressemblait  un  passe-temps  de  roi  que  l'étude  d'un 
écolier. 

Toutefois  Ponocrates,  pour  le  séjourner  "  de  cette  véhémente 
intention**  des  esprits,  avisait  une  fois  le  mois  quelque  jour  bien 
clair  et  serein,  auquel  bougeaient  au  matin  de  la  ville,  et  allaient 
ou  à  Gentilly,  ou  à  Boulogne,  ou  à  Montrouge,  ou  au  pont 
Charenton,ou  à  Vanves,ou  à  Saint-Cloud.  Et  là  passaient  toute 
la  journée  à  faire  la  plus  grande  chère  dont  ils  se  pouvaient 
aviser,  raillants,  gaudissants,  buvants  d'autant*'',  jouants, 
chantants,  dansants,  se  voitrants  *«  en  quelque  beau  pré,  dé- 
nigeants  *'  des  passereaux,  prenants  des  cailles,  péchants  aux 
grenouilles  et  écrevisses. 

Mais  encore  qu'icelle  journée  fût  passée  sans  livres  et  lectures, 
point  elle  n'était  passée  sans  profit,  car  en  beau  pré  ils  récolaient 


I.  Armes. —  2,  Herboriser.  —  3.  Droguistes.  —  4.  Herboristes.—  5.  Onguents  exoti- 
ques. —  6.  Jongleurs.  —  7.  Vendeurs  de  thériaque.  —  8.  Particulièrement.  —  9.  Mets. 
—  10.  Contact.  —  ir.  Exercés.  —  12.  Progrès.  —  13.  Faire  reposer.  —  14.  Conten- 
tion. —  15.  En  se  faisant  raison.  —  i6.  Se  vautrant.  —  r;.  Dénichant. 


GARGANTUA  —  81 

par  cœur  quelques  plaisants  vers  de  Y  A  griculture  de  Virgile,  de 
Hésiode,  du  Rustique  de  Politian,  décrivaient  quelques  plai- 
sants épigrammes  en  latin,  puis  les  mettaient  par  rondeaux  et 
ballades  en  langue  française.  En  banquetant,  du  vin  aigué  * 
séparaient  l'eau,  comme  l'enseigne  Caton  De  re  rust.  et  Pline, 
avec  un  gobelet  de  lierre,  lavaient  le  vin  en  plein  bassin  d'eau, 
puis  le  retiraient  avec  un  embut  ^,  faisaient  aller  l'eau  d'un  verre 
en  l'autre,  bâtissaient  plusieurs  petits  engins  automates,  c'est- 
à-dire  soi  mouvants  eux-mêmes. 


COMMENT  FUT  MU  ENTRE  LES  FOU  ACIERS  DE  LERNÊ  ET 
CEUX  DU  PAYS  DE  GARGANTUA  LE  GRAND  DÉBAT  DONT 
FURENT  FAITES   GROSSES   GUERRES. 

En  cetui  temps,  qui  fut  la  saison  de  vendanges  au  commence- 
ment d'automne,  les  bergers  de  la  contrée  étaient  à  garder  les 
vignes,  et  empêcher  que  les  étcurneaux  ne  mangeassent  les 
raisins.  Onquel  ^  temps,  les  fouaciers  de  Lerné  passaient  le 
grand  carroi  *,  menant  dix  ou  douze  charges  de  fouaces  à  la  ville. 
Les  dits  bergers  les  requirent  courtoisement  leur  en  bailler  pour 
leur  argent,  au  prix  du  marché.  Car  notez  que  c'est  viande  céleste 
manger  à  déjeuner  raisins  avec  fouace  fraîche,  mêmement 
des  pineaux,  des  fiers,  des  muscadeaux,  de  la  bicane  et  des 
foirars  ^  pour  ceux  qui  sont  constipés  du  ventre,  car  ils  les 
font  aller  long  comme  un  vouge  ^,  et  souvent,  cuidants 
peter,  ils  se  conchient,  dont  sont  nommés  les  cuideurs  de 
vendanges. 

A  leur  requête  ne  furent  aucunement  enclines  '  les  foua- 
ciers, mais,  que  pis  est,  les  outragèrent  grandement,  les  appe- 
lants trop  d'iteux  *,  brèche-dents,...  bergers  de  merde  et  autres 
telles  épithètes  diffamatoires,  ajoutants  que  point  à 
eux  n'appartenait  manger  de  ces  belles  fouaces,  mais 
qu'ils  se  devaient  contenter  de  gros  pain  balle  '  et  de 
tourte. 

Auquel  outrage  un  d'entre  eux,  nommé  Frogier,  bien  honnête 
homme  de  sa  personne  et  notable  bachelier  *",  répondit  douce- 
ment .-«Depuis  quand  avez-vous  pris  cornes  qu'êtes  tant  rognes 


I.  Mouillé  d'eau.  —  2.  Entonnoir.  —  3.  Auquel.  —  4.  Carrefour.  —  5.  (Noms  de 
cépages  blancs  et  rouges.)  —  6.  Serpe.  —  7.  Inclinés.  —  8.  Trop  de  leur  espèce.  —  9.  Mé- 
langé de  son.  —  10.  Jeune  homme. 


82  —  LIVRE  1 

devenus  ?  Dea^  vous  nous  en  soûliez*  volontiers  bailler 
et  maintenant  y  refusez.  Ce  n'est  fait  de  bons  voisins,  et  ainsi 
ne  vous  faisons,  nous,  quand  venez  ici  acheter  notre  beau  froment, 
duquel  vous  faites  vos  gâteaux  et  fouaces.  Encore  par  le'  marché 
vous  eussions-nous  donné  de  nos  raisins  ;  mais,  par  la  mer  Dé  ♦, 
vous  en  pourriez  repentir,  et  aurez  quelque  jour  affaire  de  nous. 
Lors  nous  ferons  envers  vous  à  la  pareille,  et  vous  en  souvienne.  » 

Adonc  Marquet,  grand  bâtonnier  de  la  confrérie  des  fouaciers, 
lui  dit  :  «  Vraiment,  tu  es  bien  acrêté  ^  à  ce  matin  ;  tu  mangeas 
hier  soir  trop  de  mil.  Viens  çà,  viens  çà,  je*  te  donnerai  de  ma 
fouace.  »  Lors  Frogier  en  toute  simplesse  approcha,  tirant  un 
onzain  *  de  son  baudrier,  peDsant  que  Marquet  lui  dût  dépocher 
de  ses  fouaces,  mais  il  lui  bailla  de  son  fouet  à  travers  les  jambes 
si  rudement  que  les  nœuds  y  apparaissaient  ;  puis  voulut  gagner 
à  la  fuite.  Mais  Frogier  s'écria  au  meurtre  et  à  la  force  tant  qu'il 
put,  ensemble  lui  jeta  un  gros  tribard  '  qu'il  portait  sous  son 
aisselle,  et  l'atteint  par  la  jointure  coronale  de  la  tête,  sur  l'artère 
crotaphique  *,  du  côté  dextre,  en  telle  sorte  que  Marquet  tomba 
de  sa  jument;  mieux  semblait  homme  mort  que  vif. 

Cependant  les  métayers,  qui  là  auprès  challaient  '  les  noix, 
accoururent  avec  leurs  grandes  gaules,  et  frappèrent  sur  ces 
fouaciers  comme  sur  seigle  vert.  Les  autres  bergers  et  bergères, 
oyants  le  cri  de  Frogier,  y  vinrent  avec  leurs  fondes  *®  et  bras- 
siers  **,  et  les  suivirent  à  grands  coups  de  pierres,  tant  menus 
qu'il  semblait  que  ce  fût  grêle.  Finalement,  les  aconçurent  **, 
et  otèrent  de  leurs  fouaces  environ  quatre  ou  cinq  douzaines, 
toutefois  ils  les  payèrent  au  prix  accoutumé,  et  leur  donnèrent 
un  cent  de  quecas  *'  et  trois  panerées  de  francs-aubiers  *♦.  Puis 
les  fouaciers  aidèrent  à  monter  Marquet,  qui  était  vilainement 
blessé,  et  retournèrent  à  Lerné  sans  poursuivre  le  chemin  de 
Parillé,  menaçants  fort  et  ferme  les  bouviers,  bergers  et  métayers 
de  Seuillé  et  de  Sinais. 

Ce  fait,  et  bergers  et  bergères  firent  chère  lie  avec  ces  fouaces 
et  beaux  raisins,  et  se  rigolèrent  ensemble  au  son  de  la  belle  bou- 
sine  *5,  se  moquants  de  ces  beaux  fouaciers  glorieux,  qui  avaient 
trouvé  malencontre  par  faute  de  s'être  signés  de  la  bonne  main 
au  matin.  Et  avec  gros  raisins  chenins  ^^,  étuvèrent  les  jambes 
de  Frogier  mignonnement,  si  bien  qu'il  fut  tantôt  guéri. 


I.  Vraiment. —  2,  Aviez  coutume.  —  3.  En  vertu  du.  —  4.  Par  la  mère  de  Dieu!  — • 
5.  La  crête  haute.  —  6.  Pièce  de  onze  deniers.  —  7.  Trique.  —  8.  Temporale.  —  9.  Eca- 
laient.  —  10.  Frondes,  —  11.  Bâtons.  —  12.  Atteignirent.  —  13.  Noix  —  14,  (Sortes 
de  raisin?.)—  15.  Cornemuse.  —  16.  (Variété  de  cépage.) 


GARGANTUA  —  83 


COMMENT  LES  HABITANTS  DE  LERNÊ,  PAR  LE  COMMANDE- 
MENT DE  PICROCHOLE,  LEUR  ROI,  ASSAILLIRENT  AU 
DÉPOURVU  LES  BERGERS  DE  GARGANTUA. 

Les  fouaciers  retournés  à  Lerné,  soudain,  devant  boire  ni 
manger,  se  transportèrent  au  Capitoly,  et  là,  devant  leur  roi, 
nommé  Picrochole,  tiers  *  de  ce  nom,  proposèrent  leur  complainte  2 
montrants  leurs  paniers  rompus,  leurs  bonnets  foupis  ^,  leurs 
robes  déchirées,  leurs  fouaces  détroussées,  et  singulièrement  * 
Marquet  blessé  énormément,  disants  le  tout  avoir  été  fait  par  les 
bergers  et  métayers  de  Grandgousier,  près  le  grand  carroi  ^, 
par-delà  Seuillé. 

Lequel  incontinent  entra  en  courroux  furieux,  et  sans  plus 
outre  s'interroger  quoi  ni  comment,  fit  crier  par  son  pays  ban 
et  arrière  ban,  et  qu'un  chacun,  sur  peine  de  la  hart,  convînt  ^ 
en  armes  en  la  grand'place  devant  le  château,  à  l'heure  de  midi. 
Pour  mieux  confermer  "^  son  entreprise,  envoya  sonner  le  tam- 
bourin à  l'entour  de  la  ville.  Lui-même,  cependant  qu'on  apprê- 
tait son  dîner,  alla  faire  affûter  »  son  artillerie,  déployer  son 
enseigne  et  oriflant  »,  et  charger  force  munitions,  tant  de  har- 
nais *"  d'armes  que  de  gueules. 

En  dînant,  bailla  les  commissions,  et  fut,  par  son  édit,  cons- 
titué le  seigneur  Trepelu  sur  l'avant-garde,  en  laquelle  furent 
comptés  seize  mille  quatorze  haquebutiers  **,  trente  cinq  mille  et 
onze  aventuriers.  A  l'artillerie  fut  commis  le  grand  écuyer  Tou- 
quedillon,en  laquelle  furent  comptées  neuf  cents  quatorze  grosses 
pièces  de  bronze,  en  canons,  doubles  canons,  basilics,  serpen- 
tines, couleuvrines,  bombardes,  faucons,  passevolants,  spiroles  ^^ 
et  autres  pièces.  L'arrière-garde  fut  baillée  au  duc  Raque- 
denare.  En  la  bataille  **  se  tint  le  roi  et  les  princes  de  son 
royaume. 

Ainsi  sommairement  accoutrés,  devant  que  se  mettre  en  voie, 
envoyèrent  trois  cents  chevaux  légers,  sous  la  conduite  du  capi- 
taine Engoulevent,  pour  découvrir  le  pays  et  savoir  si  embûche 
aucune  était  par  la  contrée.  Mais  après  avoir  diligemment  recher- 
ché, trouvèrent  tout  le  pays  à  l' environ  en  paix  et  silence,  sans 
assemblée  quelconque.  Ce  que  entendant,  Picrochole  commanda 


I.  Troisième.  —  2.  Plainte.  —  3.  Chiffonnés.  —  4.  Particubèrement.  —  5.  Carrefour. 
—  6.  Se  rassemblât.  —  7.  Assurer.  —  8.  Mettre  sur  affûts.  —  9.  Oriflamme.  —  10. Equi- 
pements. —  II.  Arquebusiers.  —  12.  Noms  de  bouches  à  feu  du  xvi»  siècle  .  —  13.  Le 
centre  de  l'armée. 


84  —  LIVRE  I 

qu'un  chacun  marchât  sous  son  enseigne  hâtivement.  Adonc, 
sans  ordre  et  mesure,  prirent  les  champs  les  uns  parmi  les  autres, 
gâtants  et  dissipants  tout  par  où  ils  passaient,  sans  épargner  ni 
pauvre  ni  riche,  ni  lieu  sacré  ni  profane  ;  emmenaient  bœufs, 
vaches,  taureaux,  veaux,  génisses,  brebis,  moutons,  chèvres  et 
boucs,  poules,  chapons,  poulets,  oisons,  jars,  oies,  porcs,  truies, 
gorets,  abattants  les  noix,  vendangeants  les  vignes,  emportants 
les  ceps,  croulants  *  tous  les  fruits  des  arbres.  C'était  un  désordre 
incomparable  de  ce  qu'ils  faisaient,  et  ne  trouvèrent  personne 
qui  leur  résistât,  mais  un  chacun  se  mettait  à  leur  merci,  les 
suppliant  être  traités  plus  humainement  en  considération  de  ce 
qu'ils  avaient  de  tous  temps  été  bons  et  amiables  voisins,  et  que 
jamais  envers  eux  ne  commirent  excès  ni  outrage,  pour  ainsi 
soudainement  être  par  iceux  mal  vexés  ^  et  que  Dieu  les  en 
punirait  de  bref.  Es  quelles  remontrances  rien  plus  ne  répon- 
daient sinon  qu'ils  leur  voulaient  apprendre  à  manger  de  la 
fouace. 


COMMENT    UN   MOINE    DE    SEUILLË    SAUVA    LE    CLOS    DE 
L'ABBAYE  DU  SAC  DES  ENNEMIS. 


Tant  firent  et  tracassèrent  3,  pillant  et  larronnant,  qu'ils 
arrivèrent  à  Seuillé,  et  détroussèrent  hommes  et  femmes,  et 
prirent  ce  qu'ils  purent  :  rien  ne  leur  fût  ni  trop  chaud  ni  trop 
pesant.  Combien  que  la  peste  y  fut  par  la  plus  grande  part  des 
maisons,  ils  entraient  partout,  ravissaient  tout  ce  qu'était  de- 
dans, et  jamais  nul  n'en  prit  danger,  qui  est  cas  assez  merveil- 
leux, car  les  curés,  vicaires,  prêcheurs,  médecins,  chirurgiens  et 
apothicaires,  qui  allaient  visiter,  panser,  guérir,  prêcher  et  admo- 
nester les  malades,  étaient  tous  morts  de  l'infection,  et  ces  diables 
pilleurs  et  meurtriers  onques  n'y  prirent  mal.  Dont  vient  cela, 
messieurs  ?  Pensez-y,  je  vous  prie. 

Le  bourg  ainsi  pillé,  se  transportèrent  en  l'abbaye  avec  hor- 
rible tumulte,  mais  la  trouvèrent  bien  resserrée  et  fermée, 
dont  l'armée  principale  marcha  outre  vers  le  gué  de  Vède, 
exceptés  sept  enseignes  de  gens  de  pied  et  deux  cents  lances  qui 
là  restèrent  et  rompirent  les  murailles  du  clos  afin  de  gâter 
toute  la  vendange. 


I.  Seoouaat,  —  2.  Molestés.  ~  3.  Courur.'r.t  Joçâ,  delà. 


GARGANTUA  —  85 

Les  pauvres  diables  de  moines  ne  savaient  auquel  de  leurs 
saints  se  vouer,  A  toutes  aventures  firent  sonner  ad  capitulum 
capitulantes.  Là  fut  décrété  qu'ils  feraient  une  belle  procession, 
renforcée  de  beaux  prêchants  *  et  litanies  contra  hostium  insi- 
dias,  et  beaux  répons  pro  pace. 

En  l'abbaye  était  pour  lors  un  moine  claustrier  2  nommé  frère 
Jean  des  Entommeures,  jeune,  galant,  f risque  *,  de  hait  ♦,  bien 
à  dextre  ^,  hardi,  aventureux,  délibéré,  haut,  maigre,  bien  fendu 
de  gueule,  bien  avantagé  en  nez, beau  dépêcheur  d'heures®,  beau 
débrideur  de  messes,  beau  décrotteur  de  vigiles,  pour  tout  dire 
sommairement  un  vrai  moine  si  onques  en  fut  depuis  que  le 
monde  moinant  moina  de  moinerie  ;  au  reste  clerc  jusques  es 
dents  en  matière  de  bréviaire. 

Icelui,  entendant  le  bruit  que  faisaient  les  ennemis  par  le  clos 
de  leur  vigne,  sortit  hors  pour  voir  ce  qu'ils  faisaient,  et  avisant 
qu'ils  vendangeaient  leur  clos  auquel  était  leur  boite  '  de  tout 
l'an  fondée,  retourne  au  chœur  de  l'église  où  étaient  les  autres 
moines,  tous  étonnés  comme  fondeurs  de  cloches,  lesquels 
voyant  chanter  ini,  nim,  pe,  ne,  ne,  ne,  ne,  ne,  ne,  tum,  ne,  num, 
num,  ini,  i,  mi,  i,  mi,  co,  o,  ne,  no,  0,  0,  ne,  no,  ne,  no,  no,  no, 
rum,  ne,  num,  num  :  «  C'est,  dit-il,  bien  chien  chanté.  Vertus 
Dieu  !  que  ne  chantez-vous  :  Adieu  paniers,  vendanges  sont 
faites  ?...  Je  me  donne  au  diable  s'ils  ne  sont  en  notre  clos,  et 
tant  bien  coupent  et  ceps  et  raisins  qu'il  n'y  aura,  par  le  corps 
Dieu  !  de  quatre  années  que  halleboter  *  dedans.  Ventre  saint 
Jacques  !  que  boirons-nous  cependant,  nous  autres  pauvres 
diables  ?  Seigneur  Dieu,  da  mihi  potum  !  » 

Lors  dit  le  prieur  claustral  :  «  Que  fera  cet  ivrogne  ici  ? 
Qu'on  me  le  mène  en  prison.  Troubler  ainsi  le  service  divin  ! 

—  Mais,  dit  le  moine,  le  service  du  vin,  faisons  tant  qu'il 
ne  soit  troublé,  car  vous-même,  monsieur  le  prieur,  aimez  boire 
du  meilleur  :  si  fait  tout  homme  de  bien.  Jamais  homme 
noble  ne  hait  le  bon  vin  :  c'est  un  apophtegme  monacal. 
Mais  ces  répons  que  chantez  ici  ne  sont,  par  Dieu  !  point  de 
saison. 

«  Pourquoi  sont  nos  heures  en  temps  de  moissons  et  ven- 
danges courtes,  en  l'Avent  et  tout  hiver  longues  ?  Feu,  de  bonne 
mémoire,  frère  Macé  Pelosse,  vrai  zélateur  (ou  je  me  donne  au 
diable)  de  notre  religion,  me  dit,  il  m'en  souvient,  que  la  raison 

I.  Préludes.  —  2,  Cloîtré.  — -  3.  Eveillé.  —  4.  Alerte.  —  5.  Adroit.  —  6.  Bréviaire. 
—  7.  Boisson. —  8.  Grappiller. 


86  —  LIVRE  I 

était  afin  qu'en  cçtte  saison  nous  fassions  bien  serrer  et  faire  le 
vin,  et  qu'en  hiver  nous  le  humons  i. 

«  Écoutez,  messieurs,  vous  autres  qui  aimez  le  vin,  le  corps 
Dieu  !  si  me  suivez  !  car  hardiment  que  saint  Antoine  me  arde  ^ 
si  ceux  tâtent  du  piot  qui  n'auront  secouru  la  vigne  !  Ventre 
Dieu!  les  biens  de  l'Église!  Ha!  non,  non!  Diable!  saint  Thomas 
l'Anglais  voulut  bien  pour  iceux  mourir  :  si  j 'y  mourais  ne  serais- 
je  saint  de  même?  Je  n'y  mourrai  jà  pourtant,  car  c'est  moi 
qui  le  fais  es  iautres.  » 

Ce  disant,  mit  bas  son  grand  habit  et  se  saisit  du  bâton  de  la 
croix  qui  était  de  cœur  de  cormier,  long  comme  une  lance,  rond 
à  plein  poing,  et  quelque  peu  semé  de  fleurs  de  lys,  toutes 
presque  effacées.  Ainsi  sortit  en  beau  sayon  ',  mit  son  froc  en 
écharpe,  et  de  son  bâton  de  la  croix  donna  si  brusquement  sur  les 
ennemis  qui,  sans  ordre  ni  enseigne,  ni  trompette,  ni  tambourin, 
parmi  le  clos  vendangeaient  —  car  les  porte-guidons  et  porte- 
enseignes  avaient  mis  leurs  guidons  et  enseignes  l'orée  ♦des  murs, 
les  tambourineurs  avaient  défoncé  leurs  tambourins  d'un  côté 
pour  les  emplir  de  raisins,  les  trompettes  étaient  chargées  de 
moussines  ^,  chacun  était  dérayé  ^,  —  il  choqua  donc  si  raide- 
ment  sur  eux,  sans  dire  gare,  qu'il  les  renversait  comme  porcs, 
frappant  à  tort  et  à  travers,  à  la  vieille  escrime. 

Es  uns  escarbouillait  la  cervelle,  es  autres  rompait  bras  et 
jambes,  es  autres  délochait  '  les  spondyles  *  du  col,  es  autres 
démoulait  «  les  reins,  avalait  ^^  le  nez,  pochait  les  yeux,  fendait 
les  mandibules,  enfonçait  les  dents  en  la  gueule,  décroulait** 
les  omoplates,  sphacelait  les  grèves  ",  dégondait  les  ischies  *', 
débezillait  les  faucilles  **. 

Si  quelqu'un  se  voulait  cacher  entre  les  ceps  plus  épais,  à 
icelui  froissait  toute  l'arête  du  dos  et  l'éreinait  *5  comme  un 
chien. 

Si  aucun  sauver  se  voulait  en  fuyant,  à  icelui  faisait  voler  la 
tête  en  pièces  par  la  commissure  lambdoïde  i^.  Si  quelqu'un  gra- 
vait *'  en  une  arbre,  pensant  y  être  en  sûreté,  icelui  de  son  bâton 
empalait  par  le  fondement. 

Si  quelqu'un  de  sa  vieille  connaissance  lui  criait  :  «  Ha  !  frère 
Jean,  mon  ami,  frère  Jean,  je  me  rends  !  » 


I.  Buvons.  —  a.  Brûle.  —  3.  Casaque.  —  4.  Le  long.  —  5.  Grappes  attenant  à  la  tige. 

—  6.  Hors  de  voie.  —  7.  Démettait.  —  8.  Vertèbres.  —  9.  Disloquait.  —  10.  Abattait. 

—  II.  Défonçait.  —  12.  Mettait  les  jambes  en  marmelade.  —  13.  Déboîtait  les  hanches. 

—  14.  Mettait  en  pièces  les  avant-bras.  —  15.  Brisait  les  reins.  —  i6.  En  forme  de  \ 
Oambda).  —  17.  Grimpait. 


GARGANTUA  —  87 

—  Il  t'est,  disait-il,  bien  force  ;  mais  ensemble  tu  rendras 
l'âme  à  tous  les  diables.  »  Et  soudain  lui  donnait  dronos  *.  Et 
si  personne  tant  fut  épris  de  témérité  qu'il  lui  voulût  résister 
en  face,  là  montrait-il  la  force  de  ses  muscles,  car  il  leur  transper- 
çait la  poitrine  par  le  médiastin  et  par  le  cœur  ;  à  d'autres,  don- 
nant sur  la  faute  '  des  côtes,  leur  subvertissait  '  l'estomac,  et 
mouraient  soudainement.  Es  autres  tant  fièrement*  frappait 
par  le  nombril  qu'il  leur  faisait  sortir  les  tripes.  Es  autres,  parmi 
les  couillcns,  perçait  le  boyau  culier.  Croyez  que  c'était  le  plus 
horrible  spectacle  qu'on  vit  onques. 

Les  uns  criaient  sainte  Barbe,  les  autres  saint  Georges,  les 
autres  sainte  Nitouche,  les  autres  Notre-Dame  de  Cunault,  de 
Lorette,  de  Bonnes  Nouvelles,  de  La  Lenou,  de  Rivière.  Les  uns 
se  vouaient  à  saint  Jacques,  les  autres  au  saint  suaire  de  Cham- 
béry,  mais  il  brûla  trois  mois  après,  si  bien  qu'on  n'en  put  sauver 
un  seul  brin.  Les  autres  à  Cadouin,  les  autres  à  saint  Jean  d'An- 
gely,  les  autres  à  saint  Eutrope  de  Saintes,  à  saint  Mexmes  de 
Chinon,  à  saint  Martin  de  Candes,  à  saint  Clouaud  de  Sinais, 
es  reliques  de  Javrezay,  et  mille  autres  bons  petits  saints.  Les 
uns  mouraient  sans  parler,  les  autres  parlaient  sans  mourir, 
les  uns  mouraient  en  parlant,  les  autres  parlaient  en  mourant. 
Les  autres  criaient  à  haute  voix  :  «  Confession  !  confession  !  Con- 
fiteor,  miserere,  in  manus.  » 

Tant  fut  grand  le  cri  des  navrés  ^ que  le  prieur  de  l'abbaye  avec 
tous  ses  moines  sortirent,  lesquels,  quand  aperçurent  ces  pau- 
vres gens  ainsi  rués  «  parmi  la  vigne  et  blessés  à  mort,  en  confes- 
sèrent quelques-uns.  Mais,  cependant  que  les  prêtres  s'amusaient 
à  confesser,  les  petits  moinetons  coururent  au  lieu  où  était 
frère  Jean,  et  lui  demandèrent  en  quoi  il  voulait  qu'ils  lui  aidas- 
sent. 

A  quoi  répondit  qu'ils  égorgetassent  ceux  qui  étaient  portés 
par  terre.  Adonc,  laissants  leurs  grandes  capes  sur  une  treille  au 
plus  près,  commencèrent  égorgeter  et  achever  ceux  qu'il  avait 
déjà  meurtris.  Savez- vous  de  quels  ferrements  '  ?  A  beaux 
gouvets,  qui  sont  petits  demi-couteaux  dont  les  petits  enfants  de 
notre  pays  cernent  les  noix. 

Puis,  à  tout  8  son  bâton  de  croix,  gagna  la  brèche  qu'avaient 
fait  les  ennemis.  Aucuns  des  moinetons  emportèrent  les  ensei- 
gnes et  guidons  en  leurs  chambres  pour  en  faire  des  jartiers  •. 


I.  Le  coup  de  grâce.  —  2.  Le  défaut.  —  3.  Retournait.  —  4.  Farouchement.  —  5.  Bles- 
sés. —  6.  Renversés.  —  7.  Outils.  —  8.  Avec.  —  9.  Jarretières. 


88  —  LIVRE  I 

Mais  quand  ceux  qui  s'étaient  confessés  voulurent  sortir  par 
icelle  brèche,  le  moine  les  assommait  de  coups,  disant  :  «  Ceux-ci 
sont  confès  '  et  repentants  et  ont  gagné  les  pardons  ^  :  ils  s'en 
vont  en  paradis  aussi  droit  comme  une  faucille,  et  comme  est  le 
chemin  de  Faye.  »  Ainsi,  par  sa  prouesse,  furent  déconfits  tous 
ceux  de  l'armée  qui  étaient  entrés  dedans  le  clos,  jusques  au 
nombre  de  treize  mille  six  cents  vingt  et  deux,  sans  les  femmes 
et  petits  enfants,  cela  s'entend  toujours.  Jamais  Maugis  ermite 
ne  se  porta  si  vaillamment  à  tout  ^  son  bourdon  contre  les 
Sarrasins,  desquels  est  écrit  es  gestes  des  quatre  fils  Aymon, 
comme  fit  le  moine  à  rencontre  des  ennemis  avec  le  bâton 
de  la  croix. 


COMMENT  PICROCHOLE  PRIT  D'ASSAUT  LA  ROCHE-CLER. 
MAUD,  ET  LE  REGRET  ET  DIFFICULTÉ  QUE  FIT  GRAND- 
GOUSIER   D'ENTREPRENDRE    GUERRE. 


Cependant  que  le  moine  s'escarmouchait,  comme  avons  dit, 
contre  ceux  qui  étaient  entrés  *  le  clos,  Picrochole,  à  grande 
hâtiveté,  passa  le  gué  de  Vèdc  avec  ses  gens  et  assaillit  la  Koche- 
Clermaud,  a.uquel  lieu  ne  lui  fut  faite  résistance  quelconque,  et 
parce  qu'il  était  jà  nuit,  délibéra  en  icelle  ville  s'héberger,  soi 
et  ses  gens,  et  rafraîchir  de  sa  colère  pungitive  ^.  Au  matin,  prit 
d'assaut  les  boulevards  et  château,  et  le  rempara  très  bien,  et 
le  pourvut  de  munitions  requises,  pensant  là  faire  sa  retraite  si 
d'ailleurs  était  assailli,  car  le  lieu  était  fort,  et  par  art  et  par 
nature,  à  cause  de  la  situation  et  assiette. 

Or  laissons-les  là,  et  retournons  à  notre  bon  Gargantua,  qui 
est  à  Paris,  bien  instant  e  à  l'étude  des  bonnes  lettres  et  exerci- 
tations  "^  athlétiques,  et  le  vieux  bonhomme  Grandgousier, 
son  père,  qui  après  souper  se  chauffe  les  couilles  à  un  beau, 
clair  et  grand  feu,  et  attendant  graîler  ^  des  châtaignes,  écrit 
au  foyer  avec  un  bâton  brûlé  d'un  bout,  dont  on  écharbotte^ 
le  feu,  faisant  à  sa  femme  et  famille  de  beaux  contes  du  temps 
jadis. 

Un  des  bergers  qui  gardaient  les  vignes,  nommé  Pilîot,  se 
transporta  devers  lui  en  icelle  heure,  et  raconta  entièrement  les 


I.  Confessés.  —  2.  Indulgences.  —  3.  Avec.  —  4. (Sous-en tendez:  dans).  — 5,  Piquant* 
6.  Ardent.  —  7.  Exercices.  —  ».  Griller.  —  9.  Tisonne. 


GARGANTUA  —  89 

excès  et  pillages  que  faisait  Picrochole,  roi  de  Lerné,  en  ses  terres 
et  domaines,  et  comment  il  avait  pillé,  gâté,  saccagé  tout  le 
pays,  excepté  le  clos  de  Seuillé  que  frère  Jean  des  Entommeures 
avait  sauvé  à  son  honneur,  et  de  présent  était  ledit  roi  en  la 
Roche-Clermaud,  et  là,  en  grande  instance  *,  se  remparait  lui 
et  ses  gens. 

«  Holos  !  holos  2  !  dit  Grandgousier.  Qu'est  ceci,  bonnes  gens  ? 
Songé-je,  ou  si  vrai  est  ce  qu'on  me  dit  ?  Picrochole,  mon  ami 
ancien  de  tout  temps,  de  toute  race  et  alliance,  me  vient-il  assaillir  ? 
Qui  le  meut?  qui  le  point  ^P  qui  le  conduit?  qui  l'a  ainsi  conseillé? 
Ho,  ho,  ho,  ho,  ho  !  mon  Dieu,  mon  Sauveur,  aide-moi,  inspire-moi, 
conseille-moi  à  ce  qu'est  de  faire.  Je  proteste,  je  jure  devant  toi, 
—  ainsi  me  sois-tu  favorable  !  —  si  jamais  à  lui  déplaisir,  ni  à 
ses  gens  dommage,  ni  en  ses  terres  je  fis  pillerie  ;  mais  bien 
au  contraire  je  l'ai  secouru  de  gens,  d'argent,  de  faveur  et  de 
conseil,  en  tous  cas  qu'ai  pu  connaître  son  avantage.  Qu'il  m'ait 
donc  en  ce  point  outragé,  ce  ne  peut  être  que  par  l'esprit  mahn. 
Bon  Dieu,  tu  connais  mon  courage,  car  à  toi  rien  ne  peut  être 
celé.  Si  par  cas  il  était  devenu  furieux  ♦,  et  que  pour  lui  réha- 
biliter son  cerveau,  tu  me  l'eusses  ici  envoyé,  donne-moi  et  pou- 
voir et  savoir  le  rendre  au  joug  de  ton  saint  vouloir  par  bonne 
discipline. 

«  Ho,  ho,  ho!  mes  bonnes  gens,  mes  amis  et  mes  féaux  servi- 
teurs, faudra-t-il  que  je  vous  empêche  *>  à  m'y  aider  ?  Las  !  ma 
vieillesse  ne  requérait  dorénavant  que  repos,  et  toute  ma  vie  n'ai 
rien  tant  procuré  ^  que  paix  ;  mais  il  faut,  je  le  vois  bien,  que 
maintenant  de  harnais  je  charge  mes  pauvres  épaules  lasses  et 
faibles,  et  en  ma  main  tremblante  je  prenne  la  lance  et  la  masse 
pour  secourir  et  garantir  mes  pauvres  sujets.  La  raison  le  veut 
ainsi,  car  de  leur  labeur  je  suis  entretenu  et  de  leur  sueur  je  suis 
nourri,  moi,  mes  enfants  et  ma  famille.  Ce  nonobstant,  je  n  en- 
treprendrai guerre  que  je  n'aie  essayé  tous  les  arts  et  moyens  de 
paix;  là  je  me  résolus.  » 

Adonc  fit  convoquer  son  conseil  et  proposa  l'affaire  tel  comme 
il  était,  et  fut  conclu  qu'on  enverrait  quelque  homme  prudent 
devers  Picrochole  savoir  pourquoi  ainsi  soudainement  était 
parti'  de  son  repos,  et  envahi  les  terres  èsquelles  n'avait 
droit  quiconque  ^  ;  davantage  ^  qu'on  envoyât  quérir  Gargantua 
et  ses  gens  afin  de  maintenir  le  pays  et  défendre  à  ce  besoin.  Le 


I.  Diligence.  —  2.  Hélas!  —  3.  Pique,  —  4.  Fou  furieux.  —  5.  Embarrasse.  —  6.  Pris 
soin.  —  7.  Départi.  —  8.  Quelconque.  —  9.  En  outre. 


90  —  LIVRE  1 

tout  plut  à  Grandgousier  et  commanda  qu'ainsi  fut  fait.  Dont 
sur  l'heure  envoya  le  Basque,  son  laquais,  quérir  à  toute  dili- 
gence  Gargantua,  et  lui  écrivait  comme  s'ensuit. 


LA    TENEUR  DES  LETTRES  QUE   GRANDGOUSIER  ÉCRIVAIT 
A   GARGANTUA. 

«  La  ferveur  de  tes  études  requérait  que  de  longtemps  ne  te 
révoquasse  *  de  celui  philosophique  repos,  si  la  confiance  de 
nos  amis  et  anciens  confédérés  n'eût  de  présent  frustré  la  sûreté 
de  ma  vieillesse.  Mais,  puisque  telle  est  cette  fatale  destinée  que 
par  iceux  sois  inquiété  èsquels  plus  je  me  reposais,  force  m'est 
de  te  rappeler  au  subside  -  des  gens  et  biens  qui  te  sent  par  droit 
naturel  affiés  '.  Car  ainsi  comme  débiles  sont  les  armes  au  dehors 
si  le  conseil  n'est  en  la  maison,  aussi  vaine  est  l'étude  et  le  conseil 
inutile,  qui,  en  temps  opportun,  par  vertu  n'est  exécuté  et  à 
son  effet  réduit. 

«  Ma  délibération  n'est  de  provoquer,  ains  *  d'apaiser  ; 
d'assailUr,  mais  de  défendre;  de  conquêter  ^,  mais  de  garder  mes 
féaux  sujets  et  terres  héréditaires,  èsquelles  est  hostilement 
entré  Picrochole  sans  cause  ni  occasion,  et  de  jour  en  jour  pour- 
suit sa  furieuse  entreprise,  avec  excès  non  tolérables  à  personnes 
libères  ^. 

u  Je  me  suis  en  devoir  mis  pour  modérer  sa  colère  tyrannique, 
lui  ofïrant  tout  ce  que  je  pensais  lui  pouvoir  être  en  contente- 
ment, et,  par  plusieurs  fois,  ai  envoyé  amiablement  devers  lui 
pour  entendre  en  quoi,  par  qui  et  comment  il  se  sentait  outragé  ; 
mais  de  lui  n'ai  eu  réponse  que  de  volontaire  défiance  ',  et  qu'en 
mes  terres  prétendait  seulement  droit  de  bienséance  *.  Dont 
j'ai  connu  que  Dieu  éternel  l'a  laissé  au  gouvernail  de  son  franc 
arbitre  et  propre  sens,  qui  ne  peut  être  que  méchant  si  par  grâce 
divine  n'est  continuellement  guidé, et, pour  le  contenir  en  office' 
et  réduire  à  connaissance  me  l'a  ici  envoyé  à  molestes  *"  en- 
seignes. 

«Pourtant,  mon  fils  bien  aimé,  le  plus  tôt  que  faire  pourras,  ces 
lettres  vues,  retourne  à  diligence  secourir,  non  tant  moi  (ce  que 
toutefois  par  pitié  *-  naturellement  du  dois)  que  les  tiens,  lesquels 


I.  Rappelasse.  —  2.  Secours.  —  3.  Confiés.  —  4.  Mais.  —  5.  Conquérir.  —  6.  Libres.  —• 
7.  Défi.  —  8.  Convenance,  de  bon  plaisir.  —  9.  Devoir.  —  10.  Fâcheuses.  . —  11.  Piété 
filiale. 


GARGANTUA  —  91 

par  raison  tu  peux  sauver  et  garder.  L'exploit  sera  fait  à  moindre 
effusion  de  sang  que  sera  possible,  et  si  possible  est,  par  engins  ^ 
plus  expédients,  cautèles  ^  et  ruses  de  guerre,  nous  sauverons 
toutes  les  âmes  ^  et  les  enverrons  joyeux  à  leurs  domiciles. 

«  Très-cher  fils,  la  paix  du  Christ  notre  rédempteur  soit  avec 
toi.  Salue  Ponocrates,  Gymnaste  et  Eudémon  de  par  moi. 
«  Du  vingtième  de  septembre. 
«  Ton  père, 

«  Grandgousier,  » 

COMMENT     ULRICH     GALLET    FUT    ENVOYÉ   DEVERS 
PICROCHOLE. 

Les  lettres  dictées  et  signées,  Grandgousier  ordonna  qu'Ulrich 
Gallet,  maître  de  ses  requêtes,  homme  sage  et  discret,  duquel,  en 
divers  et  contentieux  affaires,  il  avait  éprouvé  la  vertu  et  bon 
avis,  allât  devers  Picrochole  pour  lui  remontrer  ce  que  par  eux 
avait  été  décrété. 

En  celle  heure  partit  le  bon  homme  Gallet  et,  passé  le  gué, 
demanda  au  meunier  de  l'état  de  Picrochole,  lequel  lui  fit  ré- 
ponse que  ses  gens  ne  lui  avaient  laissé  ni  coq  ni  géline  ♦,  et 
qu'ils  étaient  enserrés  en  la  Roche-Clermaud,  et  qu'il  ne  lui 
conseillait  point  de  procéder  ^  outre  de  peur  du  guet,  car  leur 
fureur  était  énorme.  Ce  que  facilement  il  crut,  et  pour  celle  nuit 
hébergea  avec  le  meunier. 

Au  lendemain  matin,  se  transporta  avec  la  trompette  à  la 
porte  du  château,  et  requit  es  gardes  qu'ils  le  fissent  parler  au 
roi,  pour  son  profit. 

Les  paroles  annoncées  au  roi,  ne  consentit  aucunement  qu'on 
lui  ouvrît  la  porte,  mais  se  transporta  sur  le  boulevard  et  dit 
à  l'ambassadeur  :  «  Qui  a-t-il  de  nouveau  ?  Que  voulez-vous 
dire  ?  »  Adonc  l'ambassadeur  proposa  ^  comme  s'ensuit. 

LA  HARANGUE  FAITE  PAR  GALLET  A  PICROCHOLE. 

«  Plus  juste  cause  de  douleur  naître  ne  peut  entre  les  humains 
que  si,  du  lieu  dont  par  droiture  espéraient  grâce  et  bénévo- 
lence  ',  ils  reçoivent  ennui  et  dommage.  Et  non  sans  cause  (com- 


I.  Moyens.  —  2.  Précautions.  —  3.  Tout  le  monde.  —  4.  Poule.  —  5.  S'avancer.  — 
6.  Exposa  son  sujet.  —  7.  Bienveillance. 


92  —  LIVRE  I 

bien  que  sans  raison)  plusieurs  venus  en  tel  accident  ont  cette 
indignité  moins  estimé  tolérable  que  leur  vie  propre,  et,  en  cas 
que  par  force  ni  autre  engin  *  ne  l'ont  pu  corriger,  se  sont  eux- 
mêmes  privés  de  cette  lumière. 

«  Donc  merveille  n'est  si  le  roi  Grandgousier,  mon  maître, 
est,  à  ta  furieuse  et  hostile  venue,  saisi  de  grand  déplaisir  et  per- 
turbé en  son  entendement.  Merveille  serait  si  ne  l'avaient  ému 
les  excès  incomparables  qui,  en  ses  terres  et  sujets,  ont  été  par 
toi  et  tes  gens  commis,  èsquels  n'a  été  omis  exemple  aucun 
d'inhumanité.  Ce  qu.e  lui  est  tant  grief  -  de  soi,  par  la  cordiale 
affection  de  laquelle  toujours  a  chéri  ses  sujets,  qu'à  mortel 
homme  plus  être  ne  saurait.  Toutefois,  sur  l'estimation  humaine, 
plus  grief  lui  est,  en  tant  que  par  toi  et  les  tiens  ont  été  ces  griefs 
et  torts  faits,  qui,  de  toute  mémoire  et  ancienneté  aviez,  toi 
et  tes  pères,  une  amitié  avec  lui  et  tous  ses  ancêtres  conçu, 
laquelle,  jusques  à  présent,  comme  sacrée,  ensemble  aviez  invio- 
lablement  maintenue,  gardée  et  entretenue,  si  bien  que,  non  lui 
seulement  ni  les  siens,  mais  les  nations  barbares,  Poitevins, 
Bretons,  Manceaux,  et  ceux  qui  habitent  outre  les  îles  de  Canarre 
et  Isabella,  ont  estimé  aussi  facile  démolir  le  firmament  et  les 
abîmes  ériger  au-dessus  des  nues  que  désemparer  votre  alliance, 
et  tant  l'ont  redoutée  en  leurs  entreprises  qu'ils  n'ont  jamais 
osé  provoquer,  irriter  ni  endommager  l'un  par  crainte  de 
l'autre. 

«  Plus  y  a.  Cette  sacrée  amitié  tant  a  empli  ce  ciel  que  peu  de 
gens  sont  aujourd'hui  habitants  par  tout  le  continent  et  îles 
de  l'Océan  qui  n'aient  ambitieusement  aspiré  être  reçus  en  icelle, 
à  pactes  par  vous-mêmes  conditionnés,  autant  estimants  votre 
confédération  que  leurs  propres  terres  et  domaines. En  sorte  que, 
de  toute  mémoire,  n'a  été  prince  ni  hgue  tant  efferée  ^  ou  superbe 
qui  ait  osé  courir  sur,  je  ne  dis  point  vos  terres,  mais  celles  de 
vos  confédérés,  et  si,  par  conseil  précipité,  ont  encontre  eux 
attenté  ♦  quelque  cas  de  nouvelleté  ^,  le  nom  et  titre  de  votre 
alliance  entendu,  ont  soudain,  désisté  de  leurs  entreprises.  Quelle 
furie  donc  t'émeut  maintenant,  toute  alliance  brisée,  toute  amitié 
conculquée  ^,  tout  droit  trépassé,  envahir  hostilement  ses  terres 
sans  en  avoir  été  par  lui  ni  les  siens  endommagé,  irrité  ni  provo- 
qué ?  Où  est  foi?  où  est  loi?  où  est  raison?  où  est  humanité?  où 
est  crainte  de  Dieu  ?  Cuides-tu  "^  ces  outrages  être  recelés  es 


I.  Moyen.  —  2.  Pénible.  —  3.  Furieuse.  •—  4.  Tenté.  —  5.  Innovation,  empiétement. 
—  6.  Foulée  aux  pieds.  —  ?•  Crois-tu. 


GARGANTUA  —  93 

esprits  éternels  et  au  Dieu  souverain,  qui  est  juste  rétributeur 
de  nos  entreprises?  Si  le  cuides,tu  te  trompes,  car  toutes  choses 
viendront  à  son  jugement.  Sont-ce  fatales  destinées  ou  influences 
des  astres  qui  veulent  mettre  fin  à  tes  aises  et  repos  ?  Ainsi  ont 
toutes  choses  leur  fin  et  période,  et  quand  elles  sont  venues  à 
leur  point  superlatif,  elles  sont  en  bas  ruinées,  car  elles  ne  peu- 
vent longtemps  en  tel  état  demeurer.  C'est  la  fin  de  ceux  qui 
leurs  fortunes  et  prospérités  ne  peuvent  par  raison  et  tempé- 
rance modérer. 

«  Mais  si  ainsi  était  fée  *  et  dut  ores  ^  ton  heur  '  et  repos 
prendre  fin,  fallait-il  que  ce  fût  en  incommodant  ♦  à  mon  roi, 
celui  par  lequel  tu  étais  établi  ?  Si  ta  maison  devait  ruiner, 
fallait-il  qu'en  sa  ruine  elle  tombât  sur  lesâtresde  celui  qui  l'avait 
ornée  ?  La  chose  est  tant  hors  les  mètes  s  de  raison,  tant  abhor- 
rente  *  de  sens  commun,  qu'à  peine  peut-elle  être  par  humain 
entendement  conçue,  et  jusques  à  ce  demeurera  non  croyable 
entre  les  étrangers  que  '  l'effet  assuré  et  témoigné  leur  donne  à 
entendre  que  rien  n'est  saint  ni  sacré  à  ceux  qui  se  sont  éman- 
cipés de  Dieu  et  raison  pour  suivre  leurs  affections  perverses. 

«  Si  quelque  tort  eût  été  par  nous  fait  en  tes  sujets  et  domaines, 
si  par  nous  eût  été  porté  faveur  à  tes  mal  voulus  ^,  si  en  tes 
affaires  ne  t'eussions  secouru,  si  par  nous  ton  nom  et  honneur 
eût  été  blessé,  ou,  pour  mieux  dire,  si  l'esprit  calomniateur, 
tentant  à  mal  te  tirer,  eût,  par  fallaces  espèces  et  fantasmes 
ludificatoires  ',  mis  en  ton  entendement  qu'envers  toi  eussions 
fait  chose  non  digne  de  notre  ancienne  amitié,  tu  devais  pre- 
mier **  enquérir  de  la  vérité,  puis  nous  en  admonester,  et  nous 
eussions  tant  à  ton  gré  satisfait  qu'eusses  eu  occasion  de  toi 
contenter.  Mais,  ô  Dieu  éternel  !  quelle  est  ton  entreprise?  Vou- 
drais-tu, comme  tyran  perfide,  piller  ainsi  et  dissiper  le  royaume 
de  mon  maître?  L'as-tu  éprouvé  tant  ignave**  et  stupide  qu'il 
ne  voulût,  ou  tant  destitué  de  gens,  d'argent,  de  conseil  et  d'art 
militaire  qu'il  ne  pût  résister  à  tes  iniques  assauts? 

«  Dépars  d'ici  présentement,  et  demain  pour  tout  le  jour  sois 
retiré  en  tes  terres,  sans  par  le  chemin  faire  aucun  tumulte  ni 
force,  et  paie  mille  besans  d'or  pour  les  dommages  qu'as  fait 
en  ces  terres.  La  moitié  bailleras  demain,  l'autre  moitié  payeras 
es  ides  de  mai  prochainement  venant,  nous  délaissant  cepen- 


I.  Fixé  par  le  destin.  —  2.  Maintenant.  —  3.  Bonheur.  —  4.  Étant  nuisible.  —  3.  Bornes. 
—  6.  Eloignée.  —  7.  (Construisez  ;  demeurera...  jusqu'à  ce  que).  —  8.  Ceux  qui  ont  mau- 
vais vouloir  envers  toi.  —  9.  Trompeuses  apparences  et  fantômes  décevants.  —  10.  Pre- 
mièrement. —  II,  Lâche. 


94  —  LIVRE  I 

dant  pour  otages  les  ducs  de  Tournemoule,  de  Basdefesses  et 
de  Menuail,  ensemble  le  prince  de  Gratelles  et  le  vicomte  de 
Morpiaille.  » 


COMMENT   GRANDGOUSIER,  POUR  ACHETER  LA    PAIX,  FIT 
RENDRE  LES  FOUACES. 


A  TANT  *  se  tut  le  bon  homme  Gallet,  mais  Picrochole  à  tous 
ses  propos  ne  répond  autre  chose,  sinon  :  «  Venez  les  quérir,  venez 
les  quérir.  Ils  ont  belle  couille,  et  molle.  Ils  vous  broieront  de 
la  fouace.  »  Adonc  retourne  vers  Grandgousier,  lequel  trouva 
à  genoux,  tête  nue,  incliné  en  un  petit  coin  de  son  cabinet, 
priant  Dieu  qu'il  voulût  amollir  la  colère  de  Picrochole,  et  le 
mettre  au  point  de  raison  sans  y  procéder  par  force.  Quand  vit 
le  bon  homme  de  retour,  il  lui  demanda  :  «  Ha  !  mon  ami,  mon 
ami,  quelles  nouvelles  m'apportez- vous? 

—  Il  n'y  a,  dit  Gallet,  ordre  :  cet  homme  est  du  tout  hors  du 
sens  et  délaissé  de  Dieu. 

—  Voire  mais,  dit  Grandgousier,  mon  ami,  quelle  cause  pré- 
tend-il de  cet  excès? 

—  Il  ne  m'a,  dit  Gallet,  cause  quelconque  exposé,  sinon  qu'il 
m'a  dit  en  colère  quelques  mots  de  fouaces.  Je  ne  sais  si  l'on 
n'aurait  point  fait  outrage  à  ses  fouaciers. 

—  Je  le  veux,  dit  Grandgousier,  bien  entendre  devant 
qu'autre  chose  délibérer  sur  ce  que  serait  de  faire.  » 

Alors  manda  savoir  de  cet  affaire,  et  trouva  pour  vrai  qu'on 
avait  pris  par  force  quelques  fouaces  de  ses  gens,  et  que  Marquet 
avait  reçu  un  coup  de  tribard  -  sur  la  tête,  toutefois  que  le  tout 
avait  été  bien  payé  et  que  le  dit  Marquet  avait  premier  »  blessé 
Frogier  de  son  fouet  par  les  jambes,  et  sembla  à  tout  son  conseil 
qu'en  toute  force  il  se  devait  défendre. 

Ce  nonobstant  dit  Grandgousier  :  «  Puisqu'il  n'est  question 
que  de  quelques  fouaces,  j'essaierai  de  ie  contenter,  car  il  me 
déplaît  par  trop  de  lever  guerre.  »  Adonc  s'enquêta  combien 
on  avait  pris  de  fouaces,  et  entendant  quatre  ou  cinq  douzaines, 
commanda  qu'on  en  fît  cinq  charretées  en  icelle  nuit,  et  que  l'une 
fut  d-e  fouaces  faites  à  beau  beurre,  beaux  moyeux  ♦  d'œufs, 
beau  safran  et  belles  épices,  pour  être  distribuées  à  Marquet,  et 


I.  A  ce  point.  -^  2.  Bâton.  —  3.  Premièrement.  —  4.  Jaunes 


GARGANTUA  —  95 

que,  pour  ses  intérêts  ',  il  lui  donnait  sept  cents  mille  et  trois 
philippus  pour  payer  les  barbiers  qui  l'auraient  pansé,  et  d'abon- 
dant 2  lui  donnait  la  métairie  de  la  Pomardière,  à  perpétuité 
franche  pour  lui  et  les  siens. 

Pour  le  tout  conduire  et  passer  fut  envoyé  Gallet,  lequel  par 
le  chemin  fit  cueillir  près  de  la  Saulaye  force  grands  rameaux  de 
cannes  *  et  roseaux,  et  en  fit  armer  autour  leurs  charrettes  et 
chacun  des  charretiers.  Lui-même  en  tint  un  en  sa  main,  par  ce 
voulant  donner  à  connaître  qu'ils  ne  demandaient  que  paix  et 
qu'ils  venaient  pour  l'acheter. 

Eux  venus  à  la  porte,  requirent  parler  à  Picrochole  de  par 
Grandgousier.  Picrochole  ne  voulut  onques  les  laisser  entrer,  ni 
aller  à  eux  parler, et  leur  manda  qu'il  était  empêché,  mais  qu'ils 
dissent  ce  qu'ils  voudraient  au  capitaine  Touquedillon,  lequel 
affûtait  ♦  quelque  pièce  sur  les  murailles.  Adonc  lui  dit  le  bon- 
homme :  «  Seigneur,  pour  vous  retirer  de  tout  ce  débat  et  ôter 
toute  excuse  que  ne  retournez  en  notre  première  alliance,  nous 
vous  rendons  présentement  les  fouaces  dont  est  la  controverse. 
Cinq  douzaines  en  prirent  nos  gens  ;  elles  furent  très  bien  payées. 
Nous  aimons  tant  la  paix  que  nous  en  rendons  cinq  char- 
rettes, desquelles  cette  ici  sera  pour  Marquet  qui  plus  se  plaint. 
Davantage  ^,  pour  le  contenter  entièrement,  voilà  sept  cents 
mille  et  trois  philippus  que  je  lui  livre,  et,  pour  l'intérêt 
qu'il  pourrait  prétendre,  je  lui  cède  la  métairie  de  la  Pomar- 
dière, à  perpétuité  pour  lui  et  les  siens  possédable,  en  franc 
aloi  (voyez  ci  le  contrat  de  la  transaction)  et  pour  Dieu 
vivons  dorénavant  en  paix,  et  vous  retirez  en  vos  terres 
joyeusement,  cédants  cette  place  ici,  en  laquelle  n'avez  droit 
quelconque,  comme  bien  le  confessez,  et  amis  comme  par 
avant.  » 

Touquedillon  raconta  le  tout  à  Picrochole,  et  de  plus  en  plus 
envenima  son  courage,  lui  disant  :  «  Ces  rustres  ont  belle  peur. 
Par  Dieu  !  Grandgousier  se  conchie,  le  pauvre  buveur  !  Ce  n'est 
son  art  aller  en  guerre,  mais  oui  bien  vider  les  flacons.  Je  suis 
d'opinion  que  retenons  ces  fouaces  et  l'argent,  et  au  reste 
nous  hâtons  de  remparer  ici  et  poursuivre  notre  fortune.  Mais 
pensent-ils  bien  avoir  affaire  à  une  dupe,  de  vous  paître  ^  de  ces 
fouaces?  Voilà  que  c'est.  Le  bon  traitement  et  la  grande  fami- 
liarité que  leur  avez  par  ci  devant  tenue,  vous  ont  rendu  envers 


I.  Dommages  et  intérêts.  •—   2.  En  outre  —  3.  Roseaax,  --  i,  Mettait  sar  affût.  — 
5.  De  plus.  —  6.  Rassasier. 


96  —  LIVRE  1 

eux  contemptible  ^  Oignez  *  vilain,  il  vous  poindra  ".  Poignez 
vilain,  il  vous  oindra. 

—  Ça,  ça,  ça,  dit  Picrochole,  saint  Jacques  !  ils  en  auront  : 
faites  ainsi  qu'avez  dit. 

—  D'une  chose,  dit  Touquedillon,  vous  veux-je  avertir.  Nous 
sommes  ici  assez  mal  avitaillés  ♦  et  pourvus  maigrement  des 
harnais  ^  de  gueule.  Si  Grandgousier  nous  mettait  siège,  dès 
à  présent  m'en  irais  faire  arracher  les  dents  toutes,  seulement 
que  trois  me  restassent,  autant  à  vos  gens  comme  à  moi  ;  avec 
icelles  nous  n'avancerons  que  trop  à  manger  nos  munitions. 

—  Nous,  dit  Picrochole,  n'auront  que  trop  mangeailles. 
Sommes-nous  ici  pour  manger  ou  pour  batailler? 

—  Pour  batailler,  vraiment,  dit  Touquedillon;  mais  de  la 
panse  vient  la  danse,  et  où  faim  règne  force  exule  ^. 

—  Tant  jaser,  dit  Picrochole.  Saisissez  ce  qu'ils  ont  amené.  » 
Adonc  prirent  argent  et  fouaces,  et  bœufs  et  charrettes,  et 

les  renvoyèrent  sans  mot  dire,  sinon  qu'ils  n'approchassent  de 
si  près,  pour  la  cause  qu'on  leur  dirait  demain.  Ainsi  sans  rien 
faire  retournèrent  devers  Grandgousier  et  lui  contèrent  le  tout, 
ajoutants  qu'il  n'était  aucun  espoir  de  les  tirer  à  paix,  sinon  à 
vive  et  forte  guerre. 


COMMENT  CERTAINS  GOUVERNEURS  DE  PICROCHOLE,  PAR 
CONSEIL  PRÉCIPITE,  LE  MIRENT  AU  DERNIER  PÉRIL. 


Les  fouaces  détroussées,  comparurent  devant  Picrochole  les 
duc  de  Menuail,  comte  Spadassin  et  capitaine  Merdaille,  et  lui 
dirent  :  «  Sire,  aujourd'hui  nous  vous  rendons  le  plus  heureux, 
plus  chevalereux' prince  qui  onques  fut  depuis  la  mort  d'Alexan- 
dre Macedo. 

—  Couvrez,  couvrez-vous,  dit  Picrochole. 

—  Grand  merci,  dirent-ils,  sire,  nous  sommes  à  notre  devoir. 
Le  moyen  est  tel.  Vous  laisserez  ici  quelque  capitaine  en  garni- 
son, avec  petite  bande  de  gens,  pour  garder  la  place,  laquelle 
nous  semble  assez  forte,  tant  par  nature  que  par  les  remparts 
faits  à  votre  invention.  Votre  armée  partirez  *  en  deux,  comme 
trop  mieux  l'entendez. 


I.  Méprisable.  —  2.  Frottez  d'onguent.  —  3.  Piquera.  —4.  Ravitaillés.  —  5.  Équipements. 
•-  6.  Est  exilée.  —  7.  Vaillant.  —  8.  Partagerez. 


GARGANTUA  —  97 

«  L'une  partie  ira  ruer*  sur  ce  Grandgousier  et  ses  gens.  Par 
iceile  sera  de  prime  abordée  ^  facilement  déconfit.  Là  recouvrerez 
argent  à  tas,  car  le  vilain  a  du  comptant.  Vilain,  disons-nous, 
parce  qu'un  noble  prince  n'a  jamais  un  sou.  Thésauriser  est  fait 
de  vilain. 

«  L'autre  partie,  cependant,  tirera  vers  Aunis,  Saintonge, 
Angoumois  et  Gascogne,  ensemble  Périgot ',  Médoc  et  Elanes*. 
Sans  résistance  prendront  villes,  châteaux  et  forteresses.  A 
Bayonne,  à  Saint-Jean-de-Luc  et  Fontarabie,  saisirez  toutes 
les  naufs  ^,  et  côtoyant  vers  Galice  et  Portugal,  pillerez  tous  les 
lieux  maritimes  jusques  à  Ulisbonne  «,  où  aurez  renfort  de  tout 
équipage  requis  à  un  conquérant.  Par  le  corbieu  !  Espagne  se 
rendra,  car  ce  ne  sont  que  madourrés  '  !  Vous  passerez  par 
l'étroit  8  de  Sibyle  et  là  érigerez  deux  colonnes  plus  magni- 
fiques que  celles  d'Hercule  à  perpétuelle  mémoire  de  votre 
nom,  et  sera  nommé  cetui  détroit  la  mer  Picrocholine. 

«  Passée  la  mer  Picrocholine,  voici  Barberousse  qui  se  rend 
votre  esclave... 

—  Je,  dit  Picrochole,  le  prendrai  à  merci. 

—  Voire,  dirent-ils,  pourvu  qu'il  se  fasse  baptiser...  Et  oppu- 
gnerez  »  les  royaumes  de  Tunic,  d'Hippes,  Argière  *•,  Bône, 
Corone,  hardiment  toute  Barbarie.  Passant  outre,  retiendrez  en 
votre  main  Majorque,  ^linorque,  Sardaigne,  Corsique  et  autres 
îles  de  la  mer  Ligustique  et  Baléare. 

a  Côtoyant  à  gauche,  dominerez  toute  la  Gaule  Narbonique, 
Provence  et  Allobroges,  Gênes,  Florence,  Luques  et  à  Dieu  seas  ** 
Rome  !  Le  pauvre  Monsieur  du  Pape  meurt  déjà  de  peur. 

—  Par  ma  foi,  dit  Picrochole,  je  ne  lui  baiserai  jà  sa  pan- 
toufle. 

—  Prise  Italie,  voilà  Naples,  Calabre,  Apouille  **  et  Sicile 
toutes  à  sac,  et  I\T.alte  avec.  Je  voudrais  bien  que  les  plaisants 
chevaliers  jadis  lihodiens  vous  résistassent  pour  voir  de  leur 
urine  ! 

—  J'irais,  dit  Picrochole,  volontiers  à  Lorette. 

—  Rien,  rien,  direnl-ils,  ce  sera  au  retour.  De  là  prendrons 
Candie,  Chypre,  Rhodes  et  les  îles  Cyclades,  et  donnerons  sur  la 
Morée.  Nous  la  tenons.  Saint  ïreignan.  Dieu  gard'  Jérusalem  I 
car  le  Soudan  n'est  pas  comparable  à  votre  puissance. 


I.  Se  jeter.  —  2.  Abord.  —  3.  Périgord.  —  4.  Landes.  —  5.  Navires.  —  6.  Lisbonne.  — 
7.  Fainéants.  —  8.  Le  détroit —  9.  Attaquerez. —  lo.  Algérie.  —  11.  Adieu  sois  (en  gascon)  . 
—  12.  La  Fouille. 


RABELAIS  —  I 


98  —  LIVRE  I 

—  Je,  dit-il,  ferai  donc  bâtir  le  temple  de  Salomon? 

—  Non,  dirent-ils,  encore,  attendez  un  peu.  Ne  soyez  jamais 
tant  soudain  à  vos  entreprises.  Savez-vous  que  disait  Octavian 
Auguste  ?  Festina  lente.  Il  vous  convient  premièrement  avoir 
l'Asie  minor.  Carie,  Lycie,  Pamphile,  Cilicie,  Lydie,  Phrygie, 
Mysie,  Bétune,  Charasie,  Satalie,  Samagarie,  Castamena,  Luga, 
Savasta,  jusques  à  Euphrate. 

—  Verrons-nous,  dit  Picrochole,  Babylone  et  le  mont  Sinay? 

—  Il  n'est,  dirent-ils,  jà  besoin  pour  cette  heure.  N'est-ce  pas 
assez  tracassé  *  dea  ^  avoir  transfrété  '  la  mer  Hircane,  chevauché 
les  deux  Arménies  et  les  trois  Arables  ? 

—  Par  ma  foi,  dit-il,  nous  sommes  affolés.  Ha  !  pauvres 
gens  ! 

—  Quoi?  dirent-ils. 

—  Que  boirons-nous  par  ces  déserts?  Car  Julian  Auguste  et 
tout  son  ost  ♦  y  moururent  de  soif,  comm.e  l'on  dit. 

—  Nous,  dirent-ils,  avons  jà  donné  ordre  à  tout.  Par  la  mer 
Siriace,  vous  avez  neuf  mille  quatorze  grands  naufs,  chargées  des 
meilleurs  vins  du  monde  ;  elles  arrivent  à  Japhes  ^.  Là  se  sont 
trouvés  vingt  et  deux  cents  mille  chameaux  et  seize  cents  élé- 
phants, lesquels  aurez  pris  à  une  chasse  environ  Sigeilmes, 
lorsque  entrâtes  en  Libye,  et  d'abondant  *  eûtes  toute  la 
caravane  de  la  Mecha'.  Ne  vous  fournirent-ils  de  vin  à  suffi- 
sance ? 

—  Voire,  mais,  dit-il,  nous  ne  bûmes  point  frais. 

—  Par  la  vertu,  dirent-ils,  non  pas  d'un  petit  poisson,  un 
preux,  un  conquérant,  un  prétendant  et  aspirant  à  l'empire 
univers'  ne  peut  toujours  avoir  ses  aises.  Dieu  soit  loué  qu'êtes 
venu,  vous  et  vos  gens,  saufs  et  entiers  jusques  au  fleuve  du 
Tigre  ! 

—  Mais,  dit-il,  que  fait  ce  pendant  la  part  de  notre  armée  qui 
déconfit  ce  vilain  humeux  *  de  Grandgousier  ? 

—  Ils  ne  chôment  pas,  dirent-ils  ;  nous  les  rencontrerons 
tantôt.  Ils  vous  ont  pris  Bretagne,  Normandie,  Flandres,  Hai- 
naut,  Brabant,  Artois,  Hollande,  Zélande  ;  'ils  ont  passé  le 
Rhin  par  sus  le  ventre  des  Suisses  et  Lansquenets,  et  part 
d'entre  eux  ont  dompté  Luxembourg,  Lorraine,  la  Champagne, 
Savoie  jusques  à  Lyon,  auquel  lieu  ont  trouvé  vos  garnisons 
retournants  des  conquêtes  navales  de  la  mer  Méditerranée,  et  se 


I.  Couru  de  côté  et  d'autre.  —  2.  Vraiment.  —  3.  Traversé.  —  4.  Armée.  —   5.  Jaffa. 
6.  De  plus.  —  7.  La  Mecque.  —  8.  Universel.  —  9.  Buveur. 


GARGANTUA  —  99 

sont  rassemblés  en  Bohême,  après  avoir  mis  à  sac  Souève  *, 
Vuitembergs,  Bavière,  Autriche,  Moravie,  et  Styrie.  Puis  ont 
donné  fièrement  ensemble  sur  Lubeck,  Norwerge,  Sweden  Rich, 
Dace,  Gotthie,  Engroneland ',  les  Estrelins,  jusques  à  la  mer 
Glaciale.  Ce  fait,  conquêtèrent  les  îles  Orchades,  et  subjuguèrent 
Ecosse,  Angleterre  et  Irlande.  De  là,  navigants  par  la  mer  Sabu- 
leuse  ♦  et  par  les  Sarmates,  ont  vaincu  et  dompté  Prussie,  Polo- 
nie,  Lituanie,  Russie,  Valache,  la  Transilvane  et  Hongrie,  Bul- 
garie, Turquie,  et  sont  à  Constantinople. 

—  Allons  nous,  dit  Picrochole,  rendre  à  eux  le  plus  tôt,  car 
je  veux  être  aussi  empereur  de  Thébizonde.  Ne  tuerons-nous 
pas  tous  ces  chiens  turcs  et  mahumétistes  ? 

—  Que  diable,  dirent-ils,  ferons-nous  donc?  Et  donnerez 
leurs  biens  et  terres  à  ceux  qui  vous  auront  servi  honnêtement. 

—  La  raison,  dit-il,  le  veut,  c'est  équité.  Je  vous  donne  la 
Carmaigne,  Syrie  et  toute  la  Palestine. 

—  Ha  !  dirent-ils,  sire,  c'est  du  bien  de  vous,  grand  merci  ! 
Dieu  vous  fasse  bien  toujours  prospérer  !  » 

Là  présent  était  un  vieux  gentilhomme,  éprouvé  en  divers 
hasards  et  vrai  routier  de  guerre,  nommé  Echéphron,  lequel, 
oyant  ces  propos,  dit  :  «  J'ai  grand  peur  que  toute  cette  entreprise 
sera  semblable  à  la  farce  du  pot  au  lait,  duquel  un  cordouan- 
nier^  se  faisait  riche  par  rêverie,  puis,  le  pot  cassé,  n'eut  de  quoi 
dîner.  Que  prétendez-vous  par  ces  belles  conquêtes  ?  Quelle  sera 
la  fin  de  tant  de  travaux  et  traverses  ? 

—  Ce  sera,  dit  Picrochole,  que  nous  retournés,  reposerons 
à  nos  aises.  » 

Dont  dit  Echéphron  :  «  Et  si  par  cas  jamais  n'en  retournez, 
car  le  voyage  est  long  et  périlleux,  n'est-ce  mieux  que  dès  main- 
tenant nous  reposons,  sans  nous  mettre  en  ces  hasards  ? 

—  O  !  dit  Spadassin,  par  Dieu,  voici  un  bon  rêveur!  Mais 
allons  nous  cacher  au  coin  de  la  cheminée,  et  là  passons  avec  les 
dames  notre  vie  et  notre  temps  à  enfiler  des  perles,  ou  à  filer 
comme  Sardanapalus.  Qui  ne  s'aventure  n'a  cheval  ni  mule,  ce 
dit  Salomon, 

—  Qui  trop,  dit  Echéphron,  s'aventure,  perd  cheval  et  mule, 
répondit  Malcon. 

—  Baste  !  dit  Picrochole,  passons  outre.  Je  ne  crains  que  ces 
diables  de  légions  de  Grandgousier.  Cependant  que  nous  sommes 
en  Mésopotamie,  s'ils  nous  donnaient  sur  la  queue,  quel  remède.? 


I.  Souabe.  —  2.  Wurtemberg.  —  3.  Groenland.  —  4.  Sablonneuse.  —  5.  Cordonnier 


100  —  LIVRE  I 

—  Très  bon,  dit  Merdaille.  Une  belle  petite  commission,  la- 
quelle vous  enverrez  es  Moscovites,  vous  mettra  en  camp  pour 
un  moment  quatre  cents  cinquante  mille  combattants  d'élite. 
O  !  si  vous  m'y  faites  votre  lieutenant,  je  tuerais  un  pigne*  pour 
un  mercier  !  Je  mors,  je  rue,  je  frappe,  j'attrape,  je  tue,  je 
renie  ! 

—  Sus,  sus,  dit  Picrochole,  qu'on  dépêche  '  tout,  et  qui 
m'aime  si  me  suive.  » 


COMMENT  GARGANTUA  LAISSA  LA  VILLE  DE  PARIS  POUR 
SECOURIR  SON  PAYS,  ET  COMMENT  GYMNASTE  RENCON- 
TRA LES  ENNEMIS. 

En  cette  même  heure,  Gargantua,  qui  était  issu  de  Paris  sou- 
dain '  les  lettres  de  son  père  lues,  sur  sa  grand'  jument  venant, 
avait  jà  passé  le  pont  de  la  Nonnain,  lui,  Ponocrates,  Gymnaste 
et  Eudémon,  lesquels  pour  le  suivre  avaient  pris  chevaux  de 
poste  ;  le  reste  de  son  train  venait  à  justes  journées  ♦,  amenant 
tous  ses  livres  et  instrument  s  philosophique.  Lui,  arrivé  à  Parillé, 
fut  averti  par  le  métayer  deGouguet  comment  Picrochole  s'était 
remparé  à  laRoche-Clermaud  et  avait  envoyé  le  capitaine  Tripet, 
avec  grosse  armée,  ass^alUr  le  bois  de  Vède  et  Vaugaudry,  et 
qu'ils  avaient  couru  la  poule  jusques  au  Pressoir-Billard,  et  que 
c'était  chose  étrange  et  difficile  à  croire  des  excès  qu'ils  faisaient 
par  le  pays.  Tant  qu'il  lui  fit  peur  et  ne  savait  bien  que  dire  ni 
que  faire. 

Mais  Ponocrates  lui  conseilla  qu'ils  se  transportassent  vers 
le  seigneur  de  la  Vauguyon  qui  de  tous  temps  avait  été  leur 
ami  et  confédéré,  et  par  lui  seraient  mieux  avisés  de  tous  affaires, 
ce  qu'ils  firent  incontinent  et  le  trouvèrent  en  bonne  délibéra- 
tion de  leur  secourir,  et  fut  d'opinion  qu'il  enverrait  quelqu'un 
de  ses  gens  pour  découvrir  le  pays  et  savoir  en  quel  état  étaient 
les  ennemis,  afin  d'y  procéder  par  conseil  pris  selon  la  forme  de 
l'heure  présente.  Gymnaste  s'offrit  d'y  aller  ;  mais  il  fut  conclu 
que,  pour  le  meilleur,  il  menât  avec  soi  quelqu'un  qui  connût  les 
voies  et  détorses  *,  et  les  rivières  de  l'entour. 

Adonc  partirent  lui  et  PreUnguand,  écuyer  de  Vauguyon,  et 
sans  efîroi  épièrent  de  tous  côtés.   Cependant  Gargantua  se 


I.  Peigne.  —  2.  Expédie.  —  3.  Aussitôt.  —  4.  A  jotimée.s  norroal's.  —  5.  Bagage. 
6.  Détours. 


GARGANTUA  —  101 

rafraîchit  et  reput  quelque  peu  avec  ses  gens,  et  fit  donner  à  sa 
jument  un  picotin  d'avoine  :  c'étaient  soixante  et  quatorze 
muids,  trois  boisseaux. 

Gymnaste  et  son  compagnon  tant  chevauchèrent  qu'ils  ren- 
contrèrent les  ennemis  tous  épars  et  mal  en  ordre,  pillants  et 
dérobants  tout  ce  qu'ils  pouvaient,  et,  de  tant  loin  qu'ils  l'aper- 
çurent, accoururent  sur  lui  à  la  foule  pour  le  détrousser.  Adonc  il 
leur  cria  : 

«  Messieurs,  je  suis  pauvre  diable  ;  je  vous  requiers  qu'ayez 
de  moi  merci.  J'ai  encore  quelque  écu,  nous  le  boirons,  car  c'est 
atirum  potahile,  et  ce  cheval  ici  sera  vendu  pour  payer  ma  bien- 
venue. Cela  fait,  retenez-moi  des  vôtres,  car  jamais  homme 
ne  sut  mieux  prendre,  larder,  rôtir  et  apprêter,  voire,  par  Dieu! 
démembrer  et  gourmander  ^  poule  que  moi  qui  suis  ici,  et  pour 
mon  pyoficiaf,  je  bois  à  tous  bons  compagnons.  » 

Lors  découvrit  sa  ferrière  ^,  et  sans  mettre  le  nez  dedans, 
buvait  assez  honnêtement.  Les  maroufles  le  regardaient,  ou- 
vrants la  gueule  d'un  grand  pied,  et  tirants  les  langues  comme 
lévriers,  en  attente  de  boire  après  ;  mais  Tripet,  le  capitaine,  sur 
ce  point  accourut  voir  que  c'était.  A  lui  Gymnaste  offrit  sa  bou- 
teille, disant:  «Tenez,  capitaine,  buvez  en  hardiment;  j'en  ai 
fait  l'essai,  c'est  vin  de  la  Foye-Monjau. 

—  Quoi  !  dit  Tripet,  ce  gantier  '  ici  se  gabèle  ♦  de  nous.  Qui 
es-tu? 

—  Je  suis,  dit  Gymnaste,  pauvre  diable. 

—  Ha  !  dit  Tripet,  puisque  tu  es  pauvre  diaole,  c'est  raison 
que  passes  outre,  car  tout  pauvre  diable  passe  partout  sans 
péage  ni  gabelle  ;  mais  ce  n'est  de  coutume  que  pauvres  diables 
soient  si  bien  montés.  Pourtant,  monsieur  le  diable,  descendez 
que  j'aie  le  roussin,  et  si  bien  il  ne  me  porte,  vous,  maître  diable, 
me  porterez,  car  j'aime  fort  qu'un  diable  tel  m'emporte.  » 

COMMENT    GYMNASTE   SOUPLEMENT   TUA    LE   CAPITAINE 
TRIPET   ET  AUTRES    GENS  DE   PICROCHOLE. 

Ces  mots  entendus,  aucuns  d'entre  eux  commencèrent  avoir 
frayeur,  et  se  signaient  de  toutes  mains,  pensants  que  ce  fût  un 
diable  déguisé.  Et  quelqu'un  d'eux,  nommé  Bon  Joan,  capitaine 
des  Francs-taupins,  tira  ses  heures  "  de  sa  braguette  et  cria  assez 


t.  Assaisonner.  —   2.  Flacon  de  voyage.  —  3.  Ritstre.  —  4.  Se  gausse.  —  5.800  bréviaire. 


102  —  LIVRE  I 

haut  :  «  A  gios  ho  Theos  /  Si  tu  es  de  Dieu,  si  parle  ;  si  tu  es  de 
l'Autre,  si  t'en  va.  »  Et  pas  ne  s'en  allait,  ce  qu'  entendirent  plu- 
sieurs de  la  bande,  et  départaient  *  de  la  compagnie,  le  tout 
notant  et  considérant  Gymnaste.  Pourtant  fit  semblant  des- 
cendre de  cheval,  et  quand  fut  pendant  du  côté  du  montoir, 
fit  souplement  le  tour  de  l'étrivière,  son  épée  bâtarde  au  côté, 
et,  par  dessous  passé,  se  lança  en  l'air  et  se  tint  des  deux  pieds 
sur  la  selle,  le  cul  tourné  vers  la  tête  du  cheval.  Puis  dit  :  «  Mon 
cas  •  va  au  rebours.  »  Adonc,  en  tel  point  qu'il  était,  fit  la  gam- 
bade sur  un  pied,  et  tournant  à  senestre,  ne  faillit  onques  de 
rencontrer  sa  propre  assiette  sans  en  rien  varier.  Dont  dit  Tri- 
pet  :  «  Ha  !  ne  ferai  pas  cetui-là  pour  cette  heure,  et  pour  cause. 

—  Bren,  dit  Gymnaste,  j'ai  failli  ;  je  vais  défaire  cetui  saut.  » 

Lors,  par  grande  force  et  agilité,  fit,  en  tournant  à  dextre,  la 
gambade  comme  devant.  Ce  fait,  mit  le  pouce  de  la  dextre  sur 
l'arçon  de  la  selle,  et  leva  tout  le  corps  en  l'air,  se  soutenant  tout 
le  corps  sur  le  muscle  et  nerf  dudit  pouce,  et  ainsi  se  tourna 
trois  fois.  A  la  quatrième,  se  renversant  tout  le  corps  sans  à  rien 
toucher,  se  guinda  ^  entre  les  deux  oreilles  du  cheval,  soudant 
tout  le  corps  en  l'air  sur  le  pouce  de  la  senestre,  et  en  cet  état  fit 
le  tour  du  m.oulinet.  Puis,  frappant  du  plat  de  la  main  dextre 
sur  le  milieu  de  la  selle,  se  donna  tel  branle  ♦  qu'il  s'assit  sur 
la  croupe  comme  font  les  damoiselles. 

Ce  fait,  tout  à  l'aise  passe  la  jambe  droite  par  sus  la  selle,  et 
se  mit  en  état  de  chevaucheur,  sur  la  croupe  :  «  Mais,  dit-iî, 
mieux  vaut  que  je  me  mette  entre  les  arçons.»  Adonc,  s'appuyant 
sur  les  pouces  des  deux  mains  à  la  croupe  devant  soi,  se  renversa 
cul  sur  tête  en  l'air,  et  se  trouva  entre  les  arçons  en  bon  main- 
tien ;  puis  d'un  soubresaut  leva  tout  le  corps  en  l'air,  et  ainsi 
se  tint  pieds  joints  entre  les  arçons,  et  là  tournoya  plus  de  cent 
tours,  les  bras  étendus  en  croix,  et  criait,  ce  faisant,  à  haute 
voix:  a  J'enrage,  diables,  j'enrage,  j'enrage;  tenez-moi,  diables, 
tenez-moi,  tenez.  » 

Tandis  qu'ainsi  voltigeait,  les  maroufles  en  grand  ébahisse- 
ment  disaient  l'un  à  l'autre  :  a  Par  la  mer  Dé  ^,  c'est  un  lutin  ou 
un  diable  ainsi  déguisé.  A  b  hoste  maligno  libéra  nos,  Domine  !  » 
Et  fuyaient  à  la  route  ^,  regardant  derrière  soi  comme  un 
chien  qui  emporte  un  olumail. 

Lors  Gymnaste,  voyant  son  avantage,  descend  de  cheval, 
dégaine  son  épée,  et  à  grands  coups  chargea  sur  les  plus  huppés. 


I.  Partaient.  —  2.  Aftaire. —  3.  Se  hissa.  —  4.  Elan. —  5.  Mère  de  Dieu.  —  6.  En  déroute 


GARGANTUA  —  103 

et  les  ruait*  à  grands  monceaux,  blessés,  navrés ^  et  meurtris  ^ 
sans  que  nul  lui  résistât,  pensants  que  ce  fût  un  diable  affamé, 
tant  par  les  merveilleux  voltigements  qu'il  avait  fait  que  par  les 
propos  que  lui  avait  tenu  Tripet,  en  l'appelant  pauvre  diable, 
sinon  que  Tripet,  en  trahison,  lui  voulut  fendre  la  cervelle  de 
son  épée  lansquenette  *  ;  mais  il  était  bien  armé,  et  de  cetui  coup 
ne  sentit  que  le  chargement  ^  ;  et  soudain  se  tournant,  lança  un 
estoc  volant  audit  Tripet,  et  cependant  qu'icelui  se  couvrait  en 
haut,  lui  tailla  d'un  coup  l'estomac,  le  colon  et  la  moitié  du  foie, 
dont  tomba  par  terre,  et,  tombant,  rendit  plus  de  quatre  potées  de 
soupes,  et  l'àme  mêlée  parmi  les  soupes. 

Ce  fait.  Gymnaste  se  retire,  considérant  que  les  cas  de  hasard 
jamais  ne  faut  poursuivre  jusques  à  leur  période  ^,  et  qu'il  con- 
vient à  tous  chevaliers  révérentement  traiter  leur  bonne  fortune, 
sans  la  molester  ni  géhenner  ',  et,  montant  sur  son  cheval,  lui 
donne  des  éperons,  tirant  droit  son  chemin  vers  la  Vauguyon,  et 
Prelinguand  avec  lui. 


COMMENT  GARGANTUA  DÉMOLIT  LE  CHATEAU  DU  GUÊ  DE 
VÊDE,  ET  COMMENT  ILS  PASSÈRENT  LE  GUÊ. 

Veisîu  que  fut,  raconta  l'état  onquel^  avait  trouvé  les  ennemis 
et  du  stratagème  qu'il  avait  fait,  lui  seul,  contre  toute  leur  ca- 
terve  *,  affirmant  qu'ils  n'étaient  que  marauds,  pilleurs  et  bri- 
gands, ignorants  de  toute  discipline  militaire,  et  que  hardiment 
ils  se  missent  en  voie,  car  il  leur  serait  très  facile  de  les  assom- 
mer comme  bêtes. 

Adonc  monta  Gargantua  sur  sa  grande  jument,  accompagné 
comme  devant  avons  dit,  et,  trouvant  en  son  chemin  un  haut 
et  grand  arbre  (lequel  communément  on  nommait  l'arbre  de 
saint  Martin,  pour  ce  qu'ainsi  était  crû  un  bourdon  que  jadis 
saint  Martin  y  planta),  dit  :  «  Voici  ce  qu'il  me  fallait.  Cet  arbre 
me  servira  de  bourdon  et  de  lance.  »  Et  l'arrachit  facilement 
de  terre,  et  en  ôta  les  rameaux,  et  le  para  *<>  pour  son  plaisir.  Ce- 
pendant sa  jument  pissa  pour  se  lâcher  le  ventre,  mais  ce  fut  en 
telle  abondance  qu'elle  en  fit  sept  lieues  de  déluge,  et  dériva 
tout  le  pissat  au  gué  de  Vède,  et  tant  l'enfla  devers  le  fil  de  l'eau 


I.  Jetait  bas.  —  2.  Percés  de  coups  —  3.  Blessés  à  mort.  —  4.  De  lansquenet.  — 
5.  Poids.  —  6.  Evolution  complète. —  7. Tourmenter.  —  8.  Auquel. —  9.  Corps  de  troupes 
—  10.  Prépara. 


104  —  LIVRE  I 

que  toute  cette  bande  des  ennemis  furent  en  grand  horreur 
noyés,  exceptés  aucuns  qui  avaient  pris  le  chemin  vers  les  coteaux 
à  gauche. 

Gargantua,  venu  à  l'endroit  du  bois  de  Vède,  fut  avisé  par 
Eudémon  que  dedans  le  château  était  quelque  reste  des  ennemis  ; 
pour  laquelle  chose  savoir  Gargantua  s'écria  tant  qu'il  put  : 
«  Êtes- vous  là,  ou  n'y  êtes  pas?  Si  vous  y  êtes,  n'y  soyez  plus  ; 
si  n'y  êtes,  je  n'ai  que  dire.  »  Mais  un  ribaud*  canonnier,  qui 
était  au  mâchicoulis,  lui  tira  un  coup  de  canon  et  l'atteint  par 
la  temple  *  dextre  furieusement  ;  toutefois  ne  lui  fit  pour  ce  mal 
en  plus  que  s'il  lui  eût  jeté  une  prune  :  «  Qu'est-ce  là,  dit  Gargan- 
tua ;  nous  jetez-vous  ici  des  grains  de  raisins?  La  vendange  vous 
coûtera  cher  !  »  pensant  de  vrai  que  le  boulet  fut  un  grain  de 
raisin.  Ceux  qui  étaient  dedans  le  château,  amusés  à  la  pille  ', 
entendants  le  bruit,  coururent  aux  tours  et  forteresses,  et  lui 
tirèrent  plus  de  neuf  mille  vingt  et  cinq  coups  de  fauconneaux  et 
arquebuses,  visants  tous  à  sa  tête,  et  si  menu  tiraient  contre  lui 
qu'il  s'écria:  «Ponocrates,  mon  ami,  ces  mouches  ici  m'aveuglent; 
baillez  moi  quelque  rameau  de  ces  saules  pour  les  chasser,  » 
pensant,  des  plombées*  et  pierres  d'artillerie, que  fussent  mou- 
ches bovines.  Ponocrates  l'avisa  que  n'étaient  autres  mouches 
que  les  coups  d'artillerie  que  l'on  tir^dt  du  château.  Alors  choqua 
de  son  grand  arbre  contre  le  château,  et  à  grands  coups  abattit 
et  tours  et  forteresses,  et  ruina  tout  par  terre.  Par  ce  moyen 
furent  tous  rompus  et  mis  en  pièces  ceux  qui  étaient  en  icelui. 

De  là  partants,  arrivèrent  au  pont  du  moulin  et  trouvèrent 
tout  le  gué  couvert  de  corps  morts,  en  telle  foule  qu'ils  avaient 
engorgé  le  cours  du  moulin,  et  c'étaient  ceux  qui  étaient  péris 
au  déluge  urinai  de  la  jument.  Là  furent  en  pensement^  comment 
ils  pourraient  passer,  vu  l'empêchement  de  ces  cadavres.  Mais 
Gymnaste  dit:  «Si  les  diables  y  ont  passé,  j'y  passerai  fort 
bien. 

—  Les  diables,  dit  Eudémon,  y  ont  passé  pour  en  emporter 
les  âmes  damnées. 

—  Saint  Treignan,  dit  Ponocrates,  par  donc  conséquence  né- 
cessaire, il  y  passera. 

—  Voire,  voire,  dit  Gymnaste,  ou  je  demeurerai  en  chemin.  » 
Et  donnant  des  éperons  à  son  cheval,  passa  franchement  outre, 

sans  que  jamais  son  cheval  eût  frayeur  des  corps  morts,   car  il 
l'avait  accoutumé,  selon  la  doctrine  d'Elian,  à  ne  craindre  les 


I.  Vaurien.  —  3.  Tempe.  —  3.  Au  pillage.  —  4.  Balk-  d  •  plomb.  —  5.  Réflexion. 


GARGANTUA  —  105 

âmes  ni  corps  morts,  —  non  en  tuant  les  gens,  comme  Diomèdes 
tuait  les  Thraces  et  Ulysses  mettait  les  corps  de  ses  ennemis  es 
pieds  de  ses  chevaux,  ainsi  que  raconte  Homère,  —  mais  en  lui 
mettant  un  fantôme  *  parmi  son  foin  et  le  faisant  ordinairement 
passer  sur  icelui  quand  il  lui  baillait  son  avoine. Les  trois  autres 
le  suivirent  sans  faillir,  excepté  Eudémon,  duquel  le  cheval  en- 
fonça le  pied  droit  jusques  au  genou  dedans  la  panse  d'un  gros 
et  gras  vilain  qui  était  là  noyé  à  l'envers,  et  ne  le  pouvait  tirer 
hors.  Ainsi  demeurait  empêtré  jusques  à  ce  que  Gargantua,  du 
bout  de  son  bâton,  enfondra^  le  reste  des  tripes  du  vilain  en  l'eau, 
cependant  que  le  cheval  levait  le  pied,  et  (qui  est  chose  mer- 
veilleuse en  hippiatrie  ')  fut  ledit  cheval  guéri  d'un  suros  qu'il 
avait  en  celui  pied,  par  l'attouchement  des  boyaux  de  ce  gros 
maroufle. 


COMMENT  GARGANTUA,  SOI   PEIGNANT,  FAISAIT   TOMBER 
DE  SES   CHEVEUX  LES  BOULETS  D'ARTILLERIE. 


Issus*  la  rive  de  Vède,  peu  de  temps  après  abordèrent  au 
château  de  Grandgousier,  qui  les  attendait  en  grand  désir.  A  sa 
venue,  ils  le  festoyèrent  à  tour  de  bras  ;  jamais  on  ne  vit  gens 
plus  joyeux,  car  Supplemenium  supplementi  chronicorum  dit  que 
Gargamelle  y  mourut  de  joie.  Je  n'en  sais  rien  de  ma  part,  et 
bien  peu  me  soucie  ni  d'elle  ni  d'autre.  La  vérité  fut  que  Gargan- 
tua, se  rafraîchissant  d'habillements  et  se  testonnant^  de  son 
pigne  ^  (qui  était  grand  de  cent  cannes  ',  tout  appomté  de  grandes 
dents  d'éléphants  toutes  entières),  faisait  tomber  à  chacun  coup 
plus  de  sept  balles  de  boulets  qui  lui  étaient  demeurés  entre  les 
cheveux  à  la  démolition  du  bois  de  Vède. 

Ce  que  voyant  Grandgousier,  son  père,  pensait  que  fussent 
poux  et  lui  dit  :  «  Dea^,  mon  bon  fils,  nous  as-tu  apporté  jusques 
ici  des  éperviers  de  Montaigu  ?  Je  n'entendais  que  là  tu  fisses 
résidence.  »  Adonc  Ponocrates  répondit  :  «  Seigneur,  ne  pensez 
que  je  l'aie  mis  au  collège  de  pouillerie  qu'on  nomme  Mon- 
taigu. Mieux  l'eusse  voulu  mettre  entre  les  guenaux  '  de  Saint- 
Innocent  pour  l'énorme  cruauté  et  vilenie  que  j'y  ai  connue, 
car  trop  mieux  sont  traités  les  forcés  *°  entre  les  Maures  et 


I.  Simulacre,  mannequin.  —  2.  Enfonça.  —  3.  Hippiatrique.  —  4.  (Sous-entendez  :  de). 
5.  Coiffant.  —  6.  Peigne.  —  7.  (Mesure  des  Hébreux).  —  8.  Vraiment. —  9.  Gueux.  — 
10.  Forçats. 


106  —  LIVRE  1 

Tartares,  les  meurtriers  en  la  prison  criminelle,  voire  certes 
les  chiens  en  votre  maison  que  ne  sont  ces  malotrus  *  au  dit 
collège,  et  si  j'étais  roi  de  Paris,  le  diable  m'emporte  si  je  ne 
mettais  le  feu  dedans,  et  faisais  brûler  et  principal  et  ré- 
gents, qui  endurent  cette  inhumanité  devant  leurs  yeux  être 
exercée,  » 

Lors,  levant  un  de  ces  boulets,  dit  :  «  Ce  sont  coups  de  canon 
que  naguères  a  reçu  votre  fils  Gargantua  passant  devant  le  bois 
de  Vède,  par  la  trahison  de  vos  ennemis.  Mais  ils  en  eurent  telle 
récompense  qu'ils  sont  tous  péris  en  la  ruine  du  château,  comme 
les  Philistins  par  l'engin  ^  de  Samson,  et  ceux  qu'opprima  '  la 
tour  de  Siloé,  desquels  est  écrit  Luc,  xiii.  Iceux  je  suis  d'avis 
que  nous  poursuivons,  cependant  que  l'heur  *  est  pour  nous,  car 
l'occasion  a  tous  ses  cheveux  au  front.  Quand  elle  est  outre 
passée,  vous  ne  la  pouvez  plus  révoquer  ^  ;  elle  est  chauve  par 
le  derrière  de  la  tête,  et  jamais  plus  ne  retourne, 

—  Vraiment,  dit  Grandgousier,  ce  ne  sera  pas  à  cette  heure, 
car  je  veux  vous  festoyer  pour  ce  soir,  et  soyez  les  très  bien 
venus,  » 

Ce  dit,  on  apprêta  le  souper,  et  de  surcroît  furent  rôtis  seize 
bœufs,  trois  génisses,  trente  et  deux  veaux,  soixante  et  trois 
chevreaux  moissonniers  ^,  quatre  vingt  quinze  moutons,  trois 
cents  gorets  de  lait  à  beau  m.oût  ",  onze  vingt  perdrix,  sept  cents 
bécasses,  quatre  cents  chapons  de  Loudunais  et  Cornouailles, 
six  mille  poulets  et  autant  de  pigeons,  six  cents  gelinottes,  qua- 
torze cents  levrauts,  trois  cents  et  trois  outardes,  et  mille  sept 
cents  hutaudeaux  *  ;  de  venaison  l'on  ne  put  tant  soudain 
recouvrir  ^,  fors  onze  sangliers  qu'envoya  l'abbé  de  Turpenay, 
et  dix  et  huit  bêtes  fauves  que  donna  le  seigneur  de  Grandmont  ; 
ensemble  sept  vingt  faisans  qu'envoya  le  seigneur  des  Essars,  et 
quelques  douzaines  de  ramiers,  d'oiseaux  de  rivière,  de  cercelles  *<>, 
buors  **,  courles  *2,  pluviers,  francolis  *^,  cravans,  tiransons,  va- 
nereaux  *♦,  tadournes  *^,  pocheculières  ^^,  pouacres*',  hégron- 
neaux  i^,  foulques  ^^,  aigrettes  2^,  cigognes,  cannes-petières,  oran- 
ges *S  flamants  (qui  sont  phœnicoptères),  terrigoles  *8,  poules 
d'Inde,  force  coscossons**  et  renfort  de  potages.  Sans  point  de 
faute,  y  était  de  vivres  abondance,  et  furent  apprêtés  honnête- 


I.  Misérables.  —  2.  Artifice.  —  3.  Écrasa.  —  4.  La  chance.  —  5.  Rappeler.  —  6.  De 
lait.  —  7.  Sauce  au  moût.  —  8.  Chaponneaux.  —  9.  Recouvrer,  —  10.  Sarcelles.  — 
II.  Butors.  —  12.  Courlis. —  13.  Francolins.  —  14.  Jeunes  vanneaux.  —  15.  Canards 
tadornes.  —  16.  Spatules.  —  17,  Sorte  de  hérons.  —  18.  Héronneaux.  —  19.  Poules  d'eau  • 
—  20.  Hérons  à  aigrette.  —  21  et  22.  (Oiseaux  inconnus).  —  23.  Couscous. 


GARGANTUA    -  107 

ment  par  Frippesauce,  Hochepot  et  Pileverjus,  cuisiniers  de 
Grandgousier.  Janot,  Micquel  et  Verrenet  apprêtèrent  fort  bien  à 
boire. 


COMMENT   GARGANTUA    MANGEA    EN    SALADE    SIX 
PÈLERINS. 

Le  propos  requiert  que  racontons  ce  qu'advint  à  six  pèle- 
rins qui  venaient  de  Saint-Sébastien  près  de  Nantes,  et  pour  soi 
héberger  celle  nuit,  de  peur  des  ennemis,  s'étaient  musses  *  au 
jardin  dessus  les  poisars  2,  entre  les  choux  et  laitues.  Gargantua 
se  trouva  quelque  peu  altéré,  et  demanda  si  l'on  pourrait  trouver 
de  laitues  pour  faire  salade,  et  entendant  qu'il  y  en  avait 
des  plus  belles  et  grandes  du  pays,  car  elles  étaient  grandes 
comme  pruniers  ou  noyers,  y  voulut  aller  lui-même,  et  en  emporta 
en  sa  main  ce  que  bon  lui  sembla  ;  ensemble  emporta  les  six 
pèlerins,  lesquels  avaient  si  grand  peur  qu'ils  n'osaient  ni  parler 
ni  tousser. 

Les  lavant  donc  premièrement  en  la  fontaine,  les  pèlerins 
disaient  en  voix  basse,  l'un  à  l'autre  :  «  Qu'est-il  de  faire?  nous 
noyons  ici  entre  ces  laitues.  Parlerons-nous  ?  mais  si  nous  par- 
lons, il  nous  tuera  comme  espies  '.  »  Et,  comme  ils  délibéraient 
ainsi,  Gargantua  les  mit  avec  ses  laitues  dedans  un  plat  de  la 
maison,  grand  comme  la  tonne  de  Cîteaux,  et,  avec  huile  et 
vinaigre  et  sel,  les  mangeait  pour  soi  rafraîchir  devant  souper, 
et  avait  jà  engoulé  ♦  cinq  des  pèlerins.  Le  sixième  était  dedans 
le  plat,  caché  sous  une  laitue,  excepté  son  bourdon  qui  apparais- 
sait au  dessus,  lequel  voyant,  Grandgousier  dit  à  Gargantua  : 
«  Je  crois  que  c'est  là  une  corne  de  hmaçon  ;  ne  le  mangez 
point. 

—  Pourquoi?  dit  Gargantua  ;  ils  sont  bons  tout  ce  mois.  » 
Et  tirant  le  bourdon,  ensemble  enleva  le  pèlerin,  et  le  mangeait 
très  bien.  Puis  but  un  horrible  trait  s  de  vin  pineau  et  attendirent 
que  l'on  apprêtât  le  souper. 

Les  pèlerins,  ainsi  dévorés,  se  tirèrent  hors  les  meules  de  ses 
dents  le  mieux  que  faire  purent,  et  pensaient  qu'on  les  eût  mis 
en  quelque  basse  fosse  des  prisons,  et  lorsque  Gargantua  but 
le  grand  trait,  cuidèrent  noyer  en  sa  bouche,  et  le  torrent  du 
vin  presque  les  emporta  au  gouffre  de  son  estomac  ;  toutefois 

I.  Blottis.  —  2.  Tiges  de  pois.  ~  3.  Espions.  —  4.  Avalé.  —  5.  Rasade. 


108  —  LIVRE  1 

sautants  avec  leurs  bourdons  comme  font  les  miquelots  *, 
se  mirent  en  franchise  l'orée  2  des  dents.  Mais  par  malheur  l'un 
d'eux,  tâtant  avec  son  bourdon  le  pays,  à  savoir  s'ils  étaient  en 
sûreté,  frappa  rudement  en  la  faute  '  d'une  dent  creuse  et  férut  * 
le  nerf  de  la  mandibule,  dont  fit  très  forte  douleur  à  Gargantua 
er  commença  crier  de  rage  qu'il  endurait.  Pour  donc  se  soulager 
du  mal,  fit  apporter  son  cure-dents,  et,  sortant  vers  le  noyer  grol- 
lier  ^,  vous  dénigea  messieurs  les  pèlerins. 

Car  il  arrapait  ^  l'un  par  les  jambes,  l'autre  par  les  épaules, 
l'autre  par  la  besace,  l'autre  par  la  foilluse  ',  l'autre  par  l'é- 
charpe,et  le  pauvre  hère  qui  l'avait  féru*  du  bourdon,  l'accrocha 
par  la  braguette  ;  toutefois  ce  lui  fut  un  grand  heur  ^,  car  il  lui 
perça  une  bosse  chancreuse  qui  le  martyrisait  depuis  le  temps 
qu'ils  eurent  passé  Ancenis.  Ainsi  les  pèlerins  dénigés**  s'en- 
fuirent à  travers  la  plante  **  à  beau  trot,  et  apaisa  "  la  dou- 
leur. 

En  laquelle  heure  fut  appelé  par  Eudémon  pour  souper,  car 
tout  était  prêt  :  «  Je  m'en  vais  donc,  dit-il,  pisser  mon  malheur.  » 
Lors  pissa  si  copieusement  que  l'urine  trancha  le  chemin  aux 
pèlerins,  et  furent  contraints  passer  la  grande  boire  *'.  Passants  de 
là  par  l'orée^*  de  la  touche"  en  plein  chemin,  tombèrent  tous, 
excepté  FourniUier,  en  une  trappe  qu'on  avait  fait  pour  prendre 
les  loups  à  la  traînée  *«,  dont  échappèrent  moyennant  l'indus- 
trie dudit  FourniUier,  qui  rompit  tous  les  lacs  et  cordages.  De  là 
issus,  pour  le  reste  de  celle  nuit,  couchèrent  en  une  loge  près  le 
Coudray,  et  là  furent  réconfortés  de  leur  malheur  par  les  bonnes 
paroles  d'un  de  leur  compagnie,  nommé  Lasdaller,  lequel  leur 
remontra  que  cette  aventure  avait  été  prédite  par  David, 
Psal  : 

Cum  exsuYgeyent  hommes  in  nos,  forte  vives  déglutissent  nos, 
quand  nous  fûmes  mangés  en  salade  au  grain  de  sel.  Cum 
irasceretur  fur  or  eorum  in  nos,  forsitan  aqua  absorbuisset 
nos,  quand  il  but  le  grand  trait  *'.  Torrentem  periran- 
sivit  anima  nostra,  quand  nous  passâmes  la  grande  boire. 
Forsitan  pertransisset  anima  nostra  aquam  iniolerabilem, 
de  son  urine,  dont  il  nous  tailla  "  le  chemin.  Benedictus 
Dominus,    qui   non   dédit    nos  in  capiionem    dentibus  eorum. 


I.  Michelots  :  pèlerins  du  Mont-Saint-Michel.  —  2.  Le  long.  —  3.  Défaut.  —  4.  Frappa. 

—  5.    A    corneilles.    —  6.    Empoignait.  —    7.  Poche.   —   8.    Frappé.    —    9.    Chance. 

—  10.  Dénichés.  —  11.  La  vigne  nouvellement  plantée.  —  12.  S'apaisa.  —  13. 
Rivière,  —  14, 1.^  lisière.  —  15.  Petit  bois.  —  16.  La  traîne  (filet).  —  17.  Coup.  — 
18,  Coupa. 


GARGANTUA  —  109 

Anima  nosira,  sicut  passer,  erepia  est  de  laqueo  venantium, 
quand  nous  tombâmes  en  la  trappe.  Laqueus  contritus  est  par 
Fournillier,  et  nos  libérait  sumus.  Adfutorium  nostrum,  etc. 


COMMENT  LE  MOINE  FUT  FESTOYÉ  PAR   GARGANTUA,  ET 
DES  BEAUX  PROPOS  QU'IL  TINT  EN  SOUPANT. 

Quand  Gargantua  fut  à  table,  et  la  première  pointe  des  mor- 
ceaux fut  baufrée  *,  Grandgousier  commença  raconter  la  source 
et  la  cause  de  la  guerre  mue  entre  lui  et  Picrochole,  et  vint  au 
point  de  narrer  comment  frère  Jean  des  Entommeures  avait 
triomphé  à  la  défense  du  clos  de  l'abbaye,  et  le  loua  au-dessus  des 
prouesses  de  Camille,  Scipion,  Pompée,  César  et  Thémistocles. 
Adonc  requit  Gargantua  que  sur  l'heure  fût  envoyé  quérir,  afin 
qu'avec  lui  on  consultât  de  ce  qu'était  à  faire.  Par  leur  vouloir 
l'alla  quérir  son  maître  d'hôtel,  et  l'amena  joyeusement  avec  son 
bâton  de  croix  sur  la  mule  de  Grandgousier.  Quand  il  fut  venu, 
mille  caresses,  mille  embrassements,  mille  bons  jours  furent 
donnés  :  «  Hé,  frère  Jean,  mon  ami,  frère  Jean,  mon  grand  cousin, 
frère  Jean,  de  par  le  diable,  l'accolée  ~,  mon  ami  !  à  moi,  la  bras- 
sée'! Cza,  couillon,  que  je  t'éreine*!  à' force  de  t'accoler.))Et  frère 
Jean  de  rigoler  :  jamais  homme  ne  fut  tant  courtois  ni  gracieux. 

«  Cza,  cza,  dit  Gargantua,  une  escabelle  ici  auprès  de  moi,  à 
ce  bout. 

—  Je  le  veux  bien,  dit  le  moine,  puisqu'ainsi  vous  plaît.  Page, 
de  l'eau  ;  boute  ^,  mon  enfant,  boute  ;  elle  me  rafraîchira  le  foie. 
Baille  ici  que  je  gargarise. 

—  Deposita  cappa,  dit  Gymnaste,  ôtons  ce  froc. 

—  Ho  !  par  Dieu,  dit  le  moine,  mon  gentilhomme,  il  y  a  un 
chapitre  in  staiitiis  ordinis  auquel  ne  plairait  le  cas. 

—  Bren,  dit  Gymnaste,  bren  pour  votre  chapitre.  Ce  froc  vous 
rompt  les  deux  épaules  :  mettez  bas. 

—  Mon  ami,  dit  le  moine,  laisse-le  moi,  car  par  Dieu  !  je  n'en 
bois  que  mieux.  Il  me  fait  le  corps  tout  joyeux.  Si  je  le  laisse, 
messieurs  les  pages  en  feront  des  jarretières,  comme  il  me  fut 
fait  une  fois  à  Coulaines.  Davantage  ^,  je  n'aurai  nul  appétit. 
Mais  si  en  cet  habit  je  m'assis  à  table,  je  boirai,  par  Dieu  !  et 
à  toi,  et  à  ton  cheval,  et  de  hait  '.  Dieu  gard'  de  mal  la  compa- 


I.  Bâfrée,  avalée.  —  2.  Accolade.  —  3.  Embrassade.  —  4.  T'éreinte.  te  brise 
—  5.  Mets.  —  6.  En  outre.  —  7.  De  bon  cœur,  joyeusemeuî. 


110  —  LIVRE  I 

gnie  !  J'avais  soupe,  mais  pour  ce  ne  mangerai-je  point  moins, 
car  j'ai  un  estomac  pavé,  creux  comme  la  botte  saint  Benoît, 
toujours  ouvert  comme  la  gibecière  d'un  avocat.  De  tous  pois 
sons  fors  que  ^  la  tanche,  prenez  l'aile  de  la  perdrix  ou  la 
cuisse  d'une  nonnain.  (N'est-ce  falotement  mourir  quand  on 
meurt  le  caiche  *  raide?)  Notre  prieur  aime  fort  le  blanc  de 
chapon. 

—  En  cela,  dit  Gymnaste,  il  ne  semble  point  aux  renards, 
car  des  chapons,  poules,  poulets  qu'ils  prennent,  jamais  ne 
mangent  le  blanc. 

—  Pourquoi?  dit  le  moine. 

—  Parce,  répondit  Gymnaste,  qu'ils  n'ont  point  de  cuisi- 
niers à  les  cuire,  et,  s'ils  ne  sont  compétentement  ^  cuits,  ils 
demeurent  rouge  et  non  blanc.  La  rougeur  des  viandes  est 
indice  qu'elles  ne  sont  assez  cuites,  exceptés  les  gammares  ♦  et 
écrevisses  que  l'on  cardinalise  à  la  cuite  ^. 

—  Fête-Dieu  Bayard  !  dit  le  moine,  l'enfermier  ^  de 
notre  abbaye  n'a  donc  la  tête  bien  cuite,  car  il  a  les  yeux 
rouges  comme  un  jadeau'  de  vergne*!...  Cette  cuisse  de 
levraut  est  bonne  pour  les  goutteux...  A  propos  truelle,  pour- 
quoi est-ce  que  les  cuisses  d'une  damoiselle  sont  toujours 
fraîches? 

—  Ce  problème,  dit  Gargantua,  n'est  ni  en  Aristotèles,  ni 
en  Alexandre  Aphrodisé,  ni  en  Plutarque. 

—  C'est,  dit  le  moine,  pour  trois  causes,  par  lesquelles  un  lieu 
est  naturellement  rafraîchi.  Primo  pour  ce  que  l'eau  décourt 
tout  du  long;  secundo,  pour  ce  que  c'est  un  lieu  ombrageux, 
obscur  et  ténébreux,  auquel  jamais  le  soleil  ne  luit,  et  tiercement 
pour  ce  qu'il  est  continuellement  éventé  des  vents  du  trou 
bise,  de  chemise,  et  d'abondant  '  de  la  braguette.  Et  de  hait  *<>  ! 

«  Page,  à  la  humerie^*  !  Crac,  crac,  crac  !  Dieu  est  bon  qui 
nous  donne  ce  bon  piot^^j  J'avoue*'  Dieu, si  j'eusse  été  au  temps 
de  Jésus-Christ,  j'eusse  bien  engardé  *♦  que  les  Juifs  ne  l'eussent 
pris  au  jardin  d'Olivet.  Ensemble  le  diable  me  faille  ^'^  si  j'eusse 
failli  de  couper  les  jarrets  à  messieurs  les  apôtres  qui  fuirent 
tant  lâchement,  après  qu'ils  eurent  bien  soupe,  et  laissèrent  leur 
bon  maître  au  besoin  !  Je  hais  plus  que  poison  un  homme  qui 
fuit  quand  il  faut  jouer  des  couteaux.  Hon  !  que  je  ne  suis  roi  de 


I.  Hors.  —  2.  Cazzo,  membre  viril  —  3.  Convenablement.  —  4.  Homards.  —  5.  Cuisson. 
—  6.  L'infirmier.  —  7.  Ecuelle.  —  8.  Aune.  —  9.  De  plus.  —  10.  De  bon  cœur  !  — 
II.  A  boire  !  —  12.  Vin.  —  13.  Je  confesse  —  14.  Empêché.  —  15.  Manque. 


GARGANTUA  —  111 

France  pour  quatre  vingts  ou  cent  ans  !  Par  Dieu  !  je  vous  met- 
,  trais  en  chien  courtaut  *  les  fuyards  de  Pavie  !  Leur  fièvre 
quartaine  !  Pourquoi  ne  mouraient-ils  là  plutôt  que  laisser  leur 
bon  prince  en  cette  nécessité  ?  N'est-il  meilleur  et  plus  hono- 
rable mourir  vertueusement  bataillant  que  vivre  fuyant  vilai- 
nement?... Nous  ne  mangerons  guère  d'oisons  cette  année.  Ha  ! 
mon  ami,  baille  de  ce  cochon.  DiavoP!  il  n'y  a  plus  de  moût  3. 
Germinavit  radix  Jesse.  Je  renie  ma  vie,  je  meurs  de  soif...  Ce  vin 
n'est  des  pires.  Quel  vin  buviez-vous  à  Paris  ?  Je  me  donne  au 
diable  si  je  n'y  tins  plus  de  six  mois  pour  un  temps  maison  ou- 
verte à  tous  venants  ! . . .  Connaissez-vous  frère  Claude  de  Saint- 
Denis?  O  le  bon  compagnon  que  c'est  !  Mais  quelle  mouche  l'a 
piqué?  Il  ne  fait  rien  qu'étudier  depuis  je  ne  sais  quand.  Je 
n'étudie  point,  de  ma  part.  En  notre  abbaye  nous  n'étudions 
jamais,  de  peur  des  auripeaux  *.  Notre  feu  abbé  disait  que  c'est 
chose  monstrueuse  voir  un  moine  savant.  Par  Dieu  !  monsieur 
mon  ami,  magis  magnos  clericos  non  sunt  magis  magnos  sa- 
pientes... 

«  Vous  ne  vîtes  onques  tant  de  lièvres  comme  il  y  en  a  cette 
année.  Je  n'ai  pu  recouvrir  ^  ni  autour,  ni  tiercelet  ^  de  lieu  du 
monde.  Monsieur  de  La  Bellonnière  m'avait  promis  un  lanier  ', 
mais  il  m'écrivit  naguères  qu'il  était  devenu  pantois  ^.  Les  per- 
drix nous  mangeront  les  oreilles  mésouan  ^.  Je  ne  prends  point 
de  plaisir  à  la  tonnelle  i**,  car  j'y  morfonds.  Si  je  ne  cours, 
si  je  ne  tracasse**,  je  ne  suis  point  à  mon  aise.  Vrai  est  que,  sau- 
tant les  haies  et  buissons,  mon  froc  y  laisse  du  poil.  J'ai  recou- 
vert*^ un  gentil  lévrier.  Je  donne  au  diable  si  lui  échappe  lièvre. 
Un  laquais  le  menait  à  Monsieur  de  Maulevrier,  je  le  détroussai. 
Fis- je  mal? 

—  Nenni,  frère  Jean,  dit  Gymnaste,  nenni,  de  par  tous  les 
diables,  nenni  ! 

—  Ainsi,  dit  le  moine,  à  *^  ces  diables,  cependant  qu'ils  durent  ! 
Vertu  Dieu  !  qu'en  eût  fait  ce  boiteux  ?  Le  corps  Dieu  !  il 
prend  plus  de  plaisir  quand  on  lui  fait  présent  d'un  bon  couble** 
de  bœufs. 

—  Comment,  dit  Ponocrates,  vous  jurez,  frère  Jean? 

—  Ce  n'est,  dit  le  moine,  que  pour  orner  mon  langage.  Ce 
sont  couleurs  de  rhétorique  Cicéroniane.  » 


I  Queues  et  oreilles  coupées.  —  2.  Diable  !  —  3.  Sauce  au  moi^t.  —  4.  Oreillons.  — 
5.  Recouvrer.  —  6.  Faucon  mâle.  —  7.  (Oiseau  de  proie).  —  8.  Asthmatique.  —  9.  Cette 
année.  —  10.  Chasse  au  filet  — 11.  Cours  de  côté  et  d'autre.  —  12.  Recouvré  —  13.  (Sous- 
entendez  :  je  bois).  —  14.  Couple. 


112  —  LIVRE  I 


POURQUOI  LES  MOINES  SONT  REFUIS  ^  DU  MONDE  ET  POUR- 
OUOI  LES  UNS  ONT  LE  NEZ  PLUS  GRAND  QUE  LES  AUTRES. 

«  Foi  de  Christian,  dit  Eudémon,  j'entre  en  grande  rêverie 
considérant  l'honnêteté  de  ce  moine,  car  il  nous  ébaudit  ici 
tous.  Et  comment  donc  est-ce  qu'on  rechasse  les  moines  de 
toutes  bonnes  compagnies,  les  appelants  trouble-fête,  comme 
abeilles  chassent  les  frelons  d'entour  leurs  ruches?  Ignavum 
fucos  pecus,  dit  Maro,  a  presepihus  arcent.  »  A  quoi  répondit  Gar- 
gantua :  «  Il  n'y  a  rien  si  vrai  que  le  froc  et  la  cagoule  tire  à 
soi  les  opprobres,  injures  et  malédictions  du  monde,  tout  ainsi 
comme  le  vent  dit  Cecias  attire  les  nues.  La  raison  péremptoire 
est  parce  qu'ils  mangent^la  merde  du  monde,  c'est-à-dire  les 
péchés,  et,  comme  mâchemerdes,  l'on  les  rejette  en  leurs  re- 
traits 2  :  ce  sont  leurs  couvents  et  abbayes,  séparés  de  conver- 
sation poUtique  comme  sont  les  retraits  d'une  maison.  Mais,  si 
entendez  pourquoi  un  singe  en  une  famille  est  toujours  moqué  et 
herselé  ^,  vous  entendrez  pourquoi  les  moines  sont  de  tous  refuis, 
et  des  vieux  et  des  jeunes.  Le  singe  ne  garde  point  la  maison, 
comme  un  chien;  il  ne  tire  pas  l'arroi  ♦,  comme  le  bœuf;  il  ne 
produit  ni  lait  ni  laine,  comme  la  brebis  ;  il  ne  porte  pas  le  faix, 
comme  le  cheval.  Ce  qu'il  fait  est  tout  conchier  et  dégâter,  qui 
est  la  cause  pourquoi  de  tous  reçoit  moqueries  et  bastonnades. 

«  Semblât) lement  un  moine  (j'entends  de  ces  ocieux^  moines) 
ne  laboure  comme  le  paysan,  ne  garde  le  pa3's,  comme  l'homme 
de  guerre,  ne  guérit  les  malades,  comme  le  médecin,  ne  prêche 
ni  endoctrine  le  monde,  comme  le  bon  docteur  évangélique  et 
pédagogue,  ne  porte  les  commodités  et  choses  nécessaires  à  la 
république,  comme  le  marchand.  C'est  la  cause  pourquoi  de 
tous  sont  hués  et  abhorrés. 

— •  Voire,  mais,  dit  Grandgousier,  ils  prient  Dieu  pour  nous. 

—  Rien  moins,  répondit  Gargantua.  Vrai  est  qu'ils  molestent 
tout  leur  voisinage  à  force  de  trinqueballer  ^  leurs  cloches. 

—  Voire,  dit  le  moine,  une  messe,  unes  matines,  unes  vêpres 
bien  sonnées,  sont  à  demi  dites. 

—  Ils  marmonnent  grand  renfort  de  légendes  '  et  psaumes 
nullement  par  eux  entendus.  Ils  comptent  force  patenôtres, 
entrelardées  de  longs  Ave  Marias,  sans  y  penser  ni  entendre,  et 

I.  Evités.  —  2.  Lieux  d'aisances.  —  3.  Harcelé.  —  4.  Charrue.  —  5.  Oisifs.  —  6.  Agiter, 
—  7.  Légendaires. 


GARGANTUA  —  113 

ce  j'appelle  moque-Dieu,  non  oraison.  Mais  ainsi  leur  aide  Dieu 
s'ils  prient  pour  nous,  et  non  par  peur  de  perdre  leurs  miches  et 
soupes  grasses  !  Tous  \Tais  christians,  de  tous  états,  en  tous 
lieux,  en  tous  temps,  prient  Dieu,  et  l'esprit  prie  et  interpelle 
pour  iceux,  et  Dieu  les  prend  en  grâce.  Maintenant,  tel  est  notre 
bon  frère  Jean.  Pourtant  chacun  le  souhaite  en  sa  compagnie.  Il 
n'est  point  bigot,  il  n'est  point  dessiré  *  ;  il  est  honnête,  joyeux, 
délibéré,  bon  compagnon.  Il  travaille,  il  labeure  ^,  il  défend  les 
opprimés,  il  conforte  les  affligés,  il  subvient  '  es  souffreteux,  il 
garde  les  clos  de  l'abbaye... 

—  Je  fais,  dit  le  moine,  bien  davantage,  car,  en  dépêchant 
nos  matines  et  anniversaires  on  ♦  chœur,  ensemble  s  je  fais  des 
cordes  d'arbalètes,  je  polis  des  matras  et  garrots  ^,  je  fais  des 
rets  et  des  poches  à  prendre  les  connils  '.  Jamais  je  ne  suis 
oisif.  Mais  or  cza,  à  boire  !  à  boire  !  cza.  Apporte  le  fruit.  Ce  sont 
châtaignes  du  Bois  d'Estrocs.  Avec  bon  vin  nouveau,  voi  vous 
là  8  composeur  de  pets.  Vous  n'êtes  encore  céans  amoustillés  ^  ! 
Par  Dieu  !  je  bois  à  tous  gués,  comme  un  cheval  de  promoteur.  » 

Gymnaste  lui  dit  :  «  Frère  Jean,  ôtez  cette  roupie  que  vous 
pend  au  nez. 

—  Ha,  ha!  dit  le  moine, serais-je  en  danger  de  noyer, vu  que 
suis  en  l'eau  jusques  au  nez  ?  Non,  non.  Ouare  ?  Quia  : 

Elle  en  sort  bien,  mais  poi  it  n'y  entre 
Car  il  est  bien  antidote  '"  de  pampre  ". 

«  O  mon  ami,  qui  aurait  bottes  d"hiver  de  tel  cuir,  hardiment 
pourrait-il  pêcher  aux  huîtres,  car  jamais  ne  prendraient  eau. 

—  Pourquoi,  dit  Gargantua,  est-ce  que  frère  Jean  a  si  beau 
nez } 

—  Par  ce,  répondit  Grandgousier,  qu'ainsi  Dieu  l'a  voulu, 
lequel  nous  fait  en  telle  forme  et  telle  fin,  selon  son  divin  arbitre, 
que  fait  un  potier  ses  vaisseaux  **. 

—  Par  ce,  dit  Ponocrates,  qu'il  fut  des  premiers  à  la  foire  des 
nez.  Il  prit  des  plus  beaux  et  plus  grands. 

—  Trut  avant  **  !  dit  le  moine.  Selon  vraie  philosophie  monas- 
tique, c'est  parce  que  ma  nourrice  avait  les  tétins  mollets  :  en 
la  laitant**,  mon  nez  y  enfondrait^»  comme  en  beurre,  et  là  s'éle- 
vait et  croissait  comme  la  pâte  dedans  la  met*«.  Les  durs  tétins 


I.  Déchiré.  —  2.  Il  est  laborieux.  —  3.  Il  vient  en  aide.  —  4.  Au.  —  5.  En  même  temps. 
—  6.  Traits  et  gros  traits  d'arbalète.  —  7.  Lapins.  —  8.  Vous  voilà.  —  9.  Emoustillés.  — 
10.  A  l'abri  du  poison  —  11.  Vin.  —  12.  Vases.  —  13.  Allez  donc  !  —  14.  Tétant.  — 
15.  Enfonçait.  —  16.  Pétrin. 


114  —  LIVRE  I 

de  nourrices  font  les  enfants  camus.  Mais  gai  !  gai  !  ad  forniam 
nasi  cognoscitur  ad  te  levavi.  Je  ne  mange  jamais  de  confitures. 
Page,  à  la  humerie  *  !  Item,  rôties  !  » 


COMMENT  LE  MOINZ  FIT  DORMIR  GARGANTUA,  RT  DE  SES 
HEURES  ET  BRÉVIAIRE. 

Le  souper  achevé,  consultèrent  sur  l'affaire  instant  -,  et  fut 
conclu  qu'environ  la  minuit,  ils  sortiraient  à  l'escarmouche 
pour  savoir  quel  guet  et  diligence  faisaient  leurs  ennemis,  et  ce- 
pendant qu'ils  se  reposeraient  quelque  peu  pour  être  plus  frais. 
Mais  Gargantua  ne  pouvait  dormir  en  quelque  façon  qu'il  se 
mît.  Dont  lui  dit  le  moine  :  (f  Je  ne  dors  jamais  bien  à  mon  aise 
sinon  quand  je  suis  au  sermon,  ou  quand  je  prie  Dieu.  Je  vous 
supplie,  commençons,  vous  et  moi,  les  sept  psaum.es  pour  voir 
si  tantôt  ne  serez  endormi.  »  L'invention  plut  très  bien  à  Gar- 
gantua, et,  commençant  le  premier  psaume  sur  le  point  de  Beati 
quorum,  s'endormirent  et  l'un  et  l'autre.  Mais  le  moine  ne  faillit 
onques  à  s'éveiller  avant  la  minuit,  tant  il  était  habitué  à 
l'heure  des  matines  claustrales. 

Lui  éveillé,  tous  les  autres  éveilla,  chantant  à  pleine  voix 
la  chanson  : 

Ho  I  Regnault,  réveille-toi,  veille, 
O  Regnault,  réveille-toi. 

Quant  tous  furent  éveillés,  il  dit  :  «  Messieurs,  l'on  dit  que 
matines  commencent  par  tousser  et  souper  par  boire.  Faisons 
au  rebours,  commençons  maintenant  nos  matines  par  boire,  et 
de  soir,  à  l'entrée  de  souper,  nous  tousserons  à  qui  mieux  mieux.  » 
Dont  dit  Gargantua  :  «  Boire  si  tôt  après  le  dormir?  Ce  n'est 
vécu  en  diète  »  de  médecine.  Il  se  faut  premier  écurer  l'estomac 
des  superfluités  et  excréments. 

—  C'est,  dit  le  moine,  bien  médecine.  Cent  diables  me  sautent 
au  corps  s'il  n'y  a  plus  de  vieux  ivrognes  qu'il  n'y  a  de  vieux 
médecins.  J'ai  composé  avec  mon  appétit  en  telle  paction  *  que 
toujours  il  se  couche  avec  moi,  et  à  cela  je  donne  bon  ordre  le 
jour  durant  ;  aussi  avec  moi  il  se  lève.  Rendez  tant  que  voudrez 
vos  cures  '',  je  n'en  vais  après  mon  tiroir. 


I.  A  boire  !  —  2.  Pressante.  —   3.  Régime.  —   4,  l'acte.  --  5.  Flegmes  (en  fancoii» 
nerie). 


GARGANTUA  —  115 

*—  Quel  tiroir,  dit  Gargantua,  entendez- vous? 

—  Mon  bréviaire,  dit  le  moine,  car  tout  ainsi  que  les  faucon- 
niers, devant  que  paître*  leurs  oiseaux,  les  font  tirer  quelque 
pied  de  poule  pour  leur  purger  le  cerveau  des  flegmes  et  pour  les 
mettre  en  appétit,  ainsi,  prenant  ce  joyeux  petit  bréviaire  au 
matin,  je  m'écure  tout  le  poumon  et  voi  me  là  ^  prêt  à  boire. 

—  A  quel  usage,  dit  Gargantua,  dites -vous  ces  belles 
heures  ? 

—  A  l'usage,  dit  le  moine,  de  Fécan,  à  trois  psaumes  et  trois 
leçons,  ou  rien  du  tout  qui  ne  veut.  Jamais  je  ne  m'assujettis 
à  heures  :  les  heures  sont  faites  pour  l'homme  et  non  l'homme 
pour  les  heures.  Pourtant  je  fais  des  miennes  à  guise  d'étri- 
vières,  je  les  accourcis  ou  allonge  quand  bon  me  semble.  Brevïs 
oratio  pénétrai  cœlos,  longa  potatio  évacuât  scyphos.  Où  est  écrit 
cela? 

—  Par  ma  foi,  dit  Ponocrates,  je  ne  sais^  mon  petit  couillaut, 
mais  tu  vaux  trop. 

-  En  cela,  dit  le  moine,  je  vous  ressemble.  Mais  venite  apo- 
temus.  » 

L'on  apprêta  carbonnades  "  à  force,  et  belles  soupes  de  primes* 
et  but  le  moine  à  son  plaisir.  Aucuns  lui  tinrent  compagnie,  les 
autres  s'en  déportèrent  ^  Après,  chacun  commença  soi  armer 
et  accoutrer,  et  armèrent  le  moine  contre  son  vouloir,  car  il 
ne  voulait  autres  armes  que  son  froc  devant  son  estomac,  et  le 
bâton  de  la  croix  en  son  poing.  Toutefois,  à  leur  plaisir,  fut  armé 
de  pied  en  cap,  et  monté  sur  un  bon  coursier  du  royaume  ^  et 
un  gros  braquemart'  au  côté.  Ensemble  *  Gargantua,  Ponocrates, 
Gymnaste,  Eudémon  et  vingt  et  cinq  des  plus  aventureux  de  la 
maison  de  Grandgousier,  tous  armés  à  l'avantage  ^,  la  lance  au 
poing,  montés  comme  saint  Georges,  chacun  ayant  un  arque- 
busier en  croupe. 


COMMENT  LE  MOINE  DONNA  COURAGE  A  SES  COMPAGNONS, 
ET  COMMENT  IL  PENDIT  A    UNE  ARBRE. 

Or  s'en  vont  les  nobles  champions  à  leur  aventure,  bien  déli- 
bérés d'entendre  quelle  rencontre  faudra  poursuivre,  et  de  quoi 
se  faudra  contregarder  quand  viendra  la  journée  de  la  grande 


I.  Nourrir.  —  2.  Me   voilà.   —  3.     Grillades.  —   4.  D?  premier  matin.  —    5.  S'en 
abstinrent.  —  6.  De  Naples.  —  7.  Epée.  —  8.  Avec  lui.  —  9.  Comme  il  ciànvient. 


116  —  LIVRE  I 

et  horrible  bataille.  Et  le  moine  leur  donne  courage,  disant  : 

«  Enfants,  n'ayez  ni  peur  ni  doute;  je  vous  conduirai  sûrement. 
Dieu  et  saint  Benoît  soient  avec  nous  !  Si  j'avais  la  force  de 
même  le  courage,  par  la  mort  bieu  !  je  vous  les  plumerais 
comme  un  canard.  Je  ne  crains  rien  fors  l'artillerie.  Toutefois 
je  sais  quelque  oraison  que  m'a  baillée  le  sous  secrétain  *  de 
notre  abbaye,  laquelle  garantit  la  personne  de  toutes  bouches 
à  feu.  Mais  elle  ne  me  profitera  de  rien,  car  je  n'y  ajoute  point 
de  foi.  Toutefois,  mon  bâton  de  croix  fera  diables.  Par  Dieu  ! 
qui  fera  la  cane  de  vous  autres,  je  me  donne  au  diable  si  je  ne  le 
fais  moine  en  mon  lieu,  et  l'enchevêtre  de  mon  froc  ;  il  porte 
médecine  à  couardise  de  gens. 

«  Avez  point  ouï  parler  du  lévrier  de  monsieur  de  Meurles 
qui  ne  valait  rien  pour  les  champs?  Il  lui  mit  un  froc  au  col  ;  par 
le  corps  Dieu  !  il  n'échappait  ni  lièvre,  ni  renard  devant  lui, 
et,  que  plus  est,  couvrit  toutes  les  chiennes  du  pays,  qui  '  aupa- 
ravant était  esréné  ^,  et  de  frigidis  et  maleficïatis...  » 

Le  moine  disant  ces  paroles  en  colère,  passa  sous  un  noyer, 
tirant  vers  la  Saulaie,  et  embrocha  la  visière  de  son  heaume  à  la 
roupte  ♦  d'une  grosse  branche  de  noyer.  Ce  nonobstant  donna 
fièrement  ^  des  éperons  à  son  cheval,  lequel  était  chatouilleur 
à  la  pointe,  en  manière  que  le  cheval  bondit  en  avant,  et  le  moine, 
voulant  défaire  sa  visière  du  croc,  lâche  la  bride,  et  de 
la  main  se  pend  aux  branches,  cependant  que  le  cheval 
se  dérobe  dessous  lui.  Par  ce  moyen  demeura  le  moine  pendant 
au  noyer,  et  criant  à  l'aide  et  au  meurtre,  protestant  aussi  de 
trahison. 

Eudémon  premier  ^  l'aperçut,  et  appelant  Gargantua  :  «  Sire, 
venez  et  voyez  Absalon  pendu.  »  Gargantua  venu  considéra 
la  contenance  du  moine  et  la  forme  dont  il  pendait,  et  dit  à 
Eudémon  :  «  Vous  avez  mal  rencontré,  le  comparant  à  Absalon, 
car  Absalon  se  pendit  par  les  cheveux,  mais  le  moine,  ras  de  tête, 
s'est  pendu  par  les  oreilles. 

—  Aidez-moi,  dit  le  moine,  de  par  le  diable  !  N'est-il  pas  bien 
le  temps  de  jaser?  Vous  me  semblez  les  prêcheurs  décrétalistes 
qui  disent  que  quiconque  verra  son  prochain  en  danger  de  mort, 
il  le  doit,  sur  peine  d'excommunication  trisulce  ',  plutôt  admo- 
nester de  soi  confesser  et  mettre  en  état  lie  grâce  que  de  lui 
aider. 


I.  Sacristain.  —  2.  Lui  qui.  —  3.  Ereinté,  les  reins  rompus.  —  4.  Rupture.  —  5.  Fu- 
rieusement. —  6.  Premièrement.  —  7.  A  trois  pointes  (comme  les  foudres  de  Jupiter). 


GARGANTUA  —  117 

«  Quand  donc  je  les  verrai  tombés  en  la  rivière  et  prêts  d'être 
noyés,  en  lieu  de  les  aller  quérir  et  bailler  la  main,  je  leur  ferai 
un  beau  et  long  sermon  de  contemptu  mundi  et  fuga  seculi,  et 
lorsqu'ils  seront  raides  morts,  je  les  irai  pêcher. 

—  Ne  bouge,  dit  Gymnaste,  mon  mignon,  je  te  vais  quérir, 
car  tu  es  gentil  petit  monachus  : 

Monachiis  in  claustro 
Non  valet  ova  duo  : 
Sed  quando  est  extra, 
Bene  valet  triginta. 

«J'ai  vu  des  pendus  plus  de  cinq  cents,  mais  je  n'en  vis  onques 
qui  eût  meilleure  grâce  en  pendillant,  et  si  je  l'avais  aussi  bonne, 
je  voudrais  ainsi  pendre  toute  ma  vie. 

—  Aurez-vous,  dit  le  moine,  tantôt  assez  prêché  ?  Aidez-moi 
de  par  Dieu,  puisque  de  par  l'Autre  ne  voulez.  Par  l'habit  que  je 
porte,  vous  en  repentirez,  tempore  et  loco  prelihatis.  » 

Alors  descendit  Gymnaste  de  son  cheval,  et,  montant  au  noyer, 
souleva  le  moine  par  les  goussets  *  d'une  main,  et  de  l'autre 
défit  sa  visière  du  croc  de  l'arbre,  et  ainsi  le  laissa  tomber  en 
terre,  et  soi  après.  Descendu  que  fut,  le  moine  se  défit  de  tout 
son  harnais  2,  et  jeta  l'une  pièce  après  l'autre  parmi  le  champ, 
et  reprenant  son  bâton  de  la  croix,  remonta  sur  son  cheval,  lequel 
Eudémon  avait  retenu  à  la  fuite.  Ainsi  s'en  vont  joyeusement, 
tenants  le  chemin  de  la  Saulsaie. 


COMMENT  U ESCARMOUCHE  DE  PICROCHOLE  FUT  RENCON- 
TRÉE PAR  GARGANTUA  ET  COMMENT  LE  MOINE  TUA  LE 
CAPITAINE  TIRAVANT,ET  PUIS  FUT  PRISONNIER  ENTRE 
LES  ENNEMIS. 

PiCROCHOLE,  à  la  relation  de  ceux  qui  avaient  évadé  à  la  route  ' 
lorsque  Tripet  fut  étripé,  fut  épris  de  grand  courroux,  oyant* 
que  les  diables  avaient  couru  sur  ses  gens,  et  tint  son  conseil 
toute  la  nuit,  auquel  Hastiveau  et  Touquedillon  conclurent 
que  sa  puissance  était  telle  qu'il  pourrait  défaire  tous  les  diables 
d'enfer,  s'ils  y  venaient.  Ce  que  Picrochole  ne  croyait  du  tout, 
aussi  ne  s'en  défiait-il. 


I,  Pièces  de  l'armurs  sous  les  aisselles.  —  2.  Armure.  —  3.  Déroute.  —  4.  Enten- 
dant. 


118  —  LIVRE  I 

Pourtant  envoya,  sous  la  conduite  du  comte  Tiravant, 
pour  découvrir  le  pays,  seize  cents  chevaliers,  tous  montés  sur 
chevaux  légers,  en  escarmouche,  tous  bien  aspergés  d'eau  bénite, 
et  chacun  ayant  pour  leur  signe  une  étole  en  écharpe,  à  toutes 
aventures,  s'ils  rencontraient  les  diables,  que  par  vertu  tant  de 
cette  eau  Gringorienne^  que  des  étoles,  les  fissent  disparaître  et 
évanouir.  Coururent  donc  jusques  près  la  Vauguyon  et  la 
Maladerie,  mais  onques  ne  trouvèrent  personne  à  qui  parler  ; 
dont  repassèrent  par  le  dessus,  et  en  la  loge  ^  et  tugure  »  pas- 
toral, près  le  Coudray,  trouvèrent  les  cinq  pèlerins,  lesquels 
liés  et  baffoués*  emmenèrent  comme  s'ils  fussent  espies  ^,  nonobs- 
tant les  exclamations,  adjurations  et  requêtes  qu'ils  fissent.  Des- 
cendus de  là  vers  Seuillé,  furent  entendus  par  Gargantua,  lequel 
dit  à  ses  gens  :  «  Compagnons,  il  y  a  ici  rencontre,  et  sont 
en  nombre  trop  plus  dix  fois  que  nous  :  choquerons-nous 
sur  eux? 

—  Que  diable,  dit  le  moine,  ferons-nous  donc?  Esti- 
mez-vous les  hommes  par  nombre,  et  non  par  vertu  et  har- 
diesse? » 

Puis  s'écria  :  «  Choquons,  diables  !  choquons.  »  Ce  que  enten- 
dants, les  ennemis  pensaient  certainem.ent  que  fussent  vrais  dia- 
bles, dont  commencèrent  fuir  à  bride  avalée  ^,  excepté  Tiravant, 
lequel  coucha  sa  lance  en  l'arrêt,  et  en  férut  '  à  toute  outrance 
le  moine  au  miUeu  de  la  poitrine,  mais,  rencontrant  le  froc  horri- 
fique,  reboucha  ^  par  le  fer,  comme  si  frappiez  d'une  petite 
bougie  contre  une  enclume.  Adonc  le  moine,  avec  son  bâton  de 
croix,  lui  donna  entre  col  et  collet,  sur  l'os  acromion  ^,  si  rude- 
ment qu'il  rétonna*^,  et  fit  perdre  tout  sens  et  mouvement,  et 
tomba  es  pieds  du  cheval. 

-  Et  voyant  l'étole  qu'il  portait  en  écharpe,  dit  à  Gargantua  : 
«  Ceux-ci  ne  sont  que  prêtres,  ce  n'est  qu'un  commencement 
de  moine.  Par  saint  Jean  !  je  suis  moine  parfait,  je  vous  en 
tuerai  comme  de  mouches.  »  Puis  le  grand  galop  coui-ut  après, 
tant  qu'il  attrapa  les  derniers  et  les  abattait  comme  seigle, 
frappant  à  tort  et  à  travers.  Gymnaste  interrogea  sur  l'heurâ 
Gargantua  s'ils  les  devaient  poursuivre.  A  quoi  dit  Gargantua: 
«  Nullement,  car  selon  vraie  discipline  militaire  jamais  ne  faut 
mettre  son  ennemi  en  lieu  de  désespoir,  parce  que  telle  nécessité 
lui  multiplie  la  force  et  accroît  le  courage,  qui  jà  était  déject  et 


I.  Grégorienne.  —  2.  Logette.  —  3.  Cabane.  —  4.  Ficelés.  —  5.  Espions.  —  6.  Abat- 
tue. —  7.  Frappa.  —    8.  S'émoussa.  —  9.  Apophyse  de  l'omoplate,  —  ro.  Etourdit. 


GARGANTUA  —  119 

failli  *,  et  n'y  a  meilleur  remède  de  salut  à  gens  estommis  2  et 
recrus  *  que  de  n'espérer  salut  aucun.  Ouantes  ♦  victoires  ont 
été  tollues  ^  des  mains  des  vainqueurs  par  les  vaincus,  quand 
ils  ne  se  sont  contentés  de  raison,  mais  ont  attempté  ^  du  tout 
mettre  à  internition''  et  détruire  totalement  leurs  ennemis,  sans 
en  vouloir  laisser  un  seul  pour  en  porter  les  nou^-elles  !  Ouvrez 
toujours  à  vos  ennemis  toutes  les  portes  et  chemins,  et  plutôt 
leur  faites  un  pont  d'argent  afin  de  les  renvoyer. 

—  Voire,  mais,  dit  Gymnaste,  ils  ont  le  moine. 

—  Ont-ils,  dit  Gargantua,  le  moine?  Sur  mon  honneur,  que 
ce  sera  à  leur  dommage.  Mais  afin  de  survenir  à  tous  hasards,  ne 
nous  retirons  pas  encore  ;  attendons  ici  en  silence,  car  je  pense 
jà  assez  connaître  l'engin  ^  de  nos  ennemis  ;  ils  se  guident  par 
sort,  non  par  conseil.  ) 

Iceux  ainsi  attendants  sous  les  noyers,  cependant  le  moine 
poursuivait,  choquant  tous  ceux  qu'il  rencontrait, 

Sans  de  nulli  * 
Avoir  merci. 

jusqu'à  ce  qu'il  rencontra  un  chevalier  qui  portait  en  croupe 
un  des  pauvres  pèlerins.  Et  là,  le  voulant  mettre  à  sac, 
s'écria  le  pèlerin  :  «  Ha  1  monsieur  le  priour  1®,  mon  ami, 
monsieur  le  priour,  sauvez-moi,  je  vous  en  prie,  »  Laquelle 
parole  entendue,  se  retournèrent  arrière  les  ennemis,  et 
voyants  que  là  n'était  que  le  moine  qui  faisait  cet  es- 
clandre, le  chargèrent  de  coups  comme  on  fait  un  âne  de  bois, 
mais  de  tout  rien  ne  sentait,  mêmement  quand  ils  frappaient 
sur  son  froc,  tant  il  avait  la  peau  dure.  Puis  le  baillèrent  à  garder 
à  deux  archers,  et,  tournants  bride,  ne  virent  personne  contre 
eux,  dont  estimèrent  que  Gargantua  était  fui  avec  sa  bande. 
Adonc  coururent  vers  les  Noirettes,  tant  raidement  qu'ils  purent, 
pour  les  rencontrer,  et  laissèrent  là  le  moine  seul  avec  deux 
aixhers  de  garde.  Gargantua  entendit  le  bruit  et  hennissement 
des  chevaux,  et  dit  à  ses  gens  :  «  Compagnons,  j'entends  le  trac*' 
de  nos  ennemis,  et  jà  aperçois  aucuns  d'iceux  qui  viennent 
contre  nous  à  la  foule.  Serrons-nous  ici  et  tenons  le  chemin  en 
bon  rang  ;  par  ce  r^oyea  nous  les  pourrcus  rec<îvcir  à  leur  psrts 
et  à  notre  hcnn^^ur.  » 


I.  Abattu  et  cl6fajî!ant.  —  2.  Abattus.  —  3.  Recrus  de  fatigue.  —  4.  Combien  de.  — . 
5  Enlwées.  —  6.  Teiité.  —  7.  Carnage.  —  8.  L'artifice.  —  9.  Aucun,  —  10.  Prieur.  — 
II,  Traio. 


120  —  LIVRE  T 

COMMENT  LE  MOINE  SE  DÉFIT  DE  SES  GARDES,  ET  COM- 
MENT U ESCARMOUCHE  DE  PICROCHOLE  FUT  DÉFAITE, 

Le  moine,  les  voyant  départir ^  en  désordre,  conjectura  qu'ils 
allaient  charger  sur  Gargantua  et  ses  gens,  et  se  contristait  mer- 
veilleusement de  ce  qu'il  ne  les  pouvait  secourir.  Puis  avisa 
la  contenance  de  ses  deux  archers  de  garde,  lesquels  eussent 
volontiers  couru  après  la  troupe  pour  y  butiner  quelque  chose, 
et  toujours  regardaient  vers  la  vallée  en  laquelle  ils  descendaient. 

Davantage 2  syllogisait 3,  disant:  «Ces  gens  ici  sont  bien  mal 
exercés  en  faits  d'armes,  car  onques  ne  m'ont  demandé  ma 
foi,  et  ne  m'ont  ôté  mon  braquemart*.»  Soudain  après  tira  son 
dit  braquemart  et  en  férut  ^  l'archer  qui  le  tenait  à  dextre, 
lui  coupant  entièrement  les  veines  jugulaires  et  artères  spha- 
gitides  6  du  col,  avec  le  gargaréon',  jusques  es  deux  adènes^  et, 
retirant  le  coup,  lui  entrouvrit  la  moelle  spinale  entre  la  seconde 
et  tierce  vertèbre  ;  là  tomba  l'archer  tout  mort.  Et  le  moine, 
détournant  son  cheval  à  gauche,  courut  sur  l'autre,  lequel, 
voyant  son  compagnon  mort  et  le  moine  avantagé  sur  soi, 
criait  à  haute  voix  :  «  Ha  !  monsieur  le  priour,  je  me  rends,  mon- 
sieur le  priour,  mon  bon  ami,  monsieur  le  priour  !  »  Et  le  moine 
criait  de  même  :  «  Monsieur  le  postérieur,  mon  ami,  monsieur 
le  postériour,  vous  aurez  sur  vos  postères. 

—  Ha  !  disait  l'archer,  monsieur  le  priour,  mon  mignon, 
monsieur  le  priour,  que  Dieu  vous  fasse  abbé. 

Par  l'habit,  disait  le  moine,  que  je  porte,  je  vous  ferai  ici 

cardinal.  Rançonnez-vous  les  gens  de  religion?  Vous  aurez  un 
chapeau  rouge  à  cette  heure  de  ma  main.  » 

Et  l'archer  criait  :  «  Monsieur  le  priour,  monsieur  le  priour, 
monsieur  l'abbé  futur,  monsieur  le  cardinal,  monsieur  le  tout  ! 
Ha!  ha!  hés!  non,  monsieur  le  priour,  mon  bon  petit  seigneur 
le  priour,  je  me  rends  à  vous. 

—  Et  je  te  rends,  dit  le  moine,  à  tous  les  diables  !  » 

Lors  d'un  coup  lui  trancha  la  tête,  lui  coupant  le  test^  sur  les 
os  pétreux  ^^  et  enlevant  les  deux  os  bregmatis  ^^  et  la  commissure 
sagittale  ^^,  avec  grande  partie  de  l'os  coronal,  ce  que  faisant  lui 
trancha  les  deux  méninges,  et  ouvrit  profondément  les  deux 
postérieurs  ventricules  du  cerveau  ;  et  demeura  le  crâne  pen- 
dant sur  les  épaules  à  la  peau  du  péricrane  par  derrière,  en  forme 


I.  S'éloigner,  —  2.  En  outre.  —  3-  Rayonnait.  —  4.  Ep6e.  —  5.  Frappa.  —  6.  \  eines 
jugulaires.—  7,  Gavioa.  —  8.  Glandes.  —9.  Crâne.  —  10.  Rochers  tempoiaus.  —  11.  Os 
pariétaux.  —  12.  Suture  sagittale. 


GARGANTUA  -  121 

d'un  bonnet  doctoral,  noir  par  dessus,  rouge  par  dedans.  Ainsi 
tomba  raide  mort  en  terre. 

Ce  fait,  le  moine  donne  des  éperons  à  son  cheval,  et  poursuit  la 
voie  que  tenaient  les  ennemis,  lesquels  avaient  rencontré  Gargan- 
tua et  ses  compagnons  au  grand  chemin,  et  tant  étaient  dimi- 
nués au  nombre  pour  l'énorme  meurtre  qu'y  avait  fait  Gargantua 
avec  son  grand  arbre.  Gymnaste,  Ponocrates,  Eudémon  et  les 
autres,  qu'ils  commençaient  soi  retirer  à  diligence,  tous  effrayés 
et  perturbés*  de  sens  et  entendement  comme  s'ils  vissent  la 
propre  espèce  et  forme  de  mort  devant  leurs  yeux.  Et  —  comme 
vous  voyez  un  âne,  quand  il  a  au  cul  un  œstre  ^  Junonique,  ou 
une  mouche  qui  le  point  ',  courir  çà  et  là  sans  voie  ni  chemin, 
jetant  sa  charge  par  terre,  rompant  son  frein  et  rênes,  sans  aucu- 
nement respirer  ni  prendre  repos,  et  ne  sait-on  qui  le  meut,  car 
l'on  ne  voit  rien  qui  le  touche,  — ainsi  fuyaient  ces  gens,  de  sens 
dépourvus,  sans  savoir  cause  de  fuir,  tant  seulement  les  poursuit 
une  terreur  panique,  laquelle  avaient  conçue  en  leurs  âmes. 

Voyant  le  moine  que  toute  leurpensée  n'était  sinon  à  gagner  au 
pied,  descend  de  son  cheval  et  monte  sur  une  grosse  roche  qui  était 
sur  le  chemin,  et  avec  son  grand  braquemart  *  frappait  sur  ces 
fuyards  à  grand  tour  de  bras,  sans  se  f aindre  ^  ni  épargner.  Tant 
en  tua  et  mit  par  terre  que  son  braquemart  rompit  en  deux  pièces. 

Adonc  pensa  en  soi-même  que  c'était  assez  massacré  et  tué, 
et  que  le  reste  devait  échapper  pour  en  porter  les  nouvelles. Pour- 
tant saisit  en  son  poing  une  hache  de  ceux  qui  là  gisaient  morts, 
et  se  retourna  de  rechef  sur  la  roche,  passant  temps  à  voir  fuir 
les  ennemis  et  culbuter  entre  les  corps  morts,  excepté  qu'à  tous 
faisait  laisser  leurs  piques,  épées,  lances  et  haquebutes  ^,  et  ceux 
qui  portaient  les  pèlerins  liés,  il  les  mettait  à  pied,  et  délivrait 
leurs  chevaux  aux  dits  pèlerins,  les  retenant  avec  soi  l'orée  '  de  la 
haie,  et  Touquedillon,  lequel  il  retint  prisonnier. 

COMMENT  LE  MOINE  AMENA    LES   PÈLERINS,  ET  LES 
BONNES  PAROLES  QUE  LEUR  DIT  GRAND GOUSIER. 

Cette  escarmouche  parachevée,  se  retira  Gargantua  avec  ses 
gens,  excepté  le  moine,  et  sur  la  pointe  du  jour  se  rendirent  à 
Grandgousier,  lequel  en  son  lit  priait  Dieu  pour  leur  salut  et 
victoire,  et  les  voyant  tous  saufs  et  entiers,  les  embrassa  de  bon 
amour,  et  demanda  nouvelles  du  moine.  Mais  Gargantua  lui 


t.  Bouleversés.  —  2.  Taon.  —  3.  Pique.  —  4.  Epée.  —  5.  Se  ménager.  —  6.  Arquebuses. 
7.  Le  long. 


122  —  U  VRE  1 

répondit  que  sans  doute  leurs  ennemis  avaient  le  moine  :  «  Ils 
auront,  dit  Grandgousier,  donc  maie  encontre  ^  »  ce  qu'avait 
été  bien  vrai.  Pourtant  '  encore  est  le  proverbe  en  usage  de 
bailler  le  moine  à  quelqu'un. 

Adonc  commanda  qu'on  apprêtât  très  bien  à  déjeuner  pour 
les  rafraîchir.  Le  tout  apprêté,  l'on  appela  Gargantua  ;  mais 
tant  lui  grevait  '  de  ce  que  le  moine  ne  comparait  ♦  aucunement 
qu'il  ne  voulait  ni  boire  ni  manger.  Tout  soudain  le  moine  arrive, 
et,  dès  la  porte  de  la  basse-cour,  s'écria  :  «  Vin  frais,  vin  frais, 
Gymnaste,  mon  ami!  »  Gymnaste  sortit,  et  vit  que  c'était  frère 
Jean  qui  amenait  cinq  pèlerins  et  Touquedillon  prisonnier. 
Dont  Gargantua  sortit  au  devant,  et  lui  firent  le  meilleur 
recueil  '  que  purent,  et  le  menèrent  devant  Grandgousier,  lequel 
l'interrogea  de  toute  son  aventure.  Le  moine  lui  disait  tout,  et 
comment  on  l'avait  pris,  et  comment  il  s'était  défait  des  archers, 
et  la  boucherie  qu'il  avait  fait  par  le  chemin,  et  comment  il 
avait  recouvert  ^  les  pèlerins  et  amené  le  capitaine  Touquedillon. 

Puis  se  mirent  à  banqueter  joyeusement  tous  ensemble.  Ce- 
pendant Grandgousier  interrogeait  les  pèlerins  de  quel  pays  ils 
étaient,  dont  ils  venaient,  et  où  ils  allaient.  Lasdaller  pour  tous 
répondit  :  c  Seigneur,  je  suis  de  Saint-Genou  en  Berry,  cetui-ci 
est  de  Paluau,  cetui-ci  d'Onzay,  cetui-ci  est  d'Argy,  et  cetui- 
ci  est  de  Villebrenin.  Nous  venons  de  Saint-Sébastien  près  de 
Nantes,  et  nous  en  retournons  par  nos  petites  journées. 

—  Voire,  mais,  dit  Grandgousier,  qu'alliez-vous  faire  à  Saint- 
Sébastien? 

—  Nous  allions,  dit  Lasdaller,  lui  offrir  nos  votes  '  contre  la 
peste. 

—  O  !  dit  Grandgousier,  pauvres  gens,  estimez-vous  que  la 
peste  vienne  de  saint  Sébastien  ? 

—  Oui  vraiment,  dit  Lasdaller,  nos  prêcheurs  nous  l'affirment. 

—  Oui?  dit  Grandgousier,  les  faux  prophètes  vous  annoncent- 
ils  tels  abus?  Blasphèment- ils  en  cette  façon  les  justes  et  saints 
de  Dieu  qu'ils  les  font  semblables  aux  diables,  qui  ne  font  que 
mal  entre  les  humains,  comme  Homère  écrit  que  la  peste  fut 
mise  en  l'ost  *  des  Grégeois  par  Apollo,  et  comme  les  poètes 
feignent  un  grand  tas  de  Véjoves  '^  et  dieux  malfaisants?  Ainsi 
prêchait  à  Sinais  un  cafard  que  saint  Antoine  mettait  ie  feu  es 
jambes,  saint  Eutrope  faisait  les  hydropiques,  saint  Giklas  les 


I.  Mauvaise   rencontre.  —    2.  C'est  pourquoi,  —  3.  Pesait.    —    4.  Comparais«ait. 
5.  Accueil.  —  6.  Recouvré.  —  7.  Vœux.  —  8.  Armée.  ■—  9.  Dieux  malfaisants. 


GARGANTUA  —  123 

fols,  saint  Genou  les  gouttes.  Mais  je  le  punis  en  tel  exemple, 
quoiqu'il  m'appelât  hérétique,  que  depuis  ce  temps  cafard 
quiconque  n'est  osé  entrer  en  mes  terres,  et  m'ébahis  si  votre  roi 
les  laisse  prêcher  par  son  royaume  tels  scandales,  car  plus  sont 
à  punir  que  ceux  qui,  par  art  magique  ou  autre  engin*,  auraient 
mis  la  peste  par  le  pays.  La  peste  ne  tue  que  le  corps,  mais  tels 
imposteurs  empoisonnent  les  âmes.  » 

Lui  disant  ces  paroles,  entra  le  moine  tout  délibéré,  et  leur 
demanda  :  «  Dont  êtes-vous,  vous  autres  pauvres  hères? 

—  De  Saint-Genou,  dirent-ils. 

—  Et  comment,  dit  le  moine,  se  porte  l'abbé  Tranchelion,  le 
bon  buveur?  Et  les  moines,  quelle  chère  font-ils?  Le  corps  Dieu  ! 
ils  biscotent  vos  femmes,  cependant  qu'êtes  en  romivage  ^. 

—  Hin  hen!  dit  Lasdaller,  je  n'ai  pas  peur  de  la  mienne,  car 
qui  la  verra  de  jour  ne  se  rompra  jà  le  col  pour  l'aller  visiter  la 
nuit. 

—  C'est,  dit  le  moine,  bien  rentré  de  piques.  Elle  pourrait 
être  aussi  laide  que  Proserpine,  elle  aura,  par  Dieu,  la  saccade, 
puisqu'il  y  a  moines  autour,  car  un  bon  ouvrier  met  indifféren- 
tement  toutes  pièces  en  œuvre.  Que  j'aie  la  vérole  en  cas  que  ne 
les  trouviez  engrossées  à  votre  retour,  car  seulement  l'ombre 
du  clocher  d'une  abbaye  est  féconde. 

—  C'est,  dit  Gargantua,  comme  l'eau  du  Nil  en  Egypte,  si 
vous  croyez  Strabo,  et  Pline,  liv.  VII,  chap.  m.  Avisez  que  c'est  ^ 
de  la  miche,  des  habits  et  des  corps.  » 

Lors  dit  Grandgousier  :  «  Allez- vous-en,  pauvres  gens,  au  nom 
de  Dieu  le  créateur,  lequel  vous  soit  en  guide  perpétuelle,  et 
dorénavant  ne  soyez  faciles  à  ces  ocieux  ♦  et  inutiles  voyages. 
Entretenez  vos  familles,  travaillez,  chacun  en  sa  vacation  ^, 
instruez  ^  vos  enfants,  et  vivez  comme  vous  enseigne  le  bon 
apôtre  saint  Paul.  Ce  faisants,  vous  aurez  la  garde  de  Dieu,  des 
anges  et  des  saints  avec  vous,  et  n'y  aura  peste  ni  mal  qui  vous 
porte  nuisance.  »  Puis  les  mena  Gargantua  prendre  leur  réfec- 
tion en  la  salle  ;  mais  les  pèlerins  ne  faisaient  que  soupirer,  et 
dirent  à  Gargantua  :  «  O  que  heureux  est  le  pays  qui  a  pour  sei- 
gneur un  tel  homme  !  Nous  sommes  plus  édifiés  et  instruits  en  ces 
propos  qu'il  nous  a  tenus  qu'en  tous  les  sermons  que  jamais  nous 
furent  prêches  en  notre  ville. 

—  C'est,  dit  Gargantua,  ce  que  dit  Platon,  liv.  V  de  R&p., 


I.  Artifice.  —  2.  Pèlerinage.  —   3.  Comprenez  qu'il  s'agit.  —  4.  Oisifs.  —  5.   Profes- 
sion. —  6.  Instruisez. 


124  ~  LIVRE  I 

que  lors  les  républiques  seraient  heureuses  quand  les  rois  philo- 
sopheraient ou  les  philosophes  régneraient.  »  Puis  leur  fit  emplir 
leurs  besaces  de  vivres,  leurs  bouteilles  de  vin,  et  à  chacun  donna 
cheval  pour  soi  soulager  au  reste  du  chemin,  et  quelques  carolus 
pour  vivre. 

COMMENT    GRANDGOUSIER    TRAITA    HUMAINEMENT 
TOUQUEDILLON  PRISONNIER. 

TouQUEDiLLON  fut  présenté  à  Grandgousier  et  interrogé  par 
icelui  sur  l'entreprise  et  affaires  de  Picrochole,  quelle  fin  il  préten- 
dait par  ce  tumultuaire  vacarme.  A  quoi  répondit  que  sa  fin  et 
sa  destinée  était  de  conquêter  tout  le  pays,  s'il  pouvait,  pour 
l'injure  faite  à  ses  fouaciers.  «  C'est,  dit  Grandgousier,  trop  entre- 
pris :  qui  trop  embrasse  peu  étreint.  Le  temps  n'est  plus  d'ainsi 
conquêter  les  royaumes,  avec  dommage  de  son  prochain  frère 
Christian.  Cette  imitation  des  anciens  Hercules,  Alexandres, 
Annibals,  Spicions,  Césars  et  autres  tels,  est  contraire  à  la 
profession  *  de  l'évangile,  par  lequel  nous  est  commandé  garder, 
sauver,  régir  et  administrer  chacun  ses  pays  et  terres,  non  hos- 
tilement envahir  les  autres,  et  ce  que  les  Sarrasins  et  barbares 
jadis  appelaient  prouesses,  maintenant  nous  appelons  brigan- 
deries  et  méchancetés.  Mieux  eût-il  fait  soi  contenir  en  sa  maison, 
royalement  la  gouvernant,  qu'insulter  en  la  mienne,  hostile- 
ment la  pillant,  car  par  bien  la  gouverner  l'eût  augmentée,  par 
me  piller  sera  détruit.  Allez-vous-en,  au  nom  de  Dieu,  suivez 
bonne  entreprise,  remontrez  à  votre  roi  les  erreurs  que  connaîtrez, 
et  jamais  ne  le  conseillez  ayant  égard  à  votre  profit  particulier, 
car  avec  le  commun  ^  est  aussi  le  propre  perdu.  Quant  est  de 
votre  rançon,  je  vous  la  donne  entièrement,  et  veux  que  vous 
soient  rendues  armes  et  cheval  ;  ainsi  faut-il  faire  entre  voisins 
et  anciens  amis,  vu  que  cette  notre  différence  ^  n'est  point  guerre 
proprement. 

«  Comme  Platon,  li.  V,  de  Rep.,  voulait  être  non  guerre 
nommée,  ains  *  sédition,  quand  les  Grecs  mouvaient  armes  les 
uns  contre  les  autres,  ce  que  si  par  maie  '^  fortune  advenait,  il 
commande  qu'on  use  de  toute  modestie.  Si  guerre  la  nommez, 
elle  n'est  que  superficiaire  ^,  elle  n'entre  point  au  profond  cabi- 
net ^  de  nos  cœurs,  car  nul  de  nous  n'est  outragé  en  son  honneur, 


I.  Enseignement.  —  2.  Le  bien  commua.  —   3.  Ce  différend.  —  4.  Mais.  —    5.  Mau- 
vaise. —  6.  Superficielle,  —  7.  Coffre  secret. 


GARGANTUA  —  125 

et  n'est  question,  en  somme  totale,  que  de  rhabiller  quelque 
faute  commise  par  nos  gens,  j'entends  et  vôtres  et  nôtres,  la- 
quelle, encore  que  connussiez,  vous  deviez  laisser  couler  outre, 
car  les  personnages  querellants  étaient  plus  à  contemner  *  qu'à 
ramentevoir  ^,  mêmement  leur  satisfaisant  selon  le  grief,  comme 
je  me  suis  offert.  Dieu  sera  juste  estimateur  de  notre  différend, 
lequel  je  supplie  plutôt  par  mort  me  tollir^  de  cette  vie  et  mes 
biens  dépérir  devant  mes  yeux,  que  par  moi  ni  les  miens  en  rien 
soit  offensé.  » 

Ces  paroles  achevées,  appela  le  moine,  et  devant  tous  lui 
demanda  :  «  Frère  Jean,  mon  bon  ami,  êtes- vous  qui  avez  pris 
le  capitaine  Touquedillon  ici  présent? 

—  Sire,  dit  le  moine,  il  est  présent;  il  a  âge  et  discrétion*  ; 
j'aime  mieux  que  le  sachez  par  sa  confession  que  par  ma  parole.  » 

Adonc  dit  Touquedillon  :  «  Seigneur,  c'est  lui  véritablement 
qui  m'a  pris,  et  je  me  rends  son  prisonnier  franchement. 

—  L'avez- vous,  dit  Grandgousier  au  moine,  mis  à  rançon? 

—  Non,  dit  le  moine  ;  de  cela  je  ne  me  soucie. 

—  Combien,  dit  Grandgousier,  voudriez-vous  de  sa  prise? 

—  Rien,  rien,  dit  le  moine,  cela  ne  me  mène  pas.  » 

Lors  commanda  Grandgousier  que,  présent  Touquedillon, 
fussent  comptés  au  moine  soixante  et  deux  mille  saints  ^  pour 
celle  prise,  ce  que  fut  fait,  cependant  qu'on  fît  la  collation  audit 
Touquedillon,  auquel  demanda  Grandgousier  s'il  voulait  demeu- 
rer avec  lui  ou  si  mieux  aimait  retourner  à  son  roi.  Touquedillon 
répondit  qu'il  tiendrait  le  parti  lequel  il  lui  conseillerait  :  «  Donc, 
dit  Grandgousier,  retournez  à  votre  roi,  et  Dieu  soit  avec  vous  I  » 

Puis  lui  donna  une  belle  épée  de  Vienne,  avec  le  fourreau  d'or 
fait  à  belles  vignettes  d'orfèverie,  et  un  collier  d'or  pesant 
sept  cents  deux  mille  marcs,  garni  de  fines  pierreries,  à  l'estima- 
tion de  cent  soixante  mille  ducats,  et  dix  mille  écus  par  présent 
honorable.  Après  ces  propos,  monta  Touquedillon  sur  son  cheval. 
Gargantua,  pour  sa  sûreté,  lui  bailla  trente  hommes  d'armes  et 
six  vingts  archers  sous  la  conduite  de  Gymnaste,  pour  le  mener 
jusques  es  portes  de  la  Roche-Clermaud  si  besoin  était.  Icelui 
départi  ^,  le  moine  rendit  à  Grandgousier  les  soixante  et  deux 
mille  saints  qu'il  avait  reçu,  disant  :  «  Sire,  ce  n'est  ores  '  que 
vous  devez  faire  tels  dons.  Attendez  la  fin  de  cette  guerre,  car 
l'on  ne  sait  quels  affaires  pourraient  survenir,  et  guerre  faite 


I.  Dédaigner.  —    2.  Remettre  en  mémoire.  —    3.  Enlever.  —    4.   Discernement.  — 
5.  (Moimaie  d'or).  —  6.  Parti.  —  7.  Maintenant. 


126  —  LIVRE  I 

sans  bonne  provision  d'argent  n'a  qu'un  soupirail  *  de  vigueur. 
Les  nerfs  des  batailles  sont  les  pécunes  '. 

—  Donc,  dit  Grandgousier,  à  la  fin  je  vous  contenterai  par 
honnête  récompense,  et  tous  ceux  qui  m'auront  bien  servi,  » 

COMMENT  GRANDGOUSIER  MANDA  QUÉRIR  SES  LÉGIONS, 
ET  COMMENT  TOUQUEDILLON  TUA  HASTIVEAU,  PUIS 
FUT  TUÉ  PAR  LE  COMMANDEMENT  DE  PICROCHOLE. 

En  ces  mêmes  jours,  ceux  de  Bessé,  du  Marché  Vieux,  du  bourg 
Saint-Jacques,  du  Rainneau,  de  Parillé,  de  Rivière,  des  Roches- 
Saint-Paul,  du  Vaubreton,  de  Pautille,  du  Bréhemont,  du 
Pont-de-Clam,  de  Gravant,  de  Grandmont,  des  Bourdes,  de 
la  Villaumère,  de  Huymes,  de  Ligré,  de  Ussé,  de  Saint-Louant, 
de  Panzoust,  des  Couldreaulx,  de  Véron,  de  Coulaine,  de 
Chose,  de  Varennes,deBourgueiI,de  l' Ile-Bouchard,  du  Croulay, 
de  Narsay,  de  Cande,  de  Montsoreau  et  autres  lieux  confins, 
envoyèrent  devers  Grandgousier  ambassades  pour  lui  dire  qu'ils 
étaient  avertis  des  torts  que  lui  faisait  Picrochole,  et  pour  leur 
ancienne  confédération,  ils  lui  offraient  tout  leur  pouvoir,  tant 
de  gens  que  d'argent  et  autres  munitions  de  guerre. 

L'argent  de  tous  montait,  par  les  pactes  ^  qu'ils  lui  en- 
voyaient, six  vingt  quatorze  millions  deux  écus  et  demi  d'or. 
Les  gens  étaient  quinze  mille  hommes  d'armes,  trente  et  deux 
mille  chevaux-légers,  quatre  vingt  neuf  mille  arquebusiers, 
cent  quarante  mille  aventuriers,  onze  mille  deux  cents  canons, 
doubles  canons,  basilics  et  spiroles  *,  pionniers  quarante  sept 
mille  :  le  tout  soudoyé  ^  et  avitaillé^  pour  six  mois  et  quatre 
jours.  Lequel  offre  Gargantua  ne  refusa  ni  accepta  du  tout. Mais 
grandement  les  remerciant,  dit  qu'il  composerait' cette  guerre 
par  tel  engin  *  que  besoin  ne  serait  tant  empêcher  ^  de  gens  de 
bien.  Seulement  envoya  qui*"  amènerait  en  ordre  les  légions  les- 
quelles entretenait  ordinairement  en  ses  places  de  la  Devinière, 
de  Chaviny,  de  Gravot  et  Quinquenais,  montant  en  nombre 
deux  mille  cinq  cents  hommes  d'armes,  soixante  et  six  mille 
hommes  de  pied,  vingt  et  six  mille  arquebusiers,  deux  cents 
grosses  pièces  d'artillerie,  vingt  et  deux  mille  pionniers,  et  six 
mille  chevaux-légers,  tous  par  bandes,  tant  bien  assorties  de 


I.  Soupir.  —  2.  L'argent.  —  3.  Accords.  —  4.  (Sortes  de  bouches  à  feu). 
payée.  —  6.  Ravitaillé.  —  7.  Arrangerait.  —  8.  Artifice.  — 9.  Embarrasser, 
qu'un  qui. 


•   5-  Solde 
lo-  Quel- 
qu'un qui. 


GARGANTUA  ~  127 

leurs  trésoriers,  de  vivandiers,  de  maréchaux,  d'armuriers  et 
autres  gens  nécessaires  au  trac  *  de  bataille,  tant  bien  instruits 
en  art  militaire,  tant  bien  armés,  tant  bien  reconnaissants  et 
suivants  leurs  enseignes,  tant  soudains  à  entendre  et  obéir  à 
leurs  capitaines,  tant  expédiés  2  à  courir,  tant  forts  à  choquer  », 
tant  prudents  à  l'aventure,  que  mieux  ressemblaient  une  har- 
monie d'orgues  et  concordance  d'horloge  qu'une  armée  ou 
gendarmerie, 

Touquedillon,  arrivé,  se  présenta  à  Picrochole  et  lui  conta  au 
long  ce  qu'il  avait  fait  et  vu.  A  la  fin  conseillait,  par  fortes 
paroles,  qu'on  fît  appointement  *  avec  Grandgousier,  lequel  il 
avait  éprouvé  le  plus  homme  de  bien  du  monde,  ajoutant  que 
ce  n'était  ni  preu  ^  ni  raison  molester  ainsi  ses  voisins,  desquels 
jamais  n'avaient  eu  que  tout  bien,  et,  au  regard  du  principal, 
que  jamais  ne  sortiraient  de  cette  entreprise  qu'à  leur  grand 
dommage  et  malheur,  car  la  puissance  de  Picrochole  n'étar 
telle  qu'aisément  ne  les  pût  Grandgousier  mettre  à  sac.  Il  n'eut 
achevé  cette  parole  que  Hastiveau  dit  tout  haut  : 

«  Bien  malheureu:^;  est  le  prince  qui  est  de  tels  gens  servi, 
qui  tant  facilement  sont  corrompus,  comme  je  connais  Touque- 
dillon, car  je  vois  son  courage  tant  changé  que  volontiers  se 
fût  adjoint  à  nos  ennemis  pour  contre  nous  batailler  et  nous 
trahir,  s'ils  l'eussent  voulu  retenir.  Mais  comme  vertu  est  de 
tous,  tant  amis  qu'ennemis,  louée  et  estimée,  aussi  méchanceté 
est  tôt  connue  et  suspecte,  et  posé  ^  que  d'icelle  les  ennemis 
se  servent  à  leur  profit,  si  ont-ils  toujours  les  méchants  et 
traîtres  en  abomination.  » 

A  ces  paroles,  Touquedillon,  impatient,  tira  son  épée  et  en 
transperça  Hastiveau  un  peu  au-dessus  de  la  mamelle  gauche, 
dont  mourut  incontinent,  et,  tirant  son  coup  du  corps,  dit 
franchement  : 

«  Ainsi  périsse  qui  féaux  serviteurs  blâmera.  » 

Picrochole  soudain  entra  en  fureur,  et,  voyant  l'épée  et  four- 
reau tant  diapré,  dit  : 

—  «  T'avait- on  donné  ce  bâton  '  pour,  en  ma  présence, 
tuer  maUgnement  mon  tant  bon  ami  Hastiveau?  » 

Lors  commanda  à  ses  archers  qu'ils  le  missent  en  pièces,  ce  que 
lut  lait  sur  l'heure,  tant  cruellement  que  la  chambre  était 
toute  pavée  de  sang.   Puis   fit  honorablement  inhumer  le  corps 


I.  Train.   —    2.  Dégagés.   ■—    3.  Charger.    —    4.  Accommodement.  —   5.  Profit.  — 
6.  Posé  le  cas.  —  7.  Epée. 


128  -  LIVRE  I 

de  Hastiveau,  et  celui  de  Touquedillon  jeter  par  sus  les  murailles 
en  la  vallée. 

Les  nouvelles  de  ces  outrages  furent  sues  par  toute  l'armée,, 
dont  plusieurs  commencèrent  à  murmurer  contre  Picrochole, 
tant  que  Grippeminault  lui  dit  : 

«  Seigneur,  je  ne  sais  quelle  issue  sera  de  cette  entreprise.  Je 
vois  vos  gens  peu  confermés^  en  leurs  courages.  Ils  considèrent 
que  nous  sommes  ici  mal  pourvus  de  vivres,  et  jà  beaucoup 
diminués  en  nombre  par  deux  ou  trois  issues  ^  Davantage  ^  il 
vient  grand  renfort  de  gens  à  vos  ennemis.  Si  nous  sommes 
assiégés  une  fois,  je  ne  vois  point  comment  ce  ne  soit  à  notre 
ruine  totale. 

—  Bren,  bren*!  dit  Picrochole,  vous  semblez  les  anguilles 
de  Melun  :  vous  criez  avant  qu'on  vous  écorche.  Laissez-les 
seulement  venir.  » 


COMMENT  GARGANTUA  ASSAILLIT  PICROCHOLE  DEDANS 
LA  ROCHE-CLERMAUD  ET  DÉFIT  L'ARMÉE  DUDIT  PICRO- 
CHOLE. 

Gargantua  eut  la  charge  totale  de  l'armée.  Son  père  de- 
meura en  son  fort,  et  leur  donnant  courage  par  bonnes  paroles, 
promit  grand  dons  à  ceux  qui  feraient  quelques  prouesses.  Puis 
gagnèrent  le  gué  de  Vède,  et  par  bateaux  et  ponts  légèrement 
faits,  passèrent  outre  d'une  traite.  Puis,  considérant  l'assiette 
de  la  ville,  qui  était  en  lieu  haut  et  avantageux,  délibéra  celle 
nuit  sur  ce  qu'était  de  faire.  Mais  Gymnaste  lui  dit  : 

«  Seigneur,  telle  est  la  nature  et  complexion  des  Français 
qu'ils  ne  valent  qu'à  la  première  pointe.  Lors  ils  sont  pires  que 
diables.  Mais  s'ils  séjournent,  ils  sont  moins  que  femmes.  Je  suis 
d'avis  qu'à  l'heure  présente,  après  que  vos  gens  auront  quelque 
peu  respiré  et  repu,  fassiez  donner  l'assaut.  » 

L'avis  fut  trouvé  bon.Adonc  produit  toute  son  armée  en  plein 
camp  s,  mettant  les  subsides  ®  du  côté  de  la  montée.  Le  moine  prit 
avec  lui  six  enseignes  de  gens  de  pied,  et  deux  cents  hommes 
d'armes,  et,  en  grande  diligence,  traversa  les  marais  et  gagna 
au-dessus  le  Puy  jusques  au  grand  chemin  de  Loudun. 

Cependant  l'assaut  continuait  :  les  gens  de  Picrochole  ne  sa- 


ï.  Affennis.  —  2.  Sorties.  —  3.  En  outre.  —  4.  Merde,  merde  !  —  5.  Champ.  —  0,  La 
réserve. 


GARGANTUA  —  129 

vaient  si  le  meilleur  était  sortir  hors  et  les  recevoir,  ou  bien  garder 
la  ville  sans  bouger.  Mais  furieusement  sortit  ^  avec  quelque  bande 
d'hommes  d'armes  de  sa  maison,  et  là  fut  reçu  et  festoyé  à 
grands  coups  de  canon  qui  grêlaient  devers  les  coteaux,  dont  les 
gargantuistes  se  retirèrent  au  val,  pour  mieux  donner  lieu  à 
l'artillerie.  Ceux  de  la  ville  défendaient  le  mieux  que  pouvaient, 
mais  les  traits  passaient  outre  par  dessus,  sans  nul  férir  -.  Aucuns 
de  la  bande,  sauvés  de  l'artillerie,  donnèrent  fièrement  ^  sur  nos 
gens,  mais  peu  profitèrent,  car  tous  furent  reçus  entre  les  ordres  * 
et  là  rués  ^  par  terre.  Ce  que  voyants,  se  voulaient  retirer,  mais 
cependant  le  moine  avait  occupé  le  passage,  par  quoi  se  mirent 
en  fuite  sans  ordre  ni  maintien.  Aucuns  voulaient  leur  donner 
la  chasse,  mais  le  moine  les  retint,  craignant  que,  suivants  les 
fuyants,  perdissent  leurs  rangs  et  que,  sur  ce  point,  ceux  de  la 
ville  chargeassent  sur  eux.  Puis,  attendant  quelque  espace  et  nul 
ne  comparant  ^  à  rencontre  ,  envoya  le  duc  Phrontiste  pour 
admonester  Gargantua  à  ce  qu'il  avançât  pour  gagner  le  coteau 
à  la  gauche,  pour  empêcher  la  retraite  de  Picrochole  par  cette 
porte.  Ce  que  fit  Gargantua  en  toute  diligence,  et  y  envoya 
quatre  légions  de  la  compagnie  de  Sébaste  ;  mais  si  tôt  ne  purent 
gagner  le  haut  qu'ils  ne  rencontrassent  en  barbe  ''  Picrochole,  et 
ceux  qui  avec  lui  s'étaient  épars  *. 

Lors  chargèrent  sus  raidement,  toutefois  grandement  furent 
endommagés  par  ceux  qui  étaient  sur  les  murs,  en  coups  de  trait 
et  artillerie.  Quoi  voyant  Gargantua,  en  grande  puissance  alla 
les  secourir,  et  commença  son  artillerie  à  heurter  sur  ce  quartier 
de  murailles,  tant  que  toute  la  force  de  la  ville  y  fut  révoquée  ^. 
Le  moine  voyant  celui  côté,  lequel  il  tenait  assiégé,  dénué  de 
gens  et  gardes,  magnaniment  tira  vers  le  fort,  et  tant  fit  qu'il 
monta  sus***,  lui  et  aucuns  de  ses  gens,  pensant  que  plus  de  crainte 
et  de  frayeur  donnent  ceux  qui  surviennent  à  un  conflit  que  ceux 
qui  lors  à  leur  force  combattent.  Toutefois  ne  fit  onques  effroi  ii 
jusques  à  ce  que  tous  les  siens  eussent  gagné  la  muraille, 
excepté  les  deux  cents  hommes  d'armes  qu'il  laissa  hors  pour  les 
hasards. 

Puis  s'écria  horriblement,  et  les  siens  ensemble,  et  sans  résis- 
tance tuèrent  les  gardes  d'icelle  porte,  et  l'ouvrirent  es  hommes 
d'armes,  et  en  toute  fierté**  coururent  ensemble  vers  la  porte  de 


I.  (Sous-entendez  :  Picrochole).  —  2.  Frapper.  —  3.  Furieusement.  —  4.  Rangs.  — 
5.  Abattus.  —  6.  Comparaissant.  —  7.  Face  à  face.  —  8.  Dispersés.  —  9.  Rappelée.  — 
10.  Dessus.  —  n.  Clameurs  destinées  à  effrayer.  —  12.  Fureur. 

FABSIATS    —  I  O 


130  —  LIVRE  I 

l'orient  où  était  le  désarroi,  et  par  derrière  renversèrent  toute 
leur  force. 

Voyants  les  assiégés  de  tous  côtés,  et  les  gargantuistes  avoir 
gagné  la  ville,  se  rendirent  au  moine  à  merci.  Le  moine  leur  fit 
rendre  les  bâtons  ^  et  armes,  et  tous  retirer  et  resserrer  par  ^ 
les  églises,  saisissant  tous  les  bâtons  des  croix,  et  commettant 
gens  es  portes  pour  les  garder  d'issir  2.  Puis,  ouvrant  celle 
porte  orientale,  sortit  au  secours  de  Gargantua.  Mais  Picrochole 
pensait  que  le  secours  lui  venait  de  la  ville,  et  par  outrecuidance 
se  hasarda  plus  que  devant,  jusques  à  ce  que  Gargantua  s'écria  : 

«  Frère  Jean,  mon  ami,  frère  Jean,  en  bon  heur  ♦  soyez 
venu  !  » 

Adonc  connaissant  Picrochole  et  ses  gens  que  tout  était 
désespéré,  prirent  la  fuite  en  tous  endroits.  Gargantua  les  pour- 
suivit jusque  près  Vaugaudry,  tuant  et  massacrant,  puis  sonna 
la  retraite. 


COMMENT  PICROCHOLE  FUYANT  FUT  SURPRIS  DE  MALES^ 
FORTUNES,  ET  CE  QUE  FIT  GARGANTUA  APRÈS  LA  BA- 
TAILLE. 

Picrochole,  ainsi  désespéré,  s'enfuit  vers  l'Ile-Bouchart, 
et  au  chemin  de  Rivière  son  cheval  broncha  parterre,  à  quoi  tant 
fut  indigné  que  de  son  épée  le  tua  en  sa  choie ^.  Puis  ne  trouvant 
personne  qui  le  remontât,  voulut  prendre  un  âne  du  moulin  qui 
là  auprès  était;  mais  les  meuniers  le  meurtrirent  tout  de  coups, 
et  le  détroussèrent  de  ses  habillements,  et  lui  baillèrent  pour  soi 
couvrir  une  méchante  séquenie  '.  Ainsi  s'en  alla  le  pauvre  colé- 
rique ;  puis  passant  l'eau  au  Port-Huault,  et  racontant  ses 
maies  fortunes  ^,  fut  avisé  par  une  vieille  lourpidon  ^  que  son 
royaume  lui  serait  rendu  à  la  venue  des  coquecigrues  ;  depuis 
ne  sait-on  qu'il  est  devenu.  Toutefois  l'on  m'a  dit  qu'il  est  de 
présent  pauvre  gagne-denier  à  Lyon,  colère  comme  devant, 
et  toujours  se  guémente  *^  à  tous  étrangers  de  la  venue  des  coque- 
cigrues, espérant  certainement,  selon  la  prophétie  de  la  vieille, 
être  à  leur  venue  réintégré  en  son  royaume. 

Après  leur  retraite,  Gargantua  premièrement  recensa  les  gens, 
et  trouva  que  peu  d'iceux  étaient  péris  en  la  bataille,  savoir  est 


I.  Epées.  —  2.  Dans.  —  3.  Sortir.  —    4.  Chance.  —    5.  Mauvaises.  —  6. 
7.  Souquenille.  —  8.  Infortunes.  — 9.  Riba\ide.  —  10.  S'enquiert. 


Colère.— 


GARGANTUA  —  131 

quelques  gens  de  pied  de  la  bande  du  capitaine  Tolmère,  et  Pono- 
crates,  qui  avait  un  coup  d'arquebuse  en  son  pourpoint.  Puis 
les  fit  rafraîchir  chacun  par  sa  bande,  et  commanda  es  tréso- 
riers que  ce  repas  leur  fût  défrayé  et  payé,  et  que  l'on  ne  fit 
outrage  quelconque  en  la  ville,  vu  qu'elle  était  sienne,  et  après 
leur  repas,  ils  comparussent  en  la  place  devant  le  château,  et  là 
seraient  payés  pour  six  mois.  Ce  que  fut  fait  :  puis  fit  convenir^ 
devant  soi  en  ladite  place  tous  ceux  qui  là  restaient  de  la  part  - 
de  Picrochole,  esquels,  présents  tous  ses  princes  et  capitaines, 
parla  comme  s'ensuit. 

LA  CONCION^  QUE  FIT  GARGANTUA  ES  VAINCUS. 

«  Nos  pères,  aïeux  et  ancêtres  de  toute  mémoire  ont  été  de 
ce  sens  et  cette  nature  que,  des  batailles  par  eux  consommées, 
ont  pour  signe  mémorial  des  triomphes  et  victoires  plus  volon- 
tiers érigé  trophées  et  monuments  es  coeurs  des  vaincus,  par 
grâce,  que  es  terres  par  eux  conquêtées,  par  architecture,  car 
plus  estimaient  la  vive  souvenance  des  humains  acquise  par 
libéralité  que  la  mute*  inscription  des  arcs,  colonnes  et  pyramides 
sujette  es  calamités  de  l'air  et  envie  d'un  chacun. 

a  Souvenir  assez  vous  peut  de  la  mansuétude  dont  ils  usèrent 
envers  les  Bretons,  à  la  journée  de  Saint-Aubin-du-Cormier  et  à 
la  démoUtion  de  Parthenay.  Vous  avez  entendu,  et  entendant 
admirez  le  bon  traitement  qu'ils  firent  es  barbares  de  Spagnola  ^ 
qui  avaient  pillé,  dépopulé  ^  et  saccagé  les  fins  '  maritimes  d'Olon- 
ne  et  Talmondais.  Tout  ce  ciel  a  été  remph  des  louanges  et  gra- 
tulations  que  vous-mêmes  et  vos  pères  fîtes  lorsque  Alpharbal, 
roi  de  Canarre,  non  assouvi  de  ses  fortunes,  envahit  furieusement 
le  pays  d'Aunis,  exerçant  la  piratique  »  en  toutes  les  îles  Armo- 
riques  et  régions  confines.  Il  fut,  en  juste  bataille  navale,  pris 
et  vaincu  de  mon  père,  auquel  Dieu  soit  garde  et  protecteur. 
Mais  quoi?  Au  cas  que  les  autres  rois  et  empereurs,  voire  qui  se 
font  nommer  catholiques,  l'eussent  misérablement  traité,  dure- 
ment emprisonné,  et  rançonné  extrêmement,  il  le  traita  courtoi- 
sement, amiablement,  le  logea  avec  soi  en  son  palais  et,  par  in- 
croyable débonnaireté,  le  renvoya  en  sauf-conduit,  chargé  de 
dons,  chargé  de  grâces,  chargé  de  toutes  ofîices  d'amitié. 

«  Qu'en  est-il  avenu?  Lui  retourné  en  ses  terres,  fit  assembler 


I. Assembler.  —  2.  Du  parti.  —  3.  Harangue.  —   4.  Muette.  —  5,  Espanola  (Haïti.) 
-  6.  Dépeuplé.  —  7.  Frontières.  —  S.  Piraterie. 


132  —  LIVRE  I 

tous  les  princes  et  états  de  son  royaume,  leur  exposa  rhumanité 
qu'il  avait  en  nous  connue,  et  les  pria  sur  ce  délibérer,  en  façon 
que  le  monde  y  eût  exemple,  comme  avait  jà  en  nous  de  gra- 
cieuseté honnête,  aussi  en  eux  de  honnêteté  gracieuse.  Là  fut 
décrété,  par  consentement  unanime,  que  l'on  offrirait  entière- 
ment leurs  terres,  domaines  et  royaume,  à  en  faire  selon  notre 
arbitre. 

«  Alpharbal,  en  propre  personne,  soudain  retourna  avec  neuf 
mille  trente  et  huit  grandes  naufs  onéraires  *,  menant  non 
seulement  les  trésors  de  sa  maison  et  lignée  royale,  mais  presque 
de  tout  le  pays,  car  soi  embarquant  pour  faire  voile  au  vent 
vesten  *  nord  est,  chacun  à  la  foule  jetait  dedans  icelles  or, 
argent,  bagues,  joyaux,  épiceries,  drogues  et  odeurs  aromatiques, 
papegais  ',  péhcans,  guenons,  civettes,  genettes,  porc-épics. 
Point  n'était  fils  de  bonne  mère  réputé  qui  dedans  ne  jetât 
ce  qu'avait  de  singulier. 

«  Arrivé  que  fut,  voulait  baiser  les  pieds  de  mon  dit  père  :  le 
fait  fut  estimé  indigne  et  ne  fut  toléré,  ains  *  fut  embrassé  socia- 
blement  ;  offrit  ses  présents  :  ils  ne  furent  reçus,  par  trop  être 
excessifs  ;  se  donna  mancipe*  et  serf  volontaire,  soi  et  sa  posté- 
rité :  ce  ne  fut  accepté,  par  ne  sembler  équitable  ;  céda,  par  le 
décret  des  états,  ses  terres  et  royaume,  offrant  la  transaction  et 
transport  signé,  scellé  et  ratifié  de  tous  ceux  qui  faire  le  devaient: 
ce  fut  totalement  refusé  et  les  contrats  jetés  au  feu.  La  fin  fut 
que  mon  dit  père  commença  lamenter  de  pitié  et  pleurer  copieu- 
sement, considérant  le  franc  vouloir  et  simplicité  des  Canarriens, 
et  par  mots  exquis  et  sentences  congrues,  diminuait  le  bon  tour  ^ 
qu'il  leur  avait  fait,  disant  ne  leur  avoir  fait  bien  qui  fût  à  l'es- 
timation d'un  bouton,  et,  si  rien  d'honnêteté  leur  avait  montré, 
il  était  tenu  de  ce  faire.  Mais  tant  plus  l'augmentait  Alpharbal. 

«  Quelle  fut  l'issue?  En  lieu  que,  pour  sa  rançon,  prise  à 
toute  extrémité,  eussions  pu  tyranniquement  exiger  vingt  fois 
cent  mille  écus,  et  retenir  pour  otagers  '  ses  enfants  aînés,  ils 
se  sont  faits  tributaires  perpétuels,  et  obligés  nous  bailler  par 
chacun  an  deux  millions  d'or  affiné  à  vingt-quatre  carats.  Ils 
nous  furent  l'année  première  ici  payés  ;  la  seconde,  de  franc 
vouloir,  en  payèrent  xxiij  cents  mille  écus  ;  la  tierce,  xxvj 
cents  mille  ;  la  quarte,  trois  millions,  et  tant  toujours  croissant 
de  leur  bon  gré  que  serons  contraints  leur  inhiber  de  rien  plus 


I.  Navires  de  transport.  —  2.  Ouest.  —  3.  Perroquets.  —  4.  Mais.  —  5.  Esclave.  —  6.  Le 
bon  procédé.  —  7.  Otages. 


GARGANTUA  —  133 

nous  apporter.  C'est  la  nature  de  gratuité,  car  le  temps,  qui 
toute  chose  ronge  et  diminue,  augmente  et  accroît  les  bien- 
faits, parce  qu'un  bon  tour,  libéralement  fait  à  homme  de  raison, 
croît  continuement  par  noble  pensée  et  remembrance.  Ne  vou- 
lant donc  aucunement  dégénérer  de  la  débonnaireté  héréditaire 
de  mes  parents,  maintenant  je  vous  absous  et  délivre,  et  vous 
rends  francs  et  libères  ^  comme  par  avant. 

«  D'abondant  2,  serez  à  l'issue  des  portes  payés  chacun  pour 
trois  mois,  pour  vous  pouvoir  retirer  en  vos  maisons  et  familles, 
et  vous  conduiront  en  saulveté  '  six  cents  hommes  d'armes  et 
huit  mille  hommes  de  pied  sous  la  conduite  de  mon  écuyer 
Alexandre,  afin  que  par  les  paysans  ne  soyez  outragés.  Dieu  soit 
avec  vous.  Je  regrette  de  tout  mon  cœur  que  n'est  ici  Picrochole, 
car  je  lui  eusse  donné  à  entendre  que,  sans  mon  vouloir,  sans 
espoir  d'accroître  ni  mon  bien  ni  mon  nom,  était  faite  cette 
guerre.  Mais  puisqu'il  est  éperdu*  et  ne  sait-on  où  ni  comment  est 
évanoui,  je  veux  que  son  royaume  demeure  entier  à  son  fils, 
lequel  par  ce  qu'est  par  trop  bas  d'âge  (car  il  n'a  encore  cinq  ans 
accomplis)  sera  gouverné  et  instruit  par  les  anciens  princes  et  gens 
savants  du  royaume. Et  par  autant^  qu'un  royaume  ainsi  désolé 
serait  facilement  ruiné  si  on  ne  réfrénait  la  convoitise  et  ava- 
rice des  administrateurs  d'icelui,  j'ordonne  et  veux  que  Pono- 
crates  soit  sur  tous  ses  gouverneurs  entendant  ^,  avec  autorité 
à  ce  requise,  et  assidu  avec  l'enfant  jusques  à  ce  qu'il  le  connaîtra 
idoine"^  de  pouvoir  par  soi  régir  et  régner. 

a  Je  considère  que  facihté  trop  énervée  et  dissolue  de  pardonner 
es  malfaisants  leur  est  occasion  de  plus  légèrement  derechef 
mal  faire,  par  cette  pernicieuse  confiance  de  grâce.  Je  considère 
que  Moïse,  le  plus  doux  homme  qui  de  son  temps  fût  sur  la  terre, 
aigrement  *  punissait  les  mutins  et  séditieux  on  ^  peuple  d'Israël. 
Je  considère  que  Jules  César,  empereur  tant  débonnaire  que  de 
lui  dit  Cicéron  que  sa  fortune  rien  plus  souverain  n'avait  sinon 
qu'il  pouvait,  et  sa  vertu  meilleur  n'avait  sinon  qu'il  voulait 
toujours  sauver  et  pardonner  à  un  chacun,  icelui  toutefois,  ce 
nonobstant,  en  certains  endroits  punit  rigoureusement  les 
auteurs  de  rébellion. 

«  A  ces  exemples,  je  veux  que  me  livrez  avant  le  départir  ^^, 
premièrement  ce  beau  Marquet,  qui  a  été  source  et  cause  pre- 
mière de  cette  guerre  pax  sa  vaine  outrecuidance  ;  secondement. 


I.  Libres.  —  2.  De  plus.  —  3.  Sûreté.  —  4.   Perdu  complètement.  —  5.  Par  cela  que. 
—  6.  Contrôleur.  —  7.  Capable.  —  8.  Sévèrement.  —  9.  Au.  —  10.  Départ. 


134  —  Ll  VRE  1 

ses  compagnons  fouaciers,  qui  furent  négligents  de  corriger  sa 
tête  folle  sur  l'instant  ;  et  finalement  tous  les  conseillers,  capi- 
taines, officiers  et  domestiques  de  Picrochole,  lesquels  l'auraient 
incité,  loué,  ou  conseillé  de  sortir  *  ses  limites  pour  ainsi  nous 
inquiéter.  » 


COMMENT    LES    VICTEURS*    GARGANTUJSTES    FURENT 
RÉCOMPENSÉS   APRÈS   LA    BATAILLE. 


Cette  concion'  faite  par  Gargantua,  furent  livrés  les  séditieux 
par  lui  requis,  exceptés  Spadassin,  Merdaille  et  Menuail,  lesquels 
étaient  fuis  six  heures  devant  la  bataille,  l'un  jusques  au  col 
de  Laignel,  d'une  traite,  l'autre  jusques  au  val  de  Vire,  l'autre 
jusques  à  Logroine  *,  sans  derrière  soi  regarder  ni  prendre  haleine 
par  chemin,  et  deux  fouaciers,  lesquels  périrent  en  la  journée. 
Autre  mal  ne  leur  fit  Gargantua,  sinon  qu'il  les  ordonna  pour 
tirer  les  presses  à  son  imprimerie,  laquelle  il  avait  nouvellement 
instituée. 

Puis  ceux  qui  là  étaient  morts,  il  fît  honorablement  inhu- 
mer en  la  vallée  des  Noirettes  et  au  camp  de  Brûlevieille.  Les 
navrés  ^  il  ât  panser  et  traiter  en  son  grand  nosocome  ^, 
Après,  avisa  es  dommages  faits  en  la  ville  et  habitants,  et  les 
fit  rembourser  de  tous  leurs  intérêts,  à  leur  confession  et  ser- 
ment, et  y  fit  bâtir  un  fort  château,  y  commettant  gens  et  guet, 
pour  à  l'avenir  mieux  soi  défendre  contre  les  soudaines  émeutes. 
Au  départir  '',  remercia  gracieusement  tous  les  soudards  de  ses 
légions,  qui  avaient  été  à  cette  défaite,  et  les  renvoya  hiverner 
en  leurs  stations  et  garnisons,  exceptés  aucuns  de  la  légion  décu- 
mane^  lesquels  il  avait  vu  en  la  journée  faire  quelques  prouesses, 
tt  les  capitaines  dés  bandes,  lesquels  il  amena  avec  soi  devers 
Grandgousier. 

A  la  vue  et  venue  d'iceux,  le  bon  homme  fut  tant  joyeux  que 
possible  ne  serait  le  décrire.  Adonc  leur  fit  un  festin  le  plus 
magnifique,  le  plus  abondant,  et  le  plus  délicieux  que  fût  vu 
depuis  le  temps  du  roi  Assuère.  A  l'issue  de  table,  il  distribua  à 
chacun  d'iceux  tout  le  parement  *  de  son  buffet,  qui  était  au 
poids  de  dix  huit  cents  mille  quatorze  besants  d'or,  en  grands 


I.  (Sous-entendez  :  de). —  2.  Vainqueurs.  —  3,  Harangue.  —  4.  Logrono. —  5.  Blessés. 
—  6.  Hôpital.  —    7.  Au  départ.  —  8.  Dixième.  —  9.  La  garniture. 


GARGANTUA  —  135 

vases  d'antique,  grands  pots,  grands  bassins,  grands  tasses, 
coupes,  potets,  candélabres,  calathes^  nacelles,  violiers  2,  dra- 
geoirs  et  autre  telle  vaisselle  toute  d'or  massif,  outre  la  pierrerie, 
émail  et  ouvrage,  qui  par  estime  de  tous  excédait  en  prix  la 
matière  d'iceux.  Plus,  leur  fit  compter  de  ses  coffres  à  chacun 
douze  cents  mille  écus  comptants,  et  d'abondant  *  à  chacun 
d'iceux  donna  à  perpétuité  (excepté  s'ils  mouraient  sans 
hoirs)  ses  châteaux  et  terres  voisines,  selon  que  plus  leur  étaient 
commodes.  A  Ponocrates  donna  la  Roche-Clermaud  ;  à  Gym- 
naste, le  Coudray  ;  à  Eudémon,  Montpensier  ;  le  Rivau,  à  Tol- 
mère;  à  Ithybole,  Montsoreau;  à  Acamas,  Cande;  Varennes  à 
Chironacte  ;  Gravot  à  Sébaste  ;  Quinquenais  à  Alexandre  ; 
Ligré  à  Sophrone,  et  ainsi  de  ses  autres  places. 


COMMENT  GARGANTUA  FIT  BATIR  POUR  LE  MOINE 
V ABBAYE  DE  THÊLÈME. 


Restait  seulement  le  moine  à  pourvoir,  lequel  Gargantua  vou- 
lait faire  abbé  de  Seuillé,  mais  il  le  refusa.  Il  lui  voulut  donner 
l'abbaye  de  Bourgueil  ou  de  Saint-Fiorent,  laquelle  mieux  lui 
duirait  ♦,  ou  toutes  deux,  s'il  les  prenait  à  gré.  Mais  le  moine 
lui  fit  réponse  péremptoire  que  de  moines  il  ne  voulait  charge  ni 
gouvernement  :  «  Car  comment,  disait-il,  pourrai-je  gouverner 
autrui,  qui  moi-même  gouverner  ne  saurais?  S'il  vous  semble 
que  je  vous  aie  fait,  et  que  puisse  à  l'avenir  faire  service  agréable, 
octroyez-moi  de  fonder  une  abbaye  à  mon  devis  ^.  »  La  demande 
plut  à  Gargantua,  et  offrit  tout  son  pays  de  Thélème,  jouxte 
la  rivière  de  Loire,  à  deux  lieues  de  la  grande  forêt  du  Port- 
Huault,  et  requit  à  Garga,ntua  qu'il  instituât  sa  religion^  au 
contraire  de  toutes  aatres. 

«  Premièrement  donc,  dit  Gargantua,  il  n'y  faudra  jà 
bâtir  murailles  au  circuit,  car  toutes  autres  abbayes  sont 
fièrement  '  murées. 

—  Voire,  dit  le  moine,  et  non  sans  cause  :  où  mur  y  a,  et 
devant,  et  derrière,  y  a  force  murmure,  envie,  et  conspiration 
mutue  8...  » 

Davantage  *,  vu  que  en  certains  couvents  de  ce  monde    est 


I.  Coupes.  —  2.  Vases  à  fleurs.  —  3   En  outre.  —  4.  Conviendrait.  —  5  Plan, 
6.  Règle  religieuse.  —  7.  Furieusement.  —  8.  Mutuelle.  —  9.  En  outre. 


13G  —  LIVRE  I 

en  usance  que  si  femme  aucune  y  entre  (j'entends  des  prudes  et 
pudiques),  on  nettoie  la  place  par  laquelle  elles  ont  passé, 
fut  ordonné  que  si  religieux  ou  religieuses  y  entrait  par  cas 
fortuit,  on  nettoierait  curieusement  *  tous  les  lieux  par  lesquels 
auraient  passé,  et  parce  que  es  religions  de  ce  monde  tout 
compassé,  limité  et  réglé  par  heures,  fut  décrété  que  là  ne  serait 
horloge,  ni  cadran  aucun.  Mais,  selon  les  occasions  et  opportu- 
nités, seraient  toutes  les  œuvres  dispensées:  «Car, disait  Gargan- 
tua, la  plus  vraie  perte  du  temps  qu'il  sût  était  de  compter  les 
heures.  Quel  bien  en  vient-il?  et  la  plus  grande  rêverie -du  monde 
était  soi  gouverner  au  son  d'une  cloche,  et  non  au  dicté  ^  de 
bon  sens  et  entendement.  » 

Item,  parce  qu'en  icelui  temps  on  ne  mettait  en  religion  des 
femmes,  sinon  celles  qu'étaient  borgnes,  boiteuses,  bossues, 
laides,  défaites,  folles,  insensées,  maléficiées  *  et  tarées,  ni  les 
hommes,  sinon  catarrés^,  mal  nés,  niais  et  empêche  ^  de  maison... 

«  A  propos,  dit  le  moine,  une  femme  qui  n'est  ni  belle  ni 
bonne,  à  quoi  vaut  toile  '  ? 

—  A  mettre  en  religion,  dit  Gargantua. 

—  Voire,  dit  le  moine,  et  à  faire  des  chemises.  » 

—  ...  fut  ordonné  que  là  ne  seraient  reçues,  sinon  les  belles, 
bien  formées  et  bien  naturées  ^,  et  les  beaux,  bien  formés  et  bien 
natures. 

Item,  parce  que  es  couvents  des  femmes  n'entraient  les 
hommes,  sinon  à  l'emblée  ^  et  clandestinement,  fut  décrété  que 
jà  ne  seraient  là  les  femmes  au  cas  que  n'y  fussent  les  hommes, 
ni  les  hommes  en  cas  qui  n'y  fussent  les  femmes. 

Item,  parce  que  tant  hommes  que  femmes,  une  fois  reçues 
en  rehgion,  après  l'an  de  probation,  étaient  forcés  et  astreints 
y  demeurer  perpétuellement  leur  vie  durante,  fut  établi  que  tant 
hommes  que  femmes  là  reçus  sortiraient  quand  bon  leur  sem- 
blerait, franchement  et  entièrement. 

Item,  parce  que  ordinairement  les  religieux  faisaient  trois 
vœux,  savoir  est  de  chasteté,  pauvreté  et  obédience,  fut  cons 
titué  que  là  honorablement  on  pût  être  marié,  que  chacun  fût 
riche  et  vécût  en  liberté.  Au  regard  de  l'âge  légitime,  les  femmes 
y  étaient  reçues  depuis  dix  jusques  à  quinze  ans,  les  hommes, 
depuis  douze  jusques  à  dix  et  huit. 


I.  Soigneusement.  —  2.  Folie.  —  3.  Prescription.  —  4.  Difformes.  —  3,  Catarrheux. 
—  6.  Embarras.  —      (Prononcez  :  telle.  Jeu  de  mots).  —  8.  De  beau  naturel.  —  9.  A  la 

dérobée. 


GARGANTUA  —  137 


COMMENT   FUT   BATIE  ET  DOTÉE   U ABBAYE  DES 
THÉLÊMITES. 

Pour  le  bâtimentet  assortiment  ^  de  l'abbaye,  Gargantua  fit 
livrer  de  comptant  vingt  et  sept  cents  mille  huit  cents  trente  et 
un  moutons  à  la  grand' laine  -,  et  par  chacun  an,  jusques  à  ce 
que  le  tout  fût  parfait,  assigna  sur  la  recette  de  la  Dive  seize 
cents  soixante  et  neuf  mille  écus  au  soleil,  et  autant  à  l'étoile 
poussinière  ^.  Pour  la  fondation  et  entretènement  *  d'icelle, 
donna  à  perpétuité  vingt  trois  cents  soixante  neuf  mille  cinq 
cents  quatorze  nobles  à  la  rose  ^  de  rente  foncière,  indemnes  '^, 
amortis  et  solvables  par  chacun  an  à  la  porte  de  l'abbaye,  et  de 
ce,  leur  passa  belles  lettres. 

Le  bâtiment  fut  en  figure  hexagone,  en  telle  façon  qu'à  chacun 
angle  était  bâtie  une  grosse  tour  ronde,  à  la  capacité  de  soixante 
pas  en  diamètre,  et  étaient  toutes  pareilles  en  grosseur  et  por- 
trait '.  La  rivière  de  Loire  découlait  sur  l'aspect  de  septen- 
trion. Au  pied  d'icelle  était  une  des  tours  assise,  nommée  Artice. 
En  tirant  vers  l'orient  était  une  autre  nommée  Calaer,  L'autre 
en  suivant,  Anatole  ;  l'autre  après,  Mésembrine  ;  l'autre  après, 
Hespérie  ;  la  dernière,  Crière.  Entre  chacune  tour  était  espace 
de  trois  cents  douze  pas.  Le  tout  bâti  à  six  étages,  comprenant  les 
caves  sous  terre  pour  un.  Le  second  était  voûté  à  la  forme  d'une 
anse  de  panier,  le  reste  était  embrunché  *  de  gui  ^  de  Flandres 
à  forme  de  culs-de-lampes.  Le  dessus  couvert  d'ardoise  fine,  avec 
l'endossure^®  de  plomb,  à  figures  de  petits  mannequins  et  ani- 
maux bien  assortis  et  dorés,  avec  les  gouttières  qui  issaient  ** 
hors  la  muraille  entre  les  croisées,  peintes  en  figure  diagonale  d'or 
et  azur  jusques  en  terre,  où  finissaient  en  grands  échenaux  '^-, 
qui  tous  conduisaient  en  la  rivière  par-dessous  le  logis. 

Ledit  bâtiment  était  cent  fois  plus  magnifique  que  n'est  Boni- 
vet,  ni  Chambourg  i',  ni  Chantilly  ;  car  en  icelui  étaient  neuf  mille 
trois  cents  trente  et  deux  chambres,  chacune  garnie  d'arrière- 
chambre,  cabinet,  garde-robe,  chapelle,  et  issue  en  une  grande 
salle.  Entre  chacune  tour,  au  miUeu  dudit  corps  de  logis,  était 
une  vis  **  brisée  dedans  icelui  même  corps,  de  laquelle  les  mar- 
ches étaient  part  -^  de  porphyre,  part  ds  pierre  numidique. 


I.  Fourniture.  —  2.  (Monnaie  d'or  marquée  d'un  agnus).  —  3.  Les  Pléiades.  — 
4.  Entretien.  —  5.  (Monnaie  d'or  anglaise).  —  6.  Rachetés  —  7-  Figure.  —  8.  Revêtu. 
—  g.  Gypse.  —  10.  Faîtage.  —  ii.  Sortaient.  —  12.  Canau.x.  —  13.  Chambord.  — 
14.  Escalier  tournant.  —  15.  Moitié. 


138  —  LIVRE  I 

part  de  marbre  serpentin,  longues  de  xxij  pieds  ;  l'épaisseur 
était  de  trois  doigts,  l'assiette  par  nombre  de  douze  entre  cha- 
cun repos.  En  chacun  repos  étaient  deux  beaux  arceaux  d'an- 
tique, par  lesquels  était  reçue  la  clarté,  et  par  iceux  on  entrait 
en  un  cabinet  fait  à  claire  voie,  de  largeur  de  la  dite  vis,  et  mon- 
tait jusques  au-dessus  la  couverture,  et  là  finissait  en  pavillon. 
Par  icelle  vis  on  entrait  de  chacun  côté  en  une  grande  salle,  et 
des  salles  es  chambres. 

Depuis  latourArtice  jusques  à  Crière  étaient  les  belles  grandes 
librairies  *  en  grec,  latin,  hébreu,  français,  toscan  et  espagnol, 
disparties  2  par  les  divers  étages  selon  iceux  langages.  Au  milieu 
était  une  merveilleuse  vis,  de  laquelle  l'entrée  était  par  le  dehors 
du  logis  en  un  arceau  large  de  six  toises.  Icelle  était  faite  en 
telle  symétrie  et  capacité  que  six  hommes  d'armes,  la  lance  sur 
la  cuisse,  pouvaient  de  front  ensemble  monter  jusques  au  dessus 
de  tout  le  bâtiment. 

Depuis  la  tour  Anatole  jusques  à  Mésembrine  étaient  belles 
grandes  galeries,  toutes  peintes  des  antiques  prouesses,  histoires 
et  descriptions  de  la  terre.  Au  milieu  était  une  pareille  montée 
et  porte,  comme  avons  dit,  du  côté  de  la  rivière.  Sur  icelle  porte 
était  écrit  en  grosses  lettres  antiques  ce  que  s'en  suit  : 

Ci  n'entrez  pas,  hypocrites,  bigots, 
Vieux  raatagots3  marmiteux  boursouflés, 
Torcous*,  badauds,  plus  que  n'étaient  les  Goths, 
Ni  Ostrogoths»  précurseurs  des  magots  ; 
Hères,  cagots,  cafards  empantoufiés  ^, 
Gueux  mitouflés  ",  frapparts  écorniflés  ^ 
Beffés^,  enflés,  fagoteurs  de  tabus  ^ 
Tirez  ^^  ailleurs  pour  vendre  vos  abus... 


COMMENT  ÉTAIT  LE  MANOIR  DES  THÊLÊMITES. 

Au  milieu  de  la  basse-cour  était  une  fontaine  magnifique, 
de  bel  albâtre  ;  au  dessus,  les  trois  Grâces,  avec  cornes  d'abon- 
dance, et  jetaient  l'eau  par  les  m.amelles,  bouche,  oreilles,  yeux 
et  autres  ouvertures  du  corps.  Le  dedans  du  logis  sur  ladite 
basse-cour  était  sur  gros  piliers  de  cassidoine  "  et  porphyre,  à 


I.  Bibliothèques.  —  2.  Réparties.  —  3.  Magots.  —  4.  Cous  tordus.  —  5.  Chaussés 
de  pantoufles.  —  6.  Emmitouflés.  —  7.  Moqués. —  8.  Bafoués.  —  9.  Troubles. —  10.  Re- 
tirez-vous.—  II.  Calcédoine. 


GARGANTUA  —  131) 

beaux  arcs  d'antique,  au  dedans  desquels  étaient  belles  galeries 
longues  et  amples,  ornées  de  peintures  et  cornes  de  cerfs, 
licornes,  rhinocéros,  hippopotames,  dents  d'éléphants,  et  autres 
choses  spectables  ^  Le  logis  des  dames  comprenait  depuis  la 
tour  Artice  jusques  à  la  porte  Mésembrine.  Les  hommes  occu- 
paient le  reste.  Devant  ledit  logis  des  dames,  afin  qu'elles  eussent 
rébattement,  entre  les  deux  premières  tours,  au  dehors,  étaient 
les  lices,  l'hippodrome,  le  théâtre  et  natatoires  *,  avec  les  bains 
mirifiques  à  triple  solier  ',  bien  garnis  de  tous  assortiments  et 
foison  d'eau  de  myrrhe. 

Jouxte  la  rivière  était  le  beau  jardin  de  plaisance;  au  milieu 
d'icelui,  le  beau  labyrinthe.  Entre  les  deux  autres  tours  étaient 
les  jeux  de  paume  et  de  grosse  balle.  Du  côté  de  la  tour  Crière 
était  le  verger,  plein  de  tous  arbres  fruitiers,  toutes  ordonnées  en 
ordre  quinconce.  Au  bout  était  le  grand  parc,  foisonnant  en 
toute  sauvagine  ♦.  Entre  les  tierces  tours  étaient  les  buttes 
pour  l'arquebuse.  Tare  et  l'arbalète.  Les  offices,  hors  la  tour 
Hespérie,  à  simple  étage.  L'écurie  au  delà  des  offices.  La  fau- 
connerie au-devant  d'icelles,  gouvernée  par  asturciers  ^  bien 
experts  en  l'art,  et  était  annuellement  fournie  par  les  Candiens, 
Vénitiens  et  Sarmates,  de  toutes  sortes  d'oiseaux  paragons  ^, 
aigles,  gerfauts,  autours,  sacres,  laniers,  faucons,  éperviers, 
émerillons  et  autres,  tant  bien  faits  et  domestiqués  que,  partants 
du  château  pour  s'ébattre  es  champs,  prenaient  tout  ce  que 
rencontraient.  La  vénerie  était  un  peu  plus  loin,  tirant  vers  le 
parc. 

Toutes  les  salles,  chambres  et  cabinets,  étaient  tapissés  en 
diverses  sortes,  selon  les  saisons  de  l'année.  Tout  le  pavé  était 
couvert  de  drap  vert.  Les  Uts  étaient  de  broderie.  En  chacune 
arrière-chambre  était  un  miroir  de  cristallin  ',  enchâssé  en  or  fin, 
au  tour  garni  de  perles,  et  était  de  telle  grandeur  qu'il  pouvait 
véritablement  représenter  toute  la  personne.  A  l'issue  des  salles 
du  logis  des  dames,  étaient  les  parfumeurs  et  testonneurs  »,  par 
les  mains  desquels  passaient  les  hommes  quand  ils  visitaient  les 
dames.  Iceux  fournissaient  par  chacun  matin  les  chambres  des 
dames  d'eau  rose,  d'eau  de  naphe^  et  d'eau  d'ange,  et  à  cha- 
cune la  précieuse  cassolette  vaporante  de  toutes  drogues  aroma- 
tiques. 


I.  Dignes  d'être  vues.  —  2.  Piscines  de  natation.  —  3.  Plancher.  —  4.  Bêtes  sauvages. 
—  5.  Autoursicrs.  —  '>.  Modèles.  —  7.  Cristal.  —  8.  Coiffeurs.  —  9.  De  fleure  d'o- 
ranger. 


140  —  LIVRE  I 


COMMENT  ÉTAIENT  RÉGLÉS  LES  THÉLÉMITES  A  LEUR 
MANIÈRE  DE  VIVRE. 

Toute  leur  vie  était  employée,  non  par  lois,  statuts  ou  règles, 
mais  selon  leur  vouloir  et  franc  arbitre.  Se  levaient  du  lit  quand 
bon  leur  semblait,  buvaient,  mangeaient,  travaillaient,  dor- 
maient quand  le  désir  leur  venait.  Nul  ne  les  éveillait,  nul  ne  les 
parforçait  ^  ni  à  boire,  ni  à  manger,  ni  à  faire  chose  autre  quel- 
conques. Ainsi  l'avait  établi  Gargantua.  En  leur  règle  n'était  que 
cette  clause  : 

FAIS  CE  QUE  VOUDRAS, 

parce  que  gens  libères  *,  bien  nés,  bien  instruits,  conversants  en 
compagnies  honnêtes,  ont  par  nature  un  instinct  et  aiguillon 
qui  toujours  les  pousse  à  faits  vertueux  et  retire  de  vice,  lequel 
ils  nommaient  honneur.  Iceux,  quand  par  vile  subjection  et 
contrainte  sont  déprimés  et  asservis,  détournent  la  noble  affec- 
tion par  laquelle  à  vertu  franchement  tendaient,  à  déposer 
et  enfreindre  ce  joug  de  servitude,  car  nous  entreprenons  tou- 
jours choses  défendues  et  convoitons   ce  que   nous    est  dénié. 

Par  cette  liberté,  entrèrent  en  louable  émulation  de  faire  tous 
ce  qu'à  un  seul  voyaient  plaire.  Si  quelqu'un  ou  quelqu'une 
disait  :  «  Buvons,  »  tous  buvaient.  Si  disait  :  «  Jouons,  »  tous 
jouaient.  Si  disait  :  «  Allons  à  l'ébat  es  champs,  »  tous  y  allaient. 
Si  c'était  pour  voler  ^  ou  chasser,  les  dames,  montées  sur  belles 
haquenées,  avec  leur  palefroi  gorrier  ♦,  sur  le  poing  mignonne- 
ment  engantelé  portaient  chacune  ou  un  épervier,  ou  un  laneret, 
ou  un  émerillon  ;  les  hommes  portaient  les  autres  oiseaux. 

Tant  noblement  étaient  appris,  qu'il  n'était  entre  eux  celui  ni 
celle  qui  ne  sût  lire,  écrire,  chanter,  jouer  d'instruments  harmo- 
nieux, parler  de  cinq  à  six  langages,  et  en  iceux  composer,  tant 
en  carme  ^  qu'en  oraison  solue  «.  Jamais  ne  furent  vus  cheva- 
liers tant  preux,  tant  galants,  tant  dextres  '  à  pied  et  à  cheval, 
plus  verts,  mieux  remuants,  mieux  maniants  tous  bâtons  *,  que 
là  étaient.  Jamais  ne  furent  vues  dames  tant  propres,  tant  mi- 
gnonnes, moins  fâcheuses,  plus  doctes  à  la  main,  à  l'aiguille, 
à  tout  acte  mulièbre  ®  honnête  et  libre,  que  là  étaient.  Far  cette 
raison  quand  le  temps  venu  était  que  aucun  d'icelle  abba5re,  ou 


I.  Forçait.  —  2.  Libres.  —  3.  Chasser  au  vol.  —  4.  Richement  harnaché.  —  5.  Vers.  — 
6,  Prose  (latinisme).  —  7.  Adroits. —  8.  Armes.  —  9.  Féminia. 


GARGANTUA  —  141 

à  la  requête  de  ses  parents,  ou  pour  autre  cause,  voulût  issir  * 
hors,  avec  soi  il  emmenait  une  des  dames,  celle  laquelle  l'aurait 
pris  pour  son  dévot,  et  étaient  ensemble  mariés,  et  si  bien 
avaient  vécu  à  Thélème  en  dévotion  et  amitié,  encore  mieux  la 
continuaient-ils  en  mariage,  d'autant  s'entr'aimaient-ils  à  la 
fin  de  leurs  jours  comme  le  premier  de  leurs  noces... 


I.  Sortir. 


P.ANTAGRVEL 


LES  HORRL^ 

BLES  FAÎCTZ 
&prouefl€serpouc 
tables  de  PAN# 
TAGRVEL 

roy  des  Dipfodes» 
compores  par  M« 

ALCOFRIBAS 

abftra<5eur  dequin^ 
tecifence. 


A.  D«  %%%lîîU 


TITRE  DE  l'Édition  de  François 

JUSTE,    A   LYON    (l534). 


LIVRE   DEUXIEME 

Pantagruel,  roi  des  Dipsodes,  restitué  à 

son    naturel,    avec    ses    faits    et    prouesses 

épouvantables,   composés  par  feu  M.  Alco- 

fribas,  abstracteur  de  quinte  essence. 


DE  LA  NATIVITÉ  DU  TRÈS  REDOUTÉ  PANTAGRUEL. 

GARGANTUA,  eiî  son  âge  de  quatre  cents  quatre-vingts 
quarante  et  quatre  ans,  engendra  son  fils  Pantagruel 
de  sa  femme  nommée  Badebec,  fille  du  roi  des  Amau- 
rotes,  en  Utopie,  laquelle  mourut  du  mal  d'enfant,  car  il  était 
si  merveilleusement  grand  et  si  lourd  qu'il  ne  put  venir  à  lumière 
sans  ainsi  suffoquer  sa  mère.  Mais  pour  entendre  pleinement 
la  cause  et  raison  de  son  nom,  qui  lui  fut  baillé  en  baptême, 
vous  noterez  qu'en  icelle  année  fut  sécheresse  tant  grande  en 
tout  le  pays  d'Afrique  que  passèrent  xxxvj  mois,  trois  se- 
maines, quatre  jours,  treize  heures  et  quelque  peu  davantage 
sans  pluie,  avec  chaleur  de  soleil  si  véhémente  que  toute  la 
terre  en  était  aride. 

Et  ne  fut  au  temps  d'Hélie  plus  échauffée  que  pour  lors, 
car  il  n'était  arbre  sur  terre  qui  eût  ni  feuille  ni  fleur.  Les  herbes 
étaient  sans  verdure,  les  rivières  taries,  les  fontaines  à  sec, 
les,  pauvres  poissons  délaissés  de  leurs  propres  éléments,  va- 
guants et  criants  par  la  terre  horriblement,  les  oiseaux  tombants 
de  l'air  par  faute  de  rosée,  les  loups,  les  renards,  cerfs,  sangliers, 
daims,  lièvres,  connils  *,  belettes,  fouines,  blaireaux  et  autres 
bêtes,  l'on  trouvait  par  les  champs  mortes,  la  gueule  bée. 

I.  Lapins. 


144  —  LIVRE  II 

Au  regard  des  hommes,  c'était  la  grande  pitié.  Vous  les 
eussiez  vus  tirants  la  langue  comme  lévriers  qui  ont  couru 
six  heures.  Plusieurs  se  jetaient  dedans  les  puits  :  autres  se 
mettaient  au  ventre  d'une  vache  pour  être  à  l'ombre,  et  les 
appelle  Homère  Alibantes. 

Toute  la  contrée  était  à  l'ancre.  C'était  pitoyable  cas  de  voir 
le  travail  des  humains  pour  se  garantir  de  cette  horrifique 
altération,  car  il  avait  prou  *  affaire  de  sauver  l'eau  bénite 
par  les  églises,  à  ce  que  ne  fût  déconfite  ;  mais  l'on  y  donna 
tel  ordre,  par  le  conseil  de  messieurs  les  cardinaux  et  du  saint 
Père,  que  nul  n'en  osait  prendre  qu'une  venue.  Encore,  quand 
quelqu'un  entrait  en  l'église,  vous  en  eussiez  vu  à  ^  vingtaines 
de  pauvres  altérés  qui  venaient  au  derrière  de  celui  qui  la  dis- 
tribuait à  quelqu'un,  la  gueule  ouverte  pour  en  avoir  quelque 
gouttelette,  comme  le  mauvais  riche,  afin  que  rien  ne  se  perdît. 
O  que  bienheureux  fut  en  icelle  année  celui  qui  eut  cave  fraîche 
et  bien  garnie  ! 

Le  philosophe  raconte,  en  mouvant  la  question  par  quoi  c'est 
que  l'eau  de  la  mer  est  salée,  qu'au  temps  que  Phébus  bailla 
le  gouvernement  de  son  chariot  lucifique'  à  son  fils  Phaéton, 
ledit  Phaéton,  mal  appris  en  l'art  et  ne  sachant  ensuivre  la 
ligne  écliptique  *  entre  les  deux  tropiques  de  la  sphère  du  soleil, 
varia  de  son  chemin,  et  tant  approcha  de  terre  qu'il  mit  à  sec 
toutes  les  contrées  subjacentes,  brûlant  une  grande  partie  du 
ciel  que  les  philosophes  appellent  via  lactea,  et  les  lifrelofres  ° 
nomment  le  chemin  saint  Jacques,  combien  que  les  plus  huppés 
poètes  disent  être  la  part  où  tomba  le  lait  de  Junon,  lorsqu'elle 
allaita  Hercule.  Adonc  la  terre  fut  tant  échauffée  qu'il  lui  vint 
une  sueur  énorme,  dont  elle  sua  toute  la  mer,  qui  par  ce  est 
salée,  car  toute  sueur  est  salée,  ce  que  vous  dhez  être  vrai, 
si  vous  voulez  tâter  ^  de  la  vôtre  propre,  ou  bien  de  celle  des 
véroles  quand  on  les  fait  suer,  ce  m'est  tout  un. 

Quasi  pareil  cas  arriva  en  cette  dite  année,  car  un  jour  de 
vendredi,  que  tout  le  monde  s'était  mis  en  dévotion,  et  faisait 
une  belle  procession,  avec  force  litanies  et  beaux  préchants  ', 
suppliants  à  Dieu  omnipotent  les  vouloir  regarder  de  son  œil 
de  clémence  en  tel  déconfort,  visiblement  furent  vues  de  terre 
sortir  grosses  gouttes  d'eau,  comme  quand  quelque  personne 
sue  copieusement,  et  le  pauvre  peuple   commença  à  s'éjouir 


I.  Fort.  —   2.  Par.  —  3.  Qui  produit  de  la  lumière.    —   4.  L'orbite.  —  5.   Bons 
buveurs.  —  6.  Goûter.  --  7.  Préludes. 


PANTAGRUEL  ~  Ub 

comme  si  c'eût  été  chose  à  eux  profitable,  car  les  aucuns  di- 
saient que  d'humeur  il  n'y  en  avait  goutte  en  l'air  dont  on 
espérât  avoir  pluie,  et  que  la  terre  suppléait  au  défaut.  Les 
autres  gens  savants  disaient  que  c'était  pluie  des  antipodes, 
comme  Sénèque  narre  au  quart  livre  Questionuni  naturalium,^ 
parlant  de  l'origine  et  source  du  Nil.  Mais  ils  y  furent  trompés, 
car,  la  procession  finie,  alors  que  chacun  voulait  recueillir  de 
cette  rosée  et  en  boire  à  plein  godet,  trouvèrent  que  ce  n'était 
que  saumure,  pire  et  plus  salée  que  n'était  l'eau  de  la  mer. 

Et  parce  qu'en  ce  propre  jour  naquit  Pantagruel,  son  père 
lui  imposa  tel  nom,  car  Panta,  en  grec,  vaut  autant  à  dire  comme 
tout,  et  Gvuel  en  langue  agarène  *,  vaut  autant  comme  altéré, 
voulant  inférer  qu'à  l'heure  de  sa  nativité  le  monde  était  tout 
altéré,  et  voyant,  en  esprit  de  prophétie,  qu'il  serait  quelque 
jour  dominateur  des  altérés .  Ce  que  lui  fut  montré  à  celle  heure 
même  par  autre  signe  plus  évident,  car,  alors  que  sa  mère 
Badebec  l'enfantait,  et  que  les  sages-femmes  attendaient  pour 
le  recevoir,  issirent^  premier  de  son  ventre  soixante  et  huit 
tregeniers  ^,  chacun  tirant  par  le  licol  un  mulet  tout  chargé 
de  sel,  après  lesquels  sortirent  neuf  dromadaires  chargés  de 
jambons  et  langues  de  bœuf  fumées,  sept  chameaux  chargés 
d'anguilîettes,  puis  vingt-cinq  charretées  de  poireaux,  d'aulx, 
d'oignons  et  de  cibots  ♦,  ce  qui  épouvanta  bien  lesdites  sages- 
femmes.  Mais  les  aucunes  d'entre  elles  disaient  :  «  Voici  bonne 
provision  ;  aussi  bien  ne  buvions-nous  que  lâchement,  non  en 
lancement  ^.  Ceci  n'est  que  bon  signe  :  ce  sont  aiguillon's  de 
vin.  »  Et  comme  elles  caquetaient  de  ces  menus  propos  entre 
elles,  voici  sorti  Pantagruel,  tout  velu  comme  un  ours,  dont 
dit  une  d'elles  en  esprit  prophétique  :  «  Il  est  né  à  tout  le 
poil,  il  fera  choses  merveilleuses,  et  s'il  v^it,  il  aura  de  l'âge.  » 


DU  DEUIL  QUE  MENA    GARGANTUA  DE  LA   MORT 
DE   SA    FEMME   BADEBEC. 

Quand  Pantagruel  fut  né,  qui  fut  bien  ébahi  et  perplexe  ? 
Ce  fut  Gargantua  son  père,  car,  voyant  d'un  côté  sa  femme 
Badebec  morte,  et  de  l'autre  son  fils  Pantagruel  né,  tant  beau 
et  tant  grand,  ne  savait  que  dire  ni  que  faire,  et  le  doute  qui 
troublait   son   entendement  était  à  savoir   s'il  devait  pleurer 


I.  Mauresque.  —  2.  Sortirent.  — 3. Muletiers.  —  4.  Ciboules.  —  5.  Landsman  (lansquenet) . 
RABELAIS  —  1  10 


146  —  LIVRE  II 

pour  le  deuil  de  sa  femme,  ou  rire  pour  la  joie  de  son  fils. 
D'un  côté  et  d'autre,  il  avait  arguments  sophistiques  qui  le 
suffoquaient,  car  il  les  faisait  très  bien  in  modo  et  figura, 
mais  il  ne  les  pouvait  souldre  ^  et  par  ce  moyen,  demeurait 
empêtré  comme  la  souris  empeigée  2,  ou  un  milan  pris  au  lacet. 

«  Pleurerai-je  ?  disait-il.  Oui,  car  pourquoi  ?  Ma  tant  bonne 
femme  est  morte,  qui  était  la  plus  ceci,  la  plus  cela  qui  fût  au 
monde.  Jamais  je  ne  la  verrai,  jamais  je  n'en  recouvrerai  une 
telle  :  ce  m'est  une  perte  inestimable.  O  mon  Dieu  !  que  t'avais- 
je  fait  pour  ainsi  me  punir  ?  Que  n'envoyas-tu  la  mort  à 
moi  premier  qu'à  elle  ?  car  vivre  sans  elle  ne  m'est  que  languir. 
Ha  !  Badebec,  ma  mignonne,  m'amie,  mon  petit  con  (toutefois 
elle  en  avait  bien  trois  arpents  et  deux  sexterées)  ^,  ma  tendrette, 
ma  braguette,  ma  savate,  ma  pantoufle,  jamais  je  ne  te  verrai. 
Ha  !  pauvre  Pantagruel,  tu  as  perdu  ta  bonne  mère,  ta  douce 
nourrice,  ta  dame  très  aimée.  Haï  fausse^  mort,  tant  tu  m'es 
malévole,  tant  tu  m'es  outrageuse,  de  me  toUir  ^  celle  à  laquelle 
immortalité  appartenait  de  droit.  » 

Et,  ce  disant,  pleurait  comme  une  vache,  mais  tout  soudain 
riait  comme  un  veau,  quand  Pantagruel  lui  venait  en  mémoire. 
«  Ho  !  mon  petit  fils,  disait-il,  mon  couillon,  mon  peton,  que 
tu  es  joli  !  et  tant  je  suis  tenu  à  Dieu  de  ce  qu'il  m'a  donné 
un  si  beau  fils,  tant  joyeux,  tant  riant,  tant  joli.  Ho,  ho,  ho,  ho  ! 
que  je  suis  aise  !  buvons.  Ho  !  laissons  toute  mélancolie  ;  apporte 
du  meilleur,  rince  les  verres,  boute  ^  la  nappe.  Chasse  ces  chiens, 
souffle  ce  feu,  allume  la  chandelle,  ferme  cette  porte,  taille 
ces  soupes,  envoie  ces  pauvres,  baille-leur  ce  qu'ils  demandent, 
tiens  ma  robe  que  je  me  mette  en  pourpoint  pour  mieux  festoyer 
les  commères.  » 

Ce  disant,  ouït  la  litanie  et  les  mémentos  des  prêtres  qui 
portaient  sa  femme  en  terre,  dont  laissa  son  bon  propos  et  tout 
soudain  fut  ravi  ailleurs,  disant  :  «  Seigneur  Dieu,  faut-il  que 
je  me  contriste  encore?  Cela  me  fâche,  je  ne  suis  plus  jeune, 
je  deviens  vieux,  le  temps  est  dangereux,  je  pourrai  prendre 
quelque  fièvre  :  me  voilà  affolé.  Foi  de  gentilhomme,  il  vaut 
mieux  pleurer  moins  et  boire  davantage.  Ma  femme  est  morte, 
et  bien,  par  Dieu  [da  jurandi),  je  ne  la  ressusciterai  pas  par 
mes  pleurs.  Elle  est  bien  ;  elle  est  en  paradis  pour  le  moins, 
si  mieux  n'est.  Elle  prie  Dieu  pour  nous  ;  elle  est  bien  heureuse  ; 


I.  Résoudre.   —     î.  Engluée.    —    ^.  Setiers.     —    4.  Trompeuse.    —    5.  Enlever. 
6.  Mets. 


PANTAGRUEL  —  147 

elle  ne  se  soucie  plus  de  nos  misères  et  calamités.  Autant  nous 
en  pend  à  l'œil.  Dieu  gard'  le  demeurant  !  Il  me  faut  penser 
d'en  trouver  une  autre. 

«  Mais  voici  ce  que  vous  ferez,  dit-il  aux  sages-femmes 
(où  sont-elles  ?  Bonnes  gens,  je  ne  vous  peux  voir).  Allez  à  l'en- 
terrement d'elle,  et  cependant  je  bercerai  ici  mon  fils,  car  je 
me  sens  bien  fort  altéré  et  serais  en  danger  de  tomber  malade. 
Mais  buvez  quelque  bon  trait  devant,  car  vous  vous  en  trou- 
verez bien,  et  m'en  croyez  sur  mon  honneur.  »  A  quoi  obtem- 
pérants, allèrent  à  l'enterrement  et  funérailles,  et  le  pauvre 
Gargantua  demeura  à  l'hôtel,  et  cependant  fit  l'épitaphe  pour 
être  engravé  *  en  la  manière  que  s'ensuit  : 

Elle  en  mourut,  la  noble  Badebec, 

Du  mal  d'enfant,  que  *  tant  me  semblait  nice  *  : 

Car  elle  avait  visage  de  rebec, 

Corps  d'Espagnole,  et  ventre  de  Suisse. 

Priez  à  Dieu  qu'à  elle  soit  propice, 

Lui  pardonnant,  s'en  rien  outrepassa  •. 

Ci-gît  son  corps,  lequel  vécut  sans  vice, 

Et  mourut  l'an  et  jour  que  trépassa. 


DE  L'ENFANCE  DE  PANTAGRUEL. 

Je  trouve  par  les  anciens  historiographes  et  poètes,  que 
plusieurs  sont  nés  en  ce  monde  en  façons  bien  étranges,  qui 
seraient  trop  longues  à  raconter  :  lisez  le  vij  livre  de  Pline,  si 
avez  loisir.  Mais  vous  n'en  ouïtes  jamais  d'une  si  merveilleuse 
comme  fut  celle  de  Pantagruel,  car  c'était  chose  difficile  à 
croire  comment  il  crût  en  corps  et  en  force  en  peu  de  temps. 
Et  n'était  rien  Hercules,  qui  étant  au  berceau  tua  les  deux  ser- 
pents, car  lesdits  serpents  étaient  bien  petits  et  fragiles,  mais 
Pantagruel,  étant  encore  au  berceau,  fit  cas  bien  épouvantables. 
Je  laisse  ici  à  dire  comment,  à  chacun  de  ses  repas,  il  humait  •''• 
le  lait  de  quatre  mille  six  cents  vaches,  et  comment,  pour  lui 
faire  un  poêlon  à  cuire  sa  bouillie,  furent  occupés  tous  les 
poêliers  de  Saumur  en  Anjou,  de  Villedieu  en  Normandie,  de 
Bramont  en  Lorraine,  et  lui  baillait-on  ladite  bouillie  en  un 
grand  timbre  ^  qui  est  encore  de  présent  à  Bourges,  près  du 


I.  Gravé.  —  2.  Elle  qui.  —  3.  Jolis.  —  4.  Si  en  rien  commit  une  faute.  — -  5.  Buvait.  — 
'6.  Auge  de  pierre. 


148  —  LIVRE  II 

palais.  Mais  les  dents  lui  étaient  déjà  tant  crues  et  fortifiées 
qu'il  en  rompit  dudit  timbre  un  grand  morceau,  comme  très 
bien  apparaît. 

Certains  jours,  vers  le  matin,  qu'on  le  voulait  faire  téter 
une  de  ses  vaches  (car  de  nourrices  il  n'en  eut  jamais  autrement, 
comme  dit  l'histoire),  il  se  défit  des  liens  qui  le  tenaient  au  ber- 
ceau un  des  bras,  et  vous  prend  ladite  vache  par-dessous  le 
jarret,  et  lui  mangea  les  deux  tétins  et  la  moitié  du  ventre,  avec 
le  foie  et  les  rognons,  et  l'eût  toute  dévorée  n'eût  été  qu'elle 
criait  horriblement,  comme  si  les  loups  la  tenaient  aux  jambes, 
auquel  cri  le  monde  arriva,  et  ôtèrent  ladite  vache  à  Panta- 
gruel. Mais  ils  ne  surent  si  bien  faire  que  le  jarret  ne  lui  en 
demeurât  comme  il  le  tenait,  et  le  mangeait  très  bien,  comme 
vous  feriez  d'une  saucisse,  et  quand  on  lui  voulut  ôter  l'os,  il 
l'avala  bientôt,  comme  un  cormoran  ferait  d'un  petit  poisson, 
et  après  commença  à  dire  :  «  Bon,  bon,  bon,  »  car  il  ne  savait 
encore  bien  parler,  voulant  donner  à  entendre  qu'il  l'avait 
trouvé  fort  bon,  et  qu'il  n'en  fallait  plus  qu'autant.  Ce  que 
voyants,  ceux  qui  le  servaient  le  lièrent  à  gros  câbles,  comme 
sont  ceux  que  l'on  fait  à  Tain  pour  le  voyage  du  sel  à  Lyon, 
ou  comme  sont  ceux  de  la  grand  nauf  *  Françoise  qui  est  au 
port  de  Grâce  en  Normandie. 

Mais  quelquefois  ^  qu'un  grand  ours  que  nourrissait  son  père 
échappa,  et  lui  venait  lécher  le  visage  (car  les  nourrices  ne  lui 
avaient  bien  à  point  torché  les  babines),  il  se  défit  des  dits 
câbles  aussi  facilement  comme  Samson  d'entre  les  Philistins, 
et  vous  prit  monsieur  de  l'ours  et  le  mit  en  pièces  comme 
un  poulet,  et  vous  en  fit  une  bonne  gorge  chaude  pour  ce  repas. 
Par  quoi,  craignant  Gargantua  qu'il  se  gâtât,  fit  faire  quatre 
grosses  chaînes  de  fer  pour  le  lier,  et  fit  faire  des  arcs-boutants 
à  son  berceau  bien  affûtés  ^.  Et  de  ces  chaînes  en  avez  une  à 
La  Rochelle,  que  l'on  lève  au  soir  entre  les  deux  grosses  tours 
du  havre  ;  l'autre  est  à  Lyon,  l'autre  à  Angers,  et  la  quarte 
fut  emportée  des  diables  pour  lier  Lucifer,  qui  se  déchaînait 
en  ce  temps-là,  à  cause  d'une  colique  qui  le  tourmentait  extraor- 
dinairement,  pour  avoir  mangé  l'âme  d'un  sergent  en  fricassée 
à  son  déjeuner.  Dont  pouvez  bien  croire  ce  que  dit  Nicolas  de 
Lyra  sur  le  passage  du  psautier  où  ii  est  écrit  :  Et  Og  regem 
Basan,  que  le  dit  Og,  étant  encore  petit,  était  tant  fort  et  robuste 
qu'il  le  fallait  lier  de  chaînes  de  fer  en  son  berceau.  Et  ainsi 


r.  Navire.  —  2.  Une  fois.  —  3.  Ajustés. 


PANTAGRUEL  —  W) 

demeura  coi  et  paciiicjue',  car  il  ne  pouvait  rompre  tant  facile- 
ment lesdites  chaînes,  mêmement  qu'il  n'avait  pas  espace  au 
berceau  de  donner  la  secousse  des  bras. 

Mais  voici  qu'arriva  un  jour  d'une  grande  fête  que  son  père 
Gargantua  faisait  un  beau  banquet  à  tous  les  princes  de  sa 
cour.  Je  crois  bien  que  tous  les  officiers  de  sa  cour  étaient 
tant  occupés  au  service  du  festin  que  l'on  ne  se  souciait  du  pau- 
vre Pantagruel,  et  demeurait  ainsi  a  reculorum.  Que  fit-il? 
Qu'il  fit,  mes  bonnes  gens,  écoutez.  Il  essaya  de  rompre  les 
chaînes  du  berceau  avec  les  bras,  mais  il  ne  put,  car  elles  étaient 
trop  fortes.  Adonc  il  trépigna  tant  des  pieds  qu'il  rompit  le 
bout  de  son  berceau,  qui  toutefois  était  d'une  grosse  poste*  de 
sept  empans  en  carré,  et  ainsi  qu'il  eut  mis  les  pieds  dehors, 
il  s'avala  2  le  mieux  qu'il  put,  en  sorte  qu'il  touchait  les  pieds 
en  terre.  Et  alors,  avec  grande  puissance,  se  leva,  emportant 
son  berceau  sur  l'échiné  ainsi  lié,  comme  une  tortue  qui  monte 
contre  une  muraille,  et  à  le  voir  semblait  que  ce  fût  une  grande 
caraque  de  cinq  cents  tonneaux  qui  fût  debout. 

En  ce  point,  entra  en  la  salle  où  l'on  banquetait,  et  hardiment 
qu'il  épouvanta  bien  l'assistance  ;  mais  par  autant  qu'D  "  avait 
les  bras  liés  dedans,  il  ne  pouvait  rien  prendre  à  manger,  mais 
en  grande  peine  s'inclinait  pour  prendre  à  tout  *  la  langue  quel- 
que lippée.  Quoi  voyant,  son  père  entendit  bien  que  l'on  l'avait 
laissé  sans  lui  bailler  à  repaître,  et  commanda  qu'il  fût  délié 
desdites  chaînes  par  le  conseil  des  princes  et  seigneurs  assistants, 
ensemble  aussi  que  les  médecms  de  Gargantua  disaient  que, 
si  l'on  le  tenait  ainsi  au  berceau,  qu'il  serait  toute  sa  vie  sujet 
à  la  gravelle.  Lorsqu'il  fut  déchaîné,  l'on  le  fit  asseoir  et  reput 
fort  bien,  et  mit  son  dit  berceau  en  plus  de  cinq  cents  mille 
pièces  d'un  coup  de  poing  qu'il  frappa  au  milieu  par  dépit, 
avec  protestation  de  jamais  n'y  retourner. 


DES  FAITS  DU  XOBLE  PANTAGRUEL  EN  SON  JEUNE  AGE. 

Ainsi  croissait  Pantagruel  de  jour  en  jour  et  profitait  à  vue 
d'œil,  dont  son  pèr&  s'éj ouïssait  par  afecticn  naturelle,  et 
lui  fit  faire,  ccmme  il  était  petit,  une  arbalète  peur  s'ébattre 
après  les  oisillons  qu'on  appelle  de  présent  la  grande  arbalète 
de  Chantelle. 


I.  Poutre,  —  2.  Se  descendit.  ~  3.  Ir^irce  qmî.  —  4.  Avec. 


150  —  LI VRE  II 

Puis  l'envoya  à  l'école  pour  apprendre  et  passer  son  jeune 
âge.  De  fait  vint  à  Poitiers  pour  étudier,  et  y  profita  beaucoup. 
Auquel  lieu,  voyant  que  les  écoliers  étaient  aucunes  fois  de 
loisir  et  ne  savaient  à  quoi  passer  temps,  en  eut  compassion, 
et  un  jour  prit,  d'un  grand  rocher  qu'on  nomme  Passelourdin, 
une  grosse  roche,  ayant  environ  de  douze  toises  en  carré  et 
d'épaisseur  quatorze  pans^  et  la  mit  sur  quatre  piliers  au  milieu 
d'un  champ,  bien  à  son  aise,  afin  que  lesdits  écoliers,  quand  ils 
ne  sauraient  autre  chose  faire,  passassent  temps  à  monter  sur 
ladite  pierre,  et  là  banqueter  à  force  flacons,  jambons  et  pâtés, 
et  écrire  leurs  noms  dessus  avec  un  couteau,  et,  de  présent, 
l'appelie-t-on  la  Pierre  levée.  Et  en  mémoire  de  ce,  n'est  aujour- 
d'hui passé  aucun  en  la  matricule  de  ladite  université  de 
Poitiers,  sinon  qu'il  ait  bu  en  la  fontaine  cabaîline  de  Croutelles, 
passé  à  Passelourdin,  et  monté  sur  la  Pierre  levée. 

En  après,  lisant  les  belles  chroniques  de  ses  ancêtres,  trouva 
que  Geoffroy  de  Lusignan,  dit  Geoffroy  à  la  grand'dent,  grand- 
père  du  beau  cousin  de  la  sœur  aînée  de  la  tante  du  gendre  de 
l'oncle  de  la  bru  de  sa  belle-mère,  était  enterré  à  Maillezais, 
dont  prit  un  jour  campos  pour  le  visiter  comme  homme  de  bien. 
Et,  partant  de  Poitiers  avec  aucuns  de  ses  compagnons,  passè- 
rent par  Ligugé,  visitant  le  noble  Ardillon,  abbé,  par  Lusignan, 
par  Sansay,  par  Celles,  par  Coulonges,  par  Fontenay-le-Comte, 
saluant  le  docte  Tiraqueau,  et  de  là  arrivèrent  à  Maillezais, 
où  visita  le  sépulcre  dudit  Geoffroy  à  la  grand'dent,  dont 
eut  quelque  peu  de  frayeur,  voyant  sa  portraiture,  car  il  y 
est  en  image  comme  d'un  homme  furieux,  tirant  à  demi  son 
grand  malchus  2  de  la  gaine.  Et  demandait  la  cause  de  ce.  Les 
chanoines  dudit  lieu  lui  dirent  que  n'était  autre  cause  sinon  que 
pictoribus  atque  poetis,  etc.,  c'est-à-dire  que  les  peintres  et 
poètes  ont  liberté  de  peindre  à  leur  plaisir  ce  qu'ils  veulent. 
Mais  il  ne  se  contenta  pas  de  leur  réponse  et  dit  :  «  Il  n'est  ainsi 
peint  sans  cause,  et  me  doute  qu'à  sa  mort  on  lui  a  fait  quel- 
que tort,  duquel  il  demande  vengeance  à  ses  parents.  Je  m'en 
enquêterai  plus  à  plein  ^,  et  en  ferai  ce  que  de  raison.  » 

Puis  retourna  non  à  Poitiers,  mais  voulut  visiter  les 
autres  universités  de  France.  Dont,  passant  à  la  Rochelle,  se 
mit  sur  mer  et  vint  à  Bordeaux,  auquel  lieu  ne  trouva  grand 
exercice,  sinon  des  gabarriers  jouants  aux  luettes  ♦  sur  la  grève. 
De  là  vint  à  Toulouse,  où  apprit  fort  bien  à  danser,  et  à  jouer 


I.  Erapaus.  —  2.  Glaive.  —  3.  Complètement.  —  4.  Caries  de  luclte. 


PANTAGRUEL  —  151 

de  l'épée  à  deux  mains,  comme  est  Tusance  des  écoliers  de  la- 
dite université  ;  mais  il  n'y  demeura  guère  quand  il  vit  qu'ils 
faisaient  brûler  leurs  régents  tout  vifs  comme  harengs  saurets, 
disant  :  «  Jà  Dieu  ne  plaise  qu'ainsi  je  meure,  car  je  suis  de  ma 
nature  assez  altéré  sans  me  chauffer  davantage.  » 

Puis  vint  à  Montpellier,  où  il  trouva  fort  bons  vins  de  Mire- 
vaulx  et  joyeuse  compagnie,  et  se  cuida  *  mettre  à  étudier  en 
médecine,  mais  il  considéra  que  l'état  était  fâcheux  par  trop 
et  mélancolique,  et  que  les  médecins  sentaient  les  clystères 
comme  vieux  diables.  Pourtant  voulait  étudier  en  lois  ;  mais, 
voyant  que  là  n'étaient  que  trois  teigneux  et  un  pelé  de  légistes 
audit  lieu,  s'en  partit  ^.  Et  au  chemin  fit  le  pont  du  Gard  et 
l'amphithéâtre  de  Nîmes  en  moins  de  trois  heures,  qui  toutefois 
semble  œuvre  plus  divin  qu'humain,  et  vint  en  Avignon,  où 
il  ne  fut  trois  jours  qu'il  ne  devînt  amoureux,  car  les  femmes 
y  jouent  volontiers  du  serre-croupière,  parce  que  c'est  terre 
papale. 

Ce  que  voyant,  son  pédagogue,  nommé  Épistémon,  l'en  tira, 
et  le  mena  à  Valence  au  Dauphiné  ;  mais  il  vit  qu'il  n'y  avait 
grand  exercice,  et  que  les  maroufles  de  la  ville  battaient  les 
écoliers,  dont  eut  dépit.  Et  un  beau  dimanche  que  tout  le  monde 
dansait  publiquement,  un  écolier  se  voulut  mettre  en  danse, 
ce  que  ne  permirent  lesdits  maroufles.  Quoi  voyant,  Pantagruel 
leur  bailla  à  tous  la  chasse  jusques  au  bord  du  Rhône,  et  les 
voulait  faire  tous  noyer;  mais  ils  se  mussèrent  ^  contre  terre 
comme  taupes,  bien  demi  lieue  sous  le  Rhône  :  le  pertuis  encore 
y  app"araît.  Après  il  s'en  partit,  et  à  trois  pas  et  un  saut  vint  à 
Angers,  où  il  se  trouvait  fort  bien,  et  y  eût  demeuré  quelque 
espace,  n'eût  été  que  la  peste  les  en  chassa. 

Ainsi  vint  à  Bourges,  où  étudia  bien  longtemps,  et  profita 
beaucoup  en  la  faculté  des  lois,  et  disait  aucunes  fois  que  les 
livres  des  lois  lui  semblaient  une  belle  robe  d'or,  triomphante 
et  précieuse  à  merveille,  qui  fût  brodée  de  merde  :  «  Car,  disait-il, 
au  monde  n'y  a  livres  tant  beaux,  tant  ornés,  tant  élégants, 
com-me  sont  les  textes  des  Pandectes,  mais  la  brodure  d'iceux, 
c'est  à  savoir  la  glose  d'Accurse,  est  tant  sale,  tant  infâme  et 
punaise,  que  ce  n'est  qu'ordure  et  vilenie,  a 

Partant  de  Bourges,  vint  à  Orléans,  et  là  trouva  force  rustres 
d'écoliers  qui  lui  firent  grand *chère  à  sa  venue,  et  en  peu  de 
temps  apprit  avec  eux  à  jouer  à  la  paume,  si  bien  qu'il  en  était 


I.  Pensa.  —  2.  S'éloigna.  —  3.  Se  caché  eu». 


152  —  LIVRE  II 

maître,  car  les  étudiants  dudit  lieu  en  font  bel  exercice,  et  le 
menaient  aucunes  fois  es  îles  pour  s'ébattre  au  jeu  du  poussa- 
vant.  Et  au  regard  de  se  rompre  fort  la  tête  à  étudier,  il  ne  le 
faisait  mie,  de  peur  que  la  vue  lui  diminuât,  mêmement 
qu'un  quidam  des  régents  disait  souvent  en  ses  lectures  qu'il 
n'y  a  chose  tant  contraire  à  la  vue  comme  est  la  maladie  des 
yeux.  Et  quelque  jour  que  l'on  passa  licencié  en  lois  quelqu'un 
des  écoliers  de  sa  connaissance,  qui  de  science  n'en  avait  guère 
plus  que  sa  portée,  mais  en  récompense  savait  fort  bien  danser 
et  jouer  à  la  paume,  il  fit  le  blason  et  devise  des  licenciés  en 
ladite  université  disant  : 

Un  éteuf  *  eu  la  braguette, 
En  la  main  une  raquette, 
Une  loi  en  la  cornette, 
Une  basse  danse  au  talon  : 
Vous  voilà  passé  coquillon. 

COMMENT   PANTAGRUEL    RENCONTRA     UN    LIMOUSIN 
QUI  CONTREFAISAIT  LE  LANGAGE  FRANÇAIS. 

Quelque  jour,  je  ne  sais  quand,  Pantagruel  se  pormenait - 
après  souper  avec  ses  compagnons  par  la  porte  dont  l'on  va  à 
Paris.  Là  rencontra  un  écolier  tout  joliet  qui  venait  par  icelui 
chemin,  et  après  qu'ils  se  furent  salués,  lui  demanda  : 

«  Mon  ami,  dont  viens-tu  à  cette  heure  ?  » 

L'écolier  lui  répondit  : 

«  De  l'aime',  inclyte  et  célèbre  académie  que  l'on  vocite 
Lutèce. 

—  Qu'est-ce  à  dire?  dit  Pantagruel  à  un  de  ses  gens. 

—  C'est,  répondit-il,  de  Paris. 

—  Tu  viens  donc  de  Paris,  dit-il.  Et  à  quoi  passez-vous  le 
temps,  vous  autres  messieurs  étudiants  audit  Paris?» 

Répondit  l'écolier  : 

«  Nous  transfrétons  la  Séquane*  au  dilucule  et  crépuscule; 
nous  déambulons  par  les  compites  et  quadriviers  de  l'urbe; 
nous  dcspumons  la  verbocination  latiale,  et  comme  vérlsimilos 
amcrabondSi  captons  la  bénévclence  de  Tcmnijuge,  cziniforme 
et  omnigène  sexe  féminin.  Certaines  diécules,  nous  invisons 


I.  Balle  de  paume.  —  2.  Promenait.  —  3.  (Nous  ne  traduisons  pas  les  latinismeâ  de 
l'écolier  liincusio,  pas  pluà  que  les  harangues  de  Panurge  eu  diverses  langues.  Le  sel 
de  la  plaisanterie  réside  justement  dans  l'étrangelé  du  langage.)  —  4.  Seine. 


PANTAGRUEL  ~  153 

les  lupanars  de  Champgaillard,  de  Matcon,  de  cul  de  sac  de 
Bourbon,  de  Glatigny,  de  Huslieu,  et  en  extase  vénéréique, 
inculquons  nos  vérètres  es  pénitissimes  recesses  des  pudendes 
de  ces  mérétricules  amicabilissimes.  Puis  cauponisons  es  taber- 
nes  méritoires  de  la  Pomme  de  pin,  du  Castel,  de  la  Madeleine 
et  de  la  Mule,  belles  spatules  vervécines,  perforaminées  de 
pétrosil  ;  et  si,  par  forte  fortune,  y  a  rarité  ou  pénurie  de  pécune 
en  nos  marsupies,  et  soient  exhaustes  de  métal  ferruginé,  pour 
l'écot  nous  dimittons  nos  codices  et  vestes  opignerées,  presto- 
lants  les  tabellaires  à  venir  des  pénates  et  lares  patriotiques.  » 

A  quoi  Pantagruel  dit  : 

«  Que  diable  de  langage  est  ceci  ?  Par  Dieu,  tu  es  quelque 
hérétique. 

—  Seignor,  non,  dit  l'écolier,  car  libentissiment  dès  ce  qu'il 
illucesce  quelque  minutule  lèche  du  jour,  je  démigre  en  quelqu'un 
de  ces  tant  bien  architectes  moustiers,  et  là,  m'irrorant  de 
belle  eau  lustrale,  grignotte  d'un  transon  de  quelque  missique 
précation  de  nos  sacrificules,  et,  submirmilîant  mes  précules 
horaires,  élue  et  absterge  mon  anime  de  ses  inquinaments 
nocturnes.  Je  révère  les  olympicoles.  Je  vénère  latrialement 
le  supernel  astripotent.  Je  dilige  et  rédame  mes  proximes. 
Je  serve  les  prescrits  décalogiques,  et  selon  la  facultatule 
de  mes  vires,  n'en  discède  le  late  unguicule.  Bien  est  vériforme 
qu'à  cause  que  Maramone  ne  supergurgite  goutte  en  mes 
locules,  je  suis  quelque  peu  rare  et  ient  à  superéroger  les  élé- 
mosynes  à  ces  égènes  quéritants  leur  stipe  hostiatement. 

—  Et  bren,  bren  *,  dit  Pantagruel,  qu'est-ce  que  veut  dire 
ce  fol  ?  Je  crois  qu'il  nous  forge  ici  quelque  langage  diabolique 
et  qu'il  nous  charme  comme  enchanteur.  » 

A  quoi  dit  un  de  ses  gens  : 

«  Seigneur,  sans  doute  ce  galant  veut  contrefaire  la  langue 
des  Parisiens  ;  mais  il  ne  fait  qu'écorcher  le  latin  et  cuide' 
ainsi  pindariser,  et  lui  semble  bien  qu'il  est  quelque  grand 
orateur  en  français  parce  qu'il  dédaigne  l'usance  commun  de 
parler.  » 

A  quoi  dit  Pantagruel  ; 

«  Est-il  vrai  ?  » 

L'écolier  répondit  : 

«  Seignor  missaire.  mon  génie  n'est  point  apte  nate  à  ce  que 
dit  ce  flagitiose  nébulon,  pour  excorier  la  cuticule  de  notre 


I.  Merde.  —  2.  Pense. 


154  —  LIVRE  II 

vernacule  gallique  ;  mais  viceversenient  je  gnave  opère  et  par 
vêle  et  rames  je  m'énite  de  le  locupleter  de  la  redondance 
latinicome. 

—  Par  Dieu,  dit  Pantagruel,  je  vous  apprendrai  à  parler. 
Mais  devant,  réponds-moi,  dont  es-tu  ?  » 

A  quoi  dit  l'écolier  : 

«  L'origine  primève  de  mes  aves  et  ataves  fut  indigène  des 
régions  Lémoviques,  où  requiesce  le  corpore  de  l'agiotade 
saint  Martial. 

—  J'entends  bien,  dit  Pantagruel,  tu  es  Limousin,  pour 
tout  potage,  et  tu  veux  ici  contrefaire  le  Parisien.  Or  viens  çà, 
que  je  te  donne  un  tour  de  pigne  *,  » 

Lors  le  prit  à  la  gorge,  lui  disant  : 

«  Tu  écorches  le  latin  ;  par  saint  Jean,  je  te  ferai  écorcher 
le  renard  ^,  car  je  t'écorcherai  tout  vif,  » 

Lors  commença  le  pauvre  Limousin  à  dire  : 

«  Vée  dicou  !  gentilâtre,  ho  I  saint  Marsault,  adiouda  mi  ; 
hau,  hau,  laissas  à  quau,  au  nom  de  Dious,  et  ne  me  touquas 
grou'.  » 

A  quoi  dit  Pantagruel  : 

«  A  cette  heure  parles-tu  naturellement.  » 

Et  ainsi  le  laissa,  car  le  pauvre  Limousin  conchiait  toutes 
ses  chausses,  qui  étaient  faites  à  queue  de  merlus  et  non  à.  plein 
fond,  dont  dit  Pantagruel  :  «  Saint  Alipentin,  quelle  civette  I 
Au  diable  soit  le  mâcherable*  tant  il  pue!  »  et  le  laissa.  Mais  ce 
lui  fut  un  tel  remords  toute  sa  vie,  et  tant  fut  altéré,  qu'il  disait 
souvent  que  Pantagruel  le  tenait  à  la  gorge,  et  après  quelques 
années,  mourut  de  la  mort  Roland  ^,  ce  faisant  la  vengeance 
divine  et  nous  démontrant  ce  que  dit  le  Philosophe  et  Aulu-Gelle, 
qu'il  nous  convient  parler  selon  le  langage  usité,  et,  comme  disait 
Octavian  Auguste,  qu'il  faut  éviter  les  mots  épaves  en  pareille 
diligence  que  les  patrons  de  navires  évitent  les  rochers  de  mer. 

COMMENT  PANTAGRUEL  VINT  A  PARIS... 

Après  que  Pantagruel  eut  fort  bien  étudié  en  Orléans,  il  dé- 
libéra visiter  la  grande  université  de  Paris  ;  mais,  devant 
que  partir,  fut  averti  qu'une  grosse  et  énorme  cloche  était  à 


I.  Peigne.  —  2.  Rendre  gorge  —  3.  •  Eh  !  dites...  Ho  !  saint  Martial,  aide-moi.  Ho  ! 
ho  !  laissez-moi  au  nom  de  Dieu  et  ne  me  touchez  pas.  »  (en  limousin).  —  4.  Mâche- 
rave.  —  5.  De  soif. 


PANTAGRUEL  -~  155 

Saint-Aignan  dudit  Orléans,  en  terre,  passés  deux  cents  quatorze 
ans,  car  elle  était  tant  grosse  que,  par  engin  aucun,  ne  la  pouvait- 
on  mettre  seulement  hors  terre,  combien  que  Ton  y  eût  appliqué 
tous  les  moyens  que  mettent  Vitruvius,  de  Architectura,  Albertus' 
de  Re  edificatoria,  Euclides,  Théon,  Archimèdes  et  Héron,  de 
Ingeniis,  car  tout  n'y  servit  de  rien.  Dont  volontiers  incliné 
à  l'humble  requête  des  citoyens  et  habitants  de  ladite  ville, 
délibéra  la  porter  au  clocher  à  ce  destiné.  De  fait,  vint  au 
lieu  où  elle  était,  et  la  leva  de  terre  avec  le  petit  doigt,  aussi 
facilement  que  feriez  une  sonnette  d'épervier,  et  devant  que 
ia  porter  au  clocher,  Pantagruel  en  voulut  donner  une  aubade 
par  la  ville  et  la  faire  sonner  par  toutes  les  rues,  en  la  portant 
en  sa  main,  dont  tout  le  monde  se  réjouit  fort;  mais  il  en  advint 
un  inconvénient  bien  grand,  car,  la  portant  ainsi  et  la  faisant 
sonner  par  les  rues,  tout  le  bon  vin  d'Orléans  poussa  et  se  gâta. 
De  quoi  le  monde  ne  s'avisa  que  la  nuit  ensuivant  ',  car  un 
chacun  se  sentit  tant  altéré  d'avoir  bu  de  ces  vins  poussés, 
qu'ils  ne  faisaient  que  cracher  aussi  blanc  comme  coton  de 
r\Ialte,  disants  :  «  Nous  avons  du  Pantagruel  et  avons  les 
gorges  salées.  >> 

Ce  fait,  vint  à  Paris  avec  ses  gens,  et  à  son  entrée,  tout  le 
monde  sortit  hors  pour  le  voir,  comme  vous  savez  bien  que  le 
peuple  de  Paris  maillotinier  ^  est  sot  par  nature,  par  bécarre  et 
par  bémol,  et  le  regardaient  en  grand  ébahissement  et  non  sans 
grande  peur  qu'il  n'emportât  le  Palais  ailleurs,  en  quelque 
pays  a  remotis,  comme  son  père  avait  emporté  les  campanes  ^ 
de  Notre-Dame  pour  attacher  au  col  de  sa  jument.  Et  après 
quelque  espace  de  temps  qu'il  y  eut  demeuré  et  fort  bien  étudié 
en  tous  les  sept  arts  libéraux,  il  disait  que  c'était  une  bonne 
ville  pour  vivre,  mais  non  pour  mourir,  car  les  guenaux*  de 
Saint-Innocent  se  chaufTaient  le  cul  des  ossements  des  morts. 


COMMENT  PANTA  GRUEL,  ÉTANT  A  PARIS,  REÇUT  LETTRES 
DE  SON  PÈRE  GARGANTUA,  ET  LA  COPIE  D'ICELLES. 

Pantagruel  étudiait  fort  bien,  comme  assez  entendez,  et 
profitait  de  même,  car  il  avait  l'entendement  à  double  rebras  ', 
et  capacité  de  mémoire  à  la  mesure  de  douze  oires  et  bottes 


2.  Séditieux,  —  3.  Cloches.  —  4.  Gueux.  —  5.  Repli. 


156  —  LIVRE  II 

d'olifi.  Et  comme  il  était  aiusi  là  demeurant,  reçut  un  jour 
lettres  de  son  père  en  la  manière  qui  s'ensuit  : 

«  Très  cher  fils,  entre  les  dons,  grâces  et  prérogatives  des- 
quelles le  souverain  plasmateur'^  Dieu  tout  puissant  a  endouairé-^ 
et  orné  l'humaine  nature  à  son  commencement,  celle  me  semble 
singulière  et  excellente  par  laquelle  elle  peut,  en  état  mortel, 
acquérir  espèce  d'immortalité,  et,  en  décours  *  de  vie  tran- 
sitoire, perpétuer  son  nom  et  sa  semence,  ce  qu'est  fait  par 
lignée  issue  de  nous  en  mariage  légitime.  Dont  nons  est  aucune- 
ment instauré  *  ce  qui  nous  fut  tollu  e  par  le  péché  de  nos  pre- 
miers parents,  esquels  fut.  dit  que,  parce  qu'ils  n'avaient  été 
obéissants  au  commandement  de  Dieu  le  créateur,  ils  mour- 
raient, et,  par  mort,  serait  réduite  à  néant  cette  tant  magni- 
fique plasmature  "^  en  laquelle  avait  été  l'homme  créé. 

«  Mais,  par  ce  moyen  de  propagation  séminale,  demeure  es 
enfants  ce  qu'était  de  perdu  es  parents,  et  es  neveux  ce  que 
dépérissait  es  enfants,  et  ainsi  successivement  jusques  à  l'heure 
du  jugement  final,  quand  Jésus-Christ  aura  rendu  à  Dieu  le 
Père  son  royaume  pacifique,  hors  tout  danger  et  contamination 
de  péché,  car  alors  cesseront  toutes  générations  et  corruptions, 
et  seront  les  éléments  hors  de  leurs  transmutations  continues, 
vu  que  la  paix  tant  désirée  sera  consumée  ^  et  parfaite,  et  que 
toutes  choses  seront  réduites  ^  à  leur  fin  et  période. 

«  Non  donc  sans  juste  et  équitable  cause  je  rends  grâces  à 
Dieu,  mon  conservateur,  de  ce  qu'il  m'a  donné  pouvoir  voir 
mon  antiquité  chenue  refleurir  en  ta  jeunesse,  car  quand,  par 
le  plaisir  de  lui,  qui  tout  régit  et  modère,  mon  âme  laissera 
cette  habitation  humaine,  je  ne  me  réputerai  totalement  mourir, 
ains  ^^  passer  d'un  lieu  en  autre,  attendu  que,  en  toi  et  par  toi, 
je  demeure  en  mon  image  visible  en  ce  monde,  vivant,  voyant 
et  conversant  entre  gens  d'honneur  et  mes  amis,  comme  je 
soûlais  1^  Laquelle  mienne  conversation  a  été,  moyennant  l'aide 
et  grâce  divine,  non  sans  péché,  je  le  confesse  (car  nous  péchons 
tous  et  continuellement  requérons  à  Dieu  qu'il  efface  nos  péchés), 
mais  sans  reproche. 

«  Par  quoi,  ainsi  comme  en  toi  demeure  l'image  de  mon  corps, 
si  paredllemeut  ne  reluisaient  les  mœurs  de  l'âme.  Ton  ne  te  juge- 
rait être  garde  et  trésor  de  rimmcrtalité  de  notre  nom,  et  le 
plaisir  que  prendrais  ce  voyant  serait  petit,  considérant  que  la 


I.  Outres  et  tonneaux  d'huile.  —  2.  Créateur.  —  3.  Doté.  —  4.  Cours.  —  $■  Rétabli. 
—  6. etc.  —  /.Forme.  —  S.Coosomrnée. —  9.  Ramenées,  — 10.  .Mais.  — 11.  Avais  coutume. 


PANTAGRUEL  —  157 

moindre  partie  de  moi,  qui  est  le  corps,  demeurerait,  et  la  meil- 
leure, qui  est  l'âme,  et  par  laquelle  demeure  notre  nom  en  béné- 
diction entre  les  hommes,  serait  dégénérante  et  abâtardie. 
Ce  que  je  ne  dis  par  défiance  que  j'aie  de  ta  vertu,  laquelle  m'a 
été  jà  par  ci-devant  éprouvée,  mais  pour  plus  fort  t'encourager 
à  profiter  de  bien  en  mieux. 

«  Et  ce  que  présentement  t'écris  n'est  tant  afin  qu'en  ce 
train  vertueux  tu  vives,  que  d'ainsi  vivre  et  avoir  vécu  tu  te 
réjouisses  et  te  rafraîchisses  en  courage  pareil  pour  l'avenir. 
A  laquelle  entreprise  parfaire  et  consommer,  il  te  peut  assez 
souvenir  comment  je  n'ai  rien  épargné,  mais  ainsi  y  ai-je  se- 
couru *  comme  si  je  n'eusse  autre  trésor  en  ce  monde  que  de  te 
voir  une  fois  en  ma  vie  absolu  et  parfait  tant  en  vertu,  honnê- 
teté et  prudhommie,  comme  en  tout  savoir  libéral  et  honnête, 
et  tel  te  laisser  après  ma  mort  comme  un  miroir  représentant 
la  personne  de  moi  ton  père,  et  sinon  tant  excellent  et  tel  de 
fait  comme  je  te  souhaite,  certes  bien  tel  en  désir. 

«  Mais,  encore  que  mon  feu  père,  de  bonne  mémoire,  Grand- 
gousier,  eût  adonné ^  tout  son  étude  à  ce  que  je  profitasse  en 
toute  perfection  et  savoir  politique  et  que  mon  labeur  et  étude 
correspondît  très  bien,  voire  encore  outrepassât  son  désir,  tou- 
tefois, comme  tu  peux  bien  entendre,  le  temps  n'était  tant 
idoine  ni  commode  es  lettres  comme  est  de  présent,  et  n'avais 
copie  3  de  tels  précepteurs  comme  tu  as  eu.  Le  temps  était 
encore  ténébreux  et  sentant  l' infélicité  et  calamité  des  Goths 
qui  avaient  màs  à  destruction  toute  bonne  littérature.  Mais, 
par  la  bonté  divine,  la  lumière  et  dignité  a  été  de  mon  âge 
rendue  es  lettres,  et  y  vois  tel  amendement  que  de  présent  à 
difficulté  serais-je  reçu  en  la  première  classe  des  petits  grimauds, 
qui,  en  mon  âge  viril  étais  (non  à  tort)  réputé  le  plus  savant 
dudit  siècle, 

«  Ce  que  je  ne  dis  par  jactance  vaine,  encore  que  je  le  puisse 
louablement  faire  en  t'écrivant,  comme  tu  as  l'autorité  de 
Marc  Tulle  en  son  livre  de  Vieillesse,  et  la  sentence  de  Plutarque 
au  livre  intitulé  Comment  on  se  peut  louer  sans  envie,  mais  pour 
te  donner  affection  de  plus  haut  tendre. 

«  Maintenant  toutes  disciplines  sont  restituées,  les  langues 
instaurées  ♦  :  grecque,  sans  laquelle  c'est  honte  qu'une  personne 
se  dise  savant  ;  hébraïque,  chaldaïque,  latine.  Les  impressions 
tant  élégantes  et  correctes  en  usance  ^  qui  ont  été  inventées  de 


I.  Porté  aide.  —  2.  Consacré.  —  3.  Abondance.  —  4.  Restaurées.  —  5.  Usage. 


158  —  LIVRE  II 

mon  âge  par  inspiration  divine,  comme,  à  contre-fil,  l'artillerie 
par  suggestion  diabolique.  Tout  le  monde  est  plein  de  gens 
savants,  de  précepteurs  très  doctes,  de  librairies  *  très  amples, 
qu'il  m'est  avis  'que  ni  au  temps  de  Platon,  ni  de  Cicéron,  ni 
de  Papinien,  n'était  telle  commodité  d'étude  qu'on  y  voit  main- 
tenant, et  ne  se  faudra  plus  dorénavant  trouver  en  place  ni  en 
compagnie,  qui  ne  sera  bien  expoli  ^  en  l'of&cine  de  Minerve. 
Je  vois  les  brigands,  les  bourreaux,  les  aventuriers,  les  pale- 
freniers de  maintenant  plus  doctes  que  les  docteurs  et  prêcheurs 
de  mon  temps. 

«  Que  dirai-je?  Les  femmes  et  filles  ont  aspiré  à  cette 
louange  et  manne  céleste  de  bonne  doctrine.  Tant  y  a  qu'en 
l'âge  où  je  suis,  j'ai  été  contraint  d'apprendre  les  lettres  grec- 
ques, lesquelles  je  n'avais  contemné  ^  comme  Caton,  mais  je 
n'avais  eu  loisir  de  comprendre  en  mon  jeune  âge,  et  volon- 
tiers me  délecte  à  lire  les  Moraux  de  Plutarque,  les  beaux  Dia- 
logues de  Platon,  les  Monumeyits  de  Pausanias  et  Antiquités 
d'Atheneus,  attendant  l'heure  qu'il  plaira  à  Dieu  mon  créateur 
m'appeler  et  commander  issir  *  de  cette  terre, 

a  Par  quoi,  mon  fils,  je  t'admoneste  qu'emploies  ta  jeunesse 
à  bien  profiter  en  étude  et  en  vertus.  Tu  es  à  Paris,  tu  as  ton 
précepteur  Épistémon,  dont  l'un  par  vives  et  vocales  instruc- 
tions, l'autre  par  louables  exemples,  te  peut  endoctriner. 
J'entends  et  veux  que  tu  apprennes  les  langues  parfaitement, 
premièrement  la  grecque,  comme  le  veut  Quintilien  ;  secon- 
dement la  latine,  et  puis  l'hébraïque  pour  les  saintes  lettres,  et 
la  chaldaïque  et  arabique  pareillement,  et  que  tu  formes  ton 
style,  quant  à  la  grecque,  à  l'imitation  de  Platon,  quant  à  la 
latine,  à  Cicéron  ;  qu'il  n'y  ait  histoire  que  tu  ne  tiennes  en 
mémoire  présente,  à  quoi  t'aidera  la  cosmographie^  de  ceux  qui 
en  ont  écrit.  Des  arts  libéraux,  géométrie,  arithmétique  et  mu- 
sique, je  t'en  donnai  quelque  goût  quand  tu  étais  encore  petit, 
en  l'âge  de  cinq  à  six  ans;  poursuis  la  reste,  et  d'astronomie 
saches-en  tous  les  canons  ^.  Laisse-moi  l'astrologie  divinatrice 
et  l'art  de  Lullius,  comme  abus  et  vanités.  Du  droit  civil,  je 
veux  que  tu  saches  par  cœur  les  beaux  textes  et  me  les  confères 
avec  philosophie. 

«  Et  quant  à  la  connaissance  des  faits  de  nature,  je  veux  que 
tu  t'y  adonnes  curieusement  qu'il  n'y  ait  mer,  rivière  ni  fontaine 


I.  Bibliothèques.  ■—  2.  Poli.  —  3.  Méprisé,  —  4.  Sortir.  —  5.  Description  de  la  terre. 
—  6.  lîègles. 


PANTAGRUEL  —  159 

dont  tu  ne  connaisses  les  poissons;  tous  les  oiseaux  de  l'air,  tous 
les  arbres,  arbustes  et  fructices  ^  des  forêts,  toutes  les  herbes 
de  la  terre,  tous  les  métaux  cachés  au  ventre  des  abîmes,  les 
pierreries  de  tout  Orient  et  Midi,  rien  ne  te  soit  inconnu. 

«  Puis,  soigneusement  revisite  ^  les  livres  des  médecins  grecs, 
arabes  et  latins,  sans  contemner^  les  talmudistes  et  cabalistes, 
et  par  fréquentes  anatomies  *  acquiers-toi  parfaite  connaissance 
de  l'autre  monde  qui  est  l'homme.  Et  par  lesquelles  heures  du 
jour  commence  à  visiter^  les  saintes  lettres,  premièrement  en 
grec  le  Nouveau  Testament  et  Epîtres  des  Apôtres,  et  puis  en 
hébreu  le  Vieux  Testament.  Somme,  que  je  voie  un  abîme  de 
science,  car  dorénavant  que  tu  deviens  homme  et  te  fais  grand, 
il  te  faudra  issir  ^  de  cette  tranquillité  et  repos  d'étude  et  appren- 
dre la  chevalerie  et  les  armes  pour  défendre  ma  maison  et  nos 
amis  secourir  en  tous  leurs  affaires  contre  les  assauts  des  mal- 
faisants. Et  veux  que,  de  bref,  tu  essaies  combien  tu  as  profité, 
ce  que  tu  ne  pourras  mieux  faire  que  tenant  conclusions  en 
tout  savoir,  pubUquement,  envers  tous  et  contre  tous,  et  hantant 
les  gens  lettrés  qui  sont  tant  à  Paris  comme  ailleurs. 

«  Mais  parce  que,  selon  le  sage  Salomon,  sapience  n'entre 
point  en  âme  malivole',  et  science  sans  conscience  n'est  que 
ruine  de  l'âme,  il  te  convient  servir,  aimer  et  craindre  Dieu  et  en 
lui  mettre  toutes  tes  pensées  et  tout  ton  espoir,  et  par  foi,  formée 
de  charité,  être  à  lui  adjoint,  en  sorte  que  jamais  n'en  sois 
désemparé  ^  par  péché.  Aie  suspects  les  abus  du  monde.  Ne  mets 
ton  cœur  à  vanité,  car  cette  vie  est  transitoire,  mais  la  parole 
de  Dieu  demeure  éternellement.  Sois  serviable  à  tous  tes  pro- 
chains et  les  aime  comme  toi-même.  Révère  tes  précepteurs, 
fuis  les  compagnies  de  gens  esquels  tu  ne  veux  point  ressembler, 
et,  les  grâces  que  Dieu  t'a  données,  icelles  ne  reçois  en  vain. 
Et  quand  tu  connaîtras  que  auras  tout  le  savoir  de  par  delà 
acquis,  retourne  vers  moi  afin  que  je  te  voie  et  donne  ma  béné- 
diction devant  que  mourir. 

«  ]\Ion  fils,  la  paix  et  grâce  de  Notre  Seigneur  soit  avec  toi, 
amen.  D'Utopie,  ce  dix-septième  jour  du  mois  de  mars. 

«  Ton  père, 

«  Gargantua.  » 

Ces  lettres  reçues  e^  vues,  Pantagruel  prit  nouveau  courage 

I.  Arbrisseaux.  —  2.  Revois.  —  3,  Mépriser.  —  4.  Dissections.  —  5.  Examiner.  — 
6.  Sortir.  —  7.  Malveillante.  —  8.  Séparé. 


160  —  LIVRE  II 

et  fut  enflambé  *  à  profiter  plus  que  jamais,  en  sorte  que,  le 
voyant  étudier  et  profiter,  eussiez  dit  que  tel  était  son  esprit 
entre  les  livres  comme  est  le  feu  parmi  les  brandes,  tant  il 
l'avait  infatigable  et  strident  2. 


COMMENT   PANTAGRUEL    TROUVA    PANURGE    LEQUEL    IL 
AIMA    TOUTE   SA    VIE. 

Un  jour  Pantagruel,  se  pormenant  hors  de  la  ville,  vers 
l'abbaye  Saint- Antoine,  devisant  et  philosophant  avec  ses  gens 
et  aucuns  écoliers,  rencontra  un  homme  beau  de  stature  et 
élégant  en  tous  linéaments  du  corps,  mais  pitoyablement 
navré  ^  en  divers  lieux,  et  tant  mal  en  ordre  qu'il  semblait  être 
échappé  aux  chiens,  ou  mieux  ressemblait  un  cueilleur  de  pommes 
du  pays  du  Perche.  De  tant  loin  que  le  vit  Pantagruel,  il  dit  aux 
assistants  :  «  Voyez-vous  cet  homme  qui  vient  par  le  chemin 
du  Pont-Charenton  ?  Par  ma  foi,  il  n'est  pauvre  que  par 
fortune,  car  je  vous  assure  qu'à  sa  physionomie,  Nature  l'a 
produit  de  riche  et  noble  lignée  ;  mais  les  aventures  des  gens 
curieux  l'ont  réduit  en  telle  pénurie  et  indigence.  »  Et  ainsi 
qu'il  fut  au  droit*  d'entre  eux,  il  lui  demanda:  «Mon  ami,  je 
vous  prie  qu'un  peu  veuillez  ici  arrêter  et  me  répondre  à  ce  que 
vous  demanderai,  et  vous  ne  vous  en  repentirez  point,  car  j'ai 
affection  ^  très  grande  de  vous  donner  aide  à  mon  pouvoir  en 
la  calamité  où  je  vous  vois,  car  vous  me  faites  grand  pitié. 
Pourtant,  mon  ami,  dites-moi,  qui  êtes- vous?  dont^  venez- vous? 
où  allez-vous  ?  que  quérez-vous,  et  quel  est  votre  nom  ?  » 

Le  compagnon  lui  répond  en  langue  germanique  :  «  Junker, 
gott  geb  euch  glûck  unnd  hail.  Zuvor,  lieber  Juncker,  ich  las 
euch  wissen,  das  da  ir  mich  von  fragt,  ist  ein  arm  unnd  erbarm- 
gîich  ding,  unnd  wer  vil  darvon  zu  sagen,  welches  euch  verdrus- 
lich  zu  hœren,  unnd  mir  zu  erzelen  wer,  vievol  die  Poeten 
unnd  Orators  vorzeiten  haben  gesagt  in  iren  Sprùchen  unnd 
Sentenzen,  das  die  gedechtnus  des  ellends  unnd  armuot  vor- 
langs  erlitten  ist  ain  grosser  Lusf.  » 

A  quoi  répondit  Pantagruel  :  «  Mon  ami,  je  n'entends  point 


I.  Enflammé.  —  2.  Perçant.  —  3.  Blessé.  —  4.  En  face.  —  5.  Désir.  —  6.  D'où.  — 
7.  (Comme  pour  le  langage  de  l'écolier  limousin,  nous  ne  traduisons  pas  les  harangues 
polyglottes  de  Panurge.  Le  sel  de  la  plaisanterie  réside  dans  l'iuintelligibilité  du  discours. 
Nous  n'avons  pas  non  plus  cherché  à  rétablir  les  testes  en  langues  modernes  :  nous  les 
donnons  tels  qu'ils  figurent  dans  les  anciennes  éditions.) 


PANTAGRUEL  —  161 

ce  baragouin  ;  pourtant,  si  voulez  qxi'on  vous  entende,  parlez 
autre  langage.  » 

Adonc  le  compagnon  lui  répondit  :  «  Al  barildim  gotfano  dech 
min  brin  alabo  dordin  falbroth  ringuam  albaras.  Nin  porth 
zadikin  almucathin  miïko  prim  al  elmin  enthoth  dal  heben 
ensouim  :  kuth  im  al  dim  alkatim  nim  broth  dechoth  porth 
min  michas  im  endoth,  pruch  dal  marsouim  hol  moth  dans- 
rilrim  lupaldas  im  voldemoth,  Nin  hur  diavolth  mnarbotim 
dal  gousch  pal  Frapin  duch  im  scoth  pruch  Galeth  dal  Chinon, 
min  foulthrich  al  conin  butbathen  doth  dal  prim*.  » 

«  Entendez-vous  rien  là  ?  »  dit  Pantagruel  es  assistants. 
A  quoi  dit  Épistémon  :  «  Je  crois  que  c'est  langage  des  antipodes, 
le  diable  n'y  mordrait  mie.  »  Lors  dit  Pantagruel  :  «  Compère, 
je  ne  sais  si  les  murailles  vous  entendront,  mais  de  nous  nul  n'y 
entend  note  ». 

Donc  dit  le  compagnon  :  «  Signor  mio,  voi  videte  per  exemplo 
che  la  cornamusa  non  suona  mai  s'ela  non  a  il  ventre  pieno  : 
cosi  io  parimente  non  vi  saprei  contare  le  mie  fortune,  se  prima 
il  tribulato  ventre  non  a  la  solita  refectione.  Al  quale  e  adviso 
che  le  mani  et  li  denti  abbui  perso  il  loro  ordine  naturale  et 
del  tuto  annichillati  ^.  » 

A  quoi  répondit  Épistémon  :  «  Autant  de  l'un  comme  de 
l'autre.  » 

Dont  dit  Panurge  :  «  Lard,  ghest  tholb  be  sua  virtiuss  be 
intelligence,  ass  yi  body  schal  biss  be  naturell  reiutht  tholb 
suid  of  me  pety  hâve  for  natur  hass  ulss  egualy  maide,  bot 
fortune  sum  exaltit  hess  and  oyis  deprevit,  non  ye  less  viois 
mou  virtius  deprevit,  and  virtiuss  men  descrivis  for  anen 
ye  lad  end  iss  non  gud  '.  » 

«  Encore  moins,  »  répondit  Pantagruel. 

Adonc  dit  Panurge  :  «  Jona  andie  giiaussa  goussy  etan 
be  harda  er  remedio  beharde  versela  ysser  landa.  Anbates  otoy 
y  es  nausu  ey  nessassu  gourray  proposian  ordine  den.  Nonys- 
sena  bayta  fascheria  egabe  genh  erassy  badia  sadassu  noura 
assia.  Aran  hondouan  gualde  eydassu  naydassuna.  Estou  oussyc 
egunan  soury  hin  er  darstura  eguyliarm.  Genicoa  plasar  vadu  *.» 

—  «  Etes-vous  là,  répondit  Eudémon,  Génicoa  ?»  A  quoi  dit 
Carpalim  :  «Saint  Treignan,  foutis  vous  ^  d'Ecosse,  ou  j'ai 
failli  à  entendre.  » 


I.  (Mots  sans  aucun  sens  avec  quelques  noms  propres  Chinon,  Frapin,  Galet).  —  a.  (Dis- 
cours italien).  —  3.  (Discours  écossais).  —  4.  (Basque).  —  5.  Fûtes-vons. 


RABEIAIS  — 


162  —  LIVRE  11 

Lors  répondit  Panurge  :  «  Prug  frest  strinst  sorgdmand 
strochdt  drhds  pag  brleland  Gravot  Chavygny  Pomardière 
rusth  pkallhdracg  Devinière  près  Nays.  Bouille  kalmuch  mo- 
nach  drupp  delmeupplist  rincq  dlrnd  dodelb  up  drent  loch 
mine  stz  rinquald  de  vins  ders  cordelis  bur  jocst  stzampenards^  » 

A  quoi  dit  Épistémon  :  «  Parlez-vous  Christian,  mon  ami,  ou 
langage  patelinois  «  ?  Non,  c'est  langage  îanternois.  » 

Dont  dit  Panurge  :  «  Heere,  ie  en  spreke  and  ers  gheen  taele 
dan  kersten  taele,  my  dunct  nochtans,  al  en  seg  ie  u  niet  een 
word,  mynen  noot  vklaert  ghenonch  wat  ie  beglere  :  gheeft  my 
wyt  bermherticheyt  yet,  waer  un  ie  ghevoet  magh  zunch  «.  » 

A  quoi  répondit  Pantagruel  :  «  Autant  de  cetui-là.  » 

Dont  dit  Panurge  :  «  Seignor,  de  tanto  hablar  yo  soy  cansado, 
por  que  supplico  a  vostra  reverentia  que  mire  a  los  preceptos 
evangeiiquos,  para  que  eîlos  movant  vostra  reverentia  a  lo  ques 
de  concientia;  y  si  ellos  non  bastarent  para  mover  vostra  reveren- 
tia a  piedad,  supplico  que  mire  à  la  piedad  natural,  la  quai  yo 
creo  que  le  moura  como  es  de  razon:y  conesto  non  digo  mas*.  » 

A  quoi  répondit  Pantagruel  :  «  Dea^,  mon  ami,  je  ne  fais  doute 
aucun  que  ne  sachez  bien  parler  divers  langages,  mais  dites- 
nous  ce  que  voudrez  en  quelque  langue  que  puissions 
entendre.  » 

Lors  dit  le  compagnon  :  «  Myn  herre  endog  îeg  med  ingen 
tunge  talede,  lygesom  boeen,  ocg  uskuniig  creatner  :  myne 
klaebon,  och  myne  legoms  magerhed  wduyser  allygue  klalig 
huuad  tyng  meg  meest  behoff  girereb,  som  aer  sandeligh  mad 
och  drycke,  huuarfor  forbarme  teg  omsyder  ofîuermeg,  och 
befael  at  gyfïuc  meg  nogeth,  afï  huylket  ie%  kand  styre  myne 
groeendes  maghe,  lygeruiï  son  mand  Cerbère  en  soppe  for- 
setthr.  Soa  shal  tue  loefïue  lenge  och  lyksaUgth  ^. 

a  Je  crois,  dit  Eustènes,  que  les  Goths  parlaient  ainsi,  et  si 
Dieu  voulait,  ainsi  parlerions-nous  du  cul.  » 

Adonc  dit  le  compagnon  :  «  Adoni,  scolom  lécha  :  im  ischar 
harob  hal  habdeca,  bemeherah  thithen  li  kikar  lehem,  chan- 
cathub  :  laah  al  adonai  cho  nen  rai  '.  » 

A  quoi  répondit  Épistémon  :  «  A  cette  heure  ai-je  bien  en- 
tendu, car  c'est  langue  hébraïque  bien  rhétoriqueraent  pro- 
noncée. » 


I.  (Langage  inintelligible  avec  quelques  noms  de  lieu  chinonais:  Gravot,  Chavigny,  La 
Pomadière,  Cinais).  —  2.  De  la  farce  de  Patelin.  —  3.  (Discours  hollandaise  —  4.  (Dis- 
cours espagnol).  —  5.  Vraiment.  —  6.  (Vieux  danois).  —  7.  (Hébreu). 


PANTAGRUEL  —  163 

Dont  dit  le  compagnon  :  «  Despota  tinj^n  panagathe,  dioti 
sy  mi  uc  artodotis,  horas  gar  limo  anallscomenon  eme  athlios, 
ce  en  to  metaxy  eme  uc  eleis  udamos,  zetis  de  par  emu  ha  u 
chre.  Ce  horaos  philologi  pandes  homologusi  tote  logus  te  ce 
rhemeta  peritta  hyparchin,  opote  pragma  afto  pasi  delon  esti. 
Entha  gar  anancei  monon  logi  isin,  hina  pragmata  (hon  péri 
amphisbetumen)  me  prosphoros  epiphenete  *.  » 

«  Quoi?  dit  Carpalim,  laquais  de  Pantagruel,  c'est  grec,  je 
l'ai  entendu.  Et  comment?  as-tu  demeuré  en  Grèce?  » 

Donc  dit  le  compagnon  :  «  Agonou  dont  oussys  vou  denaguez 
algarou,  nou  den  farou  zamist  vous  mariston  ulbrou,  fousquez 
vou  brol  tam  bredaguez  moupreton  den  goul  houst,  daguez 
daguez  nou  croupys  fost  bardou  noflist  nou  grou.  Agou  paston 
toi  nalprissys  hourtou  los  ecbatanous,  prou  dhouquys  brol 
panygou  den  bascrou  noudous  caguous  goulfren  goul  oust 
troppassou  '.  » 

«  J'entends,  ce  me  semble,  dit  Pantagruel,  car  ou  c'est 
langage  de  mon  pays  d'Utopie,  ou  bien  lui  ressemble  quant  au 
son.  » 

Et,  comme  il  voulait  commencer  quelque  propos,  le  compa- 
gnon dit  :  «  Jam  toties  vos,  per  sacra,  perque  deos  deasque 
omnis,  obtestatus  sum,  ut,  si  qua  vos  pietas  permovet,  egesta- 
tem  meam  solaremini,  nec  hilum  proficio  damans  et  ejulans. 
Sinite,  queso,  sinite,  viri  impii  quo  me  fata  vocant  abire,  nec 
ultra  vanis  vestris  interpellationibus  obtundatis,  memores  ve- 
teris  illius  adagii  quo  venter  famelicus  auriculis  carere  dicitur  *.  » 
Dea,  mon  ami,  dit  Pantagruel,  ne  savez-vous  parler 
français  ? 

—  Si  fais  très  bien,  seigneur,  répondit  le  compagnon. 
Dieu  merci,  c'est  ma  langue  naturelle  et  maternelle,  car  je  suis 
né  et  ai  été  nourri  jeune  au  jardin  de  France,  c'est  Touraine. 

—  Donc,  dit  Pantagruel,  racontez-nous  quel  est  votre 
nom  et  dond  ♦  vous  venez  :  car,  par  foi,  je  vous  ai  jà  pris 
en  amour  si  grand  que,  si  vous  condescendez  à  mon  vouloir, 
vous  ne  bougerez  jamais  de  ma  compagnie,  et  vous  et  moi 
ferons  un  nouveau  pair^  d'amitié,  telle  que  fut  entre  Énée  et 
Achates. 

—  Seigneur,  dit  le  compagnon,  mon  vrai  et  propre  noin  de 
baptême  est  Panurge,  et  à  présent  viens  de  Turquie  où  je  fus 


—  1.  (Grec).  —  2.  (Langage  inintelligible).  —  3.  (Latin),  —  4.  D'où.  —  5.  Une  nou- 
velle  paire. 


164  —  LIVRE  II 

mené  prisonnier  lors  qu'on  alla  à  Mételin  en  la  maie*  heure, 
et  volontiers  vous  raconterais  mes  fortunes,  qui  sont  plus  mer- 
veilleuses que  celles  d'Ulysses  ;  mais,  puisqu'il  vous  plaît  me 
retenir  avec  vous  (et  j'accepte  volontiers  l'offre,  protestant 
jamais  ne  vous  laisser,  et  allassiez-vous  à  tous  les  diables),  nous 
aurons,  en  autre  temps  plus  commode,  assez  loisir  d'en  raconter, 
car  pour  cette  heure,  j'ai  nécessité  bien  urgente  de  repaître  : 
dents  aiguës,  ventre  vide,  gorge  sèche,  appétit  strident  2,  tout 
y  est  délibéré  '.  Si  me  voulez  mettre  en  œuvre,  ce  sera  baume  de 
me  voir  briber  ♦  ;  pour  Dieu,  donnez-y  ordre.  » 

Lors  commanda  Pantagruel  qu'on  le  menât  en  son  logis  et 
qu'on  lui  apportât  force  vivres.  Ce  que  fut  fait,  et  mangea  très 
bien  à  ce  soir,  et  s'en  alla  coucher  en  chapon,  et  dormit  jusques 
au  lendemain  heure  de  dîner,  en  sorte  qu'il  ne  fit  que  trois  pas 
et  un  saut  du  lit  à  table. 


COMMENT  PANURGE  RACONTE  LA  MANIÈRE  COMMENT  IL 
ÉCHAPPA    DE   LA    MAIN  DES   TURCS. 

Pantagruel,  bien  records  ^  des  lettres  et  admonition  do 
son  père,  voulut  un  jour  essaj'-er  son  savoir.  De  fait,  par  tous 
les  carrefours  de  la  ville  mit  conclusions  en  nombre  de  neuf 
mille  sept  cents  soixante  et  quatre,  en  tout  savoir,  touchant  en 
icelles  les  plus  forts  doutes  qui  fussent  en  toutes  sciences. 
Et  premièrement,  en  la  rue  du  Feurre,  tint  contre  tous  les  ré- 
gents, artiens^  et  orateurs,  et  les  mit  tous  de  cul.  Puis,  en 
Sorbonne,  tint  contre  tous  les  théologiens,  par  l'espace  de  six 
semaines,  depuis  le  matin  quatre  heures  jusques  à  six  du  soir, 
excepté  deux  heures  d'intervalle  pour  repaître  et  prendre  sa  ré- 
fection, non  qu'il  engarda  '  les  dits  théologiens  sorboniques  de 
chopiner  et  se  rafraîchir  à  leurs  buvettes  accoutumées. 

Et  à  ce  assistèrent  la  plupart  des  seigneurs  de  la  cour, 
maîtres  des  requêtes,  présidents,  conseillers,  les  gens  des  comptes, 
secrétaires,  avocats  et  autres,  ensemble  les  échevins  de  ladite 
ville  avec  les  médecins  et  canonistes,  et  notez  que  d'iceux,  la 
plupart  prirent  bien  le  frein  aux  dents,  mais  nonobstant  leurs 
ergots  et  fallaces,  il  les  fît  tous  quinaux,  et  leur  montra  visi- 
blement qu'ils  n'étaient  que  veaux  enjuponnés.    Dont  tout  le 


I.  Funeste.  —  2.  Perçant.  —  3.  Résolu.  —  4.  Manger.  —  5-    Se  souvenant  bien. 
f\  Étudiants  es  arts.  —  7.  Empêcha. 


PANTAGRUEL  —  165 

monde  commença  à  bruire  et  parler  de  son  savoir  si  merveilleux, 
jusques  es  bonnes  femmes  lavandières,  couratières  i,  rôtissières, 
ganivetières  -  et  autres,  lesquelles,  quand  il  passait  par  les  rues, 
disaient  :  «  C'est  lui,  »  à  quoi  il  prenait  plaisir,  comme  Démos- 
tlièndB,  prince  des  orateurs  grecs,  faisait  quand  de  lui  dit  une 
vieille  accroupie,  le  montrant  au  doigt:  «C'est  cetui  là» 

Et  de  fait,  on  le  voulut  faire  maître  des  requêtes  et  président 
en  la  cour  ;  mais  il  refusa  tout,  les  remerciant  gracieusement  : 
«  Car  il  y  a,  dit-il,  trop  grande  servitude  à  ces  offices,  et  à  trop 
grande  peine  peuvent  être  sauvés  ceux  qui  les  exercent,  vu  la 
corruption  des  hommes,  et  crois  que,  si  les  sièges  vides  des  anges 
ne  sont  remplis  d'autre  sorte  de  gens,  que  de  trente-sept  jubilés 
nous  n'aurons  le  jugement  final,  et  sera  Cusanus  trompé  en  ses 
conjectures.  Je  vous  en  avertis  de  bonne  heure.  Mais  si  avez 
quelque  muid  de  bon  vin,  volontiers  j'en  recevrai  le  présent.  » 

Ce  qu'ils  firent  volontiers,  et  lui  envoyèrent  du  meilleur  de  la 
ville,  et  but  assez  bien.  Mais  le  pauvre  Panurge  en  but  vaillam- 
ment, car  il  était  eximé  ^  comme  un  hareng  sauret.  Aussi  allait-il 
du  pied  comme  un  chat  maigre.  Et  quelqu'un  l'admonesta,  à 
demie  haleine  d'un  grand  hanap  plein  de  vin  vermeil,  disant: 

«  Compère,  tout  beau  !  vous  faites  rage  de  humer  *. 

—  Je  donc  au  dièble  ^,  dit-il,  tu  n'as  pas  trouvé  tes  petits 
beuvraux  de  Paris  qui  ne  boivent  en  plus  qu'un  pinson,  et  ne 
prennent  leur  becquée  sinon  qu'on  leur  tape  la  queue  à  la  mode 
des  passereaux.  O  compaing^,  si  je  montasse  aussi  bien  comme 
j'avale',  je  fusse  déjà  au-dessus  la  sphère  de  la  lune,  avec 
Empédocles.  Mais  je  ne  sais  que  diable  ceci  veut  dire  :  ce  vin 
est  fort  bon  et  bien  délicieux,  mais  plus  j'en  bois,  plus  j'ai  de  soif. 
Je  crois  que  l'ombre  de  monseigneur  Pantagruel  engendre 
les  altérés,  comme  la  lune  fait  les  catarrhes.  »  Auquel  com- 
mencèrent rire  les  assistants. 

Ce  que  voyant,  Pantagruel  dit  : 

«  Panurge,  qu'est-ce  qu'avez  à  rire  ? 

—  Seigneur,  dit-il,  je  leur  contais  comment  ces  diables 
de  Turcs  sont  bien  malheureux  de  ne  boire  goutte  de  vin.  Si 
autre  mal  n'était  en  TAlcoran  de  Mahomet,  encore  ne  me  met- 
trais-je  mie  de  sa  loi. 

—  Mais  or  me  dites  comment,  dit  Pantagruel,  vous  échap- 
pâtes de  leurs  mains? 


I.  Courtières.  —  2.  Marchandes  de  canifs.  —  3.  Amaigri.  —  4.  Boire.  —  5.  (Euphé- 
misme :  je  donne  au  diable).  —  6.  Compagnon.  —  7.  (Jeu  de  mois  avec  avaler,  descendre) . 


166  —  LIVRE  II 

—  Par  Dieu,  seigneur,  dit  Panurge,  je  ne  vous  en  mentirai 
de  mot.  Les  paillards  Turcs  m'avaient  mis  en  broche  tout  lardé, 
comme  un  conniP,  car  j'étais  tant  eximé  ^  qu'autrement  de 
ma  chair  eût  été  fort  mauvaise  viande,  et  en  ce  point  me  fai- 
saient rôtir  tout  vif.  Ainsi,  comme  ils  me  rôtissaient,  je  me  re- 
commandais à  la  grâce  divine,  ayant  en  mémoire  le  bon  saint 
Laurent,  et  toujours  espérais  en  Dieu  qu'il  me  délivrerait  de  ce 
tourment,  ce  qui  fut  fait  bien  étrangement.  Car  ainsi  que  me 
recommandais  bien  de  bon  cœur  à  Dieu,  criant  :  «  Seigneur 
Dieu,  aide-moi  !  Seigneur  Dieu,  sauve-moi  1  Seigneur  Dieu, 
ôte-moi  de  ce  tourment  auquel  ces  traîtres  chiens  me  détiennent 
pour  la  maintenance  de  ta  loi,  »  le  rôtisseur  s'endormit  par  le 
vouloir  divin,  ou  bien  de  quelque  bon  Mercure  qui  endormit 
cautement  •  Argus  qui  avait  cent  yeux. 

«  Quand  je  vis  qu'il  ne  me  tournait  plus  en  rôtissant,  je  le 
regarde  et  vois  qu'il  s'endort.  Lors  je  prends  avec  les  dents  un 
tison  par  le  bout  où  il  n'était  point  brûlé  et  vous  le  jette  au 
giron  de  mon  rôtisseur,  et  un  autre  je  jette  le  mieux  que  je  peux 
sous  un  lit  de  camp  qui  était  auprès  de  ia  cheminée,  où  était 
la  paillasse  de  monsieur  mon  rôtisseur.  Incontinent  le  feu  se 
prit  à  la  paille  tt  de  la  paille  au  lit  et  du  lit  au  solier*  qui  était 
èmbrunché^  de  sapin,  fait  à  queues  de  lampes  6.  Mais  le  bon  fut 
que  le  feu  que  j'avais  jeté  au  giron  de  mon  paillard  rôtisseur 
lui  brûla  tout  le  pénil  et  se  prenait  aux  couillons,  sinon  qu'il 
n'était  tant  punais  qu'il  ne  le  sentit  plus  tôt  que  le  jour,  et 
debout,  étourdi,  se  levant,  cria  à  la  fenêtre  tant  qu'il  put  :  «  Dal 
baroth  !  dal  baroth  !  »  qui  veut  autant  à  dire  comme  :  «  Au  feu  ! 
au  feu  !  »  Et  vint  droit  à  moi  pour  me  jeter  du  tout  au  feu,  et 
déjà  avait  coupé  les  cordes  dont  on  m'avait  lié  les  mains  et 
coupait  les  liens  des  pieds.  Mais  le  maître  de  la  maison,  oyanf^ 
le  cri  du  feu  et  sentant  jà  la  fumée  de  la  rue  où  il  se  pormenait 
avec  quelques  autres  bâchas  et  musafïis»,  courut  tant  qu'il 
put  y  donner  secours  et  pour  emporter  les  bagues  ^. 

«  De  pleine  arrivée,  il  tire  la  broche  où  j'étais  embroché  et 
tua  tout  raide  mon  rôtisseur,  dont  il  mourut  là  par  faute  de 
gouvernement*"  ou  autrement,  car  il  lui  passa  la  broche  un  peu 
au-dessus  du  nombril  vers  le  flanc  droit,  et  lui  perça  la  tierce  lobe 
du  foie,  et  le  coup  haussant  lui  pénétra  le  diaphragme  et  par 
à  travers  la  capsule  du  cœur  lui  sortit  la  broche  par  le  haut  des 


I.  Lapin.  —  2.  Amaigri.  —  3.  Par  cautèle.  —  4.  Plafond.  —  5-  Revêtu.  —  6.  Culs-de- 
lampes.  —  7.  Entendant.  —  8.  Pachas  et  muttis.  —  9.  Les  bagages.  —  10.  De  soins. 


PANTAGRUEL  —  167 

épaules,  entre  les  spondyles  et  l'omoplate  senestre.  Vrai  est 
qu'en  tirant  la  broche  de  mon  corps,  je  tombai  à  terre  près  des 
landiers  et  me  fis  un  peu  de  mai  à  la  chute,  toutefois  non  grand, 
car  les  lardons  soutinrent  le  coup.  Puis  voyant  mon  bâcha  que 
le  cas  était  désespéré  et  que  sa  maison  était  brûlée  sans  rémis- 
sion et  tout  son  bien  perdu,  se  donna  à  tous  les  diables,  ap- 
pelant Grilgoth,  Astarost,  Rapalus  et  Gribouillis  par  neuf 
fois. 

«  Quoi  voyant,  j'eus  de  peur  pour  plus  de  cinq  sols,  craignant: 
Les  diables  viendront  à  cette  heure  pour  emporter  ce  fol  ici  ; 
seraient-ils  bien  gens  pour  m'emporter  aussi?  Je  suis  jà  demi 
rôti  ;  mes  lardons  seront  cause  de  ro.on  mal,  car  ces  diables  ici 
sont  friands  de  lardons,  comme  vous  avez  l'autorité  du  philo- 
sophe Jamblique  et  Murmault  en  l'apologie  de  BossuHs  et  Con- 
tre facHs  pro  magistos  nostros.  Mais  je  fis  le  signe  de  la  croix, 
criant  :  A  gios,  athanatos,  o  theos  !  et  nul  ne  venait.  Ce  que 
connaissant  mon  vilain  bâcha  se  voulait  tuer  de  ma  broche, 
et  s'en  percer  le  coeur.  De  fait,  la  mit  contre  sa  poitrine,  mais  elle 
ne  pouvait  outrepasser  ^  car  elle  n'était  assez  pointue,  et  pous- 
sait tant  qu'il  pouvait,  mais  il  ne  profitait  rien.  Alors  je  vins 
à  lui.  disant  : 

«  Missaire  bougrino  ^,  tu  perds  ici  ton  temps,  car  tu  ne  te 
tueras  jamais  ainsi;  bien  te  blesseras  quelque  hurte  ^  dont  tu 
languiras  toute  ta  vie  entre  les  mains  des  barbiers.  Mais,  si 
tu  veux,  je  te  tuerai  ici  tout  franc,  en  sorte  que  tu  n'en  sentiras 
rien,  et  m'en  crois,  car  j'en  ai  tué  bien  d'autres  qui  s'en  sont 
bien  trouvés. 

«  —  Ha  !  mon  ami,  dit-il,  je  t'en  prie,  et  ce  faisant  je  te  donne 
ma  bougette*  :  tiens  vois-la  là  ^  il  y  a  six  cents  seraphs^  dedans 
et  quelques  diamants  et  rubis  en  perfection.  » 

—  Et  où  sont-ils?  dit  Épistémon. 

—  Par  saint  Jean,  dit  Panurge,  ils  sont  bien  loin  s'ils  vont 
toujours.  Mais  où  sont  les  neiges  d'antan  ?  C'était  le  plus 
grand  souci  qu'eût  Villon,  le  poète  parisien. 

—  Achève,  dit  Pantagruel,  je  te  prie,  que  nous  sachions 
comment  tu  accoutras  ton  bâcha. 

—  Foi  d'homme  de  bien,  dit  Panurge,  je  n'en  mens  de 
mot.  Je  le  bande  d'une  méchante  braie  '  que  je  trouve  là  demi- 
brûlée  et  vous  le  lie  rustrement  pieds  et  mains  de  mes  cordes. 


I.  Passer  outre.  —  2.  Messer  le  bougre.  —  3.  Coup.  —  4.  Bourse.  —  5.  La  voilà.  — 
6.  Monnaie  d'or.  —  7.  Culotte. 


168  —  LIVRE  II 

si  bien  qu'il  n'eût  su  regimber  ;  puis  lui  passai  ma  broche  à 
travers  la  gargamelle  *  et  le  pendis,  accrochant  la  broche  à  deux 
crampons  qui  soutenaient  des  hallebardes.  Et  vous  attise  un 
beau  feu  au  dessous,  et  vous  flambais  mon  miiourt^  comme 
on  fait  les  harengs  saurets  à  la  cheminée.  Puis  prenant  sa  bou- 
gette^  et  un  petit  javelot  qui  était  sur  les  crampons,  m'enfuis 
le  beau  galop.  Et  Dieu  sait  comme  je  sentais  mon  épaule  de 
mouton  ! 

«  Quand  je  fus  descendu  en  la  rue,  je  trouvai  tout  le  monde 
qui  était  accouru  au  feu  à  force  d'eau  pour  l'éteindre.  Et  nif 
voyant  ainsi  à  demi  rôti,  eurent  pitié  de  moi  naturellement 
et  me  jetèrent  toute  leur  eau  sur  moi  et  me  rafraîchirent  jo-s^eu- 
sement,  ce  que  me  fit  fort  grand  bi&n  ;  puis  me  donnèrent 
quelque  peu  à  repaître,  mais  je  ne  mangeais  guère,  car  ils 
ne  me  baillaient  que  de  l'eau  à  boire,  à  leur  mode.  Autre  mal 
ne  me  firent  sinon  un  vilain  petit  Turc,  bossu  par  devant, 
qui  furtivement  me  croquait  mes  lardons  (mais  je  lui  baillis 
si  vert  dronos  ♦  sur  les  doigts  à  tout  ^  mon  javelot,  qu'il  n'y 
retourna  pas  deux  fois),  et  une  jeune  Corinthiace  ^  qui  m'avait 
apporté  un  pot  de  mirobolans  emblics  "^  confits  à  leur  mode, 
laquelle  regardait  mon  pauvre  hère  émoucheté,  comment  il 
s'était  retiré  au  feu,  car  il  ne  m'allait  plus  que  jusque  sur  les 
genoux.  Mais  notez  que  cetui  rôtissement  me  guérit  d'Une 
isciatique'*  entièrement,  à  laquelle  j 'étais  sujet  plus  de  sept  ans 
avait',  du  côté  auquel  mon  rôtisseur,  s'endormant,  me  laissa 
brûler. 

■((Or  cependant  qu'ils  s'amusaient  à  moi,  le  feu  triomphait, 
ne  demandez  comment,  à  prendre  en  plus  de  deux  mille  maisons, 
tant  que  quelqu'un  d'entre  eux  l'avisa  et  s'écria,  disant  :  «  Ventre 
Mahom  !  toute  la  ville  brûle,  et  nous  amusons  ici  !  »  Ainsi  chacun 
s'en  va  à  sa  chacunière.  De  moi,  je  prends  mon  chemin  vers  la 
porte.  Quand  je  fus  sur  un  petit  tncquet^"^  qui  est  auprès,  je  me 
retourne  arrière,  comme  la  femme  de  Loth,  et  vis  toute  la 
ville  brûlant,  dont  je  fus  tant  aise  que  je  me  cuide^*  conchier  de 
joie  ;  mais  Dieu  m'en  punit  bien. 

—  Comment?  dit  Pantagruel. 

—  Ainsi,  dit  Panurge,  que  je  regardais  en  grand  liesse 
ce  beau  feu,  me  gabelant  *»  et  disant  :  «  Ha  !  pauvres  puces,  ha  ! 


I.  Gorge.  —  2.  Milord.  —  3.  Bourse.  —  4.  Dos  coups.  —  5,  Avec.  —  6.  Corinthienne. 
—  7,  (Fruits  de  l'Inde,  phyllanlhus  emhlica.)  —  8.  Sciatique.  —  9.  H  y  avait.  —  10.  Mon- 
ticule. —  II.  Pense.  —  12.  Me  moquant. 


PANTAGRUEL  —  169 

pauvres  souris,  vous  aurez  mauvais  hiver,  le  feu  est  en  votre 
pailler  ^  »,  sortirent  plus  de  six,  voire  plus  de  treize  cents  et  onze 
chiens,  gros  et  menus  tous  ensemble,  de  la  ville,  fuyant  le  feu. 
De  première  venue  accoururent  droit  à  moi,  sentant  l'odeur  de 
ma  paillarde  -  chair  demi-rôtie,  et  m'eussent  dévoré  à  l'heure 
si  mon  bon  ange  ne  m'eût  bien  inspiré,  m'enseignant  un  remède 
bien  opportun  contre  le  mal  des  dents. 

—  Et  à  quel  propos,  dit  Pantagruel,  craignais-tu  le  mal  des 
dents  ?  N'étais-tu  guéri  de  tes  rhumes  ? 

—  Pâques  de  soles  ^,  répondit  Panurge,  est-il  mal  de  dents 
plus  grand  que  quand  les  chiens  vous  tiennent  aux  jambes?... 
Mais  soudain  je  m'avise  de  mes  lardons,  et  les  jetais  au  milieu 
d'entre  eux.  Lors  chiens  d'aller  et  de  s'entrebattre  l'un  l'autre, 
à  belles  dents,  à  qui  aurait  le  lardon.  Par  ce  moyen  me  laissèrent 
et  je  les  laisse  aussi  se  pelaudants  ♦  l'un  l'autre.  Ainsi  échappe 
gaillard  et  de  hait  ^,  et  vive  la  rôtisserie  !  » 


COMMENT  PANURGE  ENSEIGNE  UNE  MANIÈRE  BIEN  NOU 
V ELLE  DE   BATIR   LES   MURAILLES  DE   PARIS. 

Pantagruel  quelque  jour,  pour  se  récréer  de  son  étude,  se 
pormenait  vers  les  faubourgs  Saint-Marceau,  voulant  voir  la 
Folie  Gobelin.  Panurge  était  avec  lui,  ayant  toujours  le  flacon 
sous  sa  robe  et  quelque  morceau  de  jambon,  car  sans  cela 
jamais  n'allait-il,  disant  que  '  c'était  son  garde-corps,  autre 
épée  ne  portait-il.  Et  quand  Pantagruel  lui  en  voulut  bailler 
une,  il  répondit  qu'elle  lui  échaufferait  la  râtelle. 

«  Voire,  mais,  dit  Épistémon,  si  l'on  t'assaillait,  comment 
te  défendrais- tu? 

—  A  grands  coups  de  brodequin,  répondit-il,  pourvu  que  les 
estocs  6  fussent  défendus.  » 

A  leur  retour,  Panurge  considérait  les  murailles  de  la  ville 
de  Paris  et  en  irrision  '  dit  à  Pantagruel  :  «  Voyez-ci  ces  belles 
murailles  !  O  que  fortes  sont  et  bien  en  point  pour  garder  les 
oisons  en  mue  !  Par  ma  barbe,  elles  sont  compétentcment  ^  mé- 
chantes pour  une  telle  ville  comme  cette-ci,  car  une  vache  avec 
un  pet  en  abattrait  plus  de  six  brasses. 

—  O  mon  ami  !   dit  Pantagruel,   sais-tu   bien   ce   que  dit 


I,  Meule  de  paille.  —  2.  Misérable.  —  3.  (Euphémisme  pour  Pâques-Dieu).  —  4.  Se 
battant.  —  5.  Allègre.  —  6.  Coups  de  pointe.  —  7.  En  dérision.  —  8.  Comme  il  convient. 


170  —  LIVRE  II 

Agésilas  quand  on  lui  demanda  pourquoi  la  grande  cité  de 
Lacédémone  n'était  ceinte  de  murailles?  Car,  montrant  les 
habitants  et  citoyens  de  la  ville  tant  bien  experts  en  discipline 
militaire,  et  tant  forts  et  bien  armés  ;  «  Voici,  dit-il,  les  murailles 
de  la  cité,  «  signifiant  qu'il  n'est  muraille  que  d'os,  et  que  les 
villes  et  les  cités  ne  sauraient  avoir  muraille  plus  sûre  et  plus 
forte  que  la  vertu  '  des  citoyens  et  habitants.  Ainsi  cette  ville 
est  si  forte  par  la  multitude  du  peuple  belliqueux  qui  est  dedans, 
qu'ils  ne  se  soucient  de  faire  autres  murailles.  Davantage  2, 
qui  la  voudrait  emmurai!  1er  comme  Strasbourg,  Orléans  ou 
Ferrare,  il  ne  serait  possible,  tant  les  frais  et  dépens  seraient 
excessifs. 

—  Voire  mais,  dit  Panurge,  si  fait-il  bon  avoir  quelque 
visage  de  pierre  quand  on  est  envahi  de  ses  ennemis  et  ne  fût-ce 
que  pour  demander  :  «  Qui  est  là-bas  ?  »  Au  regard  des  frais 
énormes  que  dites  être  nécessaires  si  on  la  voulait  murer,  si 
messieurs  de  la  ville  me  veulent  donner  quelque  bon  pot  de  vin, 
je  leur  enseignerai  une  manière  bien  nouvelle  comment  ils  les 
pourront  bâtir  à  bon  marché. 

—  Comment?  dit  Pantagruel. 

—  Ne  le  dites  donc  mie,  répondit  Panurge,  si  je  vous  l'en- 
seigne. Je  vois  que  les  caliibistris  des  femmes  de  ce  pays  sont 
à  meilleur  marché  que  les  pierres.  D'iceux  faudrait  bâtir  les 
murailles  en  les  arrangeant  par  bonne  symétrie  d'architecture, 
et  mettant  les  plus  grands  aux  premiers  rangs,  et  puis  en  ta- 
luant  à  dos  d'âne,  arranger  les  moyens  et  finalement  les  petits. 
Puis  faire  un  beau  petit  entrelardement  à  pointes  de  diamants, 
comme  la  grosse  tour  de  Bourges,  de  tant  de  braquemarts 
enraidis  qui  habitent  par  les  braguettes  claustrales.  Quel 
diable  déferait  telles  murailles  ?  Il  n'y  a  métal  qui  tant  ré- 
sistât aux  coups.  Et  puis  que  les  couillevrines  ^  s'y  vinssent 
frotter  !  Vous  en  verriez,  par  Dieu  !  incontinent  distiller  de  ce 
benoît  fruit  de  grosse  vérole,  menu  comme  pluie.  Sec,  au  nom 
des  diables!  Davantage  la  foudre  ne  tomberait  jamais  dessus. 
Car  pourquoi?  ils  sont  tous  bénits  ou  sacrés.  Je  n'y  vois  qu'un 
inconvénient. 

—  Ho  !  ho  !  Ha  !  ha  !  ha  !  dit  Pantagruel.  Et  quel  ? 

—  C'est  que  les  mouches  en  sont  tant  friandes  que  mer- 
veilles, et  s'y  cueilleraient*  facilement  et  y  feraient  leur  ordure, 


I.  Courage.  —  2.   Pour  le  surplus.  —  3.  (Altération  intenticwinelle  de  eouîevrine) . 
4.  Rassembleraient. 


PANTAGRUEL  —  171 

et  voilà  l'ouvrage  gâté.  Mais  voici  comment  l'on  y  remédie- 
rait. Il  faudrait  très  bien  les  émoucheter  avec  belles  queues  de 
renards  ou  bons  gros  viets  d'azes  *  de  Provence,  et  à  ce  pro- 
pos, je  vous  veux  dire  (nous  en  allants  pour  souper)  un  bel 
exemple  que  met  Frater  Lubinus,  lihro  de  Compotationibus 
mendicantium. 

«  Au  temps  que  les  bêtes  parlaient  (il  n'y  a  pas  trois  jours) 
un  pauvre  lion,  par  la  forêt  de  Bièvre  se  pormenant  et  disant 
ses  menus  suffrages,  passa  par-dessous  un  arbre,  auquel  était 
monté  un  vilain  charbonnier  pour  abattre  du  bois,  lequel, 
voyant  le  lion,  lui  jeta  sa  cognée  et  le  blessa  énormément  en 
une  cuisse.  Dont  le  lion,  dopant  ^,  tant  courut  et  tracassa  ^  par 
la  forêt  pour  trouver  aide  qu'il  rencontra  un  charpentier,  lequel 
volontiers  regarda  sa  plaie,  la  netto^^a  le  mieux  qu'il  put  et 
l'emplit  de  mousse,  lui  disant  qu'il  émouchât  bien  sa  plaie, 
que  les  mouches  n'y  fissent  ordure,  attendant  qu'il  irait  cher- 
cher de  l'herbe  au  charpentier.  Ainsi  le  lion,  guéri,  se  pormenait 
par  la  forêt,  à  quelle  heure  une  vieille  sempiterneuse  ébuche- 
tait  *,  et  amassait  du  bois  par  ladite  forêt,  laquelle,  voyant  le 
lion  venir,  tomba  de  peur  à  la  renverse  en  telle  façon  que  le 
vent  lui  renversa  robe,  cotte  et  chemise  jusques  au-dessus  des 
épaules.  Ce  que  voyant,  le  lion  accourut  de  pitié  voir  si  elle 
s'était  fait  aucun  mal  et,  considérant  son  comment  a  nom,  dit  : 
«  O  pauvre  femme,  qui  t'a  ainsi  blessée?  »  et  ce  disant,  aperçut 
un  renard  lequel  il  appela,  disant  :  «  Compère  renard,  liau,  cza, 
cza,  et  pour  cause.  » 

«  Quand  le  renard  fut  venu,  il  lui  dit  :  «  Compère,  mon  ami, 
l'on  a  blessé  cette  bonne  femme  ici  entre  les  jambes  bien  vilai- 
nement, et  y  a  solution  de  continuité  manifeste  ;  regarde  que 
la  plaie  est  grande,  depuis  le  cul  jusques  au  nombril,  mesure 
quatre, mais  bien  cinq  empans  et  demi.  C'est  un  coup  de  cognée; 
je  me  doute  que  la  plaie  soit  vieille.  Pourtant,  afin  que  les  mou- 
ches n'y  prennent,  émouche-Ia  bien  fort,  je  t'en  prie,  et  dedans 
et  dehors  ;  tu  as  bonne  queue  et  longue,  émouche,  mon  ami, 
émouche,  je  t'en  supplie,  et  cependant  je  vais  quérir  de  la  mousse 
pour  y  mettre,  car  ainsi  nous  faut-il  secourir  et  aider  l'un  l'autre. 
Émouche  fort,  ainsi,  mon  ami,  émouche  bien,  car  cette  plaie  ' 
veut  être  éraouchée  souvent,  autrement  la  personne  ne  peut 
être  à  son  aise.  Or  émouche  bien,  mon  petit  compère,  émouche. 


I.  V..  d'ânes  (en  provençal).  —  2.  Boitant. —  3.  Courut  de  côté  et  d'autre.  —  4.  Ra- 
massait des  bûchettes. 


172  —  LIVRE  II 

Dieu  t'a  bien  pourvu  de  queue.  Tu  l'as  grande  et  grosse  à 
l'avenant,  émouche  fort  et  ne  t'ennuie  point.  Un  bon  émou- 
cheteur  qui  en  émouchetant  continuellement  émouche  de  son 
moucheté  par  mouches  jamais  émouche  ne  sera.  Embou- 
che, couillaud,  émouche,  mon  petit  bedeau',  je  n'arrêterai 
guère.  » 

«  Puis,  va  chercher  force  mousse  et,  quand  il  fut  quelque  peu 
loin,  il  s'écria,  parlant  au  renard  :  «  Émouche  bien  toujours, 
compère,  émouche  et  ne  te  fâche  jamais  de  bien  émoucher  ; 
par  Dieu,  mon  petit  compère,  je  te  ferai  être  à  gages  émouche- 
teur  de  don  Pietro  de  Castille.  Émouche  seulement,  émouche  et 
rien  de  plus.  »  Le  pauvre  renard  émouchait  fort  bien  et  deçà 
et  delà,  et  dedans  et  dehors,  mais  la  fausse  ^  vieille  vesnait  ♦  et 
vessait,  puant  comme  cent  diables.  Le  pauvre  renard  était  bien 
mal  à  son  aise,  car  il  ne  savait  de  quel  côté  se  virer  pour  éva- 
der =  le  parfum  des  vesses  de  la  vieille,  et  ainsi  qu'il  se  tour- 
nait, il  vit  qu'au  derrière  était  encore  un  autre  pertuis,  non  si 
grand  que  celui  qu'il  émouchait,  dont  lui  venait  ce  vent  tant 
puant  et  infect.  Le  lion  finalement  retourne,  portant  de 
mousse  plus  que  n'en  tiendraient  dLx  et  huit  balles,  et  com- 
mença en  mettre  dedans  la  plaie  avec  un  bâton  qu'il  apporta, 
et  y  en  avait  jà  bien  mis  seize  balles  et  demie,  et  s'ébahissait  : 
«  Que  diable  !  cette  plaie  est  parfonde  ^  :  il  y  entrerait  de 
mousse  plus  de  deux  charretées.  »  Mais  le  renard  l'avisa  :  «  O 
compère  lion,  mon  ami,  je  te  prie,  ne  mets  ici  toute  la  mousse, 
gardes-en  quelque  peu,  car  y  a  encore  ici  dessous  un  autre  petit 
pertuis  qui  pue  comme  cinq  cents  diables  :  j'en  suis  empoisonné 
de  l'odeur,  tant  il  est  punais.  » 

«  Ainsi  faudrait  garder  ces  murailles  des  mouches  et  mettre 
émoucheteurs  à  gages.  » 

Lors  dit  Pantagruel  :  «  Comment  sais-tu  que  les  membres 
honteux  des  femmes  sont  à  si  bon  marché,  car  en  cette  ville 
il  y  a  force  prudes  femmes,  chastes  et  pucelles  ? 

—  Et  ubi  prenus  ?  dit  Panurge.  Je  vous  en  dirai  non  opinion, 
mais  vraie  certitude  et  assurance.  Je  ne  me  vante  d'en  avoir 
embourré  quatre  cents  dix  et  sept  depuis  que  je  suis  en  cette 
^  ville,  et  n'y  a  que  neuf  jours.  ]\Iais  à  ce  matin,  j'ai  trouvé  un 
bonhomme  qui,  en  un  bissac  tel  comme  celui  d'Esopet,  por- 
tait deux  petites  fillettes  de  l'âge  de  deux  ou  trois  ans  au  plus, 
l'une  devant,  l'autre  derrière.  Il  me  demanda  l'aumône,  mais 


I.  Émouchoir.  —  2.  Bedon.  —  3.  Traîtresse.  —  4.  Veutait.  —  5.  Éviter.  —  6.  Profonde. 


PANTAGRUEL  —  173 

je  lui  fis  réponse  que  j'avais  beaucoup  plus  de  couillons,  que 
de  deniers.  Et  après  lui  demande  :  «  Bonhomme,  ces  deux  fillettes 
sont-elles  puceiles  ?  » 

—  Frère,  dit-il,  il  y  a  deux  ans  qu'ainsi  je  les  porte,  et 
au  regard  de  cette-ci  devant,  laquelle  je  vois  continuellement, 
en  mon  avis  elle  est  pucelle,  toutefois  je  n'en  voudrais  mettre 
mon  doigt  au  feu.  Quant  est  de  celle  que  je  porte  derrière, 
je  ne  sais  sans  faute  rien. 

—  Vraiment,  dit  Pantagruel,  tu  es  gentil  compagnon, 
je  te  veux  habiller  de  ma  livrée.  »  Et  le  fit  vêtir  galantement, 
selon  la  mode  du  temps  qui  courait,  excepté  que  Panurge 
voulut  que  la  braguette  de  ses  chausses  fût  longue  de  trois 
pieds  et  carrée,  non  ronde,  ce  que  fut  fait  et  la  faisait  bon 
voir.  Et  disait  souvent  que  le  monde  n'avait  encore  connu 
l'émolument  *  et  utilité  qui  est  de  porter  grande  braguette, 
mais  le  temps  leur  enseignerait  quelque  jour  comme  toutes 
choses  ont  été  inventées  en  temps. 

«  Dieu  gard'  de  mal,  disait-il,  le  compagnon  à  qui  la  longue 
braguette  a  sauvé  la  vie  !  Dieu  gard'  de  mal  à  qui  la  longue 
braguette  a  valu  pour  un  jour  cent  soixante  mille  et  neuf  écus  ! 
Dieu  gard'  de  mal  qui  par  sa  longue  braguette  a  sauvé  toute 
une  ville  de  mourir  de  faim  !  Et,  par  Dieu,  je  ferai  un  livre  de 
la  commodité  des  longues  braguettes,  quand  j'aurai  plus  de 
loisir.  ))  De  fait,  en  composa  un  beau  et  grand  livre  avec  les 
figures,  mais  il  n'est  encore  imprimé,  que  je  sache. 


DES  MŒURS  ET  CONDITIONS  DE  PANURGE. 


Panurge  était  de  stature  moyenne,  ni  trop  grand,  ni  trop 
petit,  et  avait  le  nez  un  peu  aquilin,  fait  à  manche  de  rasoir, 
et  pour  lors  était  de  l'âge  de  trente  et  cinq  ans  ou  environ, 
fin  à  dorer  comme  une  dague  de  plomb,  bien  galant  homme  de 
sa  personne,  sinon  qu'il  était  quelque  peu  paillard  et  sujet  de 
nature  à  une  maladie  qu'on  appelait  en  ce  temps-là  :  «  Faute 
d'argent,  c'est  douleur  sans  pareille  »  (toutefois  il  avait  soixante 
et  trois  manières  d'en  trouver  toujours  à  son  besoin,  dont  la 
plus  honorable  et  la  plus  commune  était  par  façon  de  larcin 
furtivement  fait),  malfaisant,  pipeur,buveur,  batteur  de  pavés, 

I.  Profit. 


174  —  LIVRE  II 

ribleur  *  s'il  en  était  en  Paris,  au  demeurant,  le  meilleur  fils  du 
monde,  et  toujours  machinait  quelque  chose  contre  les  sergents 
et  contre  le  guet. 

A  l'une  fois,  il  assemblait  trois  ou  quatre  bons  rustres,  les 
faisait  boire  comme  Templiers  sur  le  soir,  après  les  menait  au- 
dessous  de  Sainte-Geneviève  ou  auprès  du  Collège  de  Navarre 
et  à  l'heure  que  le  guet  montait  par  là  (ce  qu'il  connaissait  en 
mettant  son  épée  sur  le  pavé  et  l'oreille  auprès,  et  lorsqu'il 
oyait  son  épée  branler,  c'était  signe  infaillible  que  le  guet  était 
près),  à  l'heure  donc,  lui  et  ses  compagnons  prenaient  un  tom- 
bereau et  lui  baillaient  le  branle,  le  ruant  de  grande  force 
contre  la  vallée,  et  ainsi  mettaient  tout  le  pauvre  guet  par  terre 
comme  porcs,  puis  fuyaient  de  l'autre  côté,  car  en  moins  de 
deux  jours  il  sut  toutes  les  rues,  ruelles  et  traverses  de  Paris 
comme  son  Deus  det. 

A  l'autre  fois,  faisait  en  quelque  belle  place,  par  où  ledit  guet 
devait  passer,  une  traînée  de  poudre  de  canon,  et  à  l'heure  que 
passait,  mettait  le  feu  dedans,  et  puis  prenait  son  passe-temps 
à  voir  la  bonne  grâce  qu'ils  avaient  en  fuyant,  pensants  que  le 
feu  saint  Antoine  les  tînt  aux  jambes. 

Et  au  regard  des  pauvres  maîtres  es  arts  et  théologiens,  il 
les  persécutait  sur  tous  autres.  Quand  il  rencontrait  quelqu'un 
d'entre  eux  par  la  rue,  jamais  ne  faillait  de  leur  faire  quelque  mal, 
maintenant  leur  mettant  un  étron  dedans  leurs  chaperons  au 
bourrelet,  maintenant  leur  attachant  de  petites  queues  de  renard 
ou  des  oreilles  de  lièvres  par  derrière,  ou  quelque  autre  m.al. 

Un  jour  que  l'on  avait  assigné  à  tous  les  théologiens  se 
trouver  en  Sorbonne  pour  grabeler  '  les  articles  de  la  foi,  il  fit 
une  tarte  bourbonnaise  composée  de  force  d'ails,  de  galbanum, 
ù'assa  fœtida,  de  castoreum,  d'étrons  tout  chauds,  et  la  détrempa 
en  sanie  de  bosses  chancreuses,  et  de  fort  bon  matin  engraissa 
et  oignit  théologal ement  tout  le  treillis  de  Sorbonne  en  sorte 
que  le  diable  n'y  eût  pas  duré.  Et  tous  ces  bonnes  gens  rendaient 
là  leurs  gorges  devant  tout  le  m^onde,  comme  s'ils  eussent  écorché 
le  renard,  et  en  mourut  dix  ou  douze  de  peste,  quatorze  en 
furent  ladres,  dix  et  huit  en  furent  pouacres  »  et  plus  de  vingt 
et  sept  en  eurent  la  vérole,  mais  il  ne  s'en  souciait  mie. 

Et  portait  ordinairement  un  fouet  sous  sa  robe,  duquel  il 
fouettait  sans  rémission  les  pages  qu'il  trouvait  portants  du  vin 
à  leurs  maîtres  pour  les  avancer  d'aller. 


I.  Coureur  de  nuit.  —  2.  Éplucher.  —  -?.  Podapr*»» 


PANTAGRUEL  —  175 

En  son  saie  ^  avait  plus  de  vinj^t  et  six  petites  bougettes  et 
fasques  2  toujours  pleines,  l'une  d'un  petit  d'eau  de  plomb  et 
d'un  petit  couteau  affilé  comme  l'aiguille  d'un  pelletier,  dont 
il  coupait  les  bourses;  l'autre  d'aigret^  qu'il  jetait  aux  yeux 
de  ceux  qu'il  trouvait  ;  l'autre  de  glaterons  *  empennés  de 
petites  plumes  d'oisons  ou  de  chapons  qu'il  jetait  sur  les  robes 
et  bonnets  des  bonnes  gens,  et  souvent  leur  en  faisait  de  belles 
cornes  qu'ils  portaient  par  toute  la  ville,  aucunes  fois  toute  leur 
vie.  Aux  femmes  aussi,  par -dessus  leurs  chaperons  au  derrière, 
aucune  fois  en  mettait  faits  en  forme  d'un  membre  d'homme. 

En  l'autre  un  tas  de  cornets  tous  plems  de  puces  et  de  poux 
qu'il  empruntait  des  guenaux  ^  de  Saint-Innocent,  et  les  jetait 
avec  belles  petites  cannes  ^  ou  plumes  dont  on  écrit  sur  les  collets 
des  plus  sucrées  demoiselles  qu'il  trouvait,  et  mêmement  en 
l'église,  car  jamais  ne  se  mettait  au  chœur  au  haut,  mais  tou- 
jours demeurait  en  la  nef  entre  les  femmes,  tant  à  la  messe, 
à  vêpres,  comme  au  sermon. 

En  l'autre,  force  provision  de  haims  et  claveaux  ''  dont  il 
accouplait  souvent  les  hommes  et  les  femmes  en  compagnies 
où  ils  étaient  serrés,  et  mêmement  celles  qui  portaient  robes  de 
taffetas  armoisi  ^,  et  à  l'heure  qu'elles  se  voulaient  départir  ^, 
elles  rompaient  toutes  leurs  robes. 

En  l'autre,  un  fusil  garni  d'amorce,  d'allumettes,  de  pierre 
à  feu  et  tout  autre  appareil  à  ce  requis. 

En  l'autre,  deux  ou  trois  miroirs  ardents  dont  il  faisait  enrager 
aucunes  fois  les  hommes  et  les  femmes  et  leur  faisait  perdre 
contenance  à  l'église,  car  il  disait  qu'il  n'y  avait  qu'un  antis- 
trophe entre  femme  folle  à  la  messe  et  femme  molle  à  la  fesse. 

En  l'autre,  avait  provision  de  fil  et  d'aiguilles,  dont  il  faisait 
mille  petites  diableries. 

Une  fois,  à  l'issue  du  palais,  à  la  grand'salle,  lorsqu'un  cor- 
delier  disait  la  messe  de  Messieurs,  il  lui  aida  à  soi  habiller  et 
revêtir,  mais  en  l'accoutrant,  il  lui  cousit  l'aube  avec  sa  robe 
et  chemise,  et  puis  se  retira  quand  Messieurs  de  la  Cour  vinrent 
s'asseoir  pour  ouïr  iceile  messe.  Mais  quand  ce  fut  Vite  Missa 
est,  que  le  pauvre  frater  se  voulut  dévêtir  de  son  aube,  il  emporta 
ensemble  et  habit  et  chemise,  qui  étaient  bien  cousus  ensemble, 
et  se  rebrassa  jusques  aux  épaules,  montrant  son  callibistris 


I.  Sa  casaque.  —  2.  Sacoches  et  pochettes,  —  3,  Verjus,  —  4.  Clouterons  (caille-lait 
accrochant,)  —  5.  Gueux.  —  6.  Roseaux.  —  7.  De  crochets  et  de  clavettes.  —  8.  Armoi<;in, 
soie  légère.  —  q.  Séparer. 


17G    —  LIVRE  II 

à  tout  le  monde  qui  n'était  pas  petit,  sans  doute.  Et  le  frater 
toujours  tirait,  mais  tant  plus  se  découvrait-il  jusques  à  ce 
qu'un  des  Messieurs  de  la  Cour  dit  :  «  Et  quoi,  ce  beau  père 
nous  veut-il  ici  faire  l'ofïra.nde  et  baiser  son  cul  ?  Le  feu  saint 
Antoine  le  baise!  »  Dès  lors  fut  ordonné  que  les  pauvres  beaux 
pères  ne  se  dépouilleraient  plus  devant  le  monde,  mais  en  leur 
sacristie,  mêmement*  en  présence  des  femmes,  car  ce  leur  serait 
occasion  du  péché  d'envie. 

Et  le  monde  demandait  pourquoi  est-ce  que  ces  fratres 
avaient  la  couille  si  longue?  Ledit  Panurge  soulut-  très  bien  le 
problème  disant  :  «  Ce  que  fait  les  oreilles  des  ânes  si  grandes, 
c'est  parce  que  leurs  mères  ne  leur  mettaient  point  de  béguin 
en  la  tête,  comme  dit  De  A  lliaco  en  ses  Suppositions.  A  pareille 
raison,  ce  qui  fait  la  couille  des  pauvres  béats  pères  si  longue, 
c'est  qu'ils  ne  portent  point  de  chausses  foncées,  et  leur  pauvre 
membre  s'étend  en  liberté  à  bride  avalée  3,  et  leur  va  ainsi 
trimbalant  sur  les  genoux,  comme  font  les  patenôtres  aux 
femmes.  Mais  la  cause  pourquoi  ils  l'avaient  gros  à  l'équipolient, 
c'était  qu'en  ce  trimbalement  les  humeurs  du  corps  descendent 
audit  membre,  car,  selon  les  légistes,  agitation  et  motion  con- 
tinuelle est  cause  d'attraction.  » 

Item,  il  avait  une  autre  poche  pleine  d'alun  de  plume  dont 
il  jetait  dedans  le  dos  des  femmes  qu'il  voyait  les  plus  acrêtées* 
et  les  faisait  dépouiller  devant  tout  le  monde,  les  autres  danser 
comme  jau^  sur  braise  ou  bille  sur  tambour,  les  autres  courir 
les  rues  et  lui  après  courait,  et  à  celles  qui  se  dépouillaient  il 
mettait  sa  cape  sur  le  dos,  comme  homme  courtois  et  gracieux. 

Item,  en  une  autre  il  avait  une  petite  guedoufle  ^  pleine  de 
vieille  huile,  et  quand  il  trouvait  ou  femme  ou  homme  qui  eût 
quelque  belle  robe,  il  leur  engraissait  et  gâtait  tous  les  plus 
beaux  endroits,  sous  le  semblant  de  les  toucher  et  dire  :  «  Voici 
de  bon  drap,  voici  bon  satin,  bon  tafîetas,  madame  ;  Dieu  vous 
donne  ce  que  votre  noble  cœur  désire  :  vous  avez  robe  neuve, 
nouvel  ami  ;  Dieu  vous  y  maintienne  !  »  Ce  disant,  leur  mettait 
la  main  sur  le  collet,  ensemble  la  maie'  tache  y  demeurait 
perpétuellement 

Si  énormément  engravée  * 

En  l'âme,  en  corps,  et  renommée 

Que  le  diable  ne  l'eût  point  ôtée. 


I,  Particulièrement.  —  2.  Résolut.  —  3.  Abattue.  —  4.  Portant  haut  la  crête.  —  5.  Coq. 
—  6    Fiole.  —  7.  Mauvaise.  —  8,  Gravée. 


PANTAGRUEL  —  177 

Puis  à  la  fin  leur  disait  :  «  Madame,  donnez-vous  garde  de 
tomber,  car  il  y  a  ici  un  grand  et  sale  trou  devant  vous.  » 

En  une  autre,  il  avait  tout  plein  d'euphorbe  pulvérisée  bien 
subtilement,  et  là  dedans  mettait  un  mouche-nez  beau  et  bien 
ouvré  qu'il  avait  dérobé  à  la  belle  lingère  du  Palais,  en  lui  ôtant 
un  pou  dessus  son  sein,  lequel  toutefois  il  y  avait  mis.  Et  quand 
il  se  trouvait  en  compagnie  de  quelques  bonnes  dames,  il  leur 
mettait  sur  le  propos  de  lingerie  et  leur  mettait  la  main  au  sein, 
demandant  :  «  Et  cet  ouvrage,  est-il  de  Flandre  ou  de  Hainaut?  » 
Et  puis  tirait  son  mouche-nez  disant  :  «  Tenez,  tenez,  voyez 
en  ci  de  l'ouvrage  :  elle  est  de  Foutignan  ou  de  Foutarabie,  » 
et  le  secouait  bien  fort  à  leur  nez,  et  les  faisait  éternuer  quatre 
heures  sans  repos.  Cependant  il  pétait  comme  un  roussin,  et 
les  femmes  riaient,  lui  disants  :  «  Comment,  vous  pétez, 
Panurge  ?  —  Non  fais^  disait-il,  madame;  mais  j'accorde  au 
contrepoint  de  la  musique  que  vous  sonnez  du  nez.  » 

En  l'autre,  un  daviet  ^,  un  pélican,  un  crochet  et  quelques 
autres  ferrements  '  dont  il  n'y  avait  porte  ni  coiïre  qu'il  ne 
crochetât. 

En  l'autre,  tout  plein  de  petits  gobelets  dont  il  jouait  fort 
artificiellement,  car  il  avait  les  doigts  faits  à  la  main  comme 
Minerve  ou  Arachné,  et  avait  autrefois  crié  le  thériacle*,  et 
quand  il  changeait  un  teston  ou  quelque  autre  pièce,  le  changeur 
eût  été  plus  fin  que  maître  Mouche  si  Panurge  n'eût  fait  éva- 
nouir à  chacune  fois  cinq  ou  six  grands  blancs,  visiblement, 
apertement,  manifestement,  sans  faire  lésion  ni  blessure  aucune, 
dont  le  changeur  n'en  eût  senti  que  le  vent. 


COMMENT  PANURGE   GAGNAIT  LES   PARDONS  ET  MARIAIT 
LES  VIEILLES,  ET  DES  PROCÈS  QU'IL  EUT  A  PARIS 

Un  jour,  je  trouvai  Panurge  quelque  peu  écorné  ^  et  taciturne 
et  me  doutai  bien  qu'il  n'avait  denare  ^,  dont  je  lui  dis  :  «  Pa 
nurge,  vous  êtes  malade  à  ce  que  je  vois  à  votre  physionomie, 
et  j'entends  le  mal  :  vous  avez  un  flux  de  bourse  ;  mais  ne  vous 
souciez  ;  j'ai  encore  «  six  sols  et  raailie  qui  ne  virent  oncq  ^  père 
ni  mère  »,  qui  ne  vous  faudront^  non  plus  que  la  vérole,  en  votre 
nécessité.  »  A  quoi  il  me  répondit  :  «  Et  bTen^  pour  l'argent,  je 


I.  Je  ne  le  fais.  —  2.  Crochet  de  serrurier.  —  3.  Outils.  —  4.  La  thériaque.  —  5.  Mal 
en  point.  —  6.  Denier.  — 7.0nques.  —  8.  Manqueront.  —  9.  Merde. 


RABKtATS  —I 


178  —  LIVRE  II 

n'en  aurai  quelque  jour  que  trop,  car  j'ai  une  pierre  philoso- 
phale  qui  m'attire  l'argent  des  bourses  comme  l'aimant  attire 
le  fer.  Mais  voulez-vous  venir  gagner  les  pardons  ?  dit-il. 

—  Et  par  ma  foi,  je  lui  réponds,  je  ne  suis  grand  pardonneur 
en  ce  monde  ici;  je  ne  sais  si  je  serai  en  l'autre.  Bien  allons, 
au  nom  de  Dieu,  un  denier  ni  plus  ni  moins. 

—  Mais,  dit-il,  prêtez-moi  donc  un  denier  à  l'intérêt. 

—  Rien,  rien,  dis-je.  Je  vous  le  donne  de  bon  cœur. 

—  Gr cites  vobis  dominos,  »  dit-il. 

Ainsi  allâmes,  commençant  à  Saint-Gervais,  et  je  gagne  les 
pardons  au  premier  tronc  seulement,  car  je  me  contente  de 
peu  en  ces  matières;  puis  disais  mes  menus  suffrages  et  oraisons 
de  sainte  Brigitte.  Mais  il  gagna  à  tous  les  troncs,  et  toujours 
baillait  argent  à  chacun  des  pardonnaires.  De  là  nous  transpor- 
tâmes à  Notre-Dame,  à  Saint- Jean,  à  Saint- Antoine,  et  ainsi 
des  autres  églises  où  était  banque  de  pardons.  De  ma  part,  je 
n'en  gagnais  plus  ;  mais  lui,  à  tous  les  troncs  il  baisait  les  reliques 
et  à  chacun  donnait.  Bref,  quand  nous  fûmes  de  retour,  il  me 
mena  boire  au  cabaret  du  Château  et  me  montra  dix  ou  douze 
de  ses  bougettes  *  pleines  d'argent.  A  quoi  je  me  signai,  faisant 
la  croix  et  disant  :  «  Dont  ^  avez-vous  tant  recouvert  ^  d'argent 
en  si  peu  de  temps  ?»  A  quoi  il  me  répondit  qu'il  avait  pris 
es  bassins  des  pardons  :  «  Car,  en  leur  baillant  le  premier  denier, 
dit-il,  je  le  mis  si  souplement  qu'il  sembla  que  fut  un  grand 
blanc  ;  ainsi  d'une  main  je  pris  douze  deniers,  voire  bien  douze 
liards  ou  doubles  pour  îe  moins,  et  de  l'autre,  trois  ou  quatre 
douzains  *,  et  ainsi  par  toutes  les  églises  où  nous  avons  été. 

—  Voire,  mais,  dis-je,  vous  vous  damnez  comme  une  serpe 
et  êtes  larron  et  sacrilège. 

—  Oui  bien,  dit-il,  comme  il  vous  semble  ;  mais  il  ne  me 
semble,  quant  à  moi,  car  les  pardonnaires  me  le  donnent 
quand  ils  me  disent,  en  présentant  les  reliques  à  baiser  :  «  Cen- 
fuplum  accipies  »,  que  pour  un  denier  j'en  prenne  cent.  Car 
accipies  est  dit  selon  la  manière  des  Hébreux  qui  usent  du 
futur  en  lieu  de  l'impératif,  comme  vous  avez  en  la  Loi  :  Diliges 
dominiim,  id  est  dilige.  Ainsi  quand  le  pardonnigère  me  dit  : 
Centiiplmn  accipies,  il  veut  dire  Centuphim  accipe,  et  ainsi 
l'expose  rabi  ^^  Kimy  et  rabi  Aben  Ezra,  et  tous  les  masso- 
rètes  «  ;  et  ihi  Bartolus.  Davantage  '  le  pape  Sixte  me  donna 


I.  Pochettes.  —  2.  D'ov^.  —  3.  Recouvré.  ~  4.  Pièces  de  douze  deniers.  —  5.  Rabbin. 
-  6.  Reviseurs  de  la  Bible.  —  7.  En  outre. 


PANTAGRUEL  —  179 

quinze  cents  livres  de  rente  sur  son  domaine  et  trésor  ecclé- 
siastique, pour  lui  avoir  guéri  une  bosse  chancreuse  qui  tant 
le  tourmentait  qu'il  en  cuida  ^  devenir  boiteux  toute  sa  vie. 
Ainsi  je  me  paie  par  mes  mains,  car  il  n'est  tel,  sur  ledit  trésor 
ecclésiastique. 

«  Ho  !  mon  ami,  disait-il,  si  tu  savais  comment  je  fis  mes 
choux  gras  de  la  croisade,  tu  serais  tout  ébahi.  Elle  me  valut 
plus  de  six  mille  florins. 

—  Et  où  diable  sont-ils  allés  ?  dis-je,  car  tu  n'en  as  une 
maille. 

—  Dont  2  ils  étaient  venus,  dit-il  ;  ils  ne  firent  seulement 
que  changer  maître.  Mais  j'en  employai  bien  trois  mille  à 
marier,  non  les  jeunes  filles,  car  elles  ne  trouvent  que  trop  maris, 
mais  grandes  vieilles  sempiterneuses  qui  n'avaient  dents  en 
gueule.  Considérant  :  ces  bonnes  femmes  ici  ont  très  bien 
employé  leur  temps  en  jeunesse,  et  ont  joué  du  serre-croupière 
à  cul  levé  à  tous  venants,  jusques  à  ce  qu'on  n'en  a  plus  voulu. 
Et  par  Dieu,  je  les  ferai  saccader  encore  une  fois  devant  qu'elles 
meurent.  Par  ce  moyen,  à  l'une  donnais  cent  florins,  à  l'autre 
six  vingts,  à  l'autre  trois  cents,  selon  qu'elles  étaient  bien 
infâmes,  détestables  et  abominables,  car,  d'autant  qu'elles 
étaient  plus  horribles  et  exécrables,  d'autant  il  leur  fallait 
donner  davantage,  autrement  le  diable  ne  les  eût  voulu  bis- 
coter.  Incontinent,  m'en  allais  à  quelque  porteur  de  coutrets  ^ 
gros  et  gras  et  faisais  moi-même  le  mariage.  Mais,  premier  que* 
lui  montrer  les  vieilles,  je  lui  montrais  les  écus,  disant  :  «  Com- 
père, voici  qui  est  à  toi  si  tu  veux  fretinfretailler  un  bon  coup.  » 
Dès  lors  les  pauvres  hères  bubaj  allaient  s  comme  vieux  mulets  ; 
ainsi  leur  faisais  bien  apprêter  à  banqueter,  boire  du  meilleur, 
et  force  épiceries  pour  mettre  les  vieilles  en  rut  et  en  chaleur. 
Fin  de  compte,  ils  besognaient  comme  toutes  bonnes  âmes, 
sinon  qu'à  celles  qui  étaient  horriblement  vilaines  et  défaites 
je  leur  faisais  mettre  un  sac  sur  le  visage. 

«  Davantage,  j'en  ai  perdu  beaucoup  en  procès. 

—  Et  quels  procès  as-tu  pu  avoir?  disais- je,  tu  n'as  ni 
terre  ni  maison. 

— •  Mon  ami,  dit-il,  les  demoiselles  de  cette  ville  avaient 
trouvé,  par  instigation  du  diable  d'enfer,  une  manière  de  collets 
ou  cache-cous  à  la  haute  façon  qui  leur  cachaient  si  bien  les 
seins  que  l'on  n'y  pouvait  plus  mettre  la  main  par  dessous,  car 


I.  Pensa.  —  2.  D'où.  —  3.  Hottes.  —  4.  Avant  de.  ~  5.  Entraient  en  ardeur. 


180  —  LIVRE  II 

la  fente  d'iceux  elles  avaient  mise  par  derrière,  et  étaient  tous 
clos  par  devant,  dont  les  pauvres  amants,  dolents,  contem- 
platifs, n'étaient  contents.  Un  beau  jour  de  mardi,  j'en  pré- 
sentai requête  à  la  Cour,  me  formant  partie  contre  les  dites 
demoiselles  et  remontrant  les  grands  intérêts  i  que  j 'y  prétendais, 
protestant  que,  à  même  raison,  je  ferais  coudre  la  braguette 
de  mes  chausses  au  derrière  si  la  Cour  n'y  donnait  ordre.  Somme 
toute,  les  demoiselles  formèrent  syndicat,  montrèrent  leurs 
fondements  et  passèrent  procuration  à  défendre  leur  cause  ; 
mais  je  les  poursuivis  si  vertement  que  par  arrêt  de  la  Cour 
fut  dit  que  ces  hauts  cache-cous  ne  seraient  plus  portés,  sinon 
qu'ils  fussent  quelque  peu  fendus  par  devant.  Mais  il  me  coûta 
beaucoup. 

«  J'eus  un  autre  procès  bien  ord  -  et  bien  sale  contre  maître  Fifi 
et  ses  suppôts,  à  ce  qu'ils  n'eussent  plus  à  lire  clandestinement, 
de  nuit,  la  Pipe,  le  Bussart  *,  ni  le  Quart  des  Sentences,  mais  de 
beau  plein  jour,  et  ce  es  écoles  de  Sorbonne,  en  face  de  tous 
les  théologiens,  où  je  fus  condamné  es  dépens  pour  quelque 
formalité  de  la  relation  du  sergent. 

«  Une  autre  fois,  je  formai  complainte  à  la  Cour  contre  les 
mules  des  présidents,  conseillers  et  autres,  tendant  à  fin  que, 
quand  en  la  basse-cour  du  Palais  l'on  les  mettrait  à  ronger 
leur  frein,  les  conseillères  leur  fissent  de  belles  baverettes, 
afin  que  de  leur  bave  elles  ne  gâtassent  le  pavé,  en  sorte  que 
les  pages  du  Palais  pussent  jouer  dessus  à  beaux  dés  ou  au 
reniguebieu  ♦  à  leur  aise,  sans  y  gâter  leurs  chausses  aux  genoux. 
Et  de  ce  en  eus  bel  arrêt,  mais  il  me  coûte  bon. 

«  Or  sommez  ^  à  cette  heure  combien  me  coûtent  les  petits 
banquets  que  je  fais  aux  pages  du  Palais,  de  jour  en  jour. 

«  —  Et  à  quelle  fin?  dis- je. 

«  —  Mon  ami,  dit-il,  tu  n'as  passe-temps  aucun  en  ce  monde. 
J'en  ai  plus  que  le  roi,  et  si  tu  voulais  te  rallier  avec  moi,  nous 
ferions  diables. 

«  —  Non,  non,  dis-je,  par  saint  Adauras,  car  tu  seras  une 
fois  pendu. 

«  —  Et  toi,  dit-il,  tu  seras  une  fois  enterré.  Lequel  est  plus 
honorablement,  ou  l'air  ou  la  terre  ?  Hé,  grosse  pécore  ?  Jésus- 
Christ  ne  fut-il  pas  pendu  en  l'air  ? 

«Cependant  que  ces  pages  banquetaint,  je  garde  leurs  mules, 


I.  Dommages  et  intérêts.  —  2.  Ordurier.  —  3.  (Tonneaux  de  vidanges).  —  4.  (Jeu   de 
dés.)  —  5.  Totalisez. 


PANTAGRUEL  ^  ISl 

et  coupe  à  quelqu'une  l'étrivière  du  côté  du  montoir,  en  sorte 
qu'elle  ne  tient  qu'à  un  filet.  Quand  le  gros  enflé  de  conseiller, 
ou  autre,  a  pris  son  branle  pour  monter  sus,  ils  tombent  tous 
plats  comme  porcs  devant  tout  le  monde  et  apprêtent  à  rire 
pour  plus  de  cent  francs.  Mais  je  me  ris  encore  davantage,  c'est 
que,  eux  arrivés  au  logis,  ils  font  fouetter  monsieur  du  page 
comme  seigle  vert.  Par  ainsi,  je  ne  plains  point  ce  que  m'a 
coûté  à  les  banqueter.  » 

Fin  de  compte,  il  avait,  comme  ai  dit  dessus,  soixante  et 
trois  manières  de  recouvrer  argent;  mais  il  en  avait  deux  cents 
quatorze  de  le  dépendre  ^  hormis  la  réparation  de  dessous 
le  nez. 

COMMENT  PANURGE  FUT  AMOUREUX  D'UNE  HAUTE  DAME 
DE  PARIS. 

Panurge  commença  être  en  réputation  en  la  ville  de 
Paris. ...  et  faisait  dès  lors  bien  valoir  sa  braguette,  et  la  fit  au- 
dessus  émouclieter  de  broderie  à  la  romanique  ^.  Et  le  monde 
le  louait  publiquement,  et  en  fut  laite  une  chanson  dont  les 
petits  enfants  allaient  à  la  moutarde,  et  était  bienvenu  en 
toutes  compagnies  des  dames  et  demoiselles,  en  sorte  qu'il  de- 
vint glorieux,  si  bien  qu'il  entreprit  de  venir  au-dessus  d'une  des 
grandes  dames  de  la  ville. 

De  fait,  laissant  un  tas  de  longs  prologues  et  protestations 
que  font  ordinairement  ces  dolents,  contemplatifs,  amoureux 
de  carême,  lesquels  point  à  la  chair  ne  touchent,  lui  dit  un  jour  : 
«  Madame,  ce  serait  bien  fort  utile  à  toute  la  république,  délec- 
table à  vous,  honnête  à  votre  lignée  et  à  moi  nécessaire  que 
fussiez  couverte  de  ma  race,  et  le  croyez,  car  l'expérience  vous 
le  démontrera.  »  La  dame,  à  cette  parole,  le  recula  plus  de  cent 
lieues,  disant  :  <;  Méchant  fol,  vous  appartient-il  me  tenir  tels 
propos?  A  qui  pensez- vous  parler?  Allez,  ne  vous  trouvez 
jamais  devant  moi,  car  si  n'était  pour  un  petit,  je  vous  ferais 
couper  bras  et  jambes. 

—  Or,  dit-il,  ce  me  serait  bien  tout  un  d'avoir  bras  et 
jambes  coupés,  en  condition  que  nous  fissions  vous  et  moi  un 
transon  3  de  chère  lie,  jouant  des  mannequins*  à  basses  mar- 
ches 2  ;  car  (montrant  sa  longue  braguette)  voici  maître  Jean 


I.  Dépenser.  —  2.  A  la  romaine.  —  3.  Une  tranche.  —  4-  (Instrument  de  musique). 
—  5.  Pédales. 


182  —  LIVRE  II 

Jeudi  qui  vous  sonnerait  une  antiquaille  ^  dont  vous  sentirez 
jusques  à  la  moelle  des  os.  Il  est  galant  et  vous  sait  tant  bien 
trouver  les  alibis  forains  ^  et  petits  poulains  grenés  ^  en  la  ra- 
tière qu'après  lui  n'y  a  qu'épousseter.  » 

A  quoi  répondit  la  dame  :  «  Allez,  méchant,  allez.  Si  vous 
me  dites  encore  un  mot,  j'appellerai  le  monde,  et  vous  ferai 
ici  assommer  de  coups. 

—  Ho  !  dit-il,  vous  n'êtes  tant  maie  *  que  vous  dites  ;  non, 
ou  je  suis  bien  trompé  à  votre  physionomie,  car  plutôt  la 
terre  monterait  es  cieux,  et  les  hauts  cieux  descendraient  en 
l'abîme,  et  tout  ordre  de  nature  serait  perverti  qu'en  si  grande 
beauté  et  élégance  comme  la  vôtre  y  eût  une  goutte  de  fiel 
ni  de  malice.  L'on  dit  bien  qu'à  grand  peine  : 

Vit-on  jamais  femiue  belle 
Qui  aussi  ne  fût  rebelle. 

«  Mais  cela  est  dit  de  ces  beautés  vulgaires.  La  vôtre  est  tant 
excellente,  tant  singulière,  tant  céleste  que  je  crois  que  nature 
l'a  mise  en  vous  comme  un  parangon  ^  pour  nous  donner 
entendre  combien  elle  peut  faire  quand  elle  veut  employer 
toute  sa  puissance  et  tout  son  savoir.  Ce  n'est  que  miel,  ce  n'est 
que  sucre,  ce  n'est  que  manne  céleste  de  tout  ce  qu'est  en  vous. 
C'était  à  vous  à  qui  Paris  devait  adjuger  la  pom.me  d'or,  non  à 
Vénus,  non,  ni  à  Junon,  ni  à  Minerve,  car  onques  n'y  eut  tant 
de  magnificence  en  Junon,  tant  de  prudence  en  Minerve,  tant 
d'élégance  en  Vénus  comme  y  a  en  vous.  O  dieux  et  déesses 
célestes  !  que  heureux  sera  celui  à  qui  ferez  celle  grâce  de  cette- 
ci  accoler,  de  la  baiser  et  de  frotter  son  lard  avec  elle  !  Par  Dieu, 
ce  sera  moi,  je  le  vois  bien,  car  déjà  elle  m'aime  tout  à  plein, 
je  le  connais  et  suis  à  ce  prédestiné  des  fées.  Donc  pour  gagner 
temps,  boutte  ^,  pousse,  enjambons.  » 

Et  la  voulait  embrasser,  mais  elle  fît  semblant  de  se  mettre 
à  la  fenêtre  pour  appeler  les  voisins  à  la  force.  Adonc  sortit 
Panurge  bien  tôt  et  lui  dit  en  fuyant  :  «  Madame,  attendez-moi 
ici,  je  les  vais  quérir  moi-même,  n'en  prenez  la  peine.  »  Ainsi 
s'en  alla,  sans  grandement  se  soucier  du  refus  qu'il  avait  eu, 
et  n'en  fît  onques  pire  chère. 

Au  lendemain  il  se  trouva  à  l'église  à  l'heure  qu'elle  allait  à 


I.  (Branle  à  danser).  —  2.  Échappatoires. —  3.  Grenus. —  4.  Mauvaise. —  5.  Parfait  modèle. 

-  f^.  Mpts. 


PANTAGRUEL  —  183 

la  messe,  à  l'entrée  lui  bailla  de  l'eau  bénite,  s'inclinant  par- 
fondément  *  devant  elle,  après  s'agenouilla  auprès  d'elle  fami- 
lièrement et  lui  dit  :  «Madame,  sachez  que  je  suis  tant  amou- 
reux de  vous  que  je  n'en  peux  ni  pisser  ni  fienter:  je  ne  sais 
comment  l'entendez.  S'il  m'en  advenait  quelque  mal,  qu'en 
serait-il  ? 

—  Allez,  dit-elle,  je  ne  m'en  soucie:  laissez-moi  ici  prier  Dieu. 

—  Mais,  dit-il,  équivoquez  sur  à  Beaumont-le- Vicomte. 

—  Je  ne  saurais,  dit-elle. 

—  C'est,  dit-il,  à  Beau  con  le  Vit  monte,  et  sur  cela,  priez  Dieu 
qu'il  me  donne  ce  que  votre  noble  cœur  désire,  et  me  donnez 
ces  patenôtres  ^  par  grâce. 

—  Tenez,  dit-elle,  et  ne  me  tabustez  ^  plus.  » 

Ce  dit,  lui  voulait  tirer  ses  patenôtres  qui  étaient  de  cestrin  ♦ 
avec  grosses  marques  d'or;  mais  Panurge  promptement  tira 
un  de  ses  couteaux,  et  les  coupa  très  bien,  et  les  emporta  à  la 
friperie,  lui  disant  :  «  Voulez-vous  mon  couteau? 

—  Non,  non,  dit-elle. 

—  Mais,  dit-il,  à  propos,  il  est  bien  à  votre  commandement, 
corps  et  biens,  tripes  et  boyaux.  » 

Cependant  la  dame  n'était  fort  contente  de  ses  patenôtres, 
car  c'était  une  de  ses  contenances  à  l'église,  et  pensait  :  «  Ce 
bon  bavard  ici  est  quelque  éventé,  homme  d'étrange ^  pays:  je 
ne  recouvrerai  jamais  mes  patenôtres.  Que  m'en  dira  mon  mari  ? 
Il  se  courroucera  à  moi,  mais  je  lui  dirai  qu'un  larron  me  les 
a  coupées  dedans  l'église,  ce  qu'il  croira  facilement,  voyant 
encore  le  bout  du  ruban  à  ma  ceinture.  » 

Après  dîner,  Panurge  l'alla  voir,  portant  en  sa  manche  une 
grande  bourse  pleine  d'écus  du  Palais  et  de  jetons,  et  lui  com- 
mença dire  :  «  Lequel  des  d'eux  aime  plus  l'autre,  ou  vous 
moi,  ou  moi  vous  ?  »  A  quoi  elle  répondit  :  «  Quant  est  de  moi, 
je  ne  vous  hais  point,  car  comme  Dieu  le  commande,  j'aime 
tout  le  monde. 

—  Mais  à  propos,  dit-il,  n'êtes-vous  amoureuse  de  moi? 

—  Je  vous  ai,  dit-elle,  jà  dit  tant  de  fois  que  vous  ne  me 
tinssiez  plus  telles  paroles.  Si  vous  m'en  parlez  encore,  je 
vous  montrerai  que  ce  n'est  à  moi  à  qui  vous  devez  ainsi  parler 
de  déshonneur.  Partez  d'ici  et  me  rendez  mes  patenôtres,  à 
ce  que  mon  mari  ne  me  les  demande. 


r.  Profondément.  —  2.  Chapelet.  —  3.  Tarabustez.  —  4.  Aloès  soccotria.  —  5.  Étrange. 


184  —  LIVRE  II 

—  Comment,  dit-il,  madame,  vos  patenôtres  ?  Non  ferai, 
par  mon  sergent  !  mais  je  vous  en  veux  bien  donner  d'autres. 
En  aimerez-vous  mieux  d'or  bien  émaillé  en  forme  de  grosses 
sphères,  ou  de  beaux  lacs  d'amour,  ou  bien  toutes  massives 
comme  gros  lingots,  ou  si  en  voulez  d'ébène,  ou  de  gros  hya- 
cinthes, de  gros  grenats  taillés  avec  les  marches  *  de  fines  tur- 
quoises, ou  de  beaux  topazes  marchés  ^  de  fins  saphirs,  ou  de 
beaux  balais  '  à  tout  *  grosses  marches  de  diamants  à  vingt  et 
huit  carres*?  Non,  non,  c'est  trop  peu.  J'en  sais  un  beau  cha- 
pelet de  fines  émeraudes  marchées  d'ambre  gris,  coscoté  ^,  et 
à  la  boucle  un  union  '  persique,  gros  comme  une  pomme 
d'orange.  Elles  ne  coûtent  que  vingt  et  cinq  mille  ducats;  je 
vous  en  veux  faire  un  présent,  car  j'en  ai  du  comptant.  » 

Et  de  ce  disait,  faisant  sonner  ses  jetons  comme  si  ce  fussent 
écus  au  soleil:  «  Voulez- vous  une  pièce  de  velours  violet  cramoisi, 
teint  en  graine  ^,  une  pièce  de  satin  broché  ou  bien  cramoisi  ? 
Voulez- vous  chaînes,  dorures,  templettes  »,  bagues  ?  Il  ne  faut 
que  dire  oui.  Jusques  à  cinquante  mille  ducats,  ce  ne  m'est 
rien  cela.  »  Par  la  vertu  desquelles  paroles  il  lui  faisait  venir 
l'eau  à  la  bouche.  Mais  elle  lui  dit  :  «  Non,  je  vous  remercie, 
je  ne  veux  rien  de  vous. 

—  Par  Dieu,  dit-il,  si  veux  bien  moi  de  vous  ;  mais  c'est 
chose  qui  ne  vous  coûtera  rien  et  n'en  aurez  rien  moins.  Tenez, 
(montrant  sa  longue  braguette)  voici  maître  Jean  Chouart  qui 
demande  logis.  »  Et  après  la  voulait  accoler.  Mais  elle  commença 
à  s'écrier,  toutefois  non  trop  haut.  Adonc  Panurge  tourna 
son  faux  visage,  et  lui  dit  :  «  Vous  ne  voulez  donc  autrement 
me  laisser  un  peu  faire?  Breni<>  pour  vous!  Il  ne  vous  appartient 
tant  de  bien  ni  d'honneur;  mais,  par  Dieu  !  je  vous  ferai  chevau- 
cher aux  chiens.  »  Et  ce  dit,  s'enfuit  le  grand  pas  de  peur  des 
coups,  lesquels  il  craignait  naturellement. 


COMMENT  PANURGE  FIT  UN  TOUR  A  LA  DAME  PARISIENNE, 
Q  UI  NE  FUT  POINT  A  SON  A  VA  NT  A  GE. 

Or  notez  que  le  lendemain  était  la  grande  fête  du  corps-Dieu, 
à  laquelle  toutes  les  femmes  se  mettent  en  leur  triomphe  d'ha- 
billements, et  pour  ce  jour,  ladite  dame  s'était  vêtue  d'une  très 


1.  Marques.  —  2.  Marqués.  —  3.  Rubis.  —  4.  Avec.  —  5.  Facettes.  —  6.  Granulé. 
7,  Perle.  —  8.  Cocheoille.  —  9.  Ornements  de  tempes.  —  10.  Merde. 


PANTAGRUEL  —  185 

belle  robe  de  satin  cramoisi  et  d'une  cotte  de  velours  blanc  bien 
précieux.  Le  jour  de  la  vigile,  Panurge  chercha  tant,  d'un  côté 
et  d'autre,  qu'il  trouva  une  lycisque  orgoose  *,  laquelle  il  lia 
avec  sa  ceinture  et  la  mena  en  sa  chambre,  et  la  nourrit  très 
bien  ce  dit  jour  et  toute  la  nuit.  Au  matin,  la  tua  et  en  prit  ce 
que  savent  les  géomantiens  grégeois  2,  et  le  mit  en  pièces  le  plus 
menu  qu'il  put,  et  les  emporta  bien  cachées,  et  alla  à  l'église 
où  la  dame  devait  aller  pour  suivre  la  procession,  comme  est 
de  coutume  à  ladite  fête.  Et  alors  qu'elle  entra,  Panurge  lui 
donna  de  l'eau  bénite,  bien  courtoisement  la  saluant,  et  quelque 
peu  de  temps  après  qu'elle  eût  dit  ses  menus  suffrages,  il  se  va 
joindre  à  elle  en  son  banc,  et  lui  bailla  un  rondeau  par  écrit, 
en  la  forme  que  s'ensuit  : 

Rondeau 

Pour  cette  fois  qu'à  vous,  dame  très  belle, 
Mon  cas  disais,  par  trop  fûtes  rebelle 
De  me  chasser,  sans  espoir  de  retour, 
Vu  qu'à  vous  oncq  ^  ne  fis  austère  tour 
En  dit,  ni  fait,  en  soupçon  ni  libelle. 
Si  tant  à  vous  déplaisait  ma  querelle, 
Vous  pouviez  par  vous,  sans  maquerelle, 
Me  dire  :  «  Ami,  partez  d'ici  entour. 
Pour  cette  fois.» 

Tort  ne  vous  fais,  si  mon  cœur  vous  décèle. 
En  remontrant  comme  Tard  *  l'étincelle 
De  la  beauté  que  couvre  votre  atour, 
Car  rien  n'y  quiers,  sinon  qu'en  votre  tour 
Me  fassiez  de  hait  ^  la  combrecelle  *, 
Pour  cette  fois. 

Et,  ainsi  qu'elle  ouvrit  le  papier  pour  voir  que  c'était,  Panurge 
promptement  sema  la  drogue  qu'il  avait  sur  elle  en  divers 
lieux,  et  mêmement  "?  aux  rephs  de  ses  manches  et  de  sa  robe, 
puis  lui  dit  :  «  Madame,  les  pauvres  amants  ne  sont  toujours 
à  leur  aise.  Quand  est  de  moi,  j'espère  que 

Les  maies  ^  nuits. 
Les  travaux  et  ennuis. 


I.  Chienne  en  rut.  —  2.  Devins  grecs.  —  3.  Ooques.  —  4.  Le  brûle,  —  5.  Allègrement. 
—  6.  Culbute.  —  7.  Particulièrement.  —  8.  Mauvaises. 


186  -=  LIVRE  II 

esquels  me  tient  l'amour  de  vous,  me  seront  en  déduction 
d'autant  des  peines  du  purgatoire.  A  tout  le  moins,  priez  Dieu 
qu'il  me  donne  en  mon  mal  patience.  » 

Panurge  n'eut  achevé  ce  mot,  que  tous  les  chiens  qui  étaient 
en  l'éghse  accoururent  à  cette  dame  pour  l'odeur  des  drogues 
qu'il  avait  épandu  sur  elle.  Petits  et  grands,  gros  et  menus, 
tous  y  venaient  tirants  le  membre  et  la  sentants  et  pissants 
partout  sur  elle  :  c'était  la  plus  grande  vilenie  du  monde. 

Panurge  les  chassa  quelque  peu,  puis  d'elle  prit  congé  et  se 
retira  en  quelque  chapelle  pour  voir  le  déduit*,  car  ces  vilains 
chiens  compissaient  tous  ses  habillements,  tant  qu'un  grand 
lévrier  lui  pissa  sur  la  tête,  les  autres  aux  manches,  les  autres 
à  la  croupe,  les  petits  pissaient  sur  ses  patins,  en  sorte  que 
toutes  les  femmes  de  là  autour  avaient  beaucoup  affaire  à  la 
sauver.  Et  Panurge  de  rire,  et  dit  à  quelqu'un  des  seigneurs 
de  la  ville  :  «  Je  crois  que  cette  dame-là  est  en  chaleur  ou  bien 
que  quelque  lévrier  l'a  couverte  fraîchement.  »  Et  quand  il 
vit  que  tous  les  chiens  grondaient  bien  à  l'entour  d'elle,  comme 
ils  font  autour  d'une  chienne  chaude,  partit  de  là  et  alla  quérir 
Pantagruel.  Par  toutes  les  rues  où  il  trouvait  chiens,  il 
leur  baillait  un  coup  de  pied,  disant  :  «  N'irez-vous  pas  avec 
vos  compagnons  aux  noces?  Devant,  devant,  de  par  le  diable, 
-devant  !  » 

Et  arrivé  au  logis,  dit  à  Pantagruel  :  «  Maître,  je  vous  prie, 
venez  voir  tous  les  chiens  du  pays  qui  sont  assemblés  à  l'entour 
d'une  dame,  la  plus  belle  de  cette  ville,  et  la  veulent  joqueter  2.  » 
A  quoi  volontiers  consentit  Pantagruel  et  vit  le  mystère  qu'il 
trouva  fort  beau  et  nouveau. 

Mais  le  bon  fut  à  la  procession,  en  laquelle  furent  vus  plus 
de  six  cents  mille  et  quatorze  chiens  à  l'entour  d'elle,  lesquels 
lui  faisaient  mille  haires  ^  ;  et  partout  où  elle  passait,  les  chiens 
frais  venus  la  suivaient  à  la  trace,  pissants  par  le  chemin  où  ses 
robes  avaient  touché.  Tout  le  monde  s'arrêtait  à  ce  spectacle, 
considérant  les  contenances  de  ces  chiens  qui  lui  montaient 
jusques  au  col  et  lui  gâtèrent  tous  ses  beaux  accoutrements,  à 
quoi  ne  sut  trouver  aucun  remède,  sinon  soi  retirer  en  son 
hôtel.  Et  chiens  d'aller  après,  et  elle  de  se  cacher,  et  cham- 
brières de  rire.  Quand  elle  fut  entrée  en  sa  maison,  et  fermé 
la  porte  après  elle,  tous  les  chiens  y  accouraient  de  demie 
Ueue,  et  compissèrent  si  bien  la  porte  de  sa  maison  qu'ils  y 


I.  Divertissement.  —  ::  Lui  veulent  faire  le  jeu.  —  3.  Misères. 


PANTAGRUEL  —  187 

firent  un  ruisseau  de  leurs  urines  auquel  les  canes  eussent  bien 
nagé,  et  c'est  celui  ruisseau  qui,  de  présent,  passe  à  Saint- 
Victor,  auquel  Gobelin  teint  l'écarlate,  pour  la  vertu  spécifique 
de  ces  pisse  chiens,  comme  jadis  prêcha  publiquement  notre 
maître  Doribus.  Ainsi  vous  ait  Dieu,  un  moulin  y  eût  pu 
moudre,  non  tant  toutefois  que  ceux  du  Bazacle  à  Toulouse. 


COMMENT  PANTAGRUEL  PARTIT  DE  PARIS  OYANT  NOU- 
VELLES QUE  LES  DIPSODES  ENVAHISSAIENT  LE  PAYS 
DES  AMAUROTESi  ET  LA  CAUSE  POURQUOI  LES  LIEUES 
SONT  TANT  PETITES  EN  FRANCE. 

Peu  de  temps  après,  Pantagruel  ouït  nouvelles  que  son 
père  Gargantua  avait  été  translaté  au  pays  des  Fées  par  Morgue, 
comme  fut  jadis  Ogier  et  Artus;  ensemble  *  que,  le  bruit  de  sa 
translation  entendu,  les  Dipsodes  étaient  issus  de  leurs  limites 
et  avaient  gâté  un  grand  pays  d'Utopie,  et  tenaient  pour  lors 
la  grande  ville  des  Amaurotes  assiégée.  Dont  partit  de  Paris 
sans  dire  adieu  à  nulli  -,  car  l'affaire  requérait  diligence,  et 
vint  à  Rouen. 

Or  en  cheminant,  voyant  Pantagruel  que  les  lieues  de  France 
étaient  petites  par  trop  au  regard  des  autres  pays,  en  demanda 
la  cause  et  raison  à  Panurge,  lequel  lui  dit  une  histoire  que 
met  Marotus  du  Lac,  monachus,  es  gestes  des  rois  de  Canarre, 
disant  que  : 

«  D'ancienneté,  les  pays  n'étaient  distincts  par  lieues, 
milliaires,  stades,  ni  parasanges,  jusques  à  ce  que  le  roi  Phara- 
mond  les  distingua,  ce  que  fut  fait  en  la  manière  que  s'ensuit  : 
car  il  prit  dedans  Paris  cent  beaux  jeunes  et  galants  compa- 
gnons bien  délibérés  *  et  cent  belles  garces  picardes,  et  les  fit 
bien  traiter  et  bien  panser  par  huit  jours,  puis  les  appela,  et  à 
un  chacun  bailla  sa  garce  avec  force  argent  pour  les  dépens,  leur 
faisant  commandement  qu'ils  allassent  en  divers  lieux  par  ci 
et  par  là,  et  à  tous  les  passages  qu'ils  biscoteraient  leurs  garces, 
qu'ils  missent  une  pierre,  et  ce  serait  une  lieue.  Ainsi  les  com- 
pagnons joyeusement  partirent  et  pour  ce  qu'ils  étaient  frais 
et  de  séjour*,  ils  fanfreluchaient  à  chaque  bout  de  champ,  et 
voilà  pourquoi  les  lieues  de  France  sont  tant  petites. 

«  Mais  quand  ils  eurent  long  chemin  parfait,  et  étaient  jà  la? 


I  En  même  temps,  —  2.  Personne.  —  3.  Résolus.  —  4.  De  loisir. 


188  —  LIVRE  II 

comme  pauvres  diables  et  n'y  avait  plus  d'olif  en  li  caleil  *, 
ils  ne  belinaient  si  souvent  et  se  contentaient  bien  (j'entends 
quant  aux  hommes)  de  quelque  mécliante  et  paillarde  fois  le 
jour.  Et  voilà  qui  fait  les  lieues  de  Bretagne,  des  Lanes  2, 
d'Allemagne  et  autres  pays  plus  éloignés,  si  grandes.  Les  autres 
mettent  d'autres  raisons,  mais  celle-là  me  semble  la  meilleure.  » 

A  quoi  consentit  volontiers  Pantagruel. 

Partants  de  Rouen,  arrivèrent  à  Hommefleur  ^  où  se  mirent 
sur  mer  Pantagruel,  Panurge,  Épistémon,  Eusthènes  et  Carpalim. 
Auquel  lieu  attendants  le  vent  propice  et  calfatant  leur  nef, 
reçut  d'une  dame  de  Paris,  laquelle  il  avait  entretenue  bonne 
espace  de  temps,  unes  lettres  inscrites  au-dessus  : 

Au  plus  aimé  des  belles  et  moins  loyal  des  preux. 
P.  J^.  T.  G.  1{.  1. 


LETTRES  QU'UN  MESSAGER  APPORTA  A  PANTAGRUEL 
D'UNE  DAME  DE  PARIS,  ET  L'EXPOSITION  D'UN  MOT 
ÉCRIT  EN  UN  ANNEAU  D'OR. 

Quand  Pantagruel  eut  lu  l'inscription,  il  fut  bien  ébahi  et, 
demandant  audit  messager  le  nom  de  celle  qui  l'avait  envoyé, 
ouvrit  les  lettres  et  rien  ne  trouva  dedans  écrit,  mais  seulement 
un  anneau  d'or,  avec  un  diamant  en  table.  Lors  appela  Panurge 
et  lui  montra  le  cas.  A  quoi  Panurge  lui  dit  que  la  feuille  de 
papier  était  écrite,  mais  c'était  par  telle  subtilité  que  l'on  n'y 
voyait  point  d'écriture,  et  pour  le  savoir  la  mit  auprès  du  feu, 
pour  voir  si  l'écriture  était  faite  avec  du  sel  ammoniac  détrempé 
en  eau.  Puis  la  mit  dedans  l'eau  pour  savoir  si  la  lettre  était 
écrite  du  suc  de  tithymale  *.  Puis  la  montra  à  la  chandelle,  si 
elle  était  point  écrite  du  jus  d'oignons  blancs. 

Puis  en  frotta  une  partie  d'huile  de  noix,  pour  voir  si  elle 
était  point  écrite  de  lexif  ^  de  figuier.  Puis  en  frotta  une  part  de 
lait  de  femme  allaitant  sa  fille  première  née,  pour  voir  si  elle 
était  point  écrite  de  sang  de  rubettes^.  Puis  en  frotta  un  coin 
de  cendres  d'un  nid  d'arondelles  ',  pour  voir  si  elle  était  écrite 
de  rosée  qu'on  trouve  dedans  les  pommes  d'Alicacabut  ^. 
Puis  en  frotta  un  autre  bout  de  la  sanie  des  oreilles,  pour  voir 
si  elle  était  écrite  de  fiel  de  corbeau.  Puis  la  trempa  en  vinaigre. 


I.  D'huile  dans  la  lampe  (en  provençal).—  2.  Landes.  —  3.  Ronfleur. —  4.  Euphorbe. 
—  5.  Lessive.  —  6.  Grenouilles.  —  7.  Hirondelles.  —  8.  Fruit  de  l'alkékenge. 


PANTAGRUEL  ^  iS9 

pour  voir  si  elle  était  écrite  de  lait  d'épurge  *.  Puis  la  graissa 
d'axonge  de  souris  chauves,  pour  voir  si  elle  était  écrite  avec 
sperme  de  baleine  qu'on  appelle  ambre  gris.  Puis  la  mit  tout 
doucement  dedans  un  bassin  d'eau  fraîche,  et  soudain  la  tira, 
pour  voir  si  elle  était  écrite  avec  alun  de  plume.  Et  voyant  qu'il 
n'y  connaissait  rien,  appela  le  messager  et  lui  demanda  : 
«  Compaing  -,  la  dame  qui  t'a  ici  envoyé  t'a-t-elle  point  baillé 
de  bâton  pour  apporter  ?  »  pensant  que  fut  la  finesse  que  met 
Aulu-Gelle.  Et  le  messager  lui  répondit  :  «  Non,  monsieur.  » 
Adonc  Panurge  lui  voulut  faire  raire  '  les  cheveux,  pour  savoir 
si  la  dame  avait  fait  écrire  avec  fort  moret  *  sur  sa  tête  rase  ce 
qu'elle  voulait  mander,  mais,  voyant  que  ses  cheveux  étaient 
fort  grands,  il  désista,  considérant  qu'en  si  peu  de  temps  ses 
cheveux  n'eussent  crus  si  longs. 

Alors  dit  à  Pantagruel  :  «  Maître,  par  les  vertus  Dieu,  je  n'y 
saurais  que  faire  ni  dire.  J'ai  employé,  pour  connaître  si  rien 
y  a  ici  écrit,  une  partie  de  ce  qu'en  met  messer  Francesco  di 
Nianto,  le  Toscan,  qui  a  écrit  la  manière  de  lire  lettres  non  appa- 
rentes, et  ce  qu'écrit  Zoroaster  Péri  Grammaton  acriton,  et 
Calphiirnius  Bassus,  de  Litteris  illegibilibus  ;  mais  je  n'y  vois 
rien  et  crois  qu'il  n'y  a  autre  chose  que  l'anneau.  Or  le  voyons.  » 

Lors  le  regardant,  trouvèrent  écrit  par  dedans  en  hébreu  : 
Lamah  hazaUhani,  dont  appelèrent  Épistémon,  lui  demandant 
que  c'était  à  dire?  A  quoi  répondit  que  c'étaient  mots  hébraïques 
signifiant  :  «  Pourquoi  m'as-tu  laissé?  »  Dont  soudain  répliqua 
Panurge  :  «  J'entends  le  cas.  Voyez-vous  ce  diamant?  c'est  un 
diamant  faux.  Telle  est  donc  l'exposition  de  ce  veut  dire  la 
dame  :  «  Dis,  amant  faux,  pourquoi  m'as-tu  laissée  ?  »  Laquelle 
exposition  entendit  Pantagruel  incontinent  et  lui  souvint 
comment,  à  son  départir  ^  il  n'avait  dit  adieu  à  la  dame,  et  s'en 
contristait,  et  volontiers  fût  retourné  à  Paris  pour  faire  sa  paix 
avec  elle.  Mais  Épistémon  lui  réduit  à  mémoire  le  département 
d'Enée  d'avec  Didon,  et  le  dit  ^  d'Héraclides  Tarentin  que 
la  navire  restant  à  l'ancre,  quand  la  nécessité  presse,  il  faut 
couper  la  corde  plutôt  que  perdre  temps  à  la  délier,  et  qu'il 
devait  laisser  tous  pensements  "  pour  survenir  «  à  la  ville  de 
sa  nativité  qui  était  en  danger. 

De  fait,  une  heure  après,  se  leva  le  vent  nommé  nord-nord- 
ouest,  auquel  ils  donnèrent  pleines  voiles,  et  prirent  la  haute 


I.  Catapuce  ou   euphorbe    épurge.  —  2.  Compagnon.  —  3.    Raser.  —  4.    Noir, 
5   Séparation.  —  6.  Mot.  —  7.  Réflexions.  —  8.  Venir  en  aide. 


190  —  LIVRE  II 

mer,  et  en  brefs  jours,  passants  par  Porto  Santo  et  par  Ma- 
dère, firent  escale  es  îles  de  Canarre.  De  là  partants,  passèrent 
par  Cap  Blanco,  par  Senege,  par  Cap  Virido,  par  Gambre,  par 
Sagres,  par  Melli,  par  le  Cap  de  Bona  Speranza  *,  et  firent  escale 
au  royaume  de  Mélinde.  De  là  partants,  firent  voile  au  vent 
de  la  transmontane  2,  passants  par  Meden^,  par  Uti,  par  Uden, 
par  Gelasim,  par  les  îles  des  Fées  et  jouxte  le  royaume  d'Acho- 
rie*;  finalement  arrivèrent  au  port  d'Utopie,  distant  de  la  ville 
des  Amaurotes  par  trois  lieues  et  quelque  peu  davantage. 

Quand  ils  furent  en  terre  quelque  peu  rafraîchis,  Pantagruel 
dit  :  «  Enfants,  la  ville  n'est  loin  d'ici  ;  devant  que  marcher 
outre,  il  serait  bon  délibérer  de  ce  qu'est  à  faire,  afin  que  ne 
semblons  es  Athéniens,  qui  ne  consultaient  jamais  sinon  après 
le  cas  fait.  Etes-vous  délibérés  ^  de  vivre  et  mourir  avec  moi  ? 

—  Seigneur,  oui,  dirent-ils  tous,  tenez-vous  assuré  de  nous 
comme  de  vos  doigts  propres. 

—  Or,  dit-il,  il  n'y  a  qu'un  point  que  tienne  mon  esprit 
suspendu  et  douteux  :  c'est  que  je  ne  sais  en  quel  ordre  ni  en 
quel  nombre  sont  les  ennemis  qui  tiennent  la  ville  assiégée, 
car,  quand  je  le  saurais,  je  m'y  en  irais  en  plus  grand  assurance. 
Par  ce,  avisons  ensemble  du  moyen  comment  nous  le  pourrons 
savoir.  » 

A  quoi  tous  ensemble  dirent  :  «  Laissez-nous  y  aller  voir  et 
nous  attendez  ici,  car  pour  tout  1-e  jourd'hui,  nous  vous  en 
apporterons  nouvelles  certaines. 

—  Je,  dit  Panurge,  entreprends  d'entrer  en  leur  camp  par 
le  milieu  des  gardes  et  du  guet,  et  banqueter  avec  eux  et 
bragmarder  à  leurs  dépens,  sans  être  connu  de  nulli  ^,  visiter 
l'artillerie,  les  tentes  de  tous  les  capitaines  et  me  prélasser  par 
les  bandes'  sans  jamais  être  découvert:  le  diable  ne  m'affine- 
rait ^  pas,  car  je  suis  de  la  lignée  de  Zopire. 

—  }e,  dit  Épistémon,  sais  tous  les  stratagèmes  et  prouesses 
des  vaillants  capitaines  et  champions  du  temps  passé,  et  toutes 
les  ruses  et  finesses  de  discipline  militaire  ;  j'irai,  et,  encore 
que  fusse  découvert  et  décelé,  j'échapperai  en  leur  faisant  croire 
de  vous  tout  ce  que  me  plaira,  car  je  suis  de  la  lignée  de  Sinon. 

—  Je,  dit  Eusthènes,  entrerai  par  à  travers  leurs  tranchées, 
malgré  le  guet  et  tous  les  gardes,  car  je  leur  passerai  sur  le 


I.  Par  le  cap  Blanc,  Sénégal,  Cap  Vert,  Gambie,  le  cap  de  Sagrê,  le  royaume  de  Melli, 
le  cap  de  Bonne-Espérance.  —  2.  Vent  du  nord.  —  3.  Médine.  —  4.  (Contrées  imagi- 
naires.) —  5.  Résolus.  —  6.  Personne,  —  7.  Parmi  les  troupes.  —  8.  Tromperait. 


PANTAGRUEL  —  191 

ventre  et  leur  romprai  bras  et  jambes  et  fussent-ils  aussi  forts 
que  le  diable,  car  je  suis  de  la  lignée  d'Hercules. 

—  Je,  dit  Carpalim,  y  entrerai  si  les  oiseaux  y  entrent,  car 
j'ai  le  corps  tant  allègre  que  j'aurai  sauté  leurs  tranchées  et 
percé  outre  ^  tout  leur  camp  devant  qu'ils  m'aient  aperçu,  et 
ne  crains  ni  trait,  ni  flèche,  ni  cheval  tant  soit  léger  et  lût-ce 
Pégase  de  Perseus,  ou  Pacolet,  que  devant  eux  je  n'échappe 
gaillard  et  sauf.  J'entreprends  de  marcher  sur  les  épis  de  blé, 
sur  l'herbe  des  prés,  sans  qu'elle  fléchisse  dessous  moi,  car  je 
suis  de  la  lignée  de  Camille  Amazone.  » 


COMMENT     PANURGE,     CARPALIM,     EUSTHÈNES,    Ê  PISTÉ 
MON,     COMPAGNONS     DE     PANTAGRUEL,    DÊCONFIRENT 
SIX  CENTS  SOIXANTE  CHEVALIERS  BIEN  SUBTILEMENT. 

Ainsi  qu'il  disait  cela,  ils  avisèrent  six  cents  soixante  che- 
valiers montés  à  l'avantage*  sur  chevaux  légers,  qui  accouraient 
là  voir  quelle  navire  c'était  qui  était  de  nouveau  abordée  au 
port,  et  couraient  à  bride  avalée  ^  pour  les  prendre  s'ils  eussent 
pu.  Lors  dit  Pantagruel  :  «  Enfants,  retirez-vous  en  la  navire. 
Voyez  ci  de  nos  ennemis  qui  accourent,  mais  je  vous  les  tuerai 
ici  comme  bêtes  et  fussent-ils  dix  fois  autant  ;  cependant 
retirez-vous  et  en  prenez  votre  passe-temps.  »  Adonc  répondit 
Panurge  :  «  Non,  seigneur,  il  n'est  de  raison  que  ainsi  fassiez  ; 
mais  au  contraire,  retirez-vous  en  la  navire  et  vous  et  les  autres, 
car  moi  tout  seul  les  déconfirai  ici,  mais  y  ne  faudra  pas  tarder  : 
avancez-vous.  »  A  quoi  dirent  les  autres  :  «  C'est  bien  dit. 
Seigneur,  retirez-vous  et  nous  aiderons  ici  à  Panurge,  et  vous 
connaîtrez  que  nous  savons  faire.  »  Adonc  Pantagruel  dit  :  «  Or, 
je  le  veux  bien,  mais  au  cas  que  fussiez  plus  faibles,  je  ne  vousfau- 
drai*.  » 

Alors  Panurge  tira  deux  grandes  cordes  &e  la  nef,  et  les 
attacha  au  tour  qui  était  sur  le  tillac  et  les  mit  en  terre  et  en 
fit  un  long  circuit,  l'un  plus  loin,  l'autre  dedans  cetui-là,  et 
dit  à  Épistémon  :  «  Entrez  dedans  la  navire  et  quand  je  vous 
sonnerai,  tournez  le  tour  sur  le  tillac  diligentement,  en  ramenant 
à  vous  ces  deux  cordes.  »  Puis  dit  à  Eusthènes  et  à  Carpalim: 
«  Enfants,  attendez  ici  et  vous  offrez  à  ces  ennemis  franchement 


T.  Traversé.  --  c.  Chacun  selon  sa  taille,  ~  3,  Abattue,  —  4,  Je  ns  vous  ferai  pas 
défaut. 


192  —  LIVRE  II 

3t  obtempérez  à  eux,  et  faites  semblant  de  vous  rendre;  mais 
avisez  que  n'entrez  au  cerne  ^  de  ces  cordes  :  retirez-vous  tou- 
jours hors.  »  Et  incontinent  entra  dedans  la  navire,  et  prit  un 
faix  2  de  paille  et  une  botte  ^  de  poudre  de  canon  et  répandit 
par  le  cerne  des  cordes,  et,  avec  une  migraine*  de  feu,  se  tint 
auprès.  Soudain  arrivèrent  à  grande  force  les  chevaliers  et  les 
premiers  choquèrent^  jusques  auprès  de  la  navire,  et  parce 
que  le  rivage  glissait,  tombèrent  eux  et  leurs  chevaux,  jus- 
ques au  nombre  de  quarante  et  quatre.  Quoi  voyants  les 
autres,  approchèrent,  pensants  qu'on  leur  eût  résisté  à  l'arrivée. 
Mais  Panurge  leur  dit  :  «  Messieurs,  je  crois  que  vous  soyez 
fait  mal,  pardonnez-le  nous,  car  ce  n'est  de  nous,  mais  c'est 
de  la  lubricité  de  Teau  de  mer,  qui  est  toujours  onctueuse. 
Nous  nous  rendons  à  votre  bon  plaisir.  »  Autant  en  dirent  ses 
deux  compagnons,  et  Épistémon  qui  était  sur  le  tillac.  Ce- 
pendant Panurge  s'éloignait,  et,  voyant  que  tous  étaient  dedans 
le  cerne  des  cordes  et  que  ses  deux  compagnons  s'en  étaient 
éloignés,  faisants  place  à  tous  ces  chevaliers  qui  à  foule  allaient 
pour  voir  la  nef  et  qui  étaient  dedans,  soudain  cria  à  Épistémon  : 
«  Tire,  tire.  »  Lors  Épistémon  commença  tirer  au  tour,  et  les 
deux  cordes  s'empêtrèrent  entre  les  chevaux  et  les  ruaient^ 
par  terre  bien  aisément  avec  les  chevaucheurs  ;  mais  eux,  ce 
voyant,  tirèrent  à  l'épée  et  les  voulaient  défaire,  dont  Panurge 
met  le  feu  en  la  traînée  et  les  fit  tous  là  brûler  comme  âmes 
damnées  :  hommes  et  chevaux,  nul  n'en  échappa,  excepté  un 
qui  était  monté  sur  un  cheval  turc,  qui  le  gagna  à  fuir;  mais 
quand  Carpahm  l'aperçut,  il  courut  après  en  telle  hâtiveté  et 
allégresse  qu'il  l'attrapa  en  moins  de  cent  pas,  et,  sautant 
sur  la  croupe  de  son  cheval,  l'embrassa  par  derrière  et  l'amena 
à  la  navire. 

Cette  défaite  parachevée,  Pantagruel  fut  bien  joyeux  et 
loua  merveilleusement  l'industrie  de  ses  compagnons,  et  les 
fit  rafraîchir  et  bien  repaître  sur  le  rivage  joyeusement,  et  boire 
d'autant  '  le  ventre  contre  terre,  et  leur  prisonnier  avec  eux  fami- 
lièrement, sinon  que  le  pauvre  diable  n'était  point  assuré  que 
Pantagruel  ne  le  dévorât  tout  entier,  ce  qu'il  eût  fait,  tant 
ivait  la  gorge  large,  aussi  facilement  que  feriez  un  grain  de 
dragée,  et  ne  lui  eût  monté  en  sa  bouche  en  plus  qu'un  grair 
de  millet  en  la  gueule  d'un  âne. 


I.  Cercle.  —  2.  Une  charge.  —  3.  Tonneau.  —  4.  Grenade,  —  5.  Chargèrent.  —  G.  Ren 
versaient.  —  7.  En  se  faisant  raison. 


PANTAGRUEL  —  193 

COMMENT  PANTAGRUEL  ET  SES  COMPAGNONS  ÉTAIENT 
FACHES  DE  MANGER  DE  LA  CHAIR  SALÉE,  ET  COMME 
CARPALIM  ALLA  CHASSER  POUR  AVOIR  DE  LA  VE- 
NAISON. 

Ainsi  comme  ils  banquetaient,  Carpalim  dit  :  «  Et  ventre 
saint  Quenet,  ne  mangerons-nous  jamais  de  venaison?  Cette 
chair  salée  m'altère  tout.  Je  vous  vais  apporter  ici  une  cuisse 
de  ces  chevaux  qu'avons  fait  brûler  :  elle  sera  assez  bien  rôtie.  » 
Tout  ainsi  qu'il  se  levait  pour  ce  faire,  aperçut  à  l'orée  du  bois 
un  beau  grand  chevreuil  qui  était  issu  du  fort  *,  voyant  le  feu 
de  Panurge,  à  mon  avis.  Incontinent,  courut  après  de  telle 
roideur  qu'il  semblait  que  fût  un  carreau  d'arbalète,  et  l'at- 
trapa en  un  moment,  et,  en  courant,  prit  de  ses  mains  en 
l'air  :  quatre  grandes  outardes,  sept  bitards  ^,  vingt  et  six  per- 
drix grises,  trente  et  deux  rouges,  seize  faisans,  neuf  bécasses,  dix 
et  neuf  hérons,  trente  et  deux  pigeons  ramiers,  et  tua  de  ses 
pieds  dix  ou  douze  que  levrauts  que  lapins,  qui  jà  étaient  hors 
de  page,  dix-huit  râles  parés  '  ensemble,  quinze  sanglerons  ♦, 
deux  blaireaux,  trois  grands  renards. 

Frappant  donc  le  chevreuil  de  son  malcus  ^  à  travers  la 
tête,  le  tua  et  l'apportant,  recueillit  ses  levrauts,  râles  et  san- 
glerons, et,  de  tant  loin  que  put  être  ouï,  s'écria,  disant  : 
«  Panurge,  mon  ami,  vinaigre,  vinaigre  !  »  dont  pensait  le 
bon  Pantagruel  que  le  cœur  lui  fît  mal  et  commanda  qu'on  lui 
apprêtât  du  vinaigre.  Mais  Panurge  entendit  bien  qu'il  y  avait 
levraut  au  croc.  De  fait,  montra  au  noble  Pantagruel  comment 
il  portait  à  son  col  un  beau  chevreuil  et  toute  sa  ceinture  brodée 
de  levrauts. 

Soudain  Épistémon  fit,  au  nom  des  neuf  Muses,  neuf  belles 
broches  de  bois  à  l'antique  (Eusthènes  aidait  à  écorcher),  et 
Panurge  mit  deux  selles  d'armes  des  chevaliers  en  tel  ordre 
qu'elles  servirent  de  landiers,  et  firent  rôtisseur  leur  prisonnier, 
et  au  feu  où  brûlaient  les  chevaliers  firent  rôtir  leur  venaison, 
et  après,  grand'chère  à  force  vinaigre.  Au  diable  l'un  qui  se 
feignait  ^  !  c'était  triomphe  de  les  voir  bâfrer.  Lors  dit  Panta- 
gruel :  «  Plût  à  Dieu  que  chacun  de  vous  eut  deux  paires  de 
sonnettes  de  sacre''  au  menton  et  que  j'eusse  au  mien  les  grosses 
horloges  de  Rennes,  de  Poitiers,  de  Tours  et  de  Cambrai,  pour 


I.  Du  plus  épais  du  bois.  —  a.  Sorte  d'outardes.  —  3.  En  paires.  —  4.  Marcassins.  — 
5.  Glaive.  —  6.  Se  ménageait.  —  ?.  Sorte  de  faucon. 


RABFI-ATS    — 


194  —  LIVRE  II 

voir  l'aubade  que  nous  donnerions  au  remuement  de  nos  badi- 
goinces  ! 

—  Mais,  dit  Panurge,  il  vaut  mieux  penser  de  notre  affaire 
un  peu,  et  par  quel  moyen  nous  pourrons  venir  au-dessus  de 
nos  ennemis. 

—  C'est  bien  avisé,  »  dit  Pantagruel.  Pourtant  demanda 
à  leur  prisonnier  :  «  Mon  ami,  dis-nous  ici  la  vérité,  et  ne  nous 
mens  en  rien  si  tu  ne  veux  être  écorché  tout  vif,  car  c'est  moi 
qui  mange  les  petits  enfants.  Conte-nous  entièrement  l'ordre, 
le  nombre  et  la  forteresse  de  l'armée.  » 

A  quoi  répondit  le  prisonnier  :  «  Seigneur,  sachez  pour  la 
vérité  qu'en  l'armée  sont  trois  cents  géants,  tous  armés  de  pierre 
de  taille,  grands  à  merveilles,  toutefois  non  tant  du  tout  que 
vous,  excepté  un  qui  est  leur  chef  et  a  nom  Loupgarou,  et  est 
tout  armé  d'enclumes  cyclopiques  ;  cent  soixante  et  trois  mille 
piétons  tous  armés  de  peaux  de  lutins,  gens  forts  et  coura- 
geux ;  onze  mille  quatre  cents  hommes  d'armes  ;  trois  mille  six 
cents  doubles  canons  et  d'espingarderie  *  sans  nombre  ;  quatre 
vingts  quatorze  mille  pionniers  ;  cent  cinquante  mille  putains 
belles  comme  déesses  (voilà  pour  moi,  dit  Panurge),  dont  les 
aucunes  sont  Amazones,  les  autres  Lyonnaises,  les  autres  Pa- 
risiennes, Tourangelles,  Angevines,  Poitevines,  Normandes, 
Allemandes,  de  tous  pays  et  toutes  langues  y  en  a. 

—  Voire  mais,  dit  Pantagruel,  le  roi  y  est-il? 

—  Oui,  sire,  dit  le  prisonnier,  il  y  est  en  personne,  et  nous  le 
nommons  Anarche,  roi  des  Dipsodes,  qui  vaut  autant  à  dire 
comme  gens  altérés,  car  vous  ne  vîtes  onques  gens  tant  altérés 
ni  buvants  plus  volontiers,  et  a  sa  tente  en  la  garde  des  géants. 

—  C'est  assez,  dit  Pantagruel.  Sus,  enfans,  êtes-vous 
délibérés  ^  d'y  venir  avec  moi  ?  » 

A  quoi  répondit  Panurge  :  «  Dieu  confonde  qui  vous  laissera. 
J'ai  jà  pensé  comment  je  vous  les  rendrai  tous  morts  comme 
porcs,  qu'il  n'en  échappera  au  diable  le  jarret.  Mais  je  me  soucie 
quelque  peu  d'un  cas. 

—  Et  qu'est-ce?  dit  Pantagruel. 

—  C'est,  dit  Panurge,  comment  je  pourrai  avanger^  à 
braquemarder  toutes  les  putains  qui  y  sont  en  cette  après-dînée. 

Qu'il  n'en  échappe  pas  une, 

Que  je  ne  taboure  <  en  forme  commune. 

I.  D'arbalètes  de  rempart.  —  2.  Résolus.  —  3.  Avancer.  —  4.  Tambourine. 


PANTAGRUEL  —  195 

—  Ha  !  ha  !  ha  !  dit  Pantagruel.  » 

Et  Carpalim  dit  :  «  Au  diable  de  Biterne  *  !  par  Dieu,  j 'en 
embourrerai  ^  quelqu'une. 

—  Et  je,  dit  Eusthènes,  quoi?  qui  ne  dressai  onques  puis 
que  bougeâmes  de  Rouen,  au  moins  que  l'aiguille  montât  jus- 
ques  sur  les  dix  ou  onze  heures,  voire  encore  que  l'aie  dur  et 
fort  comme  cent  diables. 

—  Vraiment,  dit  Panurge,  tu  en  auras  des  plus  grasses  et 
des  plus  refaites  ^. 

—  Comment,  dit  Épistémon,  tout  le  monde  chevauchera  et 
je  mènerai  l'âne  !  Le  diable  emporte  qui  en  fera  rien  !  Nous 
userons  du  droit  de  guerre,  qui  potest  capere  capiat. 

—  Non,  non,  dit  Panurge.  Mais  attache  ton  âne  à  un  croc 
et  chevauche  comme  le  monde.  » 

Et  le  bon  Pantagruel  riait  à  tout,  puis  leur  dit  :  «  Vous 
comptez  sans  votre  hôte.  J'ai  grand  peur  que,  devant  qu'il 
soit  nuit,  ne  vous  voie  en  état  que  n'aurez  grande  envie  d'ar- 
resser  ♦  et  qu'on  vous  chevauchera  à  grand  coup  de  pique  et 
de  lance. 

—  Baste,  dit  Épistémon.  Je  vous  les  rends  à  rôtir  ou  bouillir, 
à  fricasser,  ou  mettre  en  pâte.  Ils  ne  sont  en  si  grand  nombre 
comme  avait  Xerxès,  car  il  avait  trente  cents  mille  combattants, 
si  croyez  Hérodote  et  Troge  Pompone  *,  et  toutefois  Thé- 
mistocles  à  peu  de  gens  les  déconfit.  Ne  vous  souciez,  pour 
Dieu! 

—  Merde,  merde,  dit  Panurge.  Ma  seule  braguette  époussè- 
tera  tous  les  hommes,  et  saint  Balletrou,  qui  dedans  y  repose, 
décrottera  toutes  les  femmes. 

—  Sus  donc,  enfants,  dit  Pantagruel,  commençons  à 
marcher.  » 


COMMENT   PANTAGRUEL   EUT    VICTOIRE   BIEN   ÉTRANGE- 
MENT  DES  DIPSODES  ET  DES    GÉANTS. 

Après  tous  ces  propos,  Pantagruel  appela  leur  prisonnier 
et  le  renvoya,  disant  :  «  Va-t'en  à  ton  roi  en  son  camp,  et  lui 
dis  nouvelles  de  ce  que  tu  as  vu,  et  qu'il  se  délibère  «  de  me 
festoyer  demain  sur  le  midi,  car  incontinent  que  mes  galères 


I.  Viterbe.  —  2.  Rembourrerai.   —  3.   Rebondies.  —  4.   Redresser,  —   5.  Trogt 
Pompée.  —  6.  Décide. 


196  —  LIVRE  II 

seront  venues,  qui  sera  de  matin  au  plus  tard,  je  lui  prouverai 
par  dix-huit  cents  mille  combattants  et  sept  mille  géants  tous 
plus  grands  que  tu  me  vois,  qu'il  a  fait  follement  et  contre 
raison  d'assaillir  ainsi  mon  pays.  »  En  quoi  feignait  Pantagruel 
avoir  armée  sur  mer. 

Mais  le  prisonnier  répondit  qu'il  se  rendait  son  esclave  et 
qu'il  était  content  de  jamais  ne  retourner  à  ses  gens,  ains  ^ 
plutôt  combattre  avec  Pantagruel  contre  eux,  et  pour  Dieu  ! 
qu'ainsi  le  permît. 

A  quoi  Pantagruel  ne  voulut  consentir,  ains  lui  commanda 
que  partît  de  là  brièvement,  et  allât  ainsi  qu'il  avait  dit,  et  lui 
bailla  une  boîte  pleine  d'euphorbe  et  de  grains  de  coccognide  2, 
confits  en  eau  ardente,  en  forme  de  compote,  lui  commandant 
la  porter  à  son  roi  et  lui  dire  que.s'il  en  pouvait  manger  une  once 
sans  boire,  qu'il  pourrait  à  lui  résister  sans  peur. 

Adonc  le  prisonnier  le  supplia  à  jointes  mains  qu'à  l'heure 
de  sa  bataille  il  eût  de  lui  pitié,  dont  lui  dit  Pantagruel  :  «  Après 
que  tu  auras  le  tout  annoncé  à  ton  roi,  mets  tout  ton  espoir  en 
Dieu,  et  il  ne  te  délaissera  point,  car  de  moi,  encore  que  sois 
puissant,  comme  tu  peux  voir,  et  aie  gens  infinis  en  armes, 
toutefois  je  n'espère  en  ma  force  ni  en  mon  industrie,  mais  toute 
ma  fiance  '  est  en  Dieu  mon  protecteur,  lequel  jamais  ne  délaisse 
ceux  qui  en  lui  ont  mis  leur  espoir  et  pensée.  » 

Ce  fait,  le  prisonnier  lui  requit  que,  touchant  sa  rançon,  il  lui 
voulût  faire  parti  raisonnable. 

A  quoi  répondit  Pantagruel  que  sa  fin*  n'était  de  piller  ni 
rançonner  les  humains,  mais  de  les  enrichir  et  réformer  en 
liberté  totale  :  «  Va-t'en,  dit-il,  en  la  paix  de  Dieu  vivant,  et 
ne  suis  jamais  mauvaise  compagnie,  que  ^  malheur  ne  t'ad- 
vienne .» 

Le  prisonnier  parti,  Pantagruel  dit  à  ses  gens  :  «  Enfants, 
j'ai  donné  à  entendre  à  ce  prisonnier  que  nous  avons  armée  sur 
mer,  ensemble  que  nous  ne  leur  donnerons  l'assaut  que  jusques 
à  demain  sur  le  midi,  à  celle  fin  que  eux,  doutant  ^  la  grande 
venue  de  gens,  cette  nuit  s'occupent  à  mettre  en  ordre  et  soi 
remparer  ;  mais  cependant  mon  intention  est  que  nous  char- 
geons sur  eux  environ  l'heure  du  premier  somme.  » 

Laissons  ici  Pantagruel  avec  ses  apostoles  ',  et  parlons  du 
roi  Anarche  et  de  son  armée. 


i.  Mais.  —  2.  Poivre  de  montagne.  —  3.  Confiance.  —  4.  Son  but.  —  5.  De  peur  que.  — 
6.  Redoutant.  —    ?.  Compagnons,  par  allusion  aux  apôtres. 


PANTAGRUEL  —  197 

Quand  donc  le  prisonnier  fut  arrivé,  il  se  transporta  vers  le 
roi,  et  lui  conta  comment  était  venu  un  grand  géant,  nommé 
Pantagruel,  qui  avait  déconfit  et  fait  rôtir  cruellement  tous  les 
six  cents  cinquante  et  neuf  chevaliers,  et  lui  seul  était  sauvé 
pour  en  porter  les  nouvelles.  Davantage  ^  avait  charge  dudit 
géant  de  lui  dire  qu'il  lui  apprêtât  au  lendemain  sur  le  midi  à 
dîner,  car  il  délibérait  2  de  l'envahir  à  ladite  heure. 

Puis  lui  bailla  celle  boîte  en  laquelle  étaient  les  confitures. 
Mais  tout  soudain  qu'il  en  eut  avalé  une  cuillerée,  lui  vint  tel 
échaufïement  de  gorge,  avec  ulcération  de  la  luette,  que  la 
langue  lui  pela,  et  pour  remède  qu'on  lui  fit,  ne  trouva  allé- 
gement quelconque  sinon  de  boire  sans  rémission,  car,  incon- 
tinent qu'il  ôtait  le  gobelet  de  la  bouche,  la  langue  lui  brû- 
lait. Par  ce  l'on  ne  faisait  que  lui  entonner  vin  en  gorge  avec 
un  embut  ^.  Ce  que  voyants  ses  capitaines,  bâchas  et  gens  de 
garde,  goûtèrent  desdites  drogues  pour  éprouver  si  elles  étaient 
tant  altératives  ♦,  mais  il  leur  en  prit  comme  à  leur  roi.  Et 
tous  flaconnèrent  si  bien  que  le  bruit  vint  par  tout  le  camp 
comment  le  prisonnier  était  de  retour,  et  qu'ils  devaient  avoir 
au  lendemain  l'assaut  et  que  à  ce  jà  se  préparait  le  roi  et 
les  capitaines,  ensemble  ^  les  gens  de  garde  et  ce  par  boire  à 
tirelarigot.  Par  quoi  un  chacun  de  l'armée  commença  marti- 
ner  ^,  chopiner  et  trinquer  de  même.  Somme,  ils  burent  tant  et 
tant  qu'ils  s'endormirent  comme  porcs  sans  ordre  parmi  le  camp. 

Maintenant,  retournons  au  bon  Pantagruel,  et  racontons 
comment  il  se  porta  '  en  cette  affaire. 

Partant  du  lieu  du  trophée,  prit  le  mât  de  leur  navire  en  sa 
main  comme  un  bourdon,  et  mit  dedans  la  hune  deux  cents 
trente  et  sept  poinçons  de  vin  blanc  d'Anjou,  du  reste  de  Rouen, 
et  attacha  à  sa  ceinture  la  barque  toute  pleine  de  sel,  aussi 
aisément  comme  les  lansquenets  portent  leurs  petits  panerots^ 
et  ainsi  se  mit  en  chemin  avec  ses  compagnons.  Quand  il  fut 
prés  du  camp  des  ennemis,  Panurge  lui  dit  :  «  Seigneur,  voulez- 
vous  bien  faire?  Dévalez^  ce  vin  blanc  d'Anjou  de  la  hune,  et 
buvons  ici  à  la  bretesque  *<>.  » 

A  quoi  condescendit  volontiers  Pantagruel,  et  burent  si 
net  qu'il  n'y  demeura  une  seule  goutte  des  deux  cents  trente  et 
sept  poinçons,  excepté  une  ferrière"  de  cuir  bouilli  de  Tours, 


I.  En  outre.  —  2.  Décidait.  —  3.  Entonnoir.  —  4.  Altérantes.  —  5.  Avec  eux.  — 
6  Boire  comme  à  la  Saint-Martin.  —  7.  Comporta.  —  8.  Paniers.  —  9.  Descendez.  — 
20.  A  la  mode  de  Bretagne.  —  11.  FlacoD. 


198  —  LIVRE  II 

que  Panurge  emplit  pour  soi,  car  il  l'appelait  son  vade-mecum, 
et  quelques  méchantes  baissières  *  pour  le  vinaigre. 

Après  qu'ils  eurent  bien  tiré  au  chevrotin^,  Panurge  donna 
à  manger  à  Pantagruel  quelque  diable  de  drogues,  composées 
de  lithontripon,  néphrocatarticon  ^,  cotignac  ♦  cantharidisé  et 
autres  espèces  diurétiques. 

Ce  lait,  Pantagruel  dit  à  Carpalim  :  «  Allez  en  la  ville,  gra- 
vant^ comme  un  rat  contre  la  muraille,  comme  bien  savez  faire, 
et  leur  dites  qu'à  l'heure  présente  ils  sortent  et  donnent  sur 
les  ennemis,  tant  roidement  qu'ils  pourront,  et,  ce  dit,  descen- 
dez, prenant  une  torche  allumée  avec  laquelle  vous  mettrez  le 
feu  dedans  toutes  les  tentes  et  pavillons  du  camp  ;  puis  vous 
crierez  tant  que  pourrez  de  votre  grosse  voix,  et  partez  dudit 
camp. 

—  Voire  mais,  dit  Carpalim,  serait-ce  bon  que  j'enclouasse 
toute  leur  artillerie? 

—  Non,  non,  dit  Pantagruel,  mais  bien  mettez  le  feu  en 
leurs  poudres.  » 

A  quoi  obtempérant  Carpalim,  partit  soudain,  et  fit  comme 
avait  été  décrété  par  Pantagruel,  et  sortirent  de  la  ville  tous  les 
combattants  qui  y  étaient,  et  alors  qu'il  eut  mis  le  feu  par  les 
tentes  et  pavillons,  passait  légèrement  par  sur  eux  sans  qu'ils  en 
sentissent  rien,  tant  ils  ronflaient  et  dormaient  parfondément  ^. 
Il  vint  au  lieu  où  était  l'artillerie,  et  mit  le  feu  en  leurs  muni- 
tions; mais  ce  fut  le  danger.  Le  feu  fut  si  soudain  qu'il  cuida" 
embraser  le  pauvre  Carpalim,  et  n'eût  été  sa  merveilleuse 
hâtiveté,  il  était  fricassé  comme  un  cochon.  Mais  il  départit 
si  roidement  qu'un  carreau  d'arbalète  ne  va  plus  tôt. 

Quand  il  fut  hors  des  tranchées,  il  s'écria  si  épouvantablement 
qu'il  semblait  que  tous  les  diables  fussent  déchaînés.  Auquel 
son  s'éveillèrent  les  ennemis  ;  mais  savez-vous  comment? 
Aussi  étourdis  que  le  premier  son  de  matines  qu'on  appelle  en 
Luçonnais  frotte-couille. 

Cependant  Pantagruel  commença  semer  le  sel  qu'il  avait  en 
sa  barque,  et  parce  qu'ils  dormaient  la  gueule  bée  et  ouverte, 
il  leur  en  remplit  tout  le  gosier,  tant  que  ces  pauvres  hères 
toussissaient  comme  renards,  criant  :  «  Ha  !  Pantagruel,  tant 
tu  nous  chauffes  le  tison  !  »  Soudain  prit  envie  à  Pantagruel  de 


I.  Fonds  de  tonaeau.  —  2.  Outre  en  peau  de  chèvre.  —  3.  Qui  rompt  la  pierre  et 
qui  purge  les  reins.  —  4.  Connture  de  ccinga.  —  5.  Gravissant.  —  6.  Profondément.  — 
7.  Peusa. 


PANTAGRUEL  —  199 

pisser,  à  cause  des  drogues  que  lui  avait  baillé  Panurge,  et  pissa 
parmi  leur  camp,  si  bien  et  copieusement  qu'il  les  noya  tous, 
et  y  eut  déluge  particulier  dix  lieues  à  la  ronde.  Et  dit  l'histoire 
que  si  la  grand  jument  de  son  père  y  eût  été  et  pissé  pareil- 
lement, qu'il  y  eût  déluge  plus  énorme  que  celui  de  Deucalion, 
car  elle  ne  pissait  fois  qu'elle  ne  fît  une  rivière  plus  grande  que 
n'est  le  Rhône  et  le  Danube. 

Ce  que  voyants  ceux  qui  étaient  issus  de  la  ville,  disaient  : 
a  Ils  sont  tous  morts  cruellement,  voyez  le  sang  courir.  »  Mais  ils 
étaient  trompés,  pensants  de  l'urine  de  Pantagruel  que  fût  le 
sang  des  ennemis,  car  ils  ne  voyaient  sinon  au  lustre  du  feu 
des  pavillons  *  et  quelque  peu  de  clarté  de  la  lune. 

Les  ennemis,  après  soi  être  réveillés,  voyants  d'un  côté  le 
feu  en  leur  camp  et  l'inondation  et  déluge  urinai,  ne  savaient 
que  dire  ni  que  penser.  Aucuns  disaient  que  c'était  la  fin  du 
monde  et  le  jugement  final,  qui  doit  être  consommé  par  feu  ; 
les  autres,  que  les  dieux  marins  Neptune,  Protéus,  Tritons,  au- 
tres, les  persécutaient  et  que  de  fait,  c'était  eau  marine  et  salée. 

O  qui  pourra  maintenant  raconter  comment  se  porta  ^  Panta- 
gruel contre  les  trois  cents  géants?  O  ma  muse  !  ma  Calliope, 
ma  Thalie ,  inspire-moi  à  cette  heure  !  Restaure-moi  mes  esprits, 
car  voici  le  pont  aux  ânes  de  logique,  voici  le  trébuchet,  voici 
la  difficulté  de  pouvoir  exprimer  l'horrible  bataille  qui  fut 
faite. 

A  la  mienne  volonté  que  j'eusse  maintenant  un  bocal  du 
meilleur  vin  que  burent  onques  ceux  qui  liront  cette  histoire 
tant  véridique  ! 


COMMENT  PANTAGRUEL  DÉFIT  LES  TROIS  CENTS  GÉANTS 
ARMÉS  DE  PIERRES  DE  TAILLE,  ET  LOUPGAROU,  LEUR 
CAPITAINE. 

Les  géants,  voyants  que  tout  leur  camp  était  noyé,  empor- 
tèrent leur  roi  Anarche  à  leur  col,  le  mieux  qu'ils  purent,  hors 
du  fort  3,  comme  fit  Enéas  son  père  Anchises  de  la  conflagration 
de  Troie.  Lesquels  quand  Panurge  aperçut,  dit  à  Pantagruel  : 
«  Seigneur,  voyez  là  les  géants  qui  sont  issus.  Donnez  dessus  à  * 
votre  mât,  galantement  à  la  vieille  escrime,  car  c'est  à  cette  heure 
qu'il  se  faut  montrer  homme  de  bien,  et  de   notre  côté,  nous 


I.  Tentes.  —  2.  Comporta.  —  3.  Le  fort  de  la  mêlée.  —  4.  Avec. 


200  —  LIVRE  II 

ne  vous  faudrons  ^  et  hardiment,  que  je  vous  en  tuerai  beau- 
coup. Car  quoi  ?  David  tua  bien  Goliath  facilement.  Moi  donc 
qui  en  battrais  douze  tels  qu'était  David  (car  en  ce  temps-là 
ce  n'était  qu'un  petit  chiart-),  n'en  déferai-je  pas  bien  une  dou- 
zaine? Et  puis  ce  gros  paillard  Eusthènes,  qui  est  fort  comme 
quatre  bœufs,  ne  s'y  épargnera.  Prenez  courage,  choquez  ^  à 
travers  d'estoc  et  de  taille.  »  Or,  dit  Pantagruel  :  «  De  courage, 
j'en  ai  pour  plus  de  cinquante  francs.  Mais  quoi?  Hercules 
n'osa  jamais  entreprendre  contre  deux. 

—  C'est,  dit  Panurge,  bien  chié  en  mon  nez  :  vous  com- 
parez-vous à  Hercules  ?  Vous  avez  par  Dieu  plus  de  force  aux 
dents  et  plus  de  sens  au  cul  que  n'eut  jamais  Hercules  en 
tout  son  corps  et  âme.  Autant  vaut  l'homme,  comme  il  s'es- 
time. » 

Eux  disants  ces  paroles,  voici  arriver  Loupgarou,  avec  tous 
ses  géants,  lequel,  voyant  Pantagruel  seul,  fut  épris  de  témé- 
rité et  outrecuidance,  par  espoir  qu'il  avait  d'occire  le  pauvre 
bonhommet,  dont  dit  à  ses  compagnons  géants  :  «  Paillards  *  de 
plat  pays,  par  Mahom^,  si  aucun  de  vous  entreprend  combattre 
contre  ceux-ci,  je  vous  ferai  mourir  cruellement.  Je  veux  que 
me  laissiez  combattre  seul;  cependant  vous  aurez  votre  passe- 
temps  à  nous  regarder.  »  Adonc  se  retirèrent  tous  les  géants 
avec  leur  roi  là  auprès,  où  étaient  les  flacons,  et  Panurge  et  ses 
compagnons  avec  eux,  qui  contrefaisait  ceux  qui  ont  eu  la 
vérole,  car  il  tordait  la  gueule  et  retirait  les  doigts,  et  en  pa- 
role enrouée  leur  dit  :  «  Je  renie  bieu  ^,  compagnons,  nous  ne 
faisons  point  la  guerre.  Donnez-nous  à  repaître  avec  vous,  ce- 
pendant que  nos  maîtres  s'entre-battent.  »  A  quoi  volontiers  le 
roi  et  les  géants  consentirent,  et  les  firent  banqueter  avec 
eux. 

Cependant  Panurge  leur  contait  les  fables  de  Turpin,  les 
exemples  de  saint  Nicolas  et  le  conte  de  la  Cicogne. 

Loupgarou  donc  s'adressa  à  Pantagruel  avec  une  masse  toute 
d'acier,  pesante  neuf  mille  sept  cents  quintaux  deux  quarterons 
d'acier  de  Chalybes"^,  au  bout  de  laquelle  étaient  treize  pointes 
de  diamants,  dont  la  moindre  était  aussi  grosse  comme  la  plus 
grande  cloche  de  Notre-Dame  de  Paris  (il  s'en  fallait  par 
aventure  l'épaisseur  d'un  ongle,  ou  au  plus,  que  je  ne  mente, 
d'un  dos  de  ces  couteaux  qu'on  appelle  coupe-oreille,  mais  pour 

I,  Ne  vous  ferons  pas  défaut.  —  2.  Foireux.  —  3.  Chargez.  —  4,  Gueux,  —  5.  Maho- 
met. —  6.  Dieu.  —  7.  Peuple  du  Pont. 


PANTAGRUEL  —■  201 

un  petit,  ni  avant  ni  arrière),  et  était  fée,  en  manière  que 
jamais  ne  pouvait  rompre,  mais  au  contraire,  tout  ce  qu'il  en 
touchait  rompait  incontinent. 

Ainsi  donc,  comme  il  approchait  en  grande  fierté*, Pantagruel, 
jetant  les  yeux  au  ciel,  se  recommanda  à  Dieu  de  bien  bon  cœur, 
faisant  vœu  tel  comme  s'ensuit  :  «  Seigneur  Dieu,  qui  toujours 
as  été  mon  protecteur  et  mon  servateur^,  tu  vois  la  détresse  en 
laquelle  je  suis  maintenant.  Rien  ici  ne  m'amène,  sinon  zèle 
naturel,  ainsi  comme  tu  as  octroyé  es  humains  de  garder  et  dé- 
fendre soi,  leurs  femmes,  enfants,  pays  et  famille,  en  cas  que 
ne  serait  ton  négoce  '  propre  qui  est  la  foi,  car  en  tel  affaire  tu 
ne  veux  nul  coadjuteur,  sinon  de  confession  catholique  et  ser- 
vice de  ta  parole;  et  nous  as  défendu  toutes  armes  et  défenses, 
car  tu  es  le  tout-puissant,  qui,  en  ton  affaire  propre,  et  où  ta 
cause  propre  est  tirée  en  action,  te  peux  défendre  trop  plus 
qu'on  ne  saurait  estimer,  toi  qui  as  mille  milliers  de  centaines 
de  millions  de  légions  d'anges,  duquel  ♦  le  moindre  peut  occire 
tous  les  humains,  et  tourner  le  ciel  et  la  terre  à  son  plaisir, 
comme  jadis  bien  apparut  en  l'armée  de  Sennachérib.  Donc, 
s'il  te  plaît  à  cette  heure  m'être  en  aide,  comme  en  toi  seul  est 
ma  totale  confiance  et  espoir,  je  te  fais  vœu  que  par  toutes 
contrées  tant  de  ce  pays  d'Utopie  que  d'ailleurs  où  j'aurai 
puissance  et  autorité,  je  ferai  prêcher  ton  saint  Evangile  pure- 
ment, simplement  et  entièrement,  si  que  ^  les  abus  d'un  tas  de 
papelards  et  faux  prophètes,  qui  ont  par  constitutions  humaines 
et  inventions  dépravées  envenimé  tout  le  monde,  seront  d'en- 
tour  moi  exterminés.  » 

Alors  fut  ouïe  une  voix  du  ciel,  disant  :  «  Hoc  fac  et  vinces,  » 
c'est-à-dire  :  «  Fais  ainsi  et  tu  auras  victoire.  » 

Puis  voyant  Pantagruel  que  Loupgarou  approchait  la  gueule 
ouverte,  vint  contre  lui  hardiment  et  s'écria  tant  qu'il  put  : 
«  A  mort,  ribaud  !  à  mort  !  »  pour  lui  faire  peur,  selon  la  disci- 
pline des  Lacédémoniens,  par  son  horrible  cri.  Puis  lui  jeta  de 
sa  barque,  qu'il  portait  à  sa  ceinture,  plus  de  dix  et  huit  caques* 
et  un  minot  de  sel,  dont  il  lui  emplit  et  gorge  et  gosier,  et  le  nez 
et  les  yeux.  De  ce  irrité,  Loupgarou  lui  lança  un  coup  de  sa 
masse,  lui  voulant  rompre  la  cervelle,  mais  Pantagruel  fut 
habile  et  eut  toujours  bon  pied,  et  bon  œil.  Par  ce  démarcha 
du  pied  gauche  un  pas  en  arrière,  mais  il  ne  sut  si  bien  faire 


I.  Fureur.  —  2.  Conservateur.  —  3.  Affaire.  —  4.  Duque    raille.  —  5.  Si  bien  que. 
6.  Barriques. 


RABELAIS  —  ! 


202  —  LIVRE  II 

que  le  coup  ne  tombât  sur  la  barque,  laquelle  rompit  en 
quatre  mille  octante  et  six  pièces,  et  versa  le  reste  du  sel  en 
terre. 

Quoi  voyant  Pantagruel,  galantement  ses  bras  déplie,  et, 
comme  est  l'art  de  la  hache,  lui  donna  du  gros  bout  de  son  mât 
en  estoc,  au-dessus  de  la  mamelle,  et  retirant  le  coup  à  gauche 
en  taillade,  lui  frappa  entre  col  et  collet  ;  puis,  avançant  le 
pied  droit,  lui  donna  sur  les  couillons  un  pic  du  haut  bout  de 
son  mât.  A  quoi  rompit  la  hune  et  versa  trois  ou  quatre  poin- 
çons de  vin  qui  étaient  de  reste,  dont  Loupgarou  pensa  qu'il 
lui  eût  incisé  la  vessie,  et,  du  vin,  que  ce  fût  son  urine  qui  en 
sortît. 

De  ce  non  content  Pantagruel,  voulait  redoubler  au  couloir*, 
mais  Loupgarou,  haussant  sa  masse,  avança  son  pas  sur  lui, 
et  de  toute  sa  force  la  voulait  enfoncer  sur  Pantagruel,  De  fait, 
en  donna  si  vertement  que,  si  Dieu  n'eût  secouru  le  bon  Panta- 
gruel, il  l'eût  fendu  depuis  le  sommet  de  la  tête  jusques  au  fond 
de  la  râtelle  ;  mais  le  coup  déclina  à  droit  par  la  brusque  hâti- 
veté  de  Pantagruel,  et  entra  sa  masse  plus  de  soixante  et  treize 
pieds  en  terre,  à  travers  un  gros  rocher,  dont  il  fit  sortir  le  feu 
plus  gros  que  neuf  mille  six  tonneaux. 

Voyant  Pantagruel  qu'il  s'amusait  à  tirer  sa  dite  masse,  qui 
tenait  en  terre  entre  le  roc,  lui  court  sus,  et  lui  voulait  avaler  ' 
la  tête  tout  net;  mais  son  mât,  de  mâle»  fortune,  toucha  un 
peu  au  fût  de  la  masse  de  Loupgarou,  qui  était  fée,  comme  avons 
dit  devant.  Par  ce  moyen,  son  mât  lui  rompit  à  trois  doigts  de 
la  poignée,  dont  il  fut  plus  étonné  qu'un  fondeur  de  cloches, 
et  s'écria  :  «  Ha  !  Panurge,  où  es-tu  ?  »  Ce  que  oyant  Panurge, 
dit  au  roi  et  aux  géants  :  «  Par  Dieu  !  ils  se  feront  mal,  qui  ne  les 
départira*.  »  Mais  les  géants  étaient  aises  comme  s'ils  fussent 
de  noces.  Lors  Carpalira  se  voulut  lever  de  là  pour  secourir 
son  maître  ;  mais  un  géant  lui  dit  :  «  Par  Golfarin,  neveu  de 
Mahon,  si  tu  bouges  d'ici,  je  te  mettrai  au  fond  de  mes  chausses, 
comme  on  fait  d'un  suppositoire  ;  aussi  bien  suis-je  constipé  du 
ventre  et  ne  peux  guère  bien  cagar  »,  sinon  à  force  de  grincer 
les  dents.  » 

Puis  Pantagruel,  ainsi  destitué  de  bâton  «,  reprit  le  bout  de 
son  mât,  en  frappant  torche  lorgne''  dessus  le  géant;  mais  il  ne 
lui  faisait  mal  en  plus  que  feriez  baillant  une  chiquenaude  sur 


I.  En  coulant  le  coup.  —  2.  Mettre  bas.  —  3.  Mauvaise.  —  4.  Séparera.  —  5.    (Lati- 
nisme :  cacare.)  —  6.  Privé  d'arme.  —  J.  Flic,  flac. 


PANTAGRUEL  —  203 

un  enclume  de  forgeron.  Cependant  Loupgarou  tirait  de  terre, 
sa  masse  et  l'avait  jà  tirée  et  la  parait  *  pour  en  férir  Pantagruel; 
mais  Pantagruel,  qui  était  soudain»  au  remuement  et  décli- 
nait'tous  ses  coups,  jusqu'à  ce  qu'une  fois,  voyant  que  Loup- 
garou le  menaçait,  disant  :  «Méchant,  à  cette  heure  te  hache- 
rai-je  comme  chair  à  pâtés,  jamais  tu  n'altéreras  les  pauvres 
gens,  »  Pantagruel  lui  frappa  du  pied  un  si  grand  coup  contre  le 
ventre,  qu'il  le  jeta  en  arrière  à  jambes  rebindaines  ♦,  et  vous 
le  traînait  ainsi  à  l'écorche-cul  plus  d'un  trait  d'arc.  Et  Loup- 
garou s'écriait,  rendant  le  sang  par  la  gorge  :  «  Mahon  !  Ma- 
hom  !  Mahon  !  »  A  quelle  voix  se  levèrent  tous  les  géants  pour 
le  secourir.  Mais  Panurge  leur  dit  :  «  Messieurs,  n'y  allez  pas, 
si  m'en  croyez,  car  notre  maître  est  fol  et  frappe  à  tort  et  à 
travers,  et  ne  regarde  point  où.  Il  vous  donnera  malencontre.  » 
Mais  les  géants  n'en  tinrent  compte,  voyant  que  Pantagruel 
était  sans  bâton. 

Lorsque  approcher  les  vit  Pantagruel,  prit  Loupgarou  par 
les  deux  pieds  et  son  corps  leva  comme  une  pique  en  l'air,  et, 
d'icelui  armé  d'enclumes,  frappait  parmi  ces  géants  armés  de 
pierres  de  taille,  et  les  abattait  comme  un  maçon  fait  de  copeaux, 
que  nul  n'arrêtait  devant  lui  qu'il  ne  ruât^  par  terre.  Dont,  à  la 
rupture  de  ces  harnais*  pierreux,  fut  fait  un  si  horrible  tumulte 
qu'il  me  souvint  quand  la  grosse  tour  de  beurre,  qui  était  à 
Saint-Étienne  de  Bourges,  fondit  au  soleil.  Panurge,  ensemble 
Carpalim  et  Eusthènes,  cependant  égorgetaient  ceux  qui  étaient 
portés  par  terre.  Faites  votre  compte  qu'il  n'en  échappa  un 
seul,  et  à  voir  Pantagruel,  semblait  un  faucheur  qui  de  sa  faux 
(c'était  Loupgarou)  abattait  l'herbe  d'un  pré  (c'étaient  les 
géants),  mais  à  cette  escrime,  Loupgarou  perdit  la  tête.  Ce  fut 
quand  Pantagruel  en  abattit  un  qui  avait  nom  Riflandouille, 
qui  était  armé  à  haut  appareil,  c'était  de  pierres  de  grisou, 
dont  un  éclat  coupa  la  gorge  tout  outre  à  Epistémon,  car  autre- 
ment la  plupart  d'entre  eux  étaient  armés  à  la  légère  :  c'était 
de  pierres  de  tuf  et  les  autres  de  pierre  ardoisine.  Finalement, 
voyant  que  tous  étaient  morts,  jeta  le  corps  de  Loupgarou 
tant  qu'il  put  contre  la  ville,  et  tomba  comme  une  grenouille 
sur  ventre  en  la  place  mage'  de  ladite  ville,  et  en  tombant, 
du  coup  tua  un  chat  brûlé,  une  chatte  mouillée,  une  canepe- 
tière  et  un  oison  bridé. 


I.  Préparait.  —  2,  Prompt.  —  3.  Évitait  —  4.  Jambes  en  l'air  —  j.  Renversât.  — 
6.  Armures.  —  7.  La  grande  place. 


204  —  LIVRE  II 

COMMENT  PANTAGRUEL  ENTRA  EN  LA  VILLE  DES  AMAU- 
ROTES,  ET  COMMENT  PANURGE  MARIA  LE  ROI  ANARCHE 
ET  LE  FIT  CRI  EUR  DE  SA  UCE  VERT. 

Après  celle  victoire  merveilleuse,  Pantagruel  envoya 
Carpalim  en  la  ville  des  Amaurotes  dire  et  annoncer  comment 
le  roi  Anarche  était  pris  et  tous  leurs  ennemis  défaits.  Laquelle 
nouvelle  entendue,  sortirent  au-devant  de  lui  tous  les  habitants 
de  la  ville  en  bon  ordre  et  en  grande  pompe  triomphale,  avec 
une  liesse  divine,  et  le  conduisirent  en  la  ville,  et  furent  faits 
beaux  feux  de  joie  par  toute  la  ville,  et  belles  tables  rondes, 
garnies  de  forces  vivres,  dressées  par  les  rues.  Ce  fut  un  renou- 
vellement du  temps  de  Saturne,  tant  y  fut  faite  lors  grande  chère. 

Mais  Pantagruel,  tout  le  Sénat  ensemble,  dit  :  «  Messieurs, 
cependant  que  le  fer  est  chaud,  il  le  faut  battre  ;  pareillement, 
devant  que  nous  débaucher*  davantage,  je  veux  que  nous 
allions  prendre  d'assaut  tout  le  royaume  des  Dipsodes.  Pour- 
tant, ceux  qui  avec  moi  voudront  venir,  s'apprêtent  à  demain 
après  boire,  car  lors  je  commencerai  marcher.  Non  qu'il  me  faille 
gens  davantage  pour  m'aider  à  le  conquêter  ',  car  autant  vau- 
drait que  je  le  tinsse  déjà  ;  mais  je  vois  que  cette  ville  est 
tant  pleine  des  habitants  qu'ils  ne  peuvent  se  tourner  par  les 
rues.  Donc  je  les  mènerai  comme  une  colonie  en  Dipsodie,  et 
leur  donnerai  tout  le  pays  qui  est  beau,  salubre,  fructueux  et 
plaisant  sur  tous  les  pays  du  monde,  comme  plusieurs  de  vous 
savent,  qui  y  êtes  allés  autrefois.  Un  chacun  de  vous  qui  y 
voudra  venir  soit  prêt  comme  j'ai  dit.  »  Ce  conseil  et  délibéra- 
tion '  fut  divulgué  par  la  ville,  et  au  lendemain,  se  trouvèrent 
en  la  place  devant  le  palais  jusques  au  nombre  de  dix-huit 
cents  cinquante  et  six  mille  et  onze,  sans  les  femmes  et  petits 
enfants.  Ainsi  commencèrent  à  marcher  droit  en  Dipsodie, 
en  si  bon  ordre  qu'ils  ressemblaient  es  enfants  d'Israël,  quand 
ils  partirent  d'Egypte  pour  passer  la  mer  Rouge. 

Mais,  devant  que  poursuivre  cette  entreprise,  je  vous  veux 
dire  comment  Panurge  traita  son  prisonnier  le  roi  Anarche. 
Il  lui  souvint  de  ce  qu'avait  raconté  Épistémon,  comment 
étaient  traités  les  rois  et  riches  de  ce  monde  par  les  Champs- 
Elysées  et  comment  ils  gagnaient  pour  lors  leur  vie  à  vils  et 
sales  métiers. 

Pourtant*,  un  jour,  habilla  son  dit  roi  d'un  beau  petit  pour- 

I.  Interrompre  notre  travail.—  2.  Conquérir.—  3-  Résolution,  •—  4,  C'est  pourquoL 


PANTAGRUEL  —  205 

point  de  toile,  tout  déchiqueté  comme  la  cornette  d'un  Alba- 
nais, et  de  belles  chausses  à  la  marinière,  sans  souliers  (car, 
disait- il,  ils  lui  gâteraient  la  vue),  et  un  petit  bonnet  pers  ^  avec 
une  grande  plume  de  chapon.  Je  faux  ',  car  il  m'est  avis  qu'il 
y  en  avait  deux,  et  une  belle  ceinture  de  pers  et  vert,  disant 
que  cette  livrée  lui  advenait  '  bien,  vu  qu'il  avait  été  pervers. 
En  tel  point,  l'amena  devant  Pantagruel,  et  lui  dit  :  «  Con- 
naissez-vous ce  rustre? 

—  Npn,  certes,  dit  Pantagruel. 

—  C'est  monsieur  du  roi  de  trois  cuites.  Je  le  veux  faire 
homme  de  bien.  Ces  diables  de  rois  ici  ne  sont  que  veaux  et 
ne  savent  ni  ne  valent  rien,  sinon  à  faire  des  maux  es  pauvres 
sujets  et  à  troubler  tout  le  monde  par  guerre,  pour  leur  inique 
et  détestable  plaisir.  Je  le  veux  mettre  à  métier  et  le  faire  crieur 
de  sauce  vert.  Or  commence  à  crier  :  «  Vous  faut-il  point  de 
sauce  vert  ?  »  Et  le  pauvre  diable  criait.  «  C'est  trop  bas,  » 
dit  Panurge,  et  le  prit  par  l'oreille,  disant  :  «  Chante  plus  haut, 
en  g,  sol,  ré,  ut.  Ainsi...  diable  !  tu  as  bonne  gorge,  tu  ne  fus 
jamais  si  heureux  que  de  n'être  plus  roi.  » 

Et  Pantagruel  prenait  à  tout  plaisir,  car  j'ose  bien  dire  que 
c'était  le  meilleur  petit  bonhomme  qui  fût  d'ici  au  bout  d'un 
bâton.  Ainsi  fut  Anarche  bon  crieur  de  sauce  vert.  Deux  jours 
après,  Panurge  le  maria  avec  une  vieille  lanternière,  et  lui-même 
fît  les  noces  à  ♦  belles  têtes  de  mouton,  bonnes  hâtilles  ^  à  la 
moutarde  et  beaux  tribars  ^  aux  ails,  dont  il  en  envo^^a  cinq 
sommades  '  à  Pantagruel,  lesquelles  il  mangea  toutes,  tant  il 
les  trouva  appétissantes,  et  à  boire  belle  piscantine*  et  beau 
corme  ^.  Et  pour  les  faire  danser,  loua  un  aveugle  qui  leur 
sonnait  la  note  avec  sa  vielle.  Après  dîner,  les  amena  au  pa- 
lais, et  les  montra  à  Pantagruel,  et  lui  dit,  montrant  la  ma- 
riée :  «  Elle  n'a  garde  de  péter. 

—  Pourquoi?  dit  Pantagruel. 

—  Pour  ce,  dit  Panurge,  qu'elle  est  bien  entamée. 

—  Quelle  parole  est  cela?  dit  Pantagruel. 

—  Ne  voyez-vous,  dit  Panurge,  que  les  châtaignes  qu'on  fait 
cuire  au  feu  si  elles  sont  entières,  elles  pètent  que  c'est  rage,  et 
pour  les  engarder  de  péter,  l'on  les  entame.  Aussi  cette  nouvelle 
mariée  est  bien  entamée  par  le  bas,  ainsi  elle  ne  pétera  point.  » 


I.  Bleu  foncé.  —  2.  Je  fais  erreur.  —  3.  Convenait.  —  4.  Avec.  —  5,  Brochettes  de 
porc.  —  6.  Bâtons,  saucissons  —  7.  Charges  de  bête  de  somme.  —  8.  Piquette.  — 
9,  Boisson  de  cormes. 


206  —  LIVRE  II 

Pantagruel  leur  donna  une  petite  loge  auprès  de  la  basse  rue, 
et  un  mortier  de  pierre  à  piler  la  sauce,  et  firent  en  ce  point 
leur  petit  ménage,  et  fut  aussi  gentil  crieur  de  sauce  vert  qui 
fut  onques  vu  en  Utopie.  Mais  l'on  m'a  dit  depuis  que  sa  femme 
le  bat  comme  plâtre,  et  le  pauvre  sot  ne  s'ose  défendre,  tant 
il  est  niais. 


COMMENT  PANTAGRUEL  DE  SA  LANGUE  COUVRIT  TOUTE 
UNE  ARMÉE,  ET  DE  CE  QUE  V AUTEUR  VIT  DEDANS 
SA    BOUCHE. 

Ainsi  que  Pantagruel  avec  toute  sa  bande  entrèrent  es 
terres  des  Dipsodes,  tout  le  monde  en  était  joyeux,  et  inconti- 
nent se  rendirent  à  lui,  et,  de  leur  franc  vouloir,  lui  apportèrent 
les  clefs  de  toutes  les  villes  où  il  allait,  excepté  les  Almj-rodes, 
qui  voulurent  tenir  contre  lui,  et  firent  réponse  à  ses  hérauts 
qu'ils  ne  se  rendraient  sinon  à  bonnes  enseignes. 

«  Quoi  !  dit  Pantagruel,  en  demandent-ils  meilleures  que 
la  main  au  pot  et  le  verre  au  poing?  Allons,  et  qu'on  me  les 
mette  à  sac.  »  Adonc  tous  se  mirent  en  ordre,  comme  délibé- 
rés* de  donner  l'assaut.  Mais,  au  chemin,  passant  une  grande 
campagne,  furent  saisis  d'une  grosse  housée^  de  pluie.  A  quoi 
commencèrent  se  trémousser  et  se  serrer  l'un  l'autre.  Ce  que 
voyant  Pantagruel,  leur  fit  dire  par  les  capitaines  que  ce  n'était 
rien,  et  qu'il  voyait  bien  au-dessus  des  nuées  que  ce  ne  serait 
qu'une  petite  rosée,  mais  à  toutes  fins,  qu'ils  se  missent  en 
ordre  et  qu'il  les  voulait  couvrir.  Lors  se  mirent  en  bon  ordre 
et  bien  serrés,  et  Pantagruel  tira  sa  langue  seulement  à  demi 
et  les  en  couvrit  comme  une  geline^  fait  ses  poulets. 

«  Cependant,  je,  qui  vous  fais  ces  tant  véritables  contes, 
m'étais  caché  dessous  une  feuille  de  bardane,  qui  n'était  moins 
large  que  l'arche  du  pont  de  Monstrible;  mais  quand  je  les  vis 
ainsi  bien  couverts,  je  m'en  allai  à  eux  rendre  à  l'abri,  ce  que 
je  ne  pus,  tant  ils  étaient  comme  l'on  dit,  au  bout  de  l'aune 
faut  ♦  le  drap.  Donc,  le  mieux  que  je  pus,  montai  par  dessus, 
et  cheminai  bien  deux  lieues  sur  sa  langue,  tant  que  j'entrai 
dedans  sa  bouche.  Mais,  ô  dieux  et  déesses,  que  vis-je  là? 
Jupiter  me  confonde  de  sa  foudre  trisulque^  si  j'en  mens.  J'y 
cheminais  comme  l'on  fait  en  Sophie  à  Constantinople,   et  y 


Résolus  à.  —  2.  Ondée.  —  3.  Poule.  —  4.  Manque.  —  5.  A  trois  têtea. 


PANTAGRUEL  —  207 

vis  de  grands  rochers,  comme  les  monts  des  Danois  (je  crois  que 
c'étaient  ses  dents)  et  de  grands  prés,  de  grandes  forêts,  de 
fortes  et  grosses  villes,  non  moins  grandes  que  Lyon  ou  Poi- 
tiers. 

«  Le  premier  qu'y  trouvai  ce  fut  un  bonhomme  qui  plantait 
des  choux.  Dont,  tout  ébahi,  lui  demandai  :  «  Mon  ami,  que 
fais-tu  ici  ? 

—  Je  plante,  dit-il,  des  choux. 

—  Et  à  quoi  ni  comment?  dis- je. 

—  Ha  !  monsieur,  dit-il,  chacun  ne  peut  avoir  les  couillons 
aussi  pesants  qu'un  mortier,  et  ne  pouvons  être  tous  riches. 
Je  gagne  ainsi  ma  vie,  et  les  porte  vendre  au  marché,  en  la  cité 
qui  est  ici  derrière. 

—  Jésus  !  dis- je,  il  y  a  ici  un  nouveau  monde? 

—  Certes,  dit-il,  il  n'est  mie  nouveau  ;  mais  l'on  dit  bien 
que  hors  d'ici,  y  a  une  terre  neuve  où  ils  ont  et  soleil  et  lune, 
et  tout  plein  de  belles  besognes^;  mais  cetui-ci  est  plus  ancien. 

—  Voire  mais,  dis- je,  mon  ami,  comment  a  nom  cette  ville 
où  tu  portes  vendre  tes  choux  ? 

—  Elle  a,  dit-il,  nom  Aspharage,  et  sont  christians,  gens  de 
bien,  et  vous  feront  grand 'chère.  » 

Bref,  je  délibérai  ^  d'y  aller. 

Or,  en  mon  chemin,  je  trouvai  un  compagnon  qui  tendait 
aux  pigeons,  auquel  je  demandai  :  «  Mon  ami,  dond  ^  vous 
viennent  ces  pigeons  ici? 

—  Sire,  dit-il,  ils  viennent  de  l'autre  monde.  »  Lors  je 
pensai  que,  quand  Pantagruel  baillait,  les  pigeons  à  pleines 
volées  entraient  dedans  sa  gorge,  pensants  que  fût  un  colombier. 
Puis  entrai  en  la  ville,  laquelle  je  trouvai  belle,  bien  forte  et 
en  bel  air  ;  mais,  à  l'entrée,  les  portiers  me  demandèrent  mon 
bulletin,  de  quoi  je  fus  fort  ébahi  et  leur  demandai  :  «  Mes- 
sieurs, y  a-t-il  ici  danger  de  peste? 

—  O  seigneur,  dirent-ils,  l'on  se  meurt  ici  auprès  tant  que 
le  chariot  court  par  les  rues. 

—  Vrai  Dieu,  dis-je,  et  où  ?  »  A  quoi  me  dirent  que  c'était 
en  Laryngues  et  Pharyngues,  qui  sont  deux  grosses  villes  telles 
comme  Rouen  et  Nantes,  riches  et  bien  marchandes.  Et  la 
cause  de  la  peste  a  été  pour  une  puante  et  infecte  exhalation 
qui  est  sortie  des  abîmes  depuis  naguère,  dont  ils  sont  morts 
plus  de  vingt  et  deux  cents  soixante  mille  et  seize  personnes. 


I.  Affaires.  —  2.  Résolus.  —  3.  D'où. 


208  —  LIVRE  II 

depuis  huit  jours.  Lors  je  pense  et  calcule,  et  trouve  que  c'était 
une  puante  haleine  qui  était  venue  de  l'estomac  de  Pantagruel 
alors  qu'il  mangea  tant  d'aillade,  comme  nous  avons  dit 
dessus. 

De  là  partant,  passai  entre  les  rochers  qui  étaient  ses  dents 
et  fis  tant  que  je  montai  sur  une,  et  là  trouvai  les  plus  beaux 
lieux  du  monde,  beaux  grands  jeux  de  paume,  belles  gale- 
ries, belles  prairies,  force  vignes  et  une  infinité  de  cassines  à 
la  mode  italique  par  les  champs  pleins  de  délices,  et  là  demeurai 
bien  quatre  mois,  et  ne  fis  onques  telle  chère  que  pour  lors. 

Puis  descendis  par  les  dents  du  derrière  pour  venir  aux  bau- 
lièvres*;  mais  en  passant,  je  fus  détroussé  des  brigands  par  une 
grande  forêt  qui  est  vers  la  partie  des  oreilles.  Puis  trouvai 
une  petite  bourgade  à  la  devallée-  (j'ai  oublié  son  nom),  où  je 
fis  encore  meilleure  chère  que  jamais,  et  gagnai  quelque  peu 
d'argent  pour  vivre.  Savez-vous  comment  ?  A  dormir,  car  l'on 
loue  les  gens  à  journée  pour  dormir,  et  gagnent  cinq  et  six  sols 
par  jour;  mais  ceux  qui  ronflent  bien  fort  gagnent  bien  sept 
sols  et  demi.  Et  contais  aux  sénateurs  comment  on  m'avait 
détroussé  par  la  vallée,  lesquels  me  dirent  que,  pour  tout  vrai, 
les  gens  de  delà  étaient  mal  vivants  et  brigands  de  nature. 
A  quoi  je  connus  qu'ainsi  comme  nous  avons  les  contrées 
de  deçà  et  delà  les  monts,  aussi  ont-ils  deçà  et  delà  les 
dents.  Mais  il  fait  beaucoup  meilleur  deçà,  et  y  a  meilleur 
air. 

Là  commençai  penser  qu'il  est  bien  vrai  ce  que  l'on  dit  que 
la  moitié  du  monde  ne  sait  comment  l'autre  vit,  vu  que  nul  n'a- 
vait encore  écrit  de  ce  pays-là,  auquel  sont  plus  de  vingt-cinq 
royaumes  habités,  sans  les  déserts  et  un  gros  bras  de  mer.  Mais 
j'en  ai  composé  un  grand  livre  intitulé  l'Histoire  des  Gorgias, 
car  ainsi  les  ai-je  nommés,  parce  qu'ils  demeurent  en  la  gorge 
de  mon  maître  Pantagruel.  Finalement  voulus  retourner,  et, 
passant  par  sa  barbe,  me  jetai  sur  ses  épaules,  et  de  là  me 
dévale  en  terre,  et  tombe  devant  lui.  Quand  il  m'aperçut,  il 
me  demanda  :  «  Dond  ^  viens-tu,  Alcofribas  ?»  Je  lui  réponds  : 
«  De  votre  gorge,  monsieur. 

—  Et  depuis  quand  y  es-tu?  dit-il. 

—  Depuis,  dis-je,  que  vous  alliez  contre  les  Almyrodes. 

—  Il  y  a,  dit-il,  plus  de  six  mois.  Et  de  quoi  vivais-tu  ? 
Que  buvais-tu?  »  Je  réponds  :   «  Seigneur,  de  même  vous,  et 


I.  Lèvres.  —  2.  A  la  descen^Pt  —  3.  D'où. 


PANTAGRUEL  —  209 

des  plus  friands  morceaux,  qui  passaient  par  votre  gorge,  j'en 
prenais  le  barrage*. 

—  Voire  mais,  dit-il,  où  chiais-tu? 

—  En  votre  gorge,  monsieur,  dis- je. 

—  Ha  !  ha  1  tu  es  gentil  compagnon,  dit-il.  Nous  avons, 
avec  l'aide  de  Dieu,  conquesté*  tout  le  pays  des  Dipsodes;  je 
te  donne  la  châtellenie  de  Salmigondin. 

—  Grand  merci,  dis-je,  monsieur  ;  vous  me  faites  du  bien 
plus  que  n'ai  desservi  '  envers  vous.  » 

LA  CONCLUSION  DU  PRÉSENT  LIVRE  ET  L'EXCUSE 
DE   L'AUTEUR. 

Or,  messieurs,  vous  avez  ouï  un  commencement  de  l'histoire 
horrifique  de  mon  maître  et  seigneur  Pantagruel.  Ici,  je  ferai 
fin  à  ce  premier  livre;  la  tête  me  fait  un  peu  de  mal,  et  sens 
bien  que  les  registres  de  mon  cerveau  sont  quelque  peu  brouillés 
de  cette  purée  de  septembre*.  Vous  aurez  le  reste  de  l'histoire 
à  ces  foires  de  Francfort  prochainement  venantes,  et  là  vous  ver- 
rez comment  Panurge  fut  marié  et  cocu  dès  le  premier  mois 
de  ses  noces,  et  comment  Pantagruel  trouva  la  pierre  philo- 
sophale,  et  la  manière  de  la  trouver  et  d'en  user,  et  comment 
il  passa  les  monts  Caspies,  comment  il  navigua  par  la  mer 
Atlantique,  et  défît  les  Cannibales,  et  conquêta  les  îles  de 
Perlas,  comment  il  épousa  la  fille  du  roi  d'Inde  nommé 
Presthan*,  comment  il  combattit  contre  les  diables,  et  fit 
brûler  cinq  chambres  d'enfer,  et  mit  à  sac  la  grande  chambre 
noire,  et  jeta  Proserpine  au  feu,  et  rompit  quatre  dents  à  Lu- 
cifer, et  une  corne  au  cul,  et  comment  il  visita  les  régions  de 
la  lune  pour  savoir  si,  à  la  vérité,  la  lune  n'était  entière,  mais 
que  les  femmes  en  avaient  trois  quartiers  en  la  tête,  et  mille 
autres  petites  joyeusetés  toutes  véritables.  Ce  sont  beaux 
textes  d'évangile  en  français.  Bonsoir,  messieurs.  Pardonnate 
mi,  et  ne  pensez  tant  à  mes  fautes  que  ne  pensez  bien  es  vôtres. 


I.  Droit  de  passage.  —  2.  Conquis.  —  3.  Fait  service.  —  4.  Vin.  —  5.  Prêtre  Jean. 


TABLE 


Avertissement 5 

Vie  de  Rabelais 9 

Chronologie 30 

Opinions  et  jugements  33 

Bibliographie  36 

Iconographie 38 

Livre  I.  Gargantua 

Comment  Gargantua  fut  onze  mois  porté  on  ventre  de  sa  mère 41 

Comment  Gargamelle,  étant  grosse  de  Gargantua,  mangea  grand  plan- 
té de  tripes 43 

Les  propos  des  bien-ivres 44. 

Comment  Gargantua  naquit  en  façon  bien  étrange 47 

Comment  le  nom  fut  imposé  à  Gargantua,  et  comment  il  humait  le 

piot 50 

De  l'adolescence  de  Gargantua 51 

Des  chevaux  factices  de  Gargantua 53 

Comment  Grandgousier  connut  l'esprit  merveilleux  de  Gargantua  à 

l'invention  d'un  torchecul 55 

Comment  Gargantua  fut  institué  par  un  théologien  en  lettres  latines.  59 

Comment  Gargantua  fut  mis  sous  autres  pédagogues 60 

Comment  Gargantua  fut  envoyé  à  Paris,  et  de  l'énorme  jument  qui 

le  porta,  et  comment  elle  défit  les  mouches  bovines  de  la  Beauce..  62 
Comment  Gargantua  paya  sa  bienvenue  es  Parisiens,  et  comment  il 

prit  les  grosses  cloches  de  l'église  Notre-Dame 64 

Comment  Janotus  de  Bragmardo    fut    envoyé  pour  recouvrer  de 

Gargantua  les  grosses  cloches 66 

La  harangue  de  maître  Janotus  de  Bragmardo  faite  à   Gargantua 

pour  recouvrer  les  cloches 66 

Comment  le  théologien  emporta  son  drap,  et  comment  il  eut  procès 

avec  les  Sorbonnistes 68 

L'étude  de  Gargantua  selon  la  discipline  de  ses  professeurs  sorbon- 

nagres 70 

Les  jeux  de  Gargantua 72 

Comment  Gargantua  fut  institué  par  Ponocrates  en  telle  discipline 

qu'il  ne  perdait  heure  du  jour 73 

Comment  Gargantua  employait  le  temps  quand  l'air  était  pluvieux.  79 
Comment  fut  mû  entre  les  fouaciers  de  Lemé  et  ceux  du  pays  de 

Gargantua  le  grand  débat  dont  furent  faites  grosses  guerres 81 


TABLE  DES  MATIÈRES  —  211 

Comment  les  habitants  de  Lemé,  par  le  commandement  de  Picro- 

chole,  leur  roi,  assaillirent  au  dépourvu  les  bergers  de  Gargantua.         83 

Comment  un  moine  de  Seuillé  sauva  le  clos  de  l'abbaye  du  sac  des 

ennemis 84 

Comment  Picrochole  prit  d'assaut  la  Roche-Clermaud,  et  le  regret 

et  difficulté  que  fit  Grandgousier  d'entreprendre  guerre 88 

La  teneur  des  lettres  que  Grandgousier  écrivait  à  Gargantua 90 

Comment  Ulrich  Gallet  fut  envoyé  devers  Picrochole gi 

La  harangue  faite  par  Gallet  à  Picrochole 91 

Comment  Grandgousier,  pour  acheter  la  paix,  fit  rendre  les  fouaces.         94 

Comment  certains  gouverneurs  de  Picrochole,  par  conseil  précipité, 

le  mirent  au  dernier  péril 96 

Comment  Gargantua  laissa  la  ville  de  Paris  pour  secourir  son  pays 
et  comment  Gymnaste  rencontra  les  ennemis 100 

Comment  Gymnaste  souplement  tua  le  capitaine  Tripet  et  autres  gens 

de  Picrochole loi 

Comment  Gargantua  démolit  le  château  du  gué  de  Vède,  et  comment 

ils  passèrent  le  gué 103 

Comment  Gargantua,  soi  peignant,  faisait  tomber  de  ses  cheveux 

les  boulets  d'artillerie 105 

Comment  Gargantua  mangea  en  salade  six  pèlerins 107 

Comment  le  moine  fut  festoyé  par  Gargantua,  et  des  beaux  propos 

qu'il  tint  en  soupant 109 

Pourquoi  les  moines  sont  refuis  du  monde  et  pourquoi  les  uns  ont  le 
nez  plus  grand  que  les  autres 112 

Comment  le  mome  fit  dormir  Gargantua,  et  de  ses  heures  de  bréviaire.       114 

Comment  le  moine  donna  courage  à  ses  compagnons,  et  comment 

il  pendit  à  une  arbre • 115 

Comment  l'escarmouche  de  Picrochole  fut  rencontrée  par  Gargantua 
et  comment  le  m.oine  tua  le  capitaine  Tiravant,  et  puis  fut  prisonnier 
entre  les  ennemis 117 

Comment  le  moine  se  défit  de  ses  gardes,  et  comment  l'escarmouche 
de  Picrochole  fut  défaite 120 

Comment  le  moine  amena  les  pèlerins,  et  les  bonnes  paroles  que  leur 

dit  Grandgousier 121 

Comment  Grandgousier  traita  humainement  Touquedillon  prison- 
nier         124 

Comment  Grandgousier  manda  quérir  ses  légions,  et  comment  Tou- 
quedillon tua  Hastiveau,  puis  fut  tué  par  le  commandement  de 
Picrochole 126 

Comment  Gargantua  assaillit  Picrochole  dedans  la  Roche-Clerraaud 

et  défit  l'armée  dudit  Picrochole 128 

Comment  Picrochole  fuyant  fut  surpris  de  maies  fortunes,  et  ce  que 

fit  Gargantua  après  la  bataille 130 

La  concion  que  fit  Gargantua  es  vaincus 131 

Comment  les  victeurs  gargantuistes  furent  récompensés  après  la 
bataille 134 


212  —  TABLE  DES   MATIERES 

Comment  Gargantua  fit  bâtir  pour  le  moine  l'abbaye  de  Thélème. . .  135 

Comment  fut  bâtie  et  dotée  l'abbaye  des  Thélémites 137 

Comment  était  le  manoir  des  Thélémites 138 

Comment  étaient  réglés  les  Thélémites  à  leur  manière  de  vivre 140 

Livre  II.  Pantagruel 

De  la  nativité  du  très  redouté  Pantagruel 143 

Du  deuil  que  mena  Gargantua  de  la  mort  de  sa  femme  Badebec. , .        145 

De  l'enfance  de  Pantagruel 147 

Des  faits  du  noble  Pantagruel  en  son  jeune  âge 14g 

Comment  Pantagruel  rencontra  un  Limousin  qui  contrefaisait  le  lan- 
gage français 152 

Comment  Pantagruel  vint  à  Paris 154 

Comment  Pantagruel,  étant  à  Paris,  reçut  lettres  de  son  père  Gar- 
gantua, et  la  copie  d'icelles 155 

Comment  Pantagruel  trouva  Panurge  lequel  il  aima  toute  sa  vie 160 

Comment  Panurge  raconte  la  manière  comment  il  échappa  de  la  main 

des  Turcs 164 

Comment  Panurge  enseigne  une  manière  bien  nouvelle  de  bâtir  les 

murailles  de  Paris 169 

Des  mœurs  et  conditions  de  Panurge 173 

Comment  Panurge  gagnait  les  pardons  et  mariait  les  vieilles,  et  des 

procès  qu'il  eut  à  Paris 177 

Conament  Panurge  fut  amoureux  d'une  haute  dame  de  Paris 181 

Comment  Panurge  fit  un  tour  à  la  dame  parisienne,  qui  ne  fut  point 

à  son  avantage 184 

Comment  Pantagruel  partit  de  Paris  oyant  nouvelles  que  les  Dipsodes 
envahissaient  le  pays  des  Amaurotes,  et  la   cause  pourquoi  les 

lieues  sont  tant  petites  en  France 187 

Lettres  qu'un  messager  apporta  à  Pantagruel  d'ime  dame  de  Paris, 

et  l'exposition  d'im  mot  écrit  en  im  anneau  d'or 188 

Comment  Panurge,  Carpalim,  Eusthènes,  Epistémon,  compagnons 
de  Pantagruel,  déconfirent  six  cents  soixante  chevaliers  bien  sub- 
tilement         191 

Comment  Pantagruel  et  ses  compagnons  étaient  fâchés  de  manger 
de  la  chair  salée,  et  comme  Carpalim  alla  chasser  pour  avoir  de  la 

venaison 193 

Comment  Pantagruel  eut  victoire  bien  étrangement  des  Dipsodes  et 

des  géants 195 

Comment  Pantagruel  défit  les  trois  cents  géants  armés  de  pierres  de 

de  taille,  et  Loupgarou,  leur  capitaine 199 

Comment  Pantagruel  entra  en  la  ville  des  Amavurotes,  et  comment 

Panurge  maria  le  roi  Anarche  et  le  fit  crieur  de  sauce  vert 204 

Comment  Pantagruel  de  sa  langue  couvrit  toute  \me  armée  et  de  ce 

que  l'auteur  vit  dedans  sa  bouche 206 

La  conclusion  du  présent  livre  et  l'excuse  de  l'auteur 209 


top.  Larousse,  i  à  9,  nie  d'Arcueil,  Montronge  f Seine). 


'01682 

:6 

191  3x 
v.l 


Rabelais,  François,  1490  (ca.)-15S3? 

Gareantaa  et  PantaprueJ  /  Pabelai= 
texte  transcrit  et  annote  par  Benri 
Clouzot  ;  tome  I,  III»  Paris  : 
Larousse,  [1813-1914?] 

2  V.  :  ill»,  facsims*  ;  19  cm. 


449809